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Pour une autre scansion de l’histoire de ’herméneutique Les principes de Pherméneutique de W. von Humboldt Jean Quillien 1, Thése Nous proposons 2 la discussion la these suivante : si on pose comme point de départ de Vberméneutique, au sens moderne du terme, non plus, comme il ext dusage, Schleiermacher, mais, antérieurement a lui, W. von Humbolds, on est conduit & scan- der autrement Uhistoire de cette discipline. Cette tache appelle en préalable une ten- tative de déconstruction de la périodisation traditionnelle. It ne sagit donc nullement, dans la détermination de Vorigine, d'une querelle d'érudit en mal de paternité, mais bien d'une interrogation sur la nature méme de Uherméneutique et sur le rapport que celle-ci entretient avec la philosophic}. Lherméneutique, entendue comme art d’interpréter des textes écrits, est une discipline tts ancienne?, Néanmoins, il est admis que sa forme moderne proct- de d'une double source, la tradition philosophique et lexégese biblique qui, jus- Nous remercions Ada Neschke, qui nous a fait bénéficier de ses remarques critiques. Nous nlavons eu connaissance de l'article d’A. Neschke « Platonisme et tournant herméneutiq (dans ce volume, p. 109-131) qu'une fois notre propre article et les notes achevés. Nous aurions pu, sinon, aller directement, dans les notes, au cceur du désaccord. En effet, et Pérude dA. Neschke le révle clairement, ils agit bien d'une divergence totale d’interprétation et d'une lec-~ ture de Humboldt & laquelle nous ne saurions souscrire en aucune manitre. De la la longue note 53 insérée in extremis, et le fait que les notes prennent en partie l'allure d'un dialogue avec ‘A. Neschke, ce qui ne nous parait nullement contredire le caracttre vivant d’une telle ren- contre, d’autant que l'enjeu est central, puisqu’ll ne s'agit de rien moins que de la nature de Pherméneutique et de I’essence de Iacte philosophique. article d’A. Neschke nous a apporté une confirmation supplémentaire, a contrario, de notre thése. 2.-En ce qui concerne histoire de I'herméneutique et sa périodisation, nous avons pris plus par- ticulitrement appui sur les travaux suivants : G. Gusdorf, Les Origines de [herméncurique, Pats, 1988. F. Mussner, Histoire de 'herméneutique de Schleiermacher a nos jours, Paris, 1972. En ce qui concerne le méme sujet, mais traité sous un angle interprétat G. Gadamer, Wabrheit und Methode, Tubingen, 1960, p. 162-249 (p. 172 ss. : Schleiermacher ; p. 191 ss. : Ranke ; p. 199 ss. : Droysen ; p. 218 s. : Dilthey ; p. 240 ss. : Heidegger) ; LArt de comprendre, Paris, 1982 ; « Schleiermacher platonicien », Archives de philosophie, 196B, p. 28-39. Le Probl>- me de la conscience bistorique, Nauwelaerts/Paris, 1963, notamment II (sur Dilthey) et V (« Esquisse des fondements d'une herméneutique ») ; Vernunft im Zeitalter der Wissenchafi, Frankfurt/Main, 1976, notamment p. 78 ss. : « Hermeneutik als praktische Philosophie ». 2 Jean Quillien qu’au XVIII sitcle, suivent deux chemins séparés. La premigre prend son départ avec le Hepi épunveias d’Aristote, qui définit linterprétation comme une pro- duction de sens & travers le son émis par la voix. La seconde s'appuie sur Pexistence d’un texte dont il importe de découvrir le sens caché et a conduit & Pélaboration d'une science des régles de Pexégise, organisée sous la forme d’un systeme. Ainsi se trouve mise au premier plan la notion de texte, tout d’abord en tant que texte écrit, qui appelle un double travail selon que I'on s‘attache & sa matérialité ou & son contenu. Le premier vise & restituer le texte original, par-del& les lacunes, altérations, erreurs de transcriptions, etc. : tel est l'objet d'une disci- pline spécifique, la philologie, qui s'est forgé un outil approprié, la critique de textes. Le second, qui constitue & proprement parler l'interprétation, se donne pour tache de dévoiler, derritre celui qui se donne immédiarement a lire, le sens authentique. Dans Iétat actuel de Phistoire de la théorie de l'interprétation, il parait accor- dé que les deux grands moments constitutifs de cette discipline au XIX® sitcle sont représentés par les noms de Schleiermacher et de Dilthey, cependant que Heidegger la renouvelle au XX° sidcle?, Selon cette lecture, Schleiermacher en assure la fondation, en s'assignant comme tache de dégager les conditions de pos- ibilité d'une interprétation universellement valable, Dilthey en élargit la visée, de I'interprétation des textes écrits & la comprehension historique en général, et Heidegger redéfinit la tache herméneutique en direction d’une recherche ontolo- gique. ‘Gadamer reproduit 4 nouveau la périodisation-type, dans H.-G. Gadamer et G. Boehm (éds), Seminar : Philosophische Hermeneusik, Frankfur/Main, 1976, « Einfihrung », p. 7-40: 1) la préhistoire ; 2) herméneutique romantique, dont le fondateur est Schleiermacher ; 3) Dilthey et son école ; 4) lherméneutique philosophique, Heidegger puis Gadamer lui-méme. Paul Ricceur, Du Texte & Vaction. Exais d/herméneutique Ii, Patis, 1986, notamment I. Force est de constater que le Seminar ne comporte aucun texte de Humboldt, de méme qu’aucun article ne lui est consacré dans le recueil : Klassiker der Hermeneutik, U. Nassen (éd.), Paderborn, 1982. Nous ne trouvons gutre & citer que ouvrage exhaustif de J. Wach, Das Verstehen, 1, Tubingen, 1926 (rept. Hildesheim, 1966) chap. IV: « Die hermeneutischen Lehren W. v. Humboldts ». Mais qui donc a peur de Wilhelm von Humboldt ? 3A. Neschke formule & cet endroit une objection: «La succession Humboldt, Dilthey, Heidegger que vous proposez est une succession purement idéelle. Mais il y a eu une succes- sion réelle qui a eu lieu de Humboldt 4 Droysen. Ce méme Droysen a transféré le Verstehen au contexte plus large de I’histoire bien avant Dilthey. Il faudrait du moins expliquer pourquoi vous pensez que c'est Dilthey ». Ty a ici un malentendu quill convient de dissiper. Il est souhaitable de distinguer deux plans, que l'on peut bien, si 'on veut, appeler « idéel » et « réel ». En chaque savoir spécialisé, il existe des personnalicés qui ont fait avancer la discipline, ainsi, par exemple, de FA. Wolf pour la philologie, Ranke pour l'histoire, Schleiermacher pour la théorie de la compréhension. Mais — et ceci est un autre plan ~ il arrive des moments dans histoire de la pensée ot il ne s'agit plus seulement d'une avancée, méme significative, 2 Tinsérieur de la discipline, mais de sa reconfiguration globale par quelqu’un qui n'en est pas nécessairement, stricto sensu, un spécialiste. C’est ce que nous appellerions volontiers des neuds dans la progression de Ja pensée, c'est-i-dire des lieux de rassemblement de différents para- mbtres jusqu alors séparés qui, de par leur mise en perspective, conduisent & une nouvelle orien- tation. La naissance du paradigme herméneutique 3 Loriginalité de Schleiermacher, qui a permis la définition d'une herméneu- tique générale en tant que systématique donnant un fondement assuré aux her- méneutiques spéciales, est d’opérer la jonction, dans un contexte kantien, des deux courants jusqu’alors séparés, philologique et exégétique. Il connait Phumanisme issu de Winckelmann, reconfiguré par Heyne et Wolf, a reconnu lui-méme avoir formé le projet d'une herméneutique dans le prolongement de ses cours d’exégése du Nouveau Testament tenus & Halle en 1804-1805 et a donné en 1809-1810 son premier cours sur l'art de P'interprétation en tant que discipline philosophique‘. Tout comme Kant avait opéré le renversement de Pobjet & connaftre au sujet connaissant, il remontera des textes, objets de la phi- lologie et de l’exégase, a lactivité de l'esprit qui fonde P'unité des diverses inter- prétations. Il dégage ainsi deux propositions capitales de la nouvelle discipline : 1) Ly a interprétation lorsqu’on ne comprend pas directement, & livre ouvert, quand il y a mécompréhension. 2) Toute interprétation implique un double niveau de sens, ce qui exige d’aller au-dela du donné visible, immédiat, pour atteindre le vrai sens, invisible. Lherméneutique de Schleiermacher se déploie donc dans le cadre d'une problématique philologique et exégétique. Dilthey déplace l'accent de la philologie & l'histoire, c'est-d-dire de la compré- hension d'un texte écrit & celle d’une époque entitre, le texte étant alors ensemble de la tradition. La différence est que, dans le premier cas, le philo- logue pouvait chercher & percer I'intention de auteur, dans le second, l’historien est contraint de viser un sens qui n’a pas été déposé intentionnellement dans le texte méme. Lhistoire est un texte sans auteur, qui sest écrit, du moins en partie, & Pinsu des acteurs eux-mémes et qu'il convient de déchiffrer. Dilthey, en posant la question : « Comment une science du passé humain est-elle possi- ble ? », poursuit le travail accompli par Kant et Pachéve en procédant & une « cri- tique de la raison historique », comblant ainsi le foss¢ laissé par le criticisme entre Fautil alors parler de succession idéelle ? Cela se pourrait et ne serait pas illégitime, & condi- tion qu'on ne lui oppose pas une succession réelle qui serait autre. Mais, en l’occurrence, le pro- blame ne se pose pas, puisquiil y a bien une succession réelle de Humboldt & Dilthey, de Dilthey & Heidegger, de Heidegger 4 Gadamer. Nous accordons si bien influence décisive de Humboldt sur Droysen que nous allons plus loin encore que l'objection faite : ce n'est pas Dilthey il est vrai, mais ce n’est méme pas Droysen qui a transposé le premier le Verstehen & Thistoire, Cest, avant eux, Humboldt. I doit érre clair que tout le début de notre article est écrit, en quelque sorte, en style indirect. Nous reproduisons le discours généralement regu sur Vhistoire de Pherméneutique, notre object é:ant de lui substituer un autre qui ’englobe. 4.— Nous donnons ces éléments chronologiques pour une raison précise. Les textes de Humboldt auxquels nous nous rapportons pour tracer lesquisse de son herméneutique sont antérieurs et datent de la décennie 1790-1800. Pour ce qui est de Schleiermacher, cf. la vue d’ensemble de la «chronologic des phases de Pherméneutique » érablie par A. Neschke dans son article « Matériaux pour une approche philologique de 'herméneutique de Schleiermacher » (p. 54s. dans ce volume). Schleiermacher et Humboldt ont fait connaissance dans le salon d'Henriette Herz. Is se ren- contreront & nouveau lorsque Humboldt, entré au Ministére, aura la responsabilité de fonder VUniversicé de Berlin (1809-1810), Il retint alors le projet de Schleiermacher contre celui de Fichte. CE. & ce sujes, L. Ferry, J Pesron, A. Renaut (Eds), Philosophies de Université, Patis, 1979. 74 Jean Quillien la nature et Péthique, le déterminisme et la libefté, Ce « retour & Kant» le conduit & une philosophic de la vie : la vie est jallissement, comme tel, créatrice de formes, processus producteur de normes, auto-normation, et est & elle-méme sa propre signification. Quand elle se donne a lire et devient consciente d'elle- méme, elle s'appelle histoire : Phistoire est donc l’expression fondamentale de la vie. La solution diltheyenne pour fonder philosophiquement la science histo- rique est désormais bien connue, qui repose sur la distinction entre expliquer (sciences de la nature) et comprendre (sciences de l’esprit). Qu’est-ce que com- prendre? C’est saisir 'intérieur & partir de Pextérieus, atteindre la vie psychique & travers des manifestations sensibles. Qu’est-ce qu'interpréter ? C’est « l'art de comprendre les manifestations écrites de la vie». Qu’est-ce donc que Vherméneutique? C’est « la technique de I'interprétation des manifestations vitales fixées par écrit »°, Nous expliquons la nature, mais nous comprenons la vie psychique : la psychologic devient donc le fondement de ’herméneutique. Si on tente d’apprécier le chemin parcouru du début a la fin du siécle, de Schleiermacher & Dilthey, on accordera sans peine la progression, mais on ne peut nier un déplacement, et toute la question est de savoir si les deux sont com- patibles. La progression s‘effectue par englobement successif, ce qui est l'un des modes d’avancement d'un savoir ~ l'autre érant la rupture. Schleiermacher englobe les pratiques séparées de I’exégtse et de la philologie, ayant elles-mémes leurs régles et leur technique particulitres, en une théorie unitaire, une Kunstlebre®. Dilthey, & son tour, englobe tout cet apport dans la problématique plus générale des sciences humaines. Ce travail, tout au long du sitcle, s‘effectue donc dans le cadre d'une théorie de la connaissance et sur un plan épistémologique. Toutefois, cette progression ne doit pas masquer le déplacement effectué : peut-on faire de la vie un texte tout en gardant & ce dernier mot sa signification usuelle ? N’y a-t-il pas un glissement subreptice du sens du texte au vécu qui sy traduit ? Comprendre un texte, est-ce atteindre l’intention de son auteur ? Bref, une philosophie de la vie et une philosophie du sens sont-elles compatibles, ou, plus précisément encore, une méme pensée peut-lle, en cohérence, mettre au fondement la vie et se vouloir philosophie du sens ? Il parait légitime, & la suite de H.G. Gadamer et P. Ricccur, de se demander si de telles questions ne nous mettent pas au cocur méme du probléme herméneutique?. ‘Avec Dilthey, le chemin ouvert par Schleiermacher parait achevé et il n'est plus guére & attendre que des perfectionnements d’ordre épistémologique. De fait, le renouvellement s‘effectuera selon autre mode que nous avons mention- né, celui de la rupture, & savoir l'abandon de la détermination de Pherméneutique comme épistémologie, la saisie que le plan sur lequel s'est déve- loppée la réflexion au XIX® sitcle, loin d’étre premier, est largement dérivé, et S.-W. Dilthey, Le Monde de lesprit, trad. M. Remy, Paris, 1947, I, p. 333 et 334. 6.~ Sur Pexpression Kunstlebre, cf. H.-G. Gadamer, « Hermeneutik als praktische Philosophie », Vernunft im Zeitalter der Wissenschaft, Frankfurt/Main, 1976, p. 78 s. 7.— H.-G. Gadamer, Wabrheit und Methode, p. 205-208 ; P. Ricoeur, Du Texte a laction, p. 86-87. La naissance du paradigme herméneutique 75 quill convient, en premicr lieu, de cerner loriginaire auquel renvoie cette dériva- tion, Tel est le sens du travail de Heidegger. Une rupture ne se comprend que rapportée & ce qui la préparée : ici, elle signifie Péchec, mais aussi la réussite complete de Dilthey. C’est parce quill a abouti pour Pessentiel dans lorientation retenue par le XIX® sidcle, celle de Pépistémologie, qu’a pu se faire jour lidée qu'il fallait, non plus poursuivre, mais changer de terrain, aller de lépistémologie vers ce qui la fonde, l’ontologie. Heidegger n'a jamais caché tout ce qu’il doit aux travaux de Dilthey, notam- ment & sa correspondance avec le comte Yorck von Wartenburg, et a défini sa propre exposition du probléme de ’historialité comme une appropriation de ces travaux®, Dans cette intention, il met en lumitre ce qui, par-deld une image déformée ou partielle de cette pensée, en constitue le noyau central : son unique but est de « porter la “vie” & la compréhension (Verstiindnis) philosophique et d'assurer & cette comprehension (Verstehen) un fondement herméneutique 2 par- tir de la “vie elle-méme” »?, Le génie de Dilthey est d’avoir apergu qu'il sagissait, en dernier ressort, de la question du fondement de la philosophie, ce qui condui- sait 4 une remise en cause de toute la métaphysique occidentale ; sa limite est de niavoir pas réussi & se libérer de cette demitre, ce dont témoigne, chez lui, « lindérerminité ontologique des fondements »!0, La résolution heideggerienne est connue : avant de se demander pourquoi et comment l'homme comprend, il convient de s'interroger sur cet étre dont l’étre consiste précisément & comprendre. La compréhension est toujours déterminée par le mouvement d’anticipation qu’est la pré-compréhension. Elle est un exis- tential fondamental et, par suite, ce que nous appelons « comprendre » au sens habituel, sur le plan d’une théorie de la connaissance, en le distinguant d’« expli- quer », n'est qu'un dérivé existential de ce comprendre originaire!, Aussi ce qui s'est appelé jusquiici « herméneutique », comme méthodologie des sciences de esprit, est en fait dérivé et s'enracine dans I’herméneutique au sens originaire, en tant qu’« elle labore ontologiquement I'historialité du Dasein comme la condi- tion ontique de possibilité de la recherche historique »!2. La tache premitre ne peut donc consister dans la recherche des conditions de possibilité des sciences historiques, mais dans « l'interprétation de I’étant proprement historique en son historicité »13, Telles seraient donc les grandes scansions de Phistoire de Pherméneutique. Avant d’en venir & la thése que nous voudrions soutenir, il nous parait nécessai- re de formuler, en préalable, trois remarques. Nous le ferons & partir de 'ouvrage 8.-M, Heidegger, Sein und Zeit, Tubingen, 1927, § 72, p. 377. Nous reproduisons la traduction GE, Martineau, Eire et temps, Authentica, 1985. Nous n'indiquons pas la pagination de son édition, car elle contient en marge la pagination originale. 9 Ibid. § 77, p. 398. 10.- bid., § 43, p. 210. Sur le rapport & Dilthey, cf. O. Poggeler, La Penste de Heidegger, Patis, 1967, p. 39-47. 11 Sein und Zeit, § 31. 12 Ibid., § 7, p. 78. 13.~ Ibid., § 3, p. 10. 76 Jean Quillien de Paul Ricceur, Du Texte 2 Vaction'4, qui, pour le présent débat, est exemplaire, au sens d’une remarquable réussite dans l’exposition de la thése que nous contes- tons. 1.En fait, la démarche dont nous venons de retracer les grandes lignes contient un cercle caché. Elle feint de présenter des moments-clé de !’évolution d'une discipline, comme s'il sagissait de faits patents et indiscutables. Elle va donc, semble-t-il, de la détermination de la nature et de l’objet d'une recherche donnée & son histoire, alors que, en réalité, est l'histoire retenue qui conduit & la définition de la tache. Le titre choisi par P. Ricceur Pillustre parfaitement : « La tache de l’herméneutique : en venant de Schleiermacher et de Dilthey »!, En somme, on périodise histoire & partir de la tache, mais on a déterminé la tache a partir de Phistoire. Le procédé serait légitime si cette scansion simposait & Pévidence. Qu’en est-il donc de cette histoire ? D'abord Schleiermacher, « le pére de ’herméneutique moderne, l’initiateur d'un mouvement dont le développement se poursuit encore aujourd’hui »!6, I] est connu quill n’a jamais publié son Herméneutique, n'en a donné une présenta- tion d’ensemble qu’a l'occasion et dans le cadre de deux conférences tenues en 1829, qu'il faudra attendre 1838 pour avoir, 2 partir de ses notes et de celles prises en cours par ses étudiants, une premiére édition, et 1959, avec H. Kimmerle, une édition scientifique. Rappelons enfin que le public francais n'a aces aux textes que depuis peu!”. En outre, si, & suivre F. Mussner, son origina- lité est d’avoir fait de la question : « Qu’est-ce que comprendre ? » son théme de recherche, et son apport spécifique, de Pavoir élargie aux sciences morales, on maura garde d’oublier que tel est l'objet de la discussion générale en ce début du XIX sidcle. Dans ce contexte, Schleiermacher a-t-il eu une influence décisive dans le domaine tant du travail philologique que de la recherche historique ? Cela resterait & prouver!8, 14—P. Ricoeur, Du Texte a Vaction, cf, supra, note 2. 15. Ibid., p. 75. 16—E Mussner, Histoire de Uherméneutique, p. 21. auteur reproduit la scansion Schleiermacher — Dilthey ~ Heidegger — Gadamer. 17.—ED.E. Schleiermacher, Herméneutique, Paris/Lille, 1987. Sur la question des Editions succes- sives et de Pérablissement du texte, voit la « Note » du traducteus, Ch, Berner, p. I ss. 18.~ On évoquera Finfluence de Schleiermacher sur Boeckh ; mais, 2 nouveau, il faut distinguer Vinfluence décisive et les influences adjacentes, qui peuvent, d’ailleurs, étre importantes. ‘Or, que nous apprennent les faits ? Humboldt a commencé 3 traduire Pindare (la deuxitme Olympique) en. 1793 et il poursuit les années suivantes ce difficile travail de traduction des Olympiques ex des Pythiques. Son desscin est de donner une traduction des Odes. Il se heurte alors 4 un probléme prosodique, qui le conduit 4 une nouvelle recherche : exposer « les prin- cipes fondamentaux de la métrique de Pindare » (a BA. WolE, 26 Juin 1975, GW, V, p. 128). En fait il échoue et abandonne en 1804. Boeckh reprend le projet et réussit: est le De metris Pindari, auquel auteur du Kawi-Werk rendra encore un vibrant hommage a la fin de sa vie (Werke, II, p. 335 note). Boeckh fur 'dlive de RA. Wolf, 'smi de Humboldt, et connaissat le idées de ce dernier sur Ja Gréce. Iljuge la conception de Wolf trop « extérieure », reprenant la critique méme faite & ‘Wolf par Humboldr dans une correspondance restée ignorée des contemporains. Nous ne pouvons que souscrire au rapprochement opéré par B. Bravo (Philologie, histoire, philosophic La naissance du paradigme herméneutique 7 Nous arrivons donc directement & Dilthey. Celui-ci a vécu de longues années dans la familiarité de Schleiermacher, lui a consacré une monumentale biogra- phie (1870) et a écrit une histoire de 'herméneutique (1900), en laquelle, tel Pygmalion sa statue, il sculpte un portrait qui prendra vie et se forge un pere fon- dateur, Pour ce faire, il n’hésite pas & associer & sa compétence philologique une « géniale faculté philosophique » : « Ainsi naquit alors la théorie générale de la science et de [art de l'interprétation »!9. Ainsi aussi naquit loriginaire. Schleiermacher venait de devenir Schleiermacher. Heidegger se rattache & son tour trés étroitement, nous l’avons vu, & Dilthey. H.G. Gadamer reprend le flambeau et, tentant de retenir ensemble la question de la méthodologie des sciences humaines et celle de la question du sens de Petre, écrit Verité et Méthode, Méthode (Dilthey) et Vérité (Heidegger). P. Ricoeur part de la, établit le « bilan de herméneutique » et se propose de pousser sa réflexion plus loin sur la ligne Schleiermacher — Dilthey — Heidegger - Gadamer, non sans avoir toutefois I'honnéteté et la lucidité de reconnaitre que sa présentation n'est pas neutre, « au sens oi elle serait dénuée de présuppositions »?9, Il reste que ce schéma chronologique se donne comme une reproduction, en un sens du mot proche de celui de Bourdieu et Passeron, sur le mode de la transmission d'un patrimoine, mais olt c'est le fils qui, s'€tant auto-proclamé, intronise son ptre. La démarche s'est, de surplus, forgé son propre outil de légitimation, qui la soustrait & toute contestation : selon le principe herméneutique, Ricceur comprend mieux que celui-ci ne s'est compris Gadamer, qui avait compris mieux que lui-méme Heidegger, lequel avait compris le vrai sens de Dilthey, le premier & avoir vrai- ment compris Schleiermacher, lequel, sans doute, ne s'est pas compris lui-méme. Bien entendu, nous ne mettons nullement en cause ici la maniére dont une pensée s'est nourrie et formée — cela lui appartient -, mais ’attitude qui consiste a retenir le vécu de pensée d’un auteur et la fagon dont lui-méme, pour siinterpréter, Pinterpréte, comme une donnée objective simposant 4 tous. Pour le dire en termes hégéliens : l'histoire d'un tout peut-elle s'écrire du point de vue un des moments de son déploiement ? Oui assurément, mais elle n'est pas alors «de Lhistore, Varsovie, 1968, rept. Hildesheim, 1988, p. 94), en ajoutant que Boeckh connais- sait les conceptions de Humboldt bien antérieures au Kawi- Werk (1830-1835) et méme 3 Die Auufgabe (1821) (cf. Bravo, p. 93). Nous marquons notre accord avec sa conclusion : « Boeckh. a applique les idées de Schleiermacher sur '*herméneutique” et la “critique”... la recherche... = recherche quil congoit d'une fagon semblable & celle de W. v. Humboldt » (p. 96). Ce juge- ment distingue bien ce que nous avons appelé ci-dessus le décisif et 'adjacent ; simplement, nous estimons trop imprécis « semblable »; ily a assurément rencontre, mais elle n'est pas for- tute. Par voie de conséquence, si on suit A. Neschke (« Platonisme et rournant herméneutique... », p. 129: Droysen est disciple de Boeckh et le Kawi-Werk lui sert de moddle), on retrouve Humboldt & toutes les érapes. 19.~ W. Dilthey, Le Monde de lsprit, p. 330. Nous trouvons la méme remarque dans 'ouvrage de G. Gusdorf, Les Origines de Uherméncutique, p. 290 : « Uherméneutique de Schleiermacher. par Dilthey interposé, demeure une source majeure de I'herméneutique contemporaine »; p. 292 : «la Vie de Schleiermacher s'appartient pas & Schleiermacher, mais & Dilthey ». 20.-P Ricoeur, Du Texte @ Vaction, p. 76. 78 Jean Quillien le rout en sa vérité;; elle est récit, non théorie. Précisément cette scansion de Therméneutique présente une autre difficulté, objet de notre seconde remarque. 2, Nous prendrons 4 nouveau pour base P. Ricoeur car, d'une part, il est le terme actuel de la lignée, d’autre part et surtout, parce quill ne se satisfait pas de présenter naivement et sous ’apparence d'une fausse neutralité des moments, mais tente d’en mettre au jour la logique interne, seule susceptible de légitimer théoriquement la scansion historique. Il le fait & l'aide de deux concepts, ceux de dérégionalisation et de renverse- ment copernicien. Le premier vise & rendre compte de I'élargissement des hermé- neutiques régionales en une herméneutique générale, d’abord dans le cadre enco- re restreint de lexégése et de la philologie, puis dans celui, plus vaste, de Phistoire, Schleiermacher puis Dilthey — élargissement effectué sur une seule dimension, l’épistémologie. Son pouvoir s'arréte 1a, d’ot le recours au vicux concept de renversement copernicien : aprés avoir dérégionalisé, on radicalise, on abandonne la méthodologie pour Ja recherche du fondement, qui replacera, avec Heidegger, « les questions de méthode sous le contréle d’une ontologie préa- lable »?1, Leffort de Gadamer visera & tenter la synthése entre ces deux mouve- ments, du régional au général, de I’épistémologie & l'ontologie™. Telle serait la logique interne de Phistoire de I’herméneutique, qui déja, 2 ne considérer que son ossature, appelle une objection séricuse : le mouvement ainsi décrit, de lépistémologie & lontologie, puis & nouveau de lontologie & Pépiscémologie, n’est-il pas, en ce va-et-vient, le signe d'une impasse, pour étre plus précis, de impasse de la seule voie épistémologique (sen tenir uniquement aux questions de méthode) ou de la seule voie ontologique (s'en tenir unique- ment a la question du sens de Pétre) ? Allons plus loin : n’est-ce pas la voie onto- logique qui, comme telle, est une impasse ? Bref, les deux concepts mis en jeu par P. Ricoeur sont-ils opératoires ? Quels déments, en effet, doivent-ils se trouver réunis dans le méme chercheur pour qu’il progresse & la fois en direction d'une détermination du champ herméneutique et de la recherche de son fondement ? Une double et égale com- pétence : celle du philologue, celle du philosophe. La premiere, séparée, risque de senfermer dans l’érudition et la technicité, la seconde, de théoriser sur une pra- tique ignorée?3, C’est rout le débat, & la fin du XVIIF sidcle, entre FA. Wolf et W. von Humboldt. Voyons & cette lumiére ce que nous apporte un examen sans préjugés des faits d'une part, ce qu’en dit P. Ricceur d’autre part. Schleiermacher a regu une éducation piétiste qui Pa fortement et définitive- ment marqué, puis mené & bien de solides études de théologie. En 1797, il fait 2 Ricoeur, Du Texte 4 action, p. 76, 88. 22. P. Ricoeur, Du Texte a Vaction, p. 97. 23.- Cf. P. Szondi, Podsie et pottique de l'idéalisme allemand, Paris, 1975. « herméneutique de Schleiermacher », p. 291-315 ; p. 293: les successeurs de Dilthey (Heidegger et Gadamer) ont pris « ’habitude de rester sur les sommets d'une philosophie de la compréhension sans redescendre & la pratique terre & terre des interprétations et de leur méthodologie ». Ce rap- port entre chéorie et pratique est précisément l'objet de notre troisitme remarque. La naissance du paradigme herméneutique 79 la connaissance et devient ami de Friedrich Schlegel, lequel exercera sur lui une influence considérable : il Pinitie & la philologie et Pincite & traduire Platon, tache quill poursuivra durant toute sa vie”, La Bible et les dialogues de Platon consti- tuent donc sa nourriture spirituelle et intellectuelle essentielle. Schleiermacher est, avant tout, un théologien. Comme le note Gusdorf, « I'Allemagne protestan- te acu un maftre théologien », qui devient « le penseur religieux de l’age roman- tique »?5, Er il faut toute la vénération de Dilthey pour, en un paragraphe extra- ordinairement codé, qui est, de fait, le lieu névralgique de son essai de 1900, concentrer en Schleiermacher tous les ingrédients requis pour que naisse Pherméneutique : & une « virtuosité philologique “sallie” une géniale faculté phi- losophique formée a l’école de la philosophic transcendantale, qui offrait juste- ment de quoi poser et résoudre le probléme herméneutique de fagon générale »?6, Tout, dans ce passage, est juste, ou presque. En somme, pour qu'advint Pherméneutique, il fallai, dit en bref — et Dilthey le sait bien — Kant. Or, Kant n'a pas de présence centrale chez Schleiermacher, d’oit cette formulation ellip- tique : « formée & Pécole de... ». Ce qui accroft la surprise, c'est que cette présen- ce existe chez quelqu’un que Dilthey pourtant connait bien, Humboldt. Or, le méme embarras se déctle chez Ricceur. Celui-ci accorde également que le « kantisme constitue Phorizon philosophique le plus proche de herméneu- tique », issue d'un « renversement tout a fait semblable & celui que la philosophie kantienne avait opéré ailleurs », et évoque, lui, le « climat kantien », réplique du «aPécole de... » de Dilthey. Schleiermacher optre un renversement copernicien, mais sans en étre conscient, et il faudra attendre Dilthey pour accéder & cette conscience?”, Avouons notre perplexité: en plein criticisme, Schleiermacher, jouissant de fait d'un «climat» kantien (Henriette Herz, les Schlegel, 24— Sur le rapport de Schleiermacher & Platon, cf. H.-G. Gadamer, « Schleiermacher platonicien », Archives de philosophie, 1969, p. 28-39, et Varticle d’A. Neschke dans ce méme volume « Platonisme et tournant herméneutique... », p. 109 ss. 25.- G. Gusdorf, Les Origines de Uherméneutique, p. 303. 26.- W. Dilthey, Le Monde de lesprit, p. 330. Le probléme ici nfest pas d'évaluer la qualité philo- sophique de Schleiermacher, mais de savoir sil se meut théoriquement dans le cadre du criti- cisme. II n'est pas non plus question de le contester comme théologien. Nous pouvons bien, in, suivre Karl Barth : « Nous avons affaire & un héros comme il en échoit rarement ala théologie... Il ne fut pas un penseur parmi d'autres, mais il pouvait bien représenter la plé- nitude des temps » (cité par Gusdorf, Les Origines de lherméncutique, p. 303 s.). Gadamer le remarque également : Schleiermacher, « théologien chrétien qui ne perd jamais de vue ses pré- occupations et entend que son herméneutique, en tant que canonique générale du com- prendre, serve aux tiches particulitres de lexégise biblique » (L’Are de comprendre, p. 31). A. Neschke le rappelle également (« Platonisme et tournant herméneurique... » p. 111 ss). ‘Nous ne disons pas autre chose : Schleiermacher est un théologien. Or Humboldt est peut- ure tout, sauf théologien. Dieu, chez celui-la, est au centre (A. Neschke, p. 117) ; cher celui- ci, Cest 'homme. Test & remarquer, et le fait n'est strement ni fortuit ni anodin, que les penseurs retenus par histoire de I'herméneutique ont tous touché de pres & la théologie, fit-ce pour s'en écarter. I est vrai que manque totalement chez Humboldr certe dimension de lexégtse biblique. Labsence de Dieu dans son ceuvre serait-elle la raison de son « oubli » ou de sa mise & l'écart? De manitre plus générale, un certain rapport historique & Dieu n’a-cil pas conduit & une cer- taine orientation de I'herméneutique? 27-P Ricoeur, Du Texte 2 action, p. 78 (souligné par nous). 80 _____Jean Quillien l’Athenaeum, etc.), fait du Kant sans le savoir et il faudra prés d’un sitcle pour quon sen apercoive. Dilthey ressent Pexigence de « réenchainer sur Kant »?8, Ce constat appelle une nouvelle question : suffitil, pour justifier une filiation directe de Schleiermacher & Dilthey, d’avancer que ce dernier, enrichi de immense apport de l’historiographie du XIX® sidcle (Ranke, Droysen, etc.), reprend Kant et le poursuit & partir de l’endroit oi il sest arrété ? Autrement dit, passe-t-on philo- sophiquement de Schleiermacher 4 Dilthey par la prise de conscience d’une pra- tique et extension d'un champ ? Lenjeu de tout ce débat, on le voit bien, est Kant et son interprétation”?. P Ricoeur note avec raison que Dilthey, pour résoudre le probléme de historique comme tel, ne s'est pas tourné « du cété de lontologie ». Mais pourquoi ? Le fait de la montée du positivisme dans les sciences historiques constitue-t-il une expli- cation suffisante ? Ce refus de ’ontologie nous méne directement & Heidegger, qui opére « un second renversement copernicien »3°. La formule surprend : le renversement d’un renversement n’est-il pas le retour & ce qui a été renversé une premitre fois ? De fait, elle est trés sérieuse et peut se lire en une autre acception que celle que lui donne Ricceur. Pour lui, c'est un pas en avant, et méme un « pas décisif »31, Ne peut-on lentendre aussi comme un retour 3 l'avant-premier P Ricoeur, Du: Texte @ Vaction, p. 83. 29.-Le probléme posé par la place de Schleiermacher rapportée & la signification de Vherméneutique s’éclaire tout & fait & la lumitre de l'article d°A. Neschke, qui défend, & cet égard, la demnitre position possible. ‘Nous sommes d'accord avec Dilthey et Riccrur pour poser en Kant, qui pourrant rien parle pas, le point de départ de I'herméneutique au sens modeme. Ceci admis, nous avons avance quien ce cas le maillon qui suit ne peut étre Schleiermacher, mais Humboldt. En effet, Schleiermacher n'est pas kantien, alors que Humboldt lest de part en part, et par suite Dilthey comme Ricczur se trouvent contraints, de manitre nerte pour l'un, indirecte pour autre, de le rattacher 4 Kant. Nous avons vu dans cet effort impossible pour aller contre les fuits la reconnaissance implicite de notre thése. A. Neschke saccorde avec nous sur ce point et revient aux faits: « Schleiermacher récuse la philosophie transcendantale de Kant et de Fichte ainsi que leur prétention & représenter la philosophic en général » (p. 117). Mais sl est exact qu'il 2 voulu comprendre la Critique de a raison pure en théologien (p. 112), la question se pose : la comprendre ainsi, est-ce encore la comprendre ? Diailleurs, la Dialectique oppose aux « théses centrales de Kane » (p. 113). ‘Résumons : Schleiermacher n'est pas kantien et, bien plus, récuse le kantisme. Quelle est alors ‘a base philosophique fondamentale ? Platon. « Nous pouvons donc & bon droit affirmer que sans compréhension et appropriation de Platon... 'Idée de I'Herméneutique comme discipli- ne philosophique ne serait pas concevable ». Et A. Neschke insiste: «Le concept de herméneutique n'est pas concevable sans platonisme » (p. 116). Done Platon, et méme Platon contre Kant. Cette position 4 Vavantage d’éviter de faire de Schleiermacher ce qu'il nest effectivement pas : un kantien. Le débat devient clair : ou on pose Vorigine de I'herméneutique en Schleiermacher et il faut le rapporter & Platon, ou on la place en Kant et on est conduit directement 2 Humboldt, puis, sans peine, & Droysen, Dilthey et la suite. Nous écartons ainsi les interprérations batardes. Reste donc la premitre interprétation, qui renvoie tout simplement & ce qu‘est la philosophie etson histoire : qu’en extil, dans Phistoire de la pensée, de la evolution kantienne ? On mesu- re ici 'importance du fait noté par tous : Schleiermacher est un théologien. 30.—P Ricoeur, Du Texte 2 action, p. 88. 31—P Ricoeur, Ibid. La naissance du paradigme herméneutique 81 renversement copemnicien, en somme, pour faire initié, comme un pas qui rétroctde ? Expliquons-nous, Heidegger dit avoir opéré une réappropriation des travaux de Dilthey. Cela est incontestable et éclaire sa propre formation, mais, sur le plan, qui est le nétre ici, d'une logique de la pensée, la question doit étre posée : érait- ce le seul mode possible d’appropriation ? Néanmoins, on peut estimer que, sur un point essenticl, Heidegger a vu juste : Dilthey ne doit pas étre compris, en son intention profonde, sur le seul plan de l’épistémologie et de la méthodologie. Si on l'admer, surgit alors la question : la réflexion sur le fondement de la philoso- phie reconduit-elle nécessairement & 'ontologie ? Lenjeu maintenant se précise. Que signifie le renversement copernicien opéré par Kant? La destruction de la prétention ontologique et la détermination de la philosophie comme anthropologic. Que signifie le « renversement » heideg- gerien ? La dénonciation explicite de Porientation anthropologique et la restau- ration de la visée ontologique — comme en témoigne le débat de Davos entre Cassirer et Heidegger”, Nous avons réuni, au terme de cette présentation, toutes les données du pro- bléme. La structure en est simple, qui se construit dans lentrecroisement de trois paramttres intimement liés: Kant; la philosophie comme anthropologie ; qu’est-ce que comprendre ? Le premier fait défaut & Schleiermacher (penser selon Pesprit d’un systtme et vivre sous un climat, ce n'est pas la méme chose), le second est récusé par Heidegger. Reste donc Dilthey. La conclusion simpose : la périodisation Schleiermacher — Dilthey — Heidegger manque d’unité et de base théorique. 3, Uherméneutique est la théorie de la compréhension en rapport avec l’inter- prétation des textes, Elle implique tout un travail sur les textes et la réflexion sur ce travail, et met donc en rapport étroit le philologue et le philosophe, c'est-&- dire la pratique et la théorie. Schleiermacher est incontestablement un spécialiste en philologie et en exé- gise, Dilthey et Heidegger sont des philosophes. La lignée traditionnelle n’est donc pas homoggne, Les partisans de cette périodisation doivent en avoir quelque conscience, qui veulent & rout prix décemer au premier un brevet de kantisme. Il importe de ne pas opposer purement et simplement théorie et pratique, avec le risque de voir le philologue confronté & son dur travail se gausser du fai- seur de systéme, ou le philosophe métaphysicien considérer avec condescendan- ce le labeur de fourmi du premier — les deux & tort. Il convient de distinguer deux niveaux & 'intérieur de la théorie. Lhistoire de 'herméneutique peut alors étre restituée de la facon suivante : * De l’Antiquité a la fin du XVIII¢ sitcle, nous constatons une pratique constante de Pherméneutique et de l'exégtse, puis, avec Ia Renaissance, de 32. E. Cassires, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929), Paris, 1972. Voir aussi M. Heidegger, Kant et le probleme de la métaphysique (1929), Paris, 1953, notamment la quatritme section. ga Jean Quillen la philologie — pratique qui, en chaque domaine, sélve A une certaine sys- tématisation, mais manque d’une théorie unifiante. *Schleiermacher, qui est lui aussi un praticien, construit, sur fond de sa propre pratique, cette théorie unifiante, qui englobe les deux grands champs pratiques antéricurs. C’est la théorie & un premier niveau : il sagit d'une Kunstlebre, non d'une Wissenschafislebre. Schleiermacher est théoricien en ce sens?3, * Dilthey, et il sera suivi sur ce méme plan par ses successeurs (Heidegger, Gadamer, Ricoeur), veut construire une théorie d’ensemble, prenant appui sur Schleiermacher théoricien (premier niveau) comme sur le travail de la science historique. Cette distinction vaut, bien stir, également en ce dernier domaine: Ranke et Droysen sont historiens, puis théoriciens (premier niveau) de leur discipline. Si fon admet cette distinction, les choses deviennent claires et simples. Les difficultés soulevées par la périodisation traditionnelle viennent de ce que l'on place sur la méme ligne des théoriciens d’un niveau différent (d’out les efforts pour élever Schleiermacher au second niveau). Une seule objection pourrait jus- tifier le point de départ retenu : il faut bien poser Schleiermacher, faute d'avoir, pour cette origine, !'équivalent, pour la suite, de Dilthey, Heidegger, etc. Or, il se trouve que ce point de départ, au sens de la théorie (second niveau), existe : il Sappelle W, von Humboldr. Nous sommes parfaitement conscients que la Iégitimation de toutes les dimensions requises pour une complete explicitation de la thase excéde les limites d'un simple article, Nous ne pouvons faire plus ici que de projeter lesquisse de Pherméneutique de Humboldt, Toutefois, avant d’y venir, nous pouvons déja, si Yon veut bien nous accorder & titre provisoire notre proposition de départ, en dégager les implications. On s‘apercevra alors que nous ne sortons pas artificiel- lement Humboldt de Poubli comme une sorte de deus ex machina, mais que, pour peu qu’on veuille bien ne plus s‘interdire de la voir, sa présence, plus ou moins avouée, est, dans la lignée traditionnelle elle-méme, trés forte. Cette pré- sence une fois reconnue, les difficultés mises au jour ci-dessus s évanouissent et différents faits séparés se rassemblent, tels les éléments d'un puzzle, en un tout. Humboldt est a la fois un praticien (philologie, travail de traduction), un théoricien au premier sens (que fait-on quand on tente de comprendre PAntiquité, un pome de Pindare, ou encore une poésie de Schiller 2) et un théo- 33. P Szondi souligne également que Schleiermacher, tel quil nous est transmis, est une création Dilthey et qu'il convient dabord de se libérer de cette image : « Les travaux de Dilthey firent de Schleiermacher le modéle de Pherméneutique du XX° sitcle », Pots et podrique, p- 298 ; pour connaitre Schleiermacher « on fera donc bien de s'attacher moins & U'intention phi ‘osophique soulignée pas Dilthey qu’aux considérations de Schleiermacher sur la pratique efftc- tive dela compréhension », p. 294 (souligné par nous). Szondi distingue donc aussi théorie et pratique, dénonce l'infléchissement opéré par Dilthey, suivi en cela par les successeurs, sur Schleiermacher, et place ce dernier sur le plan de ce que nous avons appelé théorie au premier sens. Or, méme sur ce plan, il avoue que I'herméneutique de Schleiermacher n’existe pas enco- ui-ci lui appara, «comme l'initiateur possible d'une théorie de l'interprétation gui reste encore & constituer » (ibid, souligné par nous). La naissance du paradigme herméneutique 83 ricien au second sens (qu’est-ce que comprendre ? — question qui fit Pobjet de sa méditation tout au long de son existence). Déja, une ligne Humboldt — Dilthey — Heidegger devient, & tout le moins, homogéne (dans les trois cas, il s'agit de théorie au second sens). Se justifie-t-elle en son contenu? L’élément nouveau, disait-on, entre Schleiermacher (1768- 1834) et Dilthey, c'est toute Phistoriographie allemande du XIX® sitcle, & com- mencer par Ranke et Droysen. argument ne vaut plus de fagon décisive pour ce contemporain de Schleiermacher quest Humboldt (1767-1835). Celui-ci a pro- cédé, bien avant Dilthey, & une critique de la raison historique, non plus dans un simple « climat », mais dans la claire conscience de poursuivre et d’étendre le tra- vail de Kant®4. Or, cette critique a constitué la base théorique de Ranke?> et Droysen a déclaré lui-méme que « c’est l’ceuvre de W. v. Humboldt qui I’a aidé & trouver son chemin dans la réflexion théorique sur la connaissance historique »?6, Et Dilthey, qui intégre dans sa réflexion Ranke et Droysen, reprend pour Pessentiel la problématique cernée par Humboldt, ce qu'il ne dit pas, mais sug- gire tout de méme, bien que de facon plus qu’allusive, dans son essai de 190037. Lidée d’une continuité entre Humboldt et Dilthey ne pose donc aucun proble- me: méme base théorique, Kant, méme centre, comprendre, méme domaine, Texpérience humaine, notamment historique, méme effort pour rechercher les conditions de possibilité d’une science de homme, Heidegger accorde une grande importance 4 Humboldt, si grande qu'il le considére comme la quintessence et, en méme temps, l'achévement de toute la |.— G. de Humboldr, La Tache de U’bistorien, 1821, trad. A. Disselkamp et A. Laks, Lille, 1985. ‘Nous renvoyons 4 notre « Introduction » (p. 7-46) 4 ce volume, ainsi qu’s notre article : « La tiche de Phistorien d’aprés G. de Humboldt », Social Science Information, 2512 (1986), p. 339-381. 35.- E. Fueter, Histoire de Uhistoriographie moderne, Paris, 1914, p. 589 ss. 36.-B. Bravo, Philologi, histoire, p. 297. H.G. Gadamer, Philosophische Hermeneutik, p. 33. Crest ce que montre de la facon la plus nerte U. Muhlack dans sa contribution au présent volume : « Johann Gustav Droysen : « Histrik » et herméneutique ». I! reltve la critique radi- cale que fait Droysen de tous ses prédécesseurs, & la seule exception de Humboldt : «il loue dans l'ensemble de l'cruvre de Humboldt la “pleine connaissance des principes” » et le consi- dire comme le fondateur de I'Historit. Et nous ne pouvons que marquer notre total accord avec U. Mublack quand il avance que le projet de Droysen est « la réalisation consécutive aux esquisses de Humboldt », comme le « développement des germes féconds de notre science » qui sont contenus dans les écrits de Humboldt, considéré par Droysen comme un « Bacon pour les sciences historiques » (p. 285). Droysen a été ala fois un praticien et un théoricien, au premier sens selon notre distinction, de I’histoire (cf. 3 ce sujet, U. Mublack, p. 286 s.), et a retenu de Humboldt le fondement philosophique. Muhlack le reconnatt erés explicitement : dans La Tache de Uhistorien, Humboldt ébauche une méthode de connaissance historique qui, sans utiliser les concepts « comprendre » et «expliquer», esquisse la conception « droysenienne » d'une compréhension explicative (p. 295, souligné par nous). Nous serions ‘accord, mais avec une réserve. Mublack majore Droysen et minore Humboldt : La Tache... est bien plus qu'une « ébauche » ou une « esquisse » et la compétence de son auteur en matit- re de savoir historique est ts réelle. Sur la compréhension en histoire, voir Die Aufgabe, GS, TV, p.47 ; Werke, I, p. 597 (trad. frang., p. 78) ; voir aussi notre article « La tache de I'historien apres G. de Humboldt » (note 34), p. 365 ss. 37. Le Monde de lesprit, p. 329. 38.~ examen du rapport entre Dilhey et Humboldr exigerait, bien str, tour un travail. I ne pou- vvait méme pas étre esquissé ici. 84 - - 7 Jean Quillien méditation occidentale sur le langage. Il met en lumiére intention fondamentale de toute sa philosophie, qu'il découvre a juste titre dans la question de homme. ‘A quoi il objecte : « en vérité, cest la langue qui parle et non I'homme »39: die Sprache spricht. Venjeu est clair: il consiste dans l'opposition entre les deux grandes orientations de la pensée philosophique, anthropologique et ontolo- gique, et nous remet dans la proximité des entretiens de Davos. Or, Cassirer est humboldtien, Humboldt est celui qui s'est consacré a exploration de la Sprachlichkeit et 4 Yexamen de son rapport avec le comprendre. C'est ce que reprend Gadamer qui retrouve, lui aussi, de ce fait, Humboldt, « le créateur de la philosophie moderne du langage »°, Résumons: out le débat sur le comprendre implique une prise de parti concernant la nature de la philosophie, anthropologie ou ontologie, question du sens ou question de l’étre, et se joue dans le confit entre ces deux grandes orien- tations de la pensée. Nous avons mis au jour une continuité anthropologique qui, sur fond de la révolution copernicienne effectuée par Kant, prend son départ en Humboldt et trouve son achtvement provisoire dans une compréhension globa- le de ces compréhensions partielles et relatives que sont les langages et les discours que Jes hommes ont tenus dans leur histoire : c'est la Logique de la philosophie Eric Weil*!, Nous aurions ainsi une continuité théorique de Humboldt a Weil, avec ces moments décisifs que représentent Dilthey et Cassirer. Mais nous ne nous bor- nons pas & opposer & la lignée traditionnelle une lignée autre, laissant le lecteur devant un choix. En effet, notre schéma intégre le précédent et se montre donc plus compréhensif. Schleiermacher y regoit cette place que nous avons déja dési- gnée, celle d'un praticien et d’un théoricien au premier sens. Quant & Heidegger, il est compris, aux deux sens du terme, dans et par la Logique de la philosophic. Nous en arrivons donc cette esquisse annoncée. Nous avons choisi de le faire en nous en tenant au Humboldt d’avant 1800, cest-a-dire avant la découverte du langage. Nous n’ignorons certes pas que cette herméneutique trouve son plein achévement dans la philosophie du langage. Deux raisons, ajoutées & celle des limites d’un article, ont néanmoins dicté notre choix. D’abord, ce que nous met- tons en cause ici, est la position fondatrice attribuée & Schleiermacher, d’ot Pintérét de se rapporter & une pensée formée avant méme que ce dernier ait pro- fessé le moindre cours. Ensuite et surtout, il nous paraft que les grandes lignes de Pherméneutique de Humboldt sont déja tracées par la voie de la réflexion exclu- sivement philosophique, ou, si ’on préfere, spéculative, que Humboldt choisit d'appeler anthropologique, avant méme la prise en considération du langage et des langues. En clair, ce n'est ni la philologie, ni la linguistique qui ont guidé la visée herméneutique, mais bien la philosophie ct, trés précisément, la philoso- phie critique. Notre but ici est donc simplement de dégager les conditions de possibilité d’apparition, & partir du criticisme, d'une herméneutique. M, Heidegger, « Hebel. ami de la maison » (1958), dans Questions III, Paris, 1966, p. 67. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 415. . Weil, Logique de la philosopbie, Paris, 1950. La naissance du paradigme herméneutique : 85 2, Les conditions objectives Lherméneutique, entendue comme science générale de la comprehension, résulte d'un triple événement advenu & la fin du XVIIIF siécle : la transformation de la philologie en Ahertumswissenschafs, Ymergence de la conscience historique et les débuts de la science de l'histoire, la révolution accomplie par Kant dans Vordre du philosophique. Elle exigeait, pour étre produite, la convergence en le méme esprit de ces trois dimensions et sa maitrise réelle, de premitre main, de chacun de ces trois champs du savoir, alors travaillés séparément, philologie, his- toire, philosophie. Seule leur coopération et leur articulation les uns par rapport aux autres pouvaient permertre la constitution d’un savoir homogtne qui efit pour objet "homme, Vhumanité en "homme. C'est ce savoir qu’a visé Humboldt, dans la dernitre décennie du sitcle, sous le nom de philosophische Menschenkenntnis, connaissance philosophique de "homme qui conjuguat Pécude attentive et minuticuse des faits et la recherche du sens, dans un va-et- vient permanent entre les deux. Cette connaissance cherche & atteindre, dans Pespace et dans le temps, les individualités, individus singuliers, peuples, cul- tures, époques, en leur singularité, en tant que porteuses d'un universel, ceci & travers la diversité, rassemblée en un tout, de leurs manitres d’étre, de se situer par rapport au monde pour en faire leur monde, et de leurs activités et produc- tions de toute nature — bref, se veut une compréhension de I’humanité dans la totalité de son devenir, une interprétation de son sens & partir des signes qu'elle a laissés et laisse d’elle, déposés sous différentes figures et, de manitre essentielle, dans les multiples langues qu'elle n’a cessé de produire. La mutation dans le domaine de la philologie a son berceau, I'Université de Gérringen, l'un des grands foyers, avec Berlin, de l'Aufklérung, son initiateur, C.G. Heyne, son théoricien, FA. Wolf, Heyne a dénoncé l'insuffisance de la conception alors en vigueur du philologue comme polyhistor et polymathe, et de la philologie comme connaissance érudite de la langue et simple critique des textes. Ila soutenu que ces dernitres n’étaient que des moyens au service d'une fin plus haute, la saisie de I’Antiquité comme totalité vivante, organisme obéis- sant & ses propres lois. De la le concept d’« époque » comprise comme totalité, valant par elle-méme et, par suite, la détermination de la forme supérieure de la recherche philologique : appréhender le génie d'une époque entitre, la com- prendre, ce qui ne se peut que par un effort assidu pour coincider avec elle. Un texte donné ne peut donc étre compris que s'il est rapporté & l'ensemble de Voeuvre de auteur et celle-ci, & son tour, au tout de la culture en laquelle elle a pris naissance, seule manitre de cerner ce que l'auteur a voulu dire*?, Mais c'est 42.~ Humboldt a suivi les cours de Heyne & Gottingen et, lié avec Thértse, fréquente assidment Ja maison du maitre. Ilse familiarise avec la question de V'interprétation, notamment & pro- pos d’Homtre. La thése selon laquelle les vues de Humboldt sur 'interprétation de l’Antiquité classique ont éé dé:erminées par Heyne a éxé avancée pour la premitre fois par E. Howald, W. von Humboldt, ErlenbachiZiitich, 1944. Elle a écé reprise par PB. Stadler, Wi von Humbolds Bild der Antike, Zisich/Scurtgart, 1959 ; C. Menze, Wilhelm von Humbolds und 86 : ____Jean Quillen aun dave du séminaire de Heyne, RA. Wolf, que, éclipsant injustement son maitre, il est reconnu d’avoir accompli la transformation de la philologie clas- sique en science de PAntiquité et d’avoir dressé en 1795, avec ses Prolegomena ad Homerum, Vacte de fondation de lAltertumswissenschafi. Wolf a voulu établir Punité de savoirs divers et séparés en produisant la philologie, devenue ainsi la science des sciences, comme discipline unifiant la grammaire, la critique, Therméneutique classique, la géographie, 'histoire de la littérature et des sciences. Son but revendiqué fut de faire le recensement de toutes les recherches ayant pour objet I’Antiquité, d’en montrer I’affinicé et d’en élaborer Punité orga- nique, afin d’aboutir & une science unique, I’Altertumswissenschafi, encyclopédie des études de I’Antiquité, dont la fin est de restituer, & travers I'étude d'une nation et de sa culture, Phumanité antique. Wolf rompt effectivement avec la seule érudition philologico-antiquaire du Philolog von Metier et tente d'ériger la philologie en science philosophico-historique, mais sa démarche trouve sa limite en ce quelle se développe dans un cadre philosophique qui est celui de PAufkldrung, donc du rationalisme pré-kantien. Comme on le fait pour 'herméneutique, on scande volontiers selon trois grandes étapes le parcours de la prise de conscience, puis de la pleine appropria- tion du concept d’historicité. A la lignée Schleiermacher, Dilthey, Heidegger pour la premitre, répond et correspond, pour la seconde, Ia lignée Herder, Dilthey, Heidegger*?. Dilthey effectue et thématise la jonction de Pherméneutique et de Phistoire, Heidegger opére, par rapport & lui, un renverse- ment de la problématique en déplagant interrogation en direction de la consti- tution ontologique de la compréhension et fait ainsi de I’historicité le concept ontologique central. La différence des deux lignées réside donc uniquement dans leur point de départ, ’acte fondateur, différent, Schleiermacher ici, Herder Ia. Nous avangons que la véritable origine commune aux deux est Humbolde“, Christian Gottlob Heyne, Ratingen/Diisseldorf, 1966 ; et nous-méme, G. de Humboldt et la Grice, Lille, 1983, p. 15-18. Nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur. ‘Egalement & la suite de Howald, W. Merder a mené la méme démonstration en ce qui concer- ne F Schlegel, Der junge Friedrich Schlegel und die griechische Literatur. Ein Beitrag zum Problem der Historie, Ziirich, 1955. Pour étre bref, disons que, par opposition aux philologues professionnels, Humboldt et F. Schlegel se placent sur la méme ligne : érudier I'Antiquité clas- sique en vue du présent et de la Bildung de l'homme, ce qui implique une transposition créa- trice, et non une perte dans le dérail érudit, CE. par exemple, H.-G. Gadamer, Le Probleme de la conscience historique, ou encore son article « Historicité », Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 18, p. 452-455. A. Neschke objecte 4 la lignée Herder — Dilthey - Heidegger : pourquoi pas Schlegel ou Droysen a la place de Dilthey ? Schlegel peut écre écarté car il n'a pas joué de réle dans la détermination de la conscience historique. Reste Droysen. Nous renvoyons & la note 36 : c'est toute la différence que nous avons introduite entre les deux niveaux de la théorie. Gadamer le marque également trés bien dans l'article cité : 'ouvrage de Droysen, Grundriss der Historik, est certes « le chef d’ceuvre de la réflexion sur soi de I’école historique » [= théorie au premier sens], mais « c'est seulement dans I'échange entre le comte Yorck et Dilthey et dans leur effort commun de pensée que se révéle clairement toute la difficulté de penser le mode d’étre de Thistoricité en recourant & l'ontologie grecque » (p. 453, 3¢ colonne). 44. A. Neschke nous objecte : pourquoi « véritable », puisque Dilthey part de Schleiermacher et non de Humboldc ? objection est intéressante, en nous révélant la nécessité, quand on parle La naissance du paradigme herméneutique 87 dont Dilthey reprend la thématique — asseoir le fondement d'une approche com- prehensive de l'homme ~ et auquel également se rapporte Heidegger, méme si est de fagon beaucoup plus médiatisée. On reconnait volontiers a Herder son sens aigu de l'individualité des peuples et des époques, ainsi que son intuition de ’étre fondamentalement historique de Phumanité, et de histoire comme lieu du déploiement de ses potentialités. Avec cette émergence de la conscience historique, la conscience que son devenir est pour l'homme son étre méme, s‘opre le renversement du rapport que !’on trou- ve encore chez Voltaire entre I’érernel et Phistorique, l'essence, la nature humai- ne universelle, toujours une et la méme dans le temps et dans l'espace, et les transformations extérieures qui l’affectent cependant qu'elle reste en son fond invariable, Lhomme prend conscience de sa finitude, saisit qu'il est ce qu'il devient et que histoire, le temps humain s‘originant dans un devenir plus vaste dont il est une figure, est le seul lieu de son accomplissement. De cette conscien- ce témoigne le débat général, & articulation des deux sitcles, autour du theme : antique et moderne. De fait, la modernité — notre modernité — commence & par- tir du moment ot elle se pose et se réfléchit comme telle, et elle se thématise elle- méme par opposition & l’Antiquité comme conscience de l’historicité fondamen- tale de tout ce qui reléve de l'ordre humain et comme sentiment de la relativité des valeurs. Lhomme n'est plus dans Phistoire, il est histoire ; "humanité est sa propre histoire, Phistoire est le mode d’étre de humanité ; comprendre cela est s'affirmer comme moderne. homme désormais se tournera vers son passé pour savoit, non tant ce quiil fut que, plus profondément, ce qu'll est, conscient que son étre est son étre-devenu. En somme, le présent est appréhendé comme un futur passé. horizon est ainsi dégagé pour la constitution d’une science de Phistoire. Le mérite reconnu & Herder ne doit pas conduire a rejeter dans lombre le véritable atelier qui élabore les grandes orientations de la recherche historique moderne. Un second titre de gloire, en effet, de Université de Géttingen est, & cété de la philologie, l'histoire, au point que l'on a pu parler d'une « école de de Vherméneutique, de ne pas oublier d’étre soi-méme herméneute, sous peine de rester enfer- mé dans un cercle, celui qu’a tracé un auteur. Ici, A. Neschke conclut rout bonnement de la proposition : « Dilthey dit quill part de Schleiermacher », & certe autre: « Dilthey part de Schleiermacher ». C'est prendre pour argent comptant ce que dit Dilthey et donc ne pas appli- quer le principe herméneutique : miewx comprendre un auteur quill ne sest compris lui-méme. La premitre proposition est vraie, certes. Mais la seconde ? Et que veut dre « partir »? Cest bien Dilthey qui a prononcé, dans son discours de réception & TAcadémie des Sciences de Berlin, les mots : « Je suis parti de histoire » (Mussner, Histoire de 'herméneutique, p. 27). A nouveau on mesure le malentendu : il ne faut pas confondre le matériau ou la nourriture de départ d'une pensée et son origine logique (au sens d'une logique de la pensée), si 'on préfe- re 'hissorsch et le philosophisch. Sion voulait 4 tout prix ignoree Humboldt, on pourrait dire que Dilthey part de Kant. Mais Humbolde existe, ne serat-ce que, si Yon refuse une ligne directe, via Droysen. Mais, au-dela de ces recherches de filiation, ce qui demeure lessentiel est ceci: Dilthey formule (ou reformule) une problématique des sciences humaines, dont il se trouve, influence ou pas, qu'elle a éxé cernée, bien avant lui, par Humboldt. 45.- CE. H.-G. Gadamer, « Historicité », p. 452, 2° et 3° col. : « Les intuitions de Herder ». 88 . Jean Quillien Gottingen », avec notamment J.C. Gatterer, L. von Schlézer et C. Meiners*®, Lapport spécifique de ces historiens, dont I'ceuvre est considérable, est, d'une part d’avoir mené un travail minutieux, rigoureux, constamment appuyé sur les faits et attentif au détail, en fonction du concept de Weltgeschichte, d’autre part et en méme temps, d’dlargir 1a recherche, par-dela l'histoire événementielle et uniquement politique, a l'étude des auteurs et des peuples de différentes zones du globe, des religions, des institutions politiques, des mentalités, des sciences et des techniques. Lécole de Gartingen inscrit donc l'exercice strict du meétier @historien dans une vue d’ensemble, déterminée & partir de I'horizon de PAufklérung. I n'est pas éronnant que, en raison de cet horizon commun, la recherche his- torique nouvelle s‘affirme d'une manitre analogue, bien que les deux aient écé travaillées séparément, & la recherche philologique: dépassement de la seule érude érudite considérée comme fin en soi, déplacement d’accent des objets — les faits Ia, les textes ici — vers les cultures en lesquelles ils prennent sens, va-et-vient du détail au rout et réciproquement, I'un se comprenant par l'autre et l'autre par Pun, conscience de la nécessaire alliance entre l’érude scientifique rigoureuse et la considération philosophique générale, celle-ci tirant sa force du constant appui sur celle-1a, celle-Ia recevant de celle-ci son orientation. Mais la limite commune aux deux, & la philologie et & Phistoire, & Wolf et & cole de Gottingen, est de rester prisonnitres de la philosophic de I’Aufklarung au sens strict, cest-A-dire de cet espace mental général qui, de la Frithaufelirung avec Thomasius 2 la Spataufelarung avec Mendelssohn, trace une figure originale, dominant le sitcle, de la Ratio européenne. Les bouleversements apportés dans leurs disciplines res- pectives par les philologues et les historiens sont considérables, leurs efforts pour parvenir & une compréhension des cultures et des époques se sont révélés féconds et ont produit des résultats importants, mais cette limite philosophique rendait impossible de s'élever 4 une théorie de cette compréhension, donc & une viste proprement herméneutique. Philologie et histoire ne pouvaient que progresser séparément tant que n'était produit un cadre philosophique nouveau qui permit de poser la nécessité de leur coopération et d’en penser la finalité, C'est ce quapporta l'avénement du criticisme. Le troisitme grand événement, en effet, est la révolution kantienne, qui pro- duit une mutation décisive dans I'histoire de la pensée occidentale, ruinant défi- nitivement toute théorie de Pétre élaborée en toute bonne conscience et dépla~ gant la question philosophique vers la détermination des limites de notre pouvoir de connaitre. La conscience moderne est la conscience qui se pose comme Je, sujet qui construit 'ordre du monde en vue de s'y orienter et se découvre raison et liberté. Que, par ce renversement de ordre du rapport entre Pétre et le connattre, par cet effort pour dégager les regles universellement valables de la connaissance, le criticisme libére I’horizon pour une théorie de la compréhen- sion, cela se comprend aisément, mais il ne suffit pas de I’affirmer. Un large par- 46.— Sur la production de I’école de Gattingen, voir G. Gusdorf, L’Avtnement des sciences humaines au sidcle des Lumitres, Paris, 1972, p. 469-479. La naissance du paradigme herméneutique . 89 cours est encore nécessaire, que Kant lui-méme a commencé d’entreprendre avec la Critique de la faculté de juger, dont le but est de surmonter le divorce entre la nature, dénuée de sens en tant qu’objet de la physique, et le sens seulement pos- tulé de la raison pratique, et de comprendre la compréhensibilité du monde considéré en tant que toralité comme condition, pour 'homme, de sa propre compréhension de soi. La est la véritable révolution de Kant, dans cette saisie que la question fondamentale de la philosophie est de comprendre, et de comprendre ce que c’est que comprendre. C’est l'originalité de Humboldt que de s’étre élevé ala conscience de cette signification profonde de Ja révolution kantienne’”. Cette révolution fournit bien le cadre théorique pour thématiser une problé- matique de la compréhension en général. Mais la réflexion philosophique ne pouvait davantage y conduire, seule, que, chacune séparément, l'étude historique et la recherche philologique. De fait, la philosophic post-kantienne se centra de facon dominante, avec l’idéalisme allemand, sur le probléme du fondement du discours et de la constitution du systéme. Avec Hegel, le discours s'achéve, en Sexposant comme discours un et univoque : le discours total ne laisse aucune place & V’interprétation. La saisie du criticisme comme cet horizon repose done sur une interprétation de sa signification profonde autre que celle qui imposa sa lecture dans son immédiate postérité, de Fichte a Hegel“®., En résumé : une recherche herméneutique ne pouvait se produire sous la figu- re d’une théorie générale que dans la conjonction de trois mutations advenues séparément (philosophie, philologie, histoire), mais pensées comme trois modes de la méme rupture, celle qui ouvre notre modernité, dans la prise de conscien- ce du pouvoir constituant de la subjectivité et de la finitude de homme, étre fini aspirant & Vinfini. Un seul mot condense toutes les modalités de cette rupture, qui n’est plus celui d’étre ou de substance, mais celui de sens. Il ne s'agit plus de savoir ce qu’est I’étre en son absoluité, mais ce que signifie univers traduit en un discours nécessairement humain, plus de connaitre, mais de comprendre : com- prendre le sens de la vie humaine et de la destination de homme, comprendre le sens authentique d’un texte écrit dans une intention donnée, comprendre le sens caché du grand texte de histoire, écrit inconsciemment par ’humanité. Cette conjonction nfétait possible qu’en vertu d’une triple compétence historien, de philologue et de philosophe. De fait, la philosophie critique se transmute en idéalisme spéculatif, & cdté de la philologie et de histoire et indé- pendamment d’elles, et c’est en 1822 encore que Hegel commence ses cours sur 47—Nous Favons montré, cextes & Vappui, dans notre livre LAnshropologie philasophique de G. de Humbolds, Presses Universitaires de Lille, 1991, p. 93-131. 48.- Humbold: n'a pas ignoré ce qu’on appelle Vidéalisme allemand, au sens traditionnel de expression (Reinhold, Fichte, Schelling, Hegel). Il a fait la connaissance de Fichte & Iéna en 1794, a assisté& son cours douverture et lu ses ceuvres au fur et & mesure de leur publication. On peut avancer quill connait & fond lceuvre de Fichte et que le dialogue avec cerre pensée a jou€ un réle non négligeable dans sa propre formation. Son attitude peut étre résumée en bref: une profonde admiration, voire fascination, pour la puissance spéculative du penseur Fichte, une défiance envers 'aptitude d'un tel mode de philosopher & atteindre le réel. Nous avons longuement analysé ce rapport de Humboldt & Fichte et & Schelling dans notre thése, Problématique, gendse et fondements anthropologiques de la thlorie du langage de G. de ‘Humbolds, Lille (Atelier des Thases), 1987, vol. Il, p. 9-41. 90 Jean Quillen la philosophie de histoire. La philologie, avec Wolf, la recherche historique, avec Pécole de Géttingen, reconnaissent bien leur lien avec la philosophic, mais demeurent dans ’horizon, avec I'Aufklirung dogmatique, d'une philosophie déja dépassée. 3. La compétence et la visée philosophique de Humboldt Or, une personne se trouve posséder cette triple compétence: W. von Humbolde. Indiquons les faits, avant d’en venir aux résultats. 49.— A. Neschke nous objecte : «.. Pautre érant F Schlegel, et Schleiermacher ; vorre « un » semble exclusif. Pour Droysen, il faudrait voir ». Ecartons Schleiermacher, dont le cas a été réglé dans la premitre partie de notre article. Il en va de méme pour Droysen : ce n'est pas le diminuer, mais constater un fait, que d'affirmer quil n'est pas, au sens strict, un philosophe. ls ont tous deux apporté beaucoup, et dans des secteurs importants, la conscience théologique et interprétative pour Pun, la conscience his- torique pour autre, importants, mais partiels. Reste F. Schlegel, esprit brillant, intelligence décapante, & la culture vaste et diverse. Avant examiner le cas, une remarque d’ordre général s‘impose : on ne peut apprécier que ce quia 4:é, non ce qui aurait pu étre. Quand nous mettons en avant la triple compétence de Humboldr, c'est en référence & ce qu’elle a permis de produire. Notre thése n'est nullement décerministe. Nous disons simplement : il fallait posséder cette triple compétence pour pro- duire tel résultat, et non : qui posstde cette compétence produit nécessairement ce résultat. (On peut bien avancer que d'autres physiciens possédaient une égale intelligence, et méme supérieure peut-ttre, a celle d’Einstein et une égale compétence en physique : cest un fait néanmoins que Cest Einstein, et non un autre, qui 2 inventé la théorie de la relativité. Crest tun fait aussi que F Schlegel n'a pas laissé de postéricé intellecruelle. E Schlegel est une personnalité fascinante. C'est en quelque sorte un non-événement : enten- dons par lA que les fruits n'ont pas écé & la mesure de ses dons er de ses qualités exceptionnels. C'est ce qui constitue & nos yeux le tragique de son destin, le tragique de quelqu’un qui s'est intellectuellement suicidé. De fait, lui aussi est passé par le séminaire de Gottingen, Heyne, la philologie et l'écude de ’Antiquité ; lui aussi a vu en Kant le grand révolutionnaire en philo- sophie et a eu l'ambition de le corriger et de le parfaire (1795), avant de se rapprocher de Fichte qui, 8 ses yeux, surpasse Kant ; lui aussi s'est tourné vers le langage et, apres avoir écu- dié le sanscrit, a publi en 1808 Sur la langue et la sagesse des Indiens. Et pourtant la moisson de ces riches semailles, ce n'est gutre que l'idée d'une « symphilosophie », qui rassemblerait art, religion et métaphysique. F. Schlegel a écé un grand semeur d’idées et un remarquable cri- tique lircéraire, mais il ne fut pas eréateur. Nous souscrivons volontiers au verdict d'A. Philonenko : « Schlegel nfétaic pas philosophe. Il lui manquait l'art qui consiste & systémati- set », Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 14, article « Schlegel (Friedrich von) », p. 737, 1 colonne. Voir aussi : H. Lichtenberger, « Frédéric Schlegel », Revue des cours et conférences, 1898 (12), p. 651-669, 796-809, 831-848. A. Schlagdenhauffen, Frédéric Schlegel et on grou- (pe. La doctrine de U Athenaeum (1748-1800), Paris, 1934, notamment, p. 146 ss. Ainsi que le ‘remarquable article de L. Lévy-Brahl, « Les premiers romantiques allemands », Revue des desce ‘mondes, Paris, 1890, 101, p. 120-147. ‘Nous nous demandons si A. Neschke n’accorde pas trop & F. Schlegel, en raison sans doute de son influence sur Schleiermacher. Elle écrit: « B. Schlegel fut le premier 4 concevoir les “formes” du monde humain comme formes de esprit » (« Platonisme et rournant herméneu- tiqh » P- 111) et nous objecte que Geist se présenterait d’abord chez Schlegel et, chez Wolf, pour la premitre fois dans la Darstellung. Cette assertion nous laisse sceptique. Le premier tra- vail de B. Schlegel est de 1797: Uber das Studium der griechische Poesie ; la dissertation de Humbolde, Uber das Studium des Altersums est de janvier 1793 et le mot Geist sy trouve (Werke, I, p. 15). Humboldt stelle en 1796 & une écude destinée & saisir « esprit » de son sidcle et que nous lisons sous le titre Das achtzebnte Jahrhundert (cf. Flitner et Giel, Werke, V, La naissance du paradigme herméneutique . 1 Philosophie. Formé dans le cadre de !’Aufflarung berlinoise et de la métaphy- sique leibnizo-wolffienne, Humboldt, peu satisfait par la théorie de base, Videntité du logique et du réel, s'en détache progressivement et, stimulé par Jacobi, procéde & une lecture approfondie et renouvelée de Kant, dont il com- mentera sans fin, & partir de 1794 avec Schiller, la troisitme Critique®®. I par- vient ainsi, ceci dés 1793, 4 une assimilation complete de l’esprit du criticisme. Ce quill en retire peut se résumer dans les propositions suivantes. 1. Kant a ruiné définitivement tout ce qui préctde et mis au jour l’esprit authentique de la phi- losophie. 2. Il a découvert la question fondamentale de la philosophie : « Qu'est- ce que homme? », cette quatriéme question qui résume les trois autres, celles du savoir, de laction et de lespérance - et désormais toute recherche doit partir de la. 3. En établissant des fondations solides et en délimitant le nouveau champ de la recherche, il a accompli l’indispensable tache préalable de destruction, assi- gnant ainsi aux successeurs leur propre tache, celle de la construction. 4. Il en résulte la détermination de ce quattend Pépoque : élargir la question transcen- dantale de image théorético-scientifique du monde & toutes les formes humaines de sa compréhension, situer la problématique du connaitre dans une problématique beaucoup plus large du Verstehen®!, Dans cet esprit Humboldt a procédé & une critique de la raison philologique comme de la raison historique, comme pitces d'une critique générale de la culture, des différents modes en les- quels les individus et les peuples ont cherché & se dire et & se comprendre. La dis- tance réflexive requise pour comprendre cette compréhension exige nécessaire- ment une interprétation. Philologie. Humboldt, qui a participé en 1788-1789 au séminaire de Heyne, alors consacré a I’Iliade, & Eschyle et & Pindare, entre en contact direct en 1792 avec RA. Wolf, avec lequel il entretient une correspondance nourrie et savante. Pendant deux ans, de 1792 & 1794, il vie littéralement dans la philologie, au point de discuter d’égal & égal avec son ami. Sa compétence est stupéfiante, telle que Wolf lui communique au fur et & mesure, pour avis, avant qu’ils ne parais- sent, ses Prolegomena, puis les feuillets de sa nouvelle édition de I'Odyssée. De ‘wad. frang. de C. Losteld Le dix-huititme sitcl. Plan d'une anthropologie comparte, intz. de J. Quillien, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 337). Il rédige en 1797 un texte que Leicamann a publié sous le titre : Uber den Geist der Menschheit (Werke, I, p. 506-518), qui contient une intéressante analyse du mot Geist, compare & esprit, spiritus, spirito, spirit et mvetua (p. 515-518). 50.— Objection d’A. Neschke : « Seulement la troisitme ? Le probléme de la premitre n'est pas abordé par Humboldt. Le probléme du connaltre demeure alors», Nullement. Que Humboldt commente jour aprés jour, en 1794 avec Schiller, la troisitme Critique n'implique pas qu'il ignore les autres. Il a procédé & la lecture exhaustive et intensive de Kant en trois vagues successives : en 1788-1789, puis en 1791, enfin en 1793 et peut écrire alors & son ami Korner: «J'ai relu 4 nouveau... tous les éctits critiques de Kant d'un bout & l'autre» (27 ‘octobre 1793, Ansichten iber Aesthetik und Literatur von W. von Humboldt, Seine Briefe an Christian Gotsfried Kerner, L. Jonas (éd.), Berlin, 1880, p. 2). C'est cet homme qui, artivé & Iéna en février 1794, se lie d’amitié avec Schiller et érudie avec lui la Critique de la faculsé de juger, qui intéresse plus directement le potte. 51a jugemene Ie plus cconstancie de Humbelde sur Kane se trouve dans sa caractérstique de + Ober Schiller und den Gang seiner Geistesentwicklung (1830), Werke, 1, Darmstadt, 1, p. 375-378. Le lecteur pourra constater que la pensée que nous restituons est bien celle de Humboldr. 92 Jean Quillien plus, il méne une intense activité de traduction, notamment d'Eschyle et de Pindare. On peut tenir pour assuré qu'il maitrise toralement le savoir philolo- gique de son temps, Histoire. La formation trés solide quril a regue en cette discipline, conjuguée & Yenscignement de !'Université de Gértingen, est sans doute & Porigine du pro- fond intérét quill a toujours éprouvé pour Phistoire, depuis un court texte de 1791, qui marque déja une nette distance vis-a-vis de ces vastes reconstructions que sont les « philosophies de histoire », jusqu’au texte de fondation de la scien- ce historique, La Tache de Uhistorien, en 1821, texte qui a eu une réelle influen- ce sur toute Phistoriographie allemande du XIX® sitcle, & commencer par Ranke. Cette compétence diversifiée exceptionnelle, mise au service d’un intérée directeur, tenter d’élucider ce quiil juge étre la grande question de son époque : Quien est-il de I'homme ?, permet 2 Humboldt d’esquisser, déja vers la fin du sitcle, son projet propre d’une anthropologie philosophique, d'une connaissance de homme qui soit & la fois philosophique et empirique, laquelle trouvera son ultime configuration dans la théorie du langage exposée dans sa dernire ceuvre, Je Kawi-Werk. Il cherche & élaborer, & partir de sa propre pratique dans différents domaines du savoir, les concepts fondamentaux et la méthode requise pour répondre valablement & cette question fondamentale : Quiest-ce que homme ? Certes, différentes sciences donnent des connaissances sur "homme, mais Pépoque attend autre chose : comment pouvons-nous le comprendre? Il est donc intéressant de noter, sur chacune des deux disciplines, la distance essentielle qu'il prend dés le départ par rapport & ceux qui en sont les spécialistes. La philosophic, avec Kant, a saisi enfin ce dont il sagit et le criticisme se com- prend, en son esprit authentique, comme la conscience que la philosophic est 52= Nous avons analysé ce rapport avec Wolf et présenté cette activité philologique et de traduc- tion dans notre livre (note 47), p. 189-215. Nous avons présenté la problématique de la phi- lologie & la fin du XVIII sidcle dans une longue note de notre thése (voir note 48) II, note 198, p. 526-529. Sur les érudes platoniciennes de Wolf, on pourra se reporter & l'article, dans le présent volu- ime, d’A. Neschke, « Le texte de Platon entre EA. Wolf (1759-1824) et ED. Schleiermacher (1768-1834) », p. 197s. Lanalyse quelle donne, en seconde partie, de la lecture de Schleiermacher pourrait constituer une base trés intéressante pour une confrontation avec Humboldt. On y découvrirait de nombreux points d’accord, mais aussi une différence essen tielle. Indiquons-le sur un seul point (A. Neschke, 2° partie, 2). Le but de Pinterprétation sfest pas de reconstruire un monde passé: cela vaut pour Schleiermacher comme pour Humboldt, et vient sans doute de Heyne. Mais, pour le premier il sagic de « comprendre le sens d'un écrit particulier composé par un individu afin dacquérir un savoir » (p. 209). Or, pour Humboldt il sagit davantage d'une appropriation et d'une transposition : non pas tant. savoir, par amour du savoir, ce que furent les Grecs, mais se faire Grec en se transposant dans le temps présent, afin d'y réussi, mutatis mutandis, ce quiils ont accompli & la perfection en leur propre temps. A. Neschke montre bien la différence entre Wolf et Schleiermacher. Mais celle de Humboldt par rapport eux est, notre sens, d'un ordre encore autre. « Le but est philosophique »,écrit- elle, (Le). Soit. Pourquoi pas. Linconvénient, c'est quil rexiste pas de buts philosophiques. Le philosophe n'a pas d'autres buts que ceux de tout le monde, élevés & la conscience d'eux- mémes. Ils ne deviennent « buts philosophiques » que par leur entitre exposition dans un ensemble de pensée cohérent. Résumons alors la difference : Schleiermacher a « un but phi- losophique », Humboldr, une philosophie. La naissance du paradigme herméneutique 93 fondamentalement anthropologie, dire de l'homme rapporté & son intérét cardi- nal en vue de traduire ce qu'il en est de lui et de son rapport & ce qui l’entoure, et de sorienter dans le monde®3, Cela demeure un acquis définitif, mais qui demande & étre fécondé, grice & la coopération étroite de la spéculation et de la recherche positive. Or, Pépoque offie, selon Humboldt, le spectacle désolant de '53.— Cette saisie, par Humboldt, du sens de la philosophie critique, 3 la fois fin d’un monde et début de notre modemité, permet de rendre compre de son rapport 2 Plaron, que nous ne pouvons éluder, & cause de Schleiermacher d’abord, en raison aussi de l'interprétation d’A. Neschke et du réle que joue dans I’économie de sa démonstration la torsion platonicienne infligée 4 Humbolde (« Platonisme et tournant herméneutique... », p. 127-129). R. Haym dgja le jugeait un « kantien platonisé », Neschke va plus loin : Platon lui fournit « les bases d'une vision “moderne” du monde » (p. 129). Cette lecture nous parait irrecevable & tous les points de vue. En réalicé, enjeu est de taille, qui ne renvoie pas & une simple recherche d’influences secon- aires, mais bien 4 toute une conception de ce que cst que philosopher. En clair, le mode de pensée de Humboldt est-i platonicien ou kantien ? Telle est la question. Si on confronte les différentes interprétations de lorigine de herméneutique, on est conduit 2 metre au jour un significatif réseau de cohérences. Nous avons vu, en effet, Dilthey et Ricoeur, rous deux philosophes, donc conscients que quelque chose d'irréversible est advenu avec Kant, sefforcer, en raison des deux prémisses de leur position (la philosophie moderne est post-kantienne, Schleiermacher, le fondateur de I'herméneutique) et pour les rendre com- patibles, de faire de ce dernier un kantien ou, & rout le moins, de le placer dans la proximité de la philosophie transcendantale. Certe thése a sa cohérence. Et nous avons vu aussi & quel prix celle-ci devait etre payée. A. Neschke, elle, pour linterprétation de Schleiermacher, récu- se Kant et, soucieuse de rapprocher Schleiermacher et Humboldt, notamment pour rendre ‘compte de Boeckh (p. 129) et de Droysen (p. 130), se trouve amenée a faire de Humboldt également, puisque Schleiermacher lest, un platonicien. Certe thtse a également sa cohéren- ce, Examinons donc son prix. Dans l'impossbilité, dans le cadre d'une note, d’argumenter le criticisme de Humboldt, nous nous en tiendrons & une seule objection, celle des faits. Contre les faits, en effet, toute construction de l'esprit est impuissante. Ecartons, sans plus, un argument non pertinent : les Idées. Chacun connatt la théorie platonicienne des Idées. Soit. Mais Kant ? Or Kant se réft- re 4 Platon et Humboldr, s'il a lu Platon, a lu aussi la Critique de la raison pure. Accordons & A. Neschke qu’« il n'existe pas & ce jour d’érude spécialement consacrée & la com- prehension de Platon » par Humboldt (p. 127). Lacune assurément, mais qui n'est domma- geable qu’au regard de sa propre these. Présentons donc les faits, avec une attention portée & Ia chronologie, qui devient ici capitale. (On rappellera, sans plus, que s'occuper de Platon n'avait rien doriginal 4 ’époque. Le Phédon de Mendelssohn est de 1767 et Platon est trés prisé des « philosophes populaires », dont, entre autres, J.J. Engel (voir & ce sujet: J.L. Vieillard-Baron, Platon et lidéalisme allemand, Paris, 1979). Or, J.J. Engel, auteur d'un ouvrage : Recherche d'une méthode pour développer la doctri- ne de la raison 2 partir des dialogues de Platon (1780), a été précisément le maitre en philoso- phie du jeune Humboldt. I! donne & son éléve, prenant appui sur la Vernunfilebre de J.S. Reimarus, une formation dans l’esprit de la philosophie de Leibniz sous la forme que lui a donnée C, Wolf. On peut supposer qu'l est l'origine du choix de Platon comme objet de la premitre érude de son éléve, avant son entrée & l'Université : Socrate et Plason sur la divinité, sur la providence et limmortalit (GS, 1, p. 1-44). Il sagit d'une traduction de fragments de Xénophon et de Platon (Les Lois, X), précédée d'une « Introduction ». Ce texte est écrit en 1785-1786 et publié dans une revue en 1787 (Humboldt est né en 1767). N’accordons donc pas plus & cette petite dissertation que ce quielle est: un travail de jeune bachelier encore tout imprégné de son milieu intellectuel, 'Aufelarung berlinoise. Ensuite, cest la découverte de Kant, la lente assimilation du criticisme et nous arrivons a Uber das Studium des Altertums de janvier 1793, qui nous permet de préciser le rapport de son auteur 3 la philosophie. Il est vrai que le monde grec fonctionne pour lui comme un « modé- le» et quil cherche & en atteindre et & s'en approprier lesprit, mais la philosophie n'y est 94 Jean Quillien leur totale séparation®4. Kant lui-méme, dans ses ceuvres d’aprés 1790, est une illustration du traitement spéculatif unilatéral de la question de l'homme et tout Vidéalisme aprés lui s'est engouffré dans cette voie, 4 commencer par Fichte et sa tentation de reconstruire tout le réel & partir du Moi°®. Or, que signifie le mot «homme », sinon T'individu, ou plutét chaque individu, qui vaut précisément par ce qui le différencie des autres, en ce quiil a d’unique, son individualité propre. Le discours peut, au mieux, exposer la nature humaine universelle, mais non, par le seul raisonnement philosophique, atteindre ’individualité d'un indi- vidu, d'un peuple, d'une époque, d’une culture. Le concept d’interprétation est appelé par cet écart jamais comblé entre universe! et 'individuel. Létude de Phomme doit donc étre interdisciplinaire et se mener sur une voie médiane entre ces deux opposés unilatéraux, le scientifique qui travaille un contenu, mais demeure dans le domaine de la pluralité sans ordre, sans forme, le philosophe, le spécialiste de 'unité, qui produit bien la forme, mais sans contenu. Bref, le savant travaille mais ne comprend pas son travail, le philosophe comprend, mais ne sait quune des productions de esprit humain. Loin de voir en Platon un philosophe éternel, Humboldt le comprend comme celui qui a, dans son domaine propre, traduit excellemment son monde. Il est done vrai, en un sens, de dire que Humboldt est chez lui dans Platon (A. Neschke, p. 128), mais c'est moins en tant que philosophe queen tant que grec (et s'il appré- cie moins Aristote, cest parce que celui-ci lui paraft « non-grec »). Ajoutons que ses auteurs de prédilection demeurent Eschyle et Pindare. Done Platon vaut en tant qu'il est rypiquement grec. I nous faudrait reprendre un par un les « aspects » retenus par A. Neschke (« Platonisme et hherméneutique », p. 128, note 127). Notons, au passage, que Humboldt, dans Werke Il, 86, quelle cite (Platon « base de la religion chrétienne ») dit quelque chose de différent, & savoir que la philosophie platonicienne et néo-platonicienne a eu, de maniére générale, une réelle influence, & travers 1a médiation de la Rome antique, sur la religion du monde occidental. Mais nous nous bornons 4 mentionner simplement les points essentiels que nous mettrions en cause. Lanthropologie comme « point de convergence entre Humboldt et Platon » (p. 36). Le mot « anthropologie » a-cil un sens & propos de Platon ? Chez Humboldr, le sens est post-kantien. Sur le dualisme (p. 36). Un des points en lequel Humboldt se sépare de Kant, cest précisé- ‘ment son dualisme. Sur les idées. Nous avons tenté d'exposer la conception humboldtienne dans « La tache de Vhistorien d'aprés G. de Humbolde », p. 339-381 (cf. note 34). Quill nous suse, pour conclure, de rapporter deux jugements de Humboldt : Lun a trai A Plaron, dans I'cruvre sur le kavi (Werke, III, p. 592.5.) : Platon et Aristore repré- sentent deux époques successives : 4 la poésie succide la prose. Lautre se rapporte & Kant : ce quiil a détruit ne se relévera plus jamais, ce qu'l a tabli ne dis- pparaitra plus jamais (Werke, II, p. 377). Ecrange aveu pour un « platoni 54. Ce constat est un leitmotiv qui parcourt toute son ceuvre : le philosophe nest que métaphy- sicien, le chercheur spécialisé, borné & sa spécialité, reste sans vue d’ensemble. Humboldt recherche une voie qui écarte les deux extrémes, la pure spéculation, la simple empiric, le pur hilosopbisch, le simple historisch, Lidéal est unié des deux : « Lanthropologie comparée est contrainte, non seulement de partir de l'expérience, mais de s'enfoncer en elle aussi profon- dément que possible... Sa spécificié consiste &traiter un matériau empirique de fagon spécu- lative, un objet historique (bistorisch) de fagon philosophique, la constitution réelle de homme dans la perspective de son développement possible » (Plan einer vergleichenden Anthropologie, 1796, Werke, I, p. 352:s. 5 trad. J. Quillien). 55.-Ul sagit ici de Fichte tel que l'interpréte Humboldr, en accord d’ailleurs avec Geethe et Schiller. Nous n'avions pas 4 nous prononcer sur la valeur de cette lecture, qui a éé abondam- ment reprise par la suite. La naissance du paradigme herméneutique 95 pas ce qu’il comprend - en quoi il reste justement métaphysicien. La véritable comprehension, issue de la coopération entre le traitement philosophique et Pexpérience, sera la synthése de l’individuel et de Puniversel, de Pindividualité en ce quelle a d'unique et de Pesprit humain en général. Sous ce rapport, la relation de Humboldt avec Wolf devient exemplaire®S. Ce qui préctde porte condamnation de la philologie en tant que spécialité érudite et requiert de rapporter l'étude de la langue, des mocurs, des oeuvres des Anciens & tun projet global, la connaissance de l’Antiquité. Or tel est justement le point de vue de Wolf. L’écart de Humboldt vis-a-vis de celui-ci ne se rapporte donc pas simplement a la question de la visée philosophique opposée & la seule recherche positive, mais bien a celle de la nature de cette visée. En fait, le désaccord de fond est le suivant: Wolf veut tirer la philosophic de la philologie, tandis que Humboldt comprend Ia philologie, méme en sa figure wolfienne, comme un moyen auxiliaire au service d’un projet plus vaste, 'anthropologie philosophique. Le méme écart se retrouve en histoire et est thématisé de fagon magistrale dans Pessai sur La Tache de Ubistorien (1821). Celui qui veut comprendre le sens du devenir humain doit se garder des vastes fresques imaginatives & la Herder, ou encore des reconstructions spéculatives, comme celle de Kant, qui expliquent les événements de histoire en fonction d’une idée posée a priori par la raison : mais il ne doit pas pour autant se cantonner au savoir positif des faits tels qu’ils se pré- sentent & Pobservation immédiate. Les événements ne soffrent pas nous, en effet, & découvert, avec leur sens qu'il n'y aurait qu’a recueillix. Lhistorien, qui prend certes appui sur eux en mettant en jeu son sens de observation et son esprit critique, doit avant tout chercher & saisir cette part invisible, le sens effec- tif de ce qui a eu lieu, qui ne peut étre ni analysée ni déduite, mais seulement pressentie et devinée. C’est pourquoi cette activité supérieure et essentielle de son travail implique le recours & I'imagination créatrice, seule capable de transformer tune masse contingente de data en une totalité organique, dans un mouvement jamais terminé de Pévénement isolé ou de la suite d’événements au tout d’une Epoque, et réciproquement. effort de déchiffrement du grand texte lacunaire de 56.— Un point de ces relations métite d’étre mieux connu, afin que soit restitué & chacun ce qui lui revient. Humboldt a écrit en janvier 1793 un court texte, non destiné & publication (il sera publié pour la premitre fois en 1896), Sur l'ude de 'Antiquité. Il le communique 4 Wolf, dont il vient de faire la connaissance ; celui-ci critique la méthode de déduction philosophique et le texte demeure dans les tioirs. En 1807, Wolf inaugure avec P Buttman le Museum der Altertumswisenschaft, augue colla- bore Schleiermacher avec un essai sur Héraclite. Wolf écrit 4 cette occasion un texte: Darstellung der Altertumswissenschafi, dont A. Neschke nous dit qu'il « incite Schleiermacher approfondir ses idées sur lincerprétation » (« Le texte de Platon », p. 204). Wolf y affirme, ilest vrai, qu'il communique des pensées dispersées dans sa correspondance avec un ami, mais ne cite pas de nom. En fait, cet ami n'est autre que Humbolde. Mais il y a plus : des passages entiers de Vessai « perdu » de Humboldt passent, tels quels, dans la Darstellung. On peut désormais confronter les deux textes grice & Leitzmann qui les a reproduits dans Sechs unge- ruckte Aufidtce iber das klassche Altertum von W. von Humboldt, Leipnig, 1896, p. 209-214. En somme, les idées de Humbolde ont été diffusées, mais sous une autre signature, et c'est ainsi quill se trouve avoir inspiré Schleiermacher ! 96 Jean Quillien Phistoire, en vue d’en mettre au jour l'enchainement, requiert donc la mise en ceuvre conjuguée d'une triple activité de esprit: la spéculation, la recherche positive, la visée poietique (Dichtung). On ne peut comprendre sans une symp2- thie avec ce que I’on vise, qui s'acquiert par une fréquentation assidue de objet visé, grace & laquelle on comble peu & peu la distance pour en faire, d’étranger au dépare, quelque chose de familicr. Comprendre, cest cela : se rendre familier ce qui est étranger, en supprimer I’étrangeté jusqu’a en faire son bien propre. 4, Les principes herméneutiques de Humboldt Cette dernitre formule résume toute la recherche de Humboldt, qu'il a menée dans des domaines urs variés, depuis un petit écrit consacré 4 l'étude de PAntiquité, Uber das Studium des Alsertums und des griechischen insbesondere, jus- qu’au Kawi-Werk, la dernitre ceuvre qui contient la quintessence de ses réflexions sur le langage’”. Ila trés t6t pris la mesure de l'importance de la découverte kantienne : la Sache selbst de la philosophie, pour le dire en une autre terminologie, est de com- prendre, et de comprendre ce qu'il en est de ’homme, avec la double implication réciproque de la proposition : on ne peut comprendre que ce qui est de ordre humain ; celui-ci n'est susceptible, pour étre approché en son sens profond, que de la seule approche comprehensive. Cette découverte qui ouvre la modernité et sa prise de conscience par Humboldt sont la clé de ses travaux apparemment hétérogénes, la lumitre qui en éclaire Punité, Tout ce quill a écrit, de l'analyse politique du phénoméne révolutionnaire la frequentation intense des Grecs, de Penfoncement dans la philologie & l'interprétation de Hermann et Dorothée, de la réflexion sur l'essence du génie poétique aux esquisses physionomiques, caracté- rologiques, psychologiques, sociologiques, tout, et surtout la plongée dans Punivers langagier, la diversité des langues et des cultures, tout cela n'a jamais éxé dirigé que par une volonté de comprendre, de se rendre familier ce qui est le plus étranger, dans un processus, fruit d’un dur labeur, d’appropriation de l'objet éru- di€ et d’assimilation de son esprit. Il a commencé par la Gréce, figure accomplie de l'individualité humaine, de Pétranger pour nous, ses héritiers, encore familier, et a terminé par la culture et Ia langue, pour nous si lointaines, de I'ile de Java. Ce parcours, du grec au kavi, est scandé par la prise de conscience que la langue constitue la médiation derniére en laquelle s‘exprime le plus durablement Vindividualité des peuples, la langue qui est le licu de la production sans cesse renouvelée de sens. Et la langue, en sa forme épurée, est poésie. Expliciter tout ceci serait exposer 'ccuvre entitre de Humboldt. Nous nous bornons 4 indiquer le probléme posé par cette ceuvre au regard d’une théorie de la compréhension, sans cacher que la tache reste & accomplir. 57.— Ober das Studium... (1793), Werke, Il, 1, p. 1-24 (nous avons analysé ce texte dans G. de Humbolds et la Grice, p. 189-215 (cf. notre these, I, p. 387-392) ; Uber die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues.., 1830-1835 (cit Kawi-Werk) Werke, Ill, p. 368-756. La naissance du paradigme herméneutique Humboldt n’a pas donné, en effet, pour I'herméneutique, Péquivalent de ce quill a fait pour histoire, un texte théorique, indépendant des recherches parti- culitres et destiné & en assurer la fondation. Si tous ses efforts sont bien dirigés par une volonté de comprendre, si ses nombreux essais sont autant de tentatives de compréhensions partielles, il n’a pas élaboré une théorie globale de la compré- hension. Cela tient, 2 notre sens, & ce quill a cu le sentiment d'une urgence en histoire, car elle oscillait, dépourvue de fondements, entre une théorie sans posi- tivité (les philosophies de ’histoire) et une positivité sans théorie (les recherches des historiens), & produire 'unité de ce nouveau champ du savoir et & établir son statut théorique. Or, dans le domaine de l'anthropologie philosophique, ce fon- dement existe déja : c'est précisément l'apport du criticisme. On le lui accordera. Néanmoins cet accord dissimule une zone d’ombre. Il est assurément légitime de développer une pratique — qui est, bien sft, une pratique théorique — de la compréhension, en application de la théorie (le criticisme) qui Va rendue possible. C’est ce qu’a fait Humboldr, remplissant de contenu la forme pure dévoilée par Kant. Mais cela ne dispense pas pour autant de faire, ensuite, la théorie de cette pratique. Le premier niveau (Kant) ouvre le champ, le second (tous les travaux de Humbold:) explore, le mesure et le balise, le troisitme niveau (la compréhension de la compréhension qui vient d’étre effectuée) ne peut pas étre un simple retour au niveau 1. Celui-ci fonde la possibilité, le niveau 2 est immersion complete dans la réalité, le niveau 3 consisterait & montrer la ndcessité de cette réalité, C’est pourquoi l’on peut dire & la fois que Humboldt est Porigine de ’herméneutique et que pourtant son herméneutique reste & faire. Faut-il y voir une lacune ? De fait, la situation est plus complexe, qui tient & une certaine ambiguité cachée dans le terme méme d’herméneutique. On la définit comme la théorie générale — c'est-a-dire séparée de ses applications régio- nales — de la compréhension, c’est-a-dire comme la compréhension de lacte de comprendre. Or, pour comprendre ce que l'on a compris, il faut au préalable, tout simplement, avoir compris, et pour cela s'étre plongé dans la positivité de savoirs spécialisés aussi divers que possible. Lherméneute risque donc, pour reprendre une image de Hegel, d’étre comme cette personne qui connait 4 fond toutes les régles de la natation, mais ne sait pas nager. Or, chacun admet que, pour apprendre & nager, la premitre condition est de se jeter & l'eau. Il est sar que, pour Humboldt, vouloir dégager de facon générale les régles de la compréhen- sion avant de commencer & comprendre lui serait apparu comme relevant de cet exercice de la seule spéculation quiil n'a cessé de dénoncer par ailleurs. « Herméneutique » doit donc s'entendre en une double acception, étroite et large. La premitre, correspondant 2 ce que nous avons appelé le niveau 3, est celle qu’a retenue la tradition en plagant l’origine dans Schleiermacher — et on rappel- lera que ce qui se produit entre Schleiermacher et Dilthey, cest, avec les travaux de Ranke, Droysen, Mommsen, etc., exploration du continent « histoire », fondé théoriquement de fagon anticipatrice par Humboldt, Mais, en son sens large et complet, I’herméneutique est l'ensemble des trois niveaux et, dans le temps, le parcours qui méne de l'un & l'autre : le criticisme (la condition de pos- 98 Jean Quillien sibilité de la compréhension comme étant /e probléme de la philosophic) ; investigation humboldtienne, sous cet horizon, de différents champs du savoir, selon une démarche qui, & chaque fois, remonte de ce qui soffie, le visible, & invisible qui le sous-tend et en donne le sens (actualisation de cette possibili- té, la comprehension en acte) ; enfin, la compréhension de ce qui a été ainsi effec- tué, Cest-a-dire la compréhension de cette compréhension multiple, la théorie de cette pratique, qui exige la mise au jour de la logique en vertu de laquelle cette possibilité (Kant) est devenue réalité (Humboldt), puis une distance réflexive visant & interpréter ’interprétation humboldtienne du criticisme comme condi- tion de possibilité d'une herméneutique. C'est ce troisitme moment que Humbolde n'a pas vraiment thématisé, le laissant par suite & charge & son inter- préte, auquel il incombe donc de produire la théorie de sa pratique et, pour com- mencer, de ramasser en un tableau d’ensemble les principes effectivement mis en ceuvre. La vraie question a laquelle se trouve confronté Humboldt est : comment les sciences humaines sont-elles possibles ? Et la difficulté qu’il rencontre réside dans articulation entre ces sciences et la philosophie. Sa conception entitre, nous avons dit, est une explicitation, sans cesse inachevée et sans doute inachevable, de la question fondamentale : Qu’est-ce que homme ? Or cette question reléve- telle de sciences particulitres ou de la philosophie ? Y a-t-il un partage, et lequel, du territoire? A Pépoque ott Humboldt se heurte & ces questions les sciences bumaines n’existent pas encore et, au fond, il est écartelé entre les deux réponses, qui pourtant ne peuvent, ni l'une ni l'autre, le satisfaire, les deux en raison du modele théorique alors dominant, biologique dans un cas, spéculatif dans l'autre. lest dans le plein tourbillon de entrée en force de 'homme dans le champ du savoir et y sera agissant dans deux domaines essentiels, Phistoire et le langage, compris par lui comme modes d’étre fondamentaux, c'est-a-dire, conjugués, comme constituant I'horizon sous lequel se posent & lui toutes Jes questions. Ce qui caractérise sa visée anthropologique, qu'il appelle « philosophique », par rap- port aux autres recherches anthropologiques de son époque, c'est qu’elle ne vise pas & constituer une science parmi d’autres, ayant 'homme comme objet, mais le discours fondamental de homme comme sujet, qui sait qu'il est au fondement de tout ce qui est. Humboldt est le contemporain de lidéalisme allemand et, tout en en étant partie prenante, le dépasse : la méme époque est ainsi le témoin de Pachévement, aux deux sens du mot, de la métaphysique (la science de Dieu), de son couronnement avec Hegel (le discours de Dieu) et de la naissance de Panthropologie (le discours de Phomme, dans la conscience de sa finitude radi- calc). Qu’est-ce que Phomme ? Pour répondre & la question il ne suffit pas de connaitre (la science) et il n’est plus possible de connaitre (la Science) : la scien- ce et la Science sont toutes deux disqualifiées, P'une relativement, quand il s'agit du sens, Pautre absolument, car le sens ne peut étre épuis¢ en un discours. Il ne reste d'autre voie que la compréhension. Humboldt est, en ce sens large accordé a Dilthey, le premier herméneute de la modernité. La naissance du paradigme herméneutique 99 Les principes de base de cette recherche sont nettement posés au terme de la décennie 1790-1800 et trouveront leur pleine application dans la théorie du lan- gage : la langue est, en effet, par excellence le lieu out s'effectue la compréhen- sion®, On en découvre pourtant la premitre formulation dés 1793, dans De Vétude de UAntiquité. Comprendre c'est, sous sa définition Ja plus générale, le mouvement en Jequel, & partir de soi, on se dirige vers Pautre. Il ne serait pas sans un présuppo- sé de base : laptitude & pénétrer dans le psychisme de l'autre, Cest-d-dire la capa- cité, en sappuyant sur Vobservation des signes extérieurs qu'il manifeste, datteindre son intérieur, sa nature profonde, ce qu'il est en son fond. Telle est la condition fondamentale de toute recherche herméneutique : « Pour saisir l'unité du caractére d’un individu et, plus encore, celui d’une nation, qui est encore plus complexe, on doit se mertre soi-méme en mouvement avec toutes ses forces conjuguées. Linterpréte (Der Auffassende) doit toujours se rendre d'une certaine maniére semblable & ce qu'il veut interpréter (auffasren) »°9, Qu’est-ce alors que comprendre I’Antiquité? C'est saisir Phumanité (Menschheit) en elle et, & travers elle, homme, Cest-a-dire les différentes forces humaines, sensibles, intellectuelles et morales, leurs modifications dans leur action réciproque, leur rapport entre elles et aux circonstances extéricures. Comprendre l'homme, c'est atteindre Jes transformations qu'il subit en vertu de sa nécessité intérieure comme de la possibilité des influences extérieures. Comment y parvenir ? A partir des vestiges laissés par les Anciens, tout particu- ligrement la littérature et les ceuvres dart, qui constituent autant de signes exté- rieurs & interpréter en vue d’aller au fond de ce quiils furent, de cerner leur indi- vidualicé, dont ces signes ne sont, parmi d’autres, que des rayonnements. La connaissance rationnelle par concepts est ici insuffisante, comme I’est la simple accumulation des faits, car l'individualité est un infini et, par suite, la compré- hension est inachevable ; elle consiste en une approche toujours plus précise, exi- geant l'investissement total de l'interpréte, un effort constant pour se transposer dans l'époque & connaftre, vivre en quelque sorte en elle. Le détachement du savant 8 I'égard de son objet, comme dans les sciences de la nature, n’est plus de mise, et le seul entendement ne retiendra qu’un squelette et laissera échapper Pessentiel, cest-a-dire la vie. Il établira une chronologie, I& oi il s'agit de recons- truire une biographie. Pour comprendre un individu, un peuple, une époque, la premitre condition est de se les rendre familiers par une frequentation constante. Cette proposition énonce le premier principe de "herméneutique, que reprendra Dilthey : pour comprendre, il faut mettre en jeu la totalité des facultés de l'esprit, "ensemble des forces psychiques réunies et, au premier rang, limagination, qui est, par excellen- ce, la fonction du comprendre, comme le répétera & nouveau La tdche de Phistorien. Le travail de Yentendement est de rassembler les faits et de construire 58. Bien entendu, une présentation compléte de I'herméneutique de Humboldt requiert l'érude des écrits sur le langage (aprés 1820). 59.— Werke, Ill, p. 7. 100 Jean Quillien les concepts, que |'imagination créatrice coule dans sa forme et transforme en une totalité, rout en refusant, & inverse, un matériau qui n'a pas produit. La com- préhension n'est possible qu'en raison de cet engagement entier du chercheur et de Panalogie entre lui et l'objet érudié, de cette capacité originaire de se transpo- ser dans le psychisme d’autrui, Celle-ci traduit P'abime entre les sciences de la nature et les sciences humaines : nous pouvons atteindre I'humanité de 'homme, mais non la chostité de la chose. Humboldt est allé pourtant trés loin dans cette direction, jusqu’au domaine du vivant, mais dans celui de l'inorganique, nous ne pouvons faire plus que formuler des lois et nous en tenir & explication. Uhomme connait I’homme tout a fait autrement, parce que rien d’humain ne lui est tota- lement étranger. La grande différence avec la nature est que l'homme donne des signes de ce qu'il est ou de ce qu'il fut. Humboldt le répéte : celui qui comprend doit se rendre en quelque sorte semblable & ce quill veut comprendre. « Lesprit doit seulement, en s'appropriant la forme de tout ce qui se produit, mieux com- prendre la matitre réellement explorable et apprendre 2 y voir plus que la simple opération de ’entendement n’en serait capable. Seule est décisive cette assimilation entre la force d'exploration et Vobjet a explorer», Tel est le principe fondamental de Uherméneutique de Humboldt. Ce pouvoir d'assimilation n’est pas donné comme une faculté, une fois pour routes, mais se conquiert, se forme, s'affine et s‘enrichit par la culture. Il n'est pas une opération passive, mais exige une extréme tension du Je, avec toute ses forces bandées, en direction de l'objet visé. C’est cet engagement de I’étre entier qui fait de la compréhension une activité véritablement productrice. Le physicien reste extérieur & son objet et n'est pas modifié par lui ; les lieux de sa vie privée et son laboratoire peuvent étre séparés. Dans l'ordre humain, objet agit en retour sur le sujet et acquiert, de ce fait, & son tour une valeur formatrice, d’autant plus grande que lindividualité écudiée est plus riche, La plantte ou I'amibe demeure autre ; les Grecs sont notre propre autre, d'autres nous-mémes, La nature, mise ala question, comme dit Kant, répond aux questions qu'on lui pose, mais seule- ment a celles-Ia. Les Grecs ont répondu a leurs propres questions, avant, interro- gés, de répondre aux nétres, et nous parlent ; ce qu'il nous disent est & la mesure du dialogue que nous avons pu, grice & un énorme effort, nouer avec eux. Ils nous révélent alors ce quiils furent, mais aussi, si le dialogue est authentique, tune part de ce que nous sommes nous-mémes. EEdipe n'est pas pour nous si loin- tain! Toute compréhension implique une dialectique de Pobjet et du sujet, objet se modifiant dans l'image, toujours plus fidéle, que nous nous en don- nons, le sujet se formant en se transformant. Toute compréhension est une for- mation, une Bildung, en un mouvement sans fin du comprenant au compris. Elle est une appropriation, un acte de se rendre propre, d’en faire sa nourriture per- sonnelle, ce qui, quand on commence, est autre, et cette recherche est infinie. La compréhension a a la fois une fonction de connaissance et une fonction hermé- neutique, est inséparablement Menschenkenntnis et Menschenbildung, celle-l8 en 60.— Uber die Aufgabe des Geschichechreibers (1821), Werke I, p. 588 (trad. frang., p. 70), souligné par nous. La naissance du paradipme herméneutique 101 vue de celle-ci. Aussi, loin d’opposer connaitre et comprendre, sciences de la nature et sciences humaines, Humboldt situe la connaissance conceptuelle & Vintérieur du champ plus vaste de la compréhension : Pentendement ne permet pas de comprendre certes, mais imagination non plus, si elle ne coopére pas avec lui et outrepasse ses limites — elle devient alors imagination débridée. La fonction, la tache et orientation de la compréhension précisées, se pose la question de la nature de objet. Que pouvons-nous comprendre ? Non pas le monde compris comme l'ensemble de ce qui n’est pas moi, « comme cercle fermé de tout ce qui est réel »6!, mais ce qui posstde une parenté avec le sujet, fonde- ment ultime de la méthode comparative. Autrement dit, on peut comprendre le monde en tant qu’humain, humanisé, transformé par l'homme, et non la natu- re, objet de connaissance. « Toute compréhension (Begreifen) d’une chose présup- pose comme condition de sa possibilité que celui qui comprend posstde d’emblée un analogon de ce qui sera ensuite effectivement compris, un accord (Obereinstimmung) originaite préalable entre le sujet et Pobjet »6. Tel est le deuxitme grand principe herméneutique. La compréhension ne saurait étre pour autant ni un simple développement (Entwickeln) & partir du sujet, ni un simple prélevement (Entnehmen) opéré sur Tobjet, ni seulement la spéculation ni seulement I’érude empirique, ni unique- ment la démarche déductive du métaphysicien ni uniquement la recherche expé- rimentale du savant. Avec ce principe se trouve donné le fondement méme de la compréhension : «Quand un foss¢ infranchissable sépare deux étres, aucune entente (Verstandigung) ne saurait jeter un pont entre eux et, pour se comprendre (vers- tehen), il faut déja s'étre en un autre sens compris». Toute compréhension sétablit sur fond d'une pré-compréhension, qui est toujours déja Ia. Nous sommes toujours, en effet, déja dans le sens, et, du monde 4 linterpréte, s'étagent différentes couches de sens, la vie elle-méme, les relations sociales, les objectiva- tions et extériorisations de esprit, les ceuvres, etc., que l’on sépare pour étude, mais qui sont tissées dans le méme enchainement. C'est ce jeu de miroirs qui rend la tache infinie. Comprendre, en effet, c'est saisir la chose dans son indivi- dualité, irréductible & aucune autre, atteindre Pultime individualité de Vindividuel, ce qui n’a eu liew qu'une fois et ne se reproduira plus. Cette réalité est toujours plus que ce qu’on atteint d’elle et ne pourra jamais étre saisie totale- ment, Mais toute comprehension est en méme temps une non-compréhension, ce qui signifie que la réalité n’est pas transparente a la raison. La position est ratio- naliste : elle n'implique aucune reconnaissance d’un irrationnel en soi, mais sim- plement l’aveu que, aussi profonde que soit l’approche d’un objet, il y aura tou- jours en lui quelque chose de plus & comprendre. C'est la condition méme de Vinterprétation. 61— Ober Gethes Hermann und Dorothea (1798), Werke, II, p. 145. 62.- Uber die Aufgabe, Werke, I, p. 596 (trad. frang., p. 78).. 63.- Ibid. 102 _ _ Jean Quillien 5, Le cercle herméneutique Linterprétation est donc un incessant mouvement, et ce mouvement est cir- culaire. Humboldt a caractérisé en 1797, dans un essai resté inachevéS, le cercle herméneutique. Lérude combine trois procédés : faire des observations individuelles correctes et exhaustives, en abstraire essence du caractére, qui n'apparait que partielle- ment dans ses extériorisations, et se mouvoir, dans un va-et-vient, de observation au concept, et de celui-ci a celle-l, afin de les corriger l'un par Pautre. Le cercle est manifeste : lessentiel est le caracttre, et non ce qui apparait de lui dans le phénoméne ; pourtant, nous n’avons d’autre voie pour ’'approcher que justement ses extériorisations, qui en sont la part la moins importante ; la source du sens ne peut étre visée qu’a partir de ce qui est insignifiant, lequel, & inverse, ne peut étre jugé tel qu’a la lumire de cette source. On tourne bien en cercle, mais 4 la différence de celui de Hegel qui se refer- me complétement sur lui-méme, celui-ci est indéfiniment reparcouru et ne pos- séde aucune cléture méme pensable. La cléture hégélienne signifie la coinciden- ce du savoir et de la compréhension, ce qui est Iégitime dans Pabsolu : savoir absolument est tout comprendre, Le renoncement & l’absolu, ou, plus exacte- ment, & un savoir absolu de I'absolu, implique I’écart, qui ne sera jamais comblé, entre savoir et comprendre. On ne peut méme pas concevoir une compréhension absolue ; Dieu n'interpréte pas, il sait. Limage plus adéquate, plutét que du cercle, serait chez Humboldt celle de la spirale, les circonvolutions successives se déroulant, sur un mode de plus en plus rapproché, vers un point dernier, qui est mais ne peut étre connu, Pindividualité. Au terme, forcément relatif et provisoi- re, de Ja recherche, on effectue un saut: c'est le moment de la divination : on devine le caractére que l'on avait simplement pressenti au départ, Cette divina- tion n’a rien de mystique, n’est pas une intuition immédiate, mais est le résultat d'un important travail préalable : mener ces trois activités, chacune d’elles sépa- rément et les trois dans leur interaction, requiert du talent, parvenir, grace & elles —et on ne le peut sans elles —_ Ja comprehension de ’homme, exige un authen- tique génie. De fait, I’historien accomplira d’autant plus parfaitement sa tache, « qu'il par- vient par le génie et par étude & une compréhension plus profonde de Phumanité et de son action »6, L’aptitude & se transposer dans objet 4 com- prendre n'est autre que la Stimmung de Vinterpréte & entrer en résonance avec L'Ubereinstimmung, sa disposition, due & la nature et modelée par les circons- tances, & se mettre Iui-méme & Punisson de l'accord originaire entre Phomme et Je monde. C’est ce dont chacun peut faire 'expérience, Qui niera que la relectu- re d'une grande ceuvre, loin de simplement rafraichir la mémoire, ne soit une véritable redécouverte ? 4 Das achtezhnte Jabrhunders, Werke, 1, p. 376-505. Cf. notamment, IV, p. 432 ss, Cet essai n'a é:é publié pour la premitre fois qu'en 1904. 65. Die Aufgabe, Werke, I, p. 588 (trad. frang., p70). La naissance du paradigme herméneutique 103 Le moment divinatoire, la forme supérieure de la compréhension, est la vue (Schauen). Il ne sagit, bien sir, ni de lintuition sensible, ni d’une quelconque coincidence mystique, ni non plus d’un salto mortale en plein coeur de Yindividualité. Pour voir, avoir intuition de Ja chose, il faut auparavant beau- coup travailler, mener un dur labeur sans s’épargner ni effort de l’abstraction et de l’analyse rigoureuse, ni celui de observation attentive et scrupuleuse ; ni la tension de la spéculation, ni la minutie et l’exactitude de l’érudition ; ni le regard étendu porté sur le tout, ni l'acuité de lesprit dirigé sur linfini détail. C’est pour- quoi on peut dire que le génie crée sans régles. Exclusivement sans régles n'est que le fait d’une débauche de Ia fantaisie ; de fait, dans la compréhension, l’esprit se soumet aux regles de observation et de I’entendement et l'imagination produc- trice & sa propre Iégalité. C’est quand tout ce travail est accompli, et alors seule- ment, qu'il devient possible de deviner. Humboldt est sans doute le premier, ainsi que le note Joachim Wach, & avoir insisté sur le réle décisif de l’imagination dans Pactivité herméneutique, tout en lui assignant ses limites, c’est-A-dire en la subor- donnant au primat de l’expérience®, Elle est la faculté en laquelle se touchent la recherche herméneutique et la création poétique. Cette conception porte la marque de la théorie de Ja vision chez Goethe (vision comme contact authentique avec le réel) et il n'est pas surprenant que Humboldt la présente le plus clairement dans son essai de 1830 consacré au deuxime séjour romain de Goethe : « Concept et étude ne peuvent étre que des recherches préliminaires, des moyens auxiliaires, que donner la mesure et poser des limites ; la forme (Gestalt) est toujours une unité et une totalité, toujours plus et autre chose, La intervient ce qui est incompréhensible, que étude ne peut atteindre, ce qui ne peut étre fabriqué, mais seulement senti et créé »67. Chez Goethe, nature, art et podsie se rejoignent dans « le pouvoir d’intuitionner » (Anschauungsvermigen), et la poésie repose sur la base d’une perception véritable qui, en s’en tenant correctement au fini, montre « combien infini est le monde de ce qui est & voir et & présenter, combien insondable est justement le singulier »68, Cette vue, loin d’étre passive, est, au contraire, une activité de esprit, qui cou- ronne la mise en exercice de toutes les autres facultés. C'est la saisie de Tuniversalité essentielle dans la forme de l’idée, la perception des choses dans leur véritable essentialité, P'approche de ce « quelque chose d’inconnu », que Humboldt pose, dans De lesprit de Ubumanité (1797), comme le but ultime de la recherche humaine, auquel est subordonné rout le reste, un « quelque chose » que I’on ne peut reproduire en se bornant & obéir & des régles, et pas méme com- prendre. « C’est ce quiillustre de fagon éclatante exemple de l'art: nul n'est capable d’expliquer ni de comprendre comment nait la pensée d’un artiste, et encore moins comment elle est mise en ceuvre, et pourtant presque tout le monde le pressent (ahnen) obscurément et beaucoup le sentent (fiihlen) claire- ‘Wach, Das Verstehen, 1, p. 250. 67.— Rezension von Gerthes zweitem rimischem Aufenthals (1830), Werke, II, p. 408. 68.~ Ibid.,p. 409. 104 Jean Quillien ment »6, Cette Abnung — intuition, pressentiment, divination — est un degré supérieur de la vue et est une qualité que doit posséder le grand historien. Il est tts difficile, en effet, de scruter le caracttre caché des forces agissantes dans la nature, car il est pour lintuition (Anschauung) intérieure ce quest la figure exté- rieure pour leeil et « il se dévoile presque uniquement 4 un certain sentiment divinatoire (einem gewissen abndenden Gefuble) »”°, Cela est tout aussi vrai pour les forces agissantes en histoire et c'est pourquoi est exigée de l’historien, en plus de la formation scientifique au sens strict, cette forme de l’imagination qui S'appelle chez lui « capacité de deviner et don de saisir les enchainements (Abndungsvermagen und Verkniipfungsgabe) »”\, Telles sont les grandes lignes de l’herméneutique de Humboldr, avant quiil ne découvre dans le langage la vraie médiation entre le sujet et Pobjet. Le modéle en est incontestablement la création artistique, comme elle le sera pour la détermi- nation de la tache de Phistorien, Cette herméneutique, en tant que pratique généralisée de la compréhension, a une extension beaucoup plus grande que celle de Schleiermacher, limitée & Pinterprétation des textes. Elle opére un renverse- ment du rapport entre connaitre et comprendre : connaftre n’est plus Pactivité supérieure de esprit, comprendre n'en est plus un simple mode, mais c'est le connaitre qui devient, & l'inverse, un mode et en méme temps la base indispen- sable de la compréhension. Au fond, leffort de compréhension commence Ia ott prend fin l'activité de la connaissance, érant entendu qu'il n’est pas possible dentrer en celle-Ia en faisant l'économie de celle-ci. Ce qui a manqué 4 Humboldr pour prendre rang au tout début des histoires de Pherméneutique, cest de faire la théorie de ce qui fut pourtant sa pratique constante. Il a poussé son aversion pour le pur théorique, engendrée par sa for- mation wolffienne, jusqu’a ne pas faire la théorie de sa propre pratique, et n'a guere fait d’exception que pour ses deux amis, Schiller et Goethe, dont il fut effectivement le théoricien. La clé est peut-étre dans son aveu, a l'occasion de cette étude, qu'une théorie de la création artistique ne peut étre d'une quel- conque utilité pour l'artiste dans son propre travail créateur. De méme, une théo- rie de la compréhension ne remplace.pas la compréhension elle-méme ; bien plus, elle risque de devenir un obstacle, si elle conduit a plaquer sur un objet des regles générales érablies pour un autre. Si Humboldt n'a pas donné d’exposé sys- rématique de la compréhension, c'est que, vraisemblablement, il lui suffisait de comprendre. Il reste que son apport principal, qui en fait un génial précurseur de Dilthey, est I'élargissement de la notion de texte & tout ce qui est humain. Il a écudié avec Heyne, puis Wolf, les textes, au sens strict, de PAntiquité, dans le des- sein de traiter celle-ci comme un grand texte, lui-méme une section de ce vaste texte lacunaire qu’est histoire mondiale, texte inconsciemment écrit par les 69.— Ober den Geist der Menschheit (1797), Werke, 1, p. 509. 70.— Ober den Geschlechtsunterschied und desen Einfluf auf die organische Natur (1794), Werke, 1. p.270. 71. Die Aufgabe, Werke, I, p. 587 (trad. frang., p. 69). La naissance du paradigme herméneutique __ 105 hommes et qui est, & son tour, un fragment du texte dernier, celui de la nature. Il est ainsi le premier & avoir effectué la jonction de Phistoire et de Pherméneu- tique, en vue de la tache essentielle, qu'il nomme philosophische Menschenkennt- nis, construire le modéle d’intelligibilité de Phumain et ouvrir ainsi, dans la pen- sée, un nouvel espace mental, celui que vont configurer les sciences humaines. La pensée du langage sera le couronnement de cette tentative. CAHIERS DE PHILOLOGIE Publis par 'Unité Mixte de Recherche 8163 (CNRS, Université de Lille 3, Université de Lille 1) Savoirs, Textes, Langage Collection fondée par Jean Bollack, dirigée par Fabienne Blaise, André Laks et Philippe Rousseau Les interprétations d’ceuvres anciennes ou modernes proliferent, s'accumulent, se contredisent et, souvent, signorent. Cette pluralité, indéfiniment ouverte, se redouble immédiatement dans les justifications théoriques qui en sont données : chaque interprétation, si elle est forte, définit des critéres de qualité avec leur hiérarchie, et par la se distingue des autres. D’oit la ques- tion: une discussion peut-elle s'instaurer entre les positions ainsi constituées ? Est-on nécessairement renvoyé & une hérérogénéi- té radicale des points de vue, selon Tidée d'un perspectivisme actuellement répandu, ou, plutét, de 'un & autre une argumenta- tion se laisse-telle concevoir ? C'est-A-dire : tun débat réglé, contradictoire et clarifiant peut-il sjinstiuer au sein des sciences de Vincerprétation ? Une telle question ouvre dg’ sur une autre, plus fondamentale : quien estil des catégories sous-jacentes aux divers déchiffrements, des schémes uti- lisés pour construire le ou les sens, en un mot de tout ce qui forme Papparat critique des interprétations ? Que lit-on sous les lectures ? exemple de la philologie classique montre trop bien qu’ faire économie d'un tel débat public, les interprétations, d'une école, d'un pays & autre, tendent A se pour- suivre parallalement chacune selon sa égiti- mité propre, dans une indifférence réci- proque. Ne restent comme références com- munes que des objets, les textes, et des méthodes éprouvées d’édition et d’analyses critiques. Dans sa forme, la collection des Cahiers de philologie refléce certe nécessité d'un retour sur soi pour les sciences du comprendre. Le travail de Tinterprétation y est présenté et discuté selon ses différents niveaux de per- tinence — les hypothises et les résultats concrets, les préalables — en deux séries dis- tinctes : * Les volumes de la série Les textes donnent des interprétations détaillées, selon le pris cipe d'une herméneutique définie, d’ccuvres litéraires et philosophiques de TAntiquité. «+ La série Apparat critique recucille ou sus- cite des essais, individuels ou collectifs, visant & définir les conditions du déchiffre- ment, pour la philologie au sens large, comme «science des ceuvres», pour la connaissance historique et, plus générale- ment, pour l'ensemble des sciences humaines. Les volumes reviennent sur histoire de ces conditions (concepruelles, mais aussi culturelles ou institutionnelles), discurent de la légitimité des modeéles utili- sés et des problémes de méthode que pose le traitement des « nouveaux objets histo- riques ». Une des régles essentielles de cette réflexion commune est, d'un volume & autre ou & V'intéricur d'un ouvrage collec- tif, que se pratique le libre jeu dela critique. Jean Bollack, Pierre Judet de la Combe, André Laks, Heinz, Wismann CAHIERS DE PHILOLOGIE Volume 24. Série Apparat critique La Naissance du paradigme herméneutique De Kant et Schleiermacher a Dilthey André Laks Ada Neschke-Hentschke (éds) Nouvelle édition revue et augmentée Presses Universitaires du Septentrion www.septentrion.com

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