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Pierre PACHET

L'invention des exemples

Existe-t-il une philosophie sans exemples, constituée uniquement de propositions


générales? Certains philosophes critiquent le recours aux exemples, qui serait paresseux,
consistant sans doute à offrir ce qui se trouve dans la mémoire de l'expérience, ce qui y traîne,
tel quel, sans se soucier de construire une définition assez strictement formulée pour
embrasser les instances qui ont pu être rencontrées, et pourront l'être. C'est la célèbre réponse
de Socrate à Ménon à qui il demandait de lui dire ce qu'est la vertu, donc de la définir, et qui à
la place lui en donne des exemples (la vertu d'un homme, c'est-à-dire d'un citoyen
responsable; la vertu d'une femme, en réalité une maîtresse de maison; etc.): "J'ai vraiment
beaucoup de chance, Ménon: je cherchais une vertu unique, et je trouve chez toi tout un
essaim de vertus, smènos ti arètôn!" (Ménon, 72a). Mais c'est aussi Kant qui écrit que "les
exemples et les illustrations…ne sont nécessaires que d'un point de vue populaire. Ceux qui
étudient authentiquement une science n'ont pas besoin d'une telle aide." (Critique de la raison
pure, Axviii-Axix).
Inversement, me revient la parole du linguiste Antoine Culioli, épris de théorie autant
qu'on peut l'être, et qui définissait le bon linguiste comme celui qui sait trouver de bons
exemples. Ce souvenir m'incite à regarder les livres de Vincent Descombes sous l'angle de
leur richesse en exemples. Un angle qui pourra se révéler fécond ou révélateur, comme
lorsqu'un philologue se propose d'étudier une œuvre (celle d'Aristophane) sous l'angle de ses
images, et d'en faire apparaître ainsi la richesse concrète, comme par surprise. Peut-être
apprendrons-nous ainsi quelque chose sur les intérêts de Descombes (ceux qu'il ne thématise
pas, dont il ne sait pas à quel point ils le mènent), ou sur son style, sur sa façon de procéder. À
la différence de ce que devrait faire un travail de thèse, je ne procéderai pas à un relevé
complet ni systématique, mais à un échantillonnage, en proposant des exemples d'exemples,
en essayant donc de coïncider avec une certaine qualité ou dimension de l'œuvre qui
m'intéresse, œuvre en cours, à la fois méthodique ou patiente, et dépendante de l'invention (au
sens classique de ce terme).

1
Même si je choisis ici les exemples contre les définitions, je ne peux soutenir jusqu'au
bout le refus de définir ce qu'est un exemple. Je demande seulement la permission d'aborder
ce point plus tard.
En préambule, j'alignerai seulement quelques questions générales concernant la place
relativement importante que prennent les exemples dans les livres de Descombes.

- Si les exemples sont chez lui premiers, viennent en premier : dès lors ils ne seront pas
des exemples venant à l'appui d'une règle, d'un principe ou d'une hypothèse, mais
l'évocation de situations stimulant la perplexité et la réflexion, mettant en cause des idées
existantes, dans le cadre d’une problématique pas forcément explicite, peut-être d’une
simple orientation de la pensée ; ce sont des "cas" singuliers aptes à stimuler la réflexion;
- ou si l'on aurait affaire à un développement qui, parce qu’il ne veut pas rester trop
abstrait (ennuyeux pour le penseur comme pour ses lecteurs), se cherche des points de
démonstration ou d’application où il va se mettre à l’épreuve ; on serait dans le cadre
d'une rhétorique, d'une pédagogie, avec le risque de se tenir à l'écart des discussions que
l'état des choses suscite, comme avec ces « exemples d’école fabriqués pour les besoins de
l’exposition » (Grammaire d'objets en tous genres, p. 32)…
- dans ce deuxième cas, quelles vertus seront mises en œuvre pour faire venir ou laisser
venir les exemples? l’imagination, à savoir ce qu’on appelait jadis « invention », soit
l’aptitude à trouver, l’heuristique, qui est une façon de savoir chercher ? ou la mémoire,
plus exactement la mobilisation de sa mémoire, qui permet d’y puiser ce qu’elle garde en
réserve, pour l’amener à le fournir à propos ?

Venons-en à présent à des questions plus précises.

1.
Peut-on, doit-on classer les exemples? par exemple en demandant à quels domaines ils
sont empruntés.
Les linguistes doivent trouver des exemples dans ce qui a été effectivement prononcé,
ou écrit, ou attesté; ou se poser des questions sur ce qui peut ou ne peut l'être (comme la
phrase "Colorless green ideas sleep furiously" composée par Noam Chomsky dans ses
Structures syntaxiques, 1957, tr. fr. 1969). Il existe à vrai dire au moins un exemple antérieur,
imaginé - cela plaira à V. Descombes - par Lucien Tesnière dans son livre de 1953, Esquisse

2
d'une syntaxe structurale: "Le silence vertébral indispose la voile licite". Ces deux exemples
me paraissent à vrai dire très sages, presque conformistes dans leur tentative pour explorer les
frontières…Le reste du temps les linguistes hésitent entre alléguer des exemples attestés,
entendus ou lus, et inventer des exemples. Descombes allègue un exemple allégué par un
linguiste, et qui lui sert à éclairer le "rapport à soi" à partir de la "voix moyenne" qui existe
dans la langue grecque, telle que Jean Humbert l'interprète dans sa Syntaxe grecque en
donnant un exemple tiré de Xénophon qui, dans les Mémorables, fait demander à Hippias par
Socrate si les hommes "se sont donné à eux-mêmes" (tithesthai, au moyen) les lois non écrites
(Le complément de sujet, p. 104). Une fois bien trouvé, l'exemple devient exemplaire, on s'y
réfère. Et c'est l'occasion d'un développement inspiré et drôle sur la différence entre le moyen
et le réfléchi en matière d'"auto-institution" (Descombes étant admirateur de l'œuvre de
Castoriadis, on peut lui emprunter ce terme): "Si nous confondions le moyen et le réfléchi, il
faudrait comprendre qu'un peuple se donne des lois à lui-même en se les imposant, en
s'assujettissant à lui-même, et il y aurait là un exercice énigmatique de schizophrénie
politique, pas un régime de souveraineté politique."
Dans les cas précédents, les exemples sont empruntés au domaine de ce qui se dit (ou
de ce qui ne se dit pas, ne peut pas se dire). Une autre catégorie d'exemples est empruntée au
monde de ce qui se fait d'habituel ou d'insolite, de peu remarqué. Souvent, la reprise de
tels exemples peut avoir une valeur polémique: les exemples des autres sont allégués pour être
critiqués, soit dans l'interprétation qui en est donnée, soit même dans leur lettre, leur
authenticité. Ainsi Descombes ironise-t-il sur la « fable » de la naissance d’un ordre humain
selon Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté, à partir de la description
d'une scène de déjeuner dans un restaurant méridional, scène dans laquelle, avides de
"réciprocité", des clients inconnus l'un à l'autre et placés à la même table s'offriraient
mutuellement du vin. (Les institutions du sens, 262-264). Descombes ironise sur la réalité et
la description du phénomène ("Ma propre observation des restaurants populaires de
Montpellier, au début des années 1970, ne m'a pas permis d'assister à la cérémonie de
l'échange des vins."), et il en donne une autre lecture: "Servi avant mon voisin, je lui dois une
réparation et, pour l'aider à attendre, je lui verse un peu de mon vin." La reprise de l'exemple a
pour but de ramener le théoricien à une lecture plus sobre, plus prosaïque de la réalité et des
usages, de l'inviter à se mettre plus docilement à l'écoute des façons de faire et des
justifications que les acteurs s'en donnent eux-mêmes. Autre critique, qui n'est pas seulement
moqueuse: chez Sartre comme chez Lévi-Strauss, la description de scènes de café vues par un
client "célibataire" se prêterait mal à l'élucidation des "institutions de la vie familiale".

3
Dans le même essai, Descombes reprend un exemple fourni par Brice Parain, exemple
apparemment fictif, fabriqué pour les besoins de sa thèse (que le langage nous trompe et nous
trahit) et qui prête le flanc au scepticisme, y compris dans sa reprise et sa discussion par
Sartre. On le voit, l'exemple devient ici non plus seulement une illustration ou un
éclaircissement, mais - en tant que fragment, authentique ou fictif, de la vie concrète - le
terrain d'un échange ou d'un conflit entre philosophes. L'exemple de Parain est d'ailleurs cité
par Descombes tel que Paulhan le cite d'après le commentaire de Sartre. De retour de la
guerre de 14 (c'est ma re-formulation) Parain propose à un banquier de donner des leçons à
ses enfants. Voulant se présenter de façon véridique, il dit avoir été lieutenant, et non
deuxième classe comme il l'était en fait, en spéculant sur l'interprétation que le banquier
pourrait faire de ce détail. Sartre résumait et au fond approuvait la description donnée par
Parain. Paulhan les critique tous deux, et défend l'idée de bon sens que dans cet exemple, le
langage remplit parfaitement sa fonction d'outil de communication. - Descombes, lui, dans
une note discrète et malicieuse, discrédite l'exemple lui-même sur un point apparemment
secondaire mais en réalité décisif, et qui au passage éclaire le personnage que fut Brice Parain.
Ce dernier, prétendument plongé dans un monde où chacun comprend les mots selon les
préjugés de sa classe (banquier, ouvrier, simple soldat, officier), affirme savoir, lui, comment
ses propos seront compris par tel ou tel. C'est que, dit Descombes, "dans ce cas, le locuteur est
bilingue. Parain est un paysan-normalien." (p. 269, n. 5). On ne saurait définir de façon plus
laconique le personnage que Parain a voulu endosser, avec la manière populaire et savante a
la fois dont il a présenté sa pensée dès le début de sa carrière.
Une moquerie analogue accompagne l'exemple assez romanesque produit par Sartre,
toujours pour exposer - dans son commentaire des réflexions de Brice Parain - le motif de
l'incertitude du langage en fonction des points de vue, des "libertés" singulières. Sartre, à la
fois penseur et personnage d'une fiction exemplaire, se montre regardé avec hostilité lors
d'une "scène" survenant dans un couple: "Voilà cette femme immobile, haineuse et
perspicace, qui me regarde sans mot dire, pendant que je vais et viens dans la chambre…"
(Les institutions, p. 279). Commentaire ironique: "On notera que l'incompréhension semble
être à sens unique: le sens de ma conduite est déformé quand il s'énonce chez autrui, mais la
signification haineuse du regard d'autrui m'apparaît clairement". Ici l'exemple est supposé tiré
de la "vie" telle que l'imagination la reconstruit et surtout l'éclaire, mais comme cette
imagination est celle d'un philosophe, la puissance du romancier et celle du penseur se
renforcent, et il faut la malice du critique pour défaire cette emprise.

4
Ces exemples fictifs, recréés, sont supposés reconduire l'analyse philosophique sur le
terrain d'un réel aux couleurs d'une vie à la fois connue de tous, et saisie dans sa complexité.
On se souvient de Sartre fier de son exemple si réaliste du garçon de café dans L'Etre et le
Néant, exemple supposé représenter un progrès sur les exemples académiques des
philosophes de la IIIème République. Descombes le reprend et le discute (Le complément de
sujet 219), à propos de la syntaxe du verbe "être", et non plus de l'analyse du "jeu" du
personnage qui exerce une fonction. L'effet de cette reprise est de dégriser le lecteur, de
défaire l'impression théâtrale de mise en contact audacieuse de la philosophie et de la vie
quotidienne ("Sartre a gagné toute une génération de jeunes philosophes à la cause de la
phénoménologie en présentant la pensée husserlienne comme une doctrine de la vie au grand
air, qu'il contrastait habilement avec l'existence recluse que nous imposerait l'idéalisme
universitaire, La denrée mentale, p. 38-39).
L'exemple comparable de la syntaxe du verbe être dans "être écrivain" (Le
complément, p. 223), telle qu'elle apparaît dans la variation "je suis écrivain / il est écrivain",
montre cependant un goût des situations familières (en tout cas familières au monde des
intellectuels) qui finalement apparente sur ce plan Descombes à Sartre, avec plus de goût pour
la moquerie chez le premier, dont la sociologie est souvent ironique, alors que celle de Sartre
est volontiers doctorale.

2.
On pourrait vouloir classer les exemples, non plus en fonction de leur provenance,
mais du type de situations qu'ils présentent: des situations possibles quoique peu banales, que
le philosophe se donnerait pour tâche de repérer ou de localiser, de circonstancier, et
finalement d'inventer pour les fins d'une démonstration. Comme un romancier, il lui faudrait à
la fois rester dans le possible, et sortir de l'attendu. Parlant de la tentation de donner des
contenus différents au mot "sens", tentation qu'il refuse, Descombes décrit "les analystes du
langage ordinaire" (qui ont sa sympathie, j'imagine), attelés à la tâche d'"inventer des
situations dans lesquelles les énoncés trouveraient des emplois imprévus" (Grammaire
d'objets en tous genres, p. 12): il s'agit bien d'"inventer", et l'exemple qu'il donne alors, repris
de Ian Hacking, et emprunté au domaine banal (pour nous) de la vie universitaire, est
incongru, presque loufoque, pas impossible cependant: "On raconte la mésaventure des
étudiants qui s'étaient inscrits en masse à un cours de première année intitulé le sens de la vie
pour s'entendre dire dès la première heure qu'il s'agirait du sens du mot vie." L'invention, dans

5
ce cas, ne consiste pas à sortir du réel, mais au contraire à l'explorer, à détecter ce qu'il
comporte de bizarreries instructives. C'est le cas de situations-limites dans lesquelles une
personne se trouve placée - par le pouvoir dont elle dispose - à la fois dans le monde commun,
et au-dessus ou en-dehors de lui; telle la "situation shakespearienne…du dictateur vieillissant
que son entourage a isolé du monde extérieur" (il s'agit d'illustrer le solipsisme): "Le vieux
dictateur croit toujours diriger le pays, il signe des décrets, il reçoit des rapports. On lui
fabrique des journaux destinés à l'entretenir dans son illusion. Il paraît que les derniers jours
de Salazar ont donné lieu à une telle mise en scène." (La denrée mentale, p. 297) La situation
est fantastique, car certains aspects du monde sont fantastiques tant ils sont singuliers. Plus
près de nous est "le ministre, membre du parti ouvrier" qui "s'adresse à son camarade de
section [il s'agit donc plutôt du parti socialiste que du parti communiste, sinon on parlerait de
"cellule", et la suite de l'action, assez courtoise, serait peu vraisemblable] qui se trouve être
aussi son chauffeur. Il lui demande un service. Oui, mais est-ce le supérieur ou le camarade
qui parle?" (Le complément de sujet, p. 154) : il s'agit d'interroger le rapport entre un sujet
qui parle en première personne, et la personne qui porte ce nom.
Le monde semble en l'occurrence servir au philosophe de réservoir de situations et
d'exemples, mais cette relation se renverse aussi bien, l'exercice philosophique pouvant aussi
bien être conçu comme servant à assouplir la perception et la pensée, pour les rendre capables
de voir les singularités du monde, qui ne se laissent voir et décrire qu'à force d'ingéniosité, de
mémoire et d'invention.
Mais si le monde (ou, comme on le verra, la littérature, l'œuvre de Balzac par exemple
dont le dernier chapitre de Grammaire d'objets en tous genres amorçait le "Who's Who", en
commençant par "L'inventaire des fictions"; ou l'œuvre de Proust, évidemment) est un
réservoir d'exemples, reste à savoir comment ces exemples qui n'ont pas été inventés viennent
à la pensée ou sous la plume de l'auteur au moment voulu. L'art tient à ce que le rédacteur
donne au lecteur l'impression que l'exemple sort de la mémoire du lecteur ou de l'homme qui
a vécu pour venir se loger de lui-même là où il était attendu, où sa place était dessinée en
creux. Mais peut-être que déjà, lors de la lecture ou de l'expérience, la réflexion avait été
stimulée, fût-ce fugitivement? Ainsi, pour décrire ce qui se passe quand quelqu'un fait faire
quelque chose à quelqu'un (la "diathèse causative"), surgit l'anecdote de de Gaulle
contraignant Baumgartner à devenir Ministre des Finances. Ce dernier arguait "qu'il se sentait
plus utile à l'État dans ses fonctions de gouverneur. À quoi de Gaulle lui avait répondu: 'Mais
vous n'êtes plus gouverneur de la Banque de France!" (Le complément de sujet, p. 91).
L'anecdote illustre, allège, mais elle atteste aussi de la véracité de l'hypothèse, et elle en donne

6
une formulation spirituelle, efficace. Elle replonge aussi la réflexion philosophique dans un
milieu mental ouvert, accidenté, hétéroclite, contemporain. En ce sens, l'exemple oriente, ou
mieux, il réoriente ce qui sans lui courrait le risque de perdre pied.

3.
On pourrait, une fois évoqués les genres littéraires auxquels s'apparente la démarche
du chercheur et fournisseur d'exemples, se demander de quelle forme littéraire les exemples
eux-mêmes se rapprochent, en replaçant l'exemple dans une liste de petites formes analogue à
celle établie par André Jollès dans son remarquable essai de classification, Formes simples1.
L'exemple peut en effet consister soit en un objet, un nom, une expression - j'aimerais
parler alors d'exemple "atomique" -, soit en une situation, plus exactement un scénario, avec
un ou des personnages. Les exemples atomiques mettent en jeu une pierre (peut-on l'envisager
comme un esprit, Les institutions du sens, p. 16), l'acte de frapper un ballon de football
(ibidem, p. 32-33), voire l'exemple typiquement philosophique, dénué de contexte, et
emprunté à Husserl, "je perçois un cube" (ibidem, p. 52); et parmi les énoncés, ceux comme
"je vois maintenant telle personne par la fenêtre" ou "je suis vivant" (Grammaire d'objets en
tous genres, p. 74-75), deux exemples empruntés à Derrida commentant Husserl. Descombes
commente les deux derniers, en soulignant leur abstraction et leur caractère artificiel, "hors de
tout contexte" ("Personne ne dit de telles choses en regardant par la fenêtre"), en les faisant
apparaître comme insaisissables, ne renvoyant à aucune situation de langage sinon celle que
crée la scolastique philosophique: "On ne sait pas si l'exemple est lui-même l'exemple d'un
exemple ('je vois telle personne - mettons que ce soit un nommé Paul'), ou s'il est à prendre à
la lettre." Ces exemples atomiques m'intéressent peu, mais les regarder peut servir à
comprendre ce que Descombes recherche, ce qu'il veut saisir de la réalité (psychologique,
sociologique, porteuse de significations), et en quoi la forme des exemples lui importe, en
quoi il refuse la subordination absolue de l'exemple au discours dans lequel il est pris.
Les scénarios, au contraire, sont à la rencontre entre des fragments de réalité dans
laquelle des sujets sont aux prises avec le monde, et l'activité imaginative du penseur qui veut
se faire comprendre en désignant une situation qui met en jeu ce qu'il vise, ou qui en donne un
équivalent dramatique, narratif. Le scénario peut alors servir, non pas d'exemple, mais de

1
André Jolles, Formes simples [1930], tr. fr. Seuil, 1972.

7
figuration d'une réalité abstraite ou difficile à saisir, comme lorsque "Tugendhat tend à figurer
le jeu des deux facultés que met en œuvre une délibération par un dialogue entre moi, qui suis
le sujet cherchant à prendre une bonne décision, et un conseiller plein de bon sens qui
m'indique des raisons…" (Le complément de sujet, p. 246), dialogue qu'à la page suivante
Descombes décrit comme un "petit scénario": entendons par là une mise en scène de
personnages qui ne sont pas mis en relation fortuitement, mais par la volonté cachée du
philosophe. D'ailleurs une page plus loin encore, Descombes propose de modifier "légèrement
le scénario" de Tugendhat, indiquant par là même le caractère artificiel, voire technique, de ce
montage.
Dans d'autres cas, le scénario semble plutôt manifester un souci de retour aux
situations concrètes, pour éviter la prise en considération d'exemples atomiques et privés de
contexte, comme on l'a dit. D'où la reprise d'un exemple évoqué rapidement par Merleau-
Ponty dans La phénoménologie de la perception pour rappeler l'empreinte des hommes sur le
monde des objets (Les institutions du sens, p. 282-284): "j'ai autour de moi des routes, des
plantations, des villages, des rues, des églises, des ustensiles, une cuiller, une pipe."
Descombes caractérise le monde qu'évoquent ces exemples ainsi alignés comme un monde
"d'exode ou de désolation", et propose de distinguer la pipe, dont l'usage s'impose à
l'imagination de qui sait fumer, et la sonnette, dont on ne pourrait comprendre l'usage qu'en
imaginant "un petit scénario", et donc une relation sociale (représentable au théâtre, si l'on
veut), avec "des gestes à accomplir de part et d'autre" (p. 285). L'exemple est ici inventé pour
rejoindre la réalité et l'éclairer. D'ailleurs, s'il est bien inventé, il ne sera plus inventé du tout,
mais coïncidera avec un aspect - sans doute pas suffisamment remarqué jusqu'alors - de la
réalité. Ainsi, pour commenter l'idée wittgensteinienne d'"usage de la règle", et la rapporter à
l'idée d'autonomie du sujet, que Wittgenstein aurait conçue implicitement en anticipant sur
Castoriadis donc, Descombes part des exemples "modestes", volontiers puisés dans la vie
enfantine et scolaire, de Wittgenstein, et développe l'usage d'une règle par un "petit scénario",
celui de "l'agent autonome" qui "sait se diriger en ligne droite", et qui "ayant demandé son
chemin à un passant qui lui a répondu qu'il fallait aller tout droit, ...réagit à cette information
en allant tout droit" (Le complément de sujet, p. 445-449). On le verra plus bas, "l'exemple"
de l'apprentissage (Ibid., p. 460 et s.) est une sorte d'exemple par excellence, puisque c'est
justement l'apprentissage (d'une règle, d'un jeu, d'une langue) qui permet de reconnaître ce
qu'effectue le langage.
Ce souci de coller à la réalité la plus habituelle distingue Descombes de philosophes
qui recourent volontiers à des fictions, comme Dennett reprochant aux cognitivistes

8
d'employer des "homoncules" pour décrire les opérations mentales. Commentaire de
Descombes, visant des "mécanismes de philosophe": "il suffit de peu de chose pour glisser de
l'analogie éclairante à la figuration extravagante" (La denrée mentale, p. 238-239). La même
critique vaut contre les fictions de Putnam, destinées à lutter contre l'idée d'états mentaux
stricto sensu, abstraits d'une relation au monde (fictions des deux planètes jumelles,
indiscernables sauf sur un point inaperçu, sosies, etc…). Néanmoins Descombes entre dans le
jeu de ces fictions construites ad hoc, et dans un exercice de science-fiction proprement dite
(ibid., p. 284): "Il est donc concevable qu'un jour des savants fous dérobent le cerveau d'un
homme (sans qu'il s'en aperçoive), le conservent en laboratoire dans une cuve où ils puissent
le stimuler grâce à un équipement sophistiqué, et qu'ils lui donnent, par exemple, le même état
mental que celui d'un vacancier sur une plage de Californie." (on reconnaît là le scénario par
exemple de Total Recall, film de Paul Verhoeven inspiré par le romancier Philip K. Dick).
Néanmoins, malgré le plaisir visiblement contagieux d'inventer de telles fictions, les exemples
de Descombes refusent le plus souvent ces évasions. "Remplaçons les exemples de science-
fiction par des exemples familiers, et donc moins contestables" (ibid., p. 282), écrit-il, ou
bien, toujours à propos de la thèse de Putnam, "on pourrait l'illustrer par un exemple moins
fantastique (et donc moins fragile) que ceux de la Terre Jumelle ou du Cerveau dans la Cuve"
(ibid., p. 293). Suit un scénario situé dans un monde délibérément familier, mais qui a
nécessité une imagination de romancier, ou de vaudevilliste: "Supposons qu'un ami me rende
visite, ne me trouve pas à la maison, m'attende quelque temps, apprenne que je ne rentrerai
que demain, et qu'il parte en emportant mon exemplaire du magazine Bonnes Soirées. Le
lendemain, il se met en route pour me trouver à la maison, s'aperçoit en route qu'il a oublié de
prendre avec lui mon exemplaire de Bonnes Soirées pour me le restituer. Il en achète un
exemplaire au kiosque à journaux…" Vient une discussion sur l'identité des deux exemplaires
selon chacun des deux personnages.
Il n'y a pas seulement changement de registre littéraire (de la science-fiction à la
fiction banale), il y a aussi un rapprochement inattendu, une descente vers ce qui est bas, un
désir polémique de réhabiliter ce qui est commun, de ramener le lecteur et soi-même vers une
expérience bien connue. Cette descente peut être une dégringolade, inattendue et comique,
comme lorsque l'essence selon Mallarmé est dite être "celle des droguistes et des
pharmaciens, pas celle des métaphysiciens" (Proust, p. 106). Ou, avec la même intention
moqueuse qui vise à dégonfler l'emphase, lorsque le texte moderne selon Barthes ou
Blanchot, ne disant que l'être même de la littérature, vise à "maintenir la communication avec
le lecteur tout en se gardant de lui dire quoi que ce soit. L'écrivain moderne est alors

9
semblable au journaliste Harry Blount dans Michel Strogoff, qui n'a aucune nouvelle à
transmettre (du moins pour l'instant) mais ne veut pas perdre la ligne…" (ibid., p. 99). Sans
doute semble-t-il s'agir là plus d'une comparaison que d'un exemple proprement dit, si ce n'est
que la démarche consiste là aussi à trouver dans la réalité plausible un point singulier qui
relance la pensée et la nourrit. En ce sens, la drôlerie n'est pas que moqueuse: elle veut
ramener la pensée vers un quotidien sans prétention, qui n'en réclame pas moins d'être regardé
et compris. Et même si l'inspiration wittgensteinienne semble s'opposer à l'exigence
socratique de donner des définitions plutôt que des exemples, elle retrouve une dimension
socratique: "Tel Socrate discutant des exemples tirés de l'artisanat ou des aspects prosaïques
de la vie, Wittgenstein nous invite à considérer des petites scènes ("jeux de langage") qui font
intervenir des maçons…, des gens occupés à jouer aux échecs ou au tennis…" (Le
complément de sujet, p. 436). Ce retour à la "modestie des exemples" (ibid., p. 443) renvoie à
un Wittgenstein malicieux, qui serait proche de Raymond Queneau ou de Jean Tardieu.

4.
Le moment est sans doute venu, sinon de définir ce que peut être un exemple, au
moins de comparer l'exemple à des objets de langage voisins, ou l'acte de donner un ou des
exemples à des actes voisins.
Ici, je distingue l'exemple du paradigme, ce dernier étant un exemple qui a une valeur
particulière, il n'est pas un parmi d'autres, mais on doit pouvoir se référer à lui pour penser à la
chose. Alors que l'exemple "parmi d'autres" se présente comme étant celui qui est venu à
l'idée (il rappelle que la pensée est événementielle autant que méthodique), qu'un autre
pourrait remplacer, qui s'intègrerait aisément à une liste, laquelle ne serait pas complète, ne
serait pas un bordereau. L'exemple n'est pas non plus un échantillon (de tissu, de couleur, de
papier peint): car l'échantillon ne montre que ce qu'il est, tandis que l'exemple est supposé
aider à reconnaître une famille d'objets, à déterminer fût-ce intuitivement les règles par
lesquelles inclure ou non un objet dans une catégorie.
On l'a vu, l'exemple s'apparente au "cas", soit à la situation réelle (un "précédent" au
sens juridique) ou fictive (le "scénario") qui permet de mettre une doctrine à l'épreuve. La
différence entre cas et exemple semble être presque de nature topologique: le cas se situe aux
limites de la chose étudiée, il doit permettre de mieux la connaître en la poussant à des
extrêmes, de savoir jusqu'où elle peut s'étendre, ou non. Le cas explore le possible, et

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l'impossible. L'exemple prétend se situer au contraire au cœur de la chose, en y prélevant
quelque chose de trivial qui permet de la reconnaître.
En ce sens, l'exemple forme un couple avec la définition. On a évoqué l'exigence que
Socrate rappelait à Ménon, de ne pas se contenter d'exemples aussi nombreux soient-ils. La
philosophie selon Wittgenstein et certains de ceux qui se réfèrent à lui2, suppose au contraire
que l'exemple a une force propre, qu'il n'est pas un pis-aller, un geste paresseux, une dérobade
devant l'exigence de définir. Exemples et définitions sont en concurrence; choisir le recours
aux exemples peut marquer une préférence dans le style d'exposition ou le style de pensée,
comme quand Descombes, pour analyser un axiome de B. Russell sur les "relations internes",
suggère de recourir plutôt à "un examen des exemples donnés par Russell" qu'à "une
accumulation de définitions formelles" (Les institutions du sens, p. 190: les termes
"accumulation" et "formelles" marquent bien de quel côté penche l'auteur).
Mais il ne s'agit pas que d'un goût du concret. L'importance que Wittgenstein accorde
aux exemples vient de l'examen auquel il procède de ce que sont les jeux, les usages, et la
façon dont on les enseigne. L'usage n'est pas simplement une structure dont une définition ou
un ensemble de définitions ou de règles pourraient donner la clef: il est une pratique qui doit
être établie, transformée en institution. Enseigner une langue, un jeu, suppose de recourir en
grande partie à des exemples, et ce faisant de donner à l'enfant ou au novice tout ce que l'on
possède soi-même, et pas une version vulgarisée ou pauvre du savoir sur la chose.
Wittgenstein écrit dans De la certitude (§ 139): "Pour établir une pratique, les règles ne
suffisent pas, il y faut aussi des exemples. Nos règles laissent des échappatoires ouvertes et la
pratique doit parler pour elle-même."3 Que sont ces "échappatoires"? Ce sont l'équivalent des
vides juridiques, des lacunes d'une définition; c'est l'indication que le texte réglementaire non
seulement ne peut prévoir tous les cas, mais surtout qu'il n'a pas par lui-même la force
d'entraînement des exemples, leur aptitude à enseigner et à familiariser le novice avec la
chose. Il vaut la peine de citer le texte allemand: "Um eine Praxis festzulegen, genügen nicht
Regeln, man braucht auch Beispiele. Unsere Regel lassen Hintertüren offen, und die Praxis
muss für sich selbst sprechen." Ces Hintertüren, ces "portes de derrière laissées ouvertes" par
lesquelles le sens peut échapper, les exemples les évitent, parce que les exemples ont une
affinité avec la pratique que n'ont pas les définitions.

2
Je pense à l'article de Peter Geach, "Definition", dans Reason and Argument, Oxford, 1976, article que m'a fait
connaître R. Pouivet.
3
De la certitude [1950-1951], tr. fr. Jacques Fauve.

11
*

Je repense à mon père, à cette exigence socratique qu'il manifestait devant ses enfants
de retour de l'école, et tentant de lui expliquer ce qu'ils y avaient appris: "Il faut définir, ne pas
se contenter de donner un exemple". Et je me demande pourquoi lui, nourri de la pratique
juive de discussion à partir de situations, d'anecdotes, de récits, nous reconduisait si
sévèrement vers l'éthique française, scolaire et même scolastique, de la définition rigoureuse
(celle qui par exemple ne reprend pas dans son énoncé le terme même qu'elle cherche à
définir). Ce n'était pas pure sévérité: je crois qu'il voulait nous communiquer le mouvement
même par lequel il s'était arraché à l'enseignement traditionnel, non pas pour l'oublier, mais
pour l'encadrer par la science occidentale telle qu'il avait désiré la connaître. De même chez
Descombes, le goût des exemples tel que j'ai essayé de le montrer à l'œuvre ne se donne cours
que dans le cadre exigeant de discussions patientes, de distinctions, de la discussion de thèses
concurrentes. Comme si la passion du réel dans sa singularité abrupte et humoristique ne
devait orienter la réflexion que gouvernée par des règles qui ne la brident pas, mais la rendent
plus efficace encore.

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