Madeleine Rebérioux -
PREMIERES LECTURES
DU CONGRES DE 1883
Liinterprétation d'un congrts est toujours chose difficile, quelle que soit Pinstitu-
tion qui organise. On ne peut en effet se borner au compte rendu, fat, comme
est le cas pour le premier congrés national des sociétés de secours mutuels, de
bonne dimension et fidéle, pour les réunions plénitres tout au moins, & le
sténographie!, C’est que lessentiel se joue dans les marges, Ilya d’abord Ia phase
de préparation, marquée par une intense correspondance entre les divers protago-
nistes, les lettres d'invitation, les rapports préalables, Il y a aussi ce qui se dit et
se fait dans les coulisses du congrés, sur quoi, normalemeat ou, eutzement dit, offi-
ciellement, nous ne savons rien : pour nouis éclarer, il nous faut compter sur Ia
correspondance encore, sur les reportages dune presse curieuse — 8 condition qu’elle
le soit —, voire sur les souvenirs des acteurs, souvent infidéles, ou, micux, sur des
carnets tenus au jour le jour, ou encore sur les renseignements souvent précieux
dont disposent les services de police. Surtout pour cerner le sens d'un congrés
il convient de connaftre les individus qui Paniment, comme ceux qui y participent 5
tl faut avoir quelque idée des enjeux qui se jouent autour des rapports, des dis-
cussions et des motions débattues, qu’ellessoient finalement votées ou repoussées.
Chose impossible en absence d'une vraie, d'une ancienne familias avec le pro-
jet sous-jacent au congrés et Pinsttution ou les institutions qui en sont porteuses.
Ty faut une pratique d’historien ou, & tout le moins, de militant ; mieux, des deux.
SPagissant du congrés national des saciéxés de secours mutuels qui se tient & Lyon
en septembre 1883, ces difficultés redoublent. N’esti pas le premier & revétir un
caractére national bien difficile & assumer si l'on songe & Pextréme diversité des
organisations qu'il a vocation de regrouper ? Or, malgré leur légalité dja ancienne,
nous les connaissons plus mal, ces soclétés que les syndicats dont le statut officiel
ne relave encore que de la tolérance. Leurs finalités, leurs pratiques, leurs modes
de financement, les hommes qui les eniment et ceux qu’elles regroupent, les rap-
ports qu’elles entretiennent avec les pouvoirs publics ; autant d’'incertitudes.
Measne Reivious ext prof & PUnivrsté de Pais Vat
6Il n'est donc pas question de proposcr ici une interprétation globale du congrés,
‘Je'me limiterai& suggérer quelques niveau de lecture en essayant de situer Pévé-
nement dans la période od il se produit et de rapprocher cete assemblée CPautres
rencontres qui, sur un court terme, meftent en mouvement d'autres secteurs da
monde du travail ; Porganisation du congrés, les intentions politiques explictes ou.
sous-jacentes, les perspectives sociales, tels sont les trois nivesux que je vais som
mairement évoguer.
OU? COMMENT? ET QUI?
Commengons par Vévidence. Le lieu tout @'abord. Les socigtés de secours mutuels
tlennent congrés a Lyon, vielle capitale ouvriére, aux anciennes et tragiques révol-
tes, Lyon oft s'est réuni en 1876 le deuxiéme des trois congrés nationaux qui ont
smarqué le réveil du monde du travail aprés la Commune?, Lyon od va venir au
‘monde en 1896 la premiére Fédération nationale des syndicats, Mais es salles qui
Jes abritent ne respirent ni la poudre, ni la gréve : sux commissions sont réservées
les classes primaires duu Lycée — primaires : on n’a pu faire mieux, les organisa-
teurs s'en excusent —, a Passemblée pléniére un amphithéétre de le Faculté. C'est
dire, d’emblée, Paccord des autorités scolares et Pintérét bienveillant des pouvoirs
publics.
‘Une manifestation importante en somme, sinon tout a fait officielle, Une manifes-
tation bien organisée aussi. C’est une commission lyonnaise qui, quelques mois plus
16t, en avril, s'en est vu confir la responseilté par les délégués de soixante dix
Inuit société de la région réunies dans la capitale des Gaules : ce mode de-prépar
tion, tout 8 fait habituel &’époque, souligne la persistance des habitudes Fedéralis-
tes, en particulier dans le midi et le vallée du Rhéne4, La commission a fourit un
gros travail. Elle a invite en deux fois les présidents de 4500 sociétés dites
« approuvées »° : créées par le décret du 26 mars 1852, celles ne sont plus, comme
sous Empire, directement sous tutelle®, puisqu’une décision du gouvernement
1 Clestce quatfirment dans YAverissemeat gu’ édigent le 31 dScemibre 1883, trois ise des
spits ls fin du congrs, PA. Bleton et G, Cement qu ont &t charges de Teton parle But
‘comic ara des Pésdents de Lyoa, Le compte rena et publi en 1884 4 Lyoa parla Libr
tic gaérale Henci Georg, & Pars pat a Libase administrative P. Dupont. Sur le travaux es
‘omimisions, le compre readu ne foumit qu es rapport lex prot veo ‘Ta ichete Ges bas
nous écheppe.
2. Lihisoriographie réente du mouvement ouir a pluttt eu tenance &rehailiter In qualité des
soures pol
3. Chaquecongrts dure une dzsine de jours, dew fis plus quel congrés de septembre 1883. Pour
‘une rue globe voir R, BRECY, Le moweemon yc en France 171-1021, Bene des Hautes aes,
1963 reprint aux Fltons du Sige, 1982) — et M. REBERUOUR, » Le socialise frangas de 1873
81914 cans Hinwie générale dv Secalsne sous Is direction de J. Dros tt, PUE, 1975.
‘4. Voir le petitive de J. GAILLARD, Communes de province, Commune de Par, 18701871, Paras:
lon, 1971,
5. Lastatisique oie inaique qui ens 4 790 ex 1880 ex queles egreupent 790 000 rnatsls-
1s Ces chifres tradaient une ligt croissance
6. Unetonne illustration deceit rele: le dime pour a vcitt de vecours mutt! (1 commande
EIPERIC JE Hono en 152: es dani pre poncaage de Napleon ted
Fer Jervilie
1provisoire dela République, en date du 27 octobre 1870, leur g rendu le droit d’élire
leurs présidents ; mais elles continuent de bénéficer per rapport & celles gui n'ont
jamais voutu se soumettre at décret — celles-ci sont dites «autorisées » — de divers
avantages, et notamment de subventions, & charge pour elles entre autres de ne
pas verser de secours de chOmage, Cest-tcire de préve et @accepter diversesrégles,
Este volontairement que les quelque 2 000 sociétés simplement nutorisées, celles
dont le méfiance envers PBtat état la plus essurée, n'ont pas été invitées ? Non,
épond la commission, sans dailleurs que la question lui soit vraiment posée : les
présidents des sociéiés approuvées sont « les seuls dont les noms figurent sur les
documents administratifs» et, en outre, Pexistence du congrés a été portée& a con-
nissance de quelque trois cents journaux. Quelques sociétés non approuvées sont
ailleurs venues. En petit nombre. De Grenoble surtout, Au reste la commission
ne s'est pas bornée & expédier des invitetions. File & la passion pour Penquéte
statistique si caractéristique de cette époque jusque dans les milieux ouvriers comme
en avait déja témoigné? Association internationale des travailleurs, elle « labore
un questionnaire en cinquante huit points dont les réponses, pour le moment non
retrouvées, vont servir de base au prérapport présenté devant chacune des sept com-
‘missions qui sidgent pendant le congrés : but et constitution des sociétés de secours
‘mutuels, conditions q’admission des membres, administration générale des socié-
Xs, service médical, pensions de retraite, unions de sociéxés et rapports avec Ett,
veux. Un gros travail, donc, et qui laisse place, sinon aux affronterents pession-
ins des premiers congrés socialists, da moins & de vives confrontations, a des retour-
nements spectaculaires — de la commission compétente a lsssemiblée plénitre —,
bref @ tout ce qui fait d'un congrés une maniére de spectacle d'opéra,
Qui done y participe ? Cette grande question sont, elle aussi, diverses réponses.
‘Numériquement, toutes les société invitées ne sont pas venues, et de loin, Au total
sept cents environ sont représentées, un dixiéme de toute la mutualité frangaise,
un peu plus du sixitme de celles qu'une convocation explicit avait touchées. C'est
beaucoup, Mais toutes, et de loin, ne sont pas présentes en chair et en os. Deux
cent hut seulement ont une représentation « particuliére ». Quatre cent quatre vingt
‘quinze sont représentées par des délégations collectives qui témoignent de le puis-
sance de certains groupements : ainsi’ Marseille avec le Grand conseil et les Atnis
ela mutualité. Le congrés peutil se dire dans ces conditions représentatif de route
la France ? Que sa vitelité soit ’abord régionale, nul ne s’en étonnera : Lyon cité
invitante, vieile ville mutualiste se taille la plus belle part, ainsi que le départe-
‘ment du RhOne et les régions industrielles voisines, la Loire en téte et "isére, Mais
de solides delegations sont venues du Doubs, de Ia Normandie, du Nord méme.
CCertes quelques absences font problémes. Ains Ia capitelen’a envoyé que butt socié-
‘és, C’est peu, méme si Yon sait — ou si l’on croit savoir, car il faudrait y regarder
de trts prés — que Porganisation mutualiste y est en crise dans la classe ouvriére.
Plus étonnante encore, I'absence totale d'un département comme Ia Niévre: elle
‘compte pourtant & cette date — pour une fois nous en sommes assurés — dix neuf
sociétés groupant 4 187 membres dont une puissante association d’instituteurs et,
7. Gf Mysymowicz, « Karl Mer, la Premire Internationale ela stating », La Mousement oil,
‘octobre-décembre 1969,
n