Sunteți pe pagina 1din 9
Oubli, mémoire, histoire JACQUES LE RIDER ‘A temporalité individuelle et les repré- sentations culturelles du temps sont fondées sur une bonne économie de Youbli et de la mémoire. Le bel ouvrage de Harald Weinrich sur histoire intellectuelle de Voubli, Lethe(*), fait contrepoids aux abon- dantes recherches sur la mémoire et la trans- mission. I! commence par lanalyse du passage du De oratore de Cicéron od Simonide, resté eélébre pour son invention dune mnémo- technie, vient consulter le grand Thémistocle pour lui demander de lui enseigner l'art de la mémoire parfaite. Thémistocle lui répond quill se soucie fort peu d'acquérir Vart de la mémoire : il_préférerait, dit-il, apprendre a oublier ce qu’il voudrait oublier, posséder Part de Loubli (ars oblivionis) plutot que Vart de la mémoire (ars memoriae). Thémistocle sou- haitait, commente Cicéron, se débarrasser de toutes ces choses vues et entendues qui encom- braient sa mémoire, car rien de ce qui entrait dans son esprit ne pouvait en sortir. Plutarque confirme que Thémistocle se rappelait par exemple le nom de tous les Athéniens qu'il rencontrait, En somme, ses excellentes qua- lités de mémoire étaient poussées jusqu’d un paradoxal excés : méme ce dont il ne voulait pas se souvenir, il se le rappelait, mais ce qu'il voulait oublier, il n’arrivait pas a le faire sortir de sa mémoire. Yosef H. Yerushalmi, dans sa contribution au colloque de Royaumont « Usages de Youbli », en 1987, commencait par un apo- logue fort suggestif. Il soulignait que la condi- tion moderne se caractérise par deux maux présents simultanément : Tatrophie de la mémoire et Vhypertrophie de thistoire. Les médias planétaires, la mode, limpératif de (1) Harald Weinieh, Lek. Kuss und Kol es Heesens, Munich, CH Beek, 1997, dépassement perpétuel que les avant-gardes imposent aux « modernes » sont autant dexemples de ce paradoxal alliage de Thisto- ricisme et de 'amnésie. L'information en temps réel et accumulation des archives. transfor- ment le temps présent en « histoire immé- diate » : toute « actualité » devenant de plus en plus rapidement historique, histoire et Téphémére ne se distinguent plus clairement. Dans le domaine de la création, « dépasser » veut dire & la fois se mesurer au passé his- torique et vouloir Toublier. La logique de la découverte scientifique n’a- telle pas besoin de Poubli autant que de la mémoire? Harald Weinrich souligne que le Discours de la méthode accorde la plus grande importance & Yopération préalable de table rase : rejeter les opinions qui s‘étaient glis- sées autrefois en ma créance, me défaire de tout le reste de mes opinions, déraciner de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étaient installées, cest en ces termes que parle Descartes. Dans le récit Funes ou la mémoire, Jorge Luis Borges rappelle que « penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abs- traire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails(?) ». Depuis son acci dent, Funes est doué ou plutot affligé d’une mémoire prodigieuse. « Ma mémoire, mon- sieur, est comme un tas dordures. [..] Non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois quill Tavait vue ou imaginée. [...] I lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassat tant d'individus dis- semblables et de formes diverses : cela le génait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) edt le méme nom que le chien (2) Jorge Las Borges, Funes ou la mmole, ix Fictions, Gabimar Folio, 1944, p18 965, JACQUES LE RIDER de trois heures un quart (vu de face)(’). » ‘Yerushalmi rappelait les études de cas psy- chopathologiques présentées. par Alexandre Romanovitch Luria (1902-1977), dans The Man with a Shattered World : The History of a Brain Wound et dans The Mind of a Mnemonist : A Litlle Book about a Vast Memory('). La récente mise en scéne du second de ces ouvrages de Luria par Peter Brook, sous le titre « Je suis un phénoméne », a rendu popu- faire le personnage du « mnémoniste » Solomon Cherechevsky(’). Mais cette présen- tation isolée du cas d’hypermnésie observé par Luria avait le défaut de ne pas rendre le contraste avec le cas opposé, celui de homme ayant subi une Iésion du cerveau a la suite dune blessure de guerre et « dont le monde volait en éclats ». Ces deux études de cas, deux « romans psychologiques » au sens propre du mot, sont indissociables, car ils enscignent quil est difficile de vivre sans oublier, mais quil est tout aussi impossible de vivre sans mémoire. Besoin d’oubli et devoir de mémoire Lhistoricisme (si nous Tassimilons ici & ta maladie de « Thypertrophie historique ») est aussi pernicieux pour la vie que l'amnésie. Tel Gtait le message de Nietzsche dans la deuxitme Considération inactuelle, De tutilité et de Tin- convénient de Thistoire pour la vie: « La vie a besoin des services de Thistoire, il est aussi nécessaire de sen convaincre que de cette autre proposition quill faudra démontrer plus tard, & savoir que lexcés d'études historiques est nuisible aux vivants(*) ». Comment rendre ses droits a Toubli créateur sans perdre la mémoire? Selon la théorie freudienne, on guérit en se souvenant, mais on tombe éga- lement malade de trop de mémoire. Nul mieux que Nietzsche n'a établi la distinction entre le « mauvais oubli », loubli traitre, Iésion de mémoire, et '« oubli pasitif », force de vie, privilage des « natures pleines et fortes, en () mid, p. 117 (@ Tadvetion francaise : Alexandre Luria, L’Homme dont te ‘monde set on tlt, pretace @'Oler Sacks, Sell, 1085 (reroupe Ter textes L'fomme dont le monde volt en ecas et Une prod seuse mimowe ) Une premiste traduction frapeise de Une pro- ‘igease memoir avait te publie en 1970 (Eaitons: Delica ot Nis) (9) Théitre des Boutfes du Nord, da 24 mars au 30 mai 1998, vee Maurice Benichow dans le rle du = mnémoniste (6) Friedrich Nictasche, umes, 6d. par Jean Lacoste et Jacques ue Rider, Rober Latfnt cll Booguing, 1983, 4a. 1, p36 966, qui se trouve en surabondance Ia force plas- tique et régénératrice qui permet de guérir et méme doublier(’) ». L'homme historique doit retrouver « la faculté doubli. Loubli n'est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels; cest bien plutot_un pouvoir actif, une facuité dinhibition positive au sens le plus strict du mot(*) ». ‘Toutefois, souligne Yerushalmi, la réflexion sur Fidentité juive oblige & distinguer le sou- venir et la mémoire. Sil porte sur les contenus de la mémoire, loubli est une faute, car la mémoire est collective. Le Deutéronome, VIII, annonce : « Car si jamais tu en viens & oublier le Seigneur ton Dieu, si tu adores et sers d'autres dieux, je ten préviens aujourd'hui, tu disparaitras. » Yerushalmi commente : « Cette assomption étonnante - que tout un peuple puisse non seulement étre exhorté & se sou- venir, mais aussi étre tenu pour responsable de Youbli - est présentée comme allant de soi(’) ». Loubli collectif, en fait, n'est concevable que sil y a déjA eu transmission dune tradition : « Un peuple ne peut jamais "oublier" ce quill n'a pas dabord recu("). » Loubli signifie done le refus, 'abandon ou |'échec de la transmis- sion : il ne résulte pas dun « défaut de mémoire » (au sens psychologique du mot), mais d'une rupture de la chaine de transmis- sion. « La Tradition connait trois occasions au cours desquelles la Torah fut, totalement ou partiellement, oubliée puis restaurée. [...(") Ce que le peuple a “oublié" peut, dans cer- taines circonstances, étre recouvré [..] ». Lloubli peut servir de préalable a la redécou- verte féconde, par exemple lorsque les textes sacrés sont devenus la propriété des prétres, cessant d’étre la possession collective d'un peuple. Linterdit de Voubli est au fondement de la pensée juridique. On ne peut pas se résigner 4 « Foubli des lois ». En ce sens, le devoir de se souvenir de la Loi constitue la « tradi- tion juive » de la civilisation occidentale, de méme que ta rationalité et la logique, sans doute liées au moment grec de la généalogie de notre culture, commandent de ne pas oublier les régles. La’ Déclaration des droits de (7, Nietehe, La Généaloie de la morale, in Barres, op. ci, vol 2p. 708, (8) Wid p. 803. (9) Your HL, Yerushalmi, « Refexons sur Foubli », in Usges se Poubt, Sei, 1988, pT (40) ti (a) i homme commence par ces mots : « Les repré- sentants du peuple francais, constitués en Assemblée nationale, considérant que 'igno- rance, Youbli ou le mépris des droits de Thomme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements [..] ». Mais au sein méme de la pensée juri- dique et politique la dialectique de la mémoire et de oubli se révéle trés subtile, comme le souligne Raphaél Drai : & obligation de ne pas oublier, de se souvenir, qui implique la nécessité de réparer les conséquences de Toubli, s'ajoute obligation de ne pas revenit sur les conséquences d'un certain oubli, lorsque celui-ci s'est produit("). La justice est’en péril quand Toubli prédomine. Mais Texcés de mémoire, qui invoque un passé historique ‘oublié pour justifier une action dans le temps présent, peut aussi conduire a l'injustice. Par exemple, la reconstitution d’identités nationales a base de références historiques « oubliées » depuis plus d'un sigcle menace directement les individus que cette identité nationale trans- forme en une « minorité >. Lautre probléme que rencontre la réflexion sur Toubli et la mémoire, en relation avec la tradition juive, est celui de « lutilité » de this- toire : celle-ci estelle en mesure de susciter et de guider !'anamnése collective et indivi- duelle? Les études historiques suffisent-elles a sauver une tradition? Lihistoire n'est-elle pas au contraire le coup de grace porté A une tra- dition qui, dés qu'elle devient historique, cesse de vivre? Comment, en somme, mettre I' toire au service de'la mémoire? Notre Xx" sigcle n’a--il pas souvent laissé pulluler 11 toire au détriment de la mémoire? La crise de Thistoricisme, dans la’modernité, n’est-elle pas étroitement lige au dépérissement des tra- ditions (°)? Dans plusieurs articles récents, Emma Shnur critiquait attitude pharisienne de nos contem- porains qui proclament le devoir de mémoire tout en se gardant bien de Vobserver eux- mémes. « On peut avoir un devoir de com- portement, mais je me pense pas que la mémoire puisse étre un objet de controle moral. Proner ce devoir de mémoire est souvent tune fagon de faire la morale & bon compte et sans beaucoup penser, au lieu de laisser (12) Raphoé! Dri, Feud ot Moise, Pochanabse, Lov juve et aworr, Anthropes, 1997, partulerement le chapte 4, « La Lb ‘de Foubt et Fal de la‘Lot = (13) Ct Jaeques Le Rider, Hugo von Hofmannthal Historiciome cet madeite, PUR, 1985 OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE résonner en soi l'angoisse que fait naitre Vhis- toire de la Shoah("). » Marc Augé, d'une autre maniére, rappelle dans son essai sur Les Formes de Voubli qu’on peut aussi parler d'un devoir doubli, au service du présent et du futur, mais aussi qu'un passé récent n’efface pas un passé plus ancien, ou linverse(") LaAllemagne du temps présent a connu deux fois au cours de ce XX* sidcle Ia situation of le devoir de mémoire officiellement proclamé allait de pair avec oubli collectif le plus « méthodique », mais aussi avec des phéno- ménes pathologiques de souffrance de la mémoire. La RFA de 1949 est bitie sur cette proclamation dv devoir de mémoire. Mais ce sont les mensonges de l'idéologie officietle qui font renaitre autour de 1968 cette pathologie de la mémoire allemande que Margarethe von Trotta a si bien représentée dans le film ies Années de plomb (1981), rappelant que Viti néraire de la future terroriste G. Ensslin com- mence avec la projection de Nuit et brouillard dans la salle de classe de la jeune adolescente. La RFA de 1990 sera batie sur une mémoire tout aussi problématique. Que faut-il désor- mais identifier comme Vobjet du « devoir de mémoire » de Allemagne réunifiée? La Shoah qui a détruit cette Mitteleuropa que la réuni fication n’a pas restituée? Les utopies de Yémancipation socialiste défigurées par la société fermée de RDA? Lidentité culturelle éphémére forgée tant bien que mal entre 1949 et 1989 par la société de Vest de I’Allemagne, cette part du peuple allemand privée de « miracle économique »? Une identité collective, en particulier une identité nationale, n’estelle faite que de mémoire? C'est Tidée 1a plus communément recue, exprimée par exemple par Renan : I'ame une nation, c'est « la possession en commun d'un riche legs de souvenirs; [et] le consen- tement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer & faire valoir Vhéritage qu’on a regu indivis(") ». Cette équation his- toire = mémoire(") ; nation = héritage ‘commun de souvenirs n’est pas le dernier mot (14) Interview Emma Shour dans Le Monde, vendredi 5 cembre 1997, p. XI (15) Mare Avg, Lez Former de Voubl, Edition Payot et Rivages, call. Manuele Payot 198, (16) Emest Renan, Quisice quiune nation ?, Preses Pocket ‘Agora, 1982, p54 (17) Sur ce theme, cf, le numéro 1, 1998, de ia Rewe de met plosgue et de morale, intule » Mémove, histoire», contenant {erates remarguable de. Paul Ricoot, Reinhar! Koselleck. Krepatof Pomian et Jetrey Andrew Barash 967 JACQUES LE RIDER de Renan et 1'on serait incomplet si 'on omet- tait de citer un paragraphe précédent, dans la fameuse conférence du 11 mars 1882 : « Loubli, et je dirai méme erreur historique, sont_un facteur essentiel de la création d'une nation, et Cest ainsi que le progrés des études his toriques est souvent pour la nationalité un danger. Linvestigation historique, en effet, remet en lumiére les faits de violence qui se sont passes & Torigine de toutes les forma- tions politiques, méme de celles dont les consé- quences ont été le plus bienfaisantes. L’unité s¢ fait toujours brutalement ; la réunion terreur continuée pendant prés d'un siécle("").» Cette pensée de Renan, le commentateur nietaschéen pourrait Pappeler « généalogique » : tout comme la généalogie de la morale découvre que le bien et le mal n’étaient a Vorigine que de la loi des plus forts et de Paffrontement entre les bons (les plus forts) et les méchants (les vaincus), la généalogie d'une nation révéle que son histoire est pavée de bien des crimes. Le mnémoniste est-il plus heureux? Pour revenir a Yerushalmi et a Tidée de mémoire comme distincte de celle Phistoire, mais aussi a T'idée d'hypertrophie de la mémoire comme inconvénient pour la vie, je voudrais_ évoquer émouvante nouvelle | de Stefan Zweig, publiée en 1929, intitulée Buchmendel et traduite sous le titre Le Bouquiniste Mendel. Mendel est un « génie de la mémoire » : « Ce petit Juif de Galicie, Tabougri, contrefait et hirsute, était un titan de la mémoire. Derritre ce front crayeux, sale, que 'on eat dit recouvert d'une mousse grise, était gravé comme dans Vairain, par la main fantomatique et invisible de la mémoire, le moindre nom, le moindre titre jamais imprimé sur la premiére page d'un livre. De chaque ouvrage, paru hier ou il y a deux cents ans, il pouvait citer dans hésitation le nom de Vau- teur, le liew de publication, le prix neuf ou occasion, [..] De tous les livres, qu'il les ait eus en main ou qu'il ne les ait qu'entrevus de loin dans une devanture ou dans une biblio- théque, il avait une vision nette("). » La fin du bouquiniste Mendel est lamentable. Arrété par la police autrichienne durant les années de Premigre Guerre mondiale, dont il (08) Ernest Renan, Quistce quime maton 2 op. cts pat (09) Stefan Zseig. Le Bouguiite Mendel, in Stefan Zig, Romans nouvel Live de. Poche. La Pochothique, 1991, p 610 et's 968 ignore presque tout, car il ne lit pas les jour- naux, Vapatride galicien est intemé dans un camp de concentration autrichien pour civils russes ot i meurt de dysenterie, frappé de folie. Cette nouvelle de Stefan Zweig est bien sir la prémonition du sort des Juifs d'Europe centrale. Mais c'est aussi une allégorie tres frap- pante de la réduction historiciste de la trans- mission culturelle et de la tradition juive du primat de Yécriture. Mendel a tout tu. Mais ce M. Memory ne posséde qu'un cata- logue, une bibliothéque dans la téte. Il faudrait insister sur Timportance de la biblioth&que en feu dans le grand roman d'Elias Canetti, Auto- dafé, et sur le persiflage de la Bibliotheque nationale que visite le général Stumm von Bordwehr dans L’Homme sans qualités de Robert Musil : on constaterait que 'épuisement de la culture est pensé par tous ces roman- ciers sous les especes de la décadence et de la ruine des bibliothéques et des bibliothécaires. Sur ce théme aussi, Borges a écrit l'un de ses textes les plus profonds, La Bibliotheque de Babel, qui résume le proces de la culture his- toriciste : « La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantémes("). » Malgré la sagesse quelque peu provocatrice de Thémistocle, rapportée par Cicéron, malgré Youbli méthodique des préjugés selon le Discours de la méthode, il faut reconnaitre que Voubli n’a pas bonne presse, ni au regard de la logique, ni au regard de Véthique. Il n'est plus question, dans la modernité, de l'art d’ou- blier, mais plut6t de Vinterdiction et des risques de" Youbli. Les —_développements "de Schopenhauer sur la folie, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, me semblent caractéristiques de cette dévalorisa- tion de Poubli dans la tradition philosophique. « La wraie santé esprit, écrit Schopenhauer, consiste dans la perfection de la réminiscence. Sans doute, il ne faut pas entendre par la que notre mémoire doive tout conserver. Car [...] il nous est parfois difficile de distinguer les années une a une; [...] mais tout événement caractéristique ou significatif par quelque coté doit se retrouver dans la mémoire, si Pintel- lect est normal, vigoureux et entigrement sain, [.-] Fai représenté la folie comme Vinterrup- tion du fil des souvenirs(*). » (20) Jorge Luis Borges, La Biblthique de Babel, in Fsions, le it, pa Ql) Anhur Schopenhauer, Le Monde comme volon a comme présenaton, ad A. Burdeau, fetue par R- Roos, Pas, PUR 1866, p. 190 Ainsi, poursuit Schopenhauer, it n'y a pas lieu de s'étonner de la fréquence des acts de folie chez les acteurs. « Quel abus ces gens-la ne font-ils pas de leur mémoire! Chaque jour c'est un nouveau réle & apprendre, ou un ancien rdle dont il faut se souvenir; ces rdles sont sans rapport, et bien plutot en contradiction, en opposition les uns avec les autres; enfin, chaque soir, I'acteur s'efforce de s‘oublier entigrement lui-méme, pour devenir un tout autre personnage. N'est-ce pas 1a le chemin direct vers la folie(*)? » Lorsquil retrace la naissance de la folie, Schopenhauer affirme que cest dans Youbli délibéré, d'autres diraient : dans le refoulement, que tout com- mence. « C'est dans cette répugnance de la volonté & laisser arriver ce qui lui contraire & la lumitre de Vintellect qu’est la bréche par laquelle la folie peut faire inruption dans Les- prit.(®) » De Schopenhauer & Nietzsche Dans louvrage de Michel Henry intitulé Généalogie de la psychanalyse, ces passages de Schopenhauer suggéraient que la psychanalyse freudienne s‘inscrivait dans la droite ligne de ces théories de la santé psychique comme « réminiscence parfaite » et comme « mémoire intégrale », le traitement analytique permet- tant de soigner les souffrances psychiques en rendant Ia mémoire au patient. Nous revien- drons sur cette question, pour nous demander Sil faut voir la théorie freudienne du temps dans fa proximité de Schopenhauer ou plutot dans celie de Nietzsche. Car Nietzsche est cer- tainement un des penseurs qui sont allés le plus loin dans la réévaluation de Voubli, Pour Nietzsche, cest la vie méme qui est oubli, tandis que la mémoire, lorsqu’elle se dégrade en dépot d'archives historiques, n’est que déca- dence et déperdition de vitalité Dans la deuxitme Considération inactuelle, De Tutilité et de inconvénient de Thistoire pour 1a vie, c'est la vie qui sert désormais d'instance de Iégitimation face & laquelle la science his- torique et plus généralement lintérét pour Ihis- toire doivent justifier leur valeur et leur utilité. Partant de la maxime de Goethe selon laquelle tout savoir est condamnable sil ne renforce (22) Bid, p. 1151 (23) tid, p. UBT ets OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE pas la vie("), Nietzsche condamne comme para- lysante et délétére toute science coupée de activité. Ainsi histoire n'est justifiée & ses yeux que si elle sert laction et la vie. Il serait faux Caffirmer qu'en disant cela, Nietzsche rompt avec la tradition ne prend-il au pied de la lettre la maxime de Cicéron «historia magisira vitae(*) >»? Nietzsche, il est vrai, rappelle que toute his- toire n’est pas « magistra vitae ». La mau- vaise histoire, celle de lhistoricisme, est une éc9le de décadence. A la différence de ‘animal qui vit dans un éternel présent sans histoire, écrit Nietzsche, Thomme ne peut oublier : il reste lié & son passé, Mais homme a aussi besoin de Youbli pour pouvoir agir. Car sil se réduisait a de histoire il deviendrait un colosse immobile du savoir historique, privé de la base vitale de son existence. Pareille extension du sens his- : elle de Tindividu, mais aussi a celle d'un peuple ou d'une civilisation. La connaissance du passé autant que le mépris du passé sont indispen- sables a la vitalité des peuples. Et cet élément non historique est le plus important des deux, car sans lui aucune réalisation créatrice ne peut aboutir. La question décisive est pour Nietzsche la suivante : jusqu’a quel point la vie a-t-elle besoin de Thistoire sans pour autant se laisser ensevelir sous son poids? Pour approfondir cette question, Nietzsche distingue trois sortes Ghistoire : une forme « monumental » qui convient aux hommes d'action et de création, une forme « antiquaire » qui convient aux esprits soucieux de conservation et de pie et une forme « critique » répondant aux besoins des opprimés et des révoltés. Lhistoire « monumentale » appartient au combatant, qui ne trouve dans le présent rien qui soit & sa hauteur. histoire se présente a Tui comme Ia ligne de créte de Thumanité et il se sent encouragé par les grands modéles donner Iui-méme en exemple a la généra- tion future. Lexemple de la Renaissance donne la preuve de ce que peut atteindre lintrépi- torique finirait par nuire & toute vie (24) Cone analyse de Ia devsitme Consimion iactucle de Nietache doit beaucoup 2 Texcellente notice de Peer Put? dans edition Rober Lafont Bouguis de Nieasche da cee (25) Le rapprochement ene Nicasche et Citron est dd & Hans Gcorg Gadaimer,« Prludium * Ennnerung und Geschichte», it Vom Natoon und Nach der Hisione far dat Leben 4a. par Distr [Borehmeye, FrancoruMain, Sunrkamp Taschenbuch Wssenscha 121, 1956, ILS 969 JACQUES LE RIDER dité de quelques-uns. Mais il faut bien souli- gner qu'une répétition ou méme une simple imitation du passé est exclue. Lattitude épi- gonale n'est qu'une parodie du point de vue « monumental », Lintérét antiquaire peut étre assimilé & un retour de Tindividu sur sa propre jeunesse ou sur sa généalogie. Comme Goethe face a la cathédrale de Strasbourg, comme les Italiens de fa Renaissance face 4 TAntiquité classique, identification avec le passé apporte une orien- tation a existence actuelle. Mais histoire anti- quaire est toujours menacée, quand elle ne répond plus aux besoins vitaux du présent, de se réduire & une accumulation de faits histo- riques. On conserve alors pour conserver et la vie perd son élan. L'histoire critique, elle aussi, est au service de la vie dont le main- tien et expansion exigent la mise en cause du passé. Tout passé mérite détre condamné, Mais il ne s'agit pas de le juger au nom dune prétention & Tobjectivité impartiale. Le seul critére valable est encore la vie. La maladie des modernes Nietzsche ne congoit done pas de culture sans mémoire historique. Il ne proclame pas comme le fera Marinetti en 1909, dans le Manifeste futuriste : « Nous voulons libérer Ttalie de ses innombrables musées qui la recouvrent comme d'innombrables cimetieres. » Mais il constate que "homme moderne consi dre les fresques historiques qui ornent ses palais nationaux comme un visiteur « se fait Offrir le spectacle d'une exposition univer- selle(*) ». Ce passage fait songer Baudelaire qui exposition universelle inspirait quelques uunes de ses formules les plus pessimistes sur Tidée de progrés(’"). Nietzsche constate chez ses contemporains une relation tout & fait désé- quilibrée entre Thistoire et la vie. Mls trainent un énorme fardeau de savoir avec eux, sans que leurs connaissances aient des effets dans la vie réelle. Tls ressemblent & des encyclopé- dies ambulantes, mais de culture, ils n’ont que Tidée. Nietzsche distingue cing dangers de I toire pour la vie. ~ Quand I'homme se réduit au role de simple (26) Nietche, De Tui et de lincomvnient de histor pour la vie hey p32 ‘Q7) Chases Baudelire, Exposition unineme, 1855. Beart, De Tee moderne du’ progres applique. ave beaucarts In Baudelaire. Gunns complies Plate, ol 2 1976, p 37S el 5 70 spectateur, la vie étouffe sous 'amoncellement des connaissances. La culture risque de se cos- tumer dans un style historique et de ruminer des idées déja pensées il y a longtemps. Le principe, largement surestimé, de scientificité condamne historien a la stérilité, = Lhistoire pousse a se croire investi du droit de rendre une justice supérieure, au nom de Tobjectivité historique. Nietesche n'a pas de mal a démonter la notion naive dobjectivité. Citant Schiller et Grillparzer, il rappelle que Thistorien véritablement objectif doit étre aussi un artiste ~ La prolifération sans frein du sens histo- rique affaiblit la capacité d'édifier Vavenir. [1 faut que la science historique devienne un art si fon veut quelle éveille et nourrisse la créa- tivité. Nietzsche séleve & plusieurs reprises contre le morcellement en détails, contre les « micrologies » qui nuisent & la. conception densemble. Pour étre a la hauteur de sa conception du métier @historien, il faudrait un véritable génie. ~ Lexcés dhistoire peut conduire & Vappa- rition dun sentiment d'étre né trop tard et le sentiment du déclin d'une civilisation. Ces cul- tures « épigonales » sont, pour tout ce qui concerne le bien, le vrai et le beau, relati- vistes, ironiques, voire cyniques. Pour sortir de cette situation, Nietzsche recommande, comme il le faisait déja dans La Naissance de la tra- gédie, de revenir en deca de la culture alexan- drine & un hellénisme plus originaire, & une culture non historique et @'autant plus vivante. Ce retour se heurte toutefois & obstacle de Thégélianisme dominant sous ses formes diverses, qui prétend reconnaitre dans chaque « stade final » le but de toute Pévolution anté- rieure et qui, de ce fait, transforme Thistoire en force omniprésente. Cette « maladie his- torique » n’a rien A voir avec le poids des traditions. Nietzsche affirme dans un Fragment sosthume de 1876 : « Les époques préhisto- iques sont définies par la tradition : durant dimmenses espaces de temps, il ne se passe tien. A Pépoque historique, le fait détermi nant est chaque fois un affranchissement vis- Avvis de la tradition, une différence d'opinion, cest la libre pensée qq Thistoire.(%) » La souffrance de la maladie historique des modernes ne peut étre combattue que par les forces naturelles de Voubli, par l'art et par la religion, « Les contre-poisons sont le non-his- torique et le suprahistorique (ici, Nietesche écrit das Uberhistorische, comme plus tard il parlera du surhumain et fon pourrait traduire par le surhistorique]. Par le mot “non historique “je désigne Vart et la force de pouvoir oublier et de s’enfermer dans un horizon limité, Sappelle “suprahistoriques “les puissances qui détour- nent le regard du devenir, vers ce qui donne a existence le caractére de Véternel et de Videntique, vers Yart et la religion(*) ». » Tl faut, dit Nietasche, détréner la science et la soumettre a une hygine de la vie, ce qui en fin de compte lui fera du bien, car la science elle-méme végéte quand la vie est malade. Les contemporains devraient prendre conscience de leurs aspirations et de leurs aptitudes pour donner forme a une culture dans laquelle la vie et la pensée formeraient une unité. S’affranchir de Vinoubliable Févoquais précédemment la théorie scho- penhauerienne de la folie, congue comme le discontinu de la mémoire, et de la santé ‘mentale, congue comme la réminiscence par- faite. La théorie de la psychanalyse freudienne rend ces oppositions plus subtiles, si 'on admet que, selon Freud, « d'une part le sujet du symptéme a trop bonne mémoire, tient trop fortement & objet de son refoulement pour que Poubli soit réussi, [Et que d’autre part}, ily a bien une absence qui siinscrit dans le continuum psychique par une _véritable brisure(*) ». Sous effet de ce refoulement, le sujet recourt tant6t a Poubli, tantot au « faux souvenir » (souvenir inexact, tronqué). La « réminiscence parfaite » dont parlait Schopenhauer trouve 1 ses limites : le sujet qui se targue d'avoir une mémoire intacte est- il bien sr de ne pas eroire & de fausses rémi- niscences? Se rappeler, Cest parfois unc manigre détournée d’oublier. La théorie freu- dienne suggére que Vinconscient est informé par des traces inoubliables et que Poubli n'est qu'une des positions adoptées par le moi conscient face A ce stock d'inoubliable dont il ne sera jamais débarrassé. On se rend compte a quel point il serait superficiel d'affirmer que la psychanalyse consisterait a rendre au sujet (28) Nicusche, Fragments posthumes, 19 [89] oct-dée. 1876, in Humain, Wop hamsin vol CEuvres phisophigucs somplees, tad. Robert Ravin Gallimard, 1988, p07. (29) Niewsche, De Futilié et de Yinconénint de stire pour ka vie Tose p. 380. (20) Paul-Laurent Assoun, « Le sujet de Foubli selon Freud », Jin Communications, 1983, 0" 49, p. 103 OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE la mémoire des souvenirs qu'il aurait refoulés. On pourrait tout aussi sommairement affirmer qu'elle consiste a liquider, a faire tomber dans Voubli véritable des souvenirs trop « inou- bliables » dont souffre le sujet. Semblables simplifications ne tiennent pas suffisamment de la différence essentielle qui existe entre un souvenir refoulé, inconscient, et un contenu de mémoire susceptible de remémoration : le souvenir refoulé inconscient conserve une puis- sance qui est sans rapport avec l'événement lui-méme; il pourrait méme, s'il apparaissait au regard de la mémoire consciente, appa- raitre comme le souvenir insignifiant d’un évé- nement négligeable. Le but n’est pas de le transformer en souvenir conscient, ni le rejeter dans un oubli qui serait plus complet que le refoulement, mais de désarmorcer ses effets possibles, Dans Particle de 1914 Remémoration, répé tition et élaboration(”), Freud souligne que la remémoration sur le’ mode de T’élaboration permet de sortir du cycle de la compulsion de répétition, Cet article permet d’établir une différence fondamentale entre la « mémoire de Finconscient » et la mémoire du sujet : la premigre est répétition de traces mnésiques archaiques ~ archaiques dans histoire de Tin- dividu, mais aussi dans histoire de Vespéce, puisque la constitution psychique individuelle est le résultat d'une ontogendse et d'une phy- logenese. Le petit texte sur le Bloc magique, le Wunderblock, de 1925, montre comment les choses devraient se passer si notre appareil psychique fonctionnait sans raté ni bavure et si notre représentation du temps obéissait & ce principe de succession chronologique uni voque que Schopenhauer considérait comme le propre de la santé mentale. « Si l'on détache de la tablette de cire ensemble de la feuille de couverture - celluloid et papier ciré -, Vécriture disparait et [...] ne se restitue plus, méme plus tard. La surface du bloc magique est exempte d’écriture et de nouveau capable de réception(®). » Ce serait loubli au service de la vie : on efface tout et Yon se tient ‘ouvert au vierge, au vivace et au bel aujour- hui. « Mais il est aisé de constater que la trace durable de ce qui est écrit sur la tablette de cire demeure elle-méme conservée et est (31) Sigmund Freud, Frnnem, Wiederholen und Durcharbien ih, xp 126.136 sl. Anne Laget, Feud ef le temps, Lyon, Presse univrsates de Lyon, 1955, on JACQUES LE RIDER lisible sous un éclairage approprié(*). » La trace mnésique reste conservée et lorsque le « bloc magique » ne fonctionne pas bien, cette trace conservée en filigrane peut revenir a la surface de maniére inattendue et importune. Conclusion de Freud : « Si Yon ‘imagine que pendant qu'une main écrit 8 la surface du bloc ‘magique une autre détache périodiquement de la tablette de cire la feuille de couverture, on aurait IA une fagon de rendre sensible la manitre dont j'ai voulu représenter le fonc- tionnement de notre appareil de perception animique(“*). » Chez Nietzsche(), nous avons vu que l’éloge de Youbli va de pair avec une souveraine désin- volture envers la notion de vérité historique telle que celle-ci avait été développée par Pécole de Phistoriographie scientifique dominée par T'idéologie positivste, que la tradition de langue allemande —appelle _historisme (Historismus) ou, ce qui est encore plus négatif, historicisme (Historizismus). Cela ne saurait nous surprendre de la part de Nietzsche qui n'a jamais cru aux valeurs de la science et qui considére celle-ci comme Vantithése de fa vie. En tout cas, la notion de vérité historique se trouve radicalement relativisée : n’est bon que ce qui favorise la vie, la créativité, la culture. Pour rendre compte du temps passé, le poste épique ou tragique, Homere, Eschyle ou Sophocle, vaut infiniment mieux que Mhisto- rien de Tage scientifique. Larticle de Freud de 1937 Constructions dans analyse porte lui aussi un coup sérieux & la notion de vérité historique au regard de notre représentation du temps et de la dialectique mémoire/oubli. Il n'y a pas de vérité a trouver, nia établir, mais seulement une vérité a construire. Freud recourt ici, comme si souvent, (22) Sigmund Freud, « Note sur Je “Bloc magique” yin Fes, ues completes Pychanaye, vl. XVI 1921825, PUR. 1982, pie, (83) tb (34) tid, p. 148, (G5) Le paralltle entre Nietshe et Freud & propos de is pro ‘lsmasguc\de oul et‘ la mémoire a lait pleas fo Das la recente Somme de Reinhard Gasser, Metsche und Feud, Beii-New York, Waller de Gruyet, Monographicn und Texte 2uF Nictache Forschung, vo. 38 1987, le Josette wouve expand de marie exhaustive Il spparait que la seule trace expe une ‘eeepion de la théorie metschéenne de Toubl se wouve dans one ote de Pychopublologe de i ie quoidenne, Pete Bibliotheque Payot. 18h, pTS?, cu Freud rend hommage & Nicache ql a monte que Foubll ser au sujet se defendre conte ce-gut i st pune, dans un pasage de Parse le ie et le alll ie ‘pail pas pour mol de rependre ce paral entre Freud st ietache, mals de mete en evidence une tendance commune de Ges deus auteurs reévauer Mimportance de Toubl pour la santé fe Pndvidy et de fe on. & la métaphore archéologique : a partir de vestiges mis au jour, il s‘agit de reconstruire tun état hypothétique des choses telles qu’elles se présentaient autrefois. Ce qui nous éloigne encore de la vérité historique, tant il est vrai que les archéologues reconstructeurs de 'age historiciste furent des podtes souvent trés libres orsqu'ils entreprirent de reconstruire une cité grecque, un chateau fort ou une cathédrale. ‘Une construction dans Panalyse est, nous explique Freud, la reconstruction ou reconsti- tution d'un souvenir « oublié », mais en réalité conservé comme « inoubliable » dans lin- conscient. Mais selon quels critéres le médecin pourra-t-il affirmer que sa construction posséde quelque validité? Ladhésion du patient nest Pas une preuve suffisante. Le rejet par le patient non plus. Ce qui compte, cest de savoir sil se passe quelque chose : s'il ne se passe rien, la construction aura sans doute été fausse. Si les symptémes du patient sont ravivés, c'est qu'elle a des chances d'étre juste. En fait, cette vérité compte fort peu en soi. Ce qui importe, est de la transformer en conviction intime du patient. Il y a des vérités auxquelles le patient ne veut pas, cest-a-dire ne peut pas eroire. Alors la vérité énoncée par le patient se trouve réduite au statut de délire, d'hallu- ination, de folie. Le médecin est seul 2 y croire et il a parfois raison, de méme que le fou a quelquefois raison si Yon y regarde de pres. La construction ne devient vérité acceptée et reconnue qu’ la faveur du kairos, instant propice, temps de intervention, occasion & saisir, croisement exceptionnel entre le temps du sujet et le temps historique de la société, dont le médecin fait partie. Mais méme dans ce kairos qui semble, pour un éclair, annoncer la coincidence des ‘temps individuels et du temps collectif, a notion de vérité historique reste éminemment fragile. Le kairos lui donne en quelque sorte le statut de vérité révélée. Pour patler comme Nietzsche, la seule preuve, Cest Ia vie. Pour peu que Ia vie sorte du cycle de la répétition (Poubli par refoulement et le retour de Vinoubliable inscrit dans cient) et redevienne créatrice, pourquoi bouder effet de vérité produit par la construction? Cette sagesse ultime ouvre une bonne piste pour entamer ce qui serait la suite de ces réflexions sur Voubli et la mémoire, sur le role de Phistorien et sur la vanité de la science historique dans la construction et la rectifica- tion de la mémoire collective, mais aussi sur Vimportance indépassable de la littérature comme le lieu ot le temps individuel et le temps collectif se trouvent représentés dans leur décalage et dans leur tension si difficiles a réconcilier. La mnémotechnique du sens La modemité, de Baudelaire & Proust, de Nietzsche & Benjamin("), a approfondi la dif- férence essentielle entre la mémoire involon- taire et fa mémoire historiographique fondée sur les documents. Lidée fondamentale est désormais qu'il faut d’abord avoir oublié pour pouvoir se rappeler le temps perdu. Nietzsche a-t-il formulé une esthétique de la « mémoire involontaire »? Pour répondre a cette ques- tion, il faudrait sans doute explorer les pers- pectives qu’ouvrait Pierre Klossowski, dans sa fameuse conférence au Colloque de Royaumont de 1964, « Oubli et anamnése dans Pexpérience vécue de I'Eternel retour du méme(") », en montrant comment loubli peut servir la vie, Jorsqu’il conduit a I'acceptation pleine et entiére du devenir et de I'absorp- tion de toutes identités dans Petre, et lorsqu’il trouve, non son correctif, mais son corollaire dans lanamnése, entendue comme révélation de l'Eternel Retour. (36) Robert Kahn, chapte = La mémoice et oubl in Image, ‘ptuages Maree! Prot et Walter Benamn, Ed. Kime, 198 et {Gris Linkter, Sur fa lene Ill Coleg, Marcel Provst- Geslschah, 1997 (tude précis et documene dela reception de Marcel Protst chez Walter Beojamia, comportant un chaptire nt tule = Mémoire iovolonaie »). Une ewe pls anceane avait ‘copia In gengalogie de Tidee de = mnemotecbnique da Deas de Jean-Jacques Rousesu, Kal Philipp Moniz et Ludwig Teck fix moderes, en pasa Neusche pat Baudelaire, ETA. Hoffmann et ‘Manfred Koch « Mnemovechn des Sehonen » Studion (9) In Niersche, Cahiers de Royaumon, Philosophie, n° VI Bd, de Mint, 1967, p. 227-24, OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE Pour en rester au stade des Inactuelles, on peut en tout cas noter que Nietzsche insiste sur le caractére improductif de la mémoire historique. Il écrit ainsi A propos de D. E Strauss, dans la premire Inactuelle : « On se souvient de réunions de représen- tants du monde savant od, quand chacun a parlé de sa spécialité, la conversation ne dénote plus que ta fatigue, le besoin de distraction tout prix, Péparpillement de la mémoire et Vincohérence des conceptions. Quand on entend parler Strauss [..] on est effrayé de son manque d’expérience vraie et de connais- sance originale des hommes. Tous les juge- ments sont uniformément livresques [..]. Les réminiscences littéraires remplacent les idées véritables [...(*) ». La modernité cherche & svaffranchir de ces « réminiscences littéraires » qui masquent absence de toute créativité authentique. La transmission ne se fait plus, pour les modernes, par la thésaurisation et la conservation dans’ les bibliothéques et les musées, mais par un travail de sélection confié ala mémoire qui commence par oublier pour mieux se souvenir le moment venu, pour accueillir le kairos de Vinspiration créatrice("). Oublier pour inventer sa propre tradition et régénérer la Bildung : telle serait la formule de la modemité que Fon pourrait déduire des Inactuelles(*). JACQUES LE RIDER (38) Niewsche, Considéraions nacelles, 1, Dovid Srauss, te confesseur e Teervain, in Nicuche, (Eure, lo. ci, p18 (G8) CL Gotthar Wunbers, « Mnemosyne. Literatur unter den Bedingungen Jer Moderne», in Alida Assmann t Dietrich Herth, i, Mnemonye. Formen und Funktionen der kulurellon Ennnerung FrancfortMain, Fecher Taschenbuch, 1991, p. 100. (40) Theme deloppé 4 propor de Hofmannsthil dane J: Le Rider, Hugo von Hofmannshal Hitoricisme et modemié, FUR call: Perspectives geemaniques, 1998 97

S-ar putea să vă placă și