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Habilitation à diriger des recherches

Je vais tenter de faire le point sur les directions qu'ont prises mes recherches depuis
que j'ai soutenu une thèse de troisième cycle de philosophie grecque, sous la direction de M.
Pierre-Maxime Schuhl, consistant en une traduction commentée des "fragments" du stoïcien
Cléanthe (le successeur de Zénon, fondateur de l'école du Portique, et le prédécesseur du
formidable Chrysippe). Les différentes directions que je vais évoquer, les domaines, les
thèmes de recherche, donnent - me donnent d'abord à moi-même un sentiment de dispersion
dans lequel entre une part de vagabondage, de goût de la liberté, avec aussi des réorientations,
de l'expérimentation et des vérifications. Les réflexions que je vais présenter commencent par
des reconnaissances de dettes, d'influences: influences que j'ai subies, que j'ai accepté de
subir, que j'ai accueillies ou recherchées en suivant des suggestions. Ce sont des rencontres
avec des livres, des phrases, des idées, des personnes, des enseignements, rencontres souvent
dues à la chance: ce sont aussi des engagements de ma part, des efforts pour chercher ma voie
entre ce qui m'était proposé et ce que je me sentais capable de recevoir et de mettre à profit.
Ce développement se distribuera en 5 chapitres:
1. Leo Strauss: faire crédit à l'œuvre
2. Mon Freud: comment atteindre la passivité, la décrire et l'analyser
3. Un point de vue anthropologique sur et dans la littérature
4. L'expérience de l'individualité
5. D'une poétique soumise au temps

2. Leo Strauss: faire crédit à l'œuvre

J'ai découvert certains livres de Leo Strauss à la faveur de références qui y étaient faites
ici ou là: par exemple une référence sibylline à "La persécution et l'art d'écrire" dans un article
de Lacan me fit connaître le titre attirant d'un essai qui liait d'une façon nouvelle pour moi, et
assez romanesque, l'art de l'interprétation des textes et une sorte de jeu de cache-cache des
auteurs avec les censeurs. Une lecture ésotérique était non seulement possible, affirmait Leo
Strauss; pour nombre de ces auteurs importants elle s'imposait, et elle seule permettrait de
reprendre contact avec la vraie intention des œuvres. Mais justement cet article de Strauss, et
d'autres du même auteur, affirmait avec une autorité impressionnante (car Strauss était
visiblement un érudit, formé à l'école de la philologie et de l'histoire allemandes de la
philosophie; il connaissait l'hébreu, l'arabe, autant que les langues modernes et semblait s'être
formé une idée précise des mondes antiques, médiéval autant que du monde classique, et des
débats du monde contemporain) qu'il y avait, en tout cas dans les "grands textes", ceux qui
valaient la peine qu'on consacre à leur lecture de l'attention et de la passion, une intention à
l'œuvre. Cette intention n'était pas un vague vouloir-dire accompagnant un texte comme la
poussière qui s'élève au-dessus d'une armée en marche; c'était une conception organisée,
cohérente, en rupture avec les opinions conformistes comme avec les conceptions les plus
banales, de telle sorte qu'on ne pouvait la rencontrer et en vérifier la pertinence pour l'œuvre
étudiée qu'au prix d'un effort pour s'arracher aux idées toutes faites et au poids des évidences.
Dans des termes que j'emprunte à V. Goldschmidt1, ce qu'il nomme "l'unité substantielle"
d'une pensée "répond de la concordance fondamentale de cette pensée avec elle-même, et doit

1
Anthropologie et Politique. Les principes du système de Rousseau, Vrin, 1974, p. 12.

1
recommander au lecteur, quand il se croit en face d'incohérences, d'en chercher la cause,
d'abord et de préférence, dans sa propre inaptitude à la lecture, et en dernier lieu seulement
et en désespoir de cause, chez son auteur." Le principe philologique auquel on pourrait
comparer l'incitation lancée par Strauss est celui de la lectio difficilior, cet admirable guide
élaboré pour la lecture et la reconstitution des textes anciens mutilés qu'on pourrait formuler
ainsi: entre deux mots ou expressions hypothétiques proposés pour combler une lacune dans
un texte, pour reconstituer sa teneur initiale, choisir la leçon la moins banale, la moins
attendue, celle qui, tout en étant compatible avec ce qu'on sait de la langue du texte et de son
mouvement, introduit un élément nouveau qui soit à la hauteur de ce qu'on attend de son
auteur2. En procédant ainsi, le lecteur qui cherche à reconstituer l'"intention" du texte
commence par se défier de son propre mouvement vers l'homogénéisation; il s'efforce au
contraire de maintenir le texte visé à distance: distance par rapport à notre propre temps, à nos
propres attentes ou habitudes de pensée. Retrouver la littéralité d'un texte, ce n'est pas
reconstituer un réservoir de lieux communs, c'est plutôt s'exercer à un dépaysement. Il ne
s'agit pas de faire l'honneur à l'œuvre de la hausser jusqu'à notre temps et à notre
compréhension, mais au contraire de lui faire crédit en supposant qu'elle précède la
compréhension et l'appréciation du lecteur que nous sommes, de tenter de profiter de ce
qu'elle a accompli pour y accéder et nous défaire de préjugés que sans elle nous ne
percevrions même pas.

La lectio difficilior

D'où vient le principe de la lectio difficilior, qui l'a inventé, dans quel contexte et dans
quel esprit? Contrairement à ce que j'aurais cru spontanément, il ne vient pas de l'étude des
textes anciens classiques, de la lecture de Pindare, des tragiques grecs, de Lucrèce et de
l'insatisfaction devant des textes visiblement "corrompus". Le principe semble avoir été
formulé pour la première fois (mes informations proviennent d'un beau livre de Sebastiano
Timpanaro, La genesi del metodo del Lachmann, Liviana ed., Padova, 1981, qui m'a été
signalé par M. Casevitz et P. Vidal-Naquet) au XVIIIème siècle à propos de la lecture du
Nouveau Testament, et par des critiques et philologues qui se préoccupaient de rétablir le
texte le plus authentique possible des évangiles (notamment J.J.Wettstein, Prolegomena ad
Novi Testamenti editionem accuratissimam, Amsterdam 1730; et J.A. Bengel, Apparatus
criticus ad Novum Testamentum, 2ème éd., Tubingen 1763): ces deux auteurs distinguent en
effet d'une leçon "magis facilis" une autre "minus facilis" et ils privilégient la première, leur
justification étant que le travail des copistes aboutit comme naturellement à une banalisation,
à un affadissement du texte original. Ces contemporains de Richard Bentley (dont je vais
parler dans un instant) prenaient position dans le grand mouvement issu de la Renaissance et
de la Réforme, qui visait à se reporter aux textes eux-mêmes et se préoccupait donc de
retrouver ces textes dans leur plus grande authenticité. Jusqu'à ces novateurs, on s'en tenait au
textus receptus, à savoir à l'édition princeps, quitte à l'améliorer sur tel ou tel point par le
recours à d'autres manuscrits que ceux exploités par le premier éditeur, ou par de rares
conjectures. Telle était l'attitude prudente et même timorée, non seulement des catholiques,
2
Je me réfère à la version anglaise de Paul Maas, Textual Criticism, Oxford, 1958, faite à partir d'un essai paru
en allemand en 1927. Maas avait quitté l'Allemagne à cause du nazisme. Il écrit: "En cherchant à comprendre
comment la corruption du texte s'est produite nous devons prendre en considération les erreurs les plus
susceptibles de se produire pour des raisons psychologiques (p.ex. la tendance d'une expression originale à être
remplacée par une expression plus commune, la "banalisation"; c'est pourquoi il convient en règle générale de
préférer la lectio difficilior." (p.13) L'expression classique de cette règle est: "Lectio difficilior praeferenda est
faciliori" (R. Bentley), qu'on pourrait rendre par: "Quand deux leçons sont possibles, il faut préférer la moins
attendue."

2
qui à vrai dire se souciaient peu d'établir un texte fiable, mais encore des membres des églises
protestantes installées et triomphantes (luthériens, calvinistes, anglicans). Il fallut des
protestants hérétiques, rationalistes ou adeptes d'un mysticisme contestataire, pour remettre
radicalement en question la tradition textuelle, tels l'arminien Jean Le Clerc (Joannes Clericus,
dans son Ars critica, parue à Amsterdam en 1697), le socinien (ou suspect de socinianisme)
Wettstein, le piétiste et millénariste Bengel. Bentley lui aussi avait eu dès 1721 le projet d'une
édition critique du Nouveau Testament destinée à remplacer l'édition peu fiable d'Erasme,
mais il finit par y renoncer. D'où un travail (qu'on pense à l'œuvre critique de Richard Simon,
catholique, mais hétérodoxe) qui n'accepte pas le texte transmis comme allant de soi, mais
cherche à comprendre à la fois comment il a été historiquement constitué (par des auteurs ou
des compilateurs successifs) et comment il a pu être adultéré (par la succession des copistes et
des éditeurs). Selon les uns (comme Le Clerc), c'est consciemment que les copistes
"normalisent" les textes; selon Wettstein, plus subtil et sans doute plus moderne (mais l'idée
était déjà présente chez Richard Simon), la banalisation est l'effet d'une tendance inconsciente
ou involontaire, d'une sorte de pesanteur des opinions reçues du copiste. L'œuvre du temps
invite à la vigilance, voire à la défiance et peut-être même au scepticisme, car le temps est vu
comme un facteur puissant de dégradation de la révélation originelle, qu'il s'agisse de la
révélation divine, ou des pensées des grands prédécesseurs qui n'auront pas d'égaux aux temps
présents. En ce sens (comme le fait remarquer J. Le Brun, spécialiste des controverses dans le
christianisme du XVIIème siècle), le scepticisme des esprits les plus critiques en matière de
lecture des textes et des sources peut d'ailleurs se retourner contre l'intention des réformés et
alimenter la polémique de la Contre-Réforme, en renforçant l'idée que, puisque le texte de
départ se dérobe et que la révélation originale est perdue sans recours, il faut renoncer au rêve
d'un retour aux originaux et s'en remettre plutôt à l'autorité de l'Eglise. Mais bien sûr,
l'exercice de l'esprit critique, et la méfiance à l'égard de l'autosatisfaction des Temps
Modernes ne conduit pas nécessairement à cette abdication. Pour ma part, je m'oriente à l'aide
du principe de la lectio difficilior en supposant, non pas que nous nous éloignons de la
révélation ou de la pensée vraie, mais que les pensées et les textes forts, véridiques, ceux qui
peuvent répondre à notre désir de savoir et de comprendre, sont rares et presque improbables,
et que leur survie et la capacité de les apprécier dépendent d'un effort qui n'est pas seulement
un effort technique (philologique ou historique) de lecture, mais dépend du sérieux des
lecteurs.

En lisant Strauss et en le mettant à profit selon ce biais, je me suis vite détourné de la


question de savoir si l'intention à la rencontre de laquelle il fallait aller selon lui existait bel et
bien, ou si elle n'était qu'une sorte de principe heuristique servant à inciter le lecteur à la
modestie et à la patience. En lisant Strauss, il apparaît en effet que quelquefois il désigne cette
intention comme un moteur de l'œuvre, qui serait antérieur et extérieur à elle (qui existerait
donc dans "l'esprit" de l'auteur); d'autres fois "l'intention" comme programme et clef semble
elle-même textuelle, présente dans l'œuvre, immanente à elle pour qui sait l'y détecter. C'est
cette seconde interprétation que je préférais instinctivement, sans trop m'attarder sur la
question.
A vrai dire, c'est surtout à la lecture des études de Victor Goldschmidt (qui se donnait
avec une orgueilleuse modestie pour un historien de la philosophie mais qui était plus que
cela), qui m'avait fait recruter au département de grec de l'Université de Clermont-Ferrand où
j'eus donc l'honneur de devenir son jeune collègue et de le fréquenter, que je rencontrai de
nombreuses références aux travaux de Strauss, en particulier à Droit naturel et Histoire. Mais,
je dois l'avouer, la question du droit naturel, même si j'ai essayé d'en suivre l'exposé dans le
travail de Goldschmidt sur L'anthropologie de Rousseau, ne me concernait guère. Je n'en
avais pourtant pas fini avec l'influence de Strauss, avec les bénéfices que j'allais tirer de ses

3
travaux. Je pourrais en distinguer trois aspects. 1) Le premier touchait à la présentation par
Strauss des travaux de Max Weber (au deuxième chapitre de Droit naturel et Histoire), et à la
façon dont il mettait ces travaux en perspective, dont il dégageait leur portée philosophique,
en y voyant bien plus qu'une série d'analyses socio-historiques. Weber était d'abord apparu
pour moi dans les années 50 comme un élément critique dans les débats engendrés dans le
marxisme: alléguée par Lukacs ou par Merleau-Ponty, L'éthique protestante et le
développement du capitalisme proposait une voie pour échapper au dogmatisme de la
philosophie stalinienne de l'histoire. Avec Max Weber, l'histoire se sociologisait, se libérait
d'un ordre univoque de déterminations; la voie était ouverte pour le développement des
sciences sociales, pour une expansion de la connaissance du social qui paraissait à la fois
infiniment intéressante et libératrice ou libérale: ce que je compris des analyses de Leo
Strauss me permit ensuite de rester sur mes gardes face à cette expansion, face à ce que ce
mouvement - en particulier dans le champ de la connaissance et de la classification des
œuvres - avait d'incontrôlé, de triomphant et finalement d'intolérant, dans l'orgueil qui
l'animait de penser s'être émancipé de toutes les questions d'évaluation morale et même
esthétique. Pour préciser les choses sur le plan historique: entre l'admiration que j'avais
éprouvée pour L'anatomie de la critique de Northrop Frye, classification ironique et nuancée
des œuvres littéraires, et la méfiance que m'inspirèrent les travaux du Todorov première
manière (nous devions nous rapprocher ultérieurement l'un de l'autre, j'y reviendrai), il y avait
eu ma lecture de Leo Strauss, et de sa présentation de la pensée de Max Weber. Dans son
essai sur Le genre fantastique, si apprécié des étudiants en quête de modèles, Todorov
semblait ne faire qu'acclimater en français et qu'appliquer à un domaine restreint la "méthode"
de Frye; en réalité il la systématisait, remplaçant l'ironie de Frye par l'hybris d'un mouvement
conquérant ivre de ses victoires et qui ne se sentait plus soumis au service des œuvres
individuelles. 2) Le second consistant en cette méthode qu'avait développée Strauss, pour
analyser la pensée d'un auteur, de sembler ne faire qu'en exposer l'œuvre dans son apparente
linéarité. Ce serait trop dire que d'affirmer que pour Strauss, la pensée d'un auteur, c'est son
œuvre écrite, puisqu'il considère précisément que cette pensée est soustraite au premier regard
- exotérique - et ne peut se donner qu'au terme d'un examen très minutieux de l'œuvre; mais
dès lors il invite à examiner l'œuvre écrite de la façon la plus précise, dans son organisation,
dans sa progression, dans les péripéties de son exposition, dans les caractéristiques des
personnages qui y parlent, la "textualité" de l'œuvre de pensée n'étant pour Strauss ni un
vêtement dont il faudrait déshabiller la pensée (comme font les auteurs d'ouvrages sur "la
doctrine de X chez Y"), ni non plus la réalité ultime de l'œuvre, ce à quoi elle se résumerait ou
se réduirait. C'est évidemment l'exemple d'Allan Bloom, éminent disciple de Leo Strauss et
lui-même commentateur subtil de l'œuvre de Platon aussi bien que de la culture
contemporaine qui a suscité mon désir d'émulation lorsque j'ai entrepris à mon tour de donner
en français une traduction de La République, après celle que Bloom avait donnée en anglais,
même si je ne prétendais pas, car je ne suis philosophe ni de formation ni de vocation,
accompagner cette traduction d'un commentaire. Ce travail renouait pour moi avec mes
travaux d'helléniste et en particulier d'historien amateur de la philosophie; il manifestait aussi
de quelle façon j'entendais m'approprier les œuvres, philosophiques ou non, en suivant en
elles le développement de la pensée, en donnant mon attention au mouvement de leur
progression et de leur expansion, aussi bien qu'à la façon dont elles se circonscrivaient dans
l'espace des œuvres et s'inscrivaient dans une langue qu'elles modifiaient du même coup. 3)
J'ai une troisième dette à l'égard de l'œuvre de Leo Strauss, dont je n'ai perçu l'importance
qu'avec le temps: elle s'enracine dans ma lecture du commentaire que Strauss a donné du
dialogue de Xénophon sur la tyrannie, "Hiéron", qui dans la traduction française (à vrai dire

4
très fautive, parfois impossible à suivre3) était suivi d'un dialogue pour moi très éclairant entre
Strauss et Alexandre Kojève ("Tyrannie et Sagesse" de Kojève, suivi d'une "Mise au point" de
Strauss). Les éléments que j'y ai trouvés, je les ai mis à profit dans des domaines divers, et à
diverses occasions. Ainsi la doctrine classique du tyran comme cet homme qui est incapable
de se donner au lien de l'amitié, a éclairé ma reconstitution (dans Le premier venu) des textes
où Baudelaire à son tour analyse la tyrannie comme une des données les plus révélatrices de
l'existence humaine comme espace de création de valeurs. Il m'a semblé que la tyrannie était
selon le poète (analyste poétique du monde moderne) une possibilité qui surgissait à tout
moment dans les relations entre les hommes, ces relations dénudées parce qu'en proie à
l'égalité. Quant au dialogue entre Strauss et Kojève, dans lequel Kojève affirme sa croyance
dans le règne d'une rationalité universelle transcendant tous les particularismes, alors que
Strauss y fait valoir la façon dont la pensée classique s'est au contraire défiée de
l'élargissement sans limites de la domination de l'homme sur le monde et sur l'humanité, il m'a
aidé à comprendre comment le totalitarisme moderne outrepassait avec une violence et un
radicalisme nouveaux l'excès propre à la tyrannie. C'est cette lecture (finalement partielle,
rapide, profane) de Leo Strauss que je crois avoir gardée en tête lorsque, ayant à décrire ou à
évoquer des régimes totalitaires (dans des récits de voyages ou des analyses), à apprécier des
théories des divers régimes politiques, ou à me comporter personnellement face à des
entreprises intellectuelles aux ambitions sans limites, j'ai essayé de ne pas rapporter toutes les
attitudes au modèle unique du supposé "totalitarisme", et d'observer la perpétuelle renaissance
de formes de tyrannie dans la vie publique, dans la vie privée, et même dans la vie mentale.
Dans mes lectures de H. Arendt ou de R. Aron, ou lorsque j'ai repensé plus tard à ces lectures,
j'ai bénéficié d'une sorte de vue en relief: la brutalité sans égards de la tyrannie s'élevait sur le
terrain aplani par la destruction des supériorités du rang, où elle faisait émerger un pouvoir
sans passé, sans tradition; le totalitarisme, lui, (je ne peux omettre tout ce que je dois sur ce
plan à la lecture des ouvrages de Claude Lefort, à la fréquentation de son séminaire et aux
conversations avec lui), manifestait l'énigme d'une société se découvrant tout entière
dépouillée, aux prises comme pour la première fois avec sa propre diversité et avec l'énigme
de sa constitution, et prête à adhérer aux fictions ou aux fantasmes qui lui représentaient son
unité.

Comme j'ai lié les travaux de Leo Strauss à ceux de Victor Goldschmidt, parce que j'ai
connu les uns par les autres, je dois marquer aussi combien ils sont distincts, et à quel point je
suis redevable à la façon modeste mais efficace dont V. Goldschmidt a su parfois, renonçant
délibérément à envisager l'ensemble d'une œuvre, concentrer son attention sur un point
litigieux, sur un texte qui avait prêté à polémique, et à partir de là faire valoir le renversement
de méthode qui pouvait empêcher le lecteur d'aujourd'hui de mettre la main sur le texte qui lui
est légué. Je pense à son analyse de "La théorie aristotélicienne de l'esclavage"4: on se
souvient qu'au livre I de la Politique, Aristote affirme que certains hommes sont esclaves "par
nature". On sait aussi comment la tradition médiévale s'est emparée de ce texte pour
construire une justification de l'esclavage, et comment en sens inverse l'humanisme moderne
s'en est pris à Aristote comme à au fondateur de l'idéologie malfaisante de l'esclavagisme.
Oeuvrant en historien de la philosophie et non en historien des idées, Goldschmidt restitue à
l'argumentation d'Aristote sa valeur polémique, contre la thèse de Platon, selon laquelle le
maître serait tel en vertu d'un savoir qu'il posséderait. Surtout, en reconstituant le contexte et
la méthode de la pensée d'Aristote, Goldschmidt montre comment pour le maître "la nature",

3
Il existe à présent une traduction de ce texte soigneusement revue par André Enegrèn, et augmentée d'une assez
abondante correspondance entre Strauss et Kojève (1932-1965), chez Gallimard, Bibl. de Philosophie, 1997.
4
D'abord parue en 1973 dans les Mélanges de Strijker, elle a été reprise dans les Ecrits de Goldschmidt, Vrin
1984, t.I, p. 63-79.

5
loin d'être l'objet d'une foi aveugle et obéissante, est "référée à sa propre impuissance à
réaliser toujours ce qu'elle se propose". La nature semble agir dans une direction claire, mais
l'examen empirique des situations et des individus montre qu'il est impossible de décréter
d'avance que tel individu - et a fortiori tel groupe - est voué de façon univoque à l'esclavage.
Ainsi cette doctrine qui à première lecture nous frappe comme constituant une défense de la
naturalité de l'esclavage, a pu apparaître à ses contemporains comme étant exactement le
contraire. Dans ce cas, la lecture attentive de Goldschmidt invite, non pas à donner raison à
l'auteur étudié (comme en donne l'impression sa lecture identificatoire des grands textes de
Rousseau), mais à user de prudence dans l'interprétation et l'inculpation de sa pensée.

Je n'ai jamais à vrai dire fait vraiment œuvre d'interprète, en tout cas pour l'ensemble d'une
œuvre importante, et les principes dont je viens de faire état, je ne les ai pas mis en œuvre, ils
m'ont simplement aidé dans mes lectures; ils ont surtout eu sur moi une influence négative, en
me préservant - dans les années 60 et 70 - de me laisser aller à ce qui se présentait alors
comme une entreprise collective, conquérante, progressiste dans laquelle je sentais une odeur
satanique de brûlé: ce qui y était consumé et sacrifié, c'était l'intégrité personnelle, me disais-
je. Tout en admirant l'ingéniosité des plus brillants représentants des écoles nouvelles
d'interprétation et de lecture, je voyais comment leur travail - à l'encontre, justement, des
principes straussiens - ne faisaient que prétendre hausser jusqu'à notre époque, à "notre"
intelligence des choses, des réalités mentales difficiles qui, non pas parce qu'elles
appartenaient au passé (elles n'y appartenaient pas nécessairement), mais parce qu'elles étaient
la difficulté même de ce qui ne se laisse pas réduire, requéraient du lecteur et du penseur des
efforts particuliers, en même temps qu'elles proposaient et ouvraient une voie.
Pour mieux me représenter à moi-même l'orientation que j'ai suivie (sans l'avoir
préalablement conçue, formulée, ni même adoptée), j'aimerais me référer à un principe
énoncé par le philologue anglais de génie Richard Bentley (1662-1742) dans un de ses
commentaires au texte d'Horace (Odes, III, 27.155), sur un point où son intuition le poussait à
rejeter la leçon des manuscrits pour proposer une audacieuse émendation du vers (une
émendation que les éditeurs contemporains sont cependant unanimes à accepter). Il se
justifiait ainsi: nobis et ratio et res ipsa centum codicibus potiores sunt6, "pour nous aussi bien
la raison que la chose elle-même valent plus que cent manuscrits". Le caractère provocant des
déclarations du philologue lui a valu bien des critiques: je relève et cite ainsi pour le plaisir,
dans une édition française classique (Plessis-Lejay, chez Hachette, 1911) d'Horace cet
avertissement effarouché sur l'édition commentée du poète latin que le philologue avait
donnée en 1711: "On y retrouve, comme dans les leçons et les conjectures adoptées, la
pénétration, mais aussi le mauvais goût et la singularité du grand philologue anglais". Du
principe de Bentley, je tire quant à moi l'idée qu'on ne peut se reposer de façon exclusive sur
les manuscrits, qui peuvent se tromper, ni sur des concordances textuelles, mais qu'il faut se
guider sur la ratio et surtout sur la res ipsa. Autrement dit, il ne s'agit pas de faire preuve
d'une ingéniosité infinie pour recoller des morceaux disjoints d'une réalité qui échappe, mais
de se mettre en route à travers les choses dont parlent les textes comme à travers sa propre
pensée pour rejoindre ce qui est dit, et qui souvent semble attendre patiemment qu'on le
mérite. Dans mon travail concernant certains aspects de la politique baudelairienne auxquels

5
Le poète s'y adresse à une femme, Galatea, qui va bientôt s'embarquer: "Sois heureuse, je le veux bien, dans le
lieu que tu préfères; je te souhaite, Galatea, de vivre en te souvenant de moi, et que ne t'empêche [vetet] de partir
ni un corbeau aperçu sur ta gauche, ni une corneille errante." Vetet, au subjonctif, est la lecture proposée par
Bentley - et adoptée universellement, y compris par Plessis-Lejay - contre vetat, donné par le manuscrit C, du
IXème siècle.
6
Cité dans le chapitre "Richard Bentley and Classical Scholarship in England" de Rudolf Pfeiffer, History of
Classical Scholarship from 1300 to 1850, Clarendon Press, Oxford, 1976, p. 154.

6
je reviendrai (Le Premier Venu, Denoël, 1976), comme dans des études plus dispersées
concernant des passages difficiles de Rimbaud ("Chats giflés", dans Po&sie, ou "Rimbaud de
la veille au soir", dans La force de dormir), il me semble avoir dû accomplir un cheminement
mental préalable, largement négatif (fait du refus de comprendre trop tôt, de savoir avant
d'avoir éprouvé), pour pouvoir dégager chez Baudelaire l'importance politico-sociale du
thème du "premier venu", celui qui est issu d'une masse en proie à l'idée d'égalité, et dont le
sacrifice ou l'exaltation, capricieuse parfois, parfois née d'un complot collectif ou solitaire,
met en évidence la fragilité des valeurs modernes - autrement dit la fragilité que la société
moderne fait apparaître au cœur des valeurs qu'elle n'exalte que pour ensuite les ravaler (je
concevais par là même que Baudelaire, autant qu'un lecteur passionné de de Maistre, l'avait
aussi été de Chateaubriand et de Tocqueville; et je manifestais par là aussi ma propre dette à
l'égard des travaux de Claude Lefort, que je commençais alors à découvrir). De même, pour
Rimbaud, il m'avait fallu commencer à approfondir mon propre rapport énigmatique avec le
sommeil - à travers lectures et expériences, j'y reviendrai - pour mieux évaluer en quel point
de recouvrement entre la nuit et le jour il aspirait à situer son regard (je ne faisais d'ailleurs là
que prolonger et nuancer des études novatrices de Blanchot et de Jean-Pierre Richard sur le
sommeil chez Rimbaud); comme il m'avait fallu m'enseigner à me déprendre de l'adhésion
naïve et satisfaite à Rimbaud (quand on se croit libre de tout) pour mieux comprendre
quelques expressions cent fois lues et cent fois ignorées des "Assis" et y voir autre chose
qu'un banal appel à une révolte de collégien. J'ai cité les noms de Blanchot, de Jean-Pierre
Richard (j'aurais dû évidemment adjoindre à ce dernier nom ceux des grands inspirateurs que
furent aussi pour mes études Georges Poulet et Jean Starobinski). Mais il me semble que je
rendrai mieux compte de ce que fut mon ambition de résistance aux emportements
"théoriques" et de tentative pour retrouver le mouvement des textes qui m'attiraient et me
guidaient, si je cite le nom d'un professeur qui ne fut pas du tout pour moi un maître, mais
dont l'indépendance sourcilleuse et même bougonne me dissuadait d'aller du mauvais côté,
quand j'en étais tenté: je veux parler de Georges Blin, notamment à travers ses études sur Le
sadisme de Baudelaire et Stendhal et les problèmes du roman. Blin pouvait à l'occasion se
référer à des penseurs contemporains (Sartre ou Merleau-Ponty, par exemple), mais il n'était
nullement intimidé par eux: ils ne fixaient pas à ses yeux une norme, ni non plus un
marchepied sur lequel se jucher. Ils pouvaient simplement lui fournir des arguments à
assimiler, ou à réfuter; il ne manifestait pas d'inquiétude à leur égard. Son but était ailleurs:
restituer ce que le conformisme des pensées contemporaines risque toujours d'obscurcir, je
veux dire la joie mauvaise d'adhérer de façon trop pressante et trop peu critique à des pensées
qui s'affirment en même temps que vous travaillez, et qui suscitent la tentation d'affirmer à
quel point on est partie intégrante du mouvement contemporain le plus avancé (y compris
lorsque ce mouvement se targue de dénoncer les vilenies diverses du monde d'aujourd'hui).
L'œuvre de Leo Strauss, avec souvent une ironie insaisissable et un intimidant recours
à l'érudition, m'a donné un appui pour approfondir une position à l'égard des textes et des
pensées, position faite de respect de leur mystérieuse profondeur.Je veux simplement dire par
là que lorsque ces textes et ces pensées (et ce peuvent être des textes et des pensées de petite
taille et de petite renommée, car je n'adhère nullement au credo straussien d'un ensemble des
grandes œuvres), ont accompli quelque chose à quoi l'un de nous peut se trouver sensible,
c'est là le point de départ pour le lecteur, pour l'apprenti penseur, d'une démarche dans
laquelle le temps et la patience doivent jouer un rôle aussi grand que la soudaineté d'un aperçu
perspicace. Car lire n'est pas seulement déchiffrer le lisible, qui se trouverait là accessible à
qui disposerait du "code". L'œuvre n'est pas le simple support d'un message, évidemment:
l'exemple de Platon est des plus marquants et je ne vois pas d'autre exégète de Platon que Leo
Strauss qui ait su (dans le deuxième chapitre de La Cité et l'Homme, dont découlent les
travaux d'Allan Bloom sur ce point) commenter La République de Platon en tenant compte à

7
chaque pas de la situation des personnages dans le dialogue et de leurs relations, comme de la
progression de la narration et de la mise en scène du drame (ou de la comédie). J'ai
évidemment essayé de tenir compte de ces exemples dans ma propre traduction du dialogue.
Cette traduction fut pour moi une sorte de prise de position silencieuse sur la question de la
lecture des textes et des pensées. J'aimerais donner une idée de mes préférences dans ce
domaine en me référant au débat actuel qui concerne la restauration des œuvres picturales: là
aussi, une école techniciste (celle de certains restaurateurs, de certains responsables de
musées) veut soumettre les décisions en matière de restauration des tableaux (ou des
sculptures) à l'idéal d'une prétendue "lisibilité" des œuvres par "le public" (ce nouveau public
de masse des musées, composé en majorité de masses de touristes et de "scolaires"). Ce que
répondent les artistes et amateurs d'art que ces questions inquiètent me semble aller dans le
sens que je voudrais moi-même favoriser. Je pense par exemple à un texte de Paul Pfister,
restaurateur au Kunsthaus de Zurich: "Pour quelle raison faut-il réduire les vastes possibilités
du monde de la perception que nous fournissent les œuvres d'art à une pauvre lisibilité
matérielle dictée par une mode passagère? Employer le mot de "lisibilité" n'est pas anodin.
La "lecture" s'effectue seulement en deux dimensions - largeur et hauteur - tandis que la
"perception" nous ouvre un accès d'ordre intuitif à l'œuvre dans ses trois dimensions. De cette
manière nous percevons la lumière qui pénètre en profondeur à travers le vernis et les glacis,
et revient à nous chargée de richesses...Il en est de ce mot "lisibilité" comme de tous les
autres mots mal pensés, déplacés, et malgré tout utilisés continuellement à propos d'une
chose ou d'un être: ils provoquent infailliblement une série de malheurs pour cette chose ou
pour cet être." Je citerais aussi volontiers les expressions de Michel Favre-Félix dans la même
polémique, quand il cite le théoricien italien Cesare Brandi (allégué tendancieusement par le
parti adverse), auteur d'une Teoria del Restauro, Einaudi, 1977, qui écrit: "L'œuvre d'art ne
communique pas, elle se présente." et quand il ajoute, concernant le public: "Si l'artiste a eu
un public de son vivant - parfois nombreux, parfois clairsemé - s'il en a un de même dans les
générations suivantes, c'est parce que celui-ci se constitue autour de l'œuvre: il est
simplement la somme de ses amateurs. On ne fera pas du public en général son public." (ces
deux textes dans la revue Nuances, n° 26, mars 2001).
Quelquefois - dans des moments de découragement, d'attente, de retrait - il me semble
que l'héritage le plus précieux que j'aie reçu de la philologie n'est autre que le goût passager
de la traduction, de l'attitude presque dévote - mais d'une ambition secrète - que l'on est amené
à adopter pour traduire: quand j'ai traduit la République de Platon, ou des aphorismes du
viennois Karl Kraus, des récits ou essais du romancier contemporain allemand Arno Schmidt
ou du poète anglo-américain W.H. Auden (avec Claude Habib et Claude Mouchard), et même
un poème latin de Montaigne adressé à La Boétie. En traduisant, en ne cherchant qu'à
comprendre le mieux possible, à cultiver la passivité pour m'imprégner des idées et des
phrases, j'ai le sentiment de préparer quelque chose: pour moi-même, si j'en ai plus tard le
loisir et la chance. Ou pour d'autres. Je retrouve un écho lumineusement exposé de cette
attitude ou de cette disposition dans un exposé de Jacques Brunschwig (que m'a signalé
Patrick Hochart) sur ses conceptions d'historien de la philosophie qui ne se prend pas pour un
philosophe, lors de son exposé de 1976 devant la Société française de philosophie7: parlant de
son "orgueilleuse modestie", Brunschwig avoue que lorsqu'il lui est arrivé de repérer un
problème inaperçu dans un texte de philosophie, il pouvait se "percevoir ainsi, l'espace d'un
instant, comme l'instrument par lequel un fragment de sens, enseveli ou corrompu, s'arrachait
comme de lui-même à l'oubli et à la mort". Il cite alors un merveilleux passage de la
conférence de Max Weber sur "La science comme vocation": "Tout être qui est incapable
pour ainsi dire de se mettre des oeillères et de se borner à l'idée que le destin de son âme
7
Exposé reproduit à la suite de son intervention lors d'un colloque de 1990, dans Nos Grecs et leurs modernes,
textes réunis par B. Cassin, Seuil, 1992.

8
dépend de la nécessité de faire telle conjecture, et précisément celle-là, à tel endroit dans tel
manuscrit, ferait mieux tout bonnement de s'abstenir du travail scientifique.Sans cette
singulière ivresse dont se moquent tous ceux qui restent étrangers à la science, sans cette
passion, sans cette certitude que "des milliers d'années devaient s'écouler avant que tu n'aies
vu la vie et que d'autres milliers d'années attendent en silence de savoir" si tu es capable de
faire cette conjecture-là, tu ne posséderas jamais la vocation du savant, et tu ferais mieux de
t'engager dans une autre voie" (p. 84) Personne ne peut être sûr d'avoir "la vocation du
savant" en ce sens, et je ne crois pas vraiment l'avoir non plus, mais la position d'attente, de
retrait qu'une telle attitude implique me convient tout à fait.

2. Mon Freud: comment atteindre la passivité, la décrire et l'analyser

Il peut paraître étrange que je donne une place importante à Freud dans cette
reconstitution de mon parcours, alors que j'ai consacré plus d'une étude (en particulier deux
livres: Nuits étroitement surveillées et La force de dormir) à essayer de rendre compte de
moments du sommeil et du rêve en mettant entre parenthèses l'hypothèse de l'inconscient, qui
est indéniablement centrale et décisive dans l'œuvre et dans la doctrine de Freud. Mais le fait
est là: des circonstances anecdotiques, dues aux amitiés, aux rencontres, à l'air du temps,
m'ont conduit vers la fin des années 50 à devenir auditeur des séminaires de Lacan à Sainte-
Anne; sans être à même de suivre les développements théoriques qu'exposait l'orateur de
façon sinueuse, je fus très sensible à son affirmation répétée, et illustrée d'analyses, selon
laquelle les textes majeurs dans lesquels trouver le cœur de la pensée de Freud étaient La
Science des rêves (comme disait à l'époque, non sans pertinence, la traduction Meyerson, qui
renvoyait ainsi à la tradition ancienne des clefs des songes), Le mot d'esprit et ses rapports
avec l'inconscient, et La psychopathologie de la vie quotidienne. Livres lus et relus, en
traduction et dans le texte original, goûtés et admirés, et qui m'ont inspiré sur plusieurs plans.
Lesquels?
Il me semble d'abord avoir été sensible, là comme peut-être dans les lectures de Leo
Strauss, à l'aptitude singulière de Freud à relever des détails, des restes, des points saillants du
réel dans lesquels une vue plus panoramique des situations aurait pu ne voir que des
circonstances négligeables, même si elles inscrivaient à chaque fois l'épisode raconté dans
l'individualité d'une histoire. Freud au contraire percevait là une épaisseur significative, ou
plutôt gonflée de significations dont l'analyse qu'il mettait en mouvement déployait la
complexité de façon quasi indéfinie: car s'il savait transfigurer le détail pour en faire une
question - pourquoi ce symptôme particulier, l'oubli de ce mot, de cet épisode, pourquoi tel
accident incongru du rêve? - son analyse ne s'arrêtait pas une fois une réponse trouvée à la
question, mais poursuivait en transformant la question en énigme, comme si cette première
réponse, telle une première lueur, faisait apparaître la profondeur différenciée d'un espace
nouveau qui stimulait la recherche.
Lacan invitait ses auditeurs à considérer le détail des démonstrations détaillées de
Freud de façon à les amener à suivre les constructions que lui-même échafaudait sur cette
base, constructions qui, en même temps qu'elles prétendaient à une certaine généralité
philosophique, englobant l'ensemble de l'être et du dicible, cherchaient à ne jamais perdre leur
enracinement dans des singularités narratives, des accidents du dire. Tout s'est passé comme
si, peu apte à accompagner les constructions philosophiques de Lacan, et même derrière elles
les élaborations de Freud, je n'avais retenu que les éléments destinés à nourrir les analyses.
J'ai certainement fait mienne la supposition que les productions mentales les plus futiles ne
pouvaient être simplement rejetées comme le rebut, les scories de l'activité mentale "noble",

9
mais qu'elles méritaient un examen en quelque sorte indéfini, parce que là gisait une ressource
de pensées, de mouvements, de relations mentales ou affectives qui valaient la peine d'être
mises au jour, dont on pouvait éprouver l'intérêt ou la richesse, en mettant en suspens la
question proprement analytique consistant à savoir ce qui était révélé là de fondamental sur
les désirs inconscients, et si de tels désirs existaient. Je sais ce que cette position agnostique,
et même sceptique à l'égard des thèses cardinales de Freud a d'irritant pour ceux dont l'analyse
a changé la vie et la façon de considérer la vie mentale. Ils n'ont d'ailleurs pas tort de
soupçonner que ce scepticisme cache souvent de ma part un refus pur et simple d'accepter
l'hypothèse de l'inconscient, de comprendre même en quoi consiste son intérêt (même si je
reconnais les bienfaits que l'analyse a apportés à telle ou telle personne).
Pour une part, mon intérêt pour les démonstrations freudiennes tient à leur force
narrative. Je pense à celle sur l'oubli du nom du peintre Signorelli qui ouvre La
psychopathologie de la vie quotidienne, avec l'histoire si romanesque de ce voyageur - Freud
lui-même - qui traverse la Bosnie-Herzégovine et y croise un vieux Bosniaque qui lui
confesse - en allemand - que, quand un homme a perdu sa puissance sexuelle, sa vie cesse de
valoir d'être vécue: "Herr..." , disait le vieillard, et Freud de remonter de Herr à Signorelli, en
reconstituant un schéma où les éléments effectivement pensés ou dits se prolongent en
éléments hypothétiques, comme dans la solution à un problème géométrique qui requerrait de
prolonger des droites pour observer le point où elles se croisent. Je pense aussi, dans le même
remarquable ouvrage, à l'incipit du deuxième chapitre ("Oubli de mots en langue étrangère"),
qui raconte une conversation entre Freud et un jeune homme qui échoue à se souvenir de
l'intégralité d'un vers de Virgile, où Didon souhaite qu'un héros vienne ultérieurement la
venger d'Enée: "Exoriar(e) aliquis nostris ex ossibus ultor": le jeune homme ne parvient pas à
retrouver le pronom indéfini aliquis; et l'analyse qui suit reconstitue les liens entre cet oubli et
la préoccupation du jeune homme, inquiet que sa maîtresse soit enceinte (a- liquis,
liquéfaction, miracle de saint Janvier à Naples, etc...). Le moins remarquable n'est pas la
présentation de cette analyse, puisque le narrateur - Freud - se présente comme ayant en
quelque sorte deviné le sujet des soucis de son interlocuteur simplement en enchaînant d'une
façon ingénieuse (et qui rencontre l'approbation de l'interlocuteur) certaines indications
énigmatiques que ce dernier lui donnait, un peu de la même façon que le chevalier Dupin,
dans "Double Assassinat rue Morgue" d'Edgar Poe, reconstitue à partir d'indices minuscules
le monologue intérieur de son compagnon qui marche silencieusement à côté de lui. Ai-je été
convaincu par ces analyses? Les analystes le sont-ils eux-mêmes? J'en doute fort. La pratique
de la psychanalyse, d'ailleurs, semble plutôt voir dans ces analyses-types non pas des
démonstrations irréfutables, mais des constructions qui ont leur valeur dans le travail de la
cure, qu'elles soient proposées par l'analyste ou que le patient les reconstitue de lui-même. Sur
ce point comme sur d'autres, je dois avouer que j'en use avec Freud (comme au fond avec
d'autres théoriciens, d'autres auteurs auxquels j'emprunte) en suivant une méthode, en tout cas
une démarche qui est je crois plus qu'une ruse: je m'attache au détail de sa progression, je
profite de son propre goût du détail significatif pour remettre à plus tard, à beaucoup plus tard,
le moment de prendre vraiment position sur le cœur de sa doctrine. En revanche, et c'est là le
premier motif de ma dette à l'égard de Freud, je crois avoir retenu de ses récits la façon dont
les éléments singuliers que chaque anecdote associe se retrouvent pour son esprit et pour sa
plume gonflés de significations, incitant à une interprétation qui se prolonge, puisque chacun
d'entre eux peut être rattaché à une série (on peut par exemple interroger le passage de
l'Enéide auquel se réfère le jeune homme, entrecroiser ce motif avec celui de l'antisémitisme
qui est suggéré), et que se révèlent ainsi des réseaux dont aucun n'est probant mais dont tous
sont plausibles, puisqu'en les révélant on met à jour l'humus de la vie mentale, un humus
irrigué, différencié, vascularisé, inter-relié, et qui en outre communique de tous côtés avec les
associations mêmes dont se constitue une "culture". Raconter un épisode, et le laisser

10
exprimer sa saveur et sa portée, en sachant soit expliciter des associations, soit le mettre
savamment en scène, c'est un art auquel j'étais sensible dès avant, préparé par mon éducation
à apprécier la valeur spirituelle des récits, la révélation qu'ils comportent et qui est d'autant
plus forte qu'elle ne se résume ni ne se réduit à une "leçon" unique. Parmi les lectures qui ont
renforcé en moi ce sentiment, j'aimerais citer l'essai du sémiologue néerlandais André Jolles
sur Les formes simples (Einfache Formen, car j'ai lu ce livre en allemand avant sa traduction),
le recevant comme un héritage d'un formalisme des années 30 qui était plus celui de H.
Leisegang - Denkformen - que celui des formalistes russes ou pragois. Chez Leisegang,
comme chez Jolles, les formes prégnantes étaient supposées indissociables d'une signification
à retrouver; chez Chklovski, Tynianov, Eikhenbaum, je voyais plutôt la passion un peu
nihiliste qui consiste à débusquer simplement des formes là où la culture idéaliste croyait voir
des contenus. Le structuralisme russe ou pragois, en d'autres termes, me semblait surtout
polémique - une machine révolutionnaire qui se réjouissait de démonter et de remonter - et qui
laissait à d'autres la tâche de penser la vie du monde. La passion pour les formes, chez Jolles,
ne visait pas à mettre en évidence un schéma, aussi complexe fût-il, mais à reconnaître dans la
forme étudiée un mouvement - et à coïncider avec lui. Parmi les "formes simples" que
reconnaît Jolles, il y a l'énigme, l'anecdote. Je pense par exemple à certains des petits récits si
piquants que l'on trouve chez Hérodote, récits qui ont peut-être ceci d'inoubliable qu'ils ne
semblent ni rapporter un fait effectivement observé, ni mettre en évidence une donnée qui
aurait frappé l'historien, mais venir dans son récit porteurs d'une valeur mystérieuse qui met
l'imagination en branle. Ainsi l'histoire du tyran de Lydie Candaule, fier de la beauté de son
épouse, qu'il veut faire voir nue à Gygès, son garde du corps favori, lequel ne peut se dérober
à cette exhibition: Gygès est caché derrière la porte lorsque la femme se dévêt et se dirige vers
son lit; l'ayant vue, et pendant qu'elle lui tourne le dos, il sort discrètement de la pièce; non
cependant sans qu'elle le voie sortir (Jean Humbert, dans sa belle Syntaxe grecque,
Klincksieck 1954, qui fut pour moi à la fois un trésor d'exemples et une incitation à étudier
dès la fin des années 50 la linguistique structurale, celle de Benveniste, fait remarquer que
dans le récit d'Hérodote la phrase exacte est "la femme le voit sortir", un présent surprenant et
expressif interrompant une suite d'aoristes). Elle lui met alors le marché en main: tu m'as vue
nue, tu dois mourir, dit-elle; ou alors tu dois tuer le roi et m'épouser. Le capitaine est contraint
d'accepter la seconde solution. L'histoire, certes, illustre ce qu'est le despotisme et le caprice
sans contrôle des tyrans barbares; mais elle ne se réduit pas à cette leçon. Sa beauté profonde
tient au basculement que déclenche l'invention bizarre et cependant si naturelle de Candaule:
on pourrait certes, sur un mode "structural", mettre en parallèle la contrainte qu'exercent sur
Gygès le tyran, puis son épouse, par exemple. On pourrait voir ici en germe le renversement si
constant dans les tragédies grecques, qui transforme l'enquêteur en coupable (Oedipe) ou
l'adversaire d'un nouveau-venu efféminé en voyeur déguisé en femme (Penthée, dans les
Bacchantes d'Euripide). Mais c'est ici la forme brève qui fait le mieux sentir, en quelques
paragraphes d'Hérodote, comment peut s'ouvrir un espace de ravissement de l'attention et de
mise en mouvement de la pensée. Naissance, dans l'espace étouffant de la tyrannie, de la
toute-puissance de Gygès. Après tout ce Gygès légendaire est le même personnage auquel La
République de Platon fait jouer un rôle décisif dans le raisonnement de Socrate, celui dont il
rapporte qu'il se découvrit fortuitement un don d'invisibilité dû à une bague dont il faisait
tourner le chaton, et dont le cas anecdotique lui fournit l'occasion d'une sorte d'expérience de
pensée: devenu invisible, peut-on rester juste, ou ne va-t-on pas se livrer à tous les crimes,
exaucer sans retenue tous ses désirs? Le personnage de Gygès, sa situation, stimulent
indéfiniment la réflexion.
J'observe aussi comment, dans la Science des rêves, non seulement une grande place
est donnée aux récits de rêves, comme il est logique, et à des rêves très détaillés - puisque
c'est justement sur ces détails que les interprétations de Freud s'appuient, sur leur singularité

11
langagière en particulier -, mais aussi que ces rêves sont en grand nombre tirés par Freud de
ce qu'il nomme "le journal de mes rêves" (cf. le début du ch. V, "Le matériel et les sources du
rêve", tr. fr. p. 149), composé de récits évidemment très circonstanciés, rédigés avec soin et
un sens très sûr du drame et des changements rapides dans les émotions du rêveur: je pense
par exemple au célèbre rêve de l'injection faite à Irma (23-24 juillet 1895) par lequel débute le
travail du chapitre II ("La méthode d'interprétation des rêves"). Je ne veux pas rappeler par là
qu'il s'agit pour Freud de développer sa conception au travers d'une auto-analyse qui fut pour
lui fondatrice (ce point a été plusieurs fois souligné par les commentateurs); je veux montrer
que ces récits de rêves ne sont pas pour lui de simples objets transmis de seconde main et
réduits à des éléments objectaux, mais qu'ils sont chargés d'un retentissement personnel, qu'ils
sont encore vibrants, comme doivent l'être les rêves pour intéresser Freud, c'est-à-dire
capables de susciter chez le rêveur une parole et une pensée riches en "associations". On dirait
que deux tendances coexistent dans l'activité de penseur et d'écrivain de Freud: le goût de
l'explication qui procède, comme il est naturel, en recherchant des causes simples auxquelles
rapporter les phénomènes, et la tendance à décrire ces phénomènes de façon nuancée,
différenciée, avec une complexité déjà éloquente. Voir, dans le "récit préliminaire"
(l'expression est de Freud) au rêve d'Irma, la mise au point sur les relations entre Freud et sa
patiente Irma, qui est un modèle du genre (tr.fr. p. 98-99): "L'on conçoit que ces relations
complexes créent chez le médecin, et surtout chez le psychothérapeute, des sentiments
multiples..." (Irma n'est pas qu'une patiente; c'est une amie de Freud, "très liée également avec
[sa] famille"). "Ces mots de mon ami Otto, ou peut-être le ton avec lequel, ils avaient été dits,
m'ont agacé. J'ai cru y percevoir le reproche....Au reste l'impression pénible que j'avais
éprouvée ne s'est pas précisée dans mon esprit et je ne l'ai pas exprimée..." Ce climat
constitué de sentiments semi-éprouvés et semi-exprimés, qui précède et entoure le rêve
proprement dit, se retrouve aussi en lui et donne à sa reconstitution narrative une saveur toute
particulière, baignée de conscience. Le rêve, quand il n'est pas séparé du complexe d'idées et
d'émotions qui l'environne, gagne en richesse: il cesse d'apparaître comme une sorte d'artefact
exceptionnel, il se déroule (avec certes des différences notables) sur la scène même de la
conscience, mais une scène qui comporte différents niveaux, une profondeur. C'est ce que j'ai
essayé de faire voir dans mon essai descriptif Nuits étroitement surveillées.

Le second point qui ressortait pour moi des analyses freudiennes, c'est la façon dont
elles font apparaître la multiplicité et la simultanéité des lieux de la vie mentale. Il est bien
vrai que vient très vite un moment, dans chacune des élaborations de Freud, où il se soucie de
hiérarchiser, de construire un modèle à la fois architecturé et génétique des divers lieux de la
vie "psychique": je suis capable de suivre ces analyses jusqu'à un certain point, mais au fond
elles m'indiffèrent. Je préfère en rester au moment de la coexistence des inconciliables, ce
moment qu'O. Mannoni a remis en lumière dans son étude "Je sais bien mais quand même" (je
cite à dessein O. Mannoni, parce que je me suis appuyé sur certaines de ses analyses de la
psyché des colonisés dans mon essai Un à un, de l'individualisme en littérature): "Il existe ce
qu'on peut appeler une phénoménologie freudienne, différente de celle des philosophes, et qui
conserverait plutôt un peu du sens que ce terme avait avant qu'Hegel ne l'ait utilisé...Il s'agit,
sans souci d'ordre chronologique, et sans s'appuyer sur des principes, d'essayer de présenter
des exemples de façon, pour ainsi dire, qu'ils s'interprètent les uns par les autres." (Clefs pour
l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Seuil, 1969, p. 33).
Là aussi je privilégie une part de la recherche freudienne, peut-être pas la plus
importante, aux dépens d'une autre. M'intéressent les notations que fait Freud d'une
conscience divisée, qui à la fois sait et ne sait pas, voit et ne voit pas. Ainsi l'exemple si
frappant qu'il rapporte: "A ma grande stupéfaction, un enfant de 10 ans, très intelligent, me dit
après la mort subite de son père: "Je comprends bien que mon père est mort, mais je ne peux

12
pas comprendre pourquoi il ne rentre pas pour dîner." (V.IV.2, tr. fr. p. 222 n.1). Dans ce
développement précis Freud s'ingénie à développer l'idée que dans les rêves "typiques" qui
représentent la mort d'une personne chère, le rêveur donne expression au désir inconscient de
voir mourir cette personne (quelques pages plus loin, il va exposer l'idée du conflit œdipien),
et pour atténuer ce que cette hypothèse pourrait avoir de choquant, il précise, assez
banalement, que les enfants ne se représentent pas la mort comme les adultes. D'où l'anecdote
concernant le petit garçon, qui occupe donc un point assez décisif de l'argumentation. Certes,
elle est reléguée en note, mais elle a retenu l'attention de Freud, et c'est sur ce genre
d'exemples que je fonde ma lecture sélective des textes de Freud, privilégiant en eux tous les
moments où la vie psychique apparaît dans son extension, sa distension, quand les divers
éléments (idées, affects, images, représentations, ensembles divers) ne sont pas soumis à une
intégration qui les subordonne au principe de réalité, mais coexistent en s'ignorant
réciproquement. Ce n'est ni par incapacité infantile, ni parce qu'une de ses deux convictions
serait forclose, que le petit garçon est déchiré entre les deux pensées contradictoires qui se
partagent sa sensibilité et son intelligence; un adulte le serait tout autant. "La représentation
de la mort chez l'enfant n'a de commun avec la nôtre que le nom", écrit-il (p. 221). En isolant
cette phrase du mouvement de réflexion qu'elle permet, je la rends absurde: il est bien évident
que l'adulte ne peut avoir avec la mort des proches qu'une relation mentale complexe, non
unifiée; on pourrait dire que sa propre représentation abstraite de la mort n'a que le nom de
commun avec les représentations "pratiques" qu'il s'en fait, selon les occasions, les situations,
les moments de pensée. La vie psychique est, dans la conception que je m'en fais et que la
lecture de Freud a nourrie, faite de distances variables entre les contenus de pensée, de
dénivellations, de dislocations qui cependant mettent en relation. Une large part de ma
recherche a consisté à décrire, peut-être moins des situations ou des personnages que des
réactions à des situations; décrivant les textes eux-mêmes, c'est souvent à dresser un état aussi
nuancé que possible de mes propres réactions aux textes que je me suis attaché. Dans ce
travail, c'est précisément la coexistence dans une conscience d'états ou de mouvements divers,
différemment accentués certes mais présents simultanément, qui m'a intéressé.
Dans certains développements, Freud est soucieux de subordonner ses exemples à ses
grands schèmes explicatifs; à d'autres moments, l'élan même de son texte l'amène à laisser les
récits de rêve (quand il s'agit d'eux) se développer et entrer en rapport de contiguïté ou de
série avec des exemples analogues. C'est le cas dans la partie VII du chapitre sur "Le travail
du rêve": Freud annonce qu'il va examiner des rêves dont l'absurdité se dissipe "dès qu'on
pénètre mieux le sens du rêve." Il ajoute ceci, qui est intrigant et troublant: "Ce sont des rêves
qui - par hasard, semble-t-il d'abord - ont trait au père mort." (tr.fr. p. 363) Son argumentation
va le mener dans deux directions: reconstituer la part du désir "inconscient" dans le rêve
(puisque "le rêve ne fait pas de différence entre le désir et la réalité", p. 366), et d'autre part
interpréter l'absurdité qui éclate dans ces rêves comme un affect qui s'ajoute au rêve
proprement dit pour le désavouer, et donc pour satisfaire à peu de frais notre conscience
morale ou notre confort. Mais je lis les choses autrement: ce sont des occasions de constater la
coexistence pour la conscience, en des "lieux" différents que le rêve fait se rencontrer sans se
soucier de les intégrer, de pensées incompatibles: "mon père est mort" d'une part, "mon père
pense ceci ou cela", de l'autre. Prenons le fameux rêve, que Lacan a longuement commenté
dans son Séminaire, du père du rêveur qui "était de nouveau en vie et lui parlait comme
d'habitude, mais (chose étrange) il était mort quand même et ne le savait pas" (ibid.) Difficile
de savoir si Freud a raison d'y déceler la force du désir inconscient du dormeur, qui avait
souhaité la mort de son père; ce qui en revanche me semble particulièrement fin et
convaincant, c'est la mise en évidence par Freud de la multiplicité et de la mobilité des
pensées dans le rêve et autour de lui, parmi lesquelles le souvenir qu'a le rêveur d'avoir
souhaité consciemment la mort de son père souffrant: ce souhait charitable était

13
nécessairement aussi coupable; ou la façon dont, secrètement pourrait-on dire, le rêveur
s'identifie au mort, "rêve de sa propre mort" selon les termes de Freud. Tout en cherchant à
repérer ou à reconstruire la trace du désir inconscient, Freud est particulièrement attentif au
contenu conscient du rêve, à ce qu'il nomme "les attitudes affectives, souvent contradictoires,
du rêveur" (p. 367). Je mesure à présent combien cet exemple m'a guidé dans la rédaction des
analyses et des récits contenus dans mon essai Nuits étroitement surveillées.

C'est sans doute pourquoi je me suis orienté moins vers la description du rêve
proprement dit que vers celle de l'ensemble plus différencié qu'est le sommeil (quand il est
accessible à la description), en particulier au sommeil quand il enveloppe le rêve: c'est le but
de mon essai Nuits étroitement surveillées, qui ne néglige pas les rêves, mais en essayant de
tenir compte des chutes qui se produisent en eux d'une situation ou d'un état dans l'autre, et de
l'affleurement dans le rêve d'une conscience d'être endormi qui, me semble-t-il, n'est jamais
loin de la conscience du dormeur. J'y reviendrai à propos de la lucidité dans le rêve. D'où
aussi mon intérêt pour les passages (de la veille dans le sommeil, du sommeil vers la veille),
ou plutôt les empiètements d'un état dans l'autre, les avancées qui, sans produire des fusions
ou des états mixtes, font là aussi coexister un courant de sommeil sous la conscience vigile ou
une conscience résiduelle sous la nappe du sommeil: ce sont ces moments que j'ai cherché à
saisir (en particulier en étudiant des œuvres d'écrivains ou de penseurs) dans les essais
recueillis dans La force de dormir, ou dans d'autres études parues depuis, et ces temps-ci
mêmes, à propos de Leibniz et de sa conception du "sommeil particulier" qui est constitutif de
l'attention, dans une communication au colloque de Dijon sur "Le sommeil au XVIIème
siècle". Nulle confusion dans ces moments, mais des courants hétérogènes qui circulent les
uns sous les autres et contribuent à se renforcer: faire attention, c'est être capable de tirer
profit de l'inattention qui entoure la zone sur laquelle on focalise son attention, et de façons
parallèles, le sommeil nourrit la vigilance qui émerge de lui, laquelle peut à d'autres moments
entrer dans le sommeil et y prolonger ses effets. Ce que j'ai visé là, et retrouvé chez Leibniz
(dans les Nouveaux Essais), un écrivain comme Proust l'a décrit plusieurs fois - mais on ne
peut le voir et le comprendre que si on l'a considéré et expérimenté par ailleurs.

C'est en effet le troisième aspect que je détecte dans l'œuvre de Freud et avec lequel je
me sens en profond accord, que la conviction - difficile à étayer "théoriquement", mais que
l'on peut illustrer d'exemples nombreux - de la permanence de la lucidité, d'une forme de
conscience vigile, dans toute l'étendue de l'activité psychique dans ses divers états et ses
diverses formes. Rien n'est plus contraire que cette conviction à ce qu'on tire d'une lecture
inattentive de l'œuvre de Freud, dans laquelle on est au contraire tenté de voir partout "de
l'inconscient", confondant ainsi l'hypothèse explicative de Freud et son parti-pris descriptif,
pour lequel il me semble plutôt qu'il reste toujours de la conscience: en particulier dans le
rêve, qui est bien pour Freud une aventure de la conscience, même si son interprétation
constitue une voie royale pour la découverte de l'inconscient.
Parce que j'ai voulu en rester à la description, ou y rester le plus longtemps possible, je
me suis intéressé au rêve et au sommeil sous l'angle de la conscience que nous en avons,
plutôt que de me demander comment "l'appareil psychique" produit les rêves, et en
privilégiant l'expérience présente du sommeil et du rêve par rapport au souvenir que nous
pouvons en retrouver au réveil; plus exactement, en remontant du réveil à l'expérience du rêve
ou du sommeil comme expérience présente. Par l'effet du même parti-pris, j'ai toujours voulu
envisager les rêves pris dans le sommeil où ils prenaient naissance et dont ils ne se
détachaient jamais totalement, selon moi. Je ne peux reprendre ici les analyses de mes essais
publiés, je veux simplement réaffirmer que je me sens sur ces points dans la continuité de ce
que Freud affirme. Dans la partie de la Science des rêves intitulée "Psychologie du rêve", il

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tire les leçons de sa description du rêve fait par le père qui veille son fils qui vient de mourir,
s'endort épuisé, et rêve que l'enfant vient près de lui, "lui prend le bras, et murmure d'un ton
plein de reproche: "Ne vois-tu donc pas que je brûle?"" Il va voir le petit cadavre, et voit qu'en
effet un cierge et tombé et que le feu a pris au drap. On note que ce rêve reproduit le schéma
classique du rêve que fait Achille veillant Patrocle, s'endormant un instant, et à qui Patrocle
apparaît pour lui reprocher de dormir avant d'avoir pris soin de ses funérailles. Pour Freud,
c'est le désir de continuer à dormir, "décidé par le préconscient", qui joue ici un rôle
"facilitant". Je ne sais trop ce qu'est exactement "le préconscient", si ce n'est qu'il coexiste
avec ce qui reste de conscience pendant le sommeil, mais qu'il est "moins conscient", moins
central. Pour Freud, le désir de continuer à dormir pousse le "préconscient" à avertir la
conscience lorsque le rêve va trop loin et risque, par sa brutalité, de réveiller le dormeur:
"laisse donc et dors, ce n'est qu'un rêve". Et Freud de tirer en quelque sorte de sa propre
conception une conclusion que la plupart des freudiens semblent moins prêts que moi à
accepter, et que je dois donc leur rappeler: "Je dois donc en conclure que pendant toute la
durée de notre sommeil nous nous savons en train de rêver, aussi bien qu'en train de dormir."
(tr. fr. p. 486, les italiques sont évidemment de Freud).
Si dormir et rêver c'est bien savoir confusément qu'on dort et qu'on rêve, tout en étant
dans des états de conscience différents de la conscience dite "vigile" (en admettant, ce que je
ne crois pas, qu'il n'y ait qu'un type de conscience vigile, d'attention, de vigilance), alors la
question de la responsabilité que l'on peut avoir par rapport à ce qu'on rêve peut être posée:
responsabilité à l'égard de ce qu'on fait en rêve, responsabilité aussi à l'égard de ce qu'on y
voit, ou croit y voir, de ce qu'on y éprouve. J'ai étudié cette question dans les deux essais que
j'ai mentionnés. J'y suis revenu dans deux articles ultérieurs: "Responsable de ce qu'on voit?"
(Le Nouveau Commerce, 90-91, printemps 1994) et "Note additionnelle sur le rêve" (Le
Nouveau Recueil, mars juin 1999). J'y aborde des thèmes que Freud a lui-même abordés, et
sur lesquels il est revenu par exemple en 1925 dans "La responsabilité morale du contenu des
rêves" (texte repris en français dans Résultats, idées, problèmes, t. II). Mes conclusions ne
sont cependant pas tout à fait les mêmes que celles de Freud, puisque celui-ci cherche,
derrière la signification apparente du rêve de meurtre, ou d'acte sexuel, ou de ce qui peut
prêter à débat moral, quelle est la signification profonde ou latente, alors que je m'intéresse au
contraire à la relation que le dormeur établit avec la surface apparente de son rêve, avec ce qui
semble s'y dérouler.Freud reprend (à la dernière page de la Science des rêves), une anecdote
antique dont il croit qu'elle concerne un empereur romain (c'est en fait une anecdote rapportée
par Plutarque dans sa vie de Dion). Freud écrit (p. 526): "Je pense que l'empereur romain [il
s'agit donc en fait de Denys de Syracuse] qui fit exécuter un de ses sujets [son capitaine
Marsyas] parce que celui-ci l'avait assassiné en rêve a eu tort. Il aurait dû se demander d'abord
quelle était la signification de ce rêve." Parce que je m'intéresse moins à la signification du
rêve qu'à l'essai pour décrire l'attitude du rêveur à l'égard de ce qu'il fait, se voit faire, croit
qu'il fait, je reste en chemin par rapport à Freud: mais je crois pouvoir, en m'attardant ainsi, y
gagner en capacité de décrire, de m'accrocher à ce qui est éprouvé du rêve. Les rêves que
j'évoque ne s'en trouvent pas moins mis en relation oblique les uns avec les autres, comme
peuvent l'être certains moments de la vie psychique d'une même personne; mais cette mise en
relation se fait comme d'elle-même, presque sans intervention de ma part, sinon pour
expliciter, pour nuancer, pour surveiller la véracité des comptes-rendus.

Mon attitude à l'égard du rêve, qui consiste à essayer d'y retrouver les traces d'une
conscience, d'une vigilance interne au sommeil, semble relever d'un refus du sommeil, d'une
sorte de résistance au mouvement profond qui entraîne la conscience dans l'oubli. Je ne peux
tout à fait le nier: ma vigilance a quelque chose de celle d'un petit Poucet inquiet, qui craint
que son sort ne soit décidé dans son dos, et qui veut être présent au monde même au-dessus de

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son propre sommeil. Mais il y a un autre aspect, que je ne peux laisser méconnaître, et qui
tient au contraire à un acquiescement profond aux modes de la passivité. J'emprunte ce terme
de passivité à l'intitulé que donnait M. Merleau-Ponty à son cours de 1954-55: "Le problème
de la passivité" (sous titre: "le sommeil, l'inconscient, la mémoire"). En m'intéressant à la
passivité, plus exactement en cherchant à retrouver ce qui, dans la passivité, est vivant dans
ma pensée, je ne transforme pas la passivité en objet, en un objet de plus, j'essaie de retrouver
ce que la passivité permet, et elle seule. Comme le dit Merleau-Ponty dans une des notes
préparatoires à son cours (texte inédit): "Par exemple, sommeil (ou rêve, ou passé, ou
inconscient): quel en est le théâtre, quelle modalisation de l'être il réalise?" ou encore: "Le
sommeil, l'inconscient à comprendre non comme dégradation de la conscience par le
mécanisme absurde du corps: invasion de la troisième personne dans la première - mais
comme possibilité interne de ce qu'on appelle la conscience." (ms. p. 13) Cela ne signifie
d'ailleurs pas que je puisse suivre Merleau-Ponty dans toutes ses formulations (tout en étant
passionné par son orientation de pensée, par son inspiration, par la direction de son effort de
pensée, ainsi dans sa discussion des thèses de L'imaginaire de Sartre), par exemple quand il
écrit que ce n'est pas la conscience qui dort: "C'est le même être (le corps phénoménal) qui
rend possible le sommeil et le réveil - le réveil en tant que source de conduites, le sommeil en
tant que participation au lieu. Donc celui qui dort et celui qui veille est le corps. Si c'était la
conscience, il n'y aurait pas sommeil, mais conscience de dormir, conscience d'une absence
qui empêche le sommeil" (ibid. p. 30) A ces formulations j'opposerais volontiers celle de
Leibniz dans les Nouveaux Essais, où il avance que la "substance pensante" pense même dans
le sommeil. Façon de dire combien je regrette de n'avoir pas pu faire lire mes travaux par ce
Merleau-Ponty-là, de n'avoir pas été son contemporain en ce sens-là. Dans mes recherches
personnelles, dans leur aspect "pratique", expérimental, les puissances négatives (oubli,
somnolence, inertie, ennui) jouent un rôle important, non pas pour révéler une créativité
cachée, au terme d'un renversement spectaculaire, mais pour laisser apparaître ce qu'elles
manifestent déjà, et sans quoi l'activité resterait inopérante, fébrile, dissociée d'elle-même et
des choses.

Une autre des pensées favorites de Freud n'a cessé de me guider: l'idée que l'appareil
de la vie mentale est pour une part agencé pour éviter les chocs du réel, pour les tenir à
distance, pour en éviter la douleur à la part de la conscience qui joue le rôle de représentante
patentée du moi. Tout ce qui attente à la vanité du moi, à sa conviction d'être permanent et
auto-suffisant, tout cela risque d'être écarté par la conscience, oublié, déformé, relégué: la
mort future, celle des proches, l'abaissement du moi face aux autres et à la puissance sociale,
les dettes envers les autres. D'où cette règle que Freud recommande, consistant à noter avec le
plus de soin ce que le moi aura le plus intérêt à oublier, autrement dit la recommandation
d'avoir à travailler contre soi. Cette idée - que l'on trouve aussi chez Nietzsche et chez Darwin
- est elle-même une idée que j'ai eu tendance à oublier, conformément à sa propre contrainte;
d'où le reproche qui m'a quelquefois été adressé de surestimer les pouvoirs de la conscience.
Peut-être; je crois plutôt essayer de faire confiance à la conscience, y compris pour résister à
ce qui en elle est égarant. J'essaie de me souvenir que l'effet de la conscience est de faire
oublier ce que l'on a emprunté ou volé à autrui, et même ce que l'on avait déjà conçu
auparavant, et que l'on croit découvrir alors qu'on ne fait que se le voler à soi-même. Surtout,
dans l'exercice de mon travail de lecteur, j'essaie de me souvenir qu'en lisant, on tient
nécessairement à distance du centre focal de son attention une partie de ce qui est écrit (faire
attention suppose cette mise à l'écart); rappel douloureux, mais auquel on doit se faire pour
respecter le vrai: il n'y a pas d'attention totale, de respect total du réel. On ne peut accéder à
lui que par bribes, en exerçant des ruses, en revenant sur ses pas, en pratiquant des détours, en
feignant l'inattention - comme font les chats - et en se défiant de ses prétendus pouvoirs.

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La lettre si attendue, et qui arrive enfin, je sais que je vais la regarder précipitamment,
dans l'émotion, en cherchant du regard le passage crucial pour savoir s'il est favorable ou non,
et en passant trop vite et comme avec mépris sur des détails essentiels que je ne ne
considérerai peut-être jamais, ou que seul le hasard, ou un reproche, feront venir plus tard
devant mon attention. Telle est la loi de la lecture, à laquelle on n'échappe pas, et qui contraint
à revenir sur ses pas, et surtout à renoncer au rêve d'une vision totale.

3. Un point de vue anthropologique sur et dans la littérature

Je n'ai jamais prétendu concevoir de théorie de la littérature; il me semble même que je


me suis comme instinctivement tenu à l'écart d'un travail qui se donnerait comme objet
quelque chose d'aussi futile ou d'aussi insaisissable que la littérature. "Instinctivement": si
j'essaie d'analyser cette répulsion étrange (étrange puisque que depuis les années de collège je
me suis senti attiré par les livres, par la lecture, par "les lettres"), je crois pouvoir y
reconnaître l'écho d'une condamnation ancienne, voire ancestrale, visant à la fois les
disciplines les plus laïques et les moins sérieuses, celles qui semblent tenir en suspens le
sérieux de la vie, tel qu'il se manifeste au contraire dans les métiers, les techniques, le soin de
l'amélioration du sort des hommes (médecine, politique). De fait, lorsque je considère mes
divers travaux concernant des textes littéraires, anciens ou modernes (puisque je me suis
orienté dans cette voie, non sans des hésitations), il me semble que je n'ai jamais considéré la
littérature "pour elle-même", ou plutôt dans la pente du mouvement qui peut la pousser à se
prendre elle-même comme idéal, comme horizon, en s'exaltant de façon orgueilleuse. Je suis
certes sensible sans réserve au charme des récits, à ce qu'ils comportent d'enseignements
mystérieux, à ce que je pourrais nommer leur côté hérodotéen. Mais je crois ne m'être que
rarement attaché à l'interprétation des textes, à l'étude de leur composition ou de leur
structure, de ce qui leur donne une sorte d'auto-suffisance dans leur forme ou dans l'intention
qui les anime. J'ai plutôt cherché - il n'y avait pas là de parti pris préalable - à les rattacher à
un contexte "anthropologique" au sens que je vais à présent préciser.
Dans mon travail, avant même d'imaginer de lester mon regard sur les textes littéraires
d'une éventuelle hypothèse anthropologique (qui a pu être à la fin des années 70 celle de René
Girard sur le sacrifice et son origine dans les conflits mimétiques, à l'origine de mon premier
livre), je crois avoir perçu que certains écrivains regardaient déjà eux-mêmes les choses sous
l'angle anthropologique: à savoir qu'en décrivant ce qui se présentait à eux (dans les rues aussi
bien que dans le déroulement de leur pensée), ils se rendaient et rendaient leurs lecteurs
sensibles à un élément de variabilité des comportements humains, comme s'ils étaient les
contemporains d'une modification de l'humain et comme si la littérature - dans l'incertitude
même de sa définition, de sa situation parmi les activités - était un instrument particulièrement
approprié pour saisir cet état nouveau des choses. Je pense ici surtout à Baudelaire, au
Baudelaire dont j'ai voulu ressaisir certains aspects de la pensée dans mon essai Le premier
venu, essai sur la politique baudelairienne (1976), un Baudelaire qui est aussi, sur nombre de
points, celui sur lequel Walter Benjamin a attiré lumineusement l'attention dans certaines
pages de son livre (paru en traduction française sous le titre Baudelaire, un poète lyrique à
l'apogée du capitalisme), un livre que je connaissais d'ailleurs à peine quand je travaillais au
mien. Je le regrette à présent: car l'inspiration de Benjamin m'aurait peut-être permis d'affiner
et de développer mes analyses. Baudelaire a eu visiblement conscience d'être - par la
sensibilité autant que par la chronologie - contemporain d'un changement important dans les
mœurs, la morale, la politique: à la différence de W. Benjamin, qui parlait de "capitalisme", je
parlais de "démocratie" ou d'égalité des conditions au sens de Tocqueville ou de
Chateaubriand, auteurs que Baudelaire a lus et médités, et avec qui il partage le sentiment
d'être né dans l'univers du XVIIIème siècle, et d'avoir à affronter un monde nouveau

17
("Enfance: Vieux mobilier Louis XVI, antiques, consulat, pastels, société dix-huitième
siècle....", "Note autobiographique"). Ce qui change ou "a changé" selon Baudelaire, et qui
aiguise son goût de l'observation, son désir de capter la beauté du présent, tient d'abord à cette
égalité qui est aussi une égalisation: égalité des conditions sociales certes, sous les auspices de
la bourgeoisie triomphante, mais aussi des apparences (le fameux "habit noir" porté par tous
les citadins), et plus généralement des valeurs et des fonctions sociales. Les personnages que
le poète décrit (dans Le Spleen de Paris ou dans Les Fleurs du Mal), les phénomènes sur
lequel il réfléchit dans ses textes spéculatifs, témoignent à la fois de ce nivellement, et de la
façon troublante dont ce qui s'affirme doit désormais faire valoir son droit à le faire, sans
pouvoir se prévaloir d'aucune tradition assise, d'aucun privilège. En ce sens, si le poète se sent
et se fait observateur d'un monde, c'est parce que ce monde lui apparaît comme celui qui se
met à nu, qui montre sa trame, qui fait voir selon quels mouvements ou mécanismes se
décident en lui mises en valeur ou mises au rebut. C'est le monde lui-même qui devient à
certains égards "anthropologique", comme si en lui les virtualités humaines se dénudaient et
cherchaient à faire voir l'arbitraire qui les détermine. Le mendiant, le bourreau et sa victime,
le passant ou la passante, le clown, la prostituée, le comédien, l'enfant qui se suicide, tout
comme "l'homme des foules" (qui n'est attiré que par l'existence des autres, dont il est exclu),
tous ces personnages quotidiens sont pour et chez Baudelaire porteurs de leçons à déchiffrer,
et d'abord par eux-mêmes. Ainsi cette œuvre se présentait-elle à moi à la fois comme
aimantée et comme enchantée par le désir et le besoin de connaître, dans la mesure où elle se
collait à un monde à la fois épié et méprisé, qui lui-même aspirait à se montrer, à se faire
comprendre, à révéler sur l'homme ce qui depuis toujours attendait d'apparaître, et qui n'avait
été jusque là que partiellement dévoilé (par la conception chrétienne de la chute comme par
l'œuvre de Sade, par exemple). Mon propre essai était évidemment porté, pour une part non
négligeable, par la découverte encore partielle que je faisais alors des analyses de Claude
Lefort sur la démocratie comme régime qui révèle sa propre institution (telles que ces
analyses apparaissaient dans des textes issus de ses cours de l'Université de Caen, publiés
alors dans la revue belge Textures).
Ce que je nomme ici "anthropologique" tient donc à un effort pour percevoir à la fois
la continuité du rapport à l'origine historique des façons de penser, et l'érosion de ce rapport.
J'en prendrai pour exemple un travail que j'avais fait, à l'occasion d'un hommage à René
Girard, sur l'origine et la signification de l'expression moderne "merci", envisagée donc à la
fois dans sa banalité contemporaine et dans son origine féodale et religieuse (R. Girard et le
problème du Mal, M. Deguy et J.-P. Dupuy éd., Grasset, 1982). Derrière la politesse, la
civilité, la simple "courtoisie" d'aujourd'hui, j'essayais de reconnaître le rayonnement en voie
d'extinction de pratiques anciennes, pour mieux comprendre non pas seulement la simple
diffférence entre les états de société ou de culture, mais les changements d'accents qui ont
permis de substituer aux anciens objets d'adoration des objets nouveaux, sans rompre
totalement avec l'adoration elle-même, en transposant dirait-on la "transcendance" dont la vie
sociale a besoin. Commentant l'importance qu'a pour nous le fait de "dire merci", et l'irritation
que son absence suscite, j'écrivais: "Le caractère sacré de la personne, c'est ce qui apparaît
comme trait prétendument psychologique sous le nom d'"irritabilité": s'il convient d'être poli
avec les étrangers, si l'on s'offusque soi-même d'un comportement jugé sans égards, c'est en
mettant en rapport immédiat la civilité et le fantôme d'une colère ou d'une violence censée
être déjà sous pression." Et je citais le sociologue américain E. Goffman: "Bien des dieux ont
été mis au rancart, mais l'individu demeure obstinément, déité d'une importance
considérable..."
L'anthropologie, ce serait donc l'orientation d'un regard (de l'écrivain, puis du lecteur
qui cherche à le rejoindre au moins partiellement) sensible à la variabilité des façons d'être
selon les temps, bien plus: capable de concevoir que ses propres façons de sentir sont en

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rapport avec des changements dans la vie collective. Non pas que la vie collective
prédétermine des comportements ou des façons de penser (idée à la fois trop vraie et trop
générale), mais parce que chaque pensée individuelle peut ressaisir en elle-même un pouvoir
de modifier ce qui, en-dehors d'elle, lui demande son assentiment pour exister. Bien sûr, c'est
dans les sociétés modernes que cette interdépendance se révèle le plus crûment; mais je crois
qu'elle est perçue dans les textes puissants que nous lègue la tradition. Lorsque j'ai essayé de
reconstituer, à propos de la colère (voir l'ouvrage collectif portant ce nom que j'ai dirigé et
rédigé pour une grande part, éd. Autrement, 1997) l'histoire de cette émotion, ce qu'elle
comporte pour nous d'historique, les textes anciens (l'Iliade, bien sûr, mais aussi les réflexions
des moralistes de l'Antiquité) m'ont montré non pas des états de société où la colère aurait eu
une place fixe, assignée d'avance, mais des situations dans lesquelles les acteurs (les héros
épiques, les philosophes, et finalement tout un chacun) disposaient du pouvoir d'accepter ou
non ce qui cherchait à s'emparer d'eux, d'innover ou de s'y refuser. En ce sens, les textes
anciens - cela est pour moi précieux - nous montrent qu'aucune société ne réside à proprement
parler dans "l'archaïque", dans l'immobilité de la tradition (ce serait contradictoire) - même si
aucune ne peut non plus prétendre avoir définitivement rompu avec lui.

Par un détour imprévu, non concerté, j'ai été amené à aborder à nouveau la question de
l'anthropologique dans une étude qui concernait ce qui semble le plus se détourner de la vie
sociale, de la communication, du partageable, à savoir l'intimité (mais ce paradoxe est celui
même qui régit l'essai de Durkheim sur le suicide). En répondant à la commande amicale et
adressée avec perspicacité d'un essai historique sur les débuts du journal intime (Les
baromètres de l'âme, 1990), j'avais certes à faire l'histoire d'un "genre", à mettre en évidence
de quels éléments préexistants il se nourrissait, venus de l'antiquité tardive (saint Augustin),
du christianisme de l'époque classique (Fénelon, Madame Guyon, les piétistes allemands), de
Rousseau et de Marivaux. Mais je butais surtout, en étudiant les grands maîtres du genre, sur
des inventeurs, sur des esprits qui, dans le secret de leur méditation, de leur ennui de vivre et
même de leur accablement, tout en écrivant face au vide, faisaient surgir une réalité qui allait
valoir pour d'autres au moment même (début du XIXème siècle) où ils semblaient ne se
préoccuper que d'eux-mêmes et tourner le dos à la vie sociale et historique. Je ne veux pas
seulement dire que ce nouveau genre, qu'ils inventaient sans se concerter, allait ensuite (vers
1880, quand on publia les journaux intimes rédigés au début du siècle) devenir une réalité
publique qui s'imposerait, avec des règles, des formats, des procédures; mais surtout que leur
mouvement même de retrait, avec la variabilité et l'inconstance qu'ils approfondissaient en
eux-mêmes, étaient, plus que des découvertes ou des redécouvertes, des "institutions": je
m'appuie pour dire cela sur le sort que V. Descombes a fait à l'une des expressions de mon
livre dans son propre essai Les institutions du sens (Minuit, 1996), où il entreprend de
redéfinir le sens du mot "institution" pour pouvoir faire place à des "institutions mentales"
(c'est son terme) qui ne sont pas moins réelles que les institutions organisées, pourvues
d'effectifs et de locaux. A vrai dire, ce terme d'"institution", je l'avais originellement emprunté
moi-même à Baudelaire qui en faisait un usage très libre, audacieux et suggestif, quand il
décrivait, dans une sorte de sociologie inspirée, aussi bien le dandysme que le duel comme
des "institutions": "Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel" ("Le
peintre de la vie moderne", dans les Curiosités esthétiques). Ce Baudelaire qui anticipe sur
Durkheim et qui le dépasse même, mon travail sur le journal intime m'a amené à reconnaître
la force de son regard. Je ne veux pas retracer ici le parcours historique que j'ai décrit dans
Les baromètres de l'âme, parcours qui a trouvé son aboutissement lors de la publication des
journaux intimes de Baudelaire dans une édition que Nietzsche a pu lire et dont il s'est réjoui;
je ne peux que m'apercevoir en y pensant combien sur certains points mes recherches se sont
prolongées les unes les autres, mutuellement renforcées: qu'elles portent sur le journal intime,

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sur l'ennui, sur la neurasthénie (voir l'étude sur "La neurasthénie de l'écrivain, de Byron à
Styron", parue dans le recueil dirigé par A. Ehrenberg et Anne Lovell, La maladie mentale en
mutation, Psychiatrie et société, éd. O. Jacob, 2001). Si je préfère nommer ces études
"anthropologiques" plutôt que simplement "historiques", c'est pour la raison suivante: sans
doute me suis-je intéressé à reconstituer des contextes historiquement situés, différents de
ceux dans lesquels je vis et réfléchis, et sans avoir la patience ni les instruments de l'historien
(même ceux de l'historien de la littérature), j'ai pris plaisir à voir apparaître ces paysages
différents, curieux, inédits, sortant de la recherche comme une image sort de la cuvette du
photographe dans sa chambre de développement. Mais mon motif était autre. Sans du tout
croire que l'histoire des formes sociales débouche de façon nécessaire sur notre présent, c'est
bien de celui-ci que je suis à chaque fois parti: de l'ennui tel que je l'avais enduré et tel qu'il
avait stimulé et nourri ma réflexion, de la douleur et de la charge de l'individualité telle qu'elle
a pesé sur moi et telle qu'elle me semble peser sur mes contemporains et semblables, de
l'intimité démocratique, précieuse à chacun de nous et cependant étalée, divulguée, impossible
à contenir dans une conscience scellée. En scrutant des œuvres, des textes, des mouvements
de pensée, il m'a semblé entrer en contact moins avec des singularités historiques (datées)
qu'avec des moments où à la fois s'inventait et se révélait une dimension constitutive de ma
situation présente elle-même, en tant que cette situation ouvre sur la possibilité d'une
connaissance.
J'avoue être démuni devant la tâche qui consisterait à expliquer ce parti pris d'une
façon satisfaisante et complète, dans la mesure où mon goût me porte plus vers des
explorations assez ponctuelles (quoique secrètement ambitieuses) que vers des constructions
théoriques vastes. Mais je vais essayer au moins de situer mon travail sur ce point par rapport
à des présentations explicites qui m'ont passionné, sans que je puisse tout à fait m'y
reconnaître. La première serait la perspective de Max Weber (à qui j'ai fait allusion dans le
premier volet de cet exposé). Les civilisations diverses représenteraient selon le sociologue
allemand, dans leurs moments, dans le mouvement de leur singularité, des sortes de tentatives
uniques d'orientation de l'existence sociale et humaine, des tentatives qui ne
communiqueraient pas nécessairement entre elles, dont la succession ne correspondrait pas à
un progrès d'ordre moral, même si on peut parfois y détecter un mouvement vers le
"moderne", vers la désillusion à l'égard des idoles, la déprise des hommes vis-à-vis des liens
qui entravent leur activité. Cependant cette modernisation ne serait pas possible sans l'emprise
d'autres croyances, plus ou moins affichées, et que l'œil du sociologue saurait détecter et
décrire en les ramenant à leurs origines: je pense évidemment à sa fameuse thèse sur les
origines calvinistes du développement capitaliste, thèse que j'ai eu l'occasion de méditer dans
le détail lors du travail de révision et donc de lecture très attentive de la traduction par Vincent
Giroud de l'ouvrage du philosophe américain Michael Walzer, La révolution des saints, dont
j'ai eu à m'occuper pour le compte de la collection "Littérature et Politique" que Claude Lefort
dirige chez Belin. Dans cet ouvrage, Walzer applique la thèse wébérienne à l'émergence, dans
l'Angleterre du XVIIème siècle, d'un nouveau type d'homme, le "saint" puritain, anticipation
du type militant tel qu'il s'est affirmé au XXème siècle. Mais j'ai rencontré l'influence
wébérienne (et en ai subi les contrecoups) aussi entre autres dans l'œuvre de Paul Veyne. A la
fois dans sa conception générale d'une histoire d'inspiration sociologique (Comment écrire
l'histoire), qui se donne pour but de ressaisir, à partir d'un questionnaire portant sur les façons
de vivre, les perspectives singulières et l'horizon des hommes de tel monde culturel, un type
de civilisation quasi refermé sur lui-même (car Veyne a sa façon de radicaliser l'héritage
wébérien), mais aussi et surtout dans ses analyses portant sur divers aspects du monde antique
(monde auquel Weber lui-même avait été très attentif). Veyne a ainsi consacré un livre
intéressant mais selon moi excessif à L'élégie érotique romaine (Seuil, 1983), attaché à
récuser l'idée que le "moi" qui est au premier plan des élégies de Properce, de Tibulle ou

20
d'Ovide, n'a rien à voir - n'obéit pas aux mêmes conventions - que celui qui s'affiche dans les
poèmes apparemment comparables de Hugo ou de Baudelaire, et à montrer "tout ce que la
pragmatique littéraire doit à l'histoire; elle n'est pas tissée d'invariants, mais elle cristallise
des états de civilisation, de religion, de mentalité" (p. 193). Avec une éloquence parfois
brutale et une grande virtuosité dans le choix des exemples, Veyne défend et illustre l'idée
qu'"il n'y a pas d'essence de l'art, mais une infinité de styles; toutes les esthétiques se valent,
s'excluent et se méjugent entre elles" (p. 201: où l'on retrouve la conception wébérienne des
styles de vie). Je ne crois pas moi non plus à une "essence" invariante de l'art, et je suis sur ce
plan redevable à ma lecture de l'ouvrage de Veyne; mais je crois que Veyne est trop attaché à
reconstituer des différences pour vouloir se souvenir de ce que sa propre intelligence et sa
propre sensibilité doivent aux textes qui lui parviennent, le touchent et informent sa vision.
Lors de la parution du livre de Veyne, le poète Jude Stéfan avait vivement réagi dans un
compte-rendu critique, reprochant à Veyne de méconnaître l'engagement personnel des poètes
élégiaques latins, et de vouloir à tout prix enfermer leur art dans les cadres stricts de
conventions que l'historien s'arrogeait le droit de reconstituer et finalement d'édicter du haut
de sa science. Je suis enclin à tenir compte de l'avis du poète contemporain en la matière, non
seulement parce qu'il connaît bien les poètes latins, qu'il les a lus, médités, traduits, et qu'il
s'en est inspiré, ce qui lui donne à lui aussi une forme de compétence (celle de Paul Veyne en
matière de poésie n'est pas nulle - voir ses essais sur son ami René Char - mais elle est
discutable - voir le dogmatisme de ces mêmes essais), mais parce qu'il évite le préjugé
anthropologique de Veyne qui se durcit pour affirmer que les divers mondes ou les divers
styles ne communiquent pas et ne doivent pas communiquer. Je crois voir plutôt comment les
auteurs qui m'intéressent repoussent les limites du dicible, quand ils s'y heurtent, et ouvrent la
voie à des façons de dire et de sentir jusqu'alors muettes. Veyne oppose le "moi"
conventionnel des élégiaques latins au moi "romantique" d'un Aragon, par exemple. Il me
semble qu'à beaucoup d'égards c'est le moi lyrique d'Aragon qui est conventionnel, construit
(à partir de la lecture d'Apollinaire, et plus généralement de toute une culture) et surveillé. Cet
exemple me permet de voir que si le point du vue "anthropologique" est essentiel pour moi,
qui ne suis pas historien, il doit se laisser informer et orienter par l'effet que les divers textes
peuvent exercer sur le lecteur que je suis; c'est aussi à partir de cet effet que ces textes, qui ne
sont pas inertes, vivent encore, se proposent au jugement, et guident la réflexion. De plus, la
sociologisation de l'histoire qu'opère Veyne l'amène volontiers à homogénéiser les textes qu'il
considère: il multiplie certes les rapprochements anachroniques éclairants (et amusants) mais
a tendance à négliger les différences entre des poètes contemporains les uns des autres, voire
entre les différents poèmes d'un même auteur.
Parlant (dans sa préface à la traduction française de Genèse de l'antiquité tardive de
Peter Brown, Gallimard, 1983) du sens qu'on peut attribuer à des changements de modes de
penser et de sentir aussi considérables que le passage d'un type de religiosité à un autre,
Veyne reprend et radicalise le terme de "style" employé par P. Brown, et il défend à nouveau
l'idée que les différents styles sont également arbitraires et spontanés, et qu'il n'y a rien à
chercher derrière leur succession, comparant l'humanité à un dormeur qui change de position,
qui "se décide à prendre une posture et, tant qu'il la conserve, n'en connaît pas d'autre: la
moindre sollicitation ne l'incitera pas moins à changer de style de position, ou même la
monotonie d'une posture trop longtemps conservée." (p. XXI) La comparaison est ingénieuse
et forte; elle apparente les recherches de Veyne à celles menées par Foucault dans les mêmes
années sur les modifications des postures éthiques dans le monde antique (Veyne fait lui-
même le rapprochement dans cette préface). Sans pouvoir comparer mes recherches à celles
de ces savants visionnaires, je dois marquer que mon "anthropologie", en s'attachant à
reconstituer la perspective d'inventeurs ou de novateurs, s'attache sans doute plus que la leur à
déceler la façon dont le présent - avec son déracinement propre, son indétermination

21
désorientante - se laisse pressentir dans telle ou telle œuvre née dans un monde apparemment
bien plus précisément balisé que le nôtre. Je pense à la façon dont j'ai proposé de considérer
Mme Guyon moins comme une mystique que comme le précurseur et l'organisatrice de types
de vie intérieure destinés à se répandre très largement dès le dix-huitième (dans les milieux
piétistes) et conçus d'ailleurs délibérément par elle pour pouvoir connaître une telle diffusion
(c'est la lecture que je propose du Moyen court et très-facile pour l'oraison que tous peuvent
pratiquer très-aisément, & arriver par-là en peu à une haute perfection, de 1685: je cite
délibérément le titre en entier, avec son éloquente promesse de diffusion et de vulgarisation de
l'expérience la plus haute; cf. mes études "Vers une sténographie de l'intime. Entre Fénelon et
Constant: K. P. Moritz", Littérales n° 17, Nanterre, 1995; et "Madame Guyon et l'individu
moderne", dans le colloque consacré à Madame Guyon, éd. J. Millon, 1997, études qui vont
être intégrées à l'édition actualisée et augmentée des Baromètres de l'âme qui doit paraître en
2001).
J'aimerais aussi rattacher à une orientation au moins partiellement anthropologique
certaines des études que je mène depuis des années sur le sommeil. Je laisse même de côté la
question du rêve, du caractère historique de l'activité de rêver, sur laquelle j'avais par exemple
lu, en 1983, dans Le Débat n°25, un ensemble de textes assez décevants rassemblés par
George Steiner. Mais le sommeil "lui-même"? N'est-ce pas là une donnée physiologique
profonde, à laquelle les différentes cultures peuvent certes attribuer une place ou des cadres
différents, mais qui impose ses nécessités propres? Peut-être. J'ai cependant voulu (par
exemple dans La Force dormir, à propos de textes de Primo Levi) suggérer que l'époque des
totalitarismes avait entrepris de "toucher au sommeil" comme on ne l'avait jamais fait
méthodiquement auparavant: pas seulement en développant des formes de torture fondées sur
la privation de sommeil, mais en contraignant des masses de détenus à vivre dans des
conditions de précarité et de menace prolongées telles que la possibilité de dormir en a été
inquiétée et comme minée: pour eux-mêmes, y compris après leur sortir des camps, et peut-
être aussi pour nombre de leurs contemporains, voire pour l'humanité en général, comme si
c'était l'écologie du sommeil qui avait été mise en cause. Parallèlement à une mainmise d'une
partie de l'humanité sur la nature au sein de laquelle il faut vivre, il y aurait une mainmise sur
le cadre naturel (somatique, physiologique, psychologique) du sommeil; et il me semble que
quand je mets l'accent sur la vigilance au sein du sommeil et du rêve, sur l'impossibilité de
mettre totalement la conscience en sommeil, je ne fais pas que donner expression à des
fantasmes ou à des idiosyncrasies de mon être, mais que je rencontre des données proprement
contemporaines, que je préfère ne pas subir dans pouvoir les examiner au moins de côté ou à
la dérobée, et en documentant mes descriptions.
Empruntant largement à des recherches d'historiens de la culture, à des sociologues et
à des anthropologues, je crois m'être cependant attaché à maintenir mon cap: repérer de quelle
façon s'est préparé, à tel ou tel moment, dans telle ou telle œuvre, dans tel mouvement de
pensée, l'émergence ou le surgissement de ce que je scrute avant tout, et dont je vais évoquer
à présent la figure incertaine, à savoir l'individu moderne.

4. L'expérience de l'individualité

J'ai conscience d'avoir, dans de nombreux écrits, touché à la question de l'individu, et


sous divers angles, de différentes façons; mais j'ai aussi souvent pensé avec regret que je
n'avais pas su rassembler ces tentatives, les ordonner, ni même les faire dialoguer
explicitement entre elles. Peut-être ai-je ici au moins l'occasion de faire le compte de ces
essais, voire le point.

22
La question de l'individu, sous les différents aspects qui m'ont intéressé et qui
m'intéressent, mériterait d'être envisagée en une sorte de "traité" qui rendrait justice, sinon à
tout ce que le terme met en jeu, mais au moins à la pluralité des abords, des situations, des
cas, des sources. Je ne me suis évidemment jamais senti apte à envisager de rédiger un traité,
non seulement parce que je n'ai pas de formation philosophique (cet argument ne veut
finalement pas dire grand'chose), ni même parce que, comme je l'ai dit, je préfère l'approche
"hérodotéenne", narrative, qui mêle spéculation, narration, et descriptions, mais parce que la
question elle-même, ou le thème, m'entraînent dans une autre direction, me requièrent d'une
autre façon, comme s'il y avait une congruence secrète entre ce qui m'intéresse dans la
question de l'individu, et l'art d'écrire et de penser auquel je me suis formé. Il peut, il pourra
exister un "traité de l'individu", comme il en a existé au Moyen-Age (car pourquoi serions-
nous sortis de l'ère des traités?), mais je n'en serai pas l'auteur.
J'ai sans doute consacré un recueil d'essais à "l'individualisme en littérature", Un à un
(Seuil, 1993), mais outre que ce n'est qu'un recueil, disparate à certains égards, il me paraît
envisager l'individu moins frontalement que le livre bien moins démonstratif qu'est
Autobiographie de mon père (Belin, 1987), dans lequel apparaît un individu qui parle, qui se
parle, qui parle dans le vide, et dont la situation même de parole et de pensée, dont le
surgissement correspondent mieux à la perspective qui m'importe. Mais en quoi au juste?

Quelque chose surgit du vide, dans l'étonnement d'être là, et d'être soi. Au lieu qu'une
personnalité se soit formée, ait progressivement pris conscience de ses limites et de ses
possessions, comme on peut l'imaginer de Goethe se racontant à loisir dans Poésie et Vérité,
ou derrière lui des grands individus de la Renaissance italienne tels que Jakob Burckhardt les
a évoqués dans sa Civilisation de la Renaissance en Italie8 , tels Benvenuto Cellini ou les
grands condottieri, ici c'est le surgissement qui est premier, et qui ne laissera plus oublier son
arbitraire, son caractère à la fois contraignant et injustifiable. Je pourrais illustrer ces traits par
un texte très frappant dû à Karl Philipp Moritz, qui fut justement un ami de Goethe, mais
conscient de n'être qu'un écrivain mineur à côté du maître, et qui dans son roman
autobiographique Anton Reiser (1785) fait état en termes précis et comme naïfs de
l'expérience de l'individualité, éprouvée par le héros à la fois en lui-même et en-dehors de lui-
même: "...Une série d'appartements illuminés, dans une maison étrangère inconnue de lui, où
il imaginait de nombreuses familles dont il savait aussi peu la vie et les destinées qu'elles
connaissaient les siennes, a toujours par la suite éveillé en lui des sentiments bizarres - le
caractère limité de l'individu lui était sensible.
Il ressentait cette vérité: de tous ces millions d'êtres qui sont et qui ont été on n'est
jamais qu'un seul.
Son désir était souvent de s'imaginer en totalité dans l'être et dans l'esprit d'un autre -
quand d'aventure dans la rue, il passait tout près d'un autre homme qui lui était complètement
étranger - la pensée de l'étrangeté de cet homme, de la totale ignorance que l'un avait du nom
et du destin de l'autre devenait si vive que, dans la mesure où la bienséance le permettait, il
s'en approchait du plus près qu'il pouvait pour accéder un instant à son atmosphère et voir
s'il ne pourrait pas traverser la paroi qui séparait des siens les souvenirs et les pensées de cet
étranger."9
L'individualité du personnage est indubitable, elle colore son regard, lui donne une
curiosité particulière, insistante, inquiète; cependant elle est faite de la conscience inoubliable

8
parue en 1860. Je suis parti de ses analyses dans mon article "Quelqu'un", paru en tête du n°1 de la revue Passé
Présent, dirigée par C. Lefort, et consacré justement à "L'individu" (éd. Ramsay, 1982).
9
Tr. par H.-. Baatsch dans La légende dispersée, anthologie du romantisme allemand, éd. par J.-C. Bailly, C.
Bourgois, rééd. 2001, p. 47. J'ai cité d'autres extraits de ce texte dans mon article "Vers une sténographie de
l'intime. Entre Fénelon et Constant: K.P. Moritz", mentionné dans le 3ème chapitre de ce dossier d'habilitation.

23
des "millions d'êtres" qui l'entourent et le submergent presque: cette individualité émergente
est aussi en passe d'être submergée. Parallèlement, le "héros" Anton éprouve à la fois son
enfermement en lui-même, et la tentation forte et récurrente de passer dans une individualité
prochaine, comme s'il n'éprouvait l'individualité que par son pouvoir d'imaginer celle d'autrui,
ou mieux: de mesurer au plus juste son incapacité, malgré le désir, de coïncider avec celle
d'autrui lorsqu'elle se propose, lorsqu'elle clignote comme au bout de notre conscience, à son
bord, flaque d'identique dans laquelle il suffirait de sauter prestement.
Cette expérience - dans laquelle je reconnais la mienne propre, celle qui ne cesse de
m'animer, que je ne cesse de ranimer pour m'y ressourcer - pourrait encore être décrite en
d'autres termes: les traits de singularité qui caractérisent tel individu en le distinguant de ses
proches, de ses modèles, de ses semblables, se manifestent comme peu saillants,
évanouissants, tant et si bien qu'ils engendrent quasi naturellement le désir de les exagérer,
comme dans le dandysme, de faire apparaître aux yeux des autres une personnalité
artificiellement excentrique ou négative (un trait psychologique qui dénote nécessairement
une sorte de "conscience malheureuse", comme on disait dans les années 50). Ce style
d'individualité, dans tout groupe ou toute société, coexiste avec d'autres types; mais il me
semble avoir sur eux une supériorité qui le rend plus "moderne", c'est-à-dire plus révélateur:
c'est qu'il est comme marqué par son surgissement, et qu'il est donc voué à porter la
conscience de ce qu'est la fabrication ou la différenciation des individus dans un monde qui à
la fois en confronte des "millions", et qui donc les prive du moyen de se différencier
pleinement les uns des autres: ils sont trop nombreux pour ne pas se conformer à quelques
grands modèles, et trop proches les uns des autres pour échapper au sentiment écrasant de leur
ressemblance mutuelle.
Je pourrais rendre plus sensible l'incertitude d'être vraiment soi sur laquelle j'insiste, en
l'opposant à un terme-repoussoir, la certitude d'être soi, d'être stablement différent, en
empruntant à C. Mouchard la citation qu'il fait (dans son livre sur le dix-neuvième siècle, Un
grand désert d'hommes) d'une phrase de Claudel citée elle-même par Charles du Bos dans une
étude sur Mon cœur mis à nu, qui évoque "le silence de la créature retranchée dans son refus
intégral, la quiétude incestueuse de l'âme assise dans sa différence essentielle." L'adjectif
"incestueux", pour qualifier un rapport trop complice de soi à soi, est magnifique.

J'ai souvent insisté (par exemple dans l'article "Quelqu'un", ou dans les essais de Un à
un) sur ce que j'ai nommé le devoir d'être soi, sur l'obligation qui incombe à chacun, dans nos
sociétés, de se différencier, d'accéder pleinement à l'existence individuelle, en affirmant une
vocation, des opinions, la maîtrise de soi, voire l'aptitude à gérer sa personnalité et sa vie
comme si l'on était, en étant soi, le dirigeant d'une sorte d'entreprise dont on est le comptable,
et dont on est comptable devant la société. Aussi comprends-je parfaitement le sens que le
sociologue Alain Ehrenberg (avec qui j'ai eu plusieurs fois l'occasion de collaborer et de
converser) nomme dans son essai de 1998 La fatigue d'être soi (sous-titre Dépression et
société, éd. O. Jacob). S'il y a fatigue et éventuellement dépression, c'est précisément parce
que la tâche est écrasante pour la plupart, qu'elle se présente pour eux - pour tous - autant
comme un devoir, imposé de l'extérieur, que comme une aspiration naturelle. Le droit d'avoir
une opinion sur les affaires publiques et de l'exprimer se renverse souvent en la conscience
épuisante d'un devoir (devoir lire le journal, regarder la télé, devoir s'intéresser). Ce devoir est
sans doute lié à l'égalité au sens de Tocqueville, qui étend à tous ce qui dans les sociétés
hiérarchisées était réservé à certains, mais il vient aussi mener à terme, accentuer une érosion
des différences inter-humaines elles-mêmes. L'individu, lorsqu'il se constitue, sent autour de
lui ses mouvements internes répétés, mimés, anticipés. Ce qu'il a de plus vrai en lui-même, de
plus spécifique, ne se constitue pas en un tout stable, mais se disperse, se démultiplie: d'où la

24
grande valeur de connaissance que revêtent pour moi, comme pour nombre d'autres lecteurs,
tant de textes de Michaux, qui savent rendre compte de ces paysages accidentés et mobiles.
Reste que, une fois cela dit, je ne peux méconnaître ce que mes analyses et
descriptions ont symétriquement cherché à affirmer de tranchant dans l'individualité. Il y a là
un paradoxe sur lequel j'aimerais savoir m'expliquer. Je crois que pour une part il tient au
contexte culturel dans lequel j'ai fait paraître mes essais, celui d'un milieu intellectuel français
qui, à partir des années 60, a vu s'affirmer la thèse séduisante mais proprement perverse des
processus "sans sujet", que ce soit dans les versions d'inspiration marxiste, linguistique, lévi-
straussienne ou psychanalytique (j'en oublie certainement). A vrai dire, le plus choquant
n'était sans doute pas pour moi dans le contenu de telle ou telle thèse plus ou moins
habilement défendue, mais dans l'alliance de ces thèses en ensembles pâteux faits pour
paralyser la pensée en donnant aux apprentis théoriciens l'illusion qu'un vaste espace s'ouvrait
devant leur ingéniosité, pourvu qu'ils sachent agencer des termes et faire alliance avec ce
nouvel esprit du temps (sous couvert de cette négation du rôle de l'individualité dans l'activité
de pensée, on faisait s'épanouir nombre d'individualités médiocres et satisfaites à bon
compte). Or une des thèses majeures, jamais explicitement développée mais sans cesse
impliquée, de cet esprit tenait à l'idée d'une pensée collective, qu'il s'agisse de celle des
sociétés, des classes dominantes, de telle ou telle collectivité, ou surtout de la supposée
communauté des esprits d'avant-garde concentrés au Quartier Latin. C'est par réaction contre
cette thèse que je me suis attaché à durcir une position simple, affirmant qu'en matière de
pensée l'individu est décisif. J'emprunterai cette formulation à Simone Weil: "Dans tous les
domaines, il est vrai, les forces collectives dépassent infiniment les forces individuelles; ainsi
l'on ne peut pas plus facilement concevoir un individu disposant même d'une portion de vie
collective qu'une ligne s'allongeant par l'addition d'un point. C'est là du moins l'apparence;
mais en réalité il y a une exception et une seule, à savoir le domaine de la pensée. En ce qui
concerne la pensée, le rapport est retourné; là l'individu dépasse la collectivité autant que
quelque chose dépasse rien, car la pensée ne se forme que dans un esprit se trouvant seul en
face de lui-même; les collectivités ne pensent point." et sous une forme encore plus frappante:
"Une combinaison ne s'opère que si elle est pensée. Or un rapport ne se forme jamais qu'à
l'intérieur d'un esprit. Le nombre deux pensé par un homme ne peut s'ajouter au nombre deux
pensé par un autre homme pour former le nombre quatre." ("Réflexions sur les causes de la
liberté et de l'oppression sociale" [1934], in Oppression et liberté, Gallimard, 1955, p. 129-
130 et p. 111).
Simone Weil est loin de dénier la puissance du social; elle réaffirme avec sa netteté
ordinaire que l'exercice de la pensée ne peut se concevoir que dans et par un individu, et parce
que cet individu est séparé. Son but dans cet essai est de considérer une des sources de
l'oppression, qui tient selon elle à l'incapacité de penser à laquelle les formes modernes du
travail contraignent le prolétariat, et à laquelle elle souhaite qu'on mette fin (je me souvenu de
ces passages quand j'ai commenté des passages du roman d'André Platonov, Tchevengour, qui
fut terminé en 1929 - mais dont la publication intégrale en Russie dut attendre 1988 - et qui
montre le tourment de personnages de la Russie révolutionnaires, avides de penser et
incapables de penser). Ma prise de position en faveur de l'individualisme avait d'autres
motivations, ou d'autres repoussoirs: c'est en particulier le sentiment, chaque fois que je
rencontrais - comme le personnage de K. P. Moritz - la réalité de l'individualité, que cette
réalité était autre que ce qu'une théorie pouvait en dire. Qu'elle était plus instable, et qu'on ne
pouvait y toucher par les mots qu'en rendant justice aux conditions mêmes de son
surgissement, de son évanouissement inopiné, de ses absences à elle-même, de sa tendance à
se projeter en-dehors d'elle-même. Une chose est la circonscription d'un espace individuel,
avec sa mémoire, les signes physiques, mentaux ou sociaux de sa permanence; autre chose est
l'expérience même d'être quelqu'un. Tantôt, comme je l'ai dit, il s'agit de porter le poids

25
quelquefois si lourd de ce que la vie exige de vous - être soi là où cela coûte, quand on
préférerait se conformer, se fondre, se laisser porter au lieu d'avoir à porter soi-même ce qui
vous incombe; c'est non seulement dans la souffrance physique, dans le malaise d'être que l'on
éprouve cette nécessité de s'accompagner, de se représenter, d'être pour soi l'appui qu'on n'a
plus la force d'être: Simone Weil encore (dans La condition ouvrière) a magnifiquement décrit
la nécessité, pour l'ouvrier soumis au travail machinal, de veiller sur sa propre soumission à la
machine, de ne pouvoir précisément s'abandonner à ce qui est machinal. Pour vivre
l'impossibilité même de penser, il faut encore être soi: "Comme ce n'est pas naturel à un
homme de devenir une chose, et comme il n'y a pas de contrainte tangible, pas de fouet, pas
de chaînes, il faut se plier soi-même à cette passivité." A d'autres moments, on éprouve que
les possessions dont une individualité est composée lui échappent, lui sont étrangères, se
dérobent. Ce que l'individualité a de vivant, dans ces moments-là, semble échapper à toute
assignation et devenir une pure tension, que l'on ne peut dire anonyme puisqu'elle veut se tenir
en une place, en surgir, mais qui au moins pour un temps tire sa force de son aptitude à sauter
par-dessus elle-même. Certains écrivains dont l'œuvre m'attire parce qu'elle me semble
manifester le plus fortement l'élan et même l'effort de l'individualité (je pense au romancier
britannique d'origine caraïbe et indienne V.S. Naipaul, dont j'ai plusieurs fois commenté les
livres), me touchent précisément parce qu'ils ne savent se contenter d'exploiter une aptitude,
un savoir-faire (quel que soit le professionalisme d'écrivain revendiqué et même affiché par
Naipaul), mais qu'il leur faut les mettre à l'épreuve, chercher ce qui les constitue et qui n'est
pas en leur possession (Finding the Centre, tel est le titre d'un recueil de ses textes
autobiographiques, traduit en français de façon moins discrète par Sacrifices), voire se
reconduire jusqu'au point où leur personnalité se déconstitue et fait défaut, pour tenter
d'apercevoir et de rendre sensible cette force d'être soi qui n'est pas donnée, mais qu'il faut
pouvoir se donner à soi-même (je pense au roman autobiographique de Naipaul L'énigme de
l'arrivée, ou au récit dans lequel l'écrivain américain William Styron évoque une grave crise
de dépression qu'il a subie, Face aux ténèbres [Darkness Visible], comme si c'était là qu'il
pouvait faire briller la lucidité qu'il met en œuvre, et qui n'est pas en sa possession10. Mais je
percevais déjà ce paradoxe à l'œuvre dans la pensée de Baudelaire, au cœur de sa
préoccupation avec l'individualité, telle qu'elle apparaît dans son analyse du dandysme,
autrement dit dans la distance qu'il prend à l'égard du dandysme. L'individualité de mon père,
je dois d'ailleurs noter que je l'ai reconstituée ou imaginée dans une relation au dandysme, si
le dandysme n'est autre que l'exagération de l'aspiration à se démarquer, à être soi, à se rendre
notable, et j'ai marqué cette parenté au dandysme dans un article sur Charlie Chaplin
("Chaplin, un dandy des années vingt", paru dans Trafic n°20, 1996) qui est à certains égards
un article sur mon père, un complément à l'Autobiographie: "Avec ses lunettes cerclées de fer,
sa fine moustache, son sourire contenu (d'autant plus émouvant qu'il était rare, et donc
expressif), il ne cherchait évidemment pas à ressembler à ce clown qui faisait du cinéma. Il se
voulait un élégant, il voulait donner l'impression d'en être un, donner le change. Il ne voulait
pas être un dandy mais se prouver - en le prouvant à des femmes charmantes - qu'il avait
droit à cette apparence, à cette prétention, et qu'il était capable de la réaliser...C'est tout
aussi bien Charlot, le personnage, et Charles Chaplin, l'acteur, et Chaplin, le cinéaste, qui
ressemblent étrangement à mon père..." Par ce rapprochement entre un homme réel et une
image, j'ai cherché à mieux comprendre la conscience que l'individu moderne peut prendre de
son caractère factice (ce qui ne veut pas dire mensonger ou illusoire), de la malléabilité et de
la plasticité de ce qu'il est. "De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là."
(Mon cœur mis à nu). Le mot de "vaporisation", que Baudelaire a l'audace de transporter du

10
J'ai rapproché ces deux écrivains dans une étude, "La neurasthénie de l'écrivain, de Byron à Styron", parue
justement dans un volume dirigé par A. Ehrenberg (et par A. Lovell), La Maladie mentale en mutation, éd. O.
Jacob, 2001.

26
domaine du parfum à celui de l'individualité, dans une alliance magique avec le mot de
"centralisation", nomme inoubliablement ce paradoxe.

Mais ce n'est qu'une façon de le nommer. Baudelaire désigne par là l'alternance entre
concentration et dispersion de soi, tentation de se perdre dans les choses créées ou dans les
choses perçues, voire aimées. J'ai souvent, d'une façon plus criarde, plus discordante, été
sollicité de décrire les moments où l'individualité ne surgit que parce qu'elle se sent menacée
d'être engloutie: elle ne se dissoudrait pas dans sa propre efflorescence; elle aurait à subir une
absorption par un milieu qui lui est consubstantiel, et qui lui fait sentir qu'elle n'est rien sans
lui. Je pense à un texte dont la violence m'a parfois été reprochée, que j'ai publié sous le titre
"Immergé-submergé" dans le numéro de la revue Autrement consacré à la "Violence des
familles" (coll. "Mutations" n° 168, 1997). J'y évoquais le menace que les proches, les
membres de la famille restreinte (d'autant plus contraignante qu'elle est plus petite et plus
fragile) font éprouver à l'individu qui s'y sent glisser, et en particulier à l'adolescent. "Ils vous
connaissent depuis l'époque où vous étiez leur chose, cette époque dont vous ne vous souvenez
pas et dont ils rient ensemble en vous regardant, dans ces moments où ils veulent vous
maintenir dans l'enfance telle qu'ils la conçoivent, vous "cuculiser" comme dit le héros du
Ferdydurke de W. Gombrowicz." Dans la promiscuité familiale, ce n'est pas seulement qu'il
faille subir la tyrannie paternelle (car le père y est souvent humilié lui-même et incertain);
c'est surtout, notais-je, que l'on est attaché à son identité par le regard des autres par des
chaînes rigides, que l'on doit subir son individualité comme une peine et non comme une
chance. "En famille...les corps, les éléments et les personnes sont affectés d'une pesanteur que
chacun d'eux contribue aussi à accroître. Jon que l'on soit plus ce que l'on est: on l'est plus
durablement, plus incurablement. Ce que l'on a dit, ce que l'on a fait, ce qui vous a été fait et
dit reste, aussi impossible à effacer que la trace qui fut laissée sur le bois de la table par un
couteau négligent, il y a deux ans, aussi impossible à jeter que le cadeau inutile qui vous a été
imposé." Et j'imaginais la scène de violence par laquelle l'adolescent cherche à se séparer de
ce milieu protecteur auquel il tient aussi, non pas pour être plus soi, mais pour reprendre
contact avec la part d'anonymat, d'opacité, d'inconnaissabilité, qu'être soi requiert. "L'essentiel
de soi ne veut-il pas revenir, se soumettre, s'asseoir aux pieds du fauteuil pour encore écouter
la radio, se laisser enduire de l'odeur familière? Si mais il y a aussi en soi quelque chose de
plus soi que soi, une petite puissance sauvage assoiffée d'anonymat, d'obscurité, qu'il ne
fallait pas pousser à bout." J'attache une certaine importance au caractère temporel de cette
révélation, qui est incidente, déclenchée par des circonstances, et qu'on enserrerait
malaisément dans la définition d'une essence continue ou liée continûment à elle-même. La
force de résistance de l'individualité, lorsqu'elle se manifeste presque imprévisiblement,
ranime une substance dormante, lui donne vie, lui donne occasion en tout cas de faire valoir
sa vitalité.

5. D'une poétique soumise au temps

De la poétique dont je voudrais parler à présent, je crois avoir essayé de décrire les
effets et de repérer les principes dans certaines œuvres littéraires dont je me sentais proche,
que j'avais donc envie d'étudier, et je crois aussi l'avoir mise en œuvre (mais ce n'est pas à moi
de le dire) dans certains de mes propres ouvrages. Je ne prétends donc pas ici alléguer
directement ces derniers, sinon dans la mesure où ils peuvent m'aider à systématiser les traits
d'une poétique que je ne crois être ni la seule, ni la meilleure, ni même la plus "moderne",
mais qui représente une possibilité qui ne peut être négligée. C'est en particulier dans L'Œuvre
des jours, qui répondait à la proposition qui m'avait été faite de donner à la villa Gillet, à

27
Lyon, des "leçons de poétique", puis de les publier en volume (non sans les avoir longuement
et profondément remaniées), que j'ai essayé comme malgré moi d'envisager assez directement
ce qu'étaient mes préférences et mes répugnances dans le domaine de la mise en forme
littéraire. Mais je ne veux pas répéter ce livre. Je ne le pourrais pas: il est daté d'un moment de
ma vie.
En m'aidant de remarques formulées par ma traductrice, Magda Jeanrenaud, dans la
préface qu'elle a rédigée pour l'édition roumaine de L'Œuvre des jours11, il me semble que la
poétique que je vise maintiendrait et saurait rendre sensible le rapport que l'œuvre entretient
avec le temps, essentiellement le temps de sa conception, de sa rédaction, de son avènement.
Il s'agit là tout d'abord d'une sorte de préférence du goût, mais qui s'avère riche de
conséquences touchant à la représentation que l'on peut se faire de l'existence des œuvres
artistiques, et de l'évolution historique de cette représentation. En préférant Stendhal à
Flaubert, par exemple (comme les Russes préfèrent Tolstoï à Dostoïevski, ou l'inverse), je ne
fais pas que préférer érotiquement - et donc injustement - un type d'intrigue à une autre,
certaines femmes vives, impétueuses, à peine dessinées à d'autres trop charnelles, aux habits
trop précisément évoqués, ou des héros à l'intelligence vive, traversée d'émotions et
d'impulsions, à des personnages d'avance accablés par l'inertie sociale. Ce n'est pas qu'une
préférence ou un penchant du goût; ou plutôt, en m'aidant de ce que ces deux écrivains eux-
mêmes, et leurs commentateurs après eux, qui ne manquèrent pas, ont élaboré autour des
romans, j'entrevois des attitudes et des partis-pris divergents concernant la façon dont les
phrases et le mouvement de l'écriture, l'ambition d'écrire aussi, se situent dans le monde et
dans le temps. Plus généralement, je ne veux pas tenir mes préférences et mes jugements sur
les œuvres à l'écart des travaux que je leur consacre, pas (seulement) par subjectivisme, mais
parce qu'il me semble que ces œuvres réclament le jugement, et que, tout en m'efforçant de
faire le travail de documentation et de reconstitution des contextes et des mondes où elles ont
pris naissance, je ne pourrais les envisager sans tenir compte de l'effet qu'elles sont capables
d'exercer à distance (à travers la différence des temps, des langues, des points de vue) sur le
lecteur que je suis. En d'autres termes, mon point de vue critique est dépendant pour une part
des objets auxquels ils s'applique, et je préfère ne pas prétendre l'ignorer, comme si je pouvais
envisager les œuvres uniquement à partir d'un regard neutre, scientifique - même si je crois
m'efforcer de me soumettre aux jugements des autres lecteurs, et de reconnaître leurs
arguments, qu'ils portent sur les faits (les realia), les modes de pensées, ou les intentions
originelles des auteurs, lorsqu'elles peuvent être connues ou devinées, et dans la mesure (qui
n'est pas mince) où leur connaissance éclaire la lecture des œuvres.
Je ne mentionne pas Stendhal au hasard: un trait essentiel de sa façon de faire me
semble résider dans la façon dont dans ses romans, la voix de l'auteur intervient pour
interrompre, commenter ou mettre momentanément à distance l'action du personnage qui est
au centre du récit, selon ce que Georges Blin (dans son livre Stendhal et les problèmes du
roman, auquel je me suis référé dans le premier chapitre de cet exposé) nommait avec
précision les "intrusions d'auteur", d'auteur et non de narrateur. Ces intrusions ont des valeurs
diverses; je les relève pour ma part comme des indices de la façon dont l'écrivain souhaite,
sinon immerger l'œuvre dans le temps de sa rédaction, au moins donner existence à ce temps,
ne pas le laisser s'effacer dans la réalisation et la perfection des phrases, des chapitres, du
livre. Le temps de la rédaction, ce n'est pas une simple succession de minutes et d'heures, de
semaines: c'est surtout l'accumulation des efforts, ou plutôt - car le mot d'"effort" convient
mal à Stendhal - de l'attention qu'il doit mettre en œuvre pour simultanément laisser galoper
son imagination et pour regarder ce qui prend naissance sous sa plume, en distinguant ces
deux plans. Car ce qui intéresse Stendhal n'a visiblement pas de rapport avec une volonté

11
Opera zilelor, Editura Paralela 45, Pitesti-Bucuresti-Brasov-Cluj, 2001.

28
démonstrative de "distanciation" (je reprends le terme emprunté à Brecht qui avait si
durablement impressionné Barthes, et une bonne part de la théorie littéraire élaborée dans les
années soixante). Il ne s'agit pas de défaire l'illusion représentative, de faire échapper le
lecteur aux charmes de la mimesis. Il s'agit pour Stendhal de faire exister sur le papier la
spontanéité humaine, comme de la faire exister dans la vie, et ceci suppose, selon une logique
que je ne sais pas reconstituer complètement, de ne pas rendre hermétique la clôture sans
laquelle il n'y a certes pas d'œuvre, et de donner de la substance au temps que cela prend, de
laisser venir l'œuvre, de lui donner ce qu'elle exige (souvenirs, façons de dire entendues ou
conçues, images, élan) sans pour autant tout lui donner. L'opposition entre Stendhal et
Flaubert (ce dernier servant de modèle à Joyce, à Kafka - mais aussi, de façon plus
dogmatique, aux idéologues structuralistes) revêt sous cet angle une valeur paradigmatique.
D'autant que Stendhal est aussi, comme j'ai voulu le montrer dans le chapitre des
Baromètres de l'âme qui lui est consacré, l'un des inventeurs des formes littéraires modernes
de l'intimité, même s'il n'est pas tout à fait un auteur de journal intime au sens strict (comme
l'ont été Maine de Biran ou Benjamin Constant), dans la mesure où il a dispersé ses notations
et ne s'y est jamais astreint de façon continue (ce sont les artifices mis en œuvre par les
éditeurs successifs qui ont fait apparaître des "journaux intimes" de Stendhal, édités sous ce
titre). Ce que Stendhal expérimente dans ses carnets, dans les notes qu'il prend dans des
marges, ne peut être complètement séparé de l'écriture et de la composition de ses romans,
même s'il ne s'agit aucunement de réduire l'envergure de son œuvre et la diversité de ses
tentatives. L'intimité telle qu'il en fait l'expérience et qu'il la découvre, en effet, suppose bien
sûr la protection contre le regard (elle se cache entre les couvertures d'un carnet et tente de se
protéger, quelquefois naïvement, contre les regards hostiles par des moyens cryptographiques
ou de solennelles mises en garde), et simultanément elle cherche l'espace dans lequel elle
puisse faire valoir sa richesse sans se divulguer ni déchoir. Avec Stendhal, ce qui s'élabore fait
valoir ses droits et entre en compétition avec ce qui est élaboré et fini, et demande même à
intervenir dans ce qui est élaboré, à y paraître (je me souviens de ma surprise d'adolescent, de
mon ravissement, à découvrir dans le Rouge et le Noir des notations sibyllines, cryptées, des
épigraphes déroutantes, indéchiffrables, désinvoltes - signes de l'existence d'un monde privé
qui refusait de s'effacer devant l'univers public). L'œuvre ne s'en trouve pas défaite, ni même
entamée - et cependant elle change de nature, puisqu'elle admet en elle-même - fût-ce
discrètement, mais sans qu'on puisse s'y méprendre - des marques du temps de son
élaboration, de son surgissement, des moments où elle aurait pu devenir autre, ou ne pas venir
du tout à l'existence.
Mon intérêt pour les journaux intimes et pour le domaine de l'intimité a trouvé là une
de ses significations. Je l'avais entrepris en réponse à une proposition de Michel Chaillou,
initiateur et directeur de cette série "Brèves" qui voulait faire raconter par des écrivains
l'histoire de la littérature française, et qui avait supposé, non sans perspicacité, que le sujet des
écrits intimes pourrait me convenir, et même, comme il avait d'abord audacieusement formulé
le thème du livre, sous l'angle de "la douleur de l'intime". Mais ce que j'ai découvert dans les
essais des inventeurs du genre, ce fut entre autres la volonté d'un certain nombre d'auteurs de
soumettre leur écriture à la contrainte de la succession des jours, pour mieux entrer en relation
avec la successivité et la discontinuité de leurs vies, et donner ainsi dignité à ce domaine
d'abandon privé qui est à la fois celui de la quotidienneté des jours sans œuvre, et celui de
l'œuvre sans forme déterminée, sans nom, sans statut d'œuvre.
La technique stendhalienne des "intrusions d'auteur" n'est qu'une possibilité parmi
d'autres pour défaire l'excessive clôture de l'œuvre sur elle-même et sa constitution comme
objet intemporel. Stendhal a-t-il d'ailleurs conçu clairement ce but, et s'est-il proposé
délibérément un moyen pour l'atteindre? J'en doute; il s'est souvenu des types de narration
libres et bavards illustrés par Fielding dans Tom Jones puis par Diderot dans Jacques le

29
Fataliste (Blin, p. 211-215), et il y a reconnu un penchant auquel il ne voulait pas renoncer en
lui-même, mais il a fait de cette technique un usage tout particulier, celui d'une distance prise
à l'égard de l'action qui se déroule et du comportement du personnage principal, mais d'une
distance qui se manifeste, vient se mettre en travers de la connivence du lecteur avec le
personnage et lui substitue une autre connivence, éphémère, avec l'attention qu'exerce
l'auteur. Blin interprète ces interventions dans le sens de l'égotisme stendhalien. J'y vois plutôt
- ou en outre - l'effet d'une autre conception de l'œuvre. Par elles le temps de l'écriture devient
vivant, il vient hanter la lecture en se marquant en elle, au lieu de s'épuiser dans l'élaboration.
Le temps, qu'est-ce que je désigne par ce terme (je ne cherche évidemment pas ici à définir ce
qu'est le temps, mais à délimiter précisément en quoi l'élément temporel joue un rôle dans ma
conception esthétique)? J'entends par "temps" ce à quoi le journal intime donne précisément
un rôle déterminant, en lui confiant la mise en forme des pensées et des pages, à savoir le
caractère imprévisible, incontrôlable et discontinu de l'existence de qui réfléchit et écrit. Le
temps est en ce sens ce qui certes permet la mise en œuvre d'un projet, mais aussi ce qui la
déjoue en proposant d'autres tâches, en modifiant l'intention initiale, en la rendant caduque, en
l'enrichissant ou en la décourageant. C'est l'espace où les intentions s'usent, celui aussi où
elles se renouvellent en recevant l'apport inattendu d'idées ou d'impulsions nouvelles. Il est ce
qui permet la maturation, la construction, et donc ce qui rend l'artiste capable de s'égaler à son
projet et d'en devenir l'exécutant en s'effaçant derrière lui et en se délivrant de lui-même; mais
il est aussi et surtout, dans la conception à laquelle mes travaux ont fini par m'ouvrir, une
puissance destructrice, qui donne ses chances à la multiplicité et défait la concentration au
profit de la dispersion et de la multiplicité. Dispersion de la pensée qui ne veut rien perdre de
ce qui s'offre à elle et en elle, multiplicité des sujets d'intérêt, des points de vue, des faits à
envisager.
Je pourrais à cette occasion alléguer - sans m'en vanter - l'exemple de ma propre
dispersion, de la dispersion de mes propres travaux, perceptible au premier coup d'œil que l'on
jetterait sur ma bibliographie. On y trouve des travaux qui relèvent de ma spécialisation
initiale en philosophie grecque (les Stoïciens, plus tard Platon) et de mon goût pour les
Tragiques grecs (en particulier Sophocle); des études sur Baudelaire et sur d'autres poètes
romantiques ou post-romantiques (Byron, Nerval, Coleridge, de Quincey, Lautréamont - dans
l'étude sur "La privation volontaire" -, Rimbaud) ; des études, toujours en cours, sur les
journaux et écrits intimes, de Maine de Biran à des auteurs bien plus récents, comme les
écrivains russes Vassili Rozanov (du début du XXème siècle) ou Mikhaïl Boulgakov
(productif pendant les années 20 et 30 de ce même siècle). Parmi les écrivains du XXème
siècle dont j'ai cherché à étudier l'œuvre plus en détail, il y a d'ailleurs bien des écrivains
russes, comme Mandelstam, Platonov, ou des écrivains est-européens comme Gombrowicz ou
Peter Nadas, sans parler de tous ceux qui ont témoigné par écrit des grandes tragédies du
siècle, et auxquelles j'ai consacré bien des pages, souvent dans des articles de journaux (le
journalisme surtout littéraire a pris beaucoup de mon temps, et m'a donné beaucoup
d'impulsions, de sujets de réflexion, d'occasions); mais il y a aussi des écrivains français
contemporains (Jaccottet, Jude Stéfan, Michel Deguy) ou des auteurs de langue anglaise,
comme Auden, Salman Rushdie ou V.S. Naipaul (dont les livres ne sont pas pour moi que des
sujets d'étude, mais guident aussi ma réflexion sur bien des points), ou de langue allemande
comme Arno Schmidt.Je devrais aussi tenter peut-être de regrouper mes travaux autour de
questions: celles du sommeil, du rêve et de la conscience impossible à endormir, auxquelles
j'ai consacré plusieurs livres; celles liées à la vie émotive (colère, ennui, amour) et à ses
rapports avec l'activité intellectuelle; les questions politiques issues de l'histoire européenne,
des génocides, de la déportation, du totalitarisme, et de la décolonisation; l'énigme de
l'individu (sur laquelle revient le chapitre 4 du présent travail) qui est sans doute pour moi
centrale; les questions enfin de la lecture, de la critique, de la relation avec les œuvres

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littéraires et les œuvres de penser, sur lesquelles je suis à présent en train d'essayer de
m'expliquer.

L'un des derniers auteurs sur lesquels j'aie travaillé, Joseph Joubert, m'a beaucoup
éclairé sur ce que peut viser une écriture ouverte au temps (et je suis revenu à plusieurs
reprises sur les questions que posent ses écrits, bien que je n'aie publié qu'un assez court
article12 sur lui, mais qui avait donné lieu avant publication à des essais successifs sous forme
de conférences maintes fois remaniées). Les textes de Joubert posent d'abord une question
philologique, qui n'a pas encore reçu de solution satisfaisante: comment éditer le contenu des
Carnets qu'a tenus Joubert entre 1786 et 1824, souvent au crayon? Faut-il publier les plus
intéressantes de ses pensées, comme l'avait fait Chateaubriand dont le but était de faire
connaître la qualité des pensées de son ami, ce à quoi il est efficacement parvenu? Faut-il
classer ces pensées par rubriques, par sujets? Faut-il les classer par années, pour donner une
idée de la progression de la pensée de Joubert, si une telle progression existe (c'est la solution
choisie par G. Poulet dans sa belle édition parue en 10-18)? Faut-il donner une édition
intégrale des Carnets, y compris les notations météorologiques et les indications de dates qui
y figurent? Le parti-pris moderne, fait à la fois du désir de connaître et de divulguer ce qui est
intime, et d'une relation scientifique et neutre à l'égard de tout ce qui est, pousserait dans cette
direction. Mais l'on s'aperçoit alors que même l'édition apparemment intégrale des Carnets,
celle d'A. Beaunier (Gallimard, 1938, rééditée telle quelle en 1994), relègue en note ou
supprime ce qui apparentait les carnets de Joubert à un journal daté pour les orienter indûment
vers le genre du recueil de pensées. Or, quand on regarde les manuscrits, on obtient une
impression très différente. Cet examen a été fait au moins en partie par un jeune chercheur,
Philippe Mangeot, qui est même le seul à donner au public, par des fac-similés, une idée de
l'apparence exacte des pages des carnets13. Ce qu'on découvre alors va au-delà du simple
établissement d'un texte authentique (mais le premier chapitre de mon travail d'habilitation
voulait déjà montrer que la philologie touche souvent au-delà de la philologie): il s'avère que
les notations de Joubert, qui ont un caractère inaugural, qui sont intensément privées, qui sont
écrites au crayon et sont donc éminemment fragiles, constituent cependant déjà l'espace d'un
livre dont Joubert s'institue le premier éditeur et le premier lecteur. Ce livre n'est pas confus, il
a une forme; chaque page y vise à la fois à rassembler des pensées et à les espacer (selon une
esthétique que Joubert a cherché souvent à exposer pour lui-même). Je cite Ph. Mangeot:
"Ces carnets pourtant privés, réservés, se rêvent de prime abord comme livre; ils en adoptent
l'apparence; ils sont reliés avant même que Joubert ne les entreprenne, et s'imposent
matériellement à leur auteur comme un livre virtuel." Les pensées y sont certes souvent
datées, comme je l'ai dit, mais l'ensemble échappe cependant au genre du journal, en ce que
Joubert ne cherche pas à croire ou à faire croire qu'il surprendrait là la réalité de sa pensée
dans la chronologie de son surgissement. Ce qui naît en lui, il lui faut trouver le moyen de le
regarder, de se regarder le noter, en se tenant comme au bord de sa propre pensée, sans jamais
imaginer coïncider avec elle. C'est pourquoi j'ai rapproché les Carnets de Joubert des
notations de l'écrivain russe Rozanov (dans ses Feuilles tombées de 1913 et 1915), chez qui
les indications temporelles (je me cite) "rendent sensible à la fois l'effort sincère pour exposer
la réalité du surgissement des pensées, et une mise en scène théâtrale de ce surgissement." Un
paradoxe inattendu s'impose là: derrière l'effort moderne d'authenticité, de coïncidence avec la
réalité intime, s'affirme la nécessité d'une prise de distance, d'une construction de l'intimité qui

12
"Pourquoi dater ses pensées? A propos des Carnets de Joseph Joubert", Esprit, févr. 2001.
13
Ph. Mangeot, ""20 janvier 1800. A qui parles-tu?" J. Joubert et l'écriture des carnets", Littérature n°80, déc.
1990. Je n'ai malheureusement pas tenu compte de cet article important dans l'étude citée à la note précédente,
mais j'ai réparé cet oubli dans l'addition sur Joubert que comportera la nouvelle édition de mes Baromètres de
l'âme, Poche/Biblio, 2001.

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permette de lui donner substance, de la rendre visible et lisible. Le temps permet certes la
maturation des pensées (selon une image que Joubert affectionne), mais il est aussi ce qui
sépare le penseur de ses propres pensées, de sa vie mentale elle-même. C'est une des surprises
les plus intéressantes de mon travail de chercheur que d'avoir aperçu, au cours de cette quête
de l'authenticité de l'intime à laquelle a donné lieu cette enquête sur les journaux intimes, la
butée que rencontre le désir d'authentique. Je me cite à nouveau: "L'écriture du journal intime,
qui veut coïncider avec la pensée et la vie mêmes, est amenée presque sans s'en apercevoir à
inventer les moyens de désigner cet authentique qui lui échappe. Pour situer le plus
précisément la pensée dans les fragments de temps qui lui sont propres, il lui faut accepter de
se retirer de ce temps-là, et se tenir sur son bord."

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