Oubli, mémoire, histoire
JACQUES LE RIDER
‘A temporalité individuelle et les repré-
sentations culturelles du temps sont
fondées sur une bonne économie de
Youbli et de la mémoire. Le bel ouvrage de
Harald Weinrich sur histoire intellectuelle de
Voubli, Lethe(*), fait contrepoids aux abon-
dantes recherches sur la mémoire et la trans-
mission. I! commence par lanalyse du passage
du De oratore de Cicéron od Simonide, resté
eélébre pour son invention dune mnémo-
technie, vient consulter le grand Thémistocle
pour lui demander de lui enseigner l'art de
la mémoire parfaite. Thémistocle lui répond
quill se soucie fort peu d'acquérir Vart de la
mémoire : il_préférerait, dit-il, apprendre a
oublier ce qu’il voudrait oublier, posséder Part
de Loubli (ars oblivionis) plutot que Vart de
la mémoire (ars memoriae). Thémistocle sou-
haitait, commente Cicéron, se débarrasser de
toutes ces choses vues et entendues qui encom-
braient sa mémoire, car rien de ce qui entrait
dans son esprit ne pouvait en sortir. Plutarque
confirme que Thémistocle se rappelait par
exemple le nom de tous les Athéniens qu'il
rencontrait, En somme, ses excellentes qua-
lités de mémoire étaient poussées jusqu’d un
paradoxal excés : méme ce dont il ne voulait
pas se souvenir, il se le rappelait, mais ce qu'il
voulait oublier, il n’arrivait pas a le faire sortir
de sa mémoire.
Yosef H. Yerushalmi, dans sa contribution
au colloque de Royaumont « Usages de
Youbli », en 1987, commencait par un apo-
logue fort suggestif. Il soulignait que la condi-
tion moderne se caractérise par deux maux
présents simultanément : Tatrophie de la
mémoire et Vhypertrophie de thistoire. Les
médias planétaires, la mode, limpératif de
(1) Harald Weinieh, Lek. Kuss und Kol es Heesens, Munich,
CH Beek, 1997,
dépassement perpétuel que les avant-gardes
imposent aux « modernes » sont autant
dexemples de ce paradoxal alliage de Thisto-
ricisme et de 'amnésie. L'information en temps
réel et accumulation des archives. transfor-
ment le temps présent en « histoire immé-
diate » : toute « actualité » devenant de plus
en plus rapidement historique, histoire et
Téphémére ne se distinguent plus clairement.
Dans le domaine de la création, « dépasser »
veut dire & la fois se mesurer au passé his-
torique et vouloir Toublier.
La logique de la découverte scientifique n’a-
telle pas besoin de Poubli autant que de la
mémoire? Harald Weinrich souligne que le
Discours de la méthode accorde la plus grande
importance & Yopération préalable de table
rase : rejeter les opinions qui s‘étaient glis-
sées autrefois en ma créance, me défaire de
tout le reste de mes opinions, déraciner de
mon esprit toutes les erreurs qui s'y étaient
installées, cest en ces termes que parle
Descartes. Dans le récit Funes ou la mémoire,
Jorge Luis Borges rappelle que « penser c'est
oublier des différences, c'est généraliser, abs-
traire. Dans le monde surchargé de Funes il
n’y avait que des détails(?) ». Depuis son acci
dent, Funes est doué ou plutot affligé d’une
mémoire prodigieuse. « Ma mémoire, mon-
sieur, est comme un tas dordures. [..] Non
seulement Funes se rappelait chaque feuille
de chaque arbre de chaque bois, mais chacune
des fois quill Tavait vue ou imaginée. [...] I
lui était difficile de comprendre que le symbole
générique chien embrassat tant d'individus dis-
semblables et de formes diverses : cela le
génait que le chien de trois heures quatorze
(vu de profil) edt le méme nom que le chien
(2) Jorge Las Borges, Funes ou la mmole, ix Fictions, Gabimar
Folio, 1944, p18
965,JACQUES LE RIDER
de trois heures un quart (vu de face)(’). »
‘Yerushalmi rappelait les études de cas psy-
chopathologiques présentées. par Alexandre
Romanovitch Luria (1902-1977), dans The Man
with a Shattered World : The History of a
Brain Wound et dans The Mind of a Mnemonist :
A Litlle Book about a Vast Memory('). La
récente mise en scéne du second de ces
ouvrages de Luria par Peter Brook, sous le
titre « Je suis un phénoméne », a rendu popu-
faire le personnage du « mnémoniste »
Solomon Cherechevsky(’). Mais cette présen-
tation isolée du cas d’hypermnésie observé par
Luria avait le défaut de ne pas rendre le
contraste avec le cas opposé, celui de homme
ayant subi une Iésion du cerveau a la suite
dune blessure de guerre et « dont le monde
volait en éclats ». Ces deux études de cas,
deux « romans psychologiques » au sens propre
du mot, sont indissociables, car ils enscignent
quil est difficile de vivre sans oublier, mais
quil est tout aussi impossible de vivre sans
mémoire.
Besoin d’oubli et devoir de mémoire
Lhistoricisme (si nous Tassimilons ici & ta
maladie de « Thypertrophie historique ») est
aussi pernicieux pour la vie que l'amnésie. Tel
Gtait le message de Nietzsche dans la deuxitme
Considération inactuelle, De tutilité et de Tin-
convénient de Thistoire pour la vie: « La vie
a besoin des services de Thistoire, il est aussi
nécessaire de sen convaincre que de cette
autre proposition quill faudra démontrer plus
tard, & savoir que lexcés d'études historiques
est nuisible aux vivants(*) ». Comment rendre
ses droits a Toubli créateur sans perdre la
mémoire? Selon la théorie freudienne, on
guérit en se souvenant, mais on tombe éga-
lement malade de trop de mémoire. Nul mieux
que Nietzsche n'a établi la distinction entre le
« mauvais oubli », loubli traitre, Iésion de
mémoire, et '« oubli pasitif », force de vie,
privilage des « natures pleines et fortes, en
() mid, p. 117
(@ Tadvetion francaise : Alexandre Luria, L’Homme dont te
‘monde set on tlt, pretace @'Oler Sacks, Sell, 1085 (reroupe
Ter textes L'fomme dont le monde volt en ecas et Une prod
seuse mimowe ) Une premiste traduction frapeise de Une pro-
‘igease memoir avait te publie en 1970 (Eaitons: Delica
ot Nis)
(9) Théitre des Boutfes du Nord, da 24 mars au 30 mai 1998,
vee Maurice Benichow dans le rle du = mnémoniste
(6) Friedrich Nictasche, umes, 6d. par Jean Lacoste et Jacques
ue Rider, Rober Latfnt cll Booguing, 1983, 4a. 1, p36
966,
qui se trouve en surabondance Ia force plas-
tique et régénératrice qui permet de guérir et
méme doublier(’) ». L'homme historique doit
retrouver « la faculté doubli. Loubli n'est pas
seulement une vis inertiae, comme le croient
les esprits superficiels; cest bien plutot_un
pouvoir actif, une facuité dinhibition positive
au sens le plus strict du mot(*) ».
‘Toutefois, souligne Yerushalmi, la réflexion
sur Fidentité juive oblige & distinguer le sou-
venir et la mémoire. Sil porte sur les contenus
de la mémoire, loubli est une faute, car la
mémoire est collective. Le Deutéronome, VIII,
annonce : « Car si jamais tu en viens & oublier
le Seigneur ton Dieu, si tu adores et sers
d'autres dieux, je ten préviens aujourd'hui, tu
disparaitras. » Yerushalmi commente : « Cette
assomption étonnante - que tout un peuple
puisse non seulement étre exhorté & se sou-
venir, mais aussi étre tenu pour responsable de
Youbli - est présentée comme allant de soi(’) ».
Loubli collectif, en fait, n'est concevable que
sil y a déjA eu transmission dune tradition :
« Un peuple ne peut jamais "oublier" ce quill
n'a pas dabord recu("). » Loubli signifie done
le refus, 'abandon ou |'échec de la transmis-
sion : il ne résulte pas dun « défaut de
mémoire » (au sens psychologique du mot),
mais d'une rupture de la chaine de transmis-
sion. « La Tradition connait trois occasions au
cours desquelles la Torah fut, totalement ou
partiellement, oubliée puis restaurée. [...(")
Ce que le peuple a “oublié" peut, dans cer-
taines circonstances, étre recouvré [..] ».
Lloubli peut servir de préalable a la redécou-
verte féconde, par exemple lorsque les textes
sacrés sont devenus la propriété des prétres,
cessant d’étre la possession collective d'un
peuple.
Linterdit de Voubli est au fondement de la
pensée juridique. On ne peut pas se résigner
4 « Foubli des lois ». En ce sens, le devoir
de se souvenir de la Loi constitue la « tradi-
tion juive » de la civilisation occidentale, de
méme que ta rationalité et la logique, sans
doute liées au moment grec de la généalogie
de notre culture, commandent de ne pas oublier
les régles. La’ Déclaration des droits de
(7, Nietehe, La Généaloie de la morale, in Barres, op. ci,
vol 2p. 708,
(8) Wid p. 803.
(9) Your HL, Yerushalmi, « Refexons sur Foubli », in Usges
se Poubt, Sei, 1988, pT
(40) ti
(a) ihomme commence par ces mots : « Les repré-
sentants du peuple francais, constitués en
Assemblée nationale, considérant que 'igno-
rance, Youbli ou le mépris des droits de
Thomme sont les seules causes des malheurs
publics et de la corruption des gouvernements
[..] ». Mais au sein méme de la pensée juri-
dique et politique la dialectique de la mémoire
et de oubli se révéle trés subtile, comme le
souligne Raphaél Drai : & obligation de ne
pas oublier, de se souvenir, qui implique la
nécessité de réparer les conséquences de
Toubli, s'ajoute obligation de ne pas revenit
sur les conséquences d'un certain oubli, lorsque
celui-ci s'est produit("). La justice est’en péril
quand Toubli prédomine. Mais Texcés de
mémoire, qui invoque un passé historique
‘oublié pour justifier une action dans le temps
présent, peut aussi conduire a l'injustice. Par
exemple, la reconstitution d’identités nationales
a base de références historiques « oubliées »
depuis plus d'un sigcle menace directement les
individus que cette identité nationale trans-
forme en une « minorité >.
Lautre probléme que rencontre la réflexion
sur Toubli et la mémoire, en relation avec la
tradition juive, est celui de « lutilité » de this-
toire : celle-ci estelle en mesure de susciter
et de guider !'anamnése collective et indivi-
duelle? Les études historiques suffisent-elles
a sauver une tradition? Lihistoire n'est-elle pas
au contraire le coup de grace porté A une tra-
dition qui, dés qu'elle devient historique, cesse
de vivre? Comment, en somme, mettre I'
toire au service de'la mémoire? Notre Xx"
sigcle n’a--il pas souvent laissé pulluler 11
toire au détriment de la mémoire? La crise
de Thistoricisme, dans la’modernité, n’est-elle
pas étroitement lige au dépérissement des tra-
ditions (°)?
Dans plusieurs articles récents, Emma Shnur
critiquait attitude pharisienne de nos contem-
porains qui proclament le devoir de mémoire
tout en se gardant bien de Vobserver eux-
mémes. « On peut avoir un devoir de com-
portement, mais je me pense pas que la
mémoire puisse étre un objet de controle
moral. Proner ce devoir de mémoire est souvent
tune fagon de faire la morale & bon compte
et sans beaucoup penser, au lieu de laisser
(12) Raphoé! Dri, Feud ot Moise, Pochanabse, Lov juve et
aworr, Anthropes, 1997, partulerement le chapte 4, « La Lb
‘de Foubt et Fal de la‘Lot =
(13) Ct Jaeques Le Rider, Hugo von Hofmannthal Historiciome
cet madeite, PUR, 1985
OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE
résonner en soi l'angoisse que fait naitre Vhis-
toire de la Shoah("). » Marc Augé, d'une autre
maniére, rappelle dans son essai sur Les Formes
de Voubli qu’on peut aussi parler d'un devoir
doubli, au service du présent et du futur, mais
aussi qu'un passé récent n’efface pas un passé
plus ancien, ou linverse(")
LaAllemagne du temps présent a connu deux
fois au cours de ce XX* sidcle Ia situation of
le devoir de mémoire officiellement proclamé
allait de pair avec oubli collectif le plus
« méthodique », mais aussi avec des phéno-
ménes pathologiques de souffrance de la
mémoire. La RFA de 1949 est bitie sur cette
proclamation dv devoir de mémoire. Mais ce
sont les mensonges de l'idéologie officietle qui
font renaitre autour de 1968 cette pathologie
de la mémoire allemande que Margarethe von
Trotta a si bien représentée dans le film ies
Années de plomb (1981), rappelant que Viti
néraire de la future terroriste G. Ensslin com-
mence avec la projection de Nuit et brouillard
dans la salle de classe de la jeune adolescente.
La RFA de 1990 sera batie sur une mémoire
tout aussi problématique. Que faut-il désor-
mais identifier comme Vobjet du « devoir de
mémoire » de Allemagne réunifiée? La Shoah
qui a détruit cette Mitteleuropa que la réuni
fication n’a pas restituée? Les utopies de
Yémancipation socialiste défigurées par la
société fermée de RDA? Lidentité culturelle
éphémére forgée tant bien que mal entre 1949
et 1989 par la société de Vest de I’Allemagne,
cette part du peuple allemand privée de
« miracle économique »?
Une identité collective, en particulier une
identité nationale, n’estelle faite que de
mémoire? C'est Tidée 1a plus communément
recue, exprimée par exemple par Renan : I'ame
une nation, c'est « la possession en commun
d'un riche legs de souvenirs; [et] le consen-
tement actuel, le désir de vivre ensemble, la
volonté de continuer & faire valoir Vhéritage
qu’on a regu indivis(") ». Cette équation his-
toire = mémoire(") ; nation = héritage
‘commun de souvenirs n’est pas le dernier mot
(14) Interview Emma Shour dans Le Monde, vendredi 5
cembre 1997, p. XI
(15) Mare Avg, Lez Former de Voubl, Edition Payot et Rivages,
call. Manuele Payot 198,
(16) Emest Renan, Quisice quiune nation ?, Preses Pocket
‘Agora, 1982, p54
(17) Sur ce theme, cf, le numéro 1, 1998, de ia Rewe de met
plosgue et de morale, intule » Mémove, histoire», contenant
{erates remarguable de. Paul Ricoot, Reinhar! Koselleck.
Krepatof Pomian et Jetrey Andrew Barash
967JACQUES LE RIDER
de Renan et 1'on serait incomplet si 'on omet-
tait de citer un paragraphe précédent, dans la
fameuse conférence du 11 mars 1882 : « Loubli,
et je dirai méme erreur historique, sont_un
facteur essentiel de la création d'une nation,
et Cest ainsi que le progrés des études his
toriques est souvent pour la nationalité un
danger. Linvestigation historique, en effet,
remet en lumiére les faits de violence qui se
sont passes & Torigine de toutes les forma-
tions politiques, méme de celles dont les consé-
quences ont été le plus bienfaisantes. L’unité
s¢ fait toujours brutalement ; la réunion terreur
continuée pendant prés d'un siécle("").» Cette
pensée de Renan, le commentateur nietaschéen
pourrait Pappeler « généalogique » : tout
comme la généalogie de la morale découvre
que le bien et le mal n’étaient a Vorigine que
de la loi des plus forts et de Paffrontement
entre les bons (les plus forts) et les méchants
(les vaincus), la généalogie d'une nation révéle
que son histoire est pavée de bien des crimes.
Le mnémoniste est-il plus heureux?
Pour revenir a Yerushalmi et a Tidée de
mémoire comme distincte de celle Phistoire,
mais aussi a T'idée d'hypertrophie de la
mémoire comme inconvénient pour la vie, je
voudrais_ évoquer émouvante nouvelle | de
Stefan Zweig, publiée en 1929, intitulée
Buchmendel et traduite sous le titre Le
Bouquiniste Mendel. Mendel est un « génie
de la mémoire » : « Ce petit Juif de Galicie,
Tabougri, contrefait et hirsute, était un titan
de la mémoire. Derritre ce front crayeux, sale,
que 'on eat dit recouvert d'une mousse grise,
était gravé comme dans Vairain, par la main
fantomatique et invisible de la mémoire, le
moindre nom, le moindre titre jamais imprimé
sur la premiére page d'un livre. De chaque
ouvrage, paru hier ou il y a deux cents ans,
il pouvait citer dans hésitation le nom de Vau-
teur, le liew de publication, le prix neuf ou
occasion, [..] De tous les livres, qu'il les ait
eus en main ou qu'il ne les ait qu'entrevus
de loin dans une devanture ou dans une biblio-
théque, il avait une vision nette("). »
La fin du bouquiniste Mendel est lamentable.
Arrété par la police autrichienne durant les
années de Premigre Guerre mondiale, dont il
(08) Ernest Renan, Quistce quime maton 2 op. cts pat
(09) Stefan Zseig. Le Bouguiite Mendel, in Stefan Zig, Romans
nouvel Live de. Poche. La Pochothique, 1991, p 610 et's
968
ignore presque tout, car il ne lit pas les jour-
naux, Vapatride galicien est intemé dans un
camp de concentration autrichien pour civils
russes ot i meurt de dysenterie, frappé de
folie. Cette nouvelle de Stefan Zweig est bien
sir la prémonition du sort des Juifs d'Europe
centrale. Mais c'est aussi une allégorie tres frap-
pante de la réduction historiciste de la trans-
mission culturelle et de la tradition juive du
primat de Yécriture. Mendel a tout tu.
Mais ce M. Memory ne posséde qu'un cata-
logue, une bibliothéque dans la téte. Il faudrait
insister sur Timportance de la biblioth&que en
feu dans le grand roman d'Elias Canetti, Auto-
dafé, et sur le persiflage de la Bibliotheque
nationale que visite le général Stumm von
Bordwehr dans L’Homme sans qualités de
Robert Musil : on constaterait que 'épuisement
de la culture est pensé par tous ces roman-
ciers sous les especes de la décadence et de
la ruine des bibliothéques et des bibliothécaires.
Sur ce théme aussi, Borges a écrit l'un de ses
textes les plus profonds, La Bibliotheque de
Babel, qui résume le proces de la culture his-
toriciste : « La certitude que tout est écrit nous
annule ou fait de nous des fantémes("). »
Malgré la sagesse quelque peu provocatrice
de Thémistocle, rapportée par Cicéron, malgré
Youbli méthodique des préjugés selon le
Discours de la méthode, il faut reconnaitre que
Voubli n’a pas bonne presse, ni au regard de
la logique, ni au regard de Véthique. Il n'est
plus question, dans la modernité, de l'art d’ou-
blier, mais plut6t de Vinterdiction et des risques
de" Youbli. Les —_développements "de
Schopenhauer sur la folie, dans Le Monde
comme volonté et comme représentation, me
semblent caractéristiques de cette dévalorisa-
tion de Poubli dans la tradition philosophique.
« La wraie santé esprit, écrit Schopenhauer,
consiste dans la perfection de la réminiscence.
Sans doute, il ne faut pas entendre par la que
notre mémoire doive tout conserver. Car [...]
il nous est parfois difficile de distinguer les
années une a une; [...] mais tout événement
caractéristique ou significatif par quelque coté
doit se retrouver dans la mémoire, si Pintel-
lect est normal, vigoureux et entigrement sain,
[.-] Fai représenté la folie comme Vinterrup-
tion du fil des souvenirs(*). »
(20) Jorge Luis Borges, La Biblthique de Babel, in Fsions, le
it, pa
Ql) Anhur Schopenhauer, Le Monde comme volon a comme
présenaton, ad A. Burdeau, fetue par R- Roos, Pas, PUR
1866, p. 190Ainsi, poursuit Schopenhauer, it n'y a pas
lieu de s'étonner de la fréquence des acts
de folie chez les acteurs. « Quel abus ces
gens-la ne font-ils pas de leur mémoire!
Chaque jour c'est un nouveau réle & apprendre,
ou un ancien rdle dont il faut se souvenir;
ces rdles sont sans rapport, et bien plutot en
contradiction, en opposition les uns avec les
autres; enfin, chaque soir, I'acteur s'efforce de
s‘oublier entigrement lui-méme, pour devenir
un tout autre personnage. N'est-ce pas 1a le
chemin direct vers la folie(*)? » Lorsquil
retrace la naissance de la folie, Schopenhauer
affirme que cest dans Youbli délibéré, d'autres
diraient : dans le refoulement, que tout com-
mence. « C'est dans cette répugnance de la
volonté & laisser arriver ce qui lui contraire &
la lumitre de Vintellect qu’est la bréche par
laquelle la folie peut faire inruption dans Les-
prit.(®) »
De Schopenhauer & Nietzsche
Dans louvrage de Michel Henry intitulé
Généalogie de la psychanalyse, ces passages de
Schopenhauer suggéraient que la psychanalyse
freudienne s‘inscrivait dans la droite ligne de
ces théories de la santé psychique comme
« réminiscence parfaite » et comme « mémoire
intégrale », le traitement analytique permet-
tant de soigner les souffrances psychiques en
rendant Ia mémoire au patient. Nous revien-
drons sur cette question, pour nous demander
Sil faut voir la théorie freudienne du temps
dans fa proximité de Schopenhauer ou plutot
dans celie de Nietzsche. Car Nietzsche est cer-
tainement un des penseurs qui sont allés le
plus loin dans la réévaluation de Voubli, Pour
Nietzsche, cest la vie méme qui est oubli,
tandis que la mémoire, lorsqu’elle se dégrade
en dépot d'archives historiques, n’est que déca-
dence et déperdition de vitalité
Dans la deuxitme Considération inactuelle,
De Tutilité et de inconvénient de Thistoire pour
1a vie, c'est la vie qui sert désormais d'instance
de Iégitimation face & laquelle la science his-
torique et plus généralement lintérét pour Ihis-
toire doivent justifier leur valeur et leur utilité.
Partant de la maxime de Goethe selon laquelle
tout savoir est condamnable sil ne renforce
(22) Bid, p. 1151
(23) tid, p. UBT ets
OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE
pas la vie("), Nietzsche condamne comme para-
lysante et délétére toute science coupée de
activité. Ainsi histoire n'est justifiée & ses
yeux que si elle sert laction et la vie. Il serait
faux Caffirmer qu'en disant cela, Nietzsche
rompt avec la tradition
ne prend-il au pied de la lettre la maxime de
Cicéron «historia magisira vitae(*) >»?
Nietzsche, il est vrai, rappelle que toute his-
toire n’est pas « magistra vitae ». La mau-
vaise histoire, celle de lhistoricisme, est une
éc9le de décadence.
A la différence de ‘animal qui vit dans un
éternel présent sans histoire, écrit Nietzsche,
Thomme ne peut oublier : il reste lié & son
passé, Mais homme a aussi besoin de Youbli
pour pouvoir agir. Car sil se réduisait a de
histoire il deviendrait un colosse immobile du
savoir historique, privé de la base vitale de
son existence. Pareille extension du sens his-
: elle
de Tindividu, mais aussi a celle d'un peuple
ou d'une civilisation. La connaissance du passé
autant que le mépris du passé sont indispen-
sables a la vitalité des peuples. Et cet élément
non historique est le plus important des deux,
car sans lui aucune réalisation créatrice ne
peut aboutir.
La question décisive est pour Nietzsche la
suivante : jusqu’a quel point la vie a-t-elle
besoin de Thistoire sans pour autant se laisser
ensevelir sous son poids? Pour approfondir
cette question, Nietzsche distingue trois sortes
Ghistoire : une forme « monumental » qui
convient aux hommes d'action et de création,
une forme « antiquaire » qui convient aux
esprits soucieux de conservation et de pie
et une forme « critique » répondant aux besoins
des opprimés et des révoltés.
Lhistoire « monumentale » appartient au
combatant, qui ne trouve dans le présent rien
qui soit & sa hauteur. histoire se présente a
Tui comme Ia ligne de créte de Thumanité et
il se sent encouragé par les grands modéles
donner Iui-méme en exemple a la généra-
tion future. Lexemple de la Renaissance donne
la preuve de ce que peut atteindre lintrépi-
torique finirait par nuire & toute vie
(24) Cone analyse de Ia devsitme Consimion iactucle de
Nietache doit beaucoup 2 Texcellente notice de Peer Put? dans
edition Rober Lafont Bouguis de Nieasche da cee
(25) Le rapprochement ene Nicasche et Citron est dd & Hans
Gcorg Gadaimer,« Prludium * Ennnerung und Geschichte», it
Vom Natoon und Nach der Hisione far dat Leben 4a. par Distr
[Borehmeye, FrancoruMain, Sunrkamp Taschenbuch Wssenscha
121, 1956, ILS
969JACQUES LE RIDER
dité de quelques-uns. Mais il faut bien souli-
gner qu'une répétition ou méme une simple
imitation du passé est exclue. Lattitude épi-
gonale n'est qu'une parodie du point de vue
« monumental »,
Lintérét antiquaire peut étre assimilé & un
retour de Tindividu sur sa propre jeunesse ou
sur sa généalogie. Comme Goethe face a la
cathédrale de Strasbourg, comme les Italiens
de fa Renaissance face 4 TAntiquité classique,
identification avec le passé apporte une orien-
tation a existence actuelle. Mais histoire anti-
quaire est toujours menacée, quand elle ne
répond plus aux besoins vitaux du présent, de
se réduire & une accumulation de faits histo-
riques. On conserve alors pour conserver et
la vie perd son élan. L'histoire critique, elle
aussi, est au service de la vie dont le main-
tien et expansion exigent la mise en cause
du passé. Tout passé mérite détre condamné,
Mais il ne s'agit pas de le juger au nom dune
prétention & Tobjectivité impartiale. Le seul
critére valable est encore la vie.
La maladie des modernes
Nietzsche ne congoit done pas de culture
sans mémoire historique. Il ne proclame pas
comme le fera Marinetti en 1909, dans le
Manifeste futuriste : « Nous voulons libérer
Ttalie de ses innombrables musées qui la
recouvrent comme d'innombrables cimetieres. »
Mais il constate que "homme moderne consi
dre les fresques historiques qui ornent ses
palais nationaux comme un visiteur « se fait
Offrir le spectacle d'une exposition univer-
selle(*) ». Ce passage fait songer Baudelaire
qui exposition universelle inspirait quelques
uunes de ses formules les plus pessimistes sur
Tidée de progrés(’"). Nietzsche constate chez
ses contemporains une relation tout & fait désé-
quilibrée entre Thistoire et la vie. Mls trainent
un énorme fardeau de savoir avec eux, sans
que leurs connaissances aient des effets dans
la vie réelle. Tls ressemblent & des encyclopé-
dies ambulantes, mais de culture, ils n’ont que
Tidée. Nietzsche distingue cing dangers de I
toire pour la vie.
~ Quand I'homme se réduit au role de simple
(26) Nietche, De Tui et de lincomvnient de histor pour la
vie hey p32
‘Q7) Chases Baudelire, Exposition unineme, 1855. Beart,
De Tee moderne du’ progres applique. ave beaucarts In
Baudelaire. Gunns complies Plate, ol 2 1976, p 37S el 5
70
spectateur, la vie étouffe sous 'amoncellement
des connaissances. La culture risque de se cos-
tumer dans un style historique et de ruminer
des idées déja pensées il y a longtemps. Le
principe, largement surestimé, de scientificité
condamne historien a la stérilité,
= Lhistoire pousse a se croire investi du
droit de rendre une justice supérieure, au nom
de Tobjectivité historique. Nietesche n'a pas de
mal a démonter la notion naive dobjectivité.
Citant Schiller et Grillparzer, il rappelle que
Thistorien véritablement objectif doit étre aussi
un artiste
~ La prolifération sans frein du sens histo-
rique affaiblit la capacité d'édifier Vavenir. [1
faut que la science historique devienne un art
si fon veut quelle éveille et nourrisse la créa-
tivité. Nietzsche séleve & plusieurs reprises
contre le morcellement en détails, contre les
« micrologies » qui nuisent & la. conception
densemble. Pour étre a la hauteur de sa
conception du métier @historien, il faudrait
un véritable génie.
~ Lexcés dhistoire peut conduire & Vappa-
rition dun sentiment d'étre né trop tard et le
sentiment du déclin d'une civilisation. Ces cul-
tures « épigonales » sont, pour tout ce qui
concerne le bien, le vrai et le beau, relati-
vistes, ironiques, voire cyniques. Pour sortir de
cette situation, Nietzsche recommande, comme
il le faisait déja dans La Naissance de la tra-
gédie, de revenir en deca de la culture alexan-
drine & un hellénisme plus originaire, & une
culture non historique et @'autant plus vivante.
Ce retour se heurte toutefois & obstacle de
Thégélianisme dominant sous ses formes
diverses, qui prétend reconnaitre dans chaque
« stade final » le but de toute Pévolution anté-
rieure et qui, de ce fait, transforme Thistoire
en force omniprésente. Cette « maladie his-
torique » n’a rien A voir avec le poids des
traditions. Nietzsche affirme dans un Fragment
sosthume de 1876 : « Les époques préhisto-
iques sont définies par la tradition : durant
dimmenses espaces de temps, il ne se passe
tien. A Pépoque historique, le fait détermi
nant est chaque fois un affranchissement vis-
Avvis de la tradition, une différence d'opinion,
cest la libre pensée qq Thistoire.(%) »
La souffrance de la maladie historique des
modernes ne peut étre combattue que par les
forces naturelles de Voubli, par l'art et par la
religion, « Les contre-poisons sont le non-his-
torique et le suprahistorique (ici, Nietesche écritdas Uberhistorische, comme plus tard il parlera
du surhumain et fon pourrait traduire par le
surhistorique]. Par le mot “non historique “je
désigne Vart et la force de pouvoir oublier et
de s’enfermer dans un horizon limité, Sappelle
“suprahistoriques “les puissances qui détour-
nent le regard du devenir, vers ce qui donne
a existence le caractére de Véternel et de
Videntique, vers Yart et la religion(*) ». » Tl
faut, dit Nietasche, détréner la science et la
soumettre a une hygine de la vie, ce qui en
fin de compte lui fera du bien, car la science
elle-méme végéte quand la vie est malade. Les
contemporains devraient prendre conscience
de leurs aspirations et de leurs aptitudes pour
donner forme a une culture dans laquelle la
vie et la pensée formeraient une unité.
S’affranchir de Vinoubliable
Févoquais précédemment la théorie scho-
penhauerienne de la folie, congue comme le
discontinu de la mémoire, et de la santé
‘mentale, congue comme la réminiscence par-
faite. La théorie de la psychanalyse freudienne
rend ces oppositions plus subtiles, si 'on admet
que, selon Freud, « d'une part le sujet du
symptéme a trop bonne mémoire, tient trop
fortement & objet de son refoulement pour
que Poubli soit réussi, [Et que d’autre part},
ily a bien une absence qui siinscrit dans le
continuum psychique par une _véritable
brisure(*) ». Sous effet de ce refoulement,
le sujet recourt tant6t a Poubli, tantot au « faux
souvenir » (souvenir inexact, tronqué). La
« réminiscence parfaite » dont parlait
Schopenhauer trouve 1 ses limites : le sujet
qui se targue d'avoir une mémoire intacte est-
il bien sr de ne pas eroire & de fausses rémi-
niscences? Se rappeler, Cest parfois unc
manigre détournée d’oublier. La théorie freu-
dienne suggére que Vinconscient est informé
par des traces inoubliables et que Poubli n'est
qu'une des positions adoptées par le moi
conscient face A ce stock d'inoubliable dont il
ne sera jamais débarrassé. On se rend compte
a quel point il serait superficiel d'affirmer que
la psychanalyse consisterait a rendre au sujet
(28) Nicusche, Fragments posthumes, 19 [89] oct-dée. 1876, in
Humain, Wop hamsin vol CEuvres phisophigucs somplees,
tad. Robert Ravin Gallimard, 1988, p07.
(29) Niewsche, De Futilié et de Yinconénint de stire pour ka
vie Tose p. 380.
(20) Paul-Laurent Assoun, « Le sujet de Foubli selon Freud »,
Jin Communications, 1983, 0" 49, p. 103
OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE
la mémoire des souvenirs qu'il aurait refoulés.
On pourrait tout aussi sommairement affirmer
qu'elle consiste a liquider, a faire tomber dans
Voubli véritable des souvenirs trop « inou-
bliables » dont souffre le sujet. Semblables
simplifications ne tiennent pas suffisamment
de la différence essentielle qui existe entre un
souvenir refoulé, inconscient, et un contenu
de mémoire susceptible de remémoration : le
souvenir refoulé inconscient conserve une puis-
sance qui est sans rapport avec l'événement
lui-méme; il pourrait méme, s'il apparaissait
au regard de la mémoire consciente, appa-
raitre comme le souvenir insignifiant d’un évé-
nement négligeable. Le but n’est pas de le
transformer en souvenir conscient, ni le rejeter
dans un oubli qui serait plus complet que le
refoulement, mais de désarmorcer ses effets
possibles,
Dans Particle de 1914 Remémoration, répé
tition et élaboration(”), Freud souligne que la
remémoration sur le’ mode de T’élaboration
permet de sortir du cycle de la compulsion
de répétition, Cet article permet d’établir une
différence fondamentale entre la « mémoire
de Finconscient » et la mémoire du sujet : la
premigre est répétition de traces mnésiques
archaiques ~ archaiques dans histoire de Tin-
dividu, mais aussi dans histoire de Vespéce,
puisque la constitution psychique individuelle
est le résultat d'une ontogendse et d'une phy-
logenese.
Le petit texte sur le Bloc magique, le
Wunderblock, de 1925, montre comment les
choses devraient se passer si notre appareil
psychique fonctionnait sans raté ni bavure et
si notre représentation du temps obéissait &
ce principe de succession chronologique uni
voque que Schopenhauer considérait comme
le propre de la santé mentale. « Si l'on détache
de la tablette de cire ensemble de la feuille
de couverture - celluloid et papier ciré -,
Vécriture disparait et [...] ne se restitue plus,
méme plus tard. La surface du bloc magique
est exempte d’écriture et de nouveau capable
de réception(®). » Ce serait loubli au service
de la vie : on efface tout et Yon se tient
‘ouvert au vierge, au vivace et au bel aujour-
hui. « Mais il est aisé de constater que la
trace durable de ce qui est écrit sur la tablette
de cire demeure elle-méme conservée et est
(31) Sigmund Freud, Frnnem, Wiederholen und Durcharbien
ih, xp 126.136 sl. Anne Laget, Feud ef le temps, Lyon,
Presse univrsates de Lyon, 1955,
onJACQUES LE RIDER
lisible sous un éclairage approprié(*). » La
trace mnésique reste conservée et lorsque le
« bloc magique » ne fonctionne pas bien, cette
trace conservée en filigrane peut revenir a la
surface de maniére inattendue et importune.
Conclusion de Freud : « Si Yon ‘imagine que
pendant qu'une main écrit 8 la surface du bloc
‘magique une autre détache périodiquement de
la tablette de cire la feuille de couverture, on
aurait IA une fagon de rendre sensible la
manitre dont j'ai voulu représenter le fonc-
tionnement de notre appareil de perception
animique(“*). »
Chez Nietzsche(), nous avons vu que l’éloge
de Youbli va de pair avec une souveraine désin-
volture envers la notion de vérité historique
telle que celle-ci avait été développée par
Pécole de Phistoriographie scientifique dominée
par T'idéologie positivste, que la tradition de
langue allemande —appelle _historisme
(Historismus) ou, ce qui est encore plus négatif,
historicisme (Historizismus). Cela ne saurait
nous surprendre de la part de Nietzsche qui
n'a jamais cru aux valeurs de la science et qui
considére celle-ci comme Vantithése de fa vie.
En tout cas, la notion de vérité historique se
trouve radicalement relativisée : n’est bon que
ce qui favorise la vie, la créativité, la culture.
Pour rendre compte du temps passé, le poste
épique ou tragique, Homere, Eschyle ou
Sophocle, vaut infiniment mieux que Mhisto-
rien de Tage scientifique.
Larticle de Freud de 1937 Constructions dans
analyse porte lui aussi un coup sérieux & la
notion de vérité historique au regard de notre
représentation du temps et de la dialectique
mémoire/oubli. Il n'y a pas de vérité a trouver,
nia établir, mais seulement une vérité a
construire. Freud recourt ici, comme si souvent,
(22) Sigmund Freud, « Note sur Je “Bloc magique” yin Fes,
ues completes Pychanaye, vl. XVI 1921825, PUR. 1982,
pie,
(83) tb
(34) tid, p. 148,
(G5) Le paralltle entre Nietshe et Freud & propos de is pro
‘lsmasguc\de oul et‘ la mémoire a lait pleas fo
Das la recente Somme de Reinhard Gasser, Metsche und Feud,
Beii-New York, Waller de Gruyet, Monographicn und Texte 2uF
Nictache Forschung, vo. 38 1987, le Josette wouve expand de
marie exhaustive Il spparait que la seule trace expe une
‘eeepion de la théorie metschéenne de Toubl se wouve dans one
ote de Pychopublologe de i ie quoidenne, Pete Bibliotheque
Payot. 18h, pTS?, cu Freud rend hommage & Nicache ql a
monte que Foubll ser au sujet se defendre conte ce-gut i
st pune, dans un pasage de Parse le ie et le alll ie
‘pail pas pour mol de rependre ce paral entre Freud st
ietache, mals de mete en evidence une tendance commune de
Ges deus auteurs reévauer Mimportance de Toubl pour la santé
fe Pndvidy et de fe
on.
& la métaphore archéologique : a partir de
vestiges mis au jour, il s‘agit de reconstruire
tun état hypothétique des choses telles qu’elles
se présentaient autrefois. Ce qui nous éloigne
encore de la vérité historique, tant il est vrai
que les archéologues reconstructeurs de 'age
historiciste furent des podtes souvent trés libres
orsqu'ils entreprirent de reconstruire une cité
grecque, un chateau fort ou une cathédrale.
‘Une construction dans Panalyse est, nous
explique Freud, la reconstruction ou reconsti-
tution d'un souvenir « oublié », mais en réalité
conservé comme « inoubliable » dans lin-
conscient. Mais selon quels critéres le médecin
pourra-t-il affirmer que sa construction posséde
quelque validité? Ladhésion du patient nest
Pas une preuve suffisante. Le rejet par le
patient non plus. Ce qui compte, cest de savoir
sil se passe quelque chose : s'il ne se passe
rien, la construction aura sans doute été fausse.
Si les symptémes du patient sont ravivés, c'est
qu'elle a des chances d'étre juste. En fait, cette
vérité compte fort peu en soi. Ce qui importe,
est de la transformer en conviction intime
du patient. Il y a des vérités auxquelles le
patient ne veut pas, cest-a-dire ne peut pas
eroire. Alors la vérité énoncée par le patient
se trouve réduite au statut de délire, d'hallu-
ination, de folie. Le médecin est seul 2 y
croire et il a parfois raison, de méme que le
fou a quelquefois raison si Yon y regarde de
pres.
La construction ne devient vérité acceptée
et reconnue qu’ la faveur du kairos, instant
propice, temps de intervention, occasion &
saisir, croisement exceptionnel entre le temps
du sujet et le temps historique de la société,
dont le médecin fait partie. Mais méme dans
ce kairos qui semble, pour un éclair, annoncer
la coincidence des ‘temps individuels et du
temps collectif, a notion de vérité historique
reste éminemment fragile. Le kairos lui donne
en quelque sorte le statut de vérité révélée.
Pour patler comme Nietzsche, la seule preuve,
Cest Ia vie. Pour peu que Ia vie sorte du cycle
de la répétition (Poubli par refoulement et le
retour de Vinoubliable inscrit dans
cient) et redevienne créatrice, pourquoi bouder
effet de vérité produit par la construction?
Cette sagesse ultime ouvre une bonne piste
pour entamer ce qui serait la suite de ces
réflexions sur Voubli et la mémoire, sur le role
de Phistorien et sur la vanité de la science
historique dans la construction et la rectifica-tion de la mémoire collective, mais aussi sur
Vimportance indépassable de la littérature
comme le lieu ot le temps individuel et le
temps collectif se trouvent représentés dans
leur décalage et dans leur tension si difficiles
a réconcilier.
La mnémotechnique du sens
La modemité, de Baudelaire & Proust, de
Nietzsche & Benjamin("), a approfondi la dif-
férence essentielle entre la mémoire involon-
taire et fa mémoire historiographique fondée
sur les documents. Lidée fondamentale est
désormais qu'il faut d’abord avoir oublié pour
pouvoir se rappeler le temps perdu. Nietzsche
a-t-il formulé une esthétique de la « mémoire
involontaire »? Pour répondre a cette ques-
tion, il faudrait sans doute explorer les pers-
pectives qu’ouvrait Pierre Klossowski, dans sa
fameuse conférence au Colloque de
Royaumont de 1964, « Oubli et anamnése dans
Pexpérience vécue de I'Eternel retour du
méme(") », en montrant comment loubli peut
servir la vie, Jorsqu’il conduit a I'acceptation
pleine et entiére du devenir et de I'absorp-
tion de toutes identités dans Petre, et lorsqu’il
trouve, non son correctif, mais son corollaire
dans lanamnése, entendue comme révélation
de l'Eternel Retour.
(36) Robert Kahn, chapte = La mémoice et oubl in Image,
‘ptuages Maree! Prot et Walter Benamn, Ed. Kime, 198 et
{Gris Linkter, Sur fa lene Ill Coleg, Marcel Provst-
Geslschah, 1997 (tude précis et documene dela reception de
Marcel Protst chez Walter Beojamia, comportant un chaptire nt
tule = Mémoire iovolonaie »). Une ewe pls anceane avait
‘copia In gengalogie de Tidee de = mnemotecbnique da Deas
de Jean-Jacques Rousesu, Kal Philipp Moniz et Ludwig Teck
fix moderes, en pasa
Neusche
pat Baudelaire, ETA. Hoffmann et
‘Manfred Koch « Mnemovechn des Sehonen » Studion
(9) In Niersche, Cahiers de Royaumon, Philosophie, n° VI
Bd, de Mint, 1967, p. 227-24,
OUBLI, MEMOIRE, HISTOIRE
Pour en rester au stade des Inactuelles, on
peut en tout cas noter que Nietzsche insiste
sur le caractére improductif de la mémoire
historique. Il écrit ainsi A propos de
D. E Strauss, dans la premire Inactuelle :
« On se souvient de réunions de représen-
tants du monde savant od, quand chacun a
parlé de sa spécialité, la conversation ne dénote
plus que ta fatigue, le besoin de distraction
tout prix, Péparpillement de la mémoire et
Vincohérence des conceptions. Quand on
entend parler Strauss [..] on est effrayé de
son manque d’expérience vraie et de connais-
sance originale des hommes. Tous les juge-
ments sont uniformément livresques [..]. Les
réminiscences littéraires remplacent les idées
véritables [...(*) ». La modernité cherche &
svaffranchir de ces « réminiscences littéraires »
qui masquent absence de toute créativité
authentique. La transmission ne se fait plus,
pour les modernes, par la thésaurisation et la
conservation dans’ les bibliothéques et les
musées, mais par un travail de sélection confié
ala mémoire qui commence par oublier pour
mieux se souvenir le moment venu, pour
accueillir le kairos de Vinspiration créatrice(").
Oublier pour inventer sa propre tradition et
régénérer la Bildung : telle serait la formule
de la modemité que Fon pourrait déduire des
Inactuelles(*).
JACQUES LE RIDER
(38) Niewsche, Considéraions nacelles, 1, Dovid Srauss, te
confesseur e Teervain, in Nicuche, (Eure, lo. ci, p18
(G8) CL Gotthar Wunbers, « Mnemosyne. Literatur unter den
Bedingungen Jer Moderne», in Alida Assmann t Dietrich Herth,
i, Mnemonye. Formen und Funktionen der kulurellon Ennnerung
FrancfortMain, Fecher Taschenbuch, 1991, p. 100.
(40) Theme deloppé 4 propor de Hofmannsthil dane J: Le
Rider, Hugo von Hofmannshal Hitoricisme et modemié, FUR
call: Perspectives geemaniques, 1998
97