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Le caractére destructeur'
Jetant un regard rétrospectif sur sa vie, il se pour-
rait qu'un homme se rende compte que presque
toutes les relations approfondies qu'il a connues
avaient trait A des personnes dont tout le monde
admettait le «caractére destructeur». Un jour, par
hasard peut-étre, il ferait cette découverte, et plus
le choc qu’elle lui causerait serait violent, plus il
aurait de chances de parvenir a dresser un portrait
du caractére destructeur.
Le caractére destructeur ne connait qu’un seul
mot d’ordre: faire de la place; qu'une seule acti-
ité: déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace
libre est plus fort que toute haine.
Le caractére destructeur est jeune et enjoué.
Détruire en effet nous rajeunit, parce que nous effa-
cons par Ia les traces de notre age, et nous réjouit,
parce que déblayer signifie pour le destructeur
résoudre parfaitement son propre état, voire en
extraire la racine carrée. A plus forte raison, on par-
vient a une telle image apollinienne du destructeur
Jorsqu’on s‘apergoit 4 quel point le monde se trouve
1. N. d.T.: Premitre publication dans le Frankfurter Zeitung du
20 novembre 1931. (RR)
Le caractére destructeur 331
simplifié dés lors qu’on le considére comme digne
de destruction. Tout ce qui existe se trouve ainsi
harmonieusement entouré d'un immense ruban.
C'est 1a une vue qui procure au caractére destruc-
teur un spectacle de la plus profonde harmonie.
Le caractére destructeur est toujours d’attaque.
Indirectement du moins, c’est la nature qui lui pres-
crit son rythme; car il doit la devancer. Faute de
quoi, clle se chargera elle-méme de la destruction.
Le caractére destructeur n'a aucune idée en téte.
Ses besoins sont réduits ; avant tout, il n’a nul besoin
de savoir ce qui se substituera a ce qui a été détruit.
D’abord, un instant du moins, I’espace vide, la place
ot l'objet se trouvait, ot la victime vivait. On trou-
vera bien quelqu’un qui en aura besoin sans cher-
cher a l'occuper.
Le caractére destructeur fait son travail et n’évite
que la création. De méme que le créateur cherche la
solitude, le, destructeur doit continuellement s'en-
tourer de gens, témoins de son efficacité.
Le caractére destructeur est un signal. De méme
qu’un repére trigonométrique est exposé a tout vent,
il est exposé & tous les racontars. Vouloir l’en proté-
ger n’a pas de sens.
Le caractére destructeur ne souhaite nullement
étre compris. A ses yeux, tout effort allant dans ce
sens est superficiel’ Le malentendu ne peut I'at-
teindre. Au contraire, il le provoque, comme l'ont
provoqué les oracles, ces institutions destructrices
établies par |’Etat. Le phénoméne le plus petit-bour-
geois qui soit, le commérage, ne surgit que parce
que les gens ne souhaitent pas étre mal compris.
Le caractére destructeur accepte le malentendu; il
n’encourage pas le commérage.
Le caractére destructeur est l’ennemi de ‘homme
en étui. Ce dernier cherche le confort, dont la coquille
est la quintessence. L’intéricur de Ia coquille est la332 uvres
trace tapissée de velours qu'il a imprimée sur le
monde. Le caractére destructeur efface méme les
traces de la destruction.
Le caractére destructeur rejoint le front des tradi-
tionalistes. Certains transmettent les choses en les
rendant intangibles et en les conservant; d'autres
transmeitent les situations en les rendant maniables
et en les liquidant. Ce sont ces derniers que l’on
appelle les destructeurs.
Le caractére destructeur posséde la conscience
de homme historique, son impulsion fondamentale
est une méfiance insurmontable a l’égard du cours
des choses, et l'empressement 4 constater 4 chaque
instant que tout peut mal tourner. De ce fait le
caractére destructeur est la fiabilité méme.
Aux yeux du caractére destructeur rien n'est
durable. C’est pour cette raison précisément qu'il
voit partout des chemins. La ou d'autres butent sur
des murs ou des montagnes, il voit encore un che-
min. Mais comme il en voit partout, il lui faut par-
tout les déblayer. Pas toujours par la force brutale,
parfois par une force plus noble. Voyant partout
des chemins, il est lui-méme toujours & la croisée
des chemins. Aucun instant ne peut connaitre le sui-
vant. I] démolit ce qui existe, non pour l'amour des
décombres, mais pour l'amour du chemin qui les
traverse.
Le caractére destructeur n’a pas le sentiment que
la vie vaut d’étre vécue, mais que le suicide ne vaut
pas la peine d’étre commis.CEuvres
i TOME Il
Traduit de UVallemand
par Maurice de Gandillac,
Rainer Rochlitz et Pierre Rusch.
Traduit avec le concours
du Centre national du Livre.
Gallimard
ZLood