Bernard Lugan
“Les Afrcains doivent
se décoloniser mentalement”
temps des colonies
Au
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Historien prolifique, auteur d’ouvrages
indispensables sur le continent nol,
Bernard Lugen est beaucoup plus
qu'un spécialiste de rafrique.
C'est un passionné qui en connalt tous
les recoins. Ce qui ne lempéche pas de porter
sur elle un regard d'historien dépassionné,
4 rebours des fdées recues. Il drige la reve
en ligne VAftique réelle et publie coup sur coup
deux nouveaux livres, Mythes et manipulations
de Ihistolte africaine etles Guerres d'Afrique.
PRropos RECUEILLIS
PAR FRANGOIS-LAURENT BALSSA
Pourquoi la colonisation suscite-telle toujours
autant de controverses en France?
a Pour tvs grandes alsns La premite ex que a
che angie enfin pas de meners gure
Shnte Vimpetaisme. La sronde ext quel clone
sation est devenue une arme auxx mains des groupes
de pression immigrationnistes. Selon ces derniers, la
France coupable avoir colonise ’Afique a une
dette envers elle, raison pour laquelle elle doit faire
bon accueil anx descendants desanciens colonisés. La
trvisigme et que ledébat sur la colonisation a échappé
au historiens pour étre monopolist par des groupes
‘mémoriels, qui sont, par définition, en pleine subjec-
tivité.T sagit 1 d'un mal essenticllement frangais,
Pendant ce temps, es Anglo-Saxons renouvellent en
profondeur fétar des connaissances ur la question de
|i colonisation. Voila qui explique le naufiage de afi
canisme frangais, hier encore tayonnant.
Dans Jes Guerres d'Afrique, vous rappelez
que la période coloniale, pourtant objectivement
bréve, a eu pour effet de briser des empires
at des royaumes en cours de formation.
occupation tertitoriale de [’Afrique se fic dans
lesannées 1890 et le mouvement des indépendances
débura durant la décennie 1950. La colonisation fut
donc une bréve parenthése, sauf cas particulier
comme! Afrique du Sud, PAlpérieet une petite par-
tie de PAngola et du Mozambique cdtiers. Le pro-
bléme est que, quand la colonisation s'amorga,
Afrique était en pleine mutation. Ses rapports de
farce Interns en arent bouleversée, Dane ouest,
du continent a colonisation ft ins bascuer vers
‘océan le coeur économique et politique région:
Orce dernier barat alors dans égion dr Sahel,
autour de plusicurs sultanats nordistes qui avaient
entreprisde séendre aux dépens des entités sudistes,
appausies par la fin de la raice des esclaves décidée
par les Européen.Plus eénéralement, la colonisation « cassa » ou pro-
wor faces conto
jtenticlles : ' Empire de Sokoto, le royaume Ashanti,
le Dahomey, les ensembles conquérants créés par el
‘Hadj Omar, par Samory ou par Rabah, mais égale-
met Mag ct Unoonhi iow
‘en subjugua d'autres, les arrétant 4 un moment:
leur hiwoure, comme 'Etat tui rwandais, coupé de
de la créte Congo-Nill. Elle figea également la tecto-
Scene Beane a pe ec
cas de la Cate d’Woire, de PAfrique du Sud ou du
‘Zimbabwe. Elle inversa les rapports de force en affai-
blissant certaines ethnies et en en renforeant d'autres,
comme en Namibie, par exemple, avec 'élimination
des Herero au profit des Ovambo. Elle procéda éga-
Jement par amputation, comme dansle cas du Maroc,
vieil Etat millénaire, territorialement découpé au pro-
fit de P Algérie et de la Mauritanie, nées des partages
coloniaux, d’oii les problémes qui se posent aujour-
d’hui dans le Sahara occidental.
‘Cesta un des problémes récurrents
de Afrique, ses frontiéres intangibles héritéos
de 'époque colonial.
Sur les ruines des empires détrits, la colonisation
Abdoulaye Miskine
(@ droite, téte nue), chef du Front démocratique du peuple
conttafricain (FDPC), parmi ses hommes. Particuliérement
actif dans 'ouest du pays, ce mouvement armé avait rejcint,
avant de la quitter, la coalition Sekela, dont le chef, Michel
Djotodia, originaire du nord-est et soutenu parle Tchad,
pris le pouvoir a Bangui, le 24 mars 2013.
tt
Le débat sur les aspects
“positifs” et “négatifs”
de la colonisation est
totalement faussé car )
ila échappé aux historiens
LE SPECTACLE BU MONDE weer | 66temps des colonies
3
<
{raga des frontiéres, notion inconnue en Afrique. Ce
faisant, elle perturba équilibre interme aux grandes
zones dlevage, ofl teandhumancemuillensie far
territorialement amputée. Des peuples furent cou-
pés par ces lignes de partage artficielles. Ailleurs, la
colonisation rassembla artificiellement un monde
émicté, divisé en une multitude dentites ethniques,
tribales ou méme villageoises, afin d’en faire des
ensembles administrativement cohérents. Aujour-
hui, es frontibres existent et leur remise en cause,
pourtant nécessaire, n'est pas d'actualité, pour ne
pas ajouter un chaos au chaos.
Dans vos Mythes et manipulations de histoire
africaine, vous battez en bréche quelques cliches,
dont celui du pillage. Ne peut-on pas
que la vrale fracture coloniale fut en définitive
lafecurecoloniale? ; |
m Le dogme du pillage colonial a éxé pulvérisé parla
Fecherehe ete envote aux publications de Jaques
Marseille (1945-2010), de Daniel Lefeuvre et des his-
toriens britanniques. Il reposait sur idéeque le déve-
Joppement des paysdiu Nord était ke résltat du pill
et de exploitation de IAtique Si ce postulat ee
vérifi, la richesse se mesureraic alors & Vaune des
immensités impériales de jadis. Le Portugal, qui n'a
décolonisé queen 1975, devrait donc éxe unc grande
puissance industrielle mondiale ec 'Allemagne, quia
perdu ses colonies en 1918, une sorte d’Albanie..
(rr jusqu’ ces demires années, les paysles plus riches
et les plus développés furent au contraire ceux qui
avaient jamais eu d’empire colonial, comme les
Etats-Unis, la Suéde et la Suisse, ou cou qui avaient
eu la w chance » de le perdre « tt », comme Falle-
‘magne, en 1914-1918, oula Hollandes au lendemain
de la Scconde Guerre mondiale. Cela éant, certains
Frans e sont enichis colonies quand i France
sy muinait. Le phénoméne setait d’alleurs dé pro-
dit avec fempir colonial de ancienne monarchie
En. 1914, dans ensemble des colonies francaises,
Indochine, Algerie et Antilles comprises les investis=
sements prives étaient, grosso modo, équivalents en
elume Nonux lids dansk seal Empir®oraman.-
Conséquence: comme le capital privé refasat d'in-
vsti das des eattpriss colonies non fenables,
PEcar fur contrainte de se substicuer 3 lui. Laddit
fat lourde ear la mise en valeur de empire afficain
fut totalement supportée par épargne des Frangai
Les investissements coloniaux toralistrent ainsi
6.000 milliards de francs (valeur 1962) pour la
période 1900-1940 ct 1700 milliards pour la
période 19458 1958, sot echiffre effarant de 22 %
du total de toutes les dépenses frangaises sur fonds
publics. En 1959, toutes dépenses confonducs, PAl-
ple enploursaic cle seule 20% du budget de
Fear franeais, soic davantage que les budgets addi
tionnés de Education aationale des: Travaux
publics, des Transports, de la Reconstruction er du
Logements de "Industrie t du Commerce! Une telle
ction faite sur lecapital national interdisait natu
fallement route modernisttion, toute mutation de
Péconomie frangaise
cent ance
mw Non, carla France a toujours pay¢ les. luctions:
Ipc ute svat pour subvendonnces
environ 25 % au-dessus des cours mondiaux. Cette
surcharge de prix a été chiffrée 4 plus de 50 milliards,
sur un volume d’importations coloniales totales de
360 milliards. Quant au soutien des cours des pro-
ductions colonials, il coiita a la France 60 milliards
par an de 1956 41960. De plus, a l'exception des,
phosphares du Maroc, des charbonnages du Tonkin
cet de quelques productions sectorielles, empire ne
fournissait rien de rare. Non sculement la France n'a
done pas pillé ’Afrique, mais encore elle sy est rui-
née. Quand elle donna l'indépendance, dlc laissa
derritre clle 50000 km de routes bitumécs,
215000 km de pistes principales, 18000 km de
voies ferrées, 63 ports équipés, 196 a¢rodromes,
2000 dispensaires, 600 maternités, 220 hépitaux.
Dans la seule Afrique noire, en 1960, 16 000 écoles
primaires et 350 collépes ou fonctionnaient,
et 28000 enscignants francais (soit le huititme de
cour le corps enseignant francais) evergaient sur len-
semble. ay continent et cela au moment oiles its
Francais de métropole s’entassaient & plus de 40 par
classe, faute ‘Denseignants - r P
Autre déni de réalité que vous pointez, celul
‘ui fat Péconomie du réel aficain, qui est
dlabord ethnique et communautaire. Nest-ce pas
lala source de tous les malentendus ?
m Hassan Gouled, président de la République de
Djibouti, a magnifiquement posé le probléme dans
son discours aux Nations unies, le 18 septembre
1977: « Noor vérité, nous peuples de lait e de mow
son, vous Laves trop longtemps ignorée, peuples du ble
ede lavigne; vos concepts ne sont pas les ndtres. Le
Champ cate dew! tte forme por news on me
baytge qui Saccorde mal é Verrance de nos troupeaex;
1a faim er la sf des Bériviers d Abel comprennent mal
Vimporcance de vos limites (Frontalitees) qui sont
dautart de camps d oppression de a liberté des peuple »
juelques déccnnies auparavant, le maréchal Lyau-
yaeltdjconnateque la iPeatmm ae
‘Neen déplaise A nos universalistes, et comme je lai
souvent dit, les Afticains ne sont en effet pas des
Européens pauvres a la peau noire. Ils sont d'abord
membres de groupes aurqueleilssontindssluble-
ment liés par un réscau complexe de solidarités ct
Ge dépendances,Pablme qut les separe des Euro
ens est donc immense car Vextréme individua-
lisme de ces demiers conduit & une tout autre
maniére @appréhender le milieu et de se situer par« Cassant » plusieurs « Prusse »
africaines potenticlles,
la colonisation figea la tectonique
de mise en place des peuples))
rapport & lui. Les sociétésafticaines sont commu
nautaires ct fidéles 3 leurs racincs, elles adulent le
for, elles voient dans la polygamie une preuve de la
uissance génésique de leurs gouvernantss dans le
fariage homosexuel une abomination, dans la
richesse la possibilité d’encretenir une nombreuse
lientéle
Vous avez nettement pris vos distances avec les
«aspects positifs de la colonisation ». Pourquo!?
1m Ce débat est totalement faussé, inutile, et méme
contre-productif, ear ila échappé aux historiens.
Deux mémoires contradictoires répondent en effet
A cette question. Avec une logique comptable, les
ancienscolonisateurs lignent le nombre hpi
construits, es pourcentages d'enfants scolarisés ou
quand les,
anciens colonisés évoquent une « dignicé bafouge ».
Face aun premiers, les seconds sont assurésd@treles
vainqueurs. Que pése en effet un livre de comptes
face } une humiliation historique, elle ou ressen-
tic? Limpasse est donc definitive. Parce que les colo-
nisatcurs sont toujours présentés comme des agres-
seurs et les colonisés comme des vietimes, méme si
Ja colonisation a mis un terme aux famines et aux
andes endémies, méme si, durant la colonisation,
les Africains ont appris 8 ne plus avoir peur du vil-
lage woisin ow des tazas ockvagistes
Vous appelez & « décoloniser 'Atique »
La décolonisation n'aurait-elle pas eu lieu?
1m La cncore, nous devons distingucr entre le domaine
anglophone, oit le probleme ne se pose pas, et les
ancicnnes colonies frangaises, oi s prégnance en est
‘obsédante. Les Afticains francophones sont, certs,
officiellement décolonisés, mais il en va différemment
poureux, intellectuelement parlant, en raison de Ten-
scignement quils regurent de leurs professcurs
tharalaotiers mondisies qui ont le monopole des
finds offen op rane Cove is ear ont
atribuent done routes leurs difficulty sux conse
‘quences dels colonisation. Orilsdoiventeesser de se
‘comporter en victimes sils vulent devenir les acteurs
de lear réveil. En un mor, ils doivent se décoloniser
mentalement, Or leurs actuels dirigeants en sont le
plus souvent ineapabls ea is sont dabord es fon
dés de pouvoir du nouvel ordre mondial, des agents
comptables chargés ¢'appliquer les
iste afer montane
national (FMD), de dociles «Ni
blanc doubis para «coma
nauté internationale »
Mais alors que faire pour
que le continent noir redevienne
maitre de son destin?
1m D’abord poser le bon diagno:
des maux de Afrique. Deux grandes raisons ex
quent, sclon moi, les principaux blocages du conti-
rent. Premiérerison, la primauré donnée I éeono-
mic, Dans tous les modéles proposés, ou. plus
cexactement imposés, 4 'Afrique subsaharienne, léc0-
‘homie est toujours mise en avant. Le FMI et la
Bangue mondiale, qui ont pour but Vintégration de
’Aftique dans économie planétaire, contraignent les
pps aficains Ala dérghementation, ax prvatian
tions ct la liberalisation. Or les vrais problémes du
continent ne sont pas fondamentalement écono-
miques, mais politique, instiutionnels, sociologiques,
«i, avant tout, ethniques. L'exemple du Mali, qui est
actuals illusre cette rélié. La, le nuageislamiste
dlissipé, le re estviterapparu, et avec force. Contra
rement cequi nous éte présenté, nous ne sommes
face 4 une guerre de religion, mais en présence
Fin conficediique,eciméme ci un confrancré
dansla nuit des temps et dans lequel avec un grand
‘opportunisme, des islamistes écrangers& la région,
doi leur échec, tentbrent de sinsérer.
Deuxitme raison, le postulat « démocratique »
sclon le principe « one man, one vote » a provoqué
Te chaos' Ta raison en et quien Afique os autor
rité ne se partage pas, la transposition des insttu-
tons oceldentales Ses faite sans qu auparavant alc
éx€réfléchi la création de contre-pouvoirs, au mode
de représentation et dassociation au gouvernement
des peuples minoricaires, condamnés par la mathé-
‘matique dlectorale & etre pour léternité écartés du
pouvoir. D’autant que l'idée de nation n'est pas la
:méme cn Europe et en Afrique: dans un cas, ordre
sec epse sur desindvids; dans aur su dex
roupes. Or le principe duu « one man, one vote »
Iftenditla prise en compre lagrande réalité poli-
tique afticaine, qui est fa communauté. Quant aux
Faats ils sont des coquilles juridiques vides ne coin-
cidant pas avec les patries charnelles qui fondent les
véricables enracinements humains. 7
‘Air Les deux demiers livres de Bernard Lugan:
Mythes et manipulations de Thistoireafricaine.
Mensonges et repentance, édtions Bemard Lugan,
192 pagos, 28 € (a commandor sur son biog:
‘bernardlugan blogspot ou cher Bernard Lugan,
'BP 46, 42360 Panicsires); los Guerres d'Afrique,
tons du Roches,
87age
ender
Hom
seh