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Alice Miller

Le drame
de l'enfant doué
A la recherche du vrai Soi

Traduit de l'allemand
par Bertrand Denzler
et revu par Jeanne Etoré

Presses Universitaires de F r a n c e
Le présent ouvrage est la traduction française de
Das Drama des begabten Kindes und die Suche nach dem wahren Selbst

Alice MILLER
Suhrkamp Verlag,
Frankfurt-am-Main, 1979

© 1983 Alice Miller

Le texte français a été autorisé par Alice Miller

ISBN 2 13 045211 6
ISSN 0768-066x

Dépôt légal — 1" édition : 1983, novembre


7e édition mise à jour : 1993, janvier
© Presses Universitaires de France, 1983
108, boulevard Saint-Germain, 76006 Paris
Sommaire

Mise au point 1991 3

AVANT-PROPOS 7

Le drame de l'enfant doué


et le trouble narcissique
du psychanalyste
Introduction 15
Le pauvre enfant riche 16
Le monde perdu des sentiments 21
A la recherche du vrai Soi 26
La situation du psychanalyste 34
Remarques finales 39

La dépression et la grandiosité :
deux formes parentes
du trouble narcissique
Introduction 45
Destins des besoins narcissiques 46
I — Narcissisme sain 47
II — Le trouble narcissique 49
1. La grandiosité, 53 — 2. La dépression, revers de
la grandiosité, 57
2 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

La légende de Narcisse 64
Phases dépressives pendant l'analyse 65
1. Fonction de signal, 66 — 2. « Ecrasement du
Soi », 66 — 3. De forts affects « en gestation », 67
— 4. Confrontation avec l'introject, 67
La prison intérieure et le travail analytique 68
Un aspect social de la dépression 74
Points communs avec quelques théories concernant la
dépression 77

Du mépris

L'humiliation de l'enfant, le mépris de la faiblesse et


ce qui s'ensuit. Exemples tirés de la vie quotidienne 81
Le mépris introjecté dans le miroir de la psychanalyse 93
I — La compulsion de répétition, « voix cassée » du
Soi 93
II — La perpétuation du mépris dans la perversion et
dans la névrose obsessionnelle 101
III — La « dépravation » dans l'enfance de Hermann
Hesse comme exemple du « mal » concret 108
IV — La mère des premières années de la vie comme
intermédiaire de la société 116
V — La solitude de celui qui méprise 120
VI — Libération des introjects méprisants 126
BIBLIOGRAPHIE 131
Mise au point 1991

Près de dix ans se sont écoulés depuis la parution de mes trois


premiers livres : Le drame de l'enfant doué, C'est pour ton
bien, L'enfant sous terreur 1 . Néanmoins, les faits et les con-
nexions que j'y ai exposés, en me fondant sur de longues années
de pratique, sont restés tout aussi valables et, malheureusement,
actuels. Mais ce qui a radicalement changé, c'est mon attitude
envers la psychanalyse, dont je me suis séparée depuis ; j'ai
officialisé cette rupture en 1988 en quittant la Société suisse de
Psychanalyse et l'Association psychanalytique internationale.
Je me suis vue contrainte à cette démarche lorsque j'ai pris
conscience que la théorie et la pratique psychanalytiques dissi-
mulent ou travestissent les causes et les conséquences des mauvais
traitements infligés aux enfants, notamment en qualifiant les faits
de fantasmes. En outre, je le sais par expérience, de tels traite-
ments peuvent être dangereux, car ils cimentent le désarroi issu
des tourments de l'enfance au lieu d'y mettre fin.
Il y a dix ans, je ne voyais pas encore tout cela aussi claire-
ment : mes études de philosophie, ma formation et ma pratique
de psychanalyste m'ont longtemps rendue aveugle à nombre de
réalités. Lorsque j'ai été prête à lever mon refoulement, à libérer
mon enfance de la prison des conceptions pédagogiques et des
théories psychanalytiques ; lorsque, refusant l'idéologie de l'oubli
et du pardon, je me suis alliée à l'enfant maltraité dont ma thé-

1. Das Drama des begabten Kindes (1979), Am Anfang war Erziehung


(1980) et Du sollst nicht merken (1981) ont été traduits en français en 1983,
1984 et 1986.
4 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

rapie m'a appris à écouter la voix, alors seulement j'ai peu à


peu découvert ma propre histoire ; jusque-là, elle m'était restée
totalement cachée.
J'ai décrit le chemin par lequel j'ai pu accéder à cette histoire
et à de nouvelles connaissances dans les ouvrages parus depuis
1985 : Images d'une enfance, La connaissance interdite, La
souffrance muette de l'enfant et Abattre le mur du silence 2 .
Mais mes trois premiers livres marquent le début de cette évolu-
tion : c'est en les écrivant que j'ai commencé à étudier systémati-
quement des enfances, y compris la mienne. Grâce au travail
accompli pour ces trois livres, grâce aussi, par la suite, aux
résultats d'une thérapie qui m'a conduite méthodiquement et
précautionneusement vers la vérité, j'ai enfin pu voir ce qui,
pendant vingt années d'activité analytique, m'était demeuré
caché, en dépit de ma critique de la théorie des pulsions.
Je dois cette information à mes lectrices et à mes lecteurs.
Leurs lettres, en effet, m'apprennent que certains d'entre eux,
après avoir lu mes premiers livres, ont malheureusement décidé
d'entreprendre une formation ou un traitement psychanalytique,
croyant que mes idées reflétaient celles des psychanalystes
d'aujourd'hui.
C'est là une profonde erreur. Même pendant ces dix dernières
années, la doctrine de la psychanalyse n'a pas varié, et je ne
connais, quant à moi, aucun psychanalyste qui veuille encore se
définir comme tel après avoir intégré l'apport de mes livres. A
mon avis, ce serait d'ailleurs impossible : un thérapeute parvenu
à accéder émotionnellement à sa propre enfance — démarche
que j'estime indispensable — ne peut rester aveugle au fait que la
psychanalyse veut précisément éviter à tout prix l'ouverture de
cette porte-là. Et si, encore maintenant, on me présente souvent
comme psychanalyste, c'est uniquement parce que je n'en ai pas
été informée, ou bien que je l'ai été trop tard pour pouvoir
rectifier cette erreur.
J'aurais voulu, bien entendu, pouvoir exprimer ce que je sais
aujourd'hui dans les rééditions de mes trois premiers livres, et
en retravailler certains passages. J'ai toutefois décidé de ne pas le

2. Paris, Aubier, 1987, 1990 et 1991.


MISE AU POINT 1991 | 5

faire, afin de ne pas dissimuler mon évolution au lecteur. Je ne


puis donc que l'inviter à se référer à mes publications ultérieures :
les questions qu'il aura pu se poser, ainsi que des contradictions
apparentes, y ont été prises en compte, et j'ai tenté d'apporter
des réponses et des éclaircissements détaillés. Il y trouvera égale-
ment la démonstration de ce que j'avance ici.
La lutte contre la vérité perd peu à peu du terrain : nous dispo-
sons à présent d'une nouvelle possibilité thérapeutique, que je
mentionne dans mes derniers livres. Cette thérapie permet à
quiconque le souhaite de lever son refoulement et d'accéder à la
vérité. Aussi la psychanalyse a-t-elle déjà fait son temps, même
si ses représentants, toujours enfermés dans leur système mystifi-
cateur, ne le savent pas. Beaucoup de ceux qui cherchent de l'aide
commencent à regarder de plus près leurs « secoureurs » potentiels
et les opinions qu'ils professent, font preuve d'esprit critique et ne
se livrent plus au premier venu. En revanche, lorsque l'on a
derrière soi de longues années d'analyse, il est très difficile de
sortir du labyrinthe des idées fausses, et du sentiment constant
de culpabilité. Il m'a fallu personnellement quinze ans pour
mener à bien ce processus de libération : de 1973, où la peinture
spontanée m'a fait découvrir la vérité, à 1988, où j'ai enfin pu la
formuler sans restriction.
Enfermés dans leur sphère et presque totalement coupés du
progrès des connaissances, les patients et les adeptes de la psycha-
nalyse ignorent, comme cela a été mon cas pendant si longtemps,
qu'il existe déjà, pour accéder à sa propre enfance, une voie qui
n'est point dangereuse, fragmentaire, hasardeuse ni source de
confusion (l'emploi irresponsable de différentes techniques soi-
disant modernes est hélas très fréquent), mais se montre au
contraire bienfaisante, méthodique, globale, éclairante, et n'est
liée qu'à la recherche de la vérité. Comment le sauraient-ils,
puisque leurs maîtres se refusent à en prendre connaissance,
par peur, justement, de cette découverte de l'enfance ? Ils ont peur
de leur propre histoire, de la simple vérité des faits que cette
thérapie met au jour. Cette peur, Sigmund Freud l'a exorcisée
en contestant la possibilité d'un accès vérifiable à la réalité de
l'enfance, et en limitant le travail de l'analyste au domaine des
fantasmes du patient.
Le thérapeute suisse J. Konrad Stettbacher a décrit sous le
6 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

titre Pourquoi la souffrance ? La rencontre salvatrice avec sa


propre histoire (Paris, Aubier, 1991) la méthode qu'il a mise au
point et que j'ai notamment expérimentée sur moi-même. Elle peut
permettre à nombre d'hommes et de femmes, même sans l'aide d'un
thérapeute, d'approcher systématiquement, pas à pas, leur enfance,
et d'accepter de savoir ce qu'ils avaient refoulé. Connaissant leur
propre histoire, ils cesseront de se montrer réceptifs aux idéolo-
gies, spéculations et pieux mensonges — ces aides fallacieuses —,
parce qu'ils n'auront plus besoin de s'aveugler pour se protéger de
l'angoisse. Lorsqu'on est devenu véritablement soi-même, on n'a
plus besoin d'avoir peur de la réalité et de la fuir. Alors, les
dogmes pédagogiques et les spéculations philosophiques et
psychanalytiques, ces masques de la réalité, seront dépossédés
de leur pouvoir. Ils devront faire place à la transparence et au
vérifiable.
Avant-propos

« Lorsqu'un sot jette une pierre dans l'eau, dit un vieux


proverbe, cent sages ne peuvent l'en ressortir. » Dans cette
phrase, se reflète le désespoir de l'être intelligent face à la
bêtise. Mais un enfant candide, qui n'a pas encore perdu la
faculté de penser par images, demanderait peut-être :
« Pourquoi les sages se donnent-ils tant de peine pour res-
sortir cette pierre, alors que le monde en est plein ? Pourquoi
ne regardent-ils pas autour d'eux ? Peut-être trouveraient-ils
alors d'autres trésors qui leur échappent tandis qu'ils cher-
chent dans l'eau avec tant de zèle. »
Il nous semble qu'il en va de même du mot « narcissisme ».
Il a pris dans la langue commune une place qu'ont peu
d'autres mots d'origine scientifique, et il semble difficile
pour la science de le récupérer. Et nous voilà entraînés
toujours plus nettement dans un étrange cercle vicieux :
plus les psychanalystes font d'efforts sincères pour appro-
fondir, clarifier et différencier la notion de « narcissisme »
afin de l'employer dans leur science, plus cette notion est
attrayante — pour la langue de tous les jours également —
et elle devient ainsi tellement ambiguë qu'elle est pratique-
ment inutilisable pour l'élaboration d'un concept psychana-
lytique précis.
Le substantif « narcissisme » peut désigner un état, un
8 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

stade du développement, un trait de caractère ou même


une maladie. Il vaut donc mieux utiliser ce terme sous la
forme d'adverbe ou d'adjectif ce qui l'accompagne permet-
tant alors d'en préciser le sens. Et il se trouve que non seule-
ment ce mot a une signification ambiguë, même dans la
littérature spécialisée, mais que de plus la langue courante
l'a chargé d'un contenu émotionnel. Il signifie aussi bien
« amoureux de soi », « se préoccupant sans cesse de sa per-
sonne », « égocentrique » qu' « incapable d'amour objectai »
ou « égoïste ». Et même les psychanalystes ne réussissent
pas toujours à se libérer de cette appréciation négative,
bien qu'ils essayent de conférer une certaine neutralité au
mot « narcissisme ».
Mais restons-en un moment à l'appréciation négative de
ce mot. Qu'est-ce au juste que l'égoïsme ? A l'âge de quinze
ans, le lycéen Freud écrivait dans son cahier d'aphorismes
que le pire égoïste était celui à qui l'idée n'est jamais venue
qu'il fût lui-même un égoïste. Beaucoup de gens n'atteignent
jamais la sagesse du Freud de quinze ans et croient qu'ils
n'ont pas de besoins seulement parce qu'ils ne les connais-
sent pas.
Notre mépris pour « l'égoïste » commence très tôt. Un
enfant qui satisfait les désirs conscients ou inconscients de
ses parents est un « bon » enfant ; si, par contre, il se refuse
à satisfaire toujours ces désirs, et qu'il a des désirs propres
qui vont à rencontre de ceux de ses parents, on le considère
comme un égoïste, comme un être sans égards. Les parents
ne remarquent généralement pas qu'ils utilisent leur enfant
pour satisfaire leurs propres désirs (égoïstes ?), et ils
croient fermement qu'ils doivent l'éduquer, car il est de leur
devoir de l'aider à se « socialiser ». Si un enfant éduqué de
cette manière ne veut pas perdre l'amour de ses parents (et
quel enfant pourrait se le permettre ?), il apprendra très
vite à « partager », a « donner », a « se sacrifier » et a « renon-
cer », et ceci longtemps avant qu'il ne soit réellement capable
de partager et de renoncer véritablement. Or, un enfant qui a
AVANT-PROPOS | 9

été allaité pendant neuf mois ne veut plus téter, on ne doit


pas l'éduquer à « renoncer » au sein. Un enfant qui a eu assez
longtemps le droit d'être « égoïste », « cupide » et « asocial »
découvrira un jour de lui-même la joie spontanée de par-
tager et de donner ; un enfant qui a été au contraire
« éduqué » en fonction des besoins de ses parents ne connaîtra
peut-être jamais cette joie, même s'il partage et s'il donne
de manière exemplaire, consciencieuse, et s'il souffre du
fait que les autres ne soient pas aussi « bons » que lui.
Les adultes qui ont été éduqués ainsi vont essayer d' « ap-
prendre » le plus vite possible cet « altruisme » a leurs
enfants, et ils y réussiront très facilement. Mais à quel prix !
En effet, le mot « égoïste » a une signification plus ambi-
guë qu'on ne pourrait le croire à première vue. Il en va
de même pour le « respect des autres » dont on prétend
souvent que l' « égocentrique » ne le connaît pas. Si une
mère respecte son enfant dès sa naissance et si elle se res-
pecte elle-même, elle n'aura jamais besoin d' « enseigner
le respect » a cet enfant qui ne pourra faire autrement que
de se respecter lui-même, que de prendre les autres au
sérieux. Mais une mère qui, autrefois, ne fut elle-même
pas prise par sa mère pour ce qu'elle était vraiment va essayer
d'obtenir, par l'éducation, du respect de son enfant. Ce
sont les tragiques destinées d'un tel « respect » que j'aimerais
décrire dans ce livre.
Les autres jugements de valeur moralisateurs perdent
aussi leur caractère évident lorsqu'on remonte à leur origine.
L'opposition entre amour objectai et amour de Soi pro-
vient de la langue courante plutôt naïve et peu critique. En
effet, sur la base d'une attitude réflexive, il est impensable
qu'on aime vraiment d'autres êtres humains — d'un amour
qui ne soit pas seulement un besoin — si l'on ne s'aime
pas soi-même comme on est. Or, comment un être humain
qui n'a eu ni la possibilité de vivre ses vrais sentiments, ni
celle de se connaître vraiment, pourrait-il s'aimer lui-même ?
La plupart des êtres sensibles n'ont pas accès à leur vrai
10 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Soi qui est profondément, radicalement caché. Comment


pourrait-on aimer quelque chose que l'on ne connaît pas et
qui n'a jamais été aimé ? Beaucoup d'êtres doués vivent
sans avoir la moindre idée de leur vrai Soi, étant peut-être
amoureux de leur faux Soi, bien adapté et idéalisé — a
moins qu'une dépression ne leur signale la perte de leur
vrai Soi, ou que, dans une psychose, ils lui soient confrontés
brusquement ; ils lui sont alors livrés sans défense comme
à un étranger.
Dans les trois descriptions de tableaux cliniques qui vont
suivre, j'ai renoncé à l'emploi du terme « narcissisme ».
Je ne parle que de temps à autre du narcissisme sain,
qui désigne le cas idéal d'une vraie vitalité, d'un libre
accès au vrai Soi, aux vrais sentiments. A l'opposé, il y a le
« trouble narcissique », c'est-à-dire « l'isolement cellulaire »
du vrai Soi dans la prison du faux ; mais j'aimerais que
l'on comprenne ce trouble comme une tragédie, comme une
maladie. Un des buts de ce livre est en effet de nous libérer
de certains concepts isolateurs qui impliquent un jugement
de valeur ou une discrimination.
Dans l'espoir d'éviter les malentendus, j'aimerais poser
clairement que mes réflexions sur la formation et le traitement
des troubles narcissiques ne vont pas à l'encontre de la
théorie des pulsions*. Mais, le travail de l'analyse des

* (Addition 1981.) Cf. à ce propos A. Miller, Du sollst nicht merken.


Variationen über das Paradies-Thema (1981), éd. française, 1986, Aubier,
L'enfant sous terreur (L'ignorance de l'adulte et son prix), p. 63 : « Lorsque
j ' a i écrit le Drame de l'enfant doué, je croyais encore que la théorie freu-
dienne des pulsions pouvait se concilier avec mon expérience, et je voyais
dans ma contribution au t r a i t e m e n t des troubles narcissiques un travail
préalable, bien souvent nécessaire, au t r a i t e m e n t des "névroses conflic-
tuelles". Mais plus j'approfondis les conséquences théoriques de mon expé-
rience, plus j'essaie aussi de voir ce que les notions théoriques traditionnelles
recouvrent de contenu réellement vécu, plus leur fonction m ' a p p a r a i t clai-
rement dans t o u t l'édifice de la répression sociale, et plus la validité de la
théorie freudienne des pulsions s'effondre alors à mes yeux, de sorte que
j'éprouve un besoin de plus en plus pressant de m'en distancer. » Au sujet
de ce développement, cf. aussi, Am Anfang war Erziehung, 1980. (L'édition
française est parue sous le titre C'est pour ton bien, en 1984, chez Aubier-
Montaigne.)
AVANT-PROPOS | 11

conflits pulsionnels du patient suppose un vrai Soi vivant


comme sujet des désirs pulsionnels. Cela semble manquer
à nos patients. Lorsque je considère les vingt dernières
années de mon activité d'analyste, avec la vision que je
peux en avoir aujourd'hui, je ne trouve aucun patient
dont la capacité de vivre ses vrais sentiments n'ait pas
été considérablement diminuée. Sans cette base, toute
« perlaboration » est illusoire, c'est-à-dire qu'elle agrandira
le savoir intellectuel du patient, qu'elle renforcera même
dans certains cas ses défenses, sans pour autant affecter
ses sentiments. Si nous nous engageons par contre sur le
chemin que nous ouvrent les travaux de Winnicott par
exemple, le patient recouvre sa vitalité et par là même
sa faculté de ressentir, pouvant ainsi s'exposer aux conflits
pulsionnels refoulés, qui apparaissent alors d'eux-mêmes
et qu'il va pouvoir vivre très intensément.
Si j'essaye, dans les trois chapitres qui suivent, de décrire
la manière dont je comprends les troubles narcissiques, ce
n'est pas pour proposer une solution de remplacement à la
psychanalyse classique, bien au contraire : je cherche,
dans le cadre de la psychanalyse, une voie qui permette
au patient de retrouver la vitalité authentique qu'il a perdue
très tôt, et de trouver son vrai Soi.
Le drame
de l'enfant doué
et le trouble narcissique
du psychanalyste
I-
INTRODUCTION

L'expérience nous apprend que nous ne disposons à la


longue que d'un seul moyen pour combattre les maladies
psychiques : découvrir et accepter émotionnellement la
vérité de cette histoire unique qu'a été notre enfance.
Pouvons-nous nous libérer entièrement de nos illusions
grâce à la psychanalyse ? L'histoire nous montre que les
illusions se glissent partout, toute vie en est pleine, sou-
vent d'ailleurs parce que la vérité serait insupportable.
Beaucoup d'êtres humains ne peuvent pourtant se passer
de la vérité, et certains d'entre eux payent sa perte en
tombant gravement malades. Dans l'analyse, nous
essayons de découvrir, en un long processus, notre
vérité personnelle, découverte qui nous fait toujours
souffrir avant de nous donner une plus grande liberté — à
moins que nous ne nous contentions d'un savoir intel-
lectuel, déjà conceptualisé, qui repose sur l'expérience
douloureuse d'autres êtres humains, sur celle de Sigmund
Freud par exemple. Mais alors nous restons encore dans le
domaine de l'illusion.
L'idéalisation de l'amour maternel est un des tabous qui
ont survécu à tous les courants de démystification de
notre époque. Les biographies illustrent généralement très
bien ce phénomène. En effet, dans les biographies d'ar-
tistes célèbres, leur vie commence presque toujours aux
alentours de la puberté. L'artiste a eu une enfance
« heureuse », « joyeuse » ou « sans problèmes », ou encore
« pleine de privations » ou « très animée » ; mais il semble
qu'il n'y ait aucun intérêt à savoir « comment » cette
enfance s'est vraiment déroulée dans le détail. Comme
si les racines de toute vie n'étaient pas cachées dans
16 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

l'enfance. J'aimerais illustrer cela à l'aide d'un exemple


simple : Henry Moore écrit dans ses Mémoires qu'enfant
il lui arrivait souvent de masser avec de l'huile le dos de
sa mère qui souffrait de rhumatismes. Après avoir lu
cela, mon approche des sculptures de Moore devint
très personnelle. Les grandes femmes couchées avec ces
petites têtes — je voyais là la mère à travers les yeux du
petit garçon, qui, à cause de la perspective, rétrécit
la tête de sa mère et qui a le sentiment que ce dos tout
proche est immense. Cet aspect laisse sans doute beaucoup
de critiques d'art complètement indifférents. Mais c'est
le signe que les expériences de l'enfant survivent dans
l'inconscient et cela nous montre quelles formes d'ex-
pression elles peuvent prendre lorsque l'adulte est libre
de les laisser s'épanouir.
Certes, le souvenir de Moore est bien inoffensif, il
pouvait donc subsister. Mais les expériences conflic-
tuelles de l'enfance restent dans l'ombre. Et cette ombre
cache aussi les clés dont nous aurions besoin pour com-
prendre toute la suite de la vie.

LE PAUVRE ENFANT RICHE

Je me demande parfois s'il nous sera un jour possible


d'appréhender l'étendue de la solitude et de l'abandon
auxquels nous avons été exposés étant enfants et aux-
quels nous le sommes donc intrapsychiquement encore
en tant qu'adultes. Je ne parle pas en premier lieu de
l'abandon extérieur, des séparations réelles qui peuvent
bien entendu avoir des conséquences traumatiques, je
ne pense pas non plus aux enfants qui ont manifestement
été délaissés ou même abandonnés, qui l'ont toujours su
et ont au moins grandi avec cette vérité.
Mais il reste tous ceux qui avaient des parents diffé-
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 17

renciés, dévoués, encourageants, et qui souffrent pourtant


de troubles narcissiques et de dépressions graves. Ils
arrivent en analyse affichant cette image d'une enfance
heureuse et protégée avec laquelle ils ont grandi.
Il s'agit de patients qui avaient beaucoup de possi-
bilités et de talents, qu'ils ont d'ailleurs développés et
qui ont souvent été admirés pour leurs dons et pour leurs
performances. Presque tous ces analysants étaient propres
à l'âge d'un an et s'occupaient déjà de leurs petits frères
et sœurs entre un an et demi et cinq ans. Selon l'opinion
la plus répandue, ces enfants — qui étaient la fierté de
leurs parents — devraient avoir une conscience d'eux-
mêmes forte et stable. Or, c'est tout le contraire. Ils
réussissent tout ce qu'ils entreprennent, parfois même
de manière extraordinaire, ils sont admirés et enviés, ils
ont du succès là où ils le veulent, mais tout ça ne sert à
rien. La dépression, un sentiment de vide, une impression
d'aliénation de soi, d'absurdité de l'existence les guettent
et les envahissent dès que la drogue de la « grandiosité »
leur fait défaut, dès qu'ils ne sont pas on top, qu'ils ne
sont pas la vedette, ou qu'ils ont le sentiment de ne
pas être à la hauteur d'une image idéale qu'ils se sont
faite de leur Soi. Ils sont alors en proie à l'angoisse, à la
honte et à des sentiments de culpabilité. Quelles sont les
causes de troubles narcissiques si profonds chez des êtres
aussi doués ?
Dès le premier entretien, ils nous expliquent qu'ils
avaient des parents très compréhensifs, au moins l'un
des deux, et que si parfois ils n'avaient pas été compris,
ils ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes, n'ayant
pas su s'exprimer correctement. Ils racontent leurs pre-
miers souvenirs sans aucune compassion pour l'enfant
qu'ils étaient. Ceci se remarque d'autant plus que ces
patients non seulement disposent habituellement d'une
faculté d'introspection peu commune mais qu'ils savent
souvent très bien comprendre ce que ressentent les autres.
18 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Leur relation avec la sensibilité de leur enfance est


pourtant marquée par un manque total de respect à son
égard, par l'obsession de vouloir la contrôler, la mani-
puler et par le besoin de réaliser des performances. Ils
affichent souvent une attitude méprisante et ironique
face à leur enfance, qui va même parfois jusqu'à la
moquerie, au cynisme. Généralement, ces patients ne
prennent pas au sérieux leur destin d'enfant, ils n'en
ont aucune compréhension émotionnelle et n'ont aucune
idée de leurs véritables besoins au-delà de celui d'accom-
plir des performances. L'intériorisation du drame ori-
ginel est tellement parfaite que l'illusion d'une bonne
enfance peut être sauvée.
J'aimerais tout d'abord, afin de pouvoir décrire le
climat psychique de ces analysants, formuler quelques
hypothèses, proches des travaux de D. Winnicott, de
M. Mahler et de H. Kohut.
1. L'enfant éprouve le besoin fondamental d'être pris
au sérieux et d'être considéré pour ce qu'il est, comme
centre de sa propre activité. Ce besoin est tout aussi
légitime que le désir pulsionnel, bien qu'il soit de nature
narcissique, et sa satisfaction est une condition indispen-
sable à la formation d'un sentiment de soi sain.
2. « Ce qu'il est » signifie : les sentiments, les sensations
et leur expression même chez le nourrisson. « Les sensa-
tions internes (!) du bébé et du tout-petit écrit, M. Mahler,
constituent le noyau du Soi. Elles demeurent, semble-t-il,
le point central, cristallisateur du "sentiment de soi"
autour duquel s'établit le "sentiment de son identité" »
(éd. fr. 1973, p. 22).
3. Dans une atmosphère de respect et de tolérance pour
les sentiments de l'enfant, celui-ci peut, dans la phase de
séparation, abandonner la symbiose avec sa mère et
faire ses premiers pas vers l'autonomie et l'individuation.
4. Pour que les conditions nécessaires à la formation
d'un narcissisme sain puissent être réunies, il faudrait que
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 19

les parents de ces enfants soient nés eux-mêmes dans un


tel climat.
5. Des parents qui n'ont pas connu ce climat lorsqu'ils
étaient enfants ont des besoins narcissiques insatisfaits,
ce qui veut dire qu'ils vont chercher toute leur vie ce
que leurs parents n'ont pas pu leur donner au bon moment :
un être qui s'adapte totalement à eux, qui les com-
prenne entièrement et les prenne au sérieux, qui les
admire et leur obéisse aveuglément.
6. Ils ne pourront jamais trouver ce qu'ils cherchent,
puisque ces besoins insatisfaits datent d'une époque à
tout jamais révolue, celle des premiers temps de la forma-
tion du Soi.
7. Un être qui a un besoin inassouvi et inconscient
— parce que refoulé — est soumis à une compulsion de
trouver des satisfactions de rechange.
8. Leurs propres enfants sont les mieux placés pour
fournir cette satisfaction de rechange a ces parents. En
effet, un nouveau-né dépend entièrement de ses parents,
pour le meilleur et pour le pire. Il a besoin de leur aide
pour survivre, et fera donc tout pour ne pas la perdre,
comme une petite plante qui se tourne vers le soleil
(cf. A. Miller, 1971).

Jusqu'à présent nous étions sur un terrain plus ou


moins connu. Les réflexions que j'aimerais formuler
maintenant reposent sur des observations que j'ai faites
d'une part au cours des analyses didactiques que j'ai
moi-même menées ou supervisées et d'autre part dans
les nombreux entretiens que j'ai eus avec des candidats.
J'ai retrouvé chez tous ces êtres une situation et un
destin qui me semblent significatifs :
1. Une mère1 peu sûre émotionnellement, dont l'équilibre
l. J ' e n t e n d s par « mère » la personne qui s'est occupée de l'enfant p e n d a n t
sa première année de vie. Ce n'est pas forcément la mère biologique, ni même
une femme. Dans les vingt deruières années, le père a souvent rempli les
fonctions maternelles.
20 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

narcissique dépendait d'un certain comportement, ou


d'une certaine manière d'être de son enfant. Ni l'enfant, ni
l'entourage ne pouvaient rien deviner de cette insécurité
qui se cachait souvent derrière une façade dure, autori-
taire, voire totalitaire.
2. A cela venait s'ajouter une étonnante aptitude de
l'enfant à sentir, de manière intuitive, donc inconsciente,
ce besoin de la mère (ou des deux parents), et il le satis-
faisait, acceptant ainsi la fonction qu'on lui avait attri-
buée inconsciemment.
3. Le fait de remplir cette fonction lui assurait « l'a-
mour », c'est-à-dire en l'occurrence l'investissement nar-
cissique. Il sentait qu'on avait besoin de lui et cela lui
assurait son existence.
Cette aptitude est ensuite développée et perfection-
née, jusqu'à ce que ces enfants deviennent les mères
(les confidents, les consolateurs, les conseillers, les sou-
tiens) de leur mère, et qu'ils s'occupent de leurs petits
frères et sœurs, développant pour finir un sensorium
particulier pour les signaux inconscients des besoins des
autres. Il n'est pas étonnant que, plus tard, ils choisissent
souvent le métier de psychanalyste. Qui d'autre voudrait,
sans de pareils antécédents, passer toutes ses journées à
essayer de deviner ce qui se passe dans l'inconscient
d'autrui ? Et pourtant, c'est dans la formation et dans le
perfectionnement de ce sensorium différencié, qui a aidé
l'enfant à survivre et qui permet à l'adulte d'exercer
l'étrange métier de psychanalyste, que se trouvent aussi
les racines du trouble narcissique.
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 21

LE M O N D E PERDU
DES SENTIMENTS

On connaît bien aujourd'hui la phénoménologie du


trouble narcissique. Me fondant sur mon expérience, je
pense qu'il faut chercher son étiologie dans l'adaptation
du nourrisson. Dans tous les cas, cette adaptation pré-
maturée fait que les besoins narcissiques de l'enfant
(besoin d'être respecté, de recevoir un écho, d'être compris,
de participer, d'être reflété) connaissent un destin très
spécifique.

1. Une des conséquences graves de cette adaptation est


l'impossibilité de vivre consciemment, comme enfant et plus
tard comme adulte, certains de ses propres sentiments
(comme, par exemple, la jalousie, l'envie, la colère, la peur,
le sentiment d'abandon ou celui d'impuissance). Et ceci
est d'autant plus tragique qu'il s'agit ici d'êtres pleins
de vitalité, qui sont capables de ressentir des sentiments
très différenciés. On le remarque dans l'analyse lorsqu'ils
racontent des événements de leur enfance qui furent sans
conflits. Il s'agit le plus souvent de souvenirs qui se rap-
portent à la nature. Car, face à la nature, ils pouvaient
éprouver des émotions, sans blesser leur mère, sans l'insé-
curiser, sans réduire son pouvoir, sans menacer son
équilibre. Mais il est très remarquable que ces enfants
attentifs, éveillés et très sensibles, qui se rappellent très
précisément comment ils ont découvert, à l'âge de quatre
ans, la lumière du soleil dans l'herbe éclatante, n'aient,
à l'âge de huit ans, absolument « rien vu » lorsque leur
mère était enceinte, qu'ils n'aient manifesté aucune
curiosité, qu'ils n'aient été « absolument pas » jaloux à la
naissance de leur petit frère, ou que, laissés seuls à l'âge
de deux ans pendant l'occupation, ils aient supporté
22 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

l'irruption des militaires et plusieurs perquisitions sans


pleurer, calmement et « très sagement ». Ils ont développé
tout un art pour ne pas devoir vivre consciemment leurs
sentiments ; en effet, un enfant ne peut les vivre que
lorsqu'il y a quelqu'un qui le comprend, l'accompagne
et l'accepte avec ses sentiments. S'il n'y a personne et si
l'enfant doit prendre le risque de perdre l'amour de sa
mère, ou de la personne qui la remplace, il ne peut vivre
« pour lui seul », en secret, ses sentiments, même les plus
naturels. Et pourtant... il en reste quelque chose. En
effet, dans toute la suite de sa vie, cet être va provoquer
inconsciemment des situations dans lesquelles ces senti-
ments autrefois à peine esquissés pourront revivre ;
mais il ne comprendra pas pour autant la relation origi-
nelle. On ne peut déchiffrer le sens de ce « jeu », comme
rappelle Habermas (1970), que dans l'analyse, lorsque
l'analyste est pris dans la mise en scène et que le lien
entre les sentiments intenses vécus dans l'analyse et la
situation première est établi. Freud le montre dès 1914,
dans son écrit : Remémoration, répétition et élaboration
(cf. S. Freud, 1914).
Prenons comme exemple le sentiment d'abandon. Non
pas le sentiment d'un adulte qui, se sentant seul, avale des
comprimés, se drogue, va au cinéma, donne des coups de
téléphone inutiles, rend visite a des connaissances pour
combler le « vide » d'une manière ou d'une autre. Non,
j'entends le sentiment originel du petit enfant qui ne
dispose pas de toutes ces possibilités de diversion et dont
les messages verbaux ou préverbaux n'ont pas atteint
sa mère. Une mère qui n'était certes pas méchante, mais
qui, ayant elle-même des besoins narcissiques insatisfaits,
avait besoin d'un écho particulier de son enfant. Une
mère qui, dans le fond, était elle-même un enfant a la
recherche d'un objet disponible. Or, aussi paradoxal
que cela puisse paraître — un enfant est disponible. En
effet, il ne peut nous échapper comme, notre mère autre-
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 23

fois. De plus, on peut l'éduquer de façon à ce qu'il devienne


conforme à nos souhaits. On peut se faire respecter par
l'enfant, lui attribuer ses propres sentiments, on peut se
refléter dans son amour et son admiration, se sentir fort
à côté de lui, on peut le confier à quelqu'un quand on ne le
supporte plus. On a enfin le sentiment d'être le centre de
l'attention, car un enfant ne quitte pas sa mère des yeux.
Lorsqu'une femme — aussi cultivée et pleine de bonne
volonté qu'elle soit et même si elle sait ce dont un enfant
a besoin — a dû refouler tous ces besoins dans sa relation
avec sa mère, elle ne pourra empêcher ceux-ci d'émerger
des profondeurs de son insconscient et de demander
satisfaction. L'enfant le sent très bien et, très vite, il
renonce à exprimer sa propre détresse.
Mais lorsque plus tard, dans l'analyse, ces sentiments
d'abandon resurgissent, ils reviennent avec une telle
intensité de douleur et de désespoir que tout devient
clair : ces êtres n'auraient pas survécu à leurs souffrances.
En effet, il leur aurait fallu, pour pouvoir les supporter,
grandir dans un entourage compréhensif, qui leur a
manqué. Et ceci est vrai aussi pour les sentiments qui
sont liés au drame œdipien et au développement des
pulsions. Tous ces sentiments ont dû être refoulés.
Mais prétendre qu'ils n'ont jamais existé, ce serait dé-
mentir les conclusions empiriques tirées du travail
analytique.
Pour se défendre du sentiment d'abandon de la petite
enfance, par exemple, le sujet dispose de plusieurs méca-
nismes : le simple déni, le renversement dans le contraire
(« je croule sous le poids des responsabilités, car les autres
ont toujours besoin de moi »), le renversement de la douleur
passive dans un comportement actif (« je dois abandonner
les femmes dès que je sens qu'elles ne peuvent plus se
passer de moi »), le déplacement sur d'autres objets,
l'introjection de la menace de privation d'amour (« si je
respecte sagement les normes, je ne risque rien ; je
24 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

suis toujours surmené, mais je ne peux rien y changer, je


dois toujours faire plus que les autres »). On trouve aussi
très souvent des intellectualisations, car elles offrent une
protection très sûre.
Tous ces mécanismes de défense sont accompagnés
du refoulement de la situation originelle et des sentiments
qui en font partie, qui ne réussissent a percer qu'après
plusieurs années d'analyse.

2. L'adaptation aux besoins des parents mène sou-


vent (mais pas toujours) au développement d'une
« personnalité fictive (personnalité-comme-si) » ou a ce
que Winnicott a décrit sous le nom de faux Soi. La
personne développe une attitude par laquelle elle se
montre conforme à ce qu'on lui demande, et elle s'y
identifie si complètement que — jusqu'à l'analyse —
nul ne pourrait se douter qu'il y a derrière ce masque
encore tant d'autres choses en elle (cf. Habermas, 1970).
Le vrai Soi ne peut alors se développer ni se différencier,
car il ne peut être vécu. Il est dans un « état de non-
communication », pour reprendre l'expression de Win-
nicott. Et on comprend alors que ces patients se plaignent
de sentiments de vide, d'absurdité, de non-appartenance,
car ce vide est réel. Il y a eu un véritable appauvrisse-
ment, un anéantissement partiel de leurs propres possi-
bilités, lorsqu'à été amputé ce qu'ils avaient de vivant et
de spontané.
Ces patients ont parfois dans leur enfance rêvé qu'ils
étaient en partie morts. J'aimerais rapporter deux de
ces rêves :

Mes petits frères et sœurs sont sur un pont et


jettent une boîte dans la rivière. Je sais que je
suis dans cette boîte, morte, et pourtant j'entends
mon cœur battre et je me réveille chaque fois à ce
moment-là (rêve qui revient souvent).
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 25

Ce rêve exprime les agressions inconscientes (envie et


jalousie) de la patiente envers ses petits frères et sœurs,
dont elle a toujours été la « mère » affectueuse, « tuant »
pour cela ses propres sentiments, désirs et revendications,
à l'aide d'une formation réactionnelle. Un autre patient
fait le rêve suivant :

Je vois un pré vert, et dans ce pré se trouve un


cercueil blanc. J'ai peur que ce ne soit ma mère
qui y repose, mais je soulève le couvercle et, heu-
reusement, c'est moi qui suis à l'intérieur.

Si le patient avait eu, lorsqu'il était enfant, la possi-


bilité d'exprimer ses déceptions, c'est-à-dire s'il avait
pu vivre les sentiments de colère et de rage qu'il éprouvait
vis-à-vis de sa mère, il serait resté vivant. Mais il aurait
alors perdu l'amour de sa mère, ce qui, pour un enfant,
équivaut à la perte de l'objet et à la mort. Il « tue »
donc sa colère, et par là même une partie de son âme,
afin de conserver l'amour de l'objet narcissique, la mère.

3. De la difficulté de vivre et de laisser s'épanouir des


sentiments qui amènent des conflits résulte la permanence
du lien qui empêche toute délimitation. Les deux parties
y sont d'ailleurs intéressées. En effet, les parents ont trouvé
dans le faux Soi de l'enfant la confirmation qu'ils cher-
chaient et un substitut des structures qui leur manquait ;
l'enfant, qui n'a pas pu se constituer des structures
propres, est dépendant de ses parents, d'abord cons-
ciemment, puis plus tard inconsciemment (par l'inter-
médiaire de l'introject). En effet, il ne peut pas se fier à
ses propres sentiments, il n'en a pas fait l'expérience
par une méthode d'essai et d'erreur, il ne connaît pas
ses vrais besoins, il est aliéné de lui-même. Dans cette
situation, il ne peut se séparer de ses parents et, plus
tard, à l'âge adulte, il aura toujours besoin de la confir-
26 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

mation de ses partenaires, des groupes et surtout de ses


propres enfants. Les introjects sont les héritiers des
parents et il devra donc leur cacher son vrai Soi ; c'est
ainsi qu'à la solitude de l'enfance fait suite l'isolement
en soi-même.
L'investissement narcissique de l'enfant par sa mère
n'exclut pas l'attachement affectueux. Au contraire. En
tant qu'objet narcissique de sa mère, l'enfant sera pas-
sionnément « aimé » d'elle, mais pas de la façon dont il en
aurait besoin. Et toujours à la condition qu'il n'aban-
donne pas son faux Soi. Ceci n'est pas un obstacle au
développement de ses facultés intellectuelles, mais risque
d'empêcher l'épanouissement de la vie émotionnelle
authentique.

A LA R E C H E R C H E DU V R A I SOI

Comment la psychanalyse peut-elle nous aider ici ?


La spontanéité d'une Käthchen von Heilbronn* n'existe
sans doute qu'en imagination, et elle s'explique d'ailleurs
très bien précisément par la nostalgie d'un homme torturé
par ses besoins narcissiques tel que l'était Kleist. La
simplicité d'un Falstaff, dont Freud aurait dit qu'il
incarnait le côté triste du narcissisme sain, n'est, pour
ces patients, ni accessible, ni même souhaité. Le paradis
de l'harmonie pré-ambivalente que tant de patients
espèrent retrouver est a jamais inaccessible. Mais l'expé-
rience vécue de sa propre vérité et le savoir postambivalent
qui l'accompagne permettent, à un niveau adulte, le
retour à ses propres sentiments. Sans paradis certes,
mais avec la faculté du travail du deuil.
L'un des tournants de l'analyse est le moment où le

* Héroïne du drame de Kleist : « Catherine de Heilbronn ». (N.d.T.)


LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 27

patient souffrant de troubles narcissiques comprend


émotionnellement que tout l'amour dont il était l'objet
et qu'il avait conquis au prix de tant d'efforts et de
sacrifices n'était pas destiné en fait à celui qu'il était
vraiment ; lorsqu'il s'aperçoit que l'admiration de sa
beauté et de ses prouesses n'était pas destinée a l'enfant
qu'il était mais à la beauté et aux prouesses. C'est alors
que, dans l'analyse, au-delà de tous les exploits, se
réveille le petit enfant solitaire et qu'il demande : « Que
se serait-il passé si je m'étais montré méchant, laid,
coléreux, jaloux, paresseux, sale et puant ? Que serait-il
alors advenu de votre amour ? Et pourtant, tout cela je
l'étais aussi. Plutôt que celui que j'étais vraiment,
n'était-ce pas celui que je feignais d'être que vous aimiez
— cet enfant sage, compréhensif et sur qui l'on pouvait
compter, cet enfant agréable, plein d'empathie et de
compréhension, qui, en fait, n'était pas un enfant ?
Qu'est-il advenu de mon enfance ? Me l'a-t-on volée ?
Je ne pourrai jamais la rattraper. J'ai été dès le début
un petit adulte. A-t-on tout simplement abusé de mes
qualités ? »
Ces questions s'accompagnent d'une grande douleur
et d'une immense tristesse, mais elles ont toujours pour
conséquence qu'une nouvelle instance apparaît chez le
patient (comme un héritier de cette mère qui n'a jamais
existé) : l'empathie pour son propre destin, née du senti-
ment de deuil. Pendant une phase de ce genre, un patient
rêva que, trente ans plus tôt, il avait tué un enfant et que
personne ne l'avait aidé à sauver cet enfant. (Trente
ans plus tôt, précisément pendant la phase œdipienne,
son entourage avait remarqué qu'il était devenu complè-
tement renfermé, un enfant sage et poli qui ne manifestait
plus aucune émotion.)
Dès lors, le patient ne minimise plus les manifestations
de son propre Soi, il ne s'en moque plus, il n'en rit plus,
même si pendant longtemps encore il les néglige incons-
28 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

ciemment ou ne les prend tout simplement pas en consi-


dération (exactement de la même manière subtile dont
usaient les parents avec l'enfant, lorsque celui-ci ne dispo-
sait pas encore d'un langage approprié pour exprimer ses
besoins). C'est alors qu'osent se manifester les fantasmes de
grandeur qui, jusqu'à ce moment-là, avaient été détachés
parce que condamnés. Et leur rapport avec les besoins
narcissiques frustrés et refoulés (besoin d'être considéré,
respecté, compris, reflété ou encore de recevoir un écho)
devient clair. On retrouve toujours au centre de ces
fantasmes un vœu jusqu'alors toujours inavoué, par
exemple : Je suis le centre de l'attention, mes parents
me regardent et font abstraction de leurs besoins (fan-
tasme : je suis une princesse et les serviteurs s'empressent
autour de moi), mes parents tolèrent que j'essaye de
formuler mes sentiments, ils ne se moquent pas de moi
(fantasme : je suis un artiste célèbre et tous me prennent
au sérieux même s'ils ne me comprennent pas), mes
parents sont pleins de courage et de dons et ils n'ont pas
besoin de mes prouesses, de mes consolations ni de mon
sourire (« Le roi et la reine », comme dans les contes).
Dans la situation de l'enfant, cela signifie : j ' a i le droit
d'être triste ou joyeux suivant que quelque chose me
rend triste ou joyeux, mais je ne dois aucune gaieté à
personne, je ne dois pas réprimer ma peine, ma peur ou
d'autres sentiments en fonction des besoins des autres,
j ' a i le droit d'être méchant, et personne n'en mourra,
personne n'aura mal à la tête pour ça, j ' a i le droit d'être
en rage, de tout casser, sans risquer pour autant de perdre
mes parents. Pour reprendre la formule de Winnicott :
« Je peux tuer l'objet, il survivra » (D. Winnicott, 1971).
Lorsqu'on a compris que ses fantasmes de grandeur,
qui sont souvent accompagnés de manifestations obses-
sionnelles ou perverses, sont en fait une forme aliénée
de ces besoins authentiques et légitimes, on peut les intégrer,
et la dissociation disparaît.
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 29

Comment cela se déroule-t-il chronologiquement ?

1. Dans la plupart des cas, il n'est pas très difficile, au


début de l'analyse, de rendre le patient attentif à sa
manière de traiter ses sentiments et ses besoins, ni de
lui faire comprendre que cette attitude était autrefois
sa seule chance de survie. Il est énormément soulagé que
l'on perçoive, que l'on prenne au sérieux des choses
qu'il devait jusqu'alors étouffer. On peut, sur la base du
matériel qu'il apporte, attirer son attention sur sa manière
de se moquer de ses sentiments, de les excuser, de les
minimiser, on lui fait remarquer que, souvent, il ne prend
conscience de ses émotions que plusieurs jours après leur
apparition, lorsqu'elles ont déjà disparu, et que parfois
même il n'en prend pas conscience du tout. Le patient
réalise alors peu à peu avec quel acharnement il cherche
à se distraire lorsqu'il est ému, bouleversé ou triste.
(Lorsque la mère de l'enfant, alors âgé de six ans, mourut,
sa tante lui dit : « Il faut être courageux et ne pas pleurer ;
maintenant va jouer dans ta chambre, et sois bien sage. »)
Certes, dans beaucoup de situations il se voit encore
à travers les yeux des autres, se demandant sans cesse
quel effet il produit, comment il devrait être, quels senti-
ments il devrait ressentir. Mais, dans cette première
période de l'analyse, le patient se sent dans l'ensemble
beaucoup plus libre et il perçoit une plus grande partie
de ses émotions, grâce à la fonction de soutien du moi
que remplit l'analyste, et grâce au fait que certains de
ses sentiments actuels soient vécus et pris au sérieux
durant la séance d'analyse. Et il en est d'ailleurs très
reconnaissant.

2. Mais bien entendu les choses n'en restent pas là.


Dès que s'est développée la névrose de transfert, l'analyste
prend une deuxième fonction, à côté de la première qu'il
garde encore un certain temps : celle d'objet du transfert.
A. MILLER 2
30 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

Et c'est alors qu'apparaissent des sentiments de différents


stades de l'enfance. C'est bien l'époque la plus difficile
de l'analyse, la plus riche en mises en acte. Le patient
commence à s'exprimer, il abandonne sa docilité, mais à
cause des expériences de son enfance, il ne peut croire
que ce soit possible sans danger de mort. C'est ainsi
que, poussé par la compulsion de répétition, il met en
scène des situations dans lesquelles il doit vraiment
vivre cette peur d'être repoussé, isolé ou de perdre son
objet, y impliquant l'analyste (comme mère qui le re-
pousse ou se montre exigeante à son égard), afin de
vivre la libération d'avoir pu supporter ce risque et d'être
resté lui-même. Cela peut commencer de façon très
anodine. On est tout d'abord surpris par des sentiments
dont on aurait préféré ne pas prendre conscience, mais
il est trop tard, le sensorium de ses propres émotions a déjà
été dégagé, il n'y a pas de retour possible. A présent
l'analysant a le devoir (mais aussi : le droit et la possibi-
lité !) de se vivre lui-même d'une manière qu'il n'aurait
jamais crue possible jusqu'alors.
Lui qui méprise les avares se surprend soudain à
calculer combien lui coûtent les deux minutes de la
séance d'analyse gaspillées par un coup de téléphone de
l'analyste. Lui qui jusqu'alors ne demandait jamais rien
et exauçait infatigablement les vœux des autres, se met
soudainement en colère parce que l'analyste prend « de
nouveau » des vacances. Ou bien il s'énerve de voir de
nouveaux patients chez son analyste. Comment est-ce
possible ? Ce n'est quand même pas de la jalousie.
C'est un sentiment qu'il ne connaît même pas ! Et
pourtant... « Ils n'ont rien à faire ici. Y a-t-il seulement
d'autres gens qui viennent ici à part moi ? » Jusqu'à
maintenant, il n'avait même pas réalisé qu'il y avait d'au-
tres patients. Au départ il est très vexant de constater que
l'on n'est pas exclusivement bon, compréhensif, généreux,
maître de soi et adulte, alors que tout son amour-propre
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 31

était construit sur cette image. La blessure est encore


plus profonde lorsque l'analysant découvre en lui ses
introjects, et voit qu'il en est prisonnier. En effet, il ne
domine pas, en adulte, sa colère, son exigence, et son
avarice, qui apparaissent tout d'abord comme elles avaient
été refoulées, sous leur forme infantile et archaïque. Et le
patient est accablé lorsqu'il constate que sa colère res-
semble fort à celle, détestée, de son père, ou lorsqu'il se
rappelle avoir parlé à son enfant « sur le ton de sa mère »,
selon son expression. C'est cette renaissance des intro-
jects et la confrontation avec eux par l'intermédiaire du
transfert qui constituent la partie principale de l'analyse.
Ce dont l'analysant ne peut se rappeler est mis en scène
inconsciemment, et peut ainsi être retrouvé. Plus le
patient laisse s'exprimer et vit ses sentiments d'autrefois,
plus il se sent fort et cohérent. Ceci lui permet de s'expo-
ser à des sentiments de sa toute première enfance et
de vivre l'impuissance et l'ambivalence d'alors, ce qui,
pour finir, renforce aussi son assurance.
Il est très différent d'avoir, en tant qu'adulte, des
sentiments ambivalents vis-à-vis de quelqu'un d'autre
et de se sentir soudain — au terme d'une longue his-
toire préalable — comme un enfant de deux ans qui
est nourri dans la cuisine par une bonne d'enfant, et
qui, désespéré, se demande : « Pourquoi maman est-elle
loin tous les soirs ? Pourquoi n'a-t-elle pas de plaisir à être
avec moi ? Qu'ai-je fait pour qu'elle préfère être avec les
autres ? Que puis-je faire afin qu'elle reste ? Surtout ne
pas pleurer ! » Autrefois l'enfant qu'il avait été ne pou-
vait pas penser en ces termes, mais durant la séance
d'analyse, sur le divan, cet homme était les deux :
l'adulte et l'enfant de deux ans, et il pleurait amèrement.
Ce n'étaient pas des pleurs cathartiques, mais bien l'inté-
gration de la nostalgie qu'il avait autrefois de sa mère,
nostalgie qu'il avait jusqu'alors toujours niée. Dans les
semaines qui suivirent cette séance, le patient vécut
32 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

toute l'ambivalence torturante qu'il éprouvait face à


sa mère, qui était une pédiatre reconnue. L'image « figée »
qu'il avait jusqu'alors de sa mère se transforma en
portrait d'une femme douce, qui ne pouvait simplement
pas assurer de continuité dans la relation à son enfant.
« Je hais ces sales gosses éternellement malades qui m'ont
toujours pris ma mère. Je déteste ma mère qui préférait
être auprès d'eux qu'à mes côtés. » Dans le transfert, se
mêlèrent alors des tendances à s'accrocher et des senti-
ments d'impuissance avec la rage longtemps contenue
contre l'objet d'amour qui n'était pas disponible. Peu après,
une perversion, qui torturait le patient depuis longtemps,
disparut tout a fait : le sens en était aisément déchif-
frable à présent. Ses relations avec les femmes perdirent
leur caractère d'investissement narcissique, et la compul-
sion de conquérir et d'abandonner disparut d'un coup.
A ce stade de l'analyse, le patient vit son impuissance,
sa colère d'autrefois, ainsi que l'impression d'être livré
à l'objet aimé, comme il n'aurait jamais pu s'en souvenir
ni les revivre auparavant. On ne peut se rappeler que
des choses que l'on a vécues consciemment. Mais le
monde des sentiments d'un enfant souffrant de troubles
narcissiques résulte déjà d'une sélection qui a éliminé
l'essentiel. C'est seulement dans l'analyse que les senti-
ments originels, qui sont accompagnés de la douleur
qu'éprouvait le petit enfant à ne pas pouvoir les com-
prendre, vont être vécus consciemment pour la première
fois. Le vrai Soi est « dans un état de non-communication »,
comme l'a écrit Winnicott, car il doit être protégé. Il
n'y a rien que le patient doive cacher aussi longtemps et,
aussi profondément que son vrai Soi. Et c'est pourquoi
nous avons à chaque fois l'impression d'assister à un
miracle, lorsque nous voyons apparaître tout ce qui a
pu survivre d'authentique derrière la dissimulation, le
déni et l'aliénation de soi, tout ce qui se manifeste dès
que le patient a pu, grâce au travail du deuil, se libérer
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 33

de ses introjects. Et pourtant, on ferait erreur si on


comprenait par la phrase de Winnicott que derrière le
faux Soi se cache un vrai Soi développé. S'il en était ainsi,
il n'y aurait pas de trouble narcissique mais plutôt une
autoprotection consciente. Or l'enfant ne sait pas ce
qu'il cache. Un patient formulait cela ainsi : « Je vivais
dans une maison de Verre dans laquelle ma mère pouvait
plonger son regard à tout instant. Dans une maison de
verre, on ne peut rien cacher sans se trahir, sauf sous le
plancher. Mais dans ce cas on ne le voit plus soi-même. »
Un adulte ne peut vivre ses sentiments que lorsqu'il a
internalisé un objet narcissique empathique et atten-
tionné. Cet objet a manqué aux êtres souffrant de troubles
narcissiques et ils ne seront donc jamais surpris par des
sentiments indésirables, car ils ne ressentent que les
émotions que l'instance intérieure, héritière des parents,
tolère et approuve. La dépression, le vide intérieur sont
le prix qu'ils payent ce contrôle. Pour revenir à la phrase
de Winnicott : le vrai Soi ne peut communiquer, car il
est resté à l'état inconscient, et ne s'est donc pas déve-
loppé, il est dans une prison intérieure. Or, la fréquen-
tation de geôliers ne favorise pas une évolution vivante.
C'est seulement après la libération qui a lieu dans l'ana-
lyse que le Soi commence à s'exprimer, à croître et à
développer sa créativité. E t , là où se trouvaient jusqu'alors
le vide et les fantasmes de grandeur tant redoutés, on
découvre une richesse de vie inattendue. Ce n'est pas
un retour au foyer, puisqu'il n'y en a jamais eu ; mais
c'est le chemin du foyer que l'on a trouvé.

3. La phase de séparation de l'analyste commence


lorsque l'analysant a acquis la faculté durable d'effectuer
le travail du deuil, et lorsqu'il peut se confronter aux
sentiments de son enfance sans avoir continuellement
besoin de l'aide de l'analyste.
34 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

LA SITUATION
DU PSYCHANALYSTE

On entend souvent dire que les psychanalystes souffrent


de troubles narcissiques. Les thèses exposées jusqu'à
maintenant voulaient montrer qu'on pouvait non seule-
ment appuyer cette affirmation, de manière inductive,
sur des exemples tirés de l'expérience, mais qu'on pouvait
aussi la déduire de la nature même de talent dont l'ana-
lyste a besoin pour exercer sa profession. Sa sensibilité,
sa faculté de comprendre les autres, d'avoir des senti-
ments intenses et différenciés, ses multiples « antennes »
le prédestinent justement, comme enfant, à être utilisé
— parfois même de façon abusive — par des êtres ayant
des besoins narcissiques insatisfaits.
Bien sûr, il est théoriquement possible qu'un enfant qui
possède ces dons ait eu des parents qui n'avaient pas
besoin d'en abuser, c'est-à-dire des parents qui voyaient
et comprenaient la nature de leur enfant, qui supportaient
et respectaient ses sentiments. Cet enfant aurait alors
développé un narcissisme sain. Mais il est peu probable :
1. qu'il embrasse la profession de psychanalyste ;
2. qu'il développe le sensorium nécessaire dans les
mêmes proportions qu'un enfant « utilisé narcis-
siquement » ;
3. qu'il comprenne vraiment — sur la base de sa
propre expérience — ce que signifie : « avoir tué »
son Soi.

C'est pourquoi il me semble que notre destin, autant


que notre don, nous rend propre à exercer le métier de
psychanalyste, à condition que nous apprenions, dans
l'analyse didactique, à vivre avec la vérité de notre passé
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 35

et à renoncer aux illusions les plus grossières. Cela voudrait


dire : supporter de savoir que, dans notre enfance, il
nous a fallu, au prix de notre réalisation propre, satisfaire
les besoins inconscients de nos parents, afin de ne pas
perdre l'objet aimé. Cela signifierait aussi : pouvoir vivre
la révolte et le deuil profonds que suscite en nous la cons-
tatation qu'ils n'ont pas été disponibles pour satisfaire nos
besoins narcissiques primaires. Si nous n'avons jamais
vécu, et donc jamais élaboré, notre désespoir et la rage
narcissique qui en résulte, nous risquons de transférer
sur nos patients la situation de notre propre enfance
restée inconsciente. En effet, qui s'étonnerait que cette
rage inconsciente ne trouve pas d'autre issue que d'ex-
ploiter un être plus faible, pour disposer de lui, à la place
des parents. Or les êtres les plus disponibles sont sans
aucun doute nos propres enfants et nos patients, qui sont
par moments aussi dépendants de l'analyste que des
enfants. Un patient doué analytiquement, un patient
qui a des « antennes » sensibles à l'inconscient de l'ana-
lyste, réagira très vite. Il étalera une image complète
de son « complexe d'Œdipe » devant l'analyste, avec
toutes les émotions et tout le discernement désirés. Seule-
ment, ce sera un « Œdipe fictif (Œdipe-comme-si) »,
une défense contre ses vrais sentiments. C'est seulement
si on lui laisse le temps et l'espace dont il a besoin pour
développer son vrai Soi, si on le laisse parler et si on
l'écoute, que l'histoire inconnue et unique de son destin
œdipien pourra peu à peu se révéler aux yeux ébahis
de l'analyste et de l'analysant ; et cette histoire n'a
besoin d'aucune théorie mais elle est bouleversante pour
tous les deux, car elle raconte tout simplement une vérité
découverte dans la douleur.
Ceci est vrai non seulement pour le complexe d'Œdipe,
mais aussi pour tout le reste. Un analysant se « sentira »
très vite autonome s'il a l'impression qu'il est important
pour l'analyste d'avoir des patients autonomes et pleins
36 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

d'assurance. Il en est capable, comme il est capable de


faire tout ce qu'on attend de lui. Mais cette « autonomie »
débouche sur la dépression, car elle n'est pas authentique.
La vraie autonomie est précédée de l'impression d'être
dépendant, d'abord des partenaires et de l'analyste,
puis des objets primaires. C'est seulement au-delà du
sentiment profondément ambivalent de la dépendance
infantile que se trouve la véritable libération 1 .
Lorsque le patient amène du matériel qui convient à
l'outillage théorique, aux conceptions, et par conséquent
aussi à l'attente de l'analyste, il satisfait les désirs nar-
cissiques de ce dernier (désir d'être confirmé, de recevoir
un écho, d'être compris et d'être pris au sérieux). L'ana-
lyste exerce ainsi la même manipulation inconsciente
qu'il a subie lui-même comme enfant. Il a depuis long-
temps compris le phénomène de la manipulation cons-
ciente, et il s'en est libéré. Il a aussi appris à dire « non »,
à défendre ou à faire accepter ses opinions. Mais un
enfant ne peut pas percer à jour la manipulation incons-
ciente de ses sentiments. Elle est l'air qu'il respire, il
n'en connaît pas d'autre, et cet air est le seul qui lui
semble normal.
C'est ainsi qu'un de mes analysants ne pouvait dans
son enfance ni être triste, ni pleurer sans avoir l'impression
qu'il rendait sa mère bien-aimée malheureuse, qu'il lui
faisait perdre toute son assurance. En effet, lorsqu'elle
était enfant, la « gaieté » lui avait sauvé la vie, et les
larmes de ses enfants menaçaient son équilibre. Mais ce
patient extrêmement sensible sentait en lui le gouffre
refoulé de cette mère qui avait été, comme enfant,
enfermée dans un camp de concentration et n'en avait
jamais parlé. C'est seulement lorsque son fils eut atteint
l'âge adulte, et qu'il put aborder ce sujet et lui poser des

1. Les thèses formulées ici se fondent sur ma propre expérience, mais on


peut aussi les illustrer par l'expérience d'autres analystes ; cf. à cet effet la
casuistique de M. K h a n , 1974.
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 37

questions, qu'elle lui raconta comment elle avait dû


assister, ainsi que 80 autres enfants, à l'entrée de ses
parents dans la chambre à gaz. Pas un seul des enfants
n'avait pleuré, disait-elle !
Durant toute son enfance, le fils avait essayé d'être gai
et il ne pouvait vivre son vrai Soi, ses sentiments et ses
intuitions qu'à travers des perversions obsessionnelles
qui, jusqu'à l'analyse, lui semblaient étranges, honteuses
et incompréhensibles. (La honte qui accompagne les
perversions et les actes obsessionnels est souvent l'intro-
jection du sentiment d'étrangeté que les parents éprouvent
face aux pulsions les plus naturelles de l'enfant. Une
satisfaction sexuelle « normale » n'excitera pas forcément
l'indignation, calquée sur celle de la mère réelle, de
l'introject maternel, alors qu'une satisfaction perverse
le fera à coup sûr ; cf. p. 103 sq.)
On ne peut rien faire contre ce genre de manipulation
de l'enfant. Ce qui est tragique, c'est que les parents sont
eux aussi livrés sans défense à ce processus dont, le
plus souvent, ils ignorent tout et auquel ils ne peuvent
rien changer, même s'ils le devinent. Consciemment, ils
font tout et mettent en œuvre toutes leurs possibilités
pour l'éviter. Mais, inconsciemment, la tragédie de
l'enfance des parents se poursuit dans leur relation avec
leurs enfants 2 .
voici un autre exemple qui illustre mieux encore ce
phénomène : un père qui, comme enfant, avait toujours
été effrayé par les crises d'angoisse de sa mère, qui avait
des accès de schizophrénie, ce que personne ne lui avait
expliqué, aimait à raconter des histoires d'épouvante à
sa petite fille bien-aimée. II se moquait alors de sa peur,
pour la rassurer ensuite avec une phrase comme : « N'aie
pas peur, ce n'est qu'une histoire inventée, et je suis là,

2. En ce qui concerne l'aspect tragique de la psychanalyse, ci. Schafer,


1972.
38 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

près de toi. » Il pouvait ainsi manipuler la peur de l'enfant


et se sentir fort. Consciemment, il voulait donner quelque
chose de bon a sa fille, quelque chose qui lui avait manqué
autrefois, à savoir une protection, un apaisement, une
explication. Mais inconsciemment, il lui communiquait
aussi la peur de sa propre enfance, l'attente d'un malheur
et l'interrogation restée sans réponse (elle aussi depuis
sa propre enfance) : « Pourquoi l'être q u i , et qui
m'aime, me fait-il tellement peur ? »
Chaque être humain a sans doute en lui une chambre
secrète où se cachent les accessoires du drame de son
enfance. Peut-être que s'y cachent sa folie, sa perversion
secrètes ou tout simplement la part de sa douleur d'enfant
qu'il n'a pu surmonter. Seuls ses propres enfants auront
à coup sûr accès à cette chambre. Avec eux, une nouvelle
vie pénètre dans cette chambre et le drame peut se pour-
suivre. Seulement, l'enfant n'a eu aucune possibilité de
jouer librement avec ces accessoires, car son rôle se
confondait avec sa vie. Il n'a pu conserver aucun souvenir
de ce jeu dans sa vie ultérieure — à moins de le répéter
inconsciemment dans une analyse, où son rôle peut devenir
interrogation. Les accessoires lui faisaient certes peur
parfois, car il ne pouvait pas les mettre en relation avec
la personne en qui il avait pourtant confiance d'habitude,
sa mère ou son père ; et ceci est compréhensible car ces
accessoires incarnaient justement la partie non intégrée,
détachée, de ses parents. Mais l'enfant ne peut pas vivre
consciemment cette contradiction ; il accepte tout et
développe tout au plus des symptômes. C'est dans
l'analyse que réapparaissent les sentiments d'autrefois :
sentiments de terreur, de désespoir, de révolte, de mé-
fiance et — si la reconstruction du destin des parents
réussit — de pitié et d'indulgence.
Est-ce un hasard si Heinrich Pestalozzi, qui perdit son
père à l'âge de six ans et qui, malgré la présence de sa
mère et d'une bonne d'enfants, était émotionnellement
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 39

abandonné, eut l'idée de recourir aux théories de Rous-


seau pour éduquer son fils, alors qu'il était d'autre part
capable d'être spontanément chaleureux et « paternel »
avec les orphelins étrangers 3 ?
Pour finir il négligea l'éducation de son fils, qui passait
pour un « faible d'esprit » à l'âge de dix ans et fut pour
Pestalozzi la cause de beaucoup de chagrin et de remords ;
il mourut à l'âge de trente ans (cf. H. Ganz, 1966, et
M. Lavater-Sloman, 1977). Et c'est Pestalozzi qui aurait
dit une fois : « Tu peux chasser le diable de ton jardin,
tu le retrouveras dans celui de ton fils. » En psychanalyse
nous dirions : ce sont les parties détachées, non intégrées
des parents que l'enfant introjecte.

REMARQUES FINALES

Plus on comprend les mécanismes de la manipulation


inconsciente et involontaire des enfants par les parents,
moins on garde d'illusions quant a la possibilité de
changer le monde ou de prévenir les névroses. La seule
chose que nous pourrions faire, me semble-t-il, serait
d'élaborer nos troubles narcissiques, d'intégrer nos parties
détachées, pour ne plus avoir un besoin si pressant de

3. On peut lire chez H. Ganz (1966) : « Petit Jacques va s'occuper de son


propre jardin, il y fera pousser des plantes, y rassemblera avec ordre,
méthode et application des pupes et des scarabées..., quel frein à la paresse
et à la sauvagerie », petit Jacques a trois ans et demi.
Un an plus t a r d à peu près, p e t i t J a c q u e s , qui ne savait pas écrire, dicta
joyeusement à sa m a m a n , à l'occasion de la fête de son p a p a , « moitié chan-
tant, moitié m a r m o n n a n t » : « Je souhaite à mon gentil p a p a . . . que tu vives
encore longtemps et je te remercie cent mille fois pour t o u t le bien que tu m'as
fait... pour m'avoir élevé si gentiment et si gaiement. Maintenant j'aimerais te
dire ce qui sort de mon cœur... ça me réjouit énormément que tu puisses dire,
J ai élevé mon fils dans la joie... je suis son bonheur et sa joie, et puis j'aimerais
te remercier pour ce que tu as fait dans ma vie... » (p. 53).
40 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

manipuler inconsciemment nos patients à l'aide de nos


théories, afin de pouvoir les laisser devenir ce qu'ils
sont. Seule la douloureuse expérience qu'est la découverte
de notre propre vérité et son acceptation peuvent nous
libérer, du moins en partie, de l'espoir de trouver — peut-
être chez nos patients, à l'aide d'interprétations judi-
cieuses — une mère compréhensive et empathique dont
nous puissions disposer.
Cette tentation ne doit pas être sous-estimée : notre
propre mère ne nous a que rarement ou même jamais
écouté avec autant d'attention que le fait le plus souvent
un patient, et elle ne nous a jamais confié sa vie intérieure
avec autant de sincérité et de manière aussi compréhen-
sible. Mais le travail du deuil de notre vie, jamais ter-
miné, nous aidera à ne pas nous laisser prendre à cette
illusion. Nous avions autrefois besoin d'une mère pleine
d'empathie et large d'esprit, compréhensive, disponible
et utilisable, transparente, claire, sans contradictions
surtout et sans angoissante chambre aux accessoires.
Or cette mère nous ne l'avons pas eue et elle ne peut pas
exister, car n'importe quelle femme porte en soi une part
de « passé insurmonté » qu'elle transmet inconsciemment
à son enfant. Une mère ne peut être compréhensive que
lorsqu'elle s'est libérée de son enfance et ne peut faire
autrement que de réagir sans empathie lorsque, à cause
des refoulements de son destin, elle porte des chaînes
invisibles.
Il existe par contre des enfants intelligents, éveillés,
attentifs, hypersensibles, adaptés et qui, parce qu'entiè-
rement dévoués au bien-être de la mère sont aussi utili-
sables, transparents, clairs et manipulables. Ils le reste-
ront tant que leur vrai Soi (leurs sentiments) restera dans
la cave de la maison transparente qu'ils doivent habiter...
parfois jusqu'à la puberté ou jusqu'à l'analyse, et sou-
vent même jusqu'à ce qu'ils aient eux-mêmes des enfants.
L'une des Lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet
LE TROUBLE NARCISSIQUE DU PSYCHANALYSTE | 41

peut paraître un peu étrange, mais illustre bien ces phé-


nomènes. J'aimerais pour finir en résumer le contenu.
Il était une fois un enfant qui avait une cervelle d'or.
Ses parents remarquèrent ce fait étrange lorsque, l'enfant
s'étant blessé à la tête, ils virent couler de l'or à la place
du sang. Ils commencèrent alors à protéger soigneusement
leur fils et lui interdirent de fréquenter d'autres enfants,
afin qu'il ne se fît pas voler. Lorsque le garçon eut grandi
et qu'il voulut voir le monde, sa mère lui dit : « Nous
avons tant fait pour toi, nous devrions aussi profiter
de ta fortune. » Le fils s'arracha alors un gros morceau
de sa cervelle et le donna à sa mère. Grâce à sa fortune
il vécut sur un grand pied avec un de ses amis qui, une
fois, pendant la nuit, lui vola un morceau de sa cervelle
avant de prendre la fuite. L'homme à la cervelle d'or
décida alors qu'à l'avenir il cacherait son secret, et qu'il
travaillerait car sa fortune diminuait à vue d'œil. Un
jour, il devint amoureux d'une petite femme blonde, qui
l'aimait bien aussi, mais qui préférait encore les beaux
habits qu'il lui offrait, dépensant sans compter. Il épousa
la jeune fille et fut heureux, mais sa femme mourut au
bout de deux ans, et pour son enterrement, qu'il voulait
magnifique, il dépensa tout le reste de sa fortune. Un jour
qu'il errait dans les rues, faible, pauvre et malheureux,
il vit dans une vitrine de jolies petites bottes qui auraient
beaucoup plu à sa femme. Il oublia qu'elle était morte
— peut-être parce que sa cervelle vidée ne pouvait plus
travailler — et il entra dans le magasin pour acheter
les bottes. Mais à ce moment, il s'effondra et la marchande
trouva un cadavre qui gisait à terre.
Daudet, qui devait lui-même mourir d'une maladie
de la moelle épinière, écrit a la fin : « Malgré ses airs de
conte fantastique, cette légende est vraie d'un bout à
l'autre. Il y a par le monde de pauvres gens qui sont
condamnés à vivre de leur cerveau, et paient en bel or
fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses
42 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

de la vie. C'est pour eux une douleur de chaque jour :


et puis, quand ils sont las de souffrir... »
L'amour maternel n'est-il pas une de ces « moindres
choses », mais aussi des plus indispensables de la vie, que
beaucoup d'êtres humains doivent payer — paradoxale-
ment — de leur vitalité ?
La dépression
et la grandiosité :
deux formes parentes
du trouble narcissique
1
INTRODUCTION

J'aimerais essayer de formuler des pensées que j'ai


développées au cours des années sur la base de mon travail
d'analyste. Ce travail comprend bien sûr des analyses
et des supervisions, mais aussi de nombreux entretiens
avec des personnes qui, cherchant un analyste, ont parlé
pendant une ou deux heures avec moi. Dans ces courtes
entrevues, l'aspect tragique du destin individuel apparaît
avec une clarté et une intensité bouleversantes. Ce
qu'on appelle généralement dépression et qui se traduit
par des sentiments de vide intérieur, d'isolement, d'absur-
dité de l'existence ou d'angoisse de la pauvreté et de la
solitude, se révèle toujours être lié, me semble-t-il, à la
tragédie de la perte du Soi, ou de l'aliénation du Soi,
très répandues dans notre société et surtout dans notre
génération. Grâce au travail de reconstruction effectué
durant des années avec mes patients, je crois avoir
cerné les origines, dans l'enfance, de cette aliénation du
Soi.
Les observations des interactions premières mère-
enfant, formulées par M. Mahler, R. Spitz et J. Robertson,
confirment mes suppositions. A la lecture de D. Winnicott
j'ai relevé beaucoup de points communs entre ma pensée
et la sienne, ce qui m'a encouragée à continuer sur cette
voie. Enfin, les travaux de H. Kohut me permirent de
conceptualiser les conclusions auxquelles j'étais arrivée,
grâce notamment à sa définition de l'investissement nar-
cissique.
Dans ce qui suit, j'ai renoncé au langage métapsy-
chologique de la théorie structurale, et j'ai essayé de
développer sur le fond de la relation mère-enfant les
46 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

rapports que j'aimerais mettre en évidence. Une grande


partie des phénomènes décrits ici se déroulent bien sûr
a l'intérieur du psychisme, mais la relation d'objet pré-
cède toute internalisation et sa langue me semble plus
imagée, plus proche des sentiments et plus compréhensible.

DESTINS
DES BESOINS NARCISSIQUES

D'après Kohut, nous investissons narcissiquement un


objet lorsque nous ne le considérons pas comme centre
de sa propre activité, mais comme une partie de nous-
même. Si cet autre être ne se comporte pas comme
nous l'attendons ou comme nous en avons besoin, nous
sommes immensément déçus ou même blessés ; c'est
comme si notre bras ne nous obéissait plus ou si une
fonction tout à fait naturelle (la mémoire par exemple)
cessait de fonctionner. La perte soudaine du contrôle
peut aussi provoquer une fureur — narcissique — très
intense (cf. H. Kohut, 1971, 1973). Pour autant que nous
nous appliquions à qualifier cette attitude de patholo-
gique, d'irréaliste et d'égocentrique, elle est beaucoup
plus répandue, même chez les adultes, qu'il n'y paraît à
première vue. Et, au commencement de la vie, c'est la
seule attitude possible. En effet, la mère est — normale-
ment — l'objet investi narcissiquement, elle est la fonc-
tion de l'individu en formation ; ceci est vrai non seule-
ment pendant la phase du narcissisme primaire (dans la
phase symbiotique), mais aussi après la lente séparation
entre le Soi et l'objet.
Chaque enfant a le besoin narcissique légitime d'être
vu, compris, respecté et pris au sérieux par sa mère.
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 47

Pendant les premières semaines et les premiers mois


de son existence, il dépend de sa mère, c'est-à-dire qu'il
doit pouvoir disposer d'elle, l'utiliser, se refléter en elle.
Cette image de Winnicott illustre très bien cela : la
mère regarde son bébé, qu'elle tient dans les bras, le
bébé regarde le visage de sa mère et il s'y retrouve lui-
même... à condition que la mère regarde vraiment ce
petit être unique et sans défense, et qu'elle ne projette
pas ses propres introjects, ses propres espoirs, ses peurs
ou ses projets sur son enfant ; dans ce dernier cas, l'enfant
ne trouvera rien d'autre dans le visage de sa mère que la
détresse de celle-ci. Il n'aura donc pas de miroir et,
pendant toute son existence, il le cherchera en vain.

I — Narcissisme sain

Si un enfant a la chance d'être élevé par une mère qui


le reflète, qui se laisse investir narcissiquement, qui est
disponible, c'est-à-dire une mère qui se laisse « utiliser »
comme fonction du développement narcissique de son
enfant, selon l'expression de M. Mahler (1973), son senti-
ment de soi va peu à peu se développer sainement. Le
cas optimal est celui d'une mère qui offre à l'enfant
un climat affectif accueillant en même temps qu'elle
comprend ses besoins. Mais, même une mère qui n'est
pas très affectueuse peut rendre ce développement pos-
sible, pourvu qu'elle ne l'empêche pas ; en effet, l'enfant
peut alors trouver ce qui manque à sa mère chez d'autres
personnes. Différentes recherches ont montré cette faculté
formidable qu'a l'enfant équilibré de tirer parti de la
moindre « ressource » (incitation) affective se trouvant
dans son entourage.
Pour moi, un être a un sentiment de soi sain lorsqu'il
possède la certitude que les sentiments et les désirs qu'il
ressent appartiennent à son propre Soi. Cette certitude
48 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

n'est pas le fait d'une réflexion, elle est là comme le pouls


auquel on ne fait pas attention tant qu'il bat normale-
ment. C'est dans cet accès direct et naturel à ses propres
sentiments et à ses propres désirs que l'homme trouve le
soutien dont il a besoin, et surtout la source du respect
qu'il éprouve pour lui-même. II peut vivre ses sentiments,
être triste, désespéré, ou avoir besoin d'aide, sans que
naisse la peur d'avoir insécurisé l'introject maternel. Il a
le droit d'avoir peur lorsqu'il est menacé, de se mettre
en colère lorsqu'il ne peut pas satisfaire ses désirs. Il
sait non seulement ce qu'il ne veut pas, mais aussi ce
qu'il veut, et il peut l'exprimer sans s'occuper de savoir
si cela le fera aimer ou détester.
J'aimerais maintenant énumérer un certain nombre
de critères propres au développement narcissique réussi,
tout en précisant que je construis ici un cas idéal dont on
ne fait que s'approcher dans la réalité. On pourrait d'ail-
leurs parler de vitalité et de liberté intérieure, plutôt que
de « narcissisme sain ».
1. Les pulsions agressives ont pu être neutralisées, car
elles n'ont pas ébranlé l'assurance de la mère et son res-
pect de soi.
2. Les tentatives de l'enfant pour accéder à son auto-
nomie n'ont pas été ressenties comme des agressions.
3. L'enfant a eu le droit de vivre jusqu'au bout des
sentiments ordinaires comme la jalousie, la colère ou
l'obstination, car sa mère ne l'a pas utilisé dans un but
« particulier », elle ne l'a pas destiné à devenir par exemple
1' « enseigne » de son éthique.
4. L'enfant ne devait (dans le cas optimal) plaire à
personne, il pouvait laisser croître et montrer ce qui
vivait en lui à chaque stade de son développement.
5. Il pouvait « utiliser » ses parents, les « employer »
comme le dit Winnicott, car ils n'étaient pas dépendants
de lui.
6. Ces conditions lui permirent d'effectuer une vraie
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 49

séparation entre la représentation du Soi et la représentation


de l'objet.
7. Ayant le droit de montrer des sentiments ambiva-
lents, l'enfant put apprendre à vivre aussi bien son Soi
que l'objet comme étant à la fois bons et méchants, sans
avoir à séparer le « mauvais » objet du « bon » objet.
8. Le fait que les parents aimaient leur enfant en tant
qu'être autonome l'a rendu capable d'un authentique
amour objectai.
9. L'enfant n'a pas dû refouler ses besoins narcissi-
ques, ni s'en défendre, il a pu les intégrer puisqu'il n'a pas
subi de frustrations traumatiques mais uniquement pro-
pres aux différentes phases de développement.
10. Cette intégration a permis une transformation
de ces besoins donnant naissance à une matrice régulatrice
des pulsions, sur la base de ses propres expériences.

II — Le trouble narcissique

Qu'arrive-t-il lorsque la mère est non seulement inca-


pable de prendre en charge les fonctions narcissiques de
l'enfant, mais qu'elle a de plus elle-même des besoins
narcissiques insatisfaits, ce qui est très fréquent ?
Elle va essayer, de manière tout à fait inconsciente et
malgré sa bonne volonté, de satisfaire ses propres besoins
narcissiques à l'aide de son enfant, elle va l'investir nar-
cissiquement. Cela n'exclut d'ailleurs pas une véritable
affection. Au contraire. Mais cet « amour » n'offre à
l'enfant ni la continuité, la constance indispensables à
son développement, ni l'espace dont il aurait besoin pour
vivre ses sentiments et ses sensations. L'enfant développe
alors quelque chose qui, sur le moment, lui sauve la vie
(lui assure l'amour de ses parents), mais ceci risque de
l'empêcher toute sa vie d'être lui-même. Dans un cas
pareil, les besoins narcissiques de l'enfant, besoins tout à
50 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

fait naturels à son âge (voir plus haut), ne peuvent être


intégrés à sa personnalité en formation, ils doivent être
repoussés ou même refoulés, du moins en partie ; ils
gardent ainsi leur forme archaïque, ce qui, plus tard,
rend leur intégration encore plus difficile.
Nous lisons chez M. Mahler : « C'est le besoin inconscient
spécifique de la mère qui, des potentialités infinies du
nourrisson, active en particulier celles qui créent pour
chaque mère 1' "enfant" qui est le reflet de ses propres
besoins uniques et individuels... » (éd. fr. 1973). Et plus
loin : « En d'autres termes, la mère transmet — de mul-
tiples façons — une sorte de "cadre de référence en miroir"
auquel s'ajuste automatiquement le self primitif de
l'enfant. Si la "préoccupation primaire" de la mère au
sujet de son enfant — sa fonction de réfléchir en miroir
pendant la première enfance — est imprévisible, instable,
anxieuse ou hostile, si sa confiance en elle-même est chan-
celante, alors l'enfant en voie d'individuation doit se
tirer d'affaire sans cadre fiable de référence qui permet-
trait une contre-épreuve perceptive et émotionnelle
auprès du partenaire symbiotique. Le "sentiment pri-
mitif du self"... en sera alors perturbé » (1973, p. 29 ;
c'est moi qui souligne, A. M.).
Mes patients avaient tous, à deux exceptions près, des
mères souffrant de troubles narcissiques, manquant d'as-
surance et dépressives. Leur enfant, souvent l'aîné de la
famille ou le seul enfant du couple, était l'objet de leur
investissement narcissique. Ce que ces mères n'ont pas reçu
en leur temps de leur propre mère, elles peuvent le trouver
chez leur enfant : en effet, celui-ci est disponible, elles
peuvent le contrôler et l'utiliser comme miroir, car il
concentre toute son attention sur sa mère, ne l'aban-
donne jamais et lui porte une admiration sans bornes.
Lorsque leur enfant exige trop d'elles (comme le faisaient
leurs mères autrefois), elles ne se laissent pas tyranniser,
elles ne sont plus sans défense et peuvent éduquer
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 51

leur enfant afin qu'il ne crie pas et ne dérange pas. Elles ont
enfin trouvé un être qui les respecte et les considère.
J'aimerais donner un exemple qui illustre très bien
cela. Une patiente, elle-même mère de quatre enfants,
ne parlait que très rarement de sa mère. Au début du
traitement, elle la décrivait comme une femme chaleu-
reuse et affectueuse qui s'occupait beaucoup de ses enfants,
se sacrifiait entièrement à sa famille et qui, très tôt déjà,
« parlait ouvertement de ses soucis » à sa fille. Elle était
du reste très sensible aux problèmes des autres, et c'est
pourquoi les adeptes de la secte dont la famille faisait
partie lui demandaient souvent des conseils. Elle était
d'autre part très fière de sa fille, m'expliqua ma patiente.
Maintenant, sa mère était vieille et fragile et elle me
dit qu'elle se faisait beaucoup de soucis quant à sa
santé. Elle rêvait d'ailleurs souvent qu'il était arrivé
quelque chose à sa mère et ces rêves étaient toujours
très angoissants.
Dans la suite de l'analyse, sous l'effet des sentiments
apparaissant dans le transfert, l'image de cette mère se
transforma considérablement. C'est surtout au moment
où nous abordâmes dans l'analyse la période de son édu-
cation à la propreté que la patiente commença à trouver
que sa mère, qu'elle vivait à travers moi, était despotique
et exigeante, qu'elle voulait la contrôler, la manipuler,
qu'elle était méchante, froide, bête, bornée, obsession-
nelle, susceptible, exaltée, fausse et harassante. La
patiente projetait sans doute dans cette image toute
sa rage contenue pendant si longtemps, mais la mère
de ses souvenirs d'enfance avait des traits parfois vrai-
ment assez semblables.
C'est seulement avec le temps, après avoir mis en scène
dans l'analyse certaines situations de son enfance que la
patiente découvrit, à travers sa relation avec ses propres
enfants, le vrai visage de sa mère. Vers la fin de l'analyse,
elle m'expliqua que sa mère avait sans doute effective-
52 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

ment été méchante et froide dans les moments où elle


manquait d'assurance face à sa fille. La mère s'occupait
alors anxieusement de son enfant, et cette formation
réactionnelle l'aidait à se défendre contre ses agressions
et contre la jalousie qu'elle éprouvait à l'égard de sa
fille. Ayant été elle-même humiliée durant son enfance,
elle cherchait à s'imposer a sa fille. Peu à peu, l'image de
la mère affectueuse et celle de la méchante sorcière se
rejoignirent et se fondirent en un portrait d'un être
humain qui, par faiblesse, par manque d'assurance et par
vulnérabilité, avait besoin de mettre son propre enfant à
sa disposition. Cette mère qui fonctionnait apparem-
ment si bien était elle-même un enfant dans sa relation
avec son propre enfant. Et celle-ci avait endossé le rôle
de l'être compréhensif et attentionné, jusqu'au jour où,
face à ses propres enfants, elle avait découvert en elle
l'enfant exigeant qui essayait sans cesse de disposer des
autres comme s'il était poussé par une compulsion.
Tous les enfants de mère narcissiquement indigente
ne souffrent pas forcément de ce trouble. Lorsqu'un des
enfants joue ce rôle particulier, ses frères et sœurs jouis-
sent en général d'une plus grande marge de liberté.
D'autre part, les enfants qui ont été élevés dès leur
naissance par des nourrices ou des tuteurs ont souvent
plus de facilité que les autres à développer leur propre
personnalité, car il est plus rare qu'ils soient investis
narcissiquement.
Dans son roman Le lys dans la vallée, Honoré de Balzac
décrit son enfance. Sa mère lui préférait son frère et elle
confia le petit Honoré à une nourrice avant de l'envoyer
dans un pensionnat. Ce fut pour lui une grande souf-
france et, toute sa vie, il courtisa sa mère à travers
plusieurs femmes. Mais ce fut peut-être une chance que
de n'avoir pas été utilisé comme « enseigne » par cette
mère. Cet amour désespéré lui valut de conserver la
possibilité d'une richesse de sentiments et d'une capacité
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 53

de souffrance peu communes. Le cas de Van Gogh


semble être assez semblable ; sa mère pleura toute son
existence son premier Vincent, qui était mort en bas
âge, et qu'elle avait par la suite fortement idéalisé
(cf. H. Nagera, 1968).
L'enfant investi narcissiquement a la possibilité de
développer normalement ses facultés intellectuelles, mais
non sa propre expression, et ceci peut avoir des consé-
quences graves pour son bien-être. L'intellect assure
certes une fonction prothétique d'une valeur inestimable,
puisqu'il renforce les défenses. Mais derrière ces défenses,
les troubles narcissiques peuvent encore s'aggraver.
On trouve dans la pratique plusieurs formes inter-
médiaires et variantes du trouble narcissique. Mais, pour
plus de clarté, je vais essayer de décrire deux de ses formes
extrêmes, considérant l'une comme le revers de l'autre :
la grandiosité et la dépression. Derrière la grandiosité
manifeste, la dépression guette, et derrière l'humeur
dépressive se cachent des fantasmes de grandeur souvent
inconscients ou alors conscients mais détachés. En fait,
la grandiosité est une défense contre la dépression, et
la dépression est une défense contre la profonde douleur
de la perte du Soi.

1. La grandiosité
L'être « grandiose » est admiré partout et il a besoin de
cette admiration, il ne peut pas vivre sans elle. Il doit
réussir brillamment tout ce qu'il entreprend, et il y
parvient (il n'entreprend jamais rien d'autre que ce qu'il
est sûr de réussir). Il s'admire lui-même pour ses qualités :
pour sa beauté, son intelligence, son talent, ses réussites
et ses performances. Mais malheur à lui si une de ces
qualités lui fait défaut : la catastrophe de la dépression
profonde est alors imminente. On pense généralement
qu'il est normal que des êtres vieux ou malades, qui ont
subi de grandes pertes, ou que des femmes atteignant
54 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

l'âge de la ménopause deviennent dépressifs. Mais il y a


pourtant des gens qui sont capables de supporter la
perte de leur beauté, de leur santé, de leur jeunesse ou
d'êtres qui leur sont chers, en éprouvant certes un grand
deuil, mais sans pour autant tomber dans la dépres-
sion. Et réciproquement : il y a des gens très doués qui
souffrent de dépressions graves ; ce sont d'ailleurs souvent
les plus doués. Lorsque, au lieu de dépendre de certaines
qualités, le sentiment de soi prend racine dans l'authen-
ticité des sentiments, on ne risque pas de tomber dans
la dépression.
L'effondrement du sentiment de soi chez l'être « gran-
diose » montre très clairement que ce sentiment est en
suspension dans l'air, « accroché à un ballon » (rêve d'une
patiente) qui s'envole très haut lorsque le vent est bon
mais qui, au moindre trou d'air, chute et n'est plus alors
qu'un lambeau de caoutchouc gisant à terre. Cet être n'a
rien développé qui lui appartienne en propre, où il aurait
pu trouver plus tard un appui.
Les partenaires de l'être « grandiose » (y compris le
partenaire sexuel) sont aussi investis narcissiquement.
Les autres sont là pour l'admirer, et il est sans cesse
occupé à s'assurer cette admiration (à la mériter), il
s'y donne corps et âme. Et ceci est l'expression de
sa dépendance torturante. Le traumatisme de l'enfance
se répète : il est toujours l'enfant admiré de sa mère,
mais, en même temps, il sent qu'aussi longtemps qu'on
admire ses qualités on ne l'aime pas pour ce qu'il est
vraiment.
A côté de la fierté que peuvent ressentir les parents
d'avoir un enfant aussi doué, se cache, dangereusement
proche, la honte qu'ils éprouveraient s'il ne remplissait
pas leurs attentes. Dans une étude de « Chestnut Lodge »
datant de 1954, on a fait des recherches sur l'environ-
nement familial de 12 patients souffrant d'une psychose
maniaco-dépressive. Les résultats de cette étude confir-
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 55

ment dans une large mesure les conclusions auxquelles


j'étais arrivée, par une tout autre oie, quant à l'étiologie
de la dépression et à celle, je pense, du trouble narcissique
en général. « Tous les patients étaient nés dans des familles
qui se sentaient isolées socialement et peu estimées dans
leur entourage. C'est pourquoi les membres de ces familles
faisaient tout pour accroître leur prestige auprès de
leurs voisins, se faisant remarquer par leur conformisme
et leurs performances. Et l'enfant qui devait devenir plus
tard notre patient y jouait toujours un rôle particulier.
Il devait défendre l'honneur de la famille, et il n'était
aimé que s'il était capable, en vertu de ses facultés, de ses
dons particuliers, de sa beauté, etc. (c'est moi qui sou-
ligne, A. M.), de satisfaire aux représentations idéales
de sa famille. S'il n'y parvenait pas, on le punissait en
le repoussant, en le bannissant de la famille et en le
rendant incontestablement coupable d'avoir déshonoré
les siens » (cité d'après M. Eicke-Spengler, 1977, p. 1104).
J'ai également remarqué l'isolement des familles chez mes
patients, cependant il n'était pas la cause mais bien la
conséquence du trouble narcissique des parents.
L'être grandiose ne peut défaire ce lien tragique qui
unit l'admiration et l'amour. Par une compulsion de
répétition il recherche insatiablement l'admiration, qui
pourtant ne lui suffit jamais, car l'admiration n'est pas
identique à l'amour. Elle est la satisfaction de rechange
du besoin primaire, resté inconscient, d'être respecté,
pris au sérieux et compris.
Lorsque, dans un groupe de discussion du Congrès
de Paris de 1973, Kernberg parla de la jalousie très
intense des êtres souffrant de troubles narcissiques, il
remarqua, sans avoir l'air d'y toucher : « Ces êtres sont
jaloux de tout, même des relations objectales des autres. »
On pourrait imaginer que c'est justement là que se
cachent les racines inconscientes de leur jalousie. Une
patiente me dit une fois qu'elle avait l'impression d'avoir
56 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

marché jusqu'à présent avec des échasses. Comment un


être qui marche continuellement avec des échasses ne
serait-il pas jaloux de ceux qui marchent sur leurs pieds,
même s'ils lui paraissent plus petits, « plus médiocres »
que lui-même ? Et comment n'accumulerait-il pas une
fureur contenue contre ceux qui l'ont rendu incapable
de marcher sans échasses ? C'est ainsi que naît, grâce au
mécanisme de défense du déplacement, la jalousie des
autres. Au fond l'être grandiose est jaloux de l'être sain,
car celui-ci ne doit pas sans arrêt s'efforcer de mériter
l'admiration, de faire tel ou tel effet, il peut tranquille-
ment se permettre d'être « moyen ».
La grandiosité manifeste, surtout dans le domaine
érotique, est souvent appelée « narcissisme phallique ».
Des femmes présentant la structure et la pathogenèse
décrites ici sont souvent conscientes de leur « position
particulière », aussi sur le plan sexuel, pendant la phase
œdipienne (ou même plus tôt — dans les cas où le père
remplaçait la mère sur le plan affectif). Ces femmes, à
cause de leur développement pendant la phase pré-
œdipienne, étaient particulièrement prédestinées à devenir
1' « enseigne » de leur mère. Si, de plus, il y a eu séduction
par le père, cette femme recherchera toujours, poussée
par la compulsion de répétition, cette situation parti-
culière avec les hommes. Elle devra également refouler la
rivalité douloureuse du triangle œdipien afin de pouvoir
conserver, dans son fantasme, sa « position privilégiée »
auprès de son père. Enfin, elle ressent son incapacité
de vivre un amour objectai comme une blessure narcis-
sique, car son ambition est d'être une femme à part entière,
c'est-à-dire capable d'aimer. Cela aussi, paradoxalement,
elle le doit à sa mère introjectée et entre-temps trans-
formée.
Le cas de l'homme dit « phallique » est peut-être plus
simple. Il est le fils préféré de sa mère et, dans la situa-
tion de séduction, il est aussi son objet sexuel privi-
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 57

légié1. « L'homme phallique » est obligé d'être un « type


épatant » pour se sentir viril. Mais dès qu'il doit être quelque
chose de particulier et qu'il ne peut pas être ce qu'il est, il
perd naturellement sa conscience de soi. Il essaye alors de
regonfler son sentiment de soi, ce qui amène un nouvel
affaiblissement narcissique et ainsi à l'infini. Dans son
Casanova, Fellini nous a montré de manière impres-
sionnante cet homme et sa détresse.
L'être grandiose n'est jamais vraiment libre : 1) parce
qu'il est terriblement dépendant de l'admiration des
objets ; 2) parce que son respect de soi dépend de cer-
taines qualités, fonctions et performances qui peuvent
s'effondrer soudainement.

2. La dépression, revers de la grandiosité


Chez les patients que j'ai connus, la dépression était
combinée de diverses manières avec la grandiosité.
1. Parfois la dépression apparaissait lorsque, à cause
d'une maladie grave, d'une invalidité ou du vieillissement,
la grandiosité s'effondrait. Je citerai, par exemple, le cas
d'une femme célibataire d'un certain âge qui voyait
lentement tarir la source des satisfactions narcissiques
extérieures dont elle avait tant besoin. La confirmation
que lui donnaient continuellement les hommes lui fit
soudainement défaut. Or cette confirmation, qui rem-
plaçait le reflet de la mère, suffisait tout juste à exercer
cette fonction prothétique. Le désespoir de vieillir était
apparemment dû à l'absence de contacts sexuels, mais
en profondeur s'agitaient des peurs d'abandon pré-
œdipiennes, datant de la phase symbiotique, contre
lesquelles cette femme ne pouvait plus lutter par de
nouvelles conquêtes. Tous ses miroirs de rechange étaient

1. Cf. l'étiologie de la perversion chez Chasseguet-Smirgel (1973) : déni


de la barrière des générations, abolition de la blessure narcissique chez le
garçon, qui se sent supérieur à son père.
58 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

brisés, elle était de nouveau là, délaissée et désemparée,


comme la petite fille d'autrefois face au visage de sa
mère, dans lequel elle ne trouvait pas son propre reflet
mais le désarroi le plus profond. Les hommes dits « phal-
liques-narcissiques » vivent en général leur vieillissement
de manière assez semblable, même si le fait d'être une
nouvelle fois amoureux leur rend parfois l'illusion de
la jeunesse pour un moment ; dans ce cas, la dépression
du vieillissement sera, au début, entrecoupée de phases
maniaques.
2. Cette alternance de dépression, de grandiosité par
phases se retrouve chez beaucoup d'êtres humains. Car
ce sont en fait les deux faces de la même médaille,
médaille de ce que l'on pourrait appeler le « faux Soi »
et qui fut effectivement décernée à l'enfant pour récom-
penser ses performances.
C'est ainsi qu'un acteur, par exemple, peut, le soir de
son triomphe, se refléter dans les yeux d'un public enthou-
siaste, et en éprouver des sentiments de toute-puissance
et de grandeur divine. Mais si, au lieu d'avoir ses racines
dans le plaisir que procure l'activité créatrice du jeu et
de l'expression, ce bonheur est une satisfaction de
rechange du besoin de recevoir un écho, d'être reflété, vu
et compris, l'acteur éprouvera peut-être un sentiment de
vide, une impression d'absurdité, ou même de la honte
et du dépit, lorsqu'il se réveillera le lendemain de son
triomphe. Si sa créativité était assez libérée de ces besoins,
notre acteur ne tomberait pas dans la dépression le
lendemain matin, il se sentirait plein de vitalité et il
envisagerait déjà d'autres projets. Si le succès de la
veille ne servait en revanche qu'à nier la frustration de
son enfance, il ne lui procurera — comme toute satisfac-
tion de rechange — qu'un apaisement de courte durée.
Il ne sera plus jamais vraiment pleinement satisfait.
En effet, l'enfant d'autrefois n'existe plus, pas plus que
ses parents d'alors. Les parents — s'ils vivent encore —
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 59

sont aujourd'hui vieux et dépendants, ils n'exercent


plus aucun pouvoir sur leur fils et se réjouissent de ses
succès et de ses rares visites. Aujourd'hui, cet acteur a
du succès, il est reconnu, mais ce succès ne peut être plus
que ce qu'il est, c'est-à-dire qu'il ne peut combler la faille
qui date de l'enfance. Et tant qu'elle est niée à l'aide de
l'illusion et de l'ivresse du succès, la plaie ne peut pas guérir.
La dépression le mène tout au bord de cette plaie, mais
seul le deuil de ce qui a manqué au moment décisif
pourrait la cicatriser 2 .
3. Il arrive qu'un être humain réussisse a maintenir
l'illusion de la disponibilité et de l'affection de l'objet
narcissique (dont il est obligé de nier l'absence durant sa
première enfance, tout comme il nie ses vrais sentiments)
en réalisant de manière ininterrompue des performances
extraordinaires. Et il arrive à éviter la dépression qui le
menace en étant particulièrement brillant, stupéfiant
ainsi aussi bien son entourage que lui-même. Il choisit
souvent un conjoint qui a déjà des traits dépressifs ou
qui, dans le couple, prend en charge et met en acte incons-
ciemment la composante dépressive de l'être grandiose.
La dépression se trouve ainsi en dehors de lui-même.
Il s'occupe du « pauvre » partenaire, il le protège comme
un enfant et peut se sentir fort et indispensable ; il a

2. On peut donner comme exemple d'un travail du deuil réussi ce propos


de Strawinsky : « Mon malheur était dû, j ' e n suis persuadé, au fait que m o n
père était intérieurement très éloigné de moi et que ma mère ne me montrait
aucune affection. Lorsque mon frère aîné m o u r u t de manière t o u t à fait
i n a t t e n d u e , ma mère ne reporta p a s son amour sur moi et mon père resta
aussi réservé q u ' a v a n t ; je décidai alors qu'un jour je leur montrerai de quoi
j'étais capable. Et le jour vint, le jour passa. Personne ne se rappelle de ce
jour, j ' e n suis le seul témoin survivant. » A l'opposé, on peut citer Samuel
Beckett : « On peut dire que j ' a i eu une enfance heureuse... bien que je
n'aie jamais été très doué pour le bonheur. Mes p a r e n t s ont fait t o u t ce
qu'on peut faire pour rendre un enfant heureux. Mais je me suis souvent
senti très seul. » (Les deux citations proviennent d'un article de H. Müller-
Braunschweig, 1974.) Le drame de l'enfance a été ici totalement inter-
nalisé, l'idéalisation des p a r e n t s a pu être maintenue grâce au déni, mais
l'isolement infini de l'enfance de Beckett a trouvé son expression dans ses
œuvres.
60 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

ainsi un pilier supplémentaire pour soutenir la structure


de sa propre personnalité qui n'a pas de fondements
solides et qui s'appuie sur la performance, la « force »
et le déni de ses sentiments de l'enfance.
4. La dépression peut enfin aussi être ressentie comme
une mauvaise humeur manifeste et continue, qui ne présente
extérieurement aucun rapport avec la grandiosité. Mais on
découvre toujours des fantasmes de grandeur refoulés ou
détachés chez le dépressif, fantasmes qui s'expriment par
exemple à travers son masochisme moral. Ses critères
particulièrement rigoureux ne valent que pour lui. Des
pensées ou des actes qu'il considérerait de sa part comme
« vils » ou « mauvais », au regard d'un idéal du Moi
extrêmement élevé, il les tolère sans difficulté chez les
autres. Les autres peuvent être « ordinaires », lui ne se le
permettra jamais.
Bien que la dépression soit en apparence diamétrale-
ment opposée à la grandiosité, et qu'elle semble être plus
directement liée à la perte du Soi que cette dernière, ces
deux formes de trouble narcissique ont les mêmes racines.
En effet, elles sont toutes deux l'expression d'une prison
intérieure. L'être grandiose et le dépressif ont le même
besoin compulsif de remplir inconditionnellement les
vœux de leur mère introjectée ; mais, tandis que l'être
grandiose est l'enfant réussi de sa mère, le dépressif
se voit plutôt comme un raté.

On peut cependant relever de nombreux points com-


muns :

1. Un faux Soi qui a entraîné la perte du vrai Soi


potentiel ;
2. La fragilité du respect de Soi, qui, au lieu de naître de
la capacité de ressentir ses propres sentiments et
désirs, dépend de la réalisation du faux Soi ;
3. Le perfectionnisme ; un idéal du Moi très élevé ;
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 61

4. Le déni des sentiments méprisés (l'ombre absente


dans le reflet de Narcisse) ;
5. La prépondérance des investissements narcissiques
des objets ;
6. La disposition à s'adapter, qui naît de la peur de
la perte d'amour ;
7. L'envie à l'égard des êtres sains ;
8. De très fortes pulsions agressives, détachées et donc
pas neutralisées ;
9. Une très grande vulnérabilité aux humiliations ;
10. La tendance aux sentiments de honte et de culpa-
bilité ;
11. L'inquiétude, l'agitation continuelle.

On peut donc considérer la dépression comme un signal


de la perte du Soi, qui est en fait le résultat du déni des
sentiments et des réactions émotionnelles. Ce déni a
débuté dans l'enfance, a l'époque où l'adaptation était
indispensable à la survie, il est la conséquence de la peur
de perdre l'amour de l'objet, et il se perpétue dans les
rapports avec les introjects. La dépression nous renvoie
donc à un trouble très ancien. Dès la toute petite enfance
il manquait certains domaines affectifs qui auraient été
indispensables à la formation d'un sentiment de soi
sain. Les reconstructions qu'il m'a été possible d'effectuer
à partir des analyses que j'ai menées me donnent à croire
que certains enfants n'ont jamais pu vivre librement même
leurs toutes premières sensations, comme par exemple
le mécontentement, l'irritation, la colère, la douleur, le
plaisir procuré par leur propre corps ou même la sensation
de faim3.

3. On entend parfois des mères raconter avec fierté que leurs nourrissons
ont appris à réprimer leur faim, et qu'ils a t t e n d e n t l'heure du repas calme-
ment, gentiment occupés. J ' a i connu des adultes qui avaient vécu cela
dans leur toute petite enfance et le relataient dans des lettres ; ces adultes
ne savaient jamais vraiment s'ils avaient réellement faim ou s'ils se le
« figuraient » seulement, et ils avaient sans cesse peur de tomber d'inanition.
A. MILLER 3
62 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Lorsque l'enfant était mécontent ou irrité, sa mère


doutait d'elle-même dans son rôle de mère, lorsqu'il avait
mal, elle avait peur, et lorsqu'il prenait plaisir à son
propre corps, elle en ressentait de la jalousie ou même
parfois de la honte, « à cause des autres » ; le plaisir de
l'enfant ébranlait la formation réactionnelle de la mère
(cf. A. Miller, 1971). C'est ainsi que l'enfant apprit très
tôt le mode de sensibilité qui lui était interdit s'il ne voulait
pas mettre en jeu l'amour de sa mère.
Une patiente qui en était à sa quatrième année d'ana-
lyse m'annonça durant une séance, quelques semaines
après la naissance de son troisième enfant, qu'elle se
sentait libre et vivante avec son nourrisson. Ensuite elle
me raconta qu'avec ses deux autres enfants elle s'était
sentie continuellement surmenée, emprisonnée, utilisée et
même « exploitée » par l'enfant, se révoltant contre ses
exigences pourtant justifiées ; elle se trouvait d'ailleurs
très méchante, et avait l'impression d'être coupée d'elle-
même, comme dans la dépression. Elle me dit que ceci
était peut-être une révolte contre les exigences de sa
mère. En effet, avec son dernier enfant, tout était diffé-
rent. L'amour qu'elle avait eu tant de mal à éprouver
venait de lui-même, tout à fait naturellement. Elle
ajouta qu'elle était heureuse de ne faire qu'un avec son
enfant et avec elle-même. Puis elle me parla de sa mère :
« J'étais la perle de la couronne de ma mère. Elle disait
toujours : "On peut compter sur Maïa, elle fait toujours
ce qu'on lui demande." Et de fait, je le faisais ; j'ai élevé
mes petits frères et sœurs afin qu'elle puisse se consacrer
à sa carrière. Elle devenait de plus en plus célèbre,
mais je ne l'ai jamais vue heureuse. Et j'aurais tellement
voulu qu'elle fût là, le soir, lorsque j'étais seule avec les
petits qui pleuraient, les consolant sans jamais verser
une larme moi-même. Qui donc aurait besoin d'un enfant
qui pleure ? Je n'avais droit à l'amour de ma mère que si
j'étais sérieuse et compréhensive, si je me dominais et ne
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 63

la remettais jamais en question. Et je ne devais surtout


pas montrer à quel point elle me manquait, car cela aurait
limité sa liberté, dont elle avait tant besoin, et se serait
donc retourné contre moi. Personne ne se doutait à quel
point cette Maïa sérieuse, calme et agréable, se sentait
seule, et combien elle souffrait. Mais qu'aurais-je pu
faire d'autre que me montrer fière de ma mère et l'aider ?
Il faut que les perles de la couronne soient d'autant plus
grosses que le trou est profond dans le cœur de la mère.
Ma pauvre mère avait besoin des perles, car toute son
activité ne servait au fond qu'à réprimer quelque chose
en elle, une nostalgie peut-être, je ne sais pas... Elle
aurait peut-être pu découvrir elle-même ce qu'elle répri-
mait, si elle avait eu la chance d'être mère autrement
qu'au seul sens biologique du terme. Ce n'était pas de sa
faute. Elle se donnait tant de peine, elle était tellement
consciencieuse. Mais la joie de l'amour spontané ne lui
avait pas été donnée.
« Et comme tout cela s'est répété avec Pierre ! Combien
d'heures abrutissantes mon enfant a-t-il passé à m'attendre
dans la cuisine avec des employés de maison, afin que je
puisse faire ce diplôme qui m'a encore plus éloignée de lui
et de moi-même ? Combien de fois l'ai-je abandonné sans
remarquer ce que je lui faisais parce que je n'avais jamais
vécu l'abandon que j'ai subi ? C'est seulement maintenant
que je commence à deviner ce que peut être une maternité
sans couronne, sans perles, sans auréole 4 . »

4. Dans un magazine féminin qui essaye de parler ouvertement de cer-


taines variétés tabous, j ' a i trouvé une lettre d'une lectrice qui raconte sans
rien cacher l'histoire tragique de sa maternité. Le fond du problème est sans
doute que cette femme n'ait pas pu prendre conscience de l'aspect tragique
de sa propre histoire, et de celle de son enfant. En effet, le début de cette
histoire n'est autre que sa propre enfance, à laquelle elle n'a plus accès
émotionnellement. L'article se terminait par ces phrases : « Et puis vint l'al-
laitement ! On avait mal placé le nourrisson et mes mamelons furent bientôt
abîmés. C'était atroce. Dans deux heures il sera de nouveau là ; plus qu'une...
m a i n t e n a n t . . . Lorsqu'il était là et qu'il tétait je pleurais et je jurais. C'était
64 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUE

LA LÉGENDE DE NARCISSE

La légende de Narcisse symbolise le tragique du trouble


narcissique. Narcisse, qui regarde son reflet dans l'eau,
tombe amoureux de son beau visage, visage dont sa mère
était du reste sûrement fière. La nymphe Echo répond
aussi aux appels du jeune homme dont elle aime la beauté,
comme les mères de nos patients. Les appels d'Echo
trompent Narcisse. Son reflet aussi le trompe, car il ne
montre que ce qui est parfait et sublime en lui. Narcisse
ne voit jamais les autres côtés, son dos, ou son ombre,
puisqu'ils n'appartiennent pas au reflet tant aimé ; il
les ignore.
On peut comparer ce stade du ravissement a la gran-
diosité, comme on peut comparer le stade suivant — celui
de la nostalgie dévorante de soi-même — à la dépression.
Narcisse ne voulait être que beau, il déniait son vrai Soi
et voulait se confondre avec la belle image. Cela l'amena
du renoncement à lui-même, à la mort, pareillement — dans

tellement horrible que je ne pouvais plus rien manger et que j ' a v a i s 40° de
fièvre. Je pus alors arrêter d'allaiter et, subitement, j'allai mieux. P e n d a n t
longtemps, je n'ai rien ressenti qui puisse ressembler à des sentiments
maternels. Si l'enfant était mort, ça ne m ' a u r a i t p a s déplu. Et tout le monde
s'attendait à ce que je sois heureuse. Une amie me dit que l'affection ne
viendrait qu'avec le t e m p s , lorsque je m'occuperais toute la journée de lui
et qu'il serait t o u t le temps dans mes jambes. Cela n'est pas vrai non plus.
Je n'ai commencé à avoir de l'affection pour lui q u ' à p a r t i r du m o m e n t
ou je pus de nouveau aller travailler et qu'en r e n t r a n t à la maison je le
retrouvais, un peu comme une distraction ou un jouet. Mais, honnêtement,
un petit chien aurait t o u t aussi bien « fait l'affaire ». Maintenant que m o n
enfant est plus grand et que je r e m a r q u e que je peux l'éduquer, qu'il s'accroche
à moi et qu'il a totalement confiance en moi, je suis contente qu'il soit là ;
et une relation tendre s'établit entre nous peu à peu. (C'est moi qui souligne,
A. M.) Je vous ai écrit cela simplement parce que je trouve bien qu'il y
ait enfin quelqu'un qui dise qu'il n ' y a pas d'amour maternel, au sens où
on l'entend généralement — et encore moins d'instinct maternel — »
(cf. Emma, juillet 1977).
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 65

la version d'Ovide — à la métamorphose en fleur. Cette


mort est la conséquence logique de sa fixation sur son
faux Soi. Car ce ne sont pas que les « beaux », les « bons »
sentiments, ceux qui nous sont agréables qui font que
nous sommes vivants, qui donnent de la profondeur à
notre existence et qui nous procurent le discernement
décisif, mais aussi très souvent les plus désagréables, les
plus inadaptés, ceux que nous aimerions fuir : l'impuis-
sance, la honte, l'envie, la jalousie, le désarroi, l'affliction.
Dans l'analyse, ces sentiments peuvent être vécus et ils
peuvent dépasser leur forme archaïque. Dans cette mesure,
l'espace analytique est un miroir du monde intérieur de
l'analysant, et ce monde est beaucoup plus riche que le
« beau visage ». Narcisse est amoureux de son image
idéalisée, mais ni le « Narcisse » grandiose, ni le « Nar-
cisse » dépressif ne peuvent s'aimer vraiment. Et cet
enthousiasme pour son faux Soi n'empêche pas seule-
ment l'amour objectai, mais aussi, et avant tout, l'amour
pour le seul être qui lui soit confié entièrement : lui-
même.

PHASES DÉPRESSIVES
PENDANT L'ANALYSE

Un sujet atteint de grandiosité ne consultera un


analyste que si des humeurs dépressives le poussent à le
faire. Aussi longtemps que la défense de la grandiosité
fonctionne, cette forme du trouble narcissique ne pré-
sente aucun signe visible de souffrance, sinon que la
famille de l'être grandiose (son conjoint, ses enfants)
doit se faire soigner de dépressions et de troubles psycho-
somatiques. Dans le travail analytique nous rencontrons
la grandiosité sous une forme où elle est mêlée à la dépres-
sion. Nous rencontrons au contraire la dépression chez
66 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

presque tous nos patients, soit sous la forme d'une mala-


die manifeste, soit sous celle de phases isolées d'humeurs
dépressives. Ces phases peuvent avoir différentes fonctions.

1. Fonction de signal
Tout analyste connaît ces séances où le patient arrive en
se plaignant de la dépression et où il quitte le cabinet en
larmes, mais très soulagé et sans dépression. Peut-être
a-t-il pu enfin vivre une rage longtemps contenue contre
sa mère, ou exprimer sa méfiance à l'égard de la souverai-
neté de l'analyste, ou ressentir pour la première fois la
tristesse d'avoir perdu tant d'années de sa vie, ou vivre
une fois de plus la colère qu'il éprouve avant les vacances
ou chaque fois qu'il doit se séparer de l'analyste. Peu
importe la nature des sentiments, ce qui compte c'est
qu'ils aient pu être vécus. La dépression a annoncé non
seulement leur proximité mais aussi leur déni. La séance
d'analyse a permis l'irruption de ces sentiments, faisant
immédiatement disparaître l'humeur dépressive. Celle-ci
a donc signalé le fait que des parties niées du Soi (senti-
ments, fantasmes, désirs, angoisses) s'amplifiaient sans
avoir pu trouver d'exutoire dans la grandiosité.

2. « Ecrasement du Soi »
Il y a des patients qui, à chaque fois qu'ils se sont, dans
une séance, approchés très près de ce qu'il y a de plus
profond en eux, organisent une fête ou autre chose qui
leur est à ce moment-là totalement indifférent, et ou ils
se sentent à nouveau isolés et surmenés. Quelques jours
après, ils éprouvent des sentiments de vide et d'aliénation
de soi ; ils n'ont plus accès à leur vrai Soi. Inconsciem-
ment, le patient a provoqué activement des circonstances
qui répètent ce qui se passait lorsqu'il était enfant :
lorsque, dans le jeu, il se sentait lui-même, c'est-à-dire
qu'il était créatif, au sens de Winnicott, on lui demandait
une performance, on voulait qu'il fasse quelque chose
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 67

d' « intelligent » ; c'est ainsi que son monde intérieur en


pleine formation a été « écrasé ». Il est probable que,
même enfants, ces patients réagissaient par le retrait de
leurs sentiments et par la dépression.

3. De forts affects « en gestation »


Les patients dont la dépression a disparu ont des
phases dépressives, qui durent parfois plusieurs semaines,
avant que ne fassent irruption des affects intenses qui
datent de l'enfance. Comme si la dépression avait retenu
jusqu'alors l'affect. Lorsqu'ils peuvent être vécus, des
rapports avec l'objet primaire apparaissent, qui sont
d'ailleurs souvent accompagnés de rêves très révélateurs.
Le patient se sent à nouveau plein de vitalité jusqu'à ce
qu'une nouvelle phase de dépression annonce quelque
chose de nouveau. Il décrit ce phénomène à peu près
comme cela : « Je ne me sens plus moi-même, comment
se fait-il que je me sois de nouveau perdu ? Je n'ai plus
accès à ma vie intérieure. Il n'y a aucun espoir... Ça n'ira
jamais mieux. Tout ça n'a aucun sens. J'ai la nostalgie
de mon ancienne vitalité. » Puis on assiste parfois à une
explosion d'agressivité contre l'analyste et c'est seule-
ment ensuite qu'apparaît un nouvel affect, permettant
un renouveau de la vitalité.

4. Confrontation avec l'introject


Il y a aussi des moments d'humeur dépressive pendant
l'analyse, lorsque, sans en être encore libéré, le patient
commence à résister aux exigences (de performance par
exemple) de son introject. Il se trouve alors de nouveau
dans l'impasse d'une exigence exagérée et absurde, qu'il
s'est imposée lui-même, et c'est l'état dépressif qui l'y
rend attentif. Voilà un exemple de ce phénomène :
« Avant-hier, j'étais heureux, je travaillais sans peine,
j'avais fait davantage pour la préparation de mon
examen que ce que j'avais prévu pour toute la semaine.
68 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Je pensai alors : "Il faut profiter de cette bonne dispo-


sition, fais donc encore un chapitre ce soir !" Je travaillai
toute la soirée, mais déjà à contrecœur ; le lendemain ça
n'allait plus du tout, j'avais l'impression d'être le dernier
des idiots, plus rien ne voulait rester dans ma tête. Je ne
voulais voir personne, j'étais dans le même état que
lors des précédents accès de dépression. Je suis retourné
en arrière, et j'ai retrouvé l'endroit où cela avait com-
mencé. J'ai gâché mon plaisir en voulant en faire toujours
plus. Pourquoi donc ? Je me suis alors rappelé que ma
mère me disait toujours : "Comme tu as bien fait cela !
Tu pourrais peut-être encore faire ça..." Je me mis en
colère et ne touchai plus mes livres. Et je repris soudain
confiance, et je me dis : je remarquerais bien quand j'aurais
de nouveau envie de travailler. Et naturellement je l'ai
remarqué. Mais la dépression a disparu encore plus
tôt — au moment où je remarquai qu'une fois de plus
je m'étais écrasé moi-même. »

LA PRISON INTÉRIEURE
ET LE TRAVAIL ANALYTIQUE

Chaque être humain connaît sans doute par sa propre


expérience l'humeur dépressive exacte, qui peut s'expri-
mer par une maladie psychosomatique ou s'y cacher.
Si on y prête attention, il n'est pas difficile d'observer
qu'elle apparaît assez régulièrement et qu'elle paralyse
la vitalité spontanée lorsqu'une impulsion ou un senti-
ment ont été réprimés. Si, par exemple, un adulte cherche
à se distraire au lieu de vivre la tristesse que provoque
la perte d'un être cher ou si, de peur de perdre une amitié,
il réprime l'indignation qu'il éprouve à l'égard du com-
portement de son ami idéalisé, il peut être sûr de sombrer
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 69

dans la dépression — à moins qu'il ne dispose continuel-


lement de la défense de la grandiosité. A partir du moment
où, grâce à l'analyse, il commence à être attentif à ces
phénomènes, il peut profiter de sa dépression ; en effet,
grâce à elle, il va pouvoir apprendre des vérités sur lui-
même.
Un enfant n'a pas cette possibilité. Il ne peut pas
maîtriser le mécanisme du déni et, en outre, s'il n'a pas
un entourage solide et empathique, il est encore beaucoup
plus menacé que l'adulte par l'intensité de ses senti-
ments. Winnicott (1969) compare le monde intérieur du
nourrisson à celui d'un psychotique, et cette comparai-
son a quelque chose de très convaincant. En effet, on
retrouve dans les deux cas d'une part un manque de
structuration et d'autre part une intensité émotionnelle
qu'on ne rencontre autrement que chez l'adolescent.
Cependant, les souvenirs de nos souffrances d'adoles-
cent, cette incapacité de comprendre et de classer nos
propres impulsions sont généralement beaucoup plus
présents à notre mémoire que les premiers traumatismes
narcissiques, qui se cachent souvent derrière l'image
d'une enfance idyllique ou derrière une amnésie infantile
presque totale. C'est peut-être la raison pour laquelle les
adultes pensent en général avec moins de nostalgie à leur
puberté qu'à leur enfance. Le mélange de nostalgie,
d'attente, de peur d'être déçu qui, chez beaucoup d'adul-
tes, accompagne les fêtes traditionnelles connues depuis
l'enfance s'explique peut-être, comme le pense Winni-
cott (1969), par le fait qu'ils recherchent l'intensité des
sentiments de l'enfance qu'on ne peut reproduire.
Mais c'est justement parce que les sentiments de
l'enfant sont si intenses que leur répression ne peut pas
rester sans conséquences graves. Plus le prisonnier est
fort, plus les murs de la prison doivent être épais ; et ces
murs gêneront ou empêcheront même la croissance
émotionnelle.
70 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Si un patient a pu constater à plusieurs reprises que


l'irruption dans l'analyse de sentiments intenses de sa
première enfance, dont la qualité spécifique est qu'ils
sont incompréhensibles, peut faire disparaître une humeur
dépressive, son attitude envers les sentiments « indési-
rables », envers la douleur en particulier, va peu à peu se
modifier. Il découvre qu'il n'est plus soumis au schéma
habituel (déception, répression de la douleur, dépression)
et qu'il dispose maintenant d'une autre possibilité pour
traiter ses échecs : il peut vivre sa douleur. Ce n'est
qu'ainsi qu'il trouvera un accès à ses premières expé-
riences, c'est-à-dire à la part jusqu'alors cachée de son
Soi et de son destin. Vers la fin de son analyse, un patient
décrivit ce phénomène comme ceci : « Ce ne sont pas les
beaux sentiments, ceux qui m'étaient agréables, qui
m'ont aidé a mieux comprendre ce qui se passait en moi,
mais au contraire ceux contre lesquels je me suis défendu
le plus : ceux qui faisaient que je me sentais mesquin,
petit, méchant, faible, humilié, prétentieux, rancunier
ou perdu ; et avant tout triste et seul. Mais après avoir
vécu ces sentiments, que j'avais fuis pendant si long-
temps, j'eus la certitude d'avoir compris de l'intérieur
quelque chose que je n'aurais pu trouver dans aucun livre. »
Ce patient décrivait en fait le processus de l'insight
créatif en psychanalyse. Les interprétations y jouent un
rôle déterminant. Elles peuvent l'accompagner, le sou-
tenir, l'encourager, ou au contraire l'entraver, l'inhiber,
le retarder, le réduire au statut de savoir intellectuel.
En effet, un patient qui souffre de troubles narcissiques
abandonne très vite la joie qu'il éprouve à découvrir,
à trouver sa propre expression, pour s'adapter aux
conceptions de son analyste — de peur de perdre cette
empathie qu'il a attendue toute sa vie. En effet, du fait
de ses premières expériences avec sa mère, il ne peut pas
croire qu'il puisse parfois en être autrement. Mais s'il se
laisse aller à cette peur, l'analyse glisse dans le domaine
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 71

du faux Soi, et son vrai Soi reste caché et ne se développe


pas. C'est pourquoi il est très important que l'analyste
n'investisse pas narcissiquement son patient, qu'il ne se
laisse pas aller, poussé par son propre besoin, a formuler
ce que le patient est capable de découvrir lui-même à
l'aide de ses propres sentiments. Sinon, il se comporte
comme un ami qui apporte un bon repas au prisonnier
juste au moment où celui-ci aurait la possibilité de s'échap-
per, juste au moment où il aurait précisément eu la
possibilité de passer la nuit suivante affamé et sans
protection, mais en liberté. Comme ce premier pas vers
l'inconnu demande beaucoup de courage, il arrive que
le prisonnier se laisse tenter par le bon repas et qu'il
reste dans sa prison.
La conscience de la fragilité d'un tel processus créa-
tif ne signifie évidemment pas que l'analyste doive
adopter une attitude silencieuse et blessante, mais seu-
lement qu'il doive observer la plus grande prudence
face à cette fragilité. Si l'analyste respecte le besoin
qu'a le patient de faire des découvertes, des phéno-
mènes comme la compulsion de répétition pourront, à
condition bien sûr que l'analyste comprenne ses messages
indirects, être d'une grande aide dans la recherche du
vrai Soi. En effet, le patient peut alors, grâce aux mises
en scène, à chaque fois différentes, d'une ancienne situa-
tion dont aucun souvenir n'a survécu, vivre consciemment,
dans toute sa tragédie, cette situation, ce qui lui permettra
d'effectuer un travail du deuil. La dialectique du travail
du deuil nous apprend d'ailleurs que de telles expériences
favorisent la découverte du Soi, mais que celle-ci est une
des conditions qui doivent être remplies pour que ces
expériences soient possibles (cf. p. 31).
Le pendant de la dépression, dans le cadre du trouble
narcissique, est la grandiosité. C'est pourquoi le patient
peut se libérer temporairement de la dépression si le
psychothérapeute le laisse prendre part à sa propre
72 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUE

grandiosité, c'est-à-dire s'il lui donne la possibilité de se


sentir grand et fort, comme une partie du thérapeute
idéalisé. Le trouble narcissique change alors de signe
pour un certain temps, mais il subsiste. La libération des
deux formes du trouble narcissique ne sera pas possible
sans un travail du deuil approfondi. La capacité d'effec-
tuer un travail du deuil, qui consiste à renoncer à l'illu-
sion d'une enfance « heureuse », rend sa vitalité et sa
créativité à l'être dépressif, et libère l'être grandiose — si
tant est qu'il ressente le besoin de faire une analyse —
des efforts d'un travail de Sisyphe. Si, grâce à un long
processus, le patient arrive à comprendre qu'il n'a jamais
été « aimé » pour ce qu'il était vraiment mais pour ses
performances, ses succès et ses qualités, qu'il a sacrifié
toute son enfance à cet « amour », il sera profondément
bouleversé intérieurement, mais il aura aussi le désir de
cesser de « faire la cour » à ses parents. Il va ressentir le
besoin de vivre son vrai Soi et de ne plus avoir à mériter
l'amour, un amour qui, de plus, le laisse les mains vides, car
il est destiné à son faux Soi qu'il a déjà commencé à
abandonner.
La libération de la dépression n'entraîne pas une gaieté
continue ni l'absence de souffrance, mais bien une nou-
velle vitalité, c'est-à-dire la liberté de vivre des senti-
ments spontanés. La diversité de ce qui est vivant fait
que ces sentiments ne sont pas toujours gais, « beaux »
ou « bons », mais qu'ils procèdent de toute la gamme des
sentiments humains qui comprend aussi la jalousie,
l'envie, l'indignation, l'avidité, le désespoir et le deuil.
Mais cette liberté est inaccessible si ses racines ont été
coupées dans l'enfance. C'est pourquoi un être souffrant
de troubles narcissiques ne peut accéder à son vrai Soi
qu'à partir du moment où il n'a plus besoin d'avoir peur
du monde intérieur « psychotique » et des sentiments
intenses de sa petite enfance. Une fois qu'il a pu les vivre
grâce au processus analytique, ces sentiments ne lui sont
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 73

plus étrangers, ils ne sont plus menaçants et ne doivent


donc plus rester cachés derrière l'illusion.
Beaucoup de conseils relatifs au traitement des patients
dépressifs (par exemple : diriger vers l'extérieur les pul-
sions agressives que le patient a retournées contre lui-même)
ressemblent décidément à de la manipulation. S. Levin
pense par exemple qu'on doit montrer au patient que son
« désespoir n'est pas rationnel », ou que l'on doit lui faire
prendre conscience de son « hypersensibilité » (cf. R. Fis-
cher, 1976). A mon avis, une telle démarche soutient le
faux Soi et encourage l'adaptation émotionnelle et donc
également la dépression. Si nous voulons éviter cela,
nous devons prendre tous les sentiments du patient au
sérieux. C'est justement son hypersensibilité, sa honte et
les reproches qu'il se fait à lui-même (combien de patients
dépressifs s'accusent d'être trop sensibles !) qui consti-
tuent le fil conducteur de l'analyse, même si nous ne com-
prenons pas encore à quoi ces sentiments se rapportent
vraiment. Et plus ces sentiments sont irréalistes, plus ils
donnent l'impression de ne pas « cadrer » avec la réalité
actuelle, plus il est évident qu'ils sont une réaction à des
situations inconnues qu'il s'agit de découvrir. Mais si,
au lieu de les vivre, on essaye de s'en « dissuader », la
découverte n'a pas heu et la dépression triomphe.
Après une longue phase de dépression accompagnée de
pensées suicidaires, une patiente de quarante ans put
enfin vivre dans le transfert sa très forte ambivalence
première. Tout d'abord, elle n'en éprouva aucun soula-
gement visible, et ce fut pour elle une période doulou-
reuse, pleine de larmes. A la fin de cette période, elle me
dit : « Le monde n'a pas changé, il y a toujours autant de
mal et d'horreur. Et j ' y suis encore plus sensible qu'avant.
C'est pourtant la première fois que je trouve que la vie
vaut la peine d'être vécue. Peut-être parce que pour la
première fois, j'ai l'impression de vivre ma vie. Et c'est
une aventure passionnante. Mais je comprends mieux
74 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

maintenant mes pensées suicidaires, plus particulière-


ment celles que j'eus pendant ma jeunesse ; la vie me
paraissait tellement absurde alors. En effet, je vivais une
vie qui m'était étrangère, dont je ne voulais pas et que
j'étais sans doute prête à "jeter". »

UN ASPECT SOCIAL
DE LA D É P R E S S I O N

On pourrait se poser la question : L'adaptation s'ac-


compagne-t-elle toujours de dépression ? Ne se pourrait-il
pas que des gens adaptés sur le plan émotionnel aient
une vie heureuse ? N'y a-t-il aucun exemple qui confirme
cette hypothèse ? Certes, de tels exemples existent, on
en trouve d'ailleurs plus dans le passé, la dépression étant
la maladie de notre époque. Dans certaines cultures
vivant selon un système de valeurs à l'abri de toute
influence extérieure comme l'étaient le judaïsme ortho-
doxe dans les ghettos d'autrefois ou les familles nègres
dans les Etats du Sud il y a cent ans, l'individu adapté
n'y était certes pas autonome, il n'avait pas un senti-
ment propre de son identité individuelle (au sens où
nous l'entendons) qui ait pu le soutenir, mais il trouvait
un soutien au sein du groupe. Le sentiment d'être un
« juif pieux » ou un « esclave fidèle » lui procurait la
sécurité dont il avait besoin. Bien sûr, il y avait là aussi
des exceptions, des êtres à qui cela ne suffisait pas et qui
étaient assez forts pour rompre avec leur communauté.
Aujourd'hui, un groupe ne peut sans doute plus s'isoler
à tel point des autres groupes qui ont d'autres systèmes
de valeurs. C'est pourquoi l'individu doit trouver un
soutien en lui-même s'il ne veut pas être le jouet de divers
intérêts ou idéologies. Trouver ce soutien dans son propre
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 75

Soi, avoir accès a ses propres besoins et à ses vrais senti-


ments, et pouvoir les exprimer est aujourd'hui d'une part
une nécessité vitale et d'autre part très difficile, car nous
vivons dans plusieurs systèmes de valeur différents. Ceci
explique sans doute l'augmentation du nombre de dépres-
sions et la fascination qu'exercent les groupes de nos jours.
Chez l'enfant partiellement adapté sommeillent aussi
des forces qui résistent à cette adaptation. Et pendant la
puberté, ces forces se lient à de nouvelles valeurs, qui
sont souvent à l'opposé de celles des parents, permettant
ainsi la formation de nouveaux idéaux que l'adolescent
cherche à réaliser. Mais ces idéaux ne naissent pas de ses
propres besoins et de ses vrais sentiments et il va s'adapter
aux idéaux comme il s'adaptait autrefois à ses parents.
Il va à nouveau abandonner son vrai Soi et le nier, afin
d'être reconnu et aimé par l'héritier de l'objet primaire
(représenté par son idéal du Moi ou par un élément
du groupe). Et tout cela ne l'aidera pas vraiment à se
libérer de la dépression. Car il n'est pas vraiment lui-
même, il ne se connaît pas et ne s'aime pas ; il fait tout
pour que l'objet investi narcissiquement l'aime de l'amour
dont il aurait eu tant besoin lorsqu'il était enfant. Seule-
ment il ne pourra plus jamais rattraper ce qui lui manquait
autrefois.
Les deux exemples qui suivent illustrent ce dévelop-
pement :
1) Une jeune femme qui a grandi dans une famille où
la mère est l'esclave du père veut rompre avec les tradi-
tions de cette famille. Elle épouse un homme soumis, et a
l'impression d'avoir fait tout le contraire de sa mère. Son
mari accepte même qu'elle couche avec ses amis à la
maison. Elle-même s'interdit d'éprouver des sentiments
de jalousie et de tendresse et elle veut avoir des rapports
avec beaucoup d'hommes, sans s'engager émotionnelle-
ment, afin de se sentir aussi autonome qu'un homme.
Mais son désir d'être « progressiste » va si loin qu'elle
76 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

accepte que ses amis la maltraitent et l'humilient lors-


qu'ils en ont envie ; elle réprime ses sentiments d'humilia-
tion et de colère, se disant qu'elle est moderne et libérée de
tous les préjugés. Elle a ainsi pu « sauver » non seulement
sa docilité d'enfant mais aussi la servilité de sa mère. Elle
souffre parfois de graves dépressions.
2) Le deuxième exemple est celui d'un patient africain
qui a été élevé par sa mère, son père étant mort lorsqu'il
était encore très petit. Sa mère tenait au respect de cer-
taines formes et elle ne laissait pas l'enfant vivre — et
encore moins exprimer — ses besoins narcissiques et libi-
dinaux. Par ailleurs, elle lui massait régulièrement le
pénis jusqu'à sa puberté, suivant soi-disant les conseils
des médecins. Devenu adulte, le fils se sépare de sa mère
et de son univers, il épouse une belle européenne qui vit
dans un monde très différent du sien. Faut-il attribuer
au hasard ou à un infaillible instinct le fait qu'il ait
trouvé une femme qui le torture, l'humilie et l'insécurise
sans qu'il puisse ni lui résister ni la quitter ? Ce ménage
sadomasochiste est, comme l'autre exemple, un essai
d'échapper au système social des parents à l'aide d'un
autre système. Le patient avait certes réussi à se libérer
de la mère de son adolescence, mais il était resté lié
émotionnellement à la mère de la période œdipienne et
pré-œdipienne que sa femme avait dû remplacer aussi
longtemps qu'il n'avait pas pu vivre ses sentiments
d'alors. Dans l'analyse, il put enfin se confronter à son
ambivalence première. Et ce fut très douloureux lorsqu'il
réalisa à quel point il s'était senti livré à sa mère, lorsqu'il
comprit qu'il l'avait admirée tout en se sentant abusi-
vement utilisé par elle, qu'il l'avait à la fois aimée et
haïe et qu'il était à sa disposition. Le patient put vivre
ces sentiments au bout de quatre ans d'analyse, et il
n'eut alors plus besoin des perversions de sa femme, il
put se séparer d'elle et fut enfin capable de la voir telle
qu'elle était, avec ses qualités et ses défauts.
LA DÉPRESSION ET LA GRANDIOSITÉ | 77

POINTS COMMUNS
AVEC QUELQUES THÉORIES
CONCERNANT LA D É P R E S S I O N

Si l'on considère la dépression comme la démarche du


vrai Soi pour conserver l'objet, les principaux éléments de
la théorie de la dépression peuvent se résumer comme
suit :
1. Le concept freudien de l'appauvrissement du Moi
occupe bien entendu une place très importante dans cette
conception, si l'on considère qu'à l'époque de son écrit
Deuil et mélancolie (1917), Freud employait aussi le terme
de « Moi » pour désigner ce que nous appelons aujourd'hui
de manière plus conséquente le « Soi ».
2. Le retournement des agressions contre soi-même décrit
par K. Abraham est lui aussi apparenté de très près à la
perte du Soi, que j'ai essayé de décrire plus haut. Le fait
de « tuer » les sentiments, les besoins et les fantasmes que
l'objet primaire condamne est un acte agressif contre
soi-même. La nature des sentiments « tués » par le
dépressif varie en fonction de la situation spécifique de
son enfance, il ne s'agit pas seulement des pulsions
agressives.
3. W. Joffe et J. Sandler définissent la dépression
comme étant une réaction possible a la douleur provoquée
par la contradiction entre le représentant du Soi réel et le
représentant du Soi idéal. L'unité de ces représentants
amène le bien-être. Dans le langage de la relation objec-
tale, cela signifie : le représentant du Soi idéal est l'héri-
tier de l'objet primaire, dont l'approbation et l'amour
garantissent le bien-être, comme la contradiction crée
le danger de la perte de l'amour. Si le sujet pouvait
prendre le risque de vivre cette douleur, il n'y aurait pas
78 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

de dépression. Mais pour cela il aurait fallu le soutien


de l'entourage.
4. Enfin, d'après E. Jacobson, les conditions d'une
évolution dépressive sont réunies lorsque le sujet nie la
perte de l'objet idéal. Le mot perte recouvre ici non seule-
ment les séparations réelles de l'objet narcissique ou les
déceptions traumatiques parce que non adaptées à la
phase du développement de l'enfant, mais aussi l'indis-
ponibilité de l'objet narcissique.

L'être souffrant de troubles narcissiques n'a pas eu


d'objet narcissique disponible pendant la phase symbio-
tique. D'autre part, il aurait eu besoin d'un objet qu'il
aurait pu « employer », au sens de Winnicott, et qui aurait
survécu à sa « destruction ». Or cet objet lui a fait défaut.
Aussi bien l'être grandiose que le dépressif nient totalement
cette réalité, puisqu'ils vivent comme si la disponibilité
de l'objet narcissique pouvait encore être sauvée : le
grandiose dans l'illusion de la réussite, le dépressif dans
sa peur de perdre cet objet narcissique. Mais aucun des
deux ne peut admettre la vérité : à savoir que cet objet
a déjà été perdu autrefois ou n'a jamais été disponible,
et qu'aucun effort ne pourra y changer quoi que ce soit.
Du mépris

i
Ou bien, si je suivais jusqu'au bout ma
volonté de révolte, est-ce que Dieu ne trouve-
rait pas une échappatoire, une mystification
qui ferait valoir sa supériorité, selon la
recette infaillible des grandes personnes et des
puissants, qui trouvent dans leur jeu un der-
nier atout, vous couvrent de honte sans vous
prendre au sérieux et vous humilient sous le
masque odieux des bonnes intentions ?
« Ame d'enfant », p. 74.
L'HUMILIATION DE L ' E N F A N T ,
LE MÉPRIS DE LA FAIBLESSE
ET CE QUI S'ENSUIT

Exemples tirés de la vie quotidienne

Pendant des vacances, mes pensées étant occupées par


le thème du mépris, je relus des notes que j'avais prises à
ce sujet au cours de diverses séances d'analyse. C'est
probablement ma sensibilité particulière qui fit que je
prêtai beaucoup plus d'attention que d'habitude à une
scène banale, sans incidents spectaculaires, comme il s'en
passe sans doute souvent. Je vais introduire mes réflexions
par la description de cette scène, ce qui me permettra
d'illustrer, sans risque d'indiscrétion, certaines des conclu-
sions que j ' a i tirées de mon travail d'analyste.
Au cours d'une promenade, un jeune couple marchait
devant moi ; tous deux étaient grands et à leurs côtés
trottinait un petit garçon d'environ deux ans qui pleur-
nichait. (Nous avons l'habitude de voir de telles situations
avec nos yeux d'adultes et j'aimerais à dessein essayer de
décrire celle-ci telle que l'a vécue l'enfant.) Les deux
parents venaient de s'acheter des glaces au kiosque et
ils les léchaient avec délice. Le petit en voulait une aussi.
Sa mère lui dit gentiment : « Allons, tu peux prendre une
bouchée de la mienne, une glace entière serait trop froide
pour toi. » L'enfant ne voulut pas croquer, et tendit la
main vers le bâtonnet de la glace, que sa mère lui refusa.
Il se mit à pleurer, désespéré, et la même situation se
répéta avec le père : « Tiens mon chéri, dit le père affec-
tueusement, mords donc dans la mienne. » « Non, non »,
cria l'enfant qui recommença à marcher et voulut s'éloi-
82 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

gner ; mais il revenait sans cesse et regardait, triste et


envieux, les deux « grands » qui, là-haut, satisfaits et
solidaires, savouraient leur glace. Régulièrement, un des
parents lui offrait de croquer sa glace, et régulièrement
l'enfant tendait sa main vers le bâtonnet, et la main adulte
se retirait alors avec le trésor. Et plus l'enfant pleurait,
plus les parents s'amusaient. Ils ne pouvaient s'empêcher
de rire et espéraient ainsi pouvoir égayer l'enfant :
« Allons, ça n'a pas tant d'importance, qu'est-ce que
c'est que ce cirque ? » A un certain moment, l'enfant
s'assit par terre, tournant le dos à ses parents, et se mit
à jeter des petits cailloux derrière lui, en direction de sa
mère ; mais soudain il se releva et regarda inquiet si ses
parents étaient encore là. Lorsque le père eut fini de
lécher soigneusement son bâtonnet, il le donna à l'enfant
et continua de marcher. Le petit garçon essaya, plein
d'espoir, de sucer le bâtonnet, le regarda, le jeta, voulu
le ramasser, ne le fit pas et un sanglot profond, solitaire
et plein de déception secoua son petit corps. Puis il se
remit à trotter sagement derrière ses parents.
Il me semble évident que le petit garçon n'avait pas
été frustré dans ses « pulsions orales », car il aurait léché
la glace à plusieurs reprises, mais qu'il avait été conti-
nuellement blessé et frustré dans ses besoins narcissiques.
Personne n'avait compris qu'il voulait tenir le bâtonnet
à la main, comme les autres ; bien pire — on en avait
ri, on s'était moqué de son besoin. Il était en face de deux
géants qui, fiers de leur attitude conséquente, se soute-
naient, alors qu'il était lui tout seul avec sa souffrance,
ne sachant manifestement rien dire d'autre que « non »
et ne pouvant par ses gestes pourtant très expressifs se
faire comprendre de ses parents. Il n'avait pas d'avocat 1 .

1. Comme est injuste d'ailleurs la situation d'un enfant qui se trouve face
à deux adultes plus forts que lui comme devant un mur ; nous estimons
être « conséquents dans notre éducation » lorsque nous refusons à l'enfant le
droit de se plaindre d'un de ses parents auprès de l'autre.
DU MÉPRIS | 83

On peut se demander pourquoi les parents se sont


montrés si peu compréhensifs. Pourquoi n'ont-ils eu ni
l'un ni l'autre l'idée, soit de manger plus vite, soit même
de jeter la moitié de leur glace, afin de donner le bâtonnet
et un reste de glace encore mangeable à l'enfant ? Pour-
quoi riaient-ils tous deux, mangeant leur glace si lente-
ment et se montrant si peu touchés par le désespoir
pourtant évident de leur enfant ? Ces parents n'étaient
ni froids ni méchants, le père parlait très tendrement à
son enfant. Et pourtant, à ce moment-là du moins, ils
firent preuve d'un manque d'empathie total. On ne peut
s'expliquer ce mystère que si l'on veut bien faire l'effort
de sensibilité permettant de les voir eux aussi comme des
enfants manquant d'assurance et ayant enfin auprès
d'eux un être faible à côté duquel ils peuvent se sentir
forts. Quel enfant n'a pas vu les adultes se moquer par
exemple de ses craintes en lui disant : « Tu ne vas tout
de même pas avoir peur de cela. » Il se sent alors honteux
et méprisé, car il n'a pas su évaluer l'ampleur du danger
et, à la prochaine occasion, il reportera ces sentiments
sur un plus petit que lui. Il y a toutes les nuances et
gradations possibles dans ce type d'expériences. Elles ont
toutes en commun le fait que la peur de l'enfant faible et
impuissant donne à l'adulte un sentiment de force et la
possibilité de manipuler la peur (chez l'autre), ce qu'il ne
peut évidemment pas faire avec la sienne (cf. p. 37).
Sans aucun doute, notre petit garçon répétera dans
vingt ans — ou même avant avec ses frères et sœurs —
l'expérience qu'il a faite avec la glace. Mais c'est sûrement
lui qui sera alors le détenteur de l'objet et l'autre le petit
être sans défense, envieux et impuissant, qu'il ne devra
enfin plus porter en lui, dont il pourra se débarrasser en
le détachant, en le plaçant à l'extérieur.
Le mépris pour cet être plus petit et plus faible est
ainsi la meilleure protection contre l'irruption de ses
propres sentiments d'impuissance, il est l'expression de
84 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

la faiblesse dont on s'est détaché. Celui qui est fort,


celui qui, parce qu'il l'a vécue, a conscience de son impuis-
sance, n'a pas besoin de démontrer sa force au moyen
du mépris.
Il arrive même que l'adulte n'éprouve les sentiments
œdipiens d'impuissance, de jalousie et d'abandon que
lorsqu'il a lui-même un enfant, n'ayant pas eu la possi-
bilité de les vivre consciemment durant son enfance.
J'ai décrit page 31 le patient qui avait besoin de
conquérir, séduire et abandonner les femmes jusqu'à ce
qu'il ait pu vivre dans l'analyse les abandons répétés
que lui avait fait subir sa propre mère. A cette époque, il
se rappela qu'il avait été surpris de nuit devant la porte
fermée de la chambre de ses parents et que l'on s'était
moqué de lui. Et c'est dans cette séance d'analyse qu'il
ressentit pour la première fois les sentiments d'humilia-
tion et d'avilissement d'alors.
On peut ainsi se « débarrasser » des douleurs œdipiennes
non vécues en les déléguant à son propre enfant. A peu
près de la même manière que dans la scène de la glace
décrite plus haut : « Vois-tu, nous sommes grands, nous
avons le droit, pour toi c'est "trop froid", ce n'est que
lorsque tu seras assez grand que tu auras comme nous le
droit de jouir de la vie tranquillement. » Ce n'est pas
— dans le domaine œdipien — la non-statisfaction de
ses pulsions, mais bien le mépris de celles-ci qui humilie
l'enfant. Il se pourrait qu'en général la composante nar-
cissique des souffrances de l'Œdipe soit accentuée par le
fait que les parents, en soulignant démonstrativement
qu'ils sont « les grands », se vengent inconsciemment de
leurs propres blessures sur leur enfant. Dans les yeux
pleins de curiosité de l'enfant, ils retrouvent leur passé
humiliant et ils ne peuvent faire autrement que de s'en
défendre en faisant usage du pouvoir qu'ils ont acquis.
Dans beaucoup de sociétés les petites filles subissent,
en tant que filles, une discrimination supplémentaire.
DU MÉPRIS | 85

Et puisque ce sont les femmes qui ont le nouveau-né et le


nourrisson en leur pouvoir, elles vont transmettre à leur
enfant, dès son âge le plus tendre, le mépris qu'elles ont
elles-mêmes subi. L'homme adulte idéalise alors sa propre
mère, car chaque être humain s'accroche à l'illusion d'avoir
été aimé vraiment, et il méprise les autres femmes qui
prennent la place de la mère dans l'assouvissement de sa
vengeance. Et à leur tour, ces femmes adultes, humiliées,
n'ont souvent pas d'autre possibilité que de se décharger
de leur fardeau sur leur propre enfant. Tout peut alors se
passer impunément et en cachette ; en effet, l'enfant ne
peut rien raconter à personne sauf peut-être plus tard
sous la forme d'une perversion ou d'une névrose obses-
sionnelle dont le langage est suffisamment indéchiffrable
pour ne pas trahir la mère.
Le mépris est l'arme du faible et une protection contre
certains sentiments indésirables. Et il y a, à l'origine
de tout mépris, de toute discrimination, le pouvoir que
l'adulte exerce sur l'enfant, pouvoir plus ou moins cons-
cient, incontrôlé, caché et toléré par la société (sauf en cas
de meurtre ou de lésions corporelles graves). L'adulte
est libre de faire ce qu'il veut avec le psychisme de
son enfant, il est sa propriété, comme les citoyens
d'un Etat totalitaire sont la propriété du gouvernement.
Et tant que nous serons insensibles aux souffrances du
petit enfant, ce pouvoir restera une condition humaine (en
français dans le texte) normale ; et personne n'en tiendra
compte, personne ne le prendra au sérieux, on le mini-
misera généralement car les victimes ne sont que des
enfants. Mais, dans vingt ans, ces enfants seront des
adultes qui ne pourront faire autrement que de rendre
tout ça à leurs propres enfants. Ils feront preuve du plus
grand engagement pour combattre l'horreur « dans le
monde » et porteront en eux une connaissance de l'horreur
à laquelle ils n'auront plus accès, et qui restera cachée
derrière l'idéalisation de l'enfance. On peut espérer que
86 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

cette transmission « héréditaire » tenace de la discrimination


diminuera d'une génération à l'autre — surtout dans ses
formes « fines » et subtiles — grâce à une prise de conscience
émotionnelle.
Un être humain qui gifle, qui frappe ou qui injurie sait
qu'il fait mal à l'autre. II n'est pas sans se douter de rien.
Mais combien de fois, tout comme nos parents d'ailleurs,
avons-nous, sans nous en douter, blessé de manière dou-
loureuse, profonde et durable le Soi naissant de nos
enfants.
Si nos enfants le remarquent et peuvent nous le dire,
c'est une grande chance, car ils ont alors la possibilité de
se libérer des chaînes du pouvoir, de la discrimination et
du mépris traînées depuis des générations. Ils n'auront
plus besoin de se défendre de leur impuissance en faisant
usage du pouvoir, s'ils ont pu vivre consciemment l'im-
puissance première et la rage narcissique. Mais, dans la
plupart des cas, la souffrance qu'on a éprouvée soi-même
comme enfant reste affectivement cachée et elle devient
de ce fait la source dissimulée des humiliations nouvelles,
et parfois beaucoup plus subtiles, qu'aura à subir la géné-
ration suivante. Nous disposons ici de différents méca-
nismes de défense comme le déni (de sa propre souffrance
par exemple), la rationalisation (« je dois une éducation
à mon enfant »), le déplacement (« ce n'est pas mon père
qui me fait mal, mais mon fils »), l'idéalisation (« les
coups de mon père m'ont fait du bien »), etc., et surtout le
renversement de la douleur passive en un comportement
actif. Les exemples qui suivent illustrent comment des
hommes de structure et de niveau culturel très différents
utilisent des mécanismes de défense frappants de simi-
litude pour refouler leur destin d'enfant.
Un fils de paysan grec âgé d'une trentaine d'années
qui possède un petit restaurant en Europe de l'Ouest
raconte avec fierté qu'il ne boit pas d'alcool et qu'il doit
cette sobriété à son père. A l'âge de quinze ans, étant
DU MÉPRIS | 87

une fois rentré saoul à la maison, il avait été battu par


son père à tel point qu'il n'avait pu bouger pendant une
semaine. Depuis, l'alcool le dégoûte tellement qu'il ne
peut plus jamais en boire une goutte bien qu'il ait sans
arrêt à faire avec l'alcool dans son métier. Lorsque j'en-
tendis qu'il avait l'intention de se marier bientôt, je
lui demandai s'il allait lui aussi battre ses enfants.
« Naturellement, me répondit-il, ce n'est qu'avec des
coups qu'on peut éduquer correctement un enfant ; c'est
la meilleure méthode pour obtenir du respect. Par
exemple, je ne fumerais jamais en présence de mon vieux
père bien qu'il fume lui-même — c'est un signe de mon
respect pour lui, » Cet homme n'avait l'air ni bête ni
antipathique, mais il n'était pas très instruit. On aurait
donc pu se laisser aller à l'illusion qu'un apport de connais-
sances et d'explications nouvelles pourrait agir contre le
processus de destruction psychique.
Mais qu'en est-il de cette illusion dans le prochain
exemple, qui est celui d'un homme cultivé ?
Un écrivain tchèque plein de talent lit ses œuvres dans
une ville de la République fédérale allemande. Une
discussion s'engage alors avec le public pendant laquelle
il répond spontanément aux questions qu'on lui pose
sur sa vie. Il raconte que, bien que s'étant engagé autre-
fois pour le « Printemps de Prague », il jouit aujourd'hui
d'une grande liberté et qu'il peut venir en Europe de
l'Ouest aussi souvent qu'il le veut. Il décrit ensuite l'évo-
lution de son pays durant les dernières années. Ques-
tionné sur son enfance, il nous parle, les yeux brillants
d'enthousiasme, de son père, un homme très doué, aux
qualités multiples, qui a encouragé son développement
intellectuel et a toujours été pour lui un véritable ami.
C'est uniquement à son père qu'il avait montré ses pre-
miers récits. Ce père était d'ailleurs très fier de lui et
même quand il le battait, ce qu'il faisait souvent pour le
punir d'un comportement rapporté par la mère, il était
88 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

fier que son fils ne pleure pas. L'enfant recevait des coups
supplémentaires s'il pleurait, et il apprit donc a ravaler
ses larmes, étant lui-même fier de pouvoir faire par son
courage un si beau cadeau à son père. Cet écrivain parlait
des coups que lui administrait régulièrement son père
comme de la chose la plus normale du monde (ce qu'elle
était naturellement pour lui) et il dit ensuite : « Les coups
ne m'ont pas fait de mal, ils m'ont préparé à la vie, ils
m'ont endurci, ils m'ont appris à serrer les dents, et
c'est pourquoi je me suis si bien développé profession-
nellement. »
Dans une émission télévisée, le metteur en scène Ingmar
Bergman, contrairement à cet écrivain tchèque, nous
parle tout à fait consciemment de son enfance ; une
enfance qui ne fut si on l'en croit qu'une longue suite
d'humiliations. L'humiliation était l'instrument princi-
pal de l'éducation qu'il reçut. C'est ainsi par exemple
qu'il devait porter toute la journée un habit rouge lorsqu'il
avait mouillé ses culottes, afin que tout le monde le
sache et qu'il en éprouve de la honte. Il était le plus
jeune des deux fils d'un pasteur protestant. Durant cette
interview, il décrit une scène qui se produisait fréquem-
ment lorsqu'il était enfant : son père frappe son frère
aîné sur le dos. Sa mère tamponne ensuite avec de la
ouate le dos du frère. Lui-même est assis et il regarde.
Bergman raconte cette scène sans émotion visible, presque
froidement. On l'imagine enfant, qui regarde, tranquille-
ment assis. Il ne se sauve pas, il ne ferme pas les yeux,
il ne crie pas. On a alors l'impression que cette scène
s'est certes réellement déroulée ainsi, mais qu'elle est
en même temps un souvenir-écran qui cache ce qu'il a
dû subir lui-même. On a en effet de la peine à croire que
ce père n'ait battu que son fils aîné.
En analyse, certains patients sont convaincus que seuls
leurs frères et sœurs eurent droit aux humiliations. Ce
n'est qu'après des années d'analyse qu'ils arrivent à se
DU MÉPRIS | 89

rappeler à quel point ils se sentaient eux-mêmes humiliés


et abandonnés lorsqu'ils se faisaient battre par leur père
bien-aimé ; lorsqu'ils peuvent revivre cette humiliation
dans l'analyse, ils éprouvent d'une part des sentiments de
rage et d'impuissance et d'autre part de la colère et de
l'indignation. Mais la douleur de Bergman a eu un autre
moyen de traiter sa souffrance que le déni ou le déplace-
ment : il a fait des films. Et on peut se représenter qu'au
cinéma le spectateur ressent les sentiments que Bergman,
ayant un père comme le sien, n'a pas pu ressentir ouver-
tement lorsqu'il était enfant, sentiments qu'il a pourtant
conservés en lui. Nous sommes assis devant l'écran comme
l'était alors le petit garçon, nous sommes confrontés à la
cruauté dont est victime « notre frère », et nous nous
sentons à peine capable — si notre intention de le faire
arrive à subsister — d'assimiler toute cette brutalité avec
des sentiments authentiques. Nous nous en défendons.
Dans l'interview télévisée, Bergman avoue en le regret-
tant que, jusqu'en 1945, il n'a pas deviné ce qu'était
réellement le national-socialisme bien qu'il ait voyagé
souvent en Allemagne dans la période hitlérienne ; et
ceci nous semble la conséquence logique de son enfance,
car la cruauté était l'air qu'il respirait depuis son plus
jeune âge. Comment aurait-il pu s'apercevoir de quelque
chose ?
Pourquoi ai-je pris les exemples de trois hommes
qui se firent battre ? Ne s'agit-il pas de situations
extrêmes ? Ai-je l'intention de me pencher sur le pro-
blème des enfants battus ? Non, aucunement. On peut
très bien admettre que ce sont des exceptions, ou même
que de tels cas ne se présentent qu'à l'étranger. J'ai choisi
ces exemples d'une part parce qu'ils ne m'avaient pas été
secrètement confiés mais avaient été portés à la connais-
sance du public, d'autre part pour montrer que même les
mauvais traitements les plus flagrants restent cachés
grâce à la forte idéalisation de l'enfant. Il n'y a pas de
90 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

tribunal, pas d'avocat, pas de sentence, tout reste dans


l'ombre du passé ; et lorsque des faits apparaissent, on
les fait passer pour des bienfaits. Mais si cela se passe
ainsi dans les pires cas de mauvais traitements corporels,
comment pourrait-on déceler la cruauté psychique, qui
est de toute façon moins visible et beaucoup plus dis-
cutée ? Qui donc prend vraiment au sérieux une discri-
mination comme celle que je décris dans l'exemple du
petit garçon à la glace ?
La métapsychologie ne dispose d'aucun schéma appli-
cable à ces processus. Elle s'occupe des processus d'in-
vestissement, de la dynamique intrapsychique, des repré-
sentants de l'objet et des représentations du Soi, mais
non des faits réels dont elle ne tient compte qu'en tant
que fantasmes du patient. Son domaine est celui de la
signification des expériences vécues et non celui de leur
arrière-plan réel. Mais nous analysons pourtant aussi des
parents et nous en apprenons beaucoup sur leurs senti-
ments vis-à-vis de leurs enfants, sur leurs besoins narcis-
siques insatisfaits et nous ne pouvons faire autrement
que de nous demander quelle influence ces sentiments
et ces besoins ont sur l'évolution de l'enfant. Que devons-
nous faire de ce savoir ? Avons-nous le droit de le taire ?
Pouvons-nous nous laisser aveugler par l'affirmation qui
veut que l'analyste ne s'occupe que des phénomènes
intrapsychiques ? Depuis que Freud a dévoilé sa thèse
de la séduction sexuelle comme un fantasme de la patiente,
on dirait que nous n'osons pas faire un pas de plus vers
la réalité de l'enfant. Or comme le patient tient beaucoup
à nous cacher la réalité de son enfance et surtout qu'il
tient à se la cacher à lui-même, nous pouvons rester
longtemps dans l'obscurité. Mais les symptômes sont là
qui racontent à leur manière une part de sa réalité.
Bien sûr, la séduction et la stimulation sexuelle de
l'enfant ne se déroulent en général pas réellement comme
dans le fantasme des patientes hystériques de Freud.
DU MÉPRIS | 91

Cependant, l'investissement narcissique de l'enfant par


ses parents entraîne une longue suite d'abus sexuels et
non sexuels que l'enfant ne découvrira qu'avec peine
dans une analyse lorsqu'il sera devenu lui-même adulte
(ayant lui-même peut-être des enfants).
Un père qui a grandi dans un entourage hostile aux
pulsions sera sans doute très inhibé dans ses relations
sexuelles avec sa femme et peut-être même souffrira-t-il
d'une perversion polymorphe. C'est par exemple en bai-
gnant sa petite fille qu'il osera pour la première fois
regarder les organes génitaux féminins, il jouera avec
eux et en ressentira une excitation. Une mère qui a été
effrayée quand elle était petite par la vue soudaine d'un
pénis en érection et qui en a gardé une peur du sexe
masculin ou qui, dans la scène originaire, l'a vécu comme
le symbole de la violence sans pouvoir confier ses expé-
riences à personne, peut sans danger maîtriser sa peur
chez son tout jeune fils.
Elle peut par exemple le « sécher » après son bain de
manière à ce qu'il ait une érection, qui ne sera pas dange-
reuse, pas menaçante pour elle. Elle peut aussi masser
sans peur le pénis de son petit garçon jusqu'à la puberté,
afin de « guérir son phimosis ». Protégée par l'amour
inconditionnel que tout enfant voue à sa mère, elle peut
enfin poursuivre ses timides explorations sexuelles qui
avaient été interrompues très tôt.
Mais que signifie pour un enfant le fait d'avoir des
parents inhibés sexuellement qui, dans leur détresse
solitaire, l'utilisent narcissiquement ? Tous les enfants
recherchent des caresses et sont contents d'en recevoir.
Mais l'enfant va être troublé si on réveille en lui des
désirs qui ne seraient pas apparus spontanément à ce
stade de son développement. Et la confusion sera plus
grande encore si ses parents réagissent à ses activités
auto-érotiques par des mots d'interdiction ou des regards
méprisants.
92 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Tous les viols n'ont pas forcément un caractère sexuel,


ainsi le viol commis à l'aide de l'endoctrination qui est la
base aussi bien de l'éducation « anti-autoritaire » que
de la « bonne éducation ». Dans une forme d'éducation
comme dans l'autre, il arrive qu'on ne perçoive ni ne
respecte les vrais besoins de l'enfant à chaque stade de
son développement. A partir du moment où les parents
considèrent leur enfant comme quelque chose qui leur
appartient et qu'ils peuvent façonner selon leurs vœux,
dès lors qu'ils se l'approprient d'une manière ou d'une
autre, ils interrompent brutalement sa croissance.
L'un des principes les plus systématiques de notre
éducation consiste à couper dans l'enfance les racines
vivantes naturelles pour essayer ensuite de rétablir leur
fonction naturelle de manière artificielle. C'est ainsi par
exemple qu'on étouffe la curiosité de l'enfant (« il y a
des questions qu'on ne pose pas ») et que, plus tard,
lorsqu'il n'a déjà plus naturellement envie d'apprendre,
on lui paie des leçons particulières pour qu'il puisse sur-
monter ses difficultés scolaires. On retrouve d'ailleurs un
comportement analogue chez le drogué, bien que chez lui
la relation objectale ait déjà été internalisée. En effet,
un être qui a dû réprimer ses sentiments très intenses
lorsqu'il était enfant, essaye de retrouver cette intensité
— au moins pour un moment — à l'aide de la drogue ou
de l'alcool.
Si nous voulons éviter la discrimination et le viol
inconscient de l'enfant, il nous faut tout d'abord prendre
conscience de ces phénomènes. Nous ne pouvons respecter
l'enfant que si nous sommes sensibles aux humiliations
subtiles qu'il doit subir ; or, pour que son psychisme se
développe, l'enfant a besoin de ce respect, dès les pre-
miers jours de sa vie. Nous pouvons acquérir cette
sensibilité soit en observant des enfants face à leurs parents
et en essayant de comprendre l'enfant, soit en appre-
nant à considérer notre propre destin avec empathie.
DU MÉPRIS | 93

Les psychanalystes ont aussi la possibilité de suivre


leur analysant dans son passé, en admettant que ses
sentiments racontent une histoire réelle que personne ne
connaît encore.

LE MÉPRIS INTROJECTÉ
DANS LE MIROIR
DE LA PSYCHANALYSE

I — La compulsion de répétition
« voix cassée » du Soi

Si nous ne voulons pas nous limiter à élargir le savoir


intellectuel du patient ou à renforcer ses défenses — ce
qui est absolument nécessaire dans certaines psycho-
thérapies — nous devons nous résoudre à effectuer un
voyage d'exploration avec chaque patient. Ce que nous
découvrons alors n'est pas un pays lointain mais bien
un pays encore inexistant ; il commencera à exister au
fur et à mesure de sa découverte. C'est une expérience
fascinante que celle d'accompagner un patient sur ce
chemin — à condition que nous n'éprouvions pas le
besoin de « peupler » ce pays avec les concepts que nous
connaissons, pour nous défendre de la peur que nous
éprouvons face à l'inconnu et à ce que nous ne comprenons
pas encore. Le patient trouve peu à peu son vrai Soi en
vivant ses propres sentiments et besoins, mais ceci n'est
possible que si l'analyste les accepte et les respecte tous,
même ceux qu'il ne comprend pas encore.
On me demande parfois dans des colloques ou des
analyses contrôlées ce que l'analyste doit faire des senti-
ments « indésirables », comme l'irritation par exemple, que
certains comportements du patient suscitent en lui. Un
analyste sensible prendra naturellement conscience de
A, MILLER 4
94 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

cette irritation. La question est celle-ci : l'analyste doit-il


réprimer cette irritation afin que le patient ne se sente
pas rejeté ? Dans ce cas le patient perçoit cette irritation
réprimée sans pouvoir la comprendre. L'analyste doit-il
alors exprimer son irritation ? S'il le fait, le patient sera
blessé par cette mise en acte et sa confiance en l'analyste
en sera ébranlée. J'ai constaté que si je ne donne pas de
conseils en réponse à de telles questions, la discussion
prend une dimension beaucoup plus personnelle et gagne
en profondeur. La question de savoir comment l'on doit
traiter l'irritation et tous les autres sentiments du contre-
transfert ne se pose plus à partir du moment où l'on admet
que tous les sentiments que le patient provoque en nous
s'inscrivent dans le cadre de sa tentative inconsciente
de nous raconter sa propre histoire, cette histoire qu'il
cherche en même temps a nous cacher afin de se protéger
contre de nouvelles manipulations qu'il redoute incons-
ciemment. Je suppose toujours que le patient ne peut
pas nous raconter son histoire autrement qu'il ne le fait.
Tous les sentiments ressentis par l'analyste appartiennent
dans cette mesure au « langage chiffré » du patient et
sont d'une grande valeur heuristique. Ils peuvent nous
aider à retrouver les clés perdues qui permettront d'ouvrir
des portes encore invisibles.
Il y eut à une certaine époque une discussion dans la
littérature spécialisée concernant le contre-transfert ;
certains psychanalystes se demandaient si le contre-
transfert n'était pas parfois l'expression du transfert de
l'analyste. Si l'analyste a réussi à accéder aux sentiments
de sa propre enfance, il pourra facilement faire la diffé-
rence entre les sentiments du contre-transfert et ses
propres sentiments infantiles (son propre « transfert »).
Les sentiments du contre-transfert sont comme des
petits éclairs, des signaux nettement liés à la personne
de l'analysant. S'ils deviennent très intenses, harcelants,
c'est qu'ils nous concernent personnellement. Le contre-
DU MÉPRIS | 95

transfert signale soit l'attitude passée des objets pri-


maires du patient (ou le refus inconscient de l'analyste
d'endosser ce rôle), soit les sentiments détachés que le
patient n'a pu vivre et qu'il délègue à l'analyste au cours
du traitement.
Peut-on raconter une histoire que l'on ne connaît pas ?
Aussi impossible que cela puisse paraître, c'est ce qui se
passe en psychanalyse. Afin que cette histoire puisse
être mise en scène et comprise, le patient a besoin du
cadre de la situation analytique pour développer son
transfert. Il a besoin de quelqu'un qui n'exige aucun
comportement particulier de sa part, qui puisse le laisser
être ce qu'il est à chaque moment de son développement
et qui soit prêt à « endosser » tous les rôles qu'il lui attribue
pendant le temps nécessaire au processus analytique.
Si l'analyste est capable d'assumer ces fonctions, la
compulsion de répétition va jouer un rôle primordial
dans l'analyse. On a beaucoup écrit sur le côté négatif
de la compulsion de répétition ; sa dangereuse tendance
à toujours remettre en scène le traumatisme dont ne
subsiste aucun souvenir a parfois quelque chose de cruel,
d'autodestructeur, et il est compréhensible qu'on puisse
être tenté d'associer cette compulsion à « l'instinct
de mort ». Mais la compulsion de répétition a aussi un
côté positif ; car elle est aussi le langage de l'enfant muet,
son seul mode d'expression possible. Un enfant muet a
besoin d'un partenaire particulièrement empathique pour
être compris. D autre part, la parole sert souvent à cacher,
à voiler, à nier les vrais sentiments et les vraies pensées
plutôt qu à les exprimer ; elle est souvent l'expression
du faux soi. Et c'est pourquoi, dans notre travail d'ana-
lyse avec le patient, nous en sommes souvent remis à la
compulsion de répétition comme à la seule manifestation
du vrai soi. Elle est la base du transfert et de la mise en
scène dans tout le champ d'interaction du patient ;
cette mise en scène est appelée mise en acte dans la litté-
96 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

rature spécialisée et on la traite souvent avec méfiance.


Prenons un exemple. Beaucoup de patients formulent
dans les premières semaines ou les premiers mois de leur
analyse le vœu d'avoir un enfant. On a longtemps dit
que ce Vœu naissait du désir œdipien. Et il se peut que
ce soit parfois Vrai. Mais les idées des patients montrent
que très fréquemment il a un arrière-plan narcissique.
Voilà ce qu'éprouve le patient : « J'aimerais avoir quel-
qu'un que je puisse posséder entièrement, dont je puisse
disposer (ma mère m'a échappé), quelqu'un qui soit tout
le temps à mes côtés et non quatre séances seulement ;
je ne suis personne, si j'avais un enfant, je serais quel-
qu'un, je vaudrais plus aux yeux des autres. » Ou bien
il éprouve ceci : « J'aimerais donner à mon enfant tout
ce qui m'a manqué, il sera libre, il ne devra pas nier ses
sentiments, il pourra se développer librement. J'aimerais
donner cette chance à un être humain. »
Cette deuxième variante a l'air d'être très « objectale ».
Mais s'il en était ainsi, le patient n'aurait pas besoin de
réaliser son vœu immédiatement. Et il lui aurait été
possible, vers la fin de son analyse, de puiser dans ses
richesses pour donner. Si, au début de l'analyse, ce vœu
a un caractère très urgent, c'est qu'il est l'expression
de l'indigence narcissique du patient. Il y a ici plusieurs
aspects :
1. Ce vœu d'avoir un enfant est lié au désir d'avoir une
mère disponible (l'enfant étant une nouvelle chance de
vivre une bonne symbiose, jusqu'alors impossible).
2. Le patient espère qu'avec la naissance de l'enfant
sa propre vitalité naîtra aussi (l'enfant étant alors le
symbole du vrai Soi du patient).
3. La communication inconsciente du destin de sa
propre enfance par la compulsion de répétition (l'enfant
représente la concurrence des frères et sœurs, qui entraîne
l'abandon de l'espoir) : autrefois, la naissance du petit
frère ou de la petite sœur avait intensifié la perte du
DU MÉPRIS | 97

Soi et aujourd'hui, la naissance de son enfant signifie


pour le patient qu'il renonce (pour le moment !) à réaliser
son propre Soi.
Si l'analyste interprète ce vœu problématique comme
une mise en acte, il n'obtiendra en général aucun résultat,
car la compulsion de répétition est ici encore trop forte.
Le patient ressent alors l'analyste comme une mère qui
lui interdit tout, et par rapport à laquelle il veut s'affir-
mer, ce qu'il ne peut faire que de cette manière auto-
destructive, car il n'est pas encore libéré des intro-
jects. L'analyste doit donc regarder son patient donner
la vie à un enfant détruisant apparemment ainsi sa propre
chance mais découvrant en même temps par là sa propre
vie passée à moitié vécue pour la vivre cette fois consciem-
ment, avec des sentiments d'adulte. Comme un enfant
qui représente sa famille avec les petits personnages
qu'on lui confie pour faire un test psychologique, le
patient se raconte inconsciemment la tragédie de son
propre destin à travers son enfant.
Et c'est en cela que réside la double fonction de la
compulsion de répétition. Le patient sent que pour la
première fois c'est vraiment de lui qu'il s'agit, c'est son
propre Soi qui naît. Et son vœu de donner la vie à un
enfant exprime cet espoir ; mais il est encore obligé de
reporter sa réalisation sur un autre être. Il ne se consa-
crera pas au nourrisson qu'il était, mais bien à un nour-
risson réel, actuel. Cependant le nourrisson représente aussi
son propre Soi infantile, et c'est ainsi que le patient va
pouvoir découvrir émotionnellement peu à peu l'histoire
refoulée de son enfance, d'une part en s'identifiant au
nourrisson, d'autre part en s'identifiant à ses propres
parents qu'il découvre peu à peu en lui.
La compulsion de répétition exerce aussi une action
plus ou moins forte sans analyse. Il est connu que le
choix du partenaire par exemple est lié au caractère de
l'objet primaire. Mais cette tendance s'intensifie dans
98 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

l'analyse, car l'analyste joue un rôle dans la mise en


scène, ce qui permet de trouver une solution. Le détour
qui passe par les objets du transfert parallèle est pourtant
en général inévitable, car la peur de perdre l'objet
devient presque insupportable, dès lors qu'apparaissent
les premiers sentiments ambivalents. La « mère-comme-
entourage » doit encore être séparée de la « mère-comme-
objet ». Les expériences les plus anciennes du patient lui
ont en effet appris qu'il ne peut montrer son méconten-
tement, sa déception, à l'objet sans risquer que le père
ou la mère bien-aimés lui retirent leur amour. Certes,
il faut arriver dans l'analyse à un moment où le patient
doit pouvoir prendre ce risque, il doit être capable de lui
survivre (cf. p. 30) ; mais au début du traitement, l'ana-
lyste est en général utilisé comme accompagnateur qui
aide le patient à découvrir à travers les objets du trans-
fert parallèle des expériences se rapportant aux objets
primaires et qui n'ont laissé aucune trace dans son
souvenir.
La faculté toute nouvelle d'admettre ses propres sen-
timents libère chez le patient des besoins et des désirs
longtemps refoulés qui ne peuvent pourtant pas encore
être satisfaits sans auto-punition, ou ne peuvent plus
être satisfaits du tout, car ils se rapportent à des situa-
tions du passé. L'exemple du vœu d'avoir un enfant
illustre bien ce dernier cas puisqu'il est entre autres
choses l'expression du désir d'avoir une mère disponible.
Mais certains besoins peuvent — et même doivent —
être satisfaits dans le présent. Ainsi le besoin essentiel
de s'exprimer librement qui apparaît régulièrement dans
les analyses des êtres souffrant de troubles narcissiques,
le besoin de pouvoir communiquer aux autres ce qu'on
est — par la parole, le geste, le comportement, par
toute expression authentique depuis le cri du nourrisson
jusqu'à l'œuvre d'art.
Dans les premiers temps, cette expression est accompa-
DU MÉPRIS | 99

gnée d'une grande peur chez ceux qui ont dû comme


enfants cacher leur vrai Soi, qu'ils ne connaissaient pas
eux-mêmes. Ces êtres sont pourtant ceux qui, lorsqu'ils
se sentent protégés par l'analyse, éprouvent le plus forte-
ment le besoin de se libérer des contraintes de leur enfance.
Le premier effort n'amène en général pas de libération
mais favorise au contraire la répétition compulsionnelle
de la constellation de l'enfance, c'est-à-dire que le patient
va vivre le sentiment d'être dépouillé de tout et la honte
torturante qui accompagne depuis son enfance le fait
de « se montrer », de se mettre à nu. Et il va choisir avec
une assurance de somnambule des partenaires qui,
exactement comme ses parents autrefois, ne sont pas
capables de le comprendre (même si les raisons ne sont
pas les mêmes). Poussé par la compulsion de répétition,
il va faire tout ce qu'il peut pour se faire comprendre
quand même, pour rendre quand même possible ce qui
est impossible (cf. A. Miller, 1981).
A un certain stade de son analyse, une jeune femme
tomba amoureuse d'un homme assez âgé, intelligent et
sensible, qui pourtant ne pouvait s'empêcher de refuser,
à part l'érotisme, tout ce qu'il ne pouvait pas com-
prendre intellectuellement, entre autres choses la psy-
chanalyse. Elle se mit spécialement à lui écrire de longues
lettres pour essayer de lui expliquer quel chemin elle
avait fait jusqu'alors dans son analyse. Elle réussit à
ignorer tous les signes qui montraient l'incompréhension
de cet homme et elle redoubla d'efforts jusqu'au jour où
elle dut admettre qu'elle avait à nouveau trouvé un
substitut de son père ; et elle comprit que c'est pour
cette raison qu'elle n'avait pu abandonner son espoir
d'être comprise. Elle en éprouva tout d'abord des senti-
ments de honte qui la torturèrent pendant assez longtemps
encore. Puis un jour, au cours d'une séance, elle fut enfin
capable de vivre ces sentiments et elle me dit : « Je me
sens aussi ridicule que si j'avait parlé à un mur en atten-
100 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUE

dant une réponse ; comme un enfant stupide. » Je lui


demandai alors : « Est-ce que vous ririez si vous voyiez
un enfant qui doit confier son chagrin à un mur parce
qu'il n'a personne d'autre ? » Le sanglot désespéré qui
répondit à cette question lui permit d'accéder à une partie
de sa réalité passée, à son enfance qui n'avait été qu'une
immense solitude et la libéra également des sentiments
de honte qui la torturaient. Le lendemain, la patiente
m'apporta son premier poème, qu'elle avait écrit pendant
la nuit.
Ce n'est que beaucoup plus tard qu'elle réussit à répéter
l'expérience du « mur » avec moi au lieu de la vivre à
travers les objets du transfert parallèle. Cette femme qui
s'exprimait d'habitude si clairement parla pendant un
certain temps de manière tellement compliquée et préci-
pitée que je n'avais plus aucune chance de la comprendre
vraiment, sans doute comme ses parents autrefois. Elle
éprouvait par instants de la haine à mon égard et avait
de brusques accès de rage narcissique, me reprochant
mon indifférence et mon incompréhension. Elle ne me
reconnaissait presque plus bien que je sois restée la même.
C'est ainsi qu'elle trouva son enfance chez moi. Un enfant
ne comprend pas non plus que sa mère, qui cuisine pour-
tant si bien, qui s'inquiète de sa toux et qui l'aide genti-
ment à faire ses devoirs, soit parfois aussi insensible
qu'un mur à sa vie intérieure. Ces reproches firent
finalement disparaître la compulsion de répétition qui la
poussait à toujours chercher un partenaire qui ne la
comprenait pas et à l'imaginer et a le vivre dans un
rapport de dépendance désespérée. La fascination qu'exer-
cent ces relations torturantes relève de la compulsion
qui consiste à répéter les premières déceptions de l'enfance.
DU MÉPRIS | 101

II — La perpétuation du mépris
dans la perversion
et dans la névrose obsessionnelle

Si l'on p a r t du principe que t o u t le développement


émotionnel d ' u n être h u m a i n (et p a r là m ê m e son équi-
libre narcissique dont ce développement est la base)
dépend de la manière d o n t sa mère a vécu, dès les premiers
jours et les premières semaines de l'enfant, l'expression
des besoins et des émotions de cet e n f a n t , il faut a d m e t t r e
que les premières orientations d'une valorisation des
sentiments et des pulsions instinctuelles sont posées là.
L o r s q u ' u n e mère ne p e u t pas refléter son enfant, l o r s q u ' a u
lieu de se réjouir de sa présence elle d é p e n d d ' u n e cer-
taine manière d'être de son enfant, c'est q u ' u n e première
sélection a eu lieu : le « bien » est séparé du « mal », le
« laid » du « b e a u », le « j u s t e » du « faux », et l'enfant a
intériorisé cette sélection qui sera la base de l'intro-
jection des valeurs plus subtiles.
Puisque t o u t e mère p o r t e en elle u n e « c h a m b r e a u x
accessoires » (cf. p. 38), tous les nourrissons a p p r e n d r o n t
qu'il y a quelque chose en eux que leur mère ne p e u t pas
« utiliser ». P a r exemple, les p a r e n t s a t t e n d e n t souvent
de leur enfant qu'il maîtrise ses fonctions corporelles le
plus vite possible ; consciemment ils ne veulent pas qu'il
« choque » dans la société mais la raison inconsciente de ce
v œ u est qu'ils veulent éviter que l'enfant réveille en eux
la peur de « choquer » qu'ils é p r o u v a i e n t eux-mêmes
é t a n t enfants.
Marie Hesse, la mère de l'écrivain, u n e femme sans
a u c u n doute très fine, écrivit un j o u r d a n s son j o u r n a l
q u ' o n a v a i t brisé sa volonté lorsqu'elle avait q u a t r e
ans. Lorsque son fils eut a t t e i n t à son t o u r l'âge de
q u a t r e a n s , elle commença à souffrir t o u t particulière-
m e n t de son indocilité et la c o m b a t t i t avec plus ou moins
102 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

de succès. Lorsqu'il eut quinze ans, elle envoya Hermann


Hesse à Stetten, dans un institut pour épileptiques et
autres faibles d'esprit, « afin que son indocilité et son
obstination soient enfin brisées ». Dans une lettre émou-
vante, pleine de colère, Hermann écrit à ses parents :
« Si au lieu d'être un être humain j'étais un piétiste, je
pourrais peut-être espérer de la compréhension de votre
part. » Mais on lui fit comprendre qu'on ne le laisserait
sortir qu'après une « amélioration », et c'est ainsi que le
jeune homme « s'améliora ». Plus tard, le déni et l'idéa-
lisation reprendront le dessus puisque dans un poème
dédié à ses parents il se reprochera de leur avoir rendu,
avec « son caractère », la vie si difficile. Beaucoup d'êtres
humains gardent toute leur vie ce sentiment de culpa-
bilité, ce sentiment oppressant de n'avoir pas répondu
a l'attente de leurs parents. Ce sentiment est plus fort
que toute conviction intellectuelle que ce ne peut pas
être le devoir de l'enfant de satisfaire les besoins narcis-
siques de ses parents. Aucun argument ne peut avoir
raison de ce sentiment de culpabilité, car il a ses racines
dans les premiers temps de la vie, ce qui lui donne une
intensité et une ténacité sans pareilles.
La plaie narcissique la plus profonde — ne pas avoir
été aimé pour ce que nous étions — ne peut pas guérir
sans travail du deuil. On peut soit s'en défendre (avec
plus ou moins de succès, par exemple à l'aide de la gran-
diosité ou de la dépression), soit laisser la compulsion de
répétition la rouvrir sans cesse. C'est ce qui se passe dans
la névrose obsessionnelle ou dans la perversion. Les
réactions méprisantes de la mère (ou du père) ont été
introjectées. L'effroi, le sentiment d'étrangeté, l'aversion,
le dégoût, l'indignation, l'exaspération, la peur, la panique
qu'éprouve la mère sont souvent provoqués par ce qu'il
y a de plus naturel chez l'enfant, à savoir ses activités
auto-érotiques, ses efforts pour découvrir son propre corps,
son avidité orale, son besoin de jouer avec ses excréments,
DU MÉPRIS | 103

sa curiosité et sa colère quand il est déçu, ou qu'il échoue.


Toutes ces expériences seront plus tard toujours asso-
ciées aux yeux indignés de la mère comme on peut le
remarquer dans le transfert.
Lorsqu'il révélera à l'analyste ses satisfactions sexuelles
ou auto-érotiques jusqu'alors restées secrètes, le patient
sera soumis à une véritable torture. Bien sûr il peut aussi
parler froidement de sa vie sexuelle, comme s'il s'agissait
de quelqu'un d'autre. Mais cela ne l'aidera pas à briser sa
solitude, et ne le mènera pas à la réalité de son enfance.
Par contre, si au lieu de se défendre de ses sentiments de
honte et de peur, il est sollicité comme dans l'analyse de
les accepter et de les vivre, il lui sera possible de compren-
dre ce qu'il ressentait quand il était enfant. Pour l'acti-
vité la plus innocente, il se trouve vulgaire et sale voire
totalement anéanti. Et il est lui-même très surpris
lorsqu'il réalise combien de temps cette honte refoulée a
pu survivre, combien de temps elle a pu coexister avec
ses conceptions tolérantes et progressistes de la sexua-
lité. C'est seulement lorsqu'il a vécu ces expériences que
le patient peut comprendre que son adaptation d'autre-
fois n'était pas une preuve de lâcheté, mais bien sa seule
chance d'échapper a ce sentiment de destruction.
Mais que peut-on attendre d'autre d'une femme qui a
toujours été fière d'être la gentille petite fille de sa mère,
cette enfant qui ne mouillait plus ses culottes à l'âge de
six mois, qui était propre à un an et s'occupait « comme
une mère » de ses petits frères et sœurs dès l'âge de trois
ans ? Pour cette femme, son nourrisson incarne non
seulement les parties jamais vécues, détachées, de son
propre Soi, mais aussi le bébé libre de toute inhibition
qu'était autrefois son petit frère ou sa petite sœur, qu'elle
ne peut s'empêcher aujourd'hui d'envier ou même de
haïr à travers son propre enfant. Elle va donc dresser
son enfant avec des regards, malgré sa conviction la plus
intime ; elle ne peut faire autrement. Et l'enfant grandit,
104 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

mais il ne peut faire autrement que de vivre quand même


sa vérité, que de l'exprimer d'une manière ou d'une autre,
peut-être en cachette. C'est ainsi qu'un être humain peut
s'adapter aux exigences de son entourage et développer
un faux Soi tout en laissant vivre encore une part de son
vrai Soi dans une perversion ou une névrose obsession-
nelle — dont il souffre. Ce vrai Soi « vit » alors dans
les mêmes conditions que l'enfant d'autrefois, c'est-à-
dire sous l'œil indigné de la mère entre-temps introjectée.
La perversion et les compulsions remettent toujours en
scène le même drame : la condition première à toute
satisfaction des pulsions est l'œil indigné de la mère,
c'est-à-dire que l'orgasme ne peut être atteint que dans
un climat de mépris de soi, et que la critique ne peut
s'imposer que dans des représentations obsessionnelles
apparemment absurdes et étranges (inquiétantes).
L'analyse d'un pervers ou d'un être souffrant d'une
névrose obsessionnelle, dans laquelle nous assistons à la
puissance destructive de la compulsion de répétition et
où il nous est donné d'écouter la communication muette,
inconsciente, de cette dernière au travers de la mise en
scène du drame premier, est sûrement l'expérience qui
nous révèle le plus clairement le drame caché de la
relation inconsciente mère-enfant.
Il est extrêmement important que le patient puisse
vivre son analyste comme étant un être méprisant, hostile
aux pulsions, et il est tout aussi important que l'analyste
ne le soit jamais réellement. Ceci peut paraître évident
mais ne l'est pas toujours dans la pratique. Quelquefois
l'analyste fait exactement le contraire, tout à fait incons-
ciemment et avec les meilleures intentions du monde.
En effet, dans certains cas, l'analyste ne supporte pas de
jouer le rôle d'un personnage aussi hostile aux pulsions ;
il va alors faire la preuve de sa tolérance pour motiver le
patient à lui parler ouvertement, sans peur, par exemple
de sa pratique de l'onanisme. Mais ce faisant, il empêche
DU MÉPRIS | 105

le patient de vivre sa mère dans le transfert. Dans un


même temps, l'analyste reproduit pourtant réellement
l'hostilité de la mère vis-à-vis de la vie pulsionnelle du
petit enfant, puisqu'il ne laisse pas apparaître les pul-
sions sous leur forme première, accompagnées de la peur
et du désarroi infantiles et qu'il s'adresse a son patient
uniquement au niveau adulte.
On pourrait aussi considérer qu'un analyste qui insiste
sur le fait que ses patients sont bien évidemment des
adultes et non des enfants dévalorise l'enfance puisqu'il
parle comme si le fait d'être un enfant était une chose
honteuse et non une richesse que nous perdons par la
suite. Il en va de même pour la maladie ; certains ana-
lystes essaient de considérer leur patient comme un être
presque sain, et ils nous mettent en garde contre des
« régressions dangereuses ». Comme si la maladie n'était
pas parfois la seule expression possible du vrai Soi.
Ceux qui viennent nous trouver se sont appliqués toute
leur vie à être aussi adultes et aussi sains (« normaux »)
que possible. Et ils se sentent très soulagés lorsqu'ils
peuvent se libérer de ces obsessions conditionnées par la
société que sont l'hostilité à l'égard de l'enfant et la
célébration de la « normalité ».
Un être qui souffre de sa perversion porte en lui la
désapprobation de sa mère et il essaie de 1' « accrocher »
partout, d'extérioriser à nouveau cette mère désapproba-
trice. C'est pourquoi il doit faire toutes sortes de choses
que son entourage et la société dans laquelle il vit,
réprouvent et méprisent. Si cette société sacralisait
subitement sa perversion (comme cela arrive dans cer-
tains milieux), il devrait modifier ses compulsions, mais il
n'en serait pas libéré pour autant. Ce dont il a « besoin »,
ce n'est pas la permission d'avoir tel ou tel fétiche, mais
bien ces regards aliénés et indignés. Et ces regards, il les
cherchera aussi chez son analyste et il va employer tous les
moyens dont il dispose pour que celui-ci le trouve dégoû--
106 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

tant, inquiétant et répugnant. Cette provocation fait


bien sûr partie du transfert, et les premiers signes du
contre-transfert nous permettent déjà de deviner ce qui
s'est passé au début de cette vie.
Si l'analyste arrive à comprendre le sens, à entrevoir la
nature obsessionnelle de cette provocation, le bâtiment
tout vermoulu de la perversion s'effondre pour faire
place à une tristesse authentique et profonde. Lorsque le
patient a pu vivre la blessure narcissique, les déformations
ne sont plus nécessaires. Et ceci nous montre très claire-
ment que nous faisons fausse route lorsque nous essayons
d'expliquer ses conflits pulsionnels a un patient qui a été
dressé depuis sa plus tendre enfance à ne pas sentir.
Comment le patient pourrait-il vivre ses désirs et ses
conflits pulsionnels sans sentiments ? Que signifie l'oralité
sans avidité, l'analité sans indocilité, sans envie, qu'est-ce
qu'un complexe d'Œdipe sans colère, sans jalousie, sans
solitude, sans amour ? Il est très impressionnant de voir
que très souvent, la mise en acte pseudo-pulsionnelle
du patient disparaît lorsqu'il commence à vivre ses senti-
ments et à percevoir ses vrais désirs pulsionnels.
Dans un article sur Saint-Pauli* qui parut dans le
magazine allemand Stern, le 8 juin 1978, j'ai trouvé cette
phrase : « Tu sens le rêve masculin séduisant et absurde
d'être cajolé comme un nourrisson par des femmes, tout
en les dominant comme un pacha. » Ce « rêve masculin » n'a
rien d'absurde, puisqu'il provient du besoin le plus authen-
tique et le plus légitime du nourrisson. Notre monde aurait
sans doute un autre visage si tous les nourrissons avaient
la chance de pouvoir disposer comme un pacha de leur
mère et s'ils se faisaient cajoler sans devoir s'occuper
des besoins de la mère.
Ayant demandé aux habitués ce qui dans ces établisse-
ments leur procurait le plus grand plaisir, l'auteur de cet

* Quartier des prostituées à H a m b o u r g . (N.d.T.)


DU MÉPRIS | 107

article résumait leurs réponses en ces termes : « La dispo-


nibilité, l'abandon des filles : avec elles, on n'a pas besoin
de donner une preuve d'amour, comme on doit le faire avec
une amie. Et lorsque le désir est passé, il ne reste rien, pas
d'obligations, pas de drames sentimentaux, pas de remords :
tu paies et tu es libre. Même (et justement) ce qu'une telle
rencontre a d'humiliant aussi (et justement) pour le client
peut augmenter l'excitation — mais on parle moins volon-
tiers de cela » (c'est moi qui souligne, A. M.). L'humilia-
tion, le mépris de soi, l'aliénation de soi reflètent, intra-
psychiquement, le mépris de l'objet primaire, et la com-
pulsion de répétition recrée ainsi les mêmes conditions
tragiques du plaisir qu'autrefois.
La perversion est un cas limite, mais elle nous permet
de comprendre quelque chose qui est aussi valable pour
le traitement des autres troubles, à savoir l'importance
du mépris inconscient et introjecté.
On ne peut pas éliminer ce qui est inconscient à l'aide
de proclamations et d'interdits. On ne peut que s'y sensi-
biliser, afin de reconnaître ses manifestations, afin de
pouvoir vivre consciemment et contrôler ce qui est
inconscient. Une mère qui désire sincèrement respecter
son enfant ne pourra le faire qu'à partir du moment où
elle sentira ce qu'une simple remarque ironique destinée
à cacher son propre manque d'assurance peut avoir
d'humiliant pour son enfant. Et elle ne pourra pas sentir
à quel point son enfant se sent humilié, méprisé et déva-
lorisé à côté d'elle si elle n'a jamais pu elle-même vivre
consciemment ces sentiments, si elle a toujours essayé
de s'en défendre à l'aide de l'ironie. Il arrive que les ana-
lystes se comportent de façon semblable. Nous n'em-
ployons certes pas les mots : mauvais, sale, méchant,
égoïste, dépravé, mais nous parlons entre nous de patients
« narcissiques », « exhibitionnistes », « destructeurs »,
« régressifs », sans prendre conscience de la valeur négative
que nous prêtons (inconsciemment) à ces mots. Il se
108 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

pourrait bien que notre vocabulaire abstrait, notre ten-


dance à l'objectivation, nos théories ressemblent parfois
aux regards méprisants de la mère, ou plutôt de la petite
fille en elle. Il est très compréhensible que, face à l'attitude
méprisante du patient, l'analyste se laisse parfois aller
par exemple à protéger sa supériorité à l'aide des théories.
Mais le vrai Soi du patient ne viendra pas lui rendre
visite dans son retranchement. Il se cachera, comme il
se cachait autrefois pour ne pas être vu par les yeux
indignés de la mère. Si nous arrivons en revanche à lire
l'histoire de l'enfant méprisé derrière chaque attitude
méprisante de l'analysant, il nous sera facile de ne pas
nous sentir attaqués, et nous ne devrons plus nous
retrancher intérieurement derrière des théories. La con-
naissance des théories peut certes être d'une grande
aide à condition toutefois qu'elle ait aussi perdu sa
fonction défensive, qu'elle ne gêne pas l'analyste et ne
le force pas à s'adapter, bref qu'elle ne soit pas l'héritière
des parents à l'œil sévère ; cette connaissance doit plutôt
être comme un « ours en peluche qui traîne » à portée de
main, selon l'image de Winnicott (cf. 1974).

III — La « dépravation »
dans l'enfance de Hermann Hesse
comme exemple du « mal » concret

Il est très difficile de décrire la manière dont un être


humain réagit au mépris de son enfance sans donner
d'exemple concret et précis, surtout lorsqu'il s'agit du
mépris à l'égard de la sensualité et de la joie de vivre.
Nous pourrions bien sûr décrire la dynamique intra-
psychique, les modifications de structure, ou certains
mécanismes de défense comme la « défense de l'affect » à
l'aide de différents modèles métapsychologiques ; mais
ce faisant, nous ne pourrions pas rendre le climat émo-
DU MÉPRIS | 109

tionnel qu'il faut connaître pour apprendre vraiment la


détresse de l'enfant, et le lecteur ne pourrait donc ni
s'identifier à l'enfant, ni éprouver de véritable empathie.
Dans les exposés purement théoriques, nous restons
émotionnellement « en dehors », nous pouvons parler des
« autres », nous pouvons les classer et leur donner des
noms, dans une langue que nous sommes les seuls à
comprendre. Il y a incontestablement une inégalité dans le
dispositif analytique (entre l'analysant couché et l'ana-
lyste assis), et cette inégalité a un sens, elle est justifiée.
Mais il n'est pas indispensable de l'étendre à d'autres
situations comme par exemple les discussions, les confé-
rences, les travaux écrits. Je dois abolir en moi cette
inégalité et la distance qui sépare le fauteuil du divan
si je ne veux pas utiliser mes patients comme objets de
mon savoir.
Que faire lorsqu'on éprouve non seulement le besoin
de suivre les patients, mais aussi celui de communiquer
son expérience ? Si j'emploie des concepts métapsycho-
logiques, je n'arriverai pas à faire sentir au lecteur à
quel point nous avons tous besoin de notre sensibilité
commune (comme enfants et comme analysants). Si, par
contre, je donne des exemples détaillés, je risque de livrer
au public une tragédie individuelle qui doit rester cachée.
Et ce faisant, je marquerais (pas intentionnellement, mais
malgré tout réellement) le même manque de respect que
la mère d'autrefois qui humiliait l'enfant si elle le décou-
vrait par exemple en train de se masturber.
Et pourtant, seul l'exemple concret d'une vie peut
nous montrer comment certains êtres humains assimilent
le « mal concret » de leur enfance au « mal en soi ». Les
différents itinéraires individuels montrent qu'une per-
sonne ne peut pas identifier les compulsions parentales
comme telles, à partir du moment où elles sont devenues
une part d'elle-même, et elle ne pourra s'évader de cette
prison intérieure qu'après avoir pu les vivre consciem-
A. MILLER
110 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

ment en elle. Or seule l'histoire d'une vie peut nous


montrer comment se déroulent ces phénomènes.
Prise dans ce dilemme entre métapsychologie et indis-
crétion, j'ai choisi de décrire ces phénomènes très compli-
qués en prenant l'exemple de Hermann Hesse ; cet
exemple exclut a priori tout jugement moralisateur, et
il a l'avantage d'illustrer un phénomène qu'on retrouve
dans la formation des perversions (bien qu'ici il ne s'agisse
pas d'une perversion), à savoir l'introjection du mépris
des parents pour les besoins pulsionnels de l'enfant.
Et cet exemple a aussi d'autres avantages : l'intéressé
lui-même l'a porté à la connaissance du public et, de plus,
il me permet de préciser certaines de mes suppositions à
partir de données concrètes.
Au début de Demian, Hermann Hesse décrit la bonté
et la pureté d'un foyer où il n'y a pas de place (ni d'oreilles)
pour les « mensonges par nécessité » d'un enfant. (Il est
facile de deviner que dans ce roman l'auteur parle de sa
propre famille, fait qu'il confirme d'ailleurs indirecte-
ment.) L'enfant reste donc tout seul avec son péché, et
il a l'impression d'être mauvais et dépravé, il se sent
rejeté, bien que personne ne le gronde et que tous (ne
sachant pas cette « horreur ») soient gentils et bienveillants
avec lui.
Beaucoup d'enfants connaissent cette situation. Et
cette description d'un foyer « pur » ne nous est pas étran-
gère, image idéalisée qui reflète autant le point de vue de
l'enfant que la cruauté cachée d'un style d'éducation que
nous connaissons tous. Hesse écrit dans Demian : « Comme
la plupart des parents, les miens ne m'aidèrent en rien
lors du réveil de ces instincts que l'on taisait obstinément.
Ils appuyèrent seulement, avec une patience infinie, mes
efforts désespérés pour nier la réalité et continuer à vivre
une existence d'enfant qui devenait toujours plus irréelle
et mensongère. Je ne sais si les parents peuvent beaucoup
dans ce domaine et je ne fais aux miens aucun reproche.
DU MÉPRIS | 111

C'était à moi de me tirer d'affaire et de trouver mon


chemin et, comme tous les enfants bien élevés, je m'en
tirai fort mal » (c'est moi qui souligne, A. M.).
L'enfant croit que ses parents n'ont pas de désirs
pulsionnels ; en effet, ils ont les moyens et la possibilité
de cacher leurs satisfactions sexuelles alors que l'enfant
est soumis à leur contrôle 2 .
Il me semble qu'il est assez facile de s'identifier au
narrateur dans la première partie de Demian, même
lorsqu'on est issu d'un autre milieu. Par contre, la lecture
devient très difficile par la suite, et ceci a sans doute un
rapport avec le fait que Hesse ait introjecté les valeurs
de ses parents et de ses grands-parents (familles de
missionnaires) ; cette introjection est d'ailleurs sensible
dans beaucoup de récits de l'auteur, mais Demian est
sans doute l'exemple qui illustre le plus clairement ce
phénomène.
Sinclair, le narrateur, a fait l'expérience de la cruauté (le
chantage qu'exerce sur lui un garçon plus âgé), mais cette
expérience a été inefficace, elle ne l'a pas aidé à mieux
comprendre le monde dans lequel il vit. Pour lui, le
« mal » c'est la « dépravation » (on retrouve ici la langue
des missionnaires) : ce n'est pas la haine, l'ambivalence
ou la cruauté que chaque être humain porte en lui, et
dont Sinclair a déjà fait l'expérience, qui pour lui repré-
sente le mal, mais d'étranges bagatelles comme le fait de
boire dans les tavernes.
Le petit Hesse a emprunté cette vision du mal à sa
famille, elle n'est pas enracinée dans sa personnalité, elle

2. Hesse écrit dans « Ame d'enfant » : « Les adultes faisaient comme si le


monde était parfait, comme s'ils étaient des demi-dieux, tandis que nous
autres, les garçons, n'étions que le rebut du genre h u m a i n . . . Chaque fois,
dans les jours et même les heures qui suivaient, arrivait fatalement quelque
chose qui n'aurait pas dû se produire, quelque chose de piteux, d'affligeant,
de h o n t e u x . Très vite, infailliblement, on retombait, du h a u t des plus fermes
et généreuses résolutions, dans le péché et la gueuserie, dans le quotidien et
l'ordinaire... Pourquoi ? Etait-ce différent pour les autres ? »
112 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

y est comme un corps étranger. C'est pourquoi tout ce


qui se passe après la première apparition dans le livre
du dieu Abraxas (qui doit « concilier l'élément divin et
l'élément démoniaque »), nous donne une impression
d'étrangeté et ne nous touche plus. Car le bien et le mal
doivent être conciliés d'une manière artificielle. On a
l'impression que pour le jeune homme cette conciliation
est une chose étrange, menaçante et surtout inconnue ;
il ne peut pourtant pas se libérer de ce sentiment car,
pour lui, la « dépravation » est émotionnellernent investie,
c'est-à-dire liée à la peur, à un sentiment de culpabilité.
Et il voudrait la « tuer » en lui : « Avec les débris d'un
monde écroulé, je cherchai de nouveau, plein de ferveur,
à édifier un "monde lumineux". Je vécus possédé par le
désir unique de me purifier de tout contact avec le monde
sombre, avec le mal et de demeurer complètement dans
la lumière, agenouillé devant les dieux » (c'est moi qui
souligne, A. M.).
En 1977, le « Helmhaus » de Zurich consacra une
exposition à Hermann Hesse. On pouvait y voir un
tableau que le jeune Hermann connaissait bien puisqu'il
était accroché au-dessus de son lit et qu'il avait grandi
avec lui. La moitié droite du tableau montre le « bon »
chemin, celui qui mène au Ciel, plein d'arbustes épineux,
de désagréments et de souffrances. A gauche, on voit le
chemin agréable, plaisant, plein de délices, qui mène tout
droit en Enfer. Les tavernes y jouent un rôle important.
(Les femmes dévotes espéraient sans doute qu'elles réussi-
raient à dissuader leurs maris et leurs fils avec de telles
représentations.) Et les tavernes jouent aussi un rôle
important dans Demian. Ceci est d'autant plus grotesque
que Hesse n'éprouvait aucunement le besoin d'aller se
saouler dans les tavernes, il voulait seulement échapper
à l'étroitesse du système de valeurs de ses parents.
Chaque enfant se crée une représentation du mal,
d'abord très concrète, façonnée par les interdits, les
DU MÉPRIS | 113

tabous et les peurs de ses parents. Il devra accomplir un


long chemin avant de s'en libérer, de découvrir en lui
son propre « mal », avant qu'il puisse entrevoir que ce
qui vient des pulsions n'est pas forcément « mauvais »,
qu'elles font partie de la vie, et qu'aucun être humain n'en
est exempt, même s'il réussit à s'en persuader, à les nier.
Il est possible que Hermann Hesse ait dû vivre pendant
sa puberté la part niée, détachée, « dépravée » de son père
et qu'il ait essayé de la décrire dans ses livres. Peut-être
est-ce la raison pour laquelle il y a dans ses romans beau-
coup de choses qu'on ne peut ressentir directement ; il
nous communique pourtant l'atmosphère de son enfance ;
qui l'avait fait beaucoup souffrir, mais il ne pouvait
s'en libérer, ayant dû l'intégrer très tôt. Ce passage de
Demian nous montre bien que Hesse était menacé de
perdre l'amour de ses parents lorsqu'il essayait de trouver
son vrai Soi : « Mais, lorsque, non par habitude, mais
spontanément, nous avons offert amour et vénération,
quand de notre propre mouvement, nous sommes devenus
disciples et amis, il est amer et terrible le moment où,
subitement, nous croyons nous apercevoir que le courant
qui nous entraîne va nous arracher à l'être aimé. Alors,
chaque pensée qui repousse le maître et l'ami pénètre,
tel un dard empoisonné, dans notre propre cœur, chaque
coup que nous portons pour nous défendre nous atteint
en plein visage. Alors, celui qui croyait posséder une
moralité suffisante se voit contraint de s'appliquer les
mots infamants d' "infidèle" et d' "ingrat", et son cœur
se réfugie, plein d'angoisse, dans les chères vallées des
vertus de son enfance, se refusant à croire qu'une telle
rupture ait été consommée, qu'un tel lien ait dû être
brisé. » Et dans sa nouvelle, « Ame d'enfant », il écrit :
« Si je devais ramener ce désarroi intérieur et ses conflits
à un sentiment unique, je ne saurais le nommer autrement
que : la peur. C'était la peur, la peur et l'insécurité que
j'éprouvais durant cette période troublée de mon enfance.
114 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Peur de la punition, peur de ma conscience, peur des impul-


sions de mon âme, sûrement répréhensibles et criminelles »
(c'est moi qui souligne, A. M.).
Dans « Ame d'enfant », Hesse décrit avec beaucoup de
tendresse et de compréhension les sentiments d'un garçon
de onze ans qui a volé des figues sèches dans la chambre
de son père afin d'avoir près de lui quelque chose appar-
tenant à ce père bien-aimé. Dans sa solitude, l'enfant est
torturé par la peur, le désespoir et le remords, sentiments
qui vont être remplacés par l'humiliation et la honte
lorsque ses parents auront découvert sa « mauvaise
action ». La force de cette description est telle, que
nous avons l'impression que cette histoire s'est réellement
déroulée dans l'enfance de Hesse. Impression qui est du
reste confirmée par une phrase de sa mère datée du
11 novembre 1889 : « Ai découvert que Hermann a volé
des figues ! » (A. M.)
On peut entrevoir le chemin de croix du petit garçon
lorsqu'on lit le journal de sa mère et les lettres que ses
parents adressèrent aux autres membres de la famille ;
ces lettres ont été publiées en Allemagne en 1966. Comme
tant d'autres, c'est à cause de sa richesse intérieure et
non malgré elle que les parents de Hesse avaient tant de
peine à le supporter. Il arrive souvent qu'un enfant
réveille par ses dons (par l'intensité de ses sentiments, la
profondeur de sa sensibilité, son intelligence et sa curio-
sité, qui entraîne naturellement la critique) des conflits
dont les parents essaient depuis toujours de se défendre
a l'aide des règles et des interdits. Et ces règles doivent
être sauvées, au prix du développement de l'enfant. On
arrive alors à une situation apparemment paradoxale,
dans laquelle même les parents qui sont fiers de leur
enfant doué et l'admirent, doivent, à cause de leur propre
désarroi, repousser, opprimer, voire détruire, ce que
l'enfant a de mieux en lui, c'est-à-dire sa part la plus
authentique. Deux citations tirées du journal de la mère
DU MÉPRIS | 115

de Hermann Hesse montrent comment cette œuvre de


destruction peut parfois aller de pair avec des sentiments
« affectueux » :
1. (1881) « Hermann va au jardin d'enfants ; son
tempérament vif nous cause beaucoup de souci. » L'enfant
a trois ans.
2. (1884) « L'éducation de Hermann nous a causé
beaucoup de souci et de difficultés, maintenant cela va
beaucoup mieux. Du 21 janvier au 5 juin, il est resté au
pensionnat et ne passait que les dimanches avec nous.
Là-bas il a été très sage, mais il était maigre, pâle et
abattu quand il rentrait à la maison. Son séjour là-bas a eu
un effet salutaire. Il est maintenant beaucoup plus docile »
(c'est moi qui souligne, A. M.) (1966, p. 13-14). L'enfant
a sept ans.
Plus tôt encore (le 14 novembre 1883), le père de
Hermann, Johannes Hesse, écrivait : « Hermann, qui
passe pour un modèle de vertu au pensionnat, est par
moments insupportable. Aussi humiliant que cela puisse
être pour nous (! A. M.), je pense sérieusement à l'envoyer
dans une maison de rééducation ou dans une autre famille.
Nous sommes trop nerveux et trop faibles pour lui et
la vie familiale n'est pas assez réglée et disciplinée. Il
a semble-t-il tous les dons : il observe la lune et les
nuages, il improvise sur l'harmonium pendant de longues
heures, il fait de très beaux dessins à la plume et au
crayon, il chante tout à fait convenablement quand il le
veut et n'est jamais à court de vers » (c'est moi qui sou-
ligne, A. M., cf. Hermann Hesse, Kindheit und Jugend...,
1966, p. 13).
Avec l'image fortement idéalisée de son enfance et de
ses parents qu'il a brossée dans Hermann Lauscher3,

3. « Maintenant encore, lorsque de temps à autre, je me sens ému par le


souvenir de mon enfance, c'est un tableau aux riches couleurs dans un
cadre doré ou je distingue a v a n t t o u t une abondante frondaison d'aulnes
et de châtaigniers dans l'éclat d'une lumière impossible à décrire et sur
116 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

Hesse a abandonné l'enfant original, rebelle, « difficile »


qu'il a été en réalité. Il n'a pas pu trouver de place en lui
pour cette part très importante de son Soi, il a dû l'expul-
ser. C'est sans doute pourquoi il eut toujours une immense
et authentique nostalgie insatisfaite de son vrai Soi.
Les œuvres de Hesse et beaucoup de ses lettres, en
particulier la lettre inoubliable qu'il envoya de Stetten
à ses parents, nous prouvent qu'il ne manquait ni de
courage, ni de talent, ni de sensibilité. Mais la réponse
de son père à cette lettre (cf. 1966), les mémoires de sa
mère et les pages de Demian et de « Ame d'enfant »
que j'ai citées plus haut, nous montrent à quel point le
poids oppressant des introjects a pesé sur son destin.
Malgré le succès de ses œuvres et l'écho qu'il reçut,
malgré le prix Nobel, Hesse souffrait dans ses dernières
années du sentiment tragique et douloureux d'être coupé
de son vrai Soi, ce sentiment que les médecins appellent
simplement dépression.

IV — La mère
des premières années de la vie
comme intermédiaire de la société

Si nous disions à un patient que sa perversion ne


poserait aucun problème dans une autre société, que
c'est notre société malade et contraignante qui essaie
de limiter l'être humain, nous lui dirions en partie la
vérité, mais nous ne l'aiderions en rien, car il se sentirait
négligé et incompris en tant qu'être historique unique.
Une telle interprétation semblerait peut-être même mini-

un arrière-fond de splendides montagnes. Je ne saurais évoquer en des


termes plus heureux toutes les heures de mon existence au cours desquelles,
oublié du monde, j ' a i joui d'un bref repos, toutes mes promenades solitaires
dans ces belles montagnes, tous les instants de petit bonheur i n a t t e n d u ou
d'amour au-delà de t o u t désir, q u ' e n les c o m p a r a n t à cette verdoyante
image de mon enfance » (1942).
DU MÉPRIS | 117

miser sa tragédie. Car c'est sa compulsion de répétition


et la constellation qu'il porte en lui que nous devons
comprendre. Certes, cette histoire résulte des contraintes
sociales, mais celles-ci n'adhèrent pas à son psychisme
comme un savoir abstrait, elles y sont ancrées très soli-
dement sous la forme des premières expériences affectives
de l'enfant avec sa mère. C'est pourquoi les mots ne
suffisent pas pour le libérer des contraintes ; seule l'expé-
rience vécue, non pas l'expérience correctrice de l'adulte
mais celle de la peur originelle, du mépris de la mère
bien-aimée et les sentiments d'indignation et d'affliction
profonde qui l'accompagnent peuvent dissoudre les
contraintes. Les mots seuls, même s'il s'agit des inter-
prétations les plus habiles, ne font pas disparaître la
dissociation, et parfois même ils l'aggravent.
C'est la raison pour laquelle on ne peut pas libérer un
patient de la cruauté de ses introjects en lui montrant
à quel point notre « société », qui est la cause de nos
névroses et de nos perversions, est absurde et perverse,
a quel point elle exploite l'individu, même si ceci est vrai.
Dora, la patiente de Freud, tomba malade à cause de
l'hypocrisie de cette société face à la sexualité, hypocrisie
dont elle ne pouvait bien sûr pas prendre conscience à
l'époque. Ce dont nous avons conscience ne nous rend
pas malades, mais réveille en nous des sentiments d'indi-
gnation, de colère, d'affliction ou d'impuissance. Ce qui
nous rend malades, c'est l'incompréhensible, ce sont les
contraintes de la société qui se reflétaient déjà dans les
yeux de notre mère, que nous avons intégrées et dont
aucune lecture, aucune connaissance ne peuvent nous
libérer. Autrement dit : nos patients sont intelligents,
ils lisent des journaux ou des livres qui parlent de l'absur-
dité de la course aux armements, de l'exploitation capi-
taliste, de l'hypocrisie de la diplomatie, de l'arrogance du
pouvoir, de la manipulation des masses, de l'adaptation
du faible, de l'impuissance de l'individu, et ils se font
118 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

leurs idées sur ces points. Ce qu'ils ne voient pas, ce qu'ils


ne peuvent pas voir, c'est l'absurdité de l'attitude de leur
mère à l'époque où ils étaient des petits enfants. On ne
peut pas se rappeler l'attitude des parents, car à cette
époque on était une partie de ces parents ; dans l'analyse,
les patients peuvent vivre l'interaction d'alors, ce qui
leur permet de comprendre peu à peu les contraintes
que leur imposaient leurs parents.
La colère inconsciente de l'enfant emprisonné, exploité
et dressé, de cet enfant dont on a abusé et qu'on a essayé
d'étouffer, nourrit parfois l'engagement politique de
l'adulte. En effet, dans son combat contre les institutions,
il peut se débarrasser en partie de sa colère, sans devoir
abandonner l'image idéale qu'il a de sa propre mère
depuis sa première enfance ; la vieille inféodation est
transférée à d'autres objets. Mais le fait de pouvoir
vivre la désillusion et le deuil dans l'analyse n'entraîne
en général pas le désengagement politique ou social ; il
libère simplement le patient d'une action sous l'effet de
la compulsion de répétition.
La nécessité intérieure de construire sans cesse de nou-
velles illusions et de nouveaux dénis afin de ne pas devoir
vivre sa propre vérité disparaît lorsque l'on a pu vivre
cette vérité. On comprend alors que, toute sa vie, on
s'est défendu et on a eu peur de quelque chose qui ne
peut plus se passer, qui s'est déjà passé tout au début de
sa vie, alors qu'on ne pouvait pas encore se défendre.
Il en va à peu près de même de la créativité. Encore
aujourd'hui, beaucoup d'artistes croient qu'une analyse
(leur mère) leur « prendrait » leur créativité. Or la condi-
tion première de la créativité est le travail du deuil,
et non la névrose.
Admettons qu'un analyste essaie de persuader son
patient qu'il n'a pas à avoir de sentiments de culpabilité,
en lui expliquant que son Surmoi sévère est une consé-
quence des normes de la société, et que ces normes sont
DU MÉPRIS | 119

dictées par les intérêts du capital. Cette interprétation


n'est pas fausse. La « société » étouffe non seulement les
désirs pulsionnels, mais aussi (et surtout !) certains senti-
ments (par exemple la colère) et certains besoins narcis-
siques (comme le besoin d'être estimé, reflété et respecté)
qui, s'ils étaient autorisés chez les adultes et satisfaits
chez les enfants, mèneraient à une indépendance indivi-
duelle et à une force émotionnelle susceptibles de compro-
mettre les intérêts des détenteurs du pouvoir. Mais cette
oppression et l'obligation de s'adapter ne commencent
pas dans les bureaux, les fabriques ou les partis politiques,
elles commencent dès les premières semaines de la vie.
Plus tard, elles seront intériorisées et refoulées et, de ce
fait, elles resteront inaccessibles à toute argumentation.
Car un simple échange d'objet ne change rien a la nature
de l'adaptation et de la dépendance.
Le « remplacement » du Surmoi sévère du patient par
celui plus tolérant de l'analyste peut avoir un effet théra-
peutique (sous la forme d'une amélioration passagère).
Cependant, le but de l'analyse n'est pas de corriger le
destin du patient mais bien de lui donner la possibilité
de se confronter à son propre destin et la capacité d'effec-
tuer un travail du deuil. Afin qu'il puisse vivre consciem-
ment la manipulation inconsciente et le mépris involon-
taire dont il a été la victime, ce qui lui permettra de s'en
libérer, le patient doit pouvoir trouver ses parents d'autre-
fois non seulement chez l'analyste, au moyen du transfert,
mais aussi en lui. Tant qu'il doit vivre avec le Surmoi
de remplacement de son analyste, l'introject méprisant
qu'il porte en lui ne subit, malgré tous ses efforts, aucune
modification car il reste caché dans l'inconscient. Certes,
l'introject du patient va se manifester dans ses rapports
avec les autres et avec lui-même, mais il sera inaccessible
à toute élaboration. Les contenus inconscients sont
immuables et intemporels, comme dit Freud. Seule la
prise de conscience peut être l'amorce d'une modification.
120 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

V — La solitude
de celui qui méprise

L'attitude méprisante du patient souffrant de troubles


narcissiques, sur laquelle Kernberg attire tout parti-
culièrement notre attention, peut avoir de nombreux
antécédents dans le passé de cet être, ainsi par exemple
le mépris qu'il éprouvait pour ses « stupides petits frères
et sœurs » ou pour ses parents incultes et incompréhensifs ;
elle a pourtant toujours la même fonction, celle de le
défendre contre des sentiments indésirables. Le mépris
pour ses petits frères et sœurs cache souvent l'envie à
leur égard, le mépris pour les parents aide à se protéger
contre la douleur de n'avoir pas pu les idéaliser. Mais
ce mépris peut aussi cacher d'autres sentiments, et il
perd sa fonction lorsque ceux-ci peuvent être vécus ;
ces autres sentiments sont par exemple : la honte d'avoir
courtisé sans succès le parent de l'autre sexe, le sentiment
d'insuffisance dans la rivalité avec sa mère ou son père
(la mère pour la petite fille, le père pour le petit garçon)
et surtout la rage narcissique qui est une réaction à l'indis-
ponibilité de l'objet. Aussi longtemps qu'on éprouve ce
mépris et qu'on surestime la valeur des performances (« il
ne sait pas faire ce que je sais faire »), on n'est pas contraint
de vivre la tristesse d'avoir été aimé pour ses performances.
Mais en évitant ce deuil, on reste au fond de soi-même
celui qu'on méprise. Car on méprise tout ce qui, en soi,
n'est pas extraordinaire, bon et intelligent. De ce fait,
on perpétue intrapsychiquement la solitude de son
enfance : on méprise l'impuissance, la faiblesse et l'insé-
curité, bref, on méprise l'enfant désemparé en soi ou
chez l'autre.
Il est rare qu'un patient exprime dès le début du
traitement le mépris qu'il éprouve pour son analyste.
DU MÉPRIS | 121

Consciemment, il méprise d'autres personnes. « Je n'ai


pas besoin d'éprouver des sentiments d'enfant, ça, c'est
bon pour mes petits frères et sœurs, ils ne disposent pas
de mon intelligence. De toute façon, ce sont des bali-
vernes sentimentales, ridicules. Je suis un adulte, je
peux penser et agir pour provoquer des changements
dans mon entourage, je n'éprouve pas de sentiments
d'impuissance, de détresse, de dépendance. Si j'ai des
angoisses, je peux faire quelque chose pour lutter contre
elles, ou du moins, je peux essayer de les comprendre
intellectuellement. Mon intellect est mon compagnon le
plus fiable. »
Tout va donc pour le mieux. Mais le patient s'est
décidé à faire une analyse car, malgré, ou justement à
cause de sa nette supériorité sur les autres, il se sent très
seul, il souffre de troubles de contact, peut-être d'obses-
sions, voire de perversions. Au cours de l'analyse, on
découvre que le mépris l'a toujours protégé contre ses
sentiments.
Il arrive que le mépris du patient pour l'analyste appa-
raisse très tôt déjà, mais ce mépris ne pourra être élaboré
qu'à partir du moment où l'analysant aura trouvé un
terrain large et solide, constitué de tous ses sentiments,
sur lequel il puisse s'appuyer pour vivre jusqu'au bout
et pour supporter son ambivalence. Et c'est pourquoi il
est très important que l'analyste ne se laisse pas aller,
provoqué par les paroles blessantes du patient, à vouloir
démontrer sa supériorité. Le mépris ubiquitaire de l'être
grandiose, décrit par Kernberg, recouvre toujours le
mépris pour son propre Soi. Car ce mépris signifie :
un être humain qui n'a pas les qualités que je possède
n'a aucune valeur. Et ceci veut dire : sans mes perfor-
mances, mes dons, personne ne m'aimerait, personne ne
m'aurait jamais aimé. Et c'est ainsi que non seulement
l'enfant désarmé, impuissant et livré aux autres, mais
aussi l'enfant pénible et « difficile » sont une fois de plus
122 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

méprisés. La grandiosité garantit la pérennité de l'illu-


sion d'avoir été aimé.
Des êtres qui doivent, dans leur faux Soi grandiose,
simuler cette sécurité, dont ils ont besoin, seront enviés
ou admirés par des êtres souffrants de troubles narcis-
siques ayant une structure à dominante dépressive ;
et ces derniers seront eux-mêmes méprisés par les êtres
grandioses. On ne peut toutefois pas établir de typologie,
car la grandiosité et la dépression expriment au fond la
même détresse.
Dès que le patient peut vivre le deuil que suscite en
lui la constatation de l'irréversibilité de son destin, le
mépris disparaît. Car ce mépris servait lui aussi, à sa
manière, à nier la réalité d'autrefois. En effet, il est
moins douloureux de penser que c'est à cause de la bêtise
des autres que l'on n'est pas compris. Car, dans ce cas,
on peut encore essayer de le leur expliquer. C'est du reste
le phénomène décrit par Kohut : lorsque l'idéalisation
de l'objet narcissique est impossible, le Soi grandiose va
être investi. Au moins dans les fantasmes, il y a une
échappatoire. L'être humain peut, grâce à la grandiosité
(la sienne propre), sauver la force en soi et conserver l'illu-
sion de la compréhension (« si seulement je m'exprime
correctement... »)4.
Si par contre il abandonne ces efforts, il comprendra
soudain qu'il n'y en avait que très peu chez les autres
(cf. p. 99 sq.). Il réalisera que la compréhension parfaite
n'était pas possible en elle-même, chaque être humain
étant marqué différemment par son destin et son enfance.
En effet, la plupart des parents ne peuvent pas, en dépit
de toute leur bonne volonté, comprendre toujours leur
enfant, car ils sont eux-mêmes marqués par leurs expé-

4. L'œuvre de Van Gogh ou celle du peintre suisse Max Gubler sont des
exemples bouleversants qui illustrent bien ce phénomène : ils essayèrent
d'obtenir par tous les moyens la compréhension et l'amour de leur mère, et
leurs efforts furent aussi inutiles que sublimes.
DU MÉPRIS | 123

riences avec leurs propres parents et appartiennent à


une autre génération. C'est déjà beaucoup s'ils sont
capables de respecter tous les sentiments de leur enfant,
même quand ils ne les comprennent pas. Et celui qui
comprend que « ce n'était pas possible » a acquis un savoir
conciliant et non méprisant, difficile à atteindre. Pour
illustrer cela, j'aimerais donner un exemple détaillé.
Un patient, torturé par des obsessions malgré une
première analyse, rêvait régulièrement qu'il se trouvait
tout en haut d'un belvédère qui s'élevait sur un terrain
marécageux, en bordure d'une ville qu'il aimait. Du haut
de cette tour, il jouissait d'une vue générale qui embrassait
toute la ville ; mais il s'y sentait malgré tout triste et
abandonné. Pour monter au sommet du belvédère, il
y avait un ascenseur, et, dans le rêve, le patient avait
souvent des difficultés avec son billet d'entrée et, parfois,
il rencontrait toutes sortes d'obstacles sur le chemin
qui le menait au pied de la tour. La tour n'existe pas
dans la réalité, mais elle appartenait indubitablement
au paysage onirique du patient, et il la connaissait bien.
Son premier analyste s'était engagé dans l'interprétation
du sens phallique de cette tour, et ceci n'était sûrement
pas faux ; mais ce n'était apparemment pas suffisant, car
le rêve réapparut plus tard, toujours accompagné des
mêmes sentiments de tristesse et d'abandon. L'inter-
prétation des conflits pulsionnels n'avait eu aucun effet,
la symptomatologie de la névrose obsessionnelle avait
gardé sa résistance.
Ce n'est qu'après une longue évolution dans l'analyse
que ce rêve apparut sous des formes un peu différentes ;
puis il se transforma de manière décisive. Le patient fut
tout d'abord surpris, lorsqu'il rêva qu'il avait un billet
d'entrée valable mais que la tour avait été démolie ;
il n'y avait plus de panorama. Par contre on avait
construit un pont qui reliait les marécages à la ville. Il
put ainsi rentrer à pied en ville et il m'expliqua : « Je
124 | LE DRAME DE L ' E N F A N T DOUÉ

ne voyais plus toute la ville, mais je pouvais enfin voir


certaines choses de plus près. » Comme il souffrait d'une
phobie des ascenseurs, il fut assez soulagé de voir que
la tour avait été démolie ; en effet, il était saisi d'une
angoisse intense à chaque fois qu'il devait faire cette
montée en ascenseur. Il me dit ensuite que ce rêve
montrait sans doute qu'il pouvait maintenant se passer
de la vue d'ensemble, qu'il n'avait plus besoin de tout
dominer, d'être plus intelligent que les autres, de se
trouver au-dessus d'eux, etc. ; ce rêve montrait qu'il
pouvait enfin aller à pied, comme tout le monde.
Mais il fut encore plus surpris, lorsque vers la fin de
l'analyse il rêva qu'il était à nouveau dans l'ascenseur du
belvédère et qu'il n'éprouvait plus aucune angoisse, se
sentant agréablement installé comme sur un télésiège.
Il trouva la montée très agréable et, arrivé tout en haut,
il fut très étonné de voir qu'autour de lui tout était vivant
et coloré. Il se trouvait sur un plateau, au loin on devi-
nait les vallées ; mais là-haut, il y avait une ville avec
un beau bazar aux marchandises de toutes les couleurs,
une école où des enfants suivaient un cours de ballet
auquel il put participer (c'était son rêve d'enfant), des
hommes et des femmes de tous les âges qui discutaient
entre eux, avec qui il parla longuement. Dans cette collec-
tivité, il se sentait accepté pour ce qu'il était vraiment.
Ce rêve l'impressionna beaucoup et le rendit très heureux ;
il me dit : « Jusqu'à maintenant, mon rêve de la tour
était l'expression de mon isolement et de ma solitude. En
effet, étant l'aîné, j'étais toujours en avance sur mes frères
et sœurs ; quant à mes parents, ils n'étaient pas à ma
hauteur sur le plan intellectuel. J'étais donc le seul, dans
la famille, à m'intéresser à la vie culturelle (la ville du
rêve, qu'il aimait, était un des hauts-lieux de la culture
européenne). D'un côté je devais étaler mes connaissances
afin d'être enfin pris au sérieux et, de l'autre, je devais
les cacher si je voulais éviter d'entendre des phrases
DU MÉPRIS | 125

comme : "Tes études te montent à la tête. Te crois-tu


meilleur qu'un autre parce que tu as eu la possibilité
de faire des études ? Sans les sacrifices de ta mère, sans
le dur labeur de ton père, tu n'en serais pas là." Je me
sentais alors coupable et je m'appliquais à être comme les
autres, j'essayais de cacher ma différence, mes intérêts
et mes dons. Mais ce faisant, je me trompais moi-même. »
Et c'est pourquoi le patient recherchait sa tour, sur-
montait les obstacles (le trajet, le billet d'entrée, l'an-
goisse, etc.) et se sentait seul et délaissé lorsqu'il en avait
atteint le sommet, c'est-à-dire lorsqu'il était plus intelli-
gent que les autres.
Beaucoup de parents ont cette attitude contradictoire
(très compréhensible, vu leur envie) : ils se montrent
malveillants et hostiles à l'égard de leur enfant mais, dans
un même temps, ils le poussent à accomplir des perfor-
mances et sont fiers de son succès (car ils s'identifient à
lui). C'est ainsi que ce patient devait rechercher cette
tour, et devait rencontrer des obstacles. Dans l'analyse,
il put vivre sa révolte contre la pression qu'on exerçait
sur lui pour qu'il accomplisse des performances, et c'est
pourquoi la tour disparut dans le premier rêve. Il put
abandonner le fantasme grandiose de voir tout d'en haut
et put aussi se permettre de regarder de plus près la
ville qu'il aimait (son Soi). Le deuxième rêve apparut
au moment où il avait réussi pour la première fois à
s'exprimer et à vivre son vrai Soi dans un métier artis-
tique, ayant enfin reçu un écho vivant. Et cette fois,
il ne rencontra pas des personnes envieuses et fières
lui rappelant ses parents, mais au contraire de véri-
tables partenaires dans un groupe. C'est ainsi que prit
fin son existence de « tour », et que disparut, presque
simultanément, son mépris pour ceux qui n'étaient pas
aussi intelligents et aussi rapides que lui (c'était le cas
dans son premier métier qui était très spécialisé et
demandait de grandes capacités intellectuelles).
126 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

C'est seulement alors qu'il comprit à quel point son


mépris l'avait isolé des autres, et qu'il prit conscience
que jusqu'alors il était séparé, isolé de son vrai Soi (du
moins de sa part désarmée et peu sûre). L'intégration
de ce côté de sa personnalité lui permit de changer de
profession ce qui, malgré les risques qu'il dut prendre,
le rendit très heureux. Et c'est alors qu'il put, après
cinq ans d'analyse, vivre son destin œdipien avec des
sentiments très intenses que personne n'aurait soupçonnés
chez l'homme méprisant, distant, qui intellectualisait
tout, qu'il avait été jusqu'à présent.

VI — Libération
des introjects méprisants

La perversion sexuelle et la névrose obsessionnelle


ne sont pas les seuls moyens qui permettent à la tragédie
du mépris originel de se perpétuer. Il y a en effet un
nombre infini de formes dans lesquelles on la retrouve,
dans des nuances parfois très subtiles. La rage narcissique
de l'enfant, provoquée en lui par l'indisponibilité de sa
mère ou le rejet de certaines parties de son Soi, s'exprime
tout d'abord sous la même forme que celle du rejet par
cette mère.
Il y a plusieurs manières de transmettre inconsciem-
ment la discrimination dont on a été soi-même victime
enfant. Il y a ainsi des gens qui n'élèvent jamais le
ton, qui ne prononcent jamais de mots blessants, qui
nous donnent l'impression d'être bons et nobles et en
face de qui on se sent pourtant ridicule, bête, trop
bruyant, voire médiocre. Ce n'est pas leur intention et ils
ne le savent pas, mais ils suscitent ce sentiment en nous.
Ils ont sans doute introjecté l'attitude de leurs parents
sans jamais en prendre conscience. Et leurs enfants ont
en général beaucoup de peine à formuler des reproches
dans l'analyse.
DU MÉPRIS | 127

On rencontre aussi des gens qui peuvent être très


gentils, avec une trace de condescendance peut-être, en
face de qui on a le sentiment de n'être que du vent. On
a l'impression qu'eux seuls existent, qu'eux seuls ont
quelque chose d'intéressant, d'important à nous apprendre.
Les autres ne peuvent que les admirer ou se détourner
tristes et déçus de ne pas être a la hauteur, en leur pré-
sence, ils ne peuvent s'exprimer. Cette attitude est fré-
quente chez ceux qui avaient des parents grandioses
avec qui ils n'ont jamais pu rivaliser ; devenus adultes,
ces êtres communiquent cette atmosphère à leur entou-
rage de manière tout à fait inconsciente.
Enfin, il y a ceux qui ont toujours été nettement supé-
rieurs à leurs parents sur le plan intellectuel et qui furent
donc toujours seuls avec leurs problèmes, malgré l'admi-
ration qu'on leur portait parce que les parents n'étaient
pas à leur hauteur. Ils nous donnent une impression de
puissance, mais nous sentons aussi le besoin qu'ils ont de
se défendre par des moyens intellectuels de toute impuis-
sance pouvant les menacer. Ils ne comprennent pas plus
notre détresse, que leurs parents, devant qui ils devaient
se montrer forts, ne comprenaient leur chagrin d'enfant.
A la lumière de ces observations, on comprend mieux
pourquoi certains professeurs utilisent une langue extrê-
mement compliquée et aliénée, alors qu'ils seraient tout
à fait capables de s'exprimer clairement. L'étudiant ne
peut assimiler ce langage qu'avec un mélange d'appli-
cation et d'irritation, sans pouvoir s'en servir d'aucune
manière. Il ressent sans doute ce que ces professeurs ont
dû refouler devant leurs parents lorsqu'ils étaient enfants.
Et s'il devient lui-même un jour professeur, il pourra
transmettre ce savoir inutilisable à ses élèves comme
s'il s'agissait d'une chose d'une très grande valeur (en
effet, ce savoir lui a coûté très cher).
Pour le succès du travail analytique, il est important
que le patient puisse vivre l'objet interne qui agit en lui.
128 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

Ceci est aussi une des conditions qui doivent être remplies
pour que l'analysant arrive à se séparer de son introject.
J'aimerais donner ici un exemple : à un certain moment
de son analyse, une patiente décida soudain d'aider sa
fille de dix ans, très intelligente, à faire ses devoirs, bien
que celle-ci n'ait jusque-là jamais eu besoin d'aide.
Consciemment, cette patiente avait pris cette décision
en se référant aux conseils que l'instituteur avait adressés
à tous les parents, lors d'une réunion. En peu de temps
sa fille perdit sa spontanéité et sa faculté d'apprendre
rapidement ses leçons, elle n'eut plus la même assurance
et commença à rencontrer de réelles difficultés à l'école.
Il était dès lors évidemment justifié que ma patiente
continuât à contrôler les devoirs de sa fille. La mère de
cette patiente était une enseignante très fière de ses dons
de pédagogue. Elle disait souvent qu'elle pouvait « faire
quelque chose de n'importe quel enfant ». Elle était une
de ces mères qui manquent d'assurance, et qui voudraient
même apprendre à leur enfant à marcher et à parler.
La patiente avait déjà pris conscience de tout cela car,
dans le transfert, elle avait à plusieurs reprises vécu sa
mère à travers moi et m'avait alors reproché de ne pas
m'intéresser à elle et avait fantasmé que seule m'importait
ma propre réussite. Peu après, des souvenirs et des rêves
de scènes dans lesquels elle se heurtait à sa mère vinrent
confirmer ses intuitions. Mais ce n'était pas encore suffi-
sant. La patiente devait encore découvrir sa mère en elle,
elle devait vivre la peur — totalement irréaliste — qu'elle
éprouvait à l'idée que sa fille pourrait la compromettre,
en tant que mère, aux yeux de l'instituteur. Elle détes-
tait cette compulsion qui la poussait à intervenir dans la
vie de sa fille, et elle ressentait cette compulsion comme
un corps étranger en elle, mais ne pouvait s'en libérer.
Pour finir, des rêves où elle se voyait dans la situation
de sa mère, après la guerre, l'y aidèrent. Elle put alors
se représenter plus exactement cette situation, celle d'une
DU MÉPRIS | 129

jeune veuve qui devait non seulement subvenir seule


aux besoins de sa fille, mais aussi combattre 1' « opinion
publique » qui lui reprochait apparemment de négliger
l'éducation de sa fille parce qu'elle exerçait une pro-
fession. C'est pourquoi son seul enfant, ma patiente,
devait être parfaite. Mais la constellation familiale de
la petite fille de cette patiente était très différente. Et
la compulsion qui poussait cette dernière à contrôler
son enfant disparut lorsqu'elle prit conscience de cette
différence. Et elle me dit : « Je ne suis pas ma mère,
j'ai un autre destin. » A partir de ce moment-là, non
seulement l'instituteur, mais aussi son mari et ses voi-
sines cessèrent « d'eux-mêmes » de lui donner des « bons
conseils » et des instructions déguisées.
Il y a dans chaque analyse des moments où appa-
raissent pour la première fois les exigences, les peurs, les
critiques, l'irritation ou l'envie longtemps réprimées.
Et très souvent ces émotions prennent la forme que
l'analysant attendait le moins, qu'il a toujours détestée
et dont il a toujours eu peur (cf. p. 30). En effet, jusqu'à
ce que le patient ait développé sa propre expression,
elles se manifestent à travers le vocabulaire détesté et
les attitudes « grincheuses » de son père. Et l'anxiété
jusqu'alors refoulée s'exprime précisément sous la forme
des craintes hypocondriaques, tellement « agaçantes »,
de sa mère. C'est comme si on devait découvrir en soi
ce dont on a le plus souffert, ce qu'on a toujours voulu
éviter pour pouvoir se réconcilier avec ce « mal ». Et
peut-être que dans l'infini travail du deuil il faut recon-
naître cette marque comme relevant de son destin indi-
viduel pour pouvoir s'en libérer, au moins en partie.
On atteint le but essentiel, lorsque le patient a pu
retrouver sa vitalité grâce à la perlaboration émotionnelle
de son enfance. Ensuite c'est à lui de savoir s'il veut ou
non exercer une profession aux horaires fixes, s'il veut
vivre seul ou avec des partenaires, s'il veut entrer dans
130 | LE DRAME DE L'ENFANT DOUÉ

un parti politique et lequel — ce sont ses choix. Son


passé, son histoire et ses expériences joueront évidemment
leur rôle. Ce n'est pas à nous de le « socialiser », de l'édu-
quer (politiquement non plus d'ailleurs car toute éducation
est une tutelle) ou de le « rendre capable d'avoir des
amitiés » — c'est son affaire.
Mais si le patient a pu, a plusieurs reprises, vivre cons-
ciemment (et non pas uniquement au travers des inter-
prétations de l'analyste) la manipulation dont il a été
victime comme enfant et le désir de vengeance qu'il
porte en lui, il sera capable d'entrevoir les manipulations
actuelles et il aura moins besoin de manipuler les autres.
S'il a vécu, dans le transfert, la dépendance et l'abandon
de son enfance, il pourra faire partie d'un groupe sans
pour autant en être dépendant ni lui être totalement
inféodé. Il risquera moins d'idéaliser les êtres humains
et les systèmes s'il a senti qu'autrefois il considérait
toute parole de sa mère ou de son père comme étant la
vérité suprême. Il peut arriver qu'en écoutant une
conférence ou en lisant un livre, il éprouve la fascination
et l'admiration de jadis, mais dans un même temps il
découvrira le vide et la tragédie qui se cachent derrière
cette fascination. Il ne se laissera plus impressionner
par des mots fascinants et incompréhensibles, car c'est
en vivant ses sentiments qu'il sera devenu lui-même.
Enfin, il sera beaucoup plus sensible a la douleur de l'autre,
même si celui-ci la nie, ayant vécu jusqu'au bout les
souffrances de son destin et la tragédie de son enfance.
Prenant ses propres sentiments au sérieux, il ne se mo-
quera plus de ceux des autres, quels qu'ils soient. Il ne
se laissera plus entraîner dans le cercle vicieux du mépris.
Tout ceci ne correspond pas à ce que j'attends des
patients sur la base de mes désirs ou de mon idéologie,
ce sont les expériences que j'ai faites avec mes analysants,
et sur moi-même, qui traduisent tout simplement les
effets de la vitalité retrouvée.
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Abattre le mur du silence. Joindre l'enfant qui attend, Paris, Aubier,
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Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Janvier 1993 — N° 39019
On nous parle d'une pratique
particulière à la marine anglaise.
Tous les cordages de la marine royale,
du plus gros au plus mince,
sont tressés de telle sorte
qu'un fil rouge va d'un bout à l'autre
et qu'on ne peut le détacher
sans tout défaire ;
ce qui permet de reconnaître,
même aux moindres fragments,
qu'ils appartiennent à la couronne.
GOETHE,
Les Affinités électives.

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