LA RHETORIQUE, OU COMMENT S'EN DEBARRASSER ? LA LECON D'OCTAVE MIRBEAU Interviewe en 1891 par Jules Huret sur l'avenir du naturalisme, Octave Mirbeau répondait “Le naturalisme ! mais je m'en fiche ! Croyez-vous que, dans cinquante ans seulement, i! subsistera quelque chose des étiquetes autour desquelles on se bat & Vheure qu'il est ! Quand (Zola) écrit un beau livre, quest-ce que ¢a peut nous faire que ca soit naturaliste ou pas naturaliste ! [..] Pourquoi nous embéte-t-on avec des étiquettes ?" elas ! pour une fois, Tauteur de L’Abbé Jules est mauvais prophete. Car, cent ans eprés la fameuse enquéte sur 'évolution littéraire, on *embéte" plus que jamais les "pawvres potaches' "avec des éxiquettes", comme si le seul interét d'une ceuvre littérire était dans la classification opéée par les critiques e les historiens de le livérature, engeance pour laquelle Mirbeau professait une proforde "horreur", puisque leur seut rile est, du haut de leur impuissance, de juger les chef’- deeuvre du passé et de cracher sur ceux du présent, et de transformer !étude de la littérature en un stérile jeu des étiquettes afin de désamorcer la charge potentiellement subversive de la beauté. De fait, pour bien enterrer les derniers acquis de Mai 68, on en revient aujourd'hui a cette conception rétrograde et obscurantiste et Yon fait de nouveau plancher les candidats au bac sur la tragédie classique et le drame romantique, le corte philosophique et fe roman naturaliste, comme si seules comptaient les étiquettes des écoles et des genres. Quelques années plus tard, Mirbeau, chantre attitré de Monet, de Rodin et de Van Gogh, et ‘mélomane sans étre musicien, jetait un gros pavé dans la mare des critiques musicaux en chantant, en premigre page du Journal, le "génie" de César Franck, auteur de la "sublime" Rédemption, et en Greintant Gounod, coupable d'avoir perpétré "cette prétentieuse, larmoyante et plate opérette qu'est Faust" et qualifié de “musicien pour cabinet de toilette, dont les melodies semblent, dans une odeur fade de parfumerie, l'égouttement sevormenx des lavabos et des bidets, “bidet par, bidet radieux" ‘Aussitdt la profession organise la contre-attaque : ‘Ah ! vous prétende: pleurer, ressentir des frissons, des secousses, de Venthousiasme & de certaines ceuvres musicales ef vous tie savez meme ‘pas si vos larmes, vos frissons ef vos enthousiasmes sont en ré majeur ou enré mineur |... Voilés une étrange imposture.” Quinze jours plus tard, Mirbeau persiste et signe * "Je ne suis qu'un pauvre ‘homme qui va dans la vie, tachan de voir, de seniir, de comprendre et d'aimer, out, chers et honorables messieurs les eritiques musicaus - pardomes-moi ce ridicule - d'aimer des choses dont vous ne soupgorme: pas, dont vous ne soupgonnerez jamais la Beauté, et dont il vous suffira de savoir qu’elles sont en té mineur, ou en sol, ou endo.” * __ Hélas ! cent ans exactement aprés cet article a scandale, grice aux Diafoirus du ministére de Education Nationale, dignes héritiers des critiques stigmatisés par “V'imprécateur au cceur fidele" 2, ce qui importe désormais dans une ceuvre, ce n'est ni de "sentir", ni de “comprendre”, ni ce niest ni !enthousiagme" quielle suscite, ni Venrichissement spirituel au contact des génies du passé, ni le développement de la pensée critique et du godt, cest qu‘elle soit un répertoire de procédés rhétoriques et un prétexte a "travaux d’écriture” (sic) pour les éléves... A condition de ne manifester aucune émotion, de ne formuler aucun jugement, et de se contenter de répondre moutonniérement, tout en sen moquant royalement in petfo, & des questions prétendiment "méthodologiques", les charmantes tétes blondes bénéficieront de toute lindulgence des jurys. Mais, gare 4 ceux qui auraient des velléités d'avoir des idées | Cest séreng verboten, et les directives des commissions de barémes sort on ne peut plus clares & cet gard... Je me contenterai de donner deux cexemples récents de cette évolution désastreuse de lenseignement du francais ~ Dans un manuel de premiére a destination des séries technologiques qui vient de sori voici quelques unes des "notions" (sic) auxquelles les professeurs de frangzis sont censés initier les faturs techaiciens : systéme d'énonciation et connecteurs, paranomase et schéma actantiel, chiasme et 1 Les deux anticies de Mirbeau, qui datent de décembre 1896 et de janvier 1897, sont recueilis dans ses Chroniques musicales (A paraitre). 2 Soussitre de Ia biographic d' Octave Mirbeau, pat P, Michelet JF. Nivel, Séguier, 1990.focalisation zéro, horizon dattente et antonomase, synérése et champs sémantiques... On est bien sir, par cette combinaison peu ragotitante de vieile rhétorique rancie et de jargon a la mode, de les ‘écccurer a jamais de la littérature : le procédé est beaucoup plus subtil, mais tout aussi radical, que les vulgaires décharges électriques imaginées par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes... ~ Cette année, dans lacadémie de Nantes, a été proposé aux candidats au bac S un texte peu motivant de Valéry sur les musées ; mais, pour te bien sir quils nlen profiteraient pas pour exercer indiiment leur propre réflexion, on leur a imposé, en guise de “ravaux décriture’, de prendre la défense des musées, sans les autoriser a étre d'accord avec Valéry. Pire encore Tennée demiére deux beaux textes de Robert Desnos et de Jean Giono, qui soulevaient le grave probléme de attitude des intellectuels pacifistes confrontés au nazisme, se sont transformés, par un coup de baguette magique, en un ensemble d'exercices scolaires rébarbatifs, et les potaches ont eu a recenser Jes convergences et les divergences entre les deux auteurs, sans avoir le droit d'exprimer la moindre ide personnelle, sous peine d'étre gravement pénalisés, comme cela nous a été bien précisé lors de la réunion d’harmonisation des correcteurs, Derriére une réforme apparemment anodine de 'épreuve anticipée de frangais, se profile une soumoise entreprise de "crétinisation", que Mirbeau dénongait déji il y a un siécle. L'existence tres pensants et sentants sur les bancs des lycées constitue apparemment un bien grave danger pour Tautorité de tous ceux qui, a force dincompétence, ont laborieusement gravi tous les échelons de la higrarchie administrative, of régne Ia loi de Gresham, et, au-dela, pour tous les "mauvais bergers", démystifiés par Mirbeau, qui, pour préserver leurs pouvoirs, ont besoin de larves, de ‘moutons et de rhinocéros, mais certainement pas desprits critiques et de citoyens. Pour ceux qui voient au coniraire dans la littérature un moyen de mieux vivre et douvrir Yesprit sur le monde, il est grand temps dorganiser la résistance : le combat d'Octave Mirbeau est & poursuivre ! Pierre MICHEL, Président de la Société Octave Mirbeau