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ARISTOTE PENSEUR DE LA DIFFERENCE ENTRE
L’HOMME ET L’ANIMAL
Jean-Louis LABARRIERE*
Résumé
Tout le monde sais qu‘Aristote soutien que homme est te
seul animal doué de logos et nombrews sont ceus gui pensent
‘quil est pour ceteraison-méme le seul animal politique digne
de ce nom. Lauteur s‘insurge contre cette évidence car, du
fait que Thomme est certes le seul animal a dive doud de
logos, il ne s‘ensuit pas qu'il soit un animal politique, et
encore moins le seul @ éere un auithentique animal politique
Mais, accorder aux animaux auires que Uhonume ce qui leur
revient,nimpligue pas de faire d'Aristote le pore de la socio
Biologie.
Summary
Ariat inking eference Between man and anima
repay noes et Ane held ar man th alone
nina ch ts tcowed wth gos But oo any ace
think tha for his roan mani te oy oe pelea cna
Te author eres agers laser} Clee Wan
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tothe others animals tc de pot dos no vole tha re
Te was the fer ef he acolo
Mots clés
Arisiote, Animal, Homme, Politique, Sociobiologie.
Key Words
Aristotle, Animals, Man, Politics, Sociobiology
I n’est pas sO, pour dire le moins, qu'en qualifiant
homme d’étre ou d’animal rationnel, Thomas d Aquin ait
rendu a Aristote le meilleur des services qu'il powvait Iui
rendre. Si es, en effet, bien connu que “seul l'homme a le
logos” (Politiques, VII, 13, 1332 b 5), done qu'il est bien
un “animal rationne!”, il faut cependant remarquer que l'un
des arguments par lequel le Docteur Angélique établit ce
point est loin d'etre fidele a esprit du Stagirite, tant cet
argument est, de fait, bien plus proche des arguments stoi=
ciens, lesquels ont tant servi Descartes. Dans sa Somme
‘Théologique (2°-2", q. 47, at. 15), Thomas d’ Aquin insiste
sur l'automaticité des conduites animales afin de mieux
soutenir que les animaux sont des étres irrationnels, Inea-
ables d'apprendre et de modifier éventuellement leurs
cconduites, mais seulement capables de répéter, les animaux
seraient inintelligents et n'agiraient que par instinct. Pour
les stoiviens, les choses sont d’ailleurs bien mieux ainsi car,
ce faisant, nous voild plus proches des astres et des dieux
que de ces viles créatures qui ne peuvent au mieux que
‘magnifier la Création et Homme, pourvu du moins qu'on
ait pris bien soin de les destiner a ce dernier et de n’accor-
der T'intlligence et la raison qu’’a homme, ce que Des-
cartes radicalisera en les privant tout bonnement dame.
Mauvais service rendu a Aristot, ear si & partir de 18 on
fait remonter 1a paterité de notre moderne conception de
la différence entre "homme et l'animal & Aristote, on
risque fort de manquer ce que fut le réel apport & cette
question de celui qui jamais n’opposa T'intelligence & I'ins-
tinct et n’hésitait pas & doter 4’intelligence, phronesis ow
sunesis, bon nombre d’animaux, comme en témoigne
ailleurs la premigre page de la Métaphysique. it les ani
rmaux dovés de mémoire sont qualifiésd'intelligents (phro-
rnima). De plus, en procédant de Ia sorte, on risquerait bien
de ne plus voir en Descartes que celui qui, malgré son ire
contre I'Ecole, n’aurait jamais que radicalisé cette diffé-
rence en ne se bornant pius & priver les animaux de raison,
‘mais tout simplement d’éme puisqu'il n'y aurait d°ame que
rationnelle,
* Centre Louis Gernet, CNRS/EHESS, UMR 8567, 10, rue Monsiew-le-Prince, 75006 Paris, France,
(ye ignore pas, bin entend, que le resort de argumentation carésenne consist souteir qu'il et faux de penser que les bites ont
“moins de raison que nous”, andi q’elesn’en ont en ral pint du out. Mais si cette equ peut certess'adesser a une cetaine ta
dltion aistontcienne du fit qu bien que privé de logos, cenains animaux y ont néanmoins considérés comme ineligents, elle semble
‘adresser bien plus la tradition sceptigue tlle qu'elle est incarée, par exemple, par Montagne dans I Apwologe de Raymond Sebon, lle
‘mme tribute dela longue polfmique qui opposa les néoscadémicions aux sticiens ct dont on etouve la ace & traverses éeits de Pl
‘argue, Philon Alexandre, Sextus Empiricus et Porpyre. Je me permels de reavoyer sure point Labarite (1997)106
‘A tout prendre, Bergson avait peu-ere mieux peng
les choses en écrivamt: “L'erreur capital, celle gu, $e
transmettant depuis Aristo, avcié a plupart des piloso-
pies dela nature, est de voir dan fa vie vgdatve, dans
fa vie instinctive et dans ta vie raisonnable tos degrés
successifs d'une méme tendance qui se développe, alors
Give ce sont toi directions vergentes dune cctv qui
Feat sind en grandssant. La diflence ent elles next
pas une difference d'ntensit, ni plus généralement de
dept, mais de nature.” Si le jugement est rade et sans
oute injuste aussi bien vise-vis "Arse, pour qu le
topos nest ps issu dela sensation, que de Descartes, qu
sip Hl raicalemeot les hommes ds bts, jl ft nae
tins se demander si Bergson nareit pas mis edit sor
tn pint sensible de Ta pensée aritotelicienne. En effet
bien qu'il we voit vrai die pus question de vc istntve
chez Aristo, mais deve sensitiv, ce qui est out diferent
puis avi sensitive, qu dfinitpropement animal
Tenet nllement Tinteligence, i ext pour cette akon
mfme pas nécessirement faux de penser qu'il n'y a jamais
en ce qui concerme M'ntelligence qu'une difference de
dege cote Tome ct animal chez Arse. En nie
rant de Bergson, ne pourait-on dire que puisque pour Ars-
tole homme est e'abord animal par opposition au végétal
du fat ql est dou de sensation, dan expression
mal rationel e serait peo-te plus le terme “animal
Gui primerait que le terme “rationnel” ? N'en irait-il
GFaileus pas de méme pou la quali “animal potiqus”,
ave nombre <'inerrtes voudrent nserver 3 homme en
ta déivant de son exclusive possession du logos? Autre-
inet cit "rationne” et "poliique” ne serient que les dit
ferences propres & home gui le singulariseraent des
auires animaux et non pas des earactées qui marueraent
tne diffrence denature, la chose étnt encore pire en ce
Aqui eonceme la qualité poitique pulse Arisot nts
‘pas a qualifier certains autres animaux de politika. Fina-
lement, Descartes et les stoiciens n'avaientpeu-te pas si
mal vu les choses: en incluant "homme dans le résne ani-
mal eten rapportant les comportements des autres animaux
‘que "homme a des formes variges d'intelligenee, Aristote
ne menaceraiti pas srieusement la dfférence que certains
estiment essentielle entre "homme et animal? Voyez en
ce sens ees mots de Philon d’Alexandrie (Terian, 1988
197); Ceux qui étudient Phistoire des animaux font bien
[des affirmations relatives aux vertus et aux vices qu'ils
trouvent chez eux. Je songe ici ceux qui ont coutume de
parler abondamment sans principes et d'une fagon insup-
Portable. Il existe assez de preuves pour qui veut entre-
prendre de réfuter leurs prémisses. Les animaux ne font
rien ave préméditaion comme Meffet d'un choix délibér.
Bien que certains de leurs actes ressemblent & ceux de
Phomme, isles accomplissent sans penser.”
Le savant et les différences
Aristote avait, cn effet, congu un vaste programme
études, qu'il appelle “enguéte sur la nature” et qu'il a a
‘peu prés mené 2 bien avec ses collaborateurs, au premier
rang desquels Théophraste, qui lui succéda a la téte du
Lycée. La premitre page des Météorologiques rappelle que
ce plan comportit aussi bien I’6tude des astres, cometes ou
méiéores, que de la tere, des vents et des tremblements de
terre, ou bien encore des animaux et des plantes en général
ten particulier. En termes moderne, i sagissait aussi bien
«astronomie (et non pas d’astrologie!), que de physique et
de chimic, ou bien encore de biologie, de zoologic et de
‘botanique. II n'est done pas étonnant qu'une tres grande
partie de ce que nous avons conservé d’Aristote soit consa-
cerée A ces sujets, et nous en avons perdu beaucoup! Pour en
venir plus directement aux animaux, cing de ces traités,
inégale longueur, nous sont parvenus: Histoire des ani-
‘mau, Parties des animaux, Génération des animaux, Mou-
vement des animaux, Marche des animaux, mais il faut y
ajouter aussi le fameux traits De I'dme et les petits traités de
psycho-physiologie rassemblés sous le ttre de Parva natu-
Cf, L'Evoluion eréatrice, 1361609 (la premine numérotation corespond a celle toujours reproduite de la demitce Edition du vivant
de autour, c'est dre PUF, Paris, 1930-1941, tandis que la seconde corespond i 'étion dite du centensre, PUP, Pars, 1959; c'est
Bergson qui soulign).
1CE, Histoire des animaus, I, 1,488 27-10, C'est le cas des abeilles, des fourmis, des euépes et des grues. Ls animaux politiques se
Aisinguent des animaux grégaires (ageaia) parce qu’ la dilférence de ces deme, is ne se contentent pas de vive ensemble les uns &
‘Ot des autres, mais ont encore tous ensemble une ceuvre en commun (koinon ergon) On ne peut que regreterqu’avee une belle uns-
rmité tous Tes taducteus, notamment de langue franaise,répagnent traduire politika en ce passage par “politiques. Si les raisons en
sont évidents, voire comprchensibles: seal "homme doit éte un “animal politique il est cependant regrettable que le lecteur innocent
(of Greek puisse tte ainsi aissé dans ignorance de ete dieu
Cf, Alexander (De Animalibus) § 97, tad. A. Terian, CERF, Paris, 1988, 197. Iles difficile de ne pas voir Aristote dans V'autcur de
cote histoire des animaux et peut-e pas impossible de le voir aussi angé parm ceux qui parlnt sans fondement et de fagon insuppor-
{able, Mais ceux a sont sans doute plus sOrement les Néoacadémiciens qui menéreat la pokkmique contre ls stoiiens au sujet dela pos-
session du Zogos par es animaux.ralia et qui comprennent les traités De la sensation et des
sensibles, De la mémoire et de a réminiscence, Du sommeit
et de la veile, Des réves, De la divination dans te sommell
De la longévité et de la brigveté de la vie, De la jeunesse et
de ta vieillesse, De la vie et de la mort, Dela respiration.
Aristote peut ainsi tre considéré comme le fondateur de la
zoologie, de l'anatomie comparée, de Membryologie, de la
psyeho: physiologic, de Péthologe et, plus largement, de la
biologie.
Priver les autres animaux de logos ne signifie done nul-
Jement que Ion se dsintéesse de leu sort, du moins s "on
entend par i qu'il y a lieu de les étudier de ts pres, ne
seral-ee que pour mieux comprendre en quoi homme se
différencie d’eux. I suffit pour s'en convaincre de lire les
Parties des animaux, 1, 5, oi Aristote valorise fortement
étude des animaux par rapport & celle des étres divins, car
si ces demiers sont certes plus nobles que les premiers, nous
rhe pouvons malheureusement pas en savoir grand-chose,
tandis que nous pouvons parvenir & quelque certitude au
sujet des animaux, lesquels sont dailleurs conformés
comme nous autres étres humains. Afin d'inviter& cette
ude, Adstote cite ce mot Héraclite, qui aurait done dit
des visiteurs ayant trouvé dans sa cuisine: “Entrez, ily a
des dicux aussi dans la cuisine” (P.A., 1, 5, 645 a 20-21),
Aristote nous invite done aller voir de prés comment s'y
prend la nature, comment elle “machine” (méchand, P. A
II, 14, 675 b 12) et c'est aussi ce qu'il nous faut faire si
‘nous voulons pouvoir apprécier plus finement sa démarche.
Le vocabulaire méme dAristote doit tout dabord rete~
nir notre attention. Si en grec le terme zéom (pluriel zba),
dui a donné zoologie en francais, et qui provient du verbe
zén, vivre, signifie avant toute chose “vivant”, che? Aris-
tote cependant, sa désigne presque toujours les animaux
par opposition aux végétaux. Quand done Aristote veut
parler des vivants en général, il utilise le plus souvent une
Pétiphrase, “ls des qui possédent la vie", ou le paticipe
présent du vetbe zén, zdnia, que l'on ne peut que traduire
par “vivants”. Enfin, quand Aristote veut désigner ceux que
rnous autres modernes appelons animaux (en les distinguant
des tres humains), il utilise tr fréquemment expression
“les autres animaux ((a alla zéa)”, expression of il faut
bien entendu sous-entendre “que homme” et qui montre
bien qu'il considere Mhomme, anuhrépos, comme faisant
partie de ce que nous appelons le regne animal Du reste
qu’ Aristote désigne ceux que nous appetons les “animaux”
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par expression “les autres animaux" devrait sufire &
rontrer que le probleme de la diffrence nest pas simple
sion dt “es autres animaux” pour désigner ceux que
nous avons fini par appeler simplement es “animaux”
Gq serait plus juste de nommer les “hétes, est bien
Parce que dans la physique aristotdlicienne homme est
animal par opposition au végétal avant que d
par opposition & la ete. 1 importe done de bien situer
homme dans le “régne animal” pour comprendte ce gu'en
nodernes nous appclons Ia différence entre
TThomme et animal. Toute a fficulté de la doctrine de
échelle des tres, la fameuse seaa nature, tent en effet
au fait que homme est un animal, done que, comme les
ues animaux, il se distingve dv végétal parce qu'il pos-
side la sensation, mais qu sa diférence propre, la posses
sion du logos, lui permet opéer quelque chose comme
mn “saut qualita?” & partir de ce & quoi parviennent
aqelgue pet les animaus les plus évolués
‘Aussi, quand on invogue la eéltbre “parole dArstote”
suivant laquelle “seul homme possede le logos” et qu'on
sen srt pour opposer la aison de homme &'insinet tot
naturel des animes, on serit bien avisé de lie Ia phrase
fn son enter “les animatix autres < que "homme > vient.
vant tout en suivant leur nature, quclqucs-uns pew aom-
beux suivent aussi leurs habitudes, mais "homme suit
aussi le logos. Car soul ile logos. i bien qu'il faut ha.
tmoniser ces < facteurs > entre eux” Pottigues, Vil 13,
1332 b 3.5, 1990). Si ne fait gubre de doutequ'en ce lew
logos ne pet eure se traduire autrement que pa “raison”,
i faut cependan remarquer que homme vit ausien fone
tion de sa nature et de ses habitudes. Mais, pont bien plus
difficile & comprendre, il faut surtout remarqoer qu'il ext
aussi quelques animaux qui vivent en fonction de leurs
habitudes, comme sis n'étient pas que “pure nature”
CCenains anima posséderaientis done aussi des capaci-
16s d'apprentissage? Quelle est alors la nature de leurs
capaciés cognitves? A ces question, i faut bien pouvoir
répondre si nous voulons respecer la lettre du texte et ne
pas nous contenter d'incantaions rituelles. Il le faut
{Fautant plus que ds la premige page de la Métaphosiqu,
Arisioce soutent que certains animaux sont non seulement
telligents” (phronima), mais sont encore capables