Sunteți pe pagina 1din 478

UNIVERSITE D’ALGER

FACULTE DES SCIENCES ECONOMIQUES


ET DE GESTION

THESE DE DOCTORAT D’ETAT

TITRE

GLOBALISATION ECONOMIQUE.
GENESE, FORMES ET PERSPECTIVES

PREPAREE PAR
BOUFEDJI ABDELOUAHAB

DIRECTEUR DE THESE
BOUKELLA MOURAD
JURY COMPOSE DES PROFESSEURS
KOUDRI AHMED
FERFERA MOHAMED YACINE
INAL MYRIAM
BENABDELLAH YOUCEF
Remerciements

IL y’a sept ans, lorsque je m’étais engagé dans ce travail de


recherche, j’avais du mal à opter pour un sujet précis. Mon
directeur de thèse, le Professeur Boukella Mourad, en me
proposant de travailler sur ce sujet passionnant qu’est la
globalisation économique, m’a été d’un grand secours afin de
résoudre ce problème. Cela a été le point de départ d’une
relation de travail aussi fructueuse qu’amicale. Tout au long de
cette période, Monsieur Boukella n’a ménagé aucun effort pour
m’aider à mener ce travail à son terme. Qu’il trouve ici mes plus
vifs remerciements.
Je tiens aussi à exprimer ma profonde reconnaissance aux
membres du jury qui ont bien voulu donner de leur précieux temps
pour que ce travail reçoive la sanction qu’il mérite.
Le Professeur Kellou Mohamed Larbi a émis des suggestions
précieuses qui m’ont été fort utiles dans la préparation des
différents chapitres. Je tiens à lui exprimer toute ma gratitude pour
l’apport de son extrême compétence. Mes remerciements vont
également au Professeur Kheniche Idir pour les encouragements
qu’il m’a prodigués afin que je m’engage dans cette entreprise et
la termine.
Melle Naima n’a ménagé ni son temps ni ses talents lors de la
préparation de cette thèse. Ce travail doit aussi beaucoup à mon
oncle Hocine. Sans le soutien indéfectible de ma grand-mère
Zineb, ce travail n’aurait probablement pas pu voir le jour. Mon
ami Kamel Dahmani a apporté une aide appréciable lors de la
réalisation de ce travail. Je les en remercie beaucoup.
A Zineb, Salah, Saliha, Fayçal, Meissoune et Ilhem
Table

INTRODUCTION GENERALE…………………………………………………………………………………… 6

CHAPITREI. LA GOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE


HISTORIQUE. 15

SECTION I. Aux origines du phénomène de globalisation :


avènement, essor et déclin de l’entreprise de production de masse standardisée …………………. 18
I- Le marché libre, lieu privilégié de la régulation économique…………………………………………. 18
II- L’époque de la grande entreprise et de la régulation monopoliste……………………..…………… 24
III- Les principaux aspects de la crise contemporaine………………………………………..……………... 42

SECTION II. Un nouveau paradigme technico-économique


basé sur le savoir et l’information …………………………………………………………………………………. 56
I- Les formes et les enjeux de la compétition technologique……………………………………………... 61
II- Emergence d’une économie fondée sur le savoir…………………………………………………………. 79

SECTIONIII. Les acteurs et les organisations de l’économie du savoir …………………………….. 88


I- L’organisation des entreprises de l’économie du savoir : la firme-réseau………………………… 95
II- Le réseau mondial…………………………………………………………………………………………………… 114

CHAPITRE II. LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE. 124

SECTION I. Stratégies globales :configuration, coordination et concurrence …………………… 126


I- Le caractère mondialisé de la concurrence…………………………………………………………………... 127
II- Les instruments de la globalisation économique………………………………………….……………… 159
III- La globalisation dans le contexte de la formation de l’économie mondiale……………………. 180

SECTION II . Globalisation : concepts et définitions ……………………………………………………... 192


I- Définition du processus de globalisation économique……………………………………..…………….. 199
II- Vers un nouveau paradigme …………………………………………………………………………………….. 224

CHAPITRE III. LA GLOBALISATION ET L’ETAT- NATION 233

SECTION I. La globalisation, facteur d’effacement de l’économie nationale


et de la souveraineté de l’Etat- nation ……………………………………………………….…………………... 237
I- L’entreprise-réseau et la fin de l’économie nationale …………………………………………………… 237
II- La convergence des systèmes économiques nationaux ………………………………………………... 244
III- Un rôle économique plus limité de l’Etat ……………………………………………….………………… 247
IV- Pour une nouvelle façon de voir les questions économiques ……………………………………… 250
V- Les exigences d’une économie fondée sur le savoir ………………………………….………………… 258
VI- La globalisation et le devenir de la nation ……………………………………………….………………... 265
SECTION II. La pérennité du cadre économique national………………………………………………… 284
I- La référence à un cadre économique national immuable ………………………………….…………… 287
II- La nation, source privilégiée de l’avantage concurrentiel …………………………………………….. 291
III- Le mythe de la globalisation ………………………………………………………………………….………... 306
IV- Les racines nationales de l’économie globale ……………………………………….…………………... 321
V- Un cas de non-globalisation : la technologie……………………………………………………….……… 333
VI- La globalisation et l’Etat- nation …………………………………………………….……………………….. 339

CHAPITRE IV. LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN


DEVELOPPEMENT 362

SECTION I. Sous-développement et marginalisation économique………………………….…….…… 364


I- Le processus de rattrapage économique………………………………………………………………………. 364
II- La loi implacable de la marginalisation économique……………………………………………………. 375
III- Globalisation et marginalisation économique……………………………………………………………. 386
IV- La persistance du sous-développement ……………………………………………………………………. 390
V- Le développement économique dans une perspective historique…………………………………… 396
VI- Le développement économique, une nécessité pour les pays du Sud………………….………… 402
VII- La théorie du développement : leçons et perspectives. 407

SECTION II. La globalisation, un défi et une opportunité………………………………………………… 413


I- La nécessité d’une approche plus réaliste au mouvement de globalisation……………….……… 413
II- Pour une politique de la globalisation : l’investissement dans le capital humain……………… 422
III- La nécessité impérieuse d’une transition à un modèle économique plus performant……….. 435

CONCLUSION…………………………………………………………………………………………………………… 451
NOTES………………………………………………………………………………………………………………………. 458
BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………………………………………………………. 472
INTRODUCTION GENERALE

Introduction générale

L’une des principales caractéristiques du débat sur la mondialisation est qu’il


aboutit le plus souvent à des généralisations hâtives et imprudentes et, parfois,
proprement erronées. Tout ce qui est susceptible de rapprocher les hommes les uns des
autres tombe ainsi sans discernement dans la case de la mondialisation. On ne
distingue pas entre la cause et la conséquence, entre l’objectif recherché et
l’instrument utilisé pour y parvenir, entre ce qui est déjà advenu et ce qui n’est encore
qu’une tendance. Le monde est devenu un village planétaire, cette phrase de McLuhan
résume à elle seule beaucoup de ce qui se dit sur la mondialisation. Si tel était le cas, il
est peut-être plus juste de dater le commencement de la mondialisation par la
découverte de l’Amérique par Christophe Colombs qui dit après la réalisation de son
exploit : les hommes ne savent pas combien le monde est petit.

Cela n’a rien d’étonnant dans la mesure où bon nombre de ceux qui
interviennent dans ce débat ne le font pas à titre de connaisseurs, d’experts ou
d’universitaires spécialisés. Leurs réflexions et leurs contributions manquent de
rigueur scientifique car elles ne sont pas délimitées par des disciplines clairement
définies comme l’analyse économique, la géostratégie ou la sociologie. A titre
d’exemple, dans son livre The Lexus and the Olive Tree (la Lexus et l’olivier ),
Thomas Friedman, éditorialiste du New York Times, associe la Lexus, qui est une
marque de voiture de luxe japonaise, au processus de mondialisation1. Selon lui, cette
voiture dont la conception et la production ont nécessité la collaboration de groupes de
travailleurs situés aux quatre coins de la planète symbolise l’ère nouvelle de la
mondialisation qui a succédé à la période de la guerre froide. L’auteur soutient que la
mondialisation se définit comme un mouvement d’interdépendance accrue des
relations économiques, technologiques et culturelles entre les différentes nations. La
mondialisation serait donc facteur de convergence entre les parties constitutives du
nouveau système international et, à ce titre, favorise la paix et la coopération entre les
pays du monde. A l’inverse de la Lexus, l’olivier symbolise le conflit israélo-arabe et,
au-delà, toutes les guerres ethniques et religieuses ainsi que l’exacerbation des
sentiments nationalistes, sources de conflits régionaux violents .

Cette analyse rappelle une étude menée sur le thème de la mondialisation auprès
d’un groupe d’enseignants de l’Université du Koweït 2. Parmi les questions posées
dans le cadre de cette enquête, on pouvait y lire ceci : « la mondialisation est-elle une
des formes de l’hégémonie culturelle subie par le monde arabe ? La mondialisation
est-elle contraire à nos valeurs islamiques ?

Il est vrai que ces deux questions ont recueilli des réponses affirmatives à
hauteur de 50 % pour la première et 36% pour la seconde. Mais ce n’est pas là le plus
important. Ce qui compte le plus à nos yeux, c’est de montrer comment deux études
1
Thomas Friedman, The Lexus and the Olive Tree, Anchor Books, 2000.
2
‫ا‬، ‫ﺍﻟﺠﺎﻤﻌﺎﺕ ﺍﻟﻌﺭﺒﻴﺔ‬ ‫ ﻤﺠﻠﺔ ﺍﺘﺤﺎﺩ‬، ‫ ﺍﻟﺜﻘﺎﻓﺔ ﺍﻟﻌﺭﺒﻴﺔ ﺍﻹﺴﻼﻤﻴﺔ ﺇﺯﺍﺀ ﺘﺤﺩﻴﺎﺕ ﺍﻟﻌﻭﻟﻤﺔ ﻭ ﻓﺭﺼﻬﺎ‬،‫ﻋﻠﻲ ﺃﺴﻌﺩ ﻭﻁﻔﺔ ﻭ ﻤﺤﻤﺩ ﺍﻟﻌﺒﺩ ﺍﻟﻐﻔﻭﺭ‬
‫ﺍﻟﻌﺩﺩ ﺍﻟﺤﺎﺩﻱ ﻭ ﺍﻷﺭﺒﻌﻭﻥ‬

-6-
INTRODUCTION GENERALE

donnent du même phénomène, la mondialisation en l’occurrence, deux significations


diamétralement opposées. Des exemples de ce type peuvent être multipliés à souhait.
Ils tendent tous à faire accréditer l’idée que, en dépit du nombre impressionnant
d’ouvrages d’études et de colloques qui ont été consacrés au phénomène de
mondialisation, celui-ci pose toujours un défi conceptuel difficilement surmontable.
En effet, les différentes approches et analyses du processus de mondialisation sont
tellement divergentes les unes par rapport aux autres qu’il est difficile voire impossible
de parvenir à une définition qui soit acceptable par tous. Cette divergence tient en
partie au fait qu’il s’agit là d’un phénomène complexe qui peut ệtre abordé de
différentes manières et méthodes. Cependant, comme disent les théoriciens de
l’évolution, les phénomènes complexes ne sont complexes que parce qu’ils sont
uniques.

Dans ces conditions, nous avons jugé utile lors de l’entame du présent travail de
recherche de privilégier une problématique générale qui traite du problème dans sa
globalité et non dans un de ses aspects spécifiques. La question centrale qui sous-tend
cette problématique peut être formulée ainsi : quel est le trait fondamental qui permet
de définir le mouvement de globalisation de façon simple et précise ? Bien sûr, notre
démarche n’est pas de nature exhaustive et n’a pas pour but d’épuiser le sujet. Il s’agit
plutôt de parvenir à isoler l’élément le plus caractéristique du processus de
globalisation afin qu’il puisse servir de grille de lecture pour déchiffrer les différentes
composantes qui forment ce phénomène. Nous avons choisi d’utiliser le terme de
globalisation plutôt que celui de mondialisation car, à notre avis, le second terme
recouvre ou correspond aussi à des phénomènes extra-économiques multiples,
compliqués et interdépendants qu’il serait très délicat de séparer des processus
exclusivement économiques.

Si nous réussissons à travers cette thèse à répondre de manière satisfaisante à la


question centrale précédemment mentionnée, c'est-à-dire à définir le processus de
globalisation en l’identifiant à travers son essence même, il nous sera plus facile, plus
tard, de mener nos recherches de façon plus méthodologique sur une multitude de
sujets qui sont en rapport avec ce mouvement. Parmi les thèmes qui peuvent inspirer
de futurs travaux de recherche, on peut citer les effets de la globalisation sur le rôle
économique de l’Etat, notamment en matière de politique monétaire, de politique
macroéconomique et de politique industrielle. La globalisation va également affecter
profondément le système des échanges commerciaux internationaux. Les théories sur
le commerce extérieur ainsi que sur les stratégies de développement économique vont
connaître, à coup sûr, un regain d’intérêt considérable.

Le terme de mondialisation ou de globalisation est un thème récurrent qui


revient comme un leitmotiv dans tous les discours et toutes les études. Il a d’abord
désigné un phénomène limité, une mondialisation de la demande, mais il s’est enrichi
au fil du temps, au point d’ệtre identifié de nos jours à une nouvelle phase de
l’économie mondiale 3. En fait, l’importance croissante qu’on associe aujourd’hui au

3
En 1983, Théodore Levitt emploie ce terme pour désigner la convergence des marchés dans le monde entier.
Ainsi, la « firme globale » agit comme si les principales régions du monde constituaient une entité unique. Elle

-7-
INTRODUCTION GENERALE

processus de globalisation est telle qu’il ne peut s’agir que d’une nouvelle phase de
l’économie mondiale. Cependant il n’est pas possible de se contenter de définir ce
processus à partir de ce seul élément. Le plus important est, en effet, de dire en quoi la
globalisation constitue-elle une nouvelle étape de l’économie mondiale. Beaucoup de
thèses qui ont été avancées pour répondre à cette question ont privilégié l’idée que
c’est l’essor considérable des échanges extérieurs qui marque le commencement de la
phase de globalisation. Certes, les chiffres sur le commerce extérieur témoignent,
incontestablement, d’une croissance remarquable des échanges internationaux de biens
et services depuis la fin du XXe siècle. Néanmoins, ces chiffres sont exprimés en
valeurs absolus, tandis que rapportés aux valeurs des PIB des grandes nations
commerciales, ils montrent une grande stabilité dans le temps 4. Par ailleurs, cette
thèse sur le rôle prépondérant du commerce international dans le processus de
globalisation paraît plus fragile encore face aux arguments de ceux qui disent que la
fraction de la production globale qui était échangée par les grandes puissances
commerciales à la fin du XIXe et au début du XXe siècle était plus importante qu’elle
ne l’est aujourd’hui. Bien sûr, il s’agit là d’un argument de statique comparative qui ne
fait qu’opposer une situation par rapport à une autre. Il ne tient pas compte du
caractère dynamique du phénomène analysé et ne prend pas en compte, non plus, le
rôle de l’évolution du niveau des prix des biens échangés entre les différents pays. En
effet, si un bien connaît une hausse dans le volume de ses ventes à l’étranger, la valeur
de celles-ci pourrait bien régresser si la demande mondiale pour ce bien est
caractérisée par une faible élasticité par rapport au prix. A vrai dire, après
considération de l’ensemble des facteurs liés à l’évolution récente du commerce
extérieur, il paraît logique de dire que l’essor des échanges extérieurs ces vingt
dernières années est plus une conséquence de la globalisation qu’une des causes de
celle-ci. Et la même chose peut être dite, avec certaines nuances, à propos de
l’accroissement exponentiel des investissements directs à l’étranger depuis le début
des années 1980.

La globalisation a été considérée aussi comme une stratégie concurrentielle


développée par les grandes firmes occidentales afin de contenir les firmes issues de
pays moins développés parties à l’assaut des marchés mondiaux, notamment pour les
biens de moyenne et faible technologie. Cette stratégie consisterait à intensifier
l’innovation technique et technologique de sorte à hausser les barrières d’entrée aux
marchés des nouveaux biens et dissuader ainsi les firmes des pays émergents de
s’engager dans cette course concurrentielle qu’ils ont d’ailleurs peu de chances de
remporter. Ceux qui craignent que la croissance des pays émergents devienne nuisible
à la prospérité des pays riches s’appuient sur l’idée d’une « redéfinition des
hypothèses fondamentales de l’humanité ». Un des exemples de cette redéfinition est
que le monde est traditionnellement divisé entre pays riches, bénéficiant d’un fort taux
de productivité et de salaires élevés, et pays pauvres à faible productivité et salaires
bas. Mais aujourd’hui, certains pays mêlent haute productivité et bas salaires. La

vend la même chose, de la même manière partout. En ce sens, la globalisation des marchés s’oppose àn la vision
antérieure d’un cycle du produit qui consistait à vendre aux pays moins avancés les produits devenus obsolètes
dans les pays les plus riches. T.Levitt, The Globalization of Markets, Harvard Business Review, mai-juin 1983.
4
Paul Krugman, America ; The Boastful, Foreign Afffairs, Mai-Juin 1998.

-8-
INTRODUCTION GENERALE

présence de plus en plus manifeste de ces pays sur les marchés mondiaux est en train
d’aboutir à « une restructuration massive de l’appareil productif, ce qui ne permet pas
aux pays riches de maintenir leur niveau de vie antérieur ». En d’autres termes, la
concurrence des économies émergentes du Tiers monde est devenue une menace pour
les pays occidentaux riches. Les craintes exprimées à propos de la croissance des pays
émergents semblent se focalisées sur les flux de capitaux plutôt que sur le commerce .
Les problèmes de chômage dans les économies occidentales étaient expliqués par la
mobilité du capital. Le capital du premier monde semblait ne créer d’emplois que dans
le Tiers monde. En effet, dans le cas des pays en développement, il existe une relation
de dépendance étroite entre flux d’exportations et stocks d’investissements étrangers
reçus. Le plus souvent, les premiers n’ont pu être portés à des niveaux
significativement élevés que parce que les seconds l’ont été aussi .

La thèse selon laquelle la concurrence du Tiers monde serait l’un des plus graves
problèmes auxquels doivent faire face les pays avancés est à la fois discutable d’un
point de vue théorique et démentie par les faits. En effet, les chiffres concernant les
exportations de capital vers les pays émergents peuvent paraître importants, mais ils
sont relativement faibles en comparaison du stock de capital et des investissements
dans les pays avancés. En 2002, environ 2 % seulement des investissements des pays
de la zone O.C.D.E. furent détournés vers l’extérieur 5. Par ailleurs, comme le
commerce avec les pays à bas salaires représente moins de 2 % du PNB, son incidence
sur le niveau de vie des pays développés paraît limité6.

De ces explications découle la thèse qui sera défendue dans ce travail . La


proposition centrale sur laquelle s’appuie cette thèse peut être formulée ainsi : la
globalisation est une nouvelle étape de l’économie mondiale dans le sens où elle
représente une tendance à la création d’un marché mondial du travail global et unifié.
Jusqu’à présent, l’intégration du marché du travail à l’échelle internationale a toujours
été pensée comme étant synonyme d’une mobilité accrue de la force de travail. Dans
toutes les analyses, l’immigration des populations vient en tệte des formes de mobilité
de la main-d’œuvre. Et comme les déplacements internationaux de population se sont
plutôt tassées depuis la fin du XIXe siècle, tous les auteurs en viennent à conclure à
une mobilité plus réduite de la force de travail par rapport à ce qu’elle était auparavant.
Il est clair que de ce côté-ci rien de véritablement significatif ne s’est produit qui
puisse justifier de définir le mouvement de globalisation comme étant une tendance à
l’unification du marché du travail à l’échelle mondiale. Qu'est ce qui a donc changé de
fondamental qui permet de tenir la thèse d’une globalisation basée sur l’intégration
croissante des marchés de travail nationaux au sein d’un marché mondial du travail ?

La première hypothèse de travail sur laquelle nous nous appuyons pour apporter
une réponse à cette question est d’ordre épistémologique . En effet, le premier pas
significatif vers la globalisation a peut-être été franchi à la faveur de la maîtrise par
l’homme des ondes électromagnétiques. Celles-ci lui permettent via les réseaux de

5
CNUCED, World I nvestment Report 2003. P.25.
6
Calcul fait sur la base de statistiques pour l’année 2003 fournies par le site officiel de l’O.C.D.E:
www.oecd.org

-9-
INTRODUCTION GENERALE

télécommunication de transporter à la vitesse de la lumière tous les éléments de


l’information, c'est-à-dire du texte, du son et de l’image. Cette vitesse abolit les
distances, introduisant ainsi le temps mondial ou le temps réel à la place du temps
local. Cette évolution est si importante que tout ce qui à trait à la géographie tend à
céder devant l’avancée des phénomènes constituant ce qu’il faut bien appeler
la «chronographie ». Théoriquement, toutes les activités dont l’exécution dépend en
partie ou en totalité de la disponibilité de l’information adéquate peuvent ệtre réparties
à travers tous les pays de façon à obtenir une configuration globale optimale – en
termes de coûts et / ou en termes de productivité. Bien entendu, on est encore loin de
ce schéma idéal. Pour l’heure, ce sont les activités, généralement de services,
nécessitant des compétences et des savoirs de haut niveau qui se prêtent à ce genre
d’organisation productive. La finance internationale en est le meilleur exemple. Mais
la globalisation est loin de se résumer à des entités, séparées géographiquement mais
interdépendantes, liées entre elles par des liaisons électroniques permettant
d'acheminer d’un point à un autre des données de diverses natures afin de réaliser leur
traitement pour les transformer en services commercialisables sur les différents
marchés de la planète.

La seconde hypothèses de notre thèse est qu’il est impossible de saisir la logique
de la globalisation en dehors de la dynamique grandiose du capitalisme. Elle en est une
des manifestations les plus récentes. Le capitalisme est fondamentalement un
processus dynamique. Il est en perpétuel changement. Il est, de ce fait, plus proche des
théories de l’évolution de la vie qu’il ne l’est des autres disciplines des sciences
humaines. C’est l’innovation, sous toutes ses formes, qui est le moteur du dynamisme
du système capitaliste. L’innovation peut s’appliquer aux biens et services, aux
techniques de production et de commercialisation ainsi qu’aux entités et institutions
qui les mettent en œuvre. Ainsi, le produit, le procédé de fabrication ou l’organisation
productive qui s’impose sur le marché est vite dépassé par un autre produit, un autre
procédé de fabrication ou une autre organisation productive, jugés plus satisfaisants
par les consommateurs. Dans ce système, l’entreprise qui obtient une position
dominante sur le marché n’est jamais sûre de la conserver très longtemps car la
concurrence est tout le temps en quête de moyens plus efficaces pour la détrôner.
L’économie capitaliste est en permanence caractérisée par une « valse » des géants.
Ainsi, si l’on examine le classement des cent premières entreprises américaines, on
s’aperçoit que, tente cinq ans plus tard, 60 d’entre elles ne figuraient pas dans le
classement de 1966 7.

La vitalité du système capitaliste est telle qu’il ne peut pas faire autrement que
détruire des ressources économiques, par définition rares, pour les remplacer par
d’autres plus performantes et plus productives. C’est le principe de la destruction
créatrice énoncée et popularisée par l’économiste autrichien Joseph schumpeter
(1883-1952) qui veut qu’une économie moderne est toujours en déséquilibre
dynamique. L’économie de schumpeter n’est pas un système fermé mais elle évolue et
change sans cesse selon un mode biologique plutôt que mécanique. Schumpeter
soutenait que c’est l’innovateur qui est le véritable sujet de l’économie. Pour lui,
7
Information recueillie sur le site www.fortune.com du magazine américain Fortune.

- 10 -
INTRODUCTION GENERALE

l’innovation constitue l’essence même de la science économique et plus certainement


d’une économie moderne. Notre hypothèse veut donc que la globalisation soit analysée
comme étant une étape dans l’évolution du système capitaliste. Elle est le produit
d’une série de transformations dont l’ensemble marque l’avènement d’une économie
fondée sur l’information et le savoir . Le savoir est en passe de devenir le facteur de
production le plus important et, vraisemblablement, le plus décisif. Il succède à ce
statut au capital. Les économies s’appuient de plus en plus sur le savoir et
l’information scientifique. Le savoir est désormais reconnu comme moteur de la
croissance économique. Cette évolution ne doit étonner personne car le capitalisme a
son destin étroitement uni à celui de la science. Sans la science, jamais le capitalisme
triomphal que nous connaissons depuis le XIXe siècle n’aurait été possible.
L’infinitude de l’exploration scientifique du réel peut rejoindre l’infinitude de
l’exploration capitaliste des produits et des techniques de production. Cette jonction
est devenue si étroite que l’on court le risque de perdre de vue que science et
capitalisme ne se confondent pas.

Dans une économie fondée sur le savoir et le connaître, les firmes ne peuvent pas
conserver les mêmes organisations structurelles qui ont été à l’origine de l’essor de
productivité lors de la periode précédente. Faire le pari que la prospérité et l’expansion
de l’entreprise passent désormais par la promotion de ses activités qui s’appuient le
plus sur l’innovation exige des firmes concernées d’opter pour une organisation
structuelle qui soit axée sur le savoir et l’information. C’est une réorientation
stratégique de premier ordre. C’est ainsi que les firmes pyramidales fortement
hiérarchisées et bien adaptées à la production de masse standardisée ont cédé la place
aux firmes-réseaux dont l’essentiel de la valeur provient de la capacité de leurs
travailleurs les plus talentueux à indentifer et à résoudre les problèmes les plus
complexes. La prospérité de ce genre d’entreprises repose de moins en moins sur les
activités de production proprement dite et de plus en plus sur l’offre de services à
haute valeur ajoutée. Les usines, les immeubles et les machines n’ont plus qu’une
importance relative et sont le plus souvent utilisées à la commande. L’accentuation de
la tendance à la délocalisation des activités de fabrication dans les pays en
développement est très révélatrice de cette transformation. L’entreprise caractéristique
de l’économie du savoir ne ressemble plus à une pyramide mais à un réseau. Chaque
noeud du réseau comprend un nombre relativement réduit de membres ou de
partenaires et s’étend sur plusieurs sites à travers les pays, liés entre eux par des liens
organiques plus ou moins étroits. Les compétences individuelles sont combinées de
façon à obtenire des effets de synergie importants. Chaque nœud de l’éntreprise-réseau
constitue une combinaison unique de compétences et est difficile à reproduire par les
autres firmes.

La firme-réseau qui emploie surtout des identificateurs et des « résolveurs » de


problèmes ainsi que les managers qui sont chargés de leur faciliter le travail devient
vite un réseau mondial. Cette diffusion à l’échelle internationale se comprend
aisément. En effet, les travailleurs du savoir de la firme-réseau passent leur temps à
identifier et à résoudre des problèmes de diverses ordres. Or, ce genre d’activités peut
être fourni partout dans le monde car il existe un marché mondial pour les services

- 11 -
INTRODUCTION GENERALE

d’identification et de résolution de problèmes. Plus la demande qui s’adresse aux


prestataires de ces services est importante, plus les rémunérations qu’ils recevront en
contrepartie seront élevées. La logique qui sous-tend la création des réseaux
mondiaux est d’élargir son champ d’action afin de toucher le plus grand nombre de
consommateurs, utilisateurs de services de résolution et d’identification de problèmes
sur les principaux marchés mondiaux. Cette extension géographique s’opère à travers
les investissements étrangers en rachetant des entreprises existantes ou en créant de
nouvelles. Notre hypothèse est donc que les investissements étrangers constituent un
instrument de la globalisation.

En s’internationalisant, la firme-réseau participe à la création d’un marché


mondial du travail. Désormais, les travailleurs du savoir les plus talentueux travaillent
directement pour l’économie mondiale. Leur richesse matérielle et leur confort moral
dépendent de la valeur qu’accorde celle-ci à leurs talents et à leur perspicacité.
Lorsque la firme ou le réseau recrute ses employés en fonction de leurs aptitudes et
leur compétences sur une base, à priori, mondiale, cela signifie que la compétition
entre les protagonistes, sujets de cette sélection, se joue également à l’échelle
mondiale. Désormais, les entités domestique ne jouent plus leur traditionnel rôle
d’intermédiation entre les nationaux et l’économie mondiale. La suppression
progressive de l’intermédiation des firmes locales dans le recrutement du personnel
domestique traduit un début de décloisonnement des marchés nationaux du travail.
Nous retrouvons ainsi notre proposition centrale, à savoir que la globalisation
économique traduit la tendance à la création d’un marché mondial du travail unifié.

Il doit apparaître maintenant que la globalisation est le résultat de


transformations structurelles opérées par le système capitaliste afin de répondre aux
exigences d’une économie désormais fondée sur le savoir. Le lien de causalité va donc
de l’économie du savoir au réseau mondial, puis au processus de globalisation. Sans
l’avènement d’une économie fortement tributaire de l’information et du savoir, il n’y a
pas de raison pour que le phénomène de globalisation ait eu lieu. Il est très important
que cette relation de cause à effet soit correctement appréhendée. En effet, le processus
de globalisation n’est important en lui-même que dans la mesure où il découle
directement d’une économie de savoir et d’information en passe d’imposer sa loi à
toutes les sociétés, Ainsi, la plupart des déséquilibres et difficultés économiques
rencontrés par les individus, les firmes et les économies nationales que l’on impute
généralement au phénomène de globalisation trouvent, en fait, leurs causes originelles
dans les transformations et mutations induites par l’avènement de l’économie du
savoir. Ceux qui perdent de vue ce lien de causalité en s’en prenant au mouvement de
globalisation se trompent de “cible”, ne posent pas les problèmes dans les bons termes
et ne peuvent donc pas proposer des solutions appropriées.

En reliant le phénomène de globalisation à l’évolution vers une économie du


savoir, on s’aperçoit que le phénomène en question constitue au fond un défi et non
pas un problème. Il devient certainement un problème lorsque les individus, les firmes
et les Etats se dérobent à leurs obligations et, au lieu de relever ce défi, préfèrent
mener une politique de fuite en avant. En effet, les individus et les firmes doivent

- 12 -
INTRODUCTION GENERALE

savoir que les connaissances et les compétences qui font leur attractivité et leur
productivité ne sont pas des acquis définitifs. Il est de leur responsabilité de se
remettre continuellement en question afin de rester en adéquation avec les exigences
de la nouvelle économie, de plus en plus tributaire du connaître et de l’information.
Concernant les Etats, leur principale action face au défi que leur pose le mouvement de
globalisation est de faire en sorte que les forces centripètes qui lient les individus
d’une nation les uns aux autres en garantissant sa cohésion compensent et neutralisent
les effets des forces centrifuges de l’économie mondiale qui, à l’inverse des premières,
distendent les relations intercommunautaires au sein de la nation. Cela nécessite
d’entreprendre une politique à long terme fondée sur la promotion de la qualité de la
force de travail et l’amélioration de son attractivité pour le capital local et étranger,
sans ségrégation aucune. Les firmes, les régions et les économies les plus prospères
seront celles qui emploieront en grand nombre des personnes bien formées et disposant
d’infrastructures modernes et performantes. Les pouvoirs publics ne doivent donc pas
hésiter à porter leurs efforts en priorité sur les secteurs de l’éducation, la santé, la
formation professionnelle, la recherche scientifique, les télécommunications dont les
performances ( ou les contre-performances) ont une influence directe sur les capacités
productives des travailleurs actuels ainsi que sur celles des générations futures.

Le cas des pays en développement est encore plus délicat car l’intensification de
l’innovation et l’accélération de son rythme que favorise l’économie du savoir
creusent l’écart de développement économique qui les sépare des pays avancés et
aggrave le risque de marginalisation économique, mais aussi technologique, politique
et culturelle qu’ils encourent sur la scène mondiale.

Pour mettre en évidence la thèse que nous soutenons et les hypothèses de travail
qui l’étayent, nous avons opté pour le plan de travail suivant:
Chapitre premier : la globalisation dans une perspective historique ;
Chapitre second : la globalisation à l’œuvre ;
Chapitre troisième : la globalisation et l’Etat-Nation ;
Chapitre quatrième : la globalisation et les pays en développement.

La globalisation fait partie de ces termes issus de la sphère économique et qui,


par l’importance des phénomènes qu’ils expriment et leurs effets sur les conditions de
vie des groupes et des populations, deviennent des termes génériques qui sont
employés par le plus grand nombre de personnes. Mais cette démocratisation de
l’utilisation du mot globalisation ne s’est pas faite à bon escient. Manifestement, elle a
manqué de rigueur et de précision si bien que le terme de globalisation peut désigner
d’un commentateur à un autre une chose et son contraire. Cela est prévisible vu que
cette notion est synonyme de phénomènes complexes qui ne peuvent pas être compris
sans faire appel à des théories économiques dont la compréhension et à fortiori
l’utilisation nécessitent une formation approfondie.

En choisissant de définir le mouvement de globalisation par son trait le plus


fondamental, à savoir l’intégration du marché du travail à l’échelle mondiale, nous
avons opté pour une démarche analytique mais aussi, et surtout, pédagogique. Notre

- 13 -
INTRODUCTION GENERALE

but est de comprendre et de rendre cette compréhension accessible au plus grand


nombre. Nous pensons que dans le domaine de l’économie mondiale, vu les moyens
de recherche dont nous disposons, il est préférable et plus productif de limiter ses
ambitions à ce genre d’objectifs scientifiques. Cette démarche permet aussi d’ouvrir la
voie à d’autres travaux de recherche où le mouvement de globalisation sera analysé
par rapport à d’autres problématiques comme le commerce, l’investissement
international, le développement économique, le rôle et les politiques économiques de
l’Etat, etc.

- 14 -
CHAPITRE I

LA GLOBALISATION
DANS
UNE PERSPECTIVE
HISTORIQUE
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

John Maynard Keynes disait à propos de l’économie que c’est une discipline
facile où pourtant, peu excellent. D’après lui, ce paradoxe est dû au fait que la bonne
compréhension des grands principes de l’économie nécessite des connaissances
profondes d’autres disciplines, comme l’histoire, la politique, la sociologie, etc.
L’économie est difficile aussi à appréhender du fait du caractère fortement
“accumulable” de ses informations. Tenter de comprendre ou d’expliquer une théorie
ou un phénomène économique important sans s’intéresser aux théories et aux
phénomènes économiques adéquats qui les ont précédés aboutit forcément à des
résultats insatisfaisants. L’étude du processus de globalisation obéit parfaitement à ce
principe. Un phénomène de l’ampleur de celui de la globalisation qui est à l’œuvre
depuis une vingtaine d’années ne peut à l’évidence surgir du néant. Des événements
multiformes, des phénomènes économiques et extra-économiques et des politiques
menées délibérément ou involontairement ont conjugué leurs effets pour façonner au
final le phénomène en question.
L’objectif de ce premier chapitre est de restituer le mouvement de globalisation
dans son contexte historique afin d’essayer de déterminer sa genèse, d’une part, et de
faire ressortir les facteurs qui ont favorisé son émergence, d’autre part.
Ce premier chapitre se compose de trois sections. Dans la première section nous
avons essayé de retracer à grands traits les principales étapes traversées par l’économie
capitaliste occidentale. Nous avons à cet égard identifié deux grandes périodes,
marquées chacune par un type particulier de régulation macro-économique. Dans la
première, dominée par les petites entreprises familiales, la régulation est dite
concurrentielle dans la mesure où ce sont les mécanismes du marché qui déterminent,
en dehors de toute intervention extérieure significative, l’équilibre économique global.
La seconde période commence avec l’application et la diffusion des principes de
production Tayloriens qui ouvrent la voie à la production à grande échelle et au règne
de la grande entreprise. La mise en œuvre des principes de production fordiens
constitue l’achèvement de cet édifice économique qui, sur le plan institutionnel, se
traduit par l’application d’une régulation macro-économique appelée monopoliste.
Celle-ci se caractérise par un rôle économique accru de l’Etat à travers l’application de
politiques gouvernementales conjoncturelles d’inspiration keynésienne ainsi que la
fixation par l’Etat de normes sociales que les entreprises se doivent de coordonner la
mise en œuvre avec des syndicats pleinement reconnus. Dans les pays occidentaux, cet
édifice économico-institutionnel sera à l’origine de résultats remarquables en termes
d’emploi et de prospérité économique, notamment durant la période 1945-1973.
Les années 1970 marquent un peu partout en occident, à l’exception notable du
Japon, le début d’une période de crise économique sévère. Le chômage et,
paradoxalement, l’inflation atteignent des niveaux très élevés, alors que la production
connaît une profonde stagnation. Face à cette situation inédite, les tentatives de relance
par les traditionnelles politiques anticycliques se sont avérées vaines. La situation
économique d’ensemble, à l’échelle nationale et internationale, évoluait de telle
manière qu’elle rendait impossible le rétablissement des conditions économiques
prévalant avant l’apparition de la crise. Dans ces conditions, la sortie de crise, reposait
plus sur les mesures et les politiques que parviendraient à entreprendre les entreprises

16
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

que sur celles mises en œuvre au niveau des Etats. C’est ce qui doit ressortir de la
lecture de la section suivante.
Dans la seconde section, nous avons en effet essayé de montrer qu’après une
période d’hésitation, les grandes entreprises occidentales se sont engagées dans une
nouvelle stratégie visant à organiser leurs activités sur de nouvelles bases de
compétitivité. Jusque là, la forme de production dominante dans les économies
occidentales était la production de masse standardisée. Dans ce type de production, le
facteur de compétitivité primordial dépend de l’importance des économies d’échelle
réalisées. Le coût de production unitaire moyen doit décroître à mesure que la
production augmente. L’une des conséquences de la crise des années 1970 a été que ce
facteur ne revêtit plus l’importance qu’il avait auparavant à mesure que le mode de
production de masse standardisée cédait la place à d’autres principes d’organisation de
la production.
Les produits qui étaient issus de ces processus de production réformés étaient
plus personnalisés, plus miniatures et comprenaient une part plus grande de services à
haute valeur ajoutée. En outre, la part des activités tertiaires supérieures était en
constante progression par rapport au secteur secondaire notamment. De même, les
secteurs les plus étroitement liés aux nouvelles technologies de l’information et de la
communication ont vu leurs positions se renforcer.
Le point commun entre toutes ces évolutions est que la position compétitive des
firmes devenait étroitement dépendante de facteurs tels que la technologie, les savoirs
et les compétences. L’intensification de la concurrence entre les entreprises
occidentales et entre elles et des firmes de pays en développement condamnait les
premières à un recours accru à ces facteurs de production spécifiques.
La seconde section analyse donc cette véritable mutation et révèle les raisons qui
ont fait que les facteurs de compétitivité concernés se singularisent et s’émancipent par
rapport aux autres facteurs de production plus traditionnels, en particulier le travail
ouvrier.
Cependant, ces transformations étaient d’une ampleur et d’une profondeur telles
qu’il n’était pas possible pour les entreprises concernées de procéder à leur exécution
sans opérer au préalable ou en parallèle un profond réaménagement de leurs structures
fonctionnelles. La structure pyramidale et fortement hiérarchisée, très caractéristique
des entreprises de production de masse standardisée ne pouvait pas servir, à
l’évidence, de cadre propice à la nouvelle stratégie compétitive. Celle-ci nécessitait
une structure qui puisse offrir des qualités telles que souplesse, flexibilité, réactivité et
travail en synergie. Ces caractéristiques sont nécessaires pour que le savoir et les
connaissances technologiques, sur lesquels est fondée la nouvelle compétitivité des
entreprises soient pleinement productifs. La structure retenue a été celle d’entreprise-
réseau qui réunit entre eux les travailleurs du savoir dont les compétences sont
indispensables à la bonne marche de l’entreprise. La troisième section est ainsi
consacrée à l’étude de l’entreprise-réseau, à ses composantes et à son fonctionnement.

17
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

SECTION I

Aux origines du phénomène de


globalisation : avènement, essor et déclin de
l’entreprise de production de masse
standardisée.

I. Le marché libre, lieu privilégié de la régulation économique

Pour comprendre cette situation il faut revenir aux conditions économiques qui
étaient celles de la grande partie du XIXe siècle. A l’époque, les économies
occidentales fonctionnaient telles qu’elles étaient décrites par Smith, Say, Ricardo et
les autres auteurs classiques. En règle générale, les secteurs d’activité étaient
composés d’une multitude de petites entreprises, souvent de type familial, ne détenant
chacune d’elles qu’une part limitée du marché. De ce fait, la concurrence qui y régnait
était considérable ce qui fait que ces entreprises n’avaient pas de prise sur les prix avec
lesquels elles offraient leurs produits. Dans ce système, les prix étaient flexibles et se
fixaient librement selon le jeu autonome de l’offre et de la demande. Même les salaires
étaient soumis à cette logique et fluctuaient au gré de la conjoncture, de l’évolution
démographique et des prix des biens de subsistance.
Les premiers principes fondant la logique de ce système ont été posés par Adam
Smith dès 1776. Ils ont été repris et développés par les autres auteurs classiques à
commencer par le français J.B. Say. Le traité, son œuvre majeure, publié en 1803 jette
les bases du libéralisme à la française. Influencé par la richesse des nations de son
illustre prédécesseur écossais, il s’en écarte cependant sur certains points, tels
l’effacement de la valeur - travail au profit de la valeur - utilité, l’extension du travail
productif à tous les domaines (sciences - arts) concourant à créer une utilité et surtout
la fameuse loi des débouchés qui stipule que toute production trouve acquéreur sur le
marché parce qu’elle aura engendré d’autres productions. Cette loi que les économistes
anglo-saxons de Ricardo aux néo-libéraux actuels s’en revendiquent pose toute
l’axiomatique de l’école classique et néo-classique : l’équilibre général du marché
livré à lui-même sans interférences extérieures. Say postule que «c’est la production
qui ouvre des débouchés aux produits ». Avant d’aller plus loin dans ce sens, il
convient de signaler combien il est surprenant d’apprendre qu’en formulant sa loi des
débouchés, Say n’avait pas perdu de vue l’importance de la demande dans le
fonctionnement du système économique. Il disait à ce sujet que «les entrepreneurs des

18
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

diverses branches d’industrie ont coutume de dire que la difficulté n’est pas de
produire, mais de vendre ; qu’on produirait toujours assez de marchandises, si l’on
pouvait facilement en trouver le débit»1. La difficulté n’est pas de produire mais de
vendre; c’est sur ce thème que se basera Keynes un siècle et demi plus tard pour
construire sa théorie.

Say et les classiques dans leur majorité, réfutent cette idée et inversent quelque
peu la relation de priorité entre l’offre et la demande. Chez les classiques, c’est la
production et les facteurs qui tendent à son accroissement qui comptent le plus. Say
précise cette idée en disant que «l’homme dont l’industrie s’applique à donner de la
valeur aux choses en leur créant un usage quelconque ne peut espérer que cette valeur
sera appréciée et payée que là où d’autres hommes auront les moyens d’en faire
l’acquisition». Et de s’interroger, «ces moyens, en quoi consistent - ils ? En d’autres
valeurs, d’autres produits, fruits de leurs industries, de leurs capitaux, de leurs terres :
d’où il résulte que c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits»2. Par
conséquent, dans tout Etat, plus les producteurs sont nombreux et les productions
multiples, et plus les débouchés sont faciles, variés et vastes.
Une des caractéristiques majeures de ce système est l’impossibilité de voir surgir
en son sein une crise généralisée de surproduction. La flexibilité des prix et des
salaires et leur libre détermination, font que la demande et l’offre s’ajustent l’une à
l’autre rendant impossible la persistance d’un déséquilibre significatif entre eux. Cette
problématique, dégagée par Say, sera systématisée plus tard par les classiques et
surtout les néoclassiques : c’est la conception des facteurs de production comme
services s’échangeant sur le marché suivant le principe de l’offre et de la demande,
indépendamment les uns des autres. Les prix des biens de capital, mais aussi du travail
ouvrier se fixeront chacun de son coté, suivant l’offre et la demande des quantités
échangées sur un marché libre de toutes entraves. In fine, le marché assurera
l’équilibre pour l’ensemble des services productifs et tendra à leur plein emploi. Cette
réduction du processus productif à la mise en relation de services productifs, plus tard
appelés facteurs de production, permet à Say d’appréhender la répartition en termes de
rémunération de ces services.
Ainsi le fermage ou la rente, l’intérêt ou le profit, et le salaire sont les
rémunérations respectives du terrain, du capital et du travail ouvrier. Les revenus des
propriétaires terriens obéissent au principe de la rente différentielle dont la
démonstration à été faite par Ricardo. Ce genre de revenus est fonction de la fertilité
des terres mises en exploitation. De leur coté, les salaires sont des salaires de
subsistance ; ils se fixent au niveau qui assure l’entretien de l’ouvrier et de sa famille.
A court terme, le salaire de l’ouvrier est déterminé par les prix des biens de
subsistance, alors qu’à plus long terme, c’est de l’évolution démographique de la
population que dépend le niveau des salaires3. Quant au profit de l’entrepreneur
capitaliste, il est constitué de la différence positive entre l’ensemble de ses revenus et
la somme des avances qu’il a consenties sous forme de coûts de production.

Ce détour théorique nous à permis de comprendre ce qui fait la richesse des


individus et des nations chez les classiques et ce qu’il faut entendre par production
chez eux, car il n’y a de production que production de richesse. C’est cette production

19
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

qui détermine la répartition des richesses entre les différentes classes sociales (suivant
les prix que consentent à offrir certains individus et groupes d’individus pour obtenir
une quantité donnée de services productifs proposés à la vente par d’autres individus et
groupes d’individus ) ; à ce sujet nous avons eu un aperçu des lois qui régissent ce
processus chez les classiques. Ceux-ci considèrent donc que la production détermine la
répartition, et cette dernière détermine l’accumulation qui elle-même détermine à son
tour la production selon une approche circulaire et macro-économique qui peut être
schématisée comme suit :

Production

Accumulation

Répartition

Chez les classiques, l’accumulation de capital revêt une grande importance, car
c’est sur elle que repose la poursuite du processus de production. Ce rôle est dévolu à
la classe des capitalistes grâce aux profits qu’elle parvient à réaliser. Cette catégorie,
en prenant en charge la fonction d’accumulation grâce à ses vertus en matière
d’épargne, joue un rôle d’utilité sociale. Plus ses profits sont importants, plus son
épargne est importante alimentant d’autant plus ses fonds d’accumulation ce qui en fin
de compte fait élever la production et la richesse nationales à des niveaux supérieurs.
En dernier ressort, les ouvriers eux-mêmes bénéficieront de cette évolution favorable à
la faveur d’un niveau d’emploi supérieur et donc des salaires en hausse. Pour que se
concrétisent ces promesses, le gouvernement doit respecter la liberté d’entreprendre,
mais aussi de ne pas imposer lourdement les profits.
Cette conception, on le voit bien, est celle d’une économie de l’offre où la
production joue le rôle de moteur de l’activité économique. Les classiques et les
néoclassiques ont tous adhéré à cette conception qui a ainsi dominé la pensée
économique jusqu’aux années trente de ce siècle lorsqu’elles ont été remises en
question par les thèses keynesiennes basées sur le principe de la prééminence de la
demande effective.

Une croissance essentiellement extensive.

Ce qui nous intéresse le plus de cette évocation des principes fondamentaux de la


pensée classique, c’est de reconstituer à grands traits la structure économique de
l’époque afin de pouvoir donner un aperçu de la façon dont s’obtenait la croissance
économique. Cette dernière était intimement liée à la capacité d’épargne de la
communauté des capitalistes. L’épargne était élevée au rang de vertu. « Un pays
marche d’autant plus rapidement vers la prospérité que chaque année il s’y trouve plus
de valeurs épargnées et employées productivement. Les capitaux augmentent ; la
masse d’industrie mise en mouvement devient plus considérable ; et de nouveaux

20
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

produits pouvant être crées par cette addition de capitaux et d’industrie, de nouvelles
épargnes deviennent toujours plus faciles » disait J. B. Say à ce sujet.
Il est vrai qu’en ces temps, la croissance économique était le fruit d’un effort
pénible et de longue haleine. L’épargne n’était obtenue qu’au prix de la frugalité de
ceux qui la fournissent et de la misère extrême de la grande masse d’ouvriers
condamnés à ne recevoir en contrepartie d’un dur labeur qu’un salaire d’airain ne leur
assurant que la consommation des produits les plus grossiers. Voici ce que disait Say
à ce propos : « L’accroissement des capitaux est lent de sa nature ; car il n’a jamais
lieu que là où il y a des valeurs véritablement produites, et des valeurs ne se créent pas
sans qu’on y mette outre les autres éléments, du temps, et de la peine »4. En somme la
croissance économique se mérite.

Ainsi, malgré de longues phases d’accroissement de la production en Europe et


aux Etats-Unis durant le XIXe siècle, les niveaux de production n’ont pas pu être
portés là ou ils auraient assuré l’aisance matérielle de la population. Les conditions de
vie de la grande majorité sont restées celles d’une humanité millénairement stagnante.
Elles étaient, en tous les cas, très différentes de celles dont jouissent ces mêmes
populations aujourd’hui. Il aura fallu attendre la fin de la première moitié du siècle
dernier pour que commencent à se mettre en place les conditions d’un changement
radical dans le fonctionnement du système économique. Ces changements sont
d’ordres divers et allaient s’effectuer à travers des étapes successives s’étalant sur
plusieurs décennies. Ces transformations permettront ultérieurement, au cours du XXe
siècle, d’élever sensiblement les niveaux de production et de rendre accessible le rêve
d’une société de consommation de masse 5.

La Révolution industrielle et l’apparition de grandes unités de production.

Le premier grand changement a été l’accomplissement de la révolution


industrielle dont les premières manifestations remontent selon plusieurs historiens aux
années 1750. Cette révolution s’inscrit dans la lignée des grandes transformations qui
ont marqué le monde européen depuis le moyen âge. Une de ces métamorphoses s’est
produite au cours du XIIIe siècle lorsque les peuples d’Europe se sont regroupés dans
des villes nouvelles. La métamorphose suivante a eu lieu deux siècles plus tard, au
cours des soixante ans qui vont de l’invention par Gutenberg, en 1455, du caractère
d’imprimerie mobile et du livre imprimé, à la réforme protestante lancée par Luther en
1517. Durant ces quelques décennies, on vit s’épanouir et s’enraciner le mouvement de
renaissance en Europe.
En 150 ans, de 1750 à 1900, le capitalisme et la technologie ont conquis le
monde et crée une civilisation mondiale. La nouveauté absolue se fut la rapidité de
leur diffusion et leur emprise universelle. Cette évolution s’accompagna d’un
changement radical dans la signification de la notion de savoir. En Occident comme en
Orient, le savoir, croyait-on depuis toujours, s’appliquait à l’être. Désormais, il allait
s’appliquer au faire. Le savoir, depuis toujours, relevait du domaine privé, d’un seul
coup, il allait tomber dans le domaine public.

21
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Dans un premier temps, un siècle environ, le savoir s’appliqua aux outils, aux
procédés et aux produits. C’est ainsi que naquit la révolution industrielle. Les
inventions de la révolution industrielle se répandirent instantanément et dans toutes
sortes de métiers et d’industries. D’entrée de jeu elles furent considérées comme des
techniques, ce qui est très différent de ce qui s’était produit auparavant ; car la presque
totalité des innovations techniques d’autrefois restaient réservées à un seul métier ou à
une seule application. La même chose peut-être dite à propos du capitalisme qui, sous
une forme ou une autre, s’était manifesté à maintes reprises à travers les âges. Ce qu’il
y a d’unique et sans précédent dans les développements des deux cents cinquante
dernières années, c’est leur rapidité et leur ampleur. Le capitalisme devenait la société.
Les changements apportés à la société par le capitalisme et la révolution industrielle
mirent moins de cent ans pour acquérir en Europe occidentale, leur impact maximal.
Les changements dont nous avons parlé plus haut, concernant la signification du
savoir rendirent alors le capitalisme inévitable et assurèrent sa domination 6. D’abord
et surtout, la rapidité du progrès technique créa une demande de capitaux supérieure à
tout ce qu’un artisan pouvait se procurer. Ensuite, les nouvelles techniques
conduisaient à concentrer la production, c’est-à-dire engendrait l’usine. La nouvelle
technologie exigeait aussi des masses d’énergie dont la production ne peut pas être
décentralisée. Le fait essentiel, c’est que la production cessa du jour au lendemain
d’être fondée sur les métiers pour se fonder sur la technologie en tant qu’élément
fondamental dans l’élaboration d’outils de production plus sophistiqués. Et qu’en
conséquence, le capitaliste se trouva placé dans un bref laps de temps, au centre de la
société et de l’économie alors qu’il n’y détenait auparavant qu’une place secondaire.
Jusqu’en 1750, la grande entreprise n’était jamais privée mais nationale. Mais à partir
de 1830, c’est au tour de la grande entreprise privée capitaliste de dominer en
Occident. Le capitalisme, et surtout la révolution industrielle n’ont pratiquement connu
aucune résistance pour se répandre. Smith, Ricardo et bien d’autres observateurs de la
société ne décrivaient dans leurs livres que la production des métiers. Dans les années
1830, Honoré De Balzac décrivait une société française dominée par les banquiers et la
bourse.
Cette évolution des firmes à la concentration et à l’utilisation d’outils de
production plus élaborés et plus puissants se poursuivit tout au long du XIXe siècle.
Cette tendance fut renforcée par une transformation non moins importante dans les
procédés d’exécution du travail productif. Taylor a été l’artisan de ce bouleversement
dans les méthodes de travail précisément au sein des grandes entreprises américaines
dont le principe fut ensuite repris par les firmes européennes. Il s’en est suivi un
extraordinaire bond dans la productivité du travail. Jusqu’à Taylor, personne ne s’était
réellement intéressé au travail. Chacun savait que le seul moyen de produire davantage
consiste à travailler plus longtemps ou plus dur. Le taylorisme consiste à affirmer et à
agir en sorte que toute tache peut-être étudiée, analysée, divisée en une série de
mouvements simples et répétitifs dont chacun doit être accompli comme il faut, dans
un temps minimum, et avec des outils adaptés. Affirmer cela c’était soutenir qu’il
n’existe pas de «travail qualifié » ce qui constitue un crime impardonnable aux yeux
des syndicats. Nous verrons plus loin comment la révolte des ouvriers industriels
contre les méthodes taylorisantes a été l’un des facteurs majeurs de la fin de la
croissance exceptionnelle de la période de l’après-guerre.

22
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Le taylorisme

La forme Taylorienne d’organisation des entreprises doit son nom aux travaux de
rationalisation du travail industriel entrepris aux Etats-Unis à la fin du siècle dernier
par Frederick Taylor. Celui-ci s’était efforcé de donner une définition rigoureuse des
tâches à accomplir par les ouvriers d’une usine de la Midvale Steel Compagny où il
était lui-même employé. L’approche analytique de Taylor permit de faciliter la
formation de nouveaux ouvriers et d’assurer leur insertion rapide dans les structures
industrielles de production. C’est la raison pour laquelle l’utilisation du modèle
Taylorien s’est rapidement étendue aux Etats-Unis, dans les premières décennies de ce
siècle, au moment de l’afflux des immigrants européens et des débuts de la production
de masse. L’approche analytique de Taylor peut-être schématisée comme suit :

LES SOURCES DU TAYLORISME

DEMANDE ABONDANTE
DE CONSOMMATION D’EMPLOI PEU
QUALIFIES

MARCHE D’OFFRE
LA PRODUCTION PEUT ETRE ORGANISEE
COMME UN SYSTEME FERME
(PUSH SYSTEM)

PRODUCTION DE MASSE
PAR
REPETITION EMIETTEMENT
DES TACHES D’EXECUTION

STANDARDISATION SPECIALISATION
DES PRODUITS DES TACHES

ECONOMIES APPRENTISSAGE
D’ECHELLE RAPIDE

Le taylorisme en tant que série de transformations majeures du procès de travail


coïncide ou peut-être fait partie de la deuxième révolution industrielle qui a commencé
dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est la période ou le mode de production

23
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

capitaliste met systématiquement en place les systèmes de forces productives capables


d’associer étroitement plus-value absolue et plus-value relative. Le fondement en est le
principe mécanique qui incorpore dans son mode opératoire les caractéristiques
qualitatives des travaux préalablement assumés par les ouvriers. Le machinisme est un
complexe de forces productives ou une série d’outils est mise en mouvement par une
puissance mécanique, le moteur, grâce à des relais qui assurent la transmission. Il y a
donc renversement de la relation entre les travailleurs et les moyens de travail. Au lieu
de diriger les outils comme cela se passait auparavant, les travailleurs deviennent les
appendices des machines. En transférant les caractères qualificatifs du travail à la
machine, la mécanisation réduit le travail à un cycle de gestes répétitifs caractérisé
exclusivement par sa durée, la norme de rendement. Dans ce contexte, le taylorisme se
présente comme l’ensemble des «rapports de production internes au procès de travail
qui tendent à accélérer la cadence des cycles de gestes sur les postes de travail et à
diminuer la porosité de la journée de travail »7.
Le taylorisme trouve son aboutissement dans l’organisation du travail en équipes.
Ce mode d’organisation prend de l’importance avec l’augmentation de la taille des
collectifs de travail mettant en mouvement un capital fixe d’une valeur très élevée,
immobilisée dans des infrastructures productives dont la mise en œuvre est très
coûteuse.

II- L’époque de la grande entreprise et de la régulation monopoliste :

Cela suppose que les dernières décennies du XIXe siècle ont été marquées par un
cycle d’accumulation de capital soutenu. C’est durant cette période que les grandes
firmes industrielles, ayant une base nationale, dont certaines étaient des
multinationales, font leur apparition aux Etats-Unis et en Europe. Déjà en 1904, le tiers
des actifs industriels américains était détenu par 318 firmes géantes8. L’accroissement
de la taille des unités de production par rapport au marché auquel elles s’adressaient et
la spécialisation des ressources associée au passage à la production à grande échelle –
au milieu des années 1880, par exemple, dans l’industrie des cigarettes, la production
de trente machines suffisait à saturer le marché 9 – donnent naissance à un système
industriel composé des grandes entreprises fonctionnant selon une logique nouvelle et
ad hoc avec planification et contrôle des prix. Les mouvements de constitution de
cartels en Europe et de fusion des entreprises aux Etats-Unis ont été les principaux
moyens par lesquels ont été atteints ces objectifs.
Comme il a été dit plus haut, la régulation concurrentielle qui est en vigueur au
e
XIX siècle, jusqu’aux années 1920, repose sur une forme d’accumulation de capital
qualifiée d’extensive. La valorisation des capitaux est assurée non par modernisation
des équipements mais par une extension du salariat. Autrement dit, la croissance
résulte de l’extension des capacités de production plutôt que du développement de la
productivité. Les salaires sont régulés au plus bas par la concurrence sur les marchés,
et la norme de consommation n’offre pas de débouchés importants ; la consommation
ouvrière est largement orientée vers les dépenses alimentaires.

24
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe sont jetées donc conjointement au


taylorisme, les bases d’un nouveau mode d’accumulation dite intensive. La
modernisation périodique des équipements et une croissance rapide et régulière de la
productivité en sont les deux traits majeurs.
Ainsi, la décennie qui a suivi la grande guerre a connu une certaine prospérité
marquée par l’élargissement de la section II par création d’une demande solvable à
partir de la dépense d’une partie de la plus-value comme revenus individuels
(construction de logements, automobiles, etc). En rapport avec l’extension de la
production capitaliste dans la section II, il y eut une transformation des procès de
travail caractérisée par une forte économie de travail vivant et un élargissement de la
capacité productive. Mais la disproportion entre l’extension de la section II et
l’accumulation dans la section I s’élargit rapidement puisque les forces de travail
étaient aussi responsables de l’amenuisement de la demande solvable pour les
marchandises de la section II. De 1923 à 1928 la production de biens d’équipement
augmenta de 50%, alors que la production industrielle ne s’accrut que de 25%. Cette
période fut marquée par un accroissement rapide des inégalités de revenus, en partie
due à une quasistagnation du salaire réel horaire (2% de hausse entre 1920 et 1929).
C’est pourquoi, compte tenu de l’ensemble des données sur la distribution des revenus
et son évolution, il a pu être estimé que 40 à 45% environ des ménages étaient hors du
marché des biens de consommation excepté pour les marchandises rudimentaires de
première nécessité 10. L’aggravation des inégalités engendrée par la mise en place des
méthodes de production de masse était antagonique avec le besoin d’expansion des
marchés de la section II.
Ainsi, si les entreprises produisent mieux et plus, si le profit augmente, les
retombées sont inexistantes pour les ouvriers. Résultat, la production croît mais sans
pouvoir trouver de débouchés suffisants puisque les salaires et la consommation
stagnent. Ainsi définie, la crise de 1929 peut s’analyser comme l’expression d’une
accumulation intensive (avec la mise en place du taylorisme) dans un cadre ou la
régulation reste encore concurrentielle. Le mode de régulation concurrentielle est lié à
un rapport salarial individualiste, de marché, avec équilibrage par flexibilité des prix.
Les situations plus ou moins concentrées peuvent être concurrentielles si les prix
restent le mécanisme essentiel d’ajustement.
Cette interprétation de la crise des années 1930 relève d’une catégorie de théories
qui font de l’inadéquation des mécanismes de formation des salaires face à l’essor sans
précédent du taylorisme l’un des facteurs clés de la crise de 1929. La crise de 1929 est
donc une crise de la régulation concurrentielle. Les gains de productivité permettent la
hausse des profits, mais les salaires «concurrentiels » restent bas. La section des biens
de production est disproportionnée par rapport à celle des biens de consommation,
limitée par la faiblesse de la demande. La crise de 1929 serait donc liée à la
combinaison «trop de profits, pas assez de salaires ». Le blocage est levé dans les
années 1930 avec la lente mise en place d’un mode de régulation monopolistique.
Celui-ci substitue les groupes organisés à l’individu : les décisions sont négociées, les
ajustements résultent des rapports de force, les prix sont administrés. Il s’agit là d’une
schématisation des transformations historiques du capitalisme, passant du stade libéral
au stade dirigé.

25
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Le mode de régulation monopolistique s’érige sur de nouveaux piliers : force


accrue des organisations syndicales de salariés, cartellisation et fusion des grandes
entreprises, développement de l’intervention étatique, indexation des salaires sur la
productivité.

Le rapport salarial fordiste

La grande dépression ouvrit deux décennies de transformations des institutions


de la société américaine – et européenne un peu plus tard. Cette mutation s’amorça
comme une réaction à l’effondrement de l’ économie pour en amortir l’impact. Mais
elle continua avec la Seconde guerre mondiale et l’effort entrepris d’abord pour
convertir l’économie à la production de guerre, inscrite pour la gérer sous la pression
du conflit, et finalement pour reconvertir l’appareil de production et empêcher
l’économie de sombrer dans une nouvelle dépression. A la fin des années 1940, cet
amalgame d’expériences a finalement abouti à une structure nouvelle et relativement
stable de régulation macro-économique appelée rapport salarial fordiste. Aussi,
l’explication du passage au fordisme fait-elle intervenir l’entrelacement de différents
facteurs, aussi bien micro que macro-économiques 11.
Sur le plan micro-économique, le fordisme constitue un dépassement du
taylorisme en ce sens qu’il désigne un ensemble de transformations majeures du
procès de travail. Celles-ci sont étroitement liées aux changements dans les conditions
d’existence du salariat qui engendrent la formation d’une norme sociale de
consommation et tendent à institutionnaliser la «lutte économique des classes » sous la
forme de la négociation collective. Le fordisme «caractérise un stade nouveau de la
régulation du capitalisme, celui du régime de l’accumulation intensive où la classe
capitaliste recherche une gestion globale de la reproduction de la force de travail
salariée par l’articulation étroite des rapports de production et des rapports marchands
par lesquels les travailleurs salariés achètent leurs moyens de consommation »12. Le
fordisme constitue donc une sorte d’articulation du procès de production et du procès
de consommation.
Le procès de travail caractéristique du fordisme est la chaîne de production semi-
automatique. Ce type de procès de travail s’est établi aux Etats-Unis dans la
production en grande série des moyens de la consommation de masse à partir des
années 1920 et s’est étendu en amont dans la production des composants
intermédiaires standardisés entrant dans la fabrication de ces moyens de
consommation.
Du point de vue de la production, le fordisme s’appuie sur un développement
considérable des machines, ce qui n’était nécessairement pas le cas du taylorisme dont
il constitue par ailleurs l’achèvement à travers une parcellisation approfondie du
travail. De véritables systèmes de machines, reliées entre elles par l’élément
fondamental qu’est le convoyeur font que ce n’est plus l’ouvrier qui se déplace – «la
marche à pied n’est pas une activité rémunératrice » disait Ford – mais l’objet en
cours de fabrication qui circule devant une série d’ouvriers attachés à leur poste de
travail (travail posté ). Ceux-ci sont de ce fait rendus totalement solidaires entre eux –
ce qui n’est pas sans importance – et totalement asservis au rythme de travail que leur

26
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

impose la machine, laquelle peut-être utilisée à plein temps (travail par équipes en 3 X
8h ).
La chaîne, c’est donc le travail totalement déqualifié et aliéné, réduit à un seul
geste perpétuellement répété. C’est «le despotisme absolu des temps et des
mouvements » sous le contrôle constant des chefs de ligne. La chaîne achève
l’éclatement du métier et aboutit à un fort accroissement de l’intensité du travail
puisqu’elle vise à éliminer toute porosité de la journée de travail en éliminant les
temps morts . De ce fait elle réalise un allongement camouflé de la journée de travail,
accroît la productivité apparente de celui-ci et le taux d’exploitation des travailleurs
tout en réduisant les coûts de formation de la main-d’œuvre dont la majorité est
dépourvue de toute qualification13.

La manière dont le fordisme approfondit le taylorisme dans le procès de travail


tient à deux principes complémentaires :
Le premier est l’intégration des différents segments du procès de travail par un
système de convoyeurs et de moyens de manutention qui assurent le déplacement des
matières en transformation et leur présentation devant les machines outils. Ce système
justifie l’emploi du terme de chaîne de production semi-automatique. Il représente une
mutation des forces productives dans le sens ou il abaisse considérablement les temps
de déplacement et de manipulation d’objets souvent fort lourds. Ce système est
également à l’origine d’une grande économie de forces de travail et d’une élévation
considérable de la composition organique du capital. Son fonctionnement n’est
possible que grâce à une révolution énergétique qui a généralisé l’emploi industriel de
l’énergie électrique.
Le second principe est la fixation des ouvriers à des postes de travail dont
l’emplacement est rigoureusement déterminé par la configuration du système de
machines. C’est aussi la perte totale de contrôle de chaque ouvrier sur la cadence de
travail. Le flux linéaire et continu soumet le rythme du collectif des travailleurs à
l’uniformité du mouvement du système de machines.

Avant d’aller plus loin dans ce raisonnement, il importe de dire que les produits
qui sortent des usines qui ont adopté les principes de production fordiens sont des
produits standardisés parce qu’issus de machines à usage spécifique c’est-à-dire
conçus pour un seul produit. Nous utilisons donc le terme de production de masse
standardisée pour désigner la production qui caractérise le système économique
fordiste.
L’introduction, puis la généralisation de l’ordre productif fordiste aux Etats-Unis
a été à l’origine d’une phase de croissance exceptionnelle qui s’est amorcée dès la
seconde guerre moitié des années 1930. Le même phénomène sera observé en Europe,
après la Seconde guerre et la fin de la période de reconstruction. Le quart de siècle qui
s’est achevé avec la fin des années 1960 a été marqué dans les pays capitalistes
développés par des taux moyens de croissance inégalés jusqu’alors (5 % environ en
moyenne sur l’ensemble des pays membres de l’OCDE). En 1969, le PNB américain a
été de 962 milliards de dollars alors qu’il n’était que de 235 milliards avant la guerre,
soit presque son triplement en l’espace de trente ans.

27
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Une croissance équilibrée.

Contrairement à la croissance des années 1920 qui était centrée sur l’expansion
de la section II, la croissance de l’après-guerre n’était pas affectée par ce genre de
déséquilibre. Cela est dû au long procès historique qui a commencé au début du XXe
siècle et qui a été la pénétration de la production capitaliste dans la fabrication des
moyens de consommation individuelle de la grande masse des salariés. C’est dans ce
déploiement que le capitalisme accomplit le bouleversement historique par lequel il
réalise ses potentialités dans la formation sociale. En effet, tant que le capitalisme
transforme d’une manière prédominante le procès de travail par création de moyens
collectifs de production sans remodeler le mode de consommation, l’accumulation
progresse par à coups. Il s’agit d’un régime d’accumulation principalement extensif,
fondé sur l’édification de l’industrie lourde par pans successifs. Les à-coups
proviennent du développement inégal de la section I qui déprime le taux de rendement
global du capital.
A cet effet, l’époque d’après-guerre se distingue par l’universalisation des
rapports de production capitalistes à l’ensemble des activités productives et du
développement corrélatif de la circulation marchande. Le ressort essentiel en fut la
transformation des conditions d’existence de la classe ouvrière permettant
l’introduction de méthodes de production capitalistiques dans l’ensemble de la section
II. Cette dynamique permettait – ou même passait par – une certaine harmonisation de
l’expansion des deux sections de production à travers la densification de leurs
échanges. Cette neutralisation partielle de la tendance au développement inégal de la
section I a été responsable de la croissance approximativement régulière du produit
global dans la majeure partie de l’après-guerre, en contraste avec les à-coups de
l’accumulation caractéristiques du régime à prédominance extensive antérieur aux
transformations des conditions d’existence du salariat. Les graphiques 1 et 2 retracent
l’expansion des deux sections de production durant la période de l’après-guerre.

GRAPHIQUE I.1. Production industrielle dans la section productrice


de biens de production (évolution en volume ; indice 1957-1959 = 100)

28
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

GRAPHIQUE I.2. Production industrielle dans la section productrice de


biens de consommation (évolution en volume ; indice 1957-1959 = 100)

Source : U.S. Department of Commerce

L’élargissement de la production capitaliste des moyens de la consommation


privée devait surmonter un certain nombre de problèmes pour pouvoir durer dans le
temps. En effet, les moyens matériels de consommation, produits selon des procédés
capitalistes, sont des marchandises issues d’une production de série et destinées à être
achetées par les revenus individuels. Il faut pour cela que les conditions de production
de ces marchandises soient celles de la production en grande série. Mais pour qu’il en
soit ainsi, il faut que la demande globale s’adressant à ces branches soit suffisamment
large et rapidement croissante. L’idée d’améliorer progressivement l’efficacité en
restreignant l’utilisation des ressources à la fabrication d’un seul produit reste donc
tributaire d’un paramètre décisif ; la dynamique de la spécialisation ne peut être
enclenchée et maintenue que si elle est accompagnée d’un accroissement de la
demande. De toute évidence, il serait insensé de modifier les rouages de la production
de façon à augmenter le rendement s’il n’y avait pas de marché pour absorber
l’excédent né de cette spécialisation productive accrue et, si, du fait de ce nouvel
arrangement, la reconversion des ressources à un autre usage devenait trop coûteuse.
Les premières firmes engagées dans la production en série sont apparues à partir de la
fin du XIXe siècle et, après la Première guerre mondiale, cette forme d’organisation
s’est rapidement répandue14.
L’enjeu est donc d’assurer un minimum d’équilibre entre offre et demande. De ce
fait, on peut caractériser le fordisme comme un système productif d’accumulation
intensive qui, à travers un compromis salarial institutionnalisé entre patrons et
syndicats, favorise d’importants gains de productivité dont une bonne partie est
distribuée aux salariés. Le fordisme repose sur la nécessité d’assurer la continuité du
cercle vertueux qui lie système productif et consommation.

29
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

La régulation macro-économique

Le décalage entre les progrès de la production de masse entre 1921 et 1929 et le


retard à s’établir un nouveau mode nécessaire de répartition et de consommation a joué
un rôle essentiel dans le déclenchement de la crise et surtout dans l’ampleur de la
dépression 15.
Le caractère nécessaire de l’articulation entre production de masse et
consommation de masse fut très tôt aperçu par H. Ford. Il voit très bien que le five
dollars day répond au besoin d’une telle complémentarité. Il esquissera en 1924 la
nouvelle théorie pré-keynésienne de la demande effective. «Notre propre réussite,
écrit-il, dépend en partie de ce que nous payons. Si nous répandons beaucoup d’argent,
cet argent est dépensé. Il […] se traduit par un accroissement de la demande pour nos
automobiles ».
Il serait cependant erroné de croire qu’une entreprise individuelle, fut-elle de la
taille de la Ford Compagny est capable de réaliser à elle seule cette complémentarité
entre production et consommation de masse. Le doublement en 1914 du salaire
journalier moyen par Ford était intervenu dans un contexte particulier marqué surtout
par un profond dégoût des travailleurs à l’endroit du travail à la chaîne. Cette mesure
ne visait qu’à réduire le phénomène du turn-over qui, à l’époque, nuisait sérieusement
au bon déroulement des activités au sein des usines Ford16.

L’adéquation de la production de masse avec la consommation est une tâche qui


dépasse largement les capacités d’organisation et de financement individuelles des
firmes. Elle relève plutôt de la conjonction des efforts de trois principaux acteurs
socio-économiques. Les grandes entreprises, les syndicats en tant que représentants
des collectifs des travailleurs et l’Etat dont l’implication dans cette tâche est de plus en
plus importante depuis les années 1930 – le new deal américain. Les relations
conventionnelles que se sont tissées entre eux ces trois acteurs en vue de réaliser
l’objectif de complémentarité entre offre et demande forment ce qu’il convient
d’appeler la macro-régulation. C’est la grande dépression qui ouvrit deux décennies de
transformations des institutions de la société américaine – en Europe cela a débuté plus
tard et a duré plus longtemps. Cette mutation s’amorça comme une réaction à
l’effondrement de l’économie pour en amortir l’impact. Ces transformations
constituées d’un amalgame d’expériences ont finalement abouti à une structure
nouvelle et relativement stable de régulation macro-économique.
La pièce maîtresse de la stabilisation économique d’après-guerre résidait dans le
système national de fixation des salaires issu de l’essor des syndicats dans les
industries de production en série et de l’habitude de plus en plus répandue de recourir
à des négociations collectives. Alors qu’avant la grande dépression, le rôle des
syndicats américains dans les relations professionnelles était resté négligeable; il
devint décisif pour l’organisation de la main-d’œuvre, notamment après la Seconde
guerre mondiale.

30
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Dans ces industries, le système de détermination des salaires reposait sur cinq
principes essentiels :

1- La formule modèle de convention inaugurée par l’industrie automobile (l’accord


signé en 1948 entre United Auto Workers - UAW- et le constructeur automobile
General Motors ) ;
2- La négociation standard (qui étendit l’accord adopté dans la construction
automobile au reste du secteur syndiqué ) ;
3- La législation fédérale du travail (qui facilita l’implantation des syndicats et força
les employeurs dont les ouvriers n’étaient pas syndiqués à aligner les salaires sur
les conventions collectives ) ;
4- La loi sur le salaire minimum ;
5- Les mécanismes de fixation des salaires dans le secteur public (qui liaient
l’évolution des traitements versés par l’Etat aux conditions obtenues par les
travailleurs syndiqués ).

La formule d’établissement des salaires, négociée en 1947 entre la confédération


des travailleurs de l'automobile (UAW) et GM, constituait la clé de voûte de
l’ensemble du système de régulation macro-économique aux Etats-Unis. Cette formule
fit de l’augmentation de la productivité du travail – à long terme et à l’échelle de
l’ensemble de l’économie – et des variations de l’indice des prix à la consommation, le
critère standard en matière d’établissement des salaires. L’augmentation des salaires
serait désormais indexée chaque année sur ces facteurs. L’application rigoureuse et
uniforme de la nouvelle formule à tous les salaires et traitements était censée garantir
que le pouvoir d’achat des consommateurs se développerait au même rythme que la
capacité nationale de production. Et c’est précisément ce qui s’est passé après la
généralisation de cette formule dans le cadre des institutions chargées des relations
professionnelles et de la fixation des salaires.

Après la Deuxième guerre mondiale, c’est-à-dire pendant la période que l’on


peut pleinement qualifier d’âge d’or du fordisme et avant que la crise de l’organisation
du travail n’ait perturbé le processus global de l’accumulation (à partir de la seconde
moitié des années 1960 pour ce qui est des Etats-Unis ), le taux de croissance annuel
moyen du salaire a évolué comme suit :

31
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Tableau I.1. Evolution du taux de croissance annuel moyen du salaire aux Etats-
Unis

Taux de croissance
annuel moyen (%) 1951 1961 1966 1970

Salaire nominal
horaire de base 3,6 3,9 4,6

Indice des prix à


la consommation 2,0 1,6 4,6

Salaire réel
hebdomadaire 2,2 3,5 -1,5

Source : M. Aglietta, op. cit, p.177.

L’accroissement soutenu et sur une longue période du salaire réel aux Etats-Unis
et en Europe permet à la masse des salariés d’accéder aux biens de consommation
durables dont ils étaient exclus durant la période de l’entre-deux guerres. Ainsi pour la
première fois de l’histoire, l’ordre productif nouveau qu’est le fordisme, comporte une
norme de consommation ouvrière. Par cette norme sociale de consommation, le mode
de consommation est intégrée dans les conditions de production. Par leur séparation
vis-à-vis des moyens de production, les travailleurs sont forcément liés au capitalisme
par la consommation individuelle des marchandises issues de la production de masse.
Ce mode de consommation uniforme de produits banalisés est une consommation de
masse. C’est une condition essentielle de l’accumulation capitaliste parce qu’elle
contrecarre la tendance au développement inégal de la section I.

Une accumulation de capital soutenue

Il n’est peut-être pas nécessaire de rappeler que la réalisation de cette


consommation de masse ouvrière ne s’est pas faite au détriment des intérêts des
grandes entreprises. Les « concessions » qu’elles ont consenties à leurs employés sous
forme de hausses substantielles de salaires n’ont pas affecté d’une manière durable et
absolue leur niveau de formation de capital. Les mutations de forces productives
engendrées dans la section I trouvent leur destination capitaliste dans la section II par
l’abaissement de la valeur de la force de travail et l’augmentation corrélative du taux
de plus-value. Le rythme de l’essor de la consommation de masse est à la fois induit
par l’accumulation antérieure qui a transformé les conditions de production (élévation
de la composition organique du capital ) et constitue une base pour l’accumulation
future (amortissement de cette hausse par abaissement de la valeur unitaire des moyens

32
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

de production et élévation du taux de plus-value par abaissement de la valeur de la


force de travail ).

En résumé, on peut dire qu’entre la production et la consommation, il y a la


répartition et l’on s’aperçoit alors que dans un univers salarisé, une hausse des
salaires, accompagnant et même précédent la hausse de la productivité, laisse le taux
de profit inchangé. Ces problèmes ont été reconnus dans les travaux théoriques depuis
Keynes sous le titre du problème de la demande effective 17.
En situation normale, le système fordiste doit fonctionner selon le schéma
suivant qui montre comment la conjonction entre production et consommation de
masse produit un cercle vertueux.

Schéma I.1: Fonctionnement du système fordiste en situation favorable

Augmentation des
Forts gains de salaires
Rationalisation du travail
productivité
(taylorisme et fordisme)
partagés en Augmentation des
profits

Production Consommation
de masse de masse

Investissements Forte demande

En a-t-il été ainsi dans la réalité ? Logiquement, on doit s’attendre à ce que la


période de l’après-guerre qui, comme on l’a déjà dit, peut-être pleinement qualifiée de
fordisme, corresponde à une phase exceptionnelle dans l’histoire du capitalisme.
Effectivement, tous les auteurs qui se sont intéressés à cette époque sont
unanimes à reconnaître le caractère particulier de cette période dans le sens ou les
principaux paramètres économiques marquent pour la première fois dans l’histoire des
pays concernés, une évolution favorable, forte et convergente. La grande mutation
dans les conditions de production (1920 – 1930 ) a donné naissance à une phase
d’expansion longue, d’un rythme et d’une régularité inconnues jusqu’alors (les trente
glorieuses ). Période exceptionnelle de prospérité qui mérite, de ce fait, d’être qualifiée
d’âge d’or de l’accumulation du capital pour reprendre une expression de Joan
Robinson ; âge d’or du point de vue du capital, mais qui verra également une
élévation sensible du taux de salaire réel et du niveau de vie d’une large fraction de la

33
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

société ouvrière et plus généralement des salariés qui accédèrent à la consommation de


masse.

Ces évolutions vertueuses apparaissent à la lumière du tableau suivant qui


constitue une illustration quantifiée du schéma précèdent :

Tableau I.2 : Comparaison entre les périodes caractéristiques du XXe siècle des
taux de croissance moyens annuels (%) en France
1900-13 1913-29 1921-29 1929-38 1950-59 1959-74
Valeur ajoutée
SI 2,9 1,5 9,6 -5,0 4,8 7,7
SII 1,9 1,6 5,9 -0,5 4,7 5,5
Investissement brut
SI 4,7 2,6 12,2 -7,7 9,5 8,7
SII 3,0 2,4 6,2 -3,8 4,4 7,7
Emploi
SI 1,2 1,2 3,3 -4,4 1,0 2,3
SII 0,1 0,1 0,1 -1,1 -0,5 0
Productivité du
travail
1,7 0,4 5,7 -0,6 3,8 5,3
SI
1,8 1,6 6,0 0,6 5,3 5,5
SII
Capital par tête
SI 1,5 0,6 -0,8 4,7 3,2 5,6
SII 1,9 1,5 1,6 2,7 4,2 6,1
Taux de salaire réel 2,1 0,9 -0,1 0,4 4,1 4,1
SI : Section productive des moyens de production
SII : Section productive des biens de consommation
Source : Dockes et Rosier, op.cit, p.208

L’évolution vers cette situation économique favorable s’est faîte grâce à la


conjonction de plusieurs facteurs avantageux. Tout d’abord, en ce qui concerne les
grandes entreprises, celles-ci n’ont pas manqué d’atouts pour parvenir à la situation de
prospérité que l’on connaît. En premier lieu, l’accumulation intensive de capital dont
ont bénéficié les grandes firmes industrielles occidentales est due en partie à la
centralisation de capital qui a caractérisé cette époque de forte croissance. La
centralisation est un processus discontinu dans le temps, situé par rapport aux phases
de la formation de capital se produisant simultanément dans l’ensemble de l’économie,
à effets irréversibles. Dans la centralisation du capital, une foule de capitaux
individuels disparaît par absorption et d’autres sont agglomérés par fusion ou
consolidation. Le tableau ci-dessous retrace l’évolution de la concentration des actifs
de 1925 à 1968 telle que rapportée par la Federal Trade Commission dans son rapport
pour le congrès américain.

34
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Tableau I.3 : Evolution de la concentration des actifs des entreprises américaines

% des actifs totaux détenus par


Années Les 100 premières firmes Les 200 premières firmes
1925 34.5 --
1929 38.2 45.8
1933 42.5 49.5
1939 41.9 48.7
1947 37.5 45.0
1954 41.9 50.4
1958 46.0 55.2
1962 45.5 55.1
1965 45.9 55.9
1968 48.4 60.4
Source :M. Aglietta, op. cit. p. 193.

Ces résultats montrent que la centralisation du capital progresse dans les périodes
de fléchissement de la plus-value relative et dans les périodes de fortes dévalorisations
du capital. Elle reste au contraire stable ou diminue légèrement dans les phases d’essor
d’une accumulation approximativement régulière. Les grandes firmes ont mis à profit
les étapes successives du mouvement de centralisation du capital pour faire orienter les
lois de la concurrence économique dans le sens qui les arrange le plus. La
centralisation du capital est un changement qualitatif qui remodèle l’autonomie des
capitaux et établit des rapports de concurrence nouveaux. En fait, les lois de la
concurrence dérivent de la loi d’accumulation.

La planification

La firme moderne emblématique du régime fordiste exploite des systèmes de


production de grande dimension. Ces systèmes mettent en œuvre des ensembles de
machines complexes qui ont nécessité des dépenses colossales en termes de coûts
fixes. Les coûts fixes sont ceux que l’entreprise encourt même si elle ne produit pas.
Ils sont indépendants du volume de la production et l’entreprise est tenu de les payer,
qu’elle produise ou non. Le capital investi de cette manière dans la production,
indépendamment de celui qu'exige l’accroissement de cette production, n’a pas cessé
d’augmenter. C’est l’une des conséquences de l’importance croissante de la
technologie – en tant qu’application systématique de la science, et de toutes les
connaissances organisées à des tâches pratiques. Il s’en est suivi aussi que des délais
croissants séparent le commencement de tout projet de production, de son achèvement.
Ce projet ou cette tâche doit être définie de façon précise et à laquelle on applique des
équipements spécifiques. La contrepartie inévitable de la spécialisation est
l’organisation. C’est elle qui oriente le travail des spécialistes vers l’objectif visé.
Ainsi donc, plus la technologie est complexe, plus seront en général importants
les préalables qui pèsent sur une production. La multitude et la complexité des
problèmes à surmonter ont pour corollaire la nécessité d’une programmation qui va
jusqu’à la planification. Ainsi les conditions qui prévaudront au moment où l’ensemble
de la tâche sera achevé doivent être prévues avec un degré appréciable d’exactitude.

35
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Tout ce qui est susceptible de supprimer ou neutraliser l’effet de tous les phénomènes
contrariants doit être entrepris.
L’essor de la production en série s’est traduit par une sensibilisation particulière
de l’investissement au volume de la demande pour un produit. Les unités de
production avaient pris une telle dimension par rapport à l’ensemble du marché que les
investissements dans les équipements de production avaient tendance à se conformer
au niveau présumé d’utilisation de la capacité de production, plutôt qu’aux
changements intervenant dans le coût des intrants. Les producteurs voulaient avoir la
certitude que ce qu’ils allaient produire trouverait acquéreur à un prix au-dessous
duquel leur production ne sera pas rentable. Il va de soi qu’à mesure que les capitaux
en jeu augmentent et que la durée de lancement des productions s’allonge, il est de
plus en plus risqué de s’en remettre aux réactions spontanées du consommateur.
L’entreprise doit donc prendre toutes les mesures en son pouvoir afin que ce qu’elle
décide de produire soit voulu par le consommateur à un prix qui soit rémunérateur
pour elle. La planification existe parce qu’on ne peut plus s’en remettre au processus
autorégulateur du marché concurrentiel.
Il existe des stratégies variées pour pallier l’incertitude croissante des marchés.
Le marché peut-être éliminé par l’effet de ce qu’on appelle communément
l’intégration verticale. L’unité planificatrice prend le contrôle de sa source de
ravitaillement ou de son débouché. Dans la plupart des cas, ce processus a commencé
par des regroupements : des producteurs se mettaient d’accord pour fixer les prix ou
limiter la production. Lorsque même les accords de regroupement les plus sophistiqués
s’avéraient inefficaces, les sociétés finissaient par se tourner vers une forme
d’intégration plus directe en recourant à des fusions horizontales. L’étape suivante a
été la consolidation de ces nouvelles entités par le remaniement de leurs installations
productives (fermeture des unités les plus faibles ) en intervenant pour organiser le
marché et stabiliser la production. Les stratégies de stabilisation différaient selon les
caractéristiques techniques du produit concerné ; mais toutes reflétaient le désir de
réaliser les économies que promettait la technologie malgré son coût fixe élevé, en
utilisant au maximum les capacités de production. Fondamentalement, on peut
distinguer deux façons de procéder : la segmentation et les mouvements de stocks.

Figure I.1. Segmentation du marché.

Source : M.J. Piore et Ch.F. Sabel,op.cit, p.81

36
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

L’un des deux procédés auxquels on avait recours pour stabiliser la production
était donc la segmentation. Cette stratégie visait à diviser le marché ; réserver la
demande de base pour les installations de production en série appartenant à la firme et
laisser le reste aux petits producteurs.
L’autre stratégie à laquelle les entreprises avaient recours pour stabiliser la
production consiste à faire face aux fluctuations de la demande en jouant sur les
stocks. Quand la demande faiblissait, on stockait la production ; quand elle remontait,
on remettait cet excédent de production sur le marché. Cette manière de faire n’est
concevable que dans le cas d’un produit standard qui peut-être stocké, et dont on n’a
pas à craindre qu’un brusque changement dans le goût du public ou dans l’évolution de
la technologie ou encore une chute soudaine des prix, lui fasse perdre de sa valeur.
Les grandes entreprises ne se contentent pas de stabiliser la production afin de
prévenir les retombées négatives des fluctuations de la demande sur leurs parts de
marché. Elles veillent aussi à ce que les prix auxquels elles acceptent de céder leur
production ne tombent pas au-dessous d’un seuil minimal. Les positions dominantes
qu’elles occupent sur les différents marchés et la nature oligopolistique qui caractérise
leurs relations de concurrence leur ont grandement faciliter la tâche. C’est ainsi que les
pratiques concertées au sein d’un oligopole répondent à un double objectif de
stabilité ; d’une part consolider les barrières à l’entrée pour empêcher que de nouveaux
producteurs ne puissent pénétrer dans le(s) secteur(s) concerné(s) ; d’autre part rendre
le prix insensible en courte période aux perturbations qui peuvent se produire dans les
conditions de l’échange. La planification industrielle privée exige, par sa nature même,
de contrôler ses prix de vente qui ne peuvent pas être abandonnés aux caprices d’un
marché incontrôlé. Les prix doivent être assez bas pour permettre de recruter une
clientèle et faciliter l’expansion des ventes, et en même temps être assez élevés afin
d’assurer des bénéfices suffisants pour financer la croissance et satisfaire les
actionnaires. Par ailleurs, les firmes constituant un oligopole ont toujours
soigneusement évité la concurrence sur les prix du fait des dangers que fait peser une
telle façon de procéder sur la planification privée. Chaque firme proscrira toute action,
et notamment toute baisse brutale de ses prix, qui serait préjudiciable à l’intérêt qu’elle
a – en commun avec ses congénères – de maintenir son contrôle sur les prix. Cette
action commune n’exige aucun arrangement bien complexe et, sauf cas exceptionnels,
se perpétue sans grandes difficultés.

Le rôle de l’Etat.

Les auteurs, tels les membres de l’école française de la régulation, pour lesquels
le fordisme se réfère à la société globale, penchent pour la définition la plus extensive
de celui-ci. Ils y incluent, on l’a déjà vu, des syndicats forts et des aménagements
politiques de type corporatiste ; une organisation industrielle caractérisée par un fort
degré d’intégration verticale ; mais aussi l’Etat comme ayant un rôle clé dans la
gestion de la demande économique et procurant une garantie de bien-être.
L’Etat accroît la demande effective au moyen d’achats à l’industrie privée,
lesquels sont financés soit avec l’argent des contribuables, soit par des emprunts lancés
sur le marché des capitaux. L’intervention de l’Etat dans l’économie a ainsi pris de

37
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

nouvelles formes, qui sont venus seconder le système de détermination des salaires
dans sa fonction de soutien du pouvoir d’achat des consommateurs.
Du point de vue de la firme industrielle, la régulation de la demande globale est
une question de toute première urgence. Il est indispensable non seulement que le
public soit amené à acheter ses marchandises en quantités – et à des prix –
prédéterminées, mais encore qu’il soit en mesure de le faire. Le conditionnement le
plus au point du comportement du consommateur – dont la publicité est l’une des
formes les plus importantes - restera sans effet si le niveau de l’emploi, et par voie de
conséquence le revenu baisse sensiblement, et si les consommateurs ne sont plus en
mesure d’acheter comme par le passé. Il faut donc compter sur un volume suffisant de
pouvoir d’achat pour que la production courante du système industriel soit absorbée
aux prix établis.
Aux Etats-Unis, la régulation de la demande devint un volet essentiel de la
politique économique du gouvernement fédéral dans les années 1930 - et un peu plus
tard en Europe occidentale – Dans ce sens, et après la Seconde guerre mondiale, le
gouvernement fédéral a joué un rôle économique, à la fois quantitativement et
qualitativement différent de celui qu’il avait tenu jusque- là.

Tout d’abord, les dépenses publiques exprimées en pourcentage de l'ensemble de


l'activité économique ont considérablement augmenté. Le tableau I.4 montre
l’importance de l’augmentation de ce coefficient, quelle que soit l’année que l’on
prenne comme base de comparaison.

Tableau I.4 : Les dépenses publiques en pourcentage du PNB, 1920-1982

PNB Dépenses du gouvernement


Année % du PNB
(milliards $) fédéral, total (milliards $)

1920 69,6 5,1 7,3


1925 93,1 2,9 3,1
1929 103,1 3,1 3,0
1930 90,4 3,3 3,7
1935 72,2 6,5 9,0
1940 99,7 9,6 9,6
1945 211,9 95,2 29,6
1950 284,8 43,1 15,1
1955 398,0 68,5 17,2
1960 503,7 92,2 18,5
1965 691,1 118,4 17,1
1970 992,7 196,6 19,8
1975 1549,2 324,2 20,9
1980 2633,1 576,7 21,9
1982 3057,5 728,4 23,8

Source : United States Bureau of the Census, the Statistical History of the United States : From Colonial Times
to Present, séries Y, New York, Basic Books, 1976, pp. 457-465.

38
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Mais la plus fameuse des nouvelles formes d’intervention est associée à


l’apparition de l’Etat providence qui a adopté une politique financière et monétaire
keynésienne visant à contrecarrer les tendances cycliques. L’Etat se donna pour
mission d’amortir les fluctuations de la demande globale en jouant sur les taux
d’intérêts et les taux d’imposition de façon à encourager l’investissement et la
consommation. S’il semblait improbable que la politique monétaire et financière
suffise à atténuer de façon satisfaisante le cycle économique, il restait alors la
possibilité d’augmenter les dépenses publiques. Ce renoncement à l’application
systématique du principe de l’équilibre budgétaire équivalait pour beaucoup
d’économistes conservateurs à une véritable révolution des finances publiques. Cette
irruption de l’Etat dans le domaine économique doit être comprise comme force ultime
qui survient à la jointure des deux modes d’accumulation du capital, pour tenter de
réaliser par des moyens «forcés » l’ajustement des nouveaux équilibres que requiert la
production de masse.

Dès ses premiers écrits, on trouve chez Keynes la même préoccupation qui
travaillait Ford ; maintenir le pouvoir d’achat, distribuer salaire et revenu, car là
seulement est la condition de maintenir un haut niveau de consommation, synonyme
de sortie de crise. Sous le titre fort significatif de «épargner ou dépenser », Keynes
énonce : « Il y a beaucoup de gens aujourd’hui qui s’imaginent qu’épargner plus qu’à
l’ordinaire est la meilleure chose à faire pour améliorer la situation générale. Mais si
un surplus important de chômeurs est déjà disponible le fait d’épargner aura
seulement pour conséquence d’ajouter à ce surplus et donc d’accroître le nombre de
chômeurs. En outre, tout homme mis en chômage verra s’amenuiser son pouvoir
d’achat et provoquera à son tour un chômage accru parmi les travailleurs. Et c’est ainsi
que la situation ne cessera d’empirer en un cercle vicieux. »18.
L’essentiel de l’intelligence de Keynes est d’avoir su à sa naissance même
enregistrer et formaliser les conditions d’existence et de reproduction de mécanismes
de la production de masse. L’auteur de la théorie générale expliquait, dès 1925, les
transformations dans la vie économique par cette proposition inédite : « Les idées qui
faisaient partie de l’ancien temps au sujet de la monnaie, alors qu’on croyait pouvoir
modifier sa valeur et laisser aux lois de l’offre et de la demande le soin des
réajustements nécessaires datant d’il y a cinquante ans ou cent ans alors que les
syndicats étaient impuissants…»19. Pour Keynes, non seulement la fin de la loi de
l’offre et de la demande et la nouvelle efficacité de la résistance ouvrière c’est tout un,
mais encore il faut prendre acte de la légitimité de la revendication ouvrière. Là est le
second versant de la révolution keynésienne ; avoir montré la nécessité politique d’une
nouvelle gestion de la force de travail. Le salaire minimum, la durée du travail, les
accidents de travail, l’assurance chômage, on le voit, il s’agit de toutes les choses sur
lesquelles le développement et l’avenir du fordisme réclamaient des modifications de
grande ampleur.
Keynes vient ainsi après Taylor et Ford parachever l’édifice. Ainsi, la théorie et
la pratique de la production de masse au sein de l’atelier, la théorie et la pratique du
type d’Etat et de régulation qui lui correspondent.

39
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Une croissance autocentrée

Enfin, dernière caractéristique importante du type de croissance de l’après-


guerre, cette croissance se déroule dans le cadre d’une économie relativement
autocentrée jusqu’à la fin des années 1960 (à l’exception de la période de
reconstruction 1945 – 1950 pour certains pays européens ), avec une activité
exportatrice qui concerne mois de 5% de la production nationale. Le passage à une
économie plus ouverte s’amorcera en fin de période. La section exportatrice des
économies occidentales deviendra, à partir de la fin des années 1960, un élément
moteur de l’activité ; c’est elle en particulier qui est la plus créatrice d’emplois. Dès
lors et en quelques années, le lien étroit existant entre la dynamique productive interne
et le fonctionnement macro-économique national va se trouver distendu ; l’autonomie
relative du système productif remise en question, le moteur de l’économie passant à
l’extérieur. Or c’est cette autonomie même qui rendait opérante la régulation étatique.
D’où le lien entre la transnationalisation croissante et le déclenchement de la crise de
cette fin de siècle.
Pour bien comprendre comment le caractère autocentré de l’économie a été l’un
des facteurs de la croissance de l’après-guerre dans les pays occidentaux, il faut savoir
que le système mondial des échanges de l’époque avait une configuration bien
particulière. En effet, la crise de 1929 de par ses effets déflationnistes avait
considérablement amoindri la valeur du commerce mondial. Comme le montre le
schéma suivant, la spirale déflationniste de 1929 – 1933 a fait que le régime
d’accumulation fordiste instauré à partir de cette période fonctionna au sein d’une
économie abritée des perturbations externes du fait que les échanges de marchandises
entre les grands pays capitalistes étaient descendus à un niveau très bas.

40
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Figure I.2. L a spirale déflationniste 1929 – 1933.

L’évolution du commerce mondial de janvier 1929 à mars 1993 : la somme des importations
de 75 pays (valeurs mensuelles exprimées en millions de dollars – or 1929).

Source :J. Rivoire, l’économie mondiale de 1945 à nos jours. Economica, 1989.

Le système établissant les règles du commerce international dans le monde


d’après-guerre a été crée en réaction aux deux principales stratégies poursuivies par les
grandes puissances industrielles après l’effondrement des marchés mondiaux survenu
en 1929. La première avait pour principe : « Mets ton voisin sur la paille ». Chacun
pensait qu’il suffisait, pour prendre une plus grande part dans les échanges mondiaux
et réduire le coût de ses importations, de rompre avec le vieux régime des taux de
change fixes et de dévaluer la monnaie nationale, tout en augmentant les tarifs
douaniers. La seconde stratégie était une politique d’autarcie. Elle visait, grâce à
l’autosuffisance, à préserver la nation du chaos où sombrait de plus en plus l’ordre
économique mondial – restriction de la conversion des devises nationales en devises
étrangères et de la liberté de mouvement des capitaux, accords commerciaux
bilatéraux portant en fait sur des transactions de compensation.

41
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Dans les années qui ont suivi la Seconde guerre mondiale, la position des Etats-
Unis au sein du système international des échanges était tout à fait normal eu égard
aux dégâts qui ont touché le potentiel de production de leurs principaux concurrents.
Aux yeux de ces derniers, cette position privilégiée des Etats-Unis est apparue, à
l’époque, comme une condition sine qua non de la reconstruction du commerce
mondial, quelque chose d’inscrit dans l’ordre économique du moment. La position
unique dont jouissaient les Etats-Unis s’expliquait par deux causes, l’une passagère,
puisque rattachée aux circonstances extraordinaires de la Seconde guerre, l’autre plus
durable et structurelle de par ses liens avec le rôle du dollar dans le cadre du système
de Bretton Woods. Pour reconstruire leurs économies, les autres nations ne pouvaient
se passer des produits américains. D’où le gigantisme de l’excédent commercial
américain, et le gonflement proportionné de la demande en dollars (le dollar gap).
Mais au fur et à mesure des efforts consentis par les Etats-Unis pour encourager la
reconstruction – Plan Marshall – les autres pays devenaient moins dépendants des
Etats-Unis pour leurs approvisionnements et s’affirmaient en concurrents sur les
marchés internationaux. Dès la fin des années 1950, l’excédent américain avait
pratiquement disparu.
Bref, la nation a été l’espace d’épanouissement du fordisme et les institutions de
régulation étaient essentiellement nationales. Le cadre national a pu garantir les
conditions de stabilité dont avait besoin le système économique pour réaliser une
longue et forte période de stabilité.
La phase de croissance exceptionnelle qu’a été la période de l’après-guerre pris
fin au tournant des années 1960. C’est à cette date que sont apparus les premiers signes
de la crise. On verra dans le paragraphe suivant comment les facteurs et les spécificités
de la croissance de l’après-guerre ont fortement façonné le profil de la crise des années
1970. Ainsi, pour comprendre ce qui ne va pas au cours de cette période, il faut savoir
ce qui marchait bien dans celle qui l’a précédée. Le système fordiste, de par son essor
rapide et soutenu, portait en lui, les germes de son propre essoufflement.

III- Les principaux aspects de la crise contemporaine

La crise économique qui a marqué de son empreinte les décennies 1970 et 1980,
constitue un des maillons d’une longue chaîne faite de changements économiques
majeurs. Elle constitue aussi l’avant-dernier épisode d’une longue série d’événements
dont on peut raisonnablement situer le commencement à la fin du XIXe siècle. Le
dernier épisode étant le mouvement de globalisation qui se déroule actuellement sous
nos yeux. Comme l’indique son titre, cette section se limite à mettre en exergue les
différents aspects de la crise des années 1970. Elle ne se propose pas de présenter une
synthèse des différentes théories qui ont eu pour objet l’analyse de cette crise.
L’absence d’une vision cohérente permettant de rendre compte de cette crise dans son
unité et sa globalité fait qu’il est préférable de ne pas inclure dans cette partie du livre
un travail de lecture purement théorique de cette crise 20. Le mieux est de relever les
principaux facteurs de blocage dont la conjonction a rendu impossible la poursuite de
l’expansion de l’après-guerre à la même allure et aux mêmes traits. C’est donc à une
lecture essentiellement descriptive de la crise que nous procédons dans cette section.
Le but est de faire le lien avec le second chapitre qui traite de la stratégie de

42
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

globalisation économique qu’ont choisie d’engager les grandes firmes mondiales.


Nous voulons à cet égard montrer que cette stratégie a été mise en œuvre par ces
entreprises pour préserver leurs intérêts des effets négatifs que n’ont pas manqué
d’avoir sur elles les différentes composantes de la crise en question.

L’essoufflement du régime de régulation fordiste

Le propre des économies capitalistes est de susciter une pression à l’innovation,


une succession de crises économiques, une extension de l’espace géographique du
marché et une internationalisation de la production. Ces tendances vont conduire du
succès à un progressif épuisement du potentiel d’expansion, en particulier du modèle
productif, comme du mode de régulation en vigueur. Ainsi, même si la crise peut
donner l’apparence de l’événementiel ou de l’accidentel, elle ne revêt un caractère
durable et structurel que si la logique du mode de régulation est elle-même
déstabilisée et perd sa cohérence. Le modèle de croissance fordiste de l’après-guerre
n’échappe pas à cette règle puisque ses principes, l’organisation des firmes qu’il
implique et la relation salariale vont s’avérer de plus en plus contre-productifs. Il faut
donc essayer de restituer tous les éléments déstabilisateurs du système par rapport à la
logique de ce qui marchait avant et qui se bloque aujourd’hui.

a- La religion du travail en question

Un nombre important d’auteurs qui se sont intéressés à la crise du modèle


fordiste ont adopté une approche comparative entre les périodes de prospérité et de
déclin de ce modèle. Ils ont voulu restituer les éléments déstabilisateurs du système par
rapport à la logique de ce qui marchait avant et qui se bloque aujourd’hui (sans que
pour autant cela nous donne une recette pour redémarrer comme avant). La crise de
l’organisation du travail figure en bonne place parmi ces éléments déstabilisateurs. Le
taylorisme et le fordisme sont considérés désormais comme les caractères
fondamentaux du procès de travail dans le capitalisme contemporain, les formes
d’organisation qui ont permis la forte croissance de la productivité de travail. Dans
cette ligne de réflexion, la crise est imputée à l’épuisement de l’efficacité du procès de
travail Taylorien-Fordien.
La crise de ce procès de travail présenterait un double aspect : un aspect de crise
technique et un aspect de crise sociale. La première renvoie aux limites techniques et
psychophysiologiques de la parcellisation, la seconde à la contestation par les
travailleurs du procès de travail tayloriste-fordiste.

i- La parcellisation

La parcellisation qui implique la multiplication des postes de travail, accroît par


conséquent les besoins de transport et de manutention des produits aux différentes
étapes de leur transformation. Les procédures modernes de l’organisation scientifique
du travail sont confrontées à une double série de limites :

43
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

- celles qui tiennent au temps requis et perdu dans les transferts ;


- celles qui tiennent aux impératifs de l’équilibrage qui sont plus importantes
encore.

Cette multiplication des postes crée des problèmes considérables de


synchronisation et de coordination des tâches. Plus le nombre de postes est important,
plus il est difficile d’éviter des pertes de temps résultant de la non-concordance de la
durée des cycles de travail sur les différents postes. A cela on peut ajouter que
l’intégration des différentes activités qui caractérisent la production à la chaîne,
conduit à une grande rigidité du processus de production et à une grande vulnérabilité
à tout incident 21.

ii- la résistance ouvrière au travail industriel :

Le deuxième aspect, la crise sociale du travail, doit retenir plus particulièrement


l’attention. Les faits attestant d’une montée de la résistance aux conditions de travail
autour du début des années 1970 et tournent autour de deux axes : montée des conflits
sociaux et développement de formes diffuses et spontanés de résistance exprimant une
désaffection pour le travail industriel.
La montée des conflits dans les années 1970 est un phénomène incontestable. En
France, même en laissant de coté la période exceptionnelle de mai 1968, on constate
que le nombre de journées de travail perdues pour cause de grève, qui était de l’ordre
de 2370 millions par an en moyenne entre 1959 et 1967, s’élève à 3547 millions entre
1969 et 1976 22. Parallèlement, les conflits portent de plus en plus sur les conditions de
travail.
L’ampleur croissante de réactions non organisées des travailleurs aux conditions
de travail constitue le deuxième aspect de la crise du travail. L’absentéisme, le turn
over (taux de rotation du personnel ) et la détérioration de la qualité du travail sont
présentés comme les signes d’une profonde crise d’efficacité des méthodes
Tayloriennes et Fordiennes. Ces phénomènes posent dans les entreprises de la grande
industrie, hautement consommatrice de main-d’œuvre, de délicats problèmes lorsqu’il
s’agit d’assurer la continuité de la production 23.
Pour ceux qui ont fondé leur analyse de la crise des années 1970 sur l’hypothèse
d’une crise de l’organisation du travail industriel, ces formes de résistance individuelle
– qui, ensemble, font la «crise du travail » – sont suffisamment profondes pour
expliquer la stagnation des gains de productivité qui a marqué cette période. B. Coriat
qui fournit un exposé détaillé de l’explication de la crise par l’épuisement des
méthodes Tayloriennes et Fordiennes écrit à ce sujet que : « Pour rendre compte des
difficultés durables rencontrées par l’accumulation du capital depuis le milieu des
années 1960, c’est d’abord vers la difficulté fondamentale et essentielle à assurer la
poursuite des gains de la productivité sociale du travail pendant la période qu’il faut se
tourner. Cette difficulté tient elle-même à l’épuisement des méthodes Tayloriennes et
Fordiennes d’organisation du travail comme support de la valorisation de la valeur,
parvenues près de leurs limites sociales et économiques ».

44
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

L’idée que les transformations de la force du travail sont au cœur de la


dynamique capitaliste et de sa crise fait l’objet d’une polémique entre diverses
tendances théoriques. Certains, à l’image de l’opéraisme italien, considèrent que la
montée des luttes sociales n’a pas à être expliquée. Elle est la donnée première autour
de laquelle se développe la dynamique de crise. La crise est le résultat des luttes de
l’ouvrier-masse qui rendent de plus en plus difficiles le contrôle des travailleurs dans
la grande entreprise et la maîtrise de la montée des coûts sociaux et des dépenses
publiques. La restructuration de la production est la réponse du capital à ces
difficultés. Par la décentralisation, la sous-traitance et le travail noir, elle débouche sur
l’émergence de l’ouvrier social, constitué principalement par le jeune travailleur
instable. Mais ce nouveau prolétariat reprend et développe encore plus les luttes de
l’ouvrier-masse, en élargit l’impact social et devient ainsi l’agent principal de la
déstabilisation de l’ordre capitaliste, de l’approfondissement de la crise 24.

Certains, tout en reconnaissant que la réalité du problème ainsi soulevés ne peut-


être mise en doute objecteront, cependant, que rien ne permet d’affirmer que cela
conduit à une crise globale de productivité. Ils font remarquer que cette argumentation
met l’accent exclusivement sur les difficultés résultant de la parcellisation des tâches.
Situer à ce niveau la principale contradiction technique interne au procès de travail,
c’est admettre implicitement que la parcellisation constitue la modalité essentielle
d’élévation de la productivité. Position qui, aux yeux de ceux-ci, paraît difficile à
soutenir.

b- le ralentissement des gains de productivité

Cette polémique sur les causes et les facteurs les plus déterminants de la crise de
la productivité ne nous importe que secondairement. L’essentiel pour nous est de
montrer l’ampleur de ce ralentissement des gains de productivité et d’en mesurer les
conséquences sur le dispositif de régulation économique mis en place dans les pays
capitalistes avancés durant la période de l’après-guerre. Alice M. Rivelin écrit à ce
sujet que des efforts considérables ont été entrepris pour comprendre la crise de la
productivité. De nouveaux facteurs semblent avoir joué un rôle dans cette crise.
Cependant, ni séparément ni collectivement, ils ne peuvent pleinement l’expliquer. Un
certain mystère demeure concernant cette situation23. Aux Etats-Unis, le ralentissement
de la productivité du travail pour l’ensemble de l’industrie manufacturière se lit en
toutes lettres. De 3 % l’an pour la période 1947 – 1958, elle se maintient pendant la
période 1958 – 1966 à 3.2 % avant de chuter nettement pour 1966 – 1974, passant à
1.6 % en moyenne. Au niveau global (ensemble de l’industrie manufacturière privée ),
elle passe de 3.5 % pour la période 1947 – 1966 à 1.7 % pour celle de 1966 – 1974.
Ainsi, un quart de siècle durant, l’extraordinaire progression de la productivité du
travail a fait en sorte que les profits pour l’accumulation, les salaires et les revenus
sociaux pour la consommation, progressent de pair à un rythme assez rapide pour
permettre au système de fonctionner sans heurts 25.

45
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Le ralentissement de la croissance de la productivité a rendu impossible la


poursuite de cette évolution harmonieuse. L’antagonisme dans la répartition du
revenu global, pour un temps dépassé, a refait surface à l’occasion de cette crise de la
productivité.

FIGURE I.3. EVOLUTION DES MODALITES DE REPARTITION (1974 – 1980)

Source : M. Aglietta, op.cit, p.53

c- le fléchissement de la rentabilité des entreprises

Les années 1960 sont marquées par un retournement des conditions de la


rentabilité des entreprises dans la plupart des pays capitalistes avancés. Il est difficile
de situer avec exactitude la date et l’ampleur de ce retournement. La mesure des taux
de profit et à fortiori du taux moyen n’est pas une tâche facile. Celle de ses
déterminants, même supposés conceptuellement identifiés, encore moins 26. La
difficulté générale de la plupart des aspects statistiques tient à la nécessité de faire des
choix théoriques sur des questions très largement ouvertes. Ce fléchissement
s’expliquerait à partir d’une double cause : l’une, relativement ancienne, liée à la
baisse de la «productivité apparente du capital », l’autre, relativement nouvelle, liée à
la répartition provenant du retournement durable des conditions de partage du revenu

46
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

en faveur des salariés. Les discussions ont été particulièrement vives autour du fait
central : la détérioration de la «productivité apparente du capital ».

Nous voulons ici attirer l’attention du lecteur sur la fragilité des constructions
théoriques qui cherchent à appréhender la crise à partir de la baisse du taux moyen de
profit. Celles-ci se caractérisent par le fait de placer la rentabilité au sommet de
l’édifice explicatif de la crise actuelle. Cette conception se retrouve d’abord dans
l’analyse de l’origine de la crise ; ensuite, par un glissement abusif et généralement
non explicite, on en vient à élever le taux de profit au rang d’une théorie de la crise. Le
problème est d’ordre méthodologique ; il s’agit de savoir s’il faut partir du taux de
profit pour comprendre l’origine de la crise ou s’il faut renverser cet ordre
hiérarchique en considérant que c’est la crise elle-même qui précède la baisse du taux
de profit27. Mutatis mutandis et à la lumière de ces développements, l’alourdissement
de la composition organique du capital apparaît comme un facteur aggravant des
problèmes de rentabilité des entreprises.
A titre d’illustration des phénomènes de déstructuration de la cohérence du
système productif, citons les travaux de l’économiste néoclassique autrichien F. Von
Hayek qui a donné une place importante aux rapports entre les crises et les
déformations de la structure productive. Pour cet auteur, les politiques keynésiennes de
croissance des crédits bancaires et de faibles taux d’intérêt ont induit une longue
période de surinvestissement et par-là une déformation profonde de la structure
productive relativement à la structure d’équilibre correspondant aux préférences
réelles des agents. La crise résulterait d’un allongement excessif du processus de
production, d’une importance trop grande de la production de biens de production par
rapport aux biens de consommation. Elle est suivie d’une phase de réajustement de la
structure productive aux préférences des consommateurs, au partage désiré entre
consommation et épargne. Ce réajustement implique une transition vers des processus
de production moins capitalistiques. Cette transition ne peut se faire sans crise du fait
de la rigidité de l’appareil productif, de la spécifité des biens de production, et parce
qu’elle implique des pertes de capital et des réductions de revenus 28.
De nombreuses analyses théoriques se sont intéressées aux transformations de la
production, de ses rapports à la crise et de la crise de la production elle-même. Elles
ont appréhendé ces questions sous l’angle du développement inégal des sections de
production.

d- une croissance largement dirigée vers les exportations

Le phénomène de «suraccumulation » de capital qui a marqué la période


concernée a contraint les entreprises occidentales à rechercher des débouchés à ses
produits de plus en plus à l’extérieur des frontières nationales. Ceci contraste
fortement avec la période de l’immédiat après-guerre, caractérisée par un
développement autocentré ; l’accumulation se développe pour l’essentiel à l’intérieur
des frontières nationales. A titre d’illustration, le tableau suivant indique l’évolution de
la part exportée de produits manufacturés pour un certain nombre de pays de 1899 à
1959. On constate que la crise de 1929 a entraîné un repli des principaux pays sur eux-
mêmes et que l’ouverture au commerce international, la dépendance vis-à-vis de

47
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

l’extérieur est beaucoup plus faible en 1959 qu’en 1899 ; la France exportait 33% de
sa production de produits manufacturés en 1899 et seulement 18% en 1959.
L’expansion de l’immédiat après-guerre est largement axée vers le marché intérieur ;
on peut vérifier que de 1950 à 1967, il y a tendance à la stabilisation ou à la baisse de
la part des exportations dans le PNB ; de façon parallèle, le poids relatif des
importations tend à se réduire.
Cette croissance de type autocentrée est remise en cause à partir de 1967 ; le
mouvement d’internationalisation des échanges s’accroît sensiblement en longue
période, comme le montre le tableau suivant :

Tableau I.5. Exportations et importations exprimées en pourcentage du PNB

1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980

Exportations de biens et services en pourcentage du PNB


Etats-Unis……….. 4,9 5,0 5,5 5,7 6,4 9,6 12,9
Japon…………… 12,5 11,0 11,5 11,0 11,0 13,5 15,0
Allemagne………. 11,0 20,0 20,0 19,0 22,0 26,0 28,5
France…………... 16,0 15,0 14,0 12,5 15,0 18,5 21,0
Angleterre……… 22,0 21,0 20,0 18,5 22,0 25,5 28,0
Italie…………….. 12,0 11,0 13,0 15,0 17,0 21,0 23,0
Importations de biens et services en pourcentage du PNB

Etats-Unis……….. 4,2 4,5 4,6 4,7 6,0 8,3 12,0


Japon…………… 11,5 10,5 11,0 10,0 10,0 14,0 16,0
Allemagne………. 13,0 17,5 17,0 19,0 20,0 23,5 29,0
France…………... 15,0 13,0 11,0 11,5 15,0 18,0 21,0
Angleterre……… 23,0 23,0 21,5 19,5 21,5 27,5 26,0
Italie…………….. 13,0 12,0 15,0 14,0 18,0 22,0 27,0

Source : Etats-Unis, ministère du commerce des Etats-Unis, Survey of Current Business pour les années citées.
Autres pays : publications du Fonds monétaire international pour les années citées

Par ailleurs et dans le même contexte, le procès de transnationalisation de la


production qui a connu une vive accélération à la fin des années 1960 allait poser le
problème de la cohérence du système productif national. Celle-ci se manifeste par
l’importance des relations interindustrielles (qui peuvent être lues dans les tableaux
entrées – sorties de la comptabilité nationale ), et par le maintien de « proportions
harmonieuses » entre les industries. Cette cohérence du système productif est assurée,
dans une économie où l’accumulation reste principalement un phénomène
autocentrée, par le jeu de procédures de régulation nationale qui induisent, à travers la
répartition, un ajustement global entre production et débouchés.
Le procès de transnationalisation du capital en ce qu’il signifie, transformations
dans les conditions de détermination des revenus (salaire et taux de profit moyen) et de
la répartition – la formation du salaire sera de plus en plus soumise à la rentabilité du
capital en se formant au niveau international et de moins en moins à la contrainte de
débouchés nationaux – pourrait avoir jouer un rôle important dans la rupture globale

48
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

de la cohérence du système productif et de la cohérence du régime d’accumulation.


Pour les tenants de cette thèse, la contradiction principale dans le développement de la
crise apparaît dans le caractère toujours plus transnational du capitalisme, alors même
que subsistent les Etats-Nation. L’aire de formation de la valeur coïncide de moins en
moins avec l’espace national sans être encore la «société mondiale »29.
En effet, l’observation historique fait clairement ressortir que la maturation et
l’affirmation des logiques capitalistes s’est opérée en étroite relation avec la
constitution des Etats-Nation modernes. Du XVIe au XXe siècle, c’est sous la forme de
capitalismes nationaux que s’est constitué, renforcé, imposé ce que l’on nomme
aujourd’hui capitalisme.
C’est dans le cadre de quelques Etats-Nation, sur la base de marchés nationaux,
avec le soutien d’Etats nationaux, que la logique capitaliste a trouvé des espaces
favorables d’implantation et d’expansion ; elle est devenue prédominante dans un petit
nombre d’économies nationales que l’on peut qualifier d’économies nationales
capitalistes ou de capitalismes nationaux. Et l’histoire du capitalisme, depuis sa
formation jusqu’à nos jours, doit nécessairement prendre en compte les générations
successives de capitalismes nationaux, leurs concurrences et leurs alliances, leurs
affrontements et leurs entrelacements. Cette façon de voir les choses s’écarte
fondamentalement de la thèse soutenue par I.Wallerstein, selon laquelle le capitalisme
serait d’emblée mondial 30.
En chaque période, le cadre national a constitué un espace privilégié pour se
protéger contre les pressions et les agressions de capitalismes étrangers et faciliter la
construction d’un capitalisme, d’un mixte de capitalisme et d’étatisme ou des
économies collectivistes.
Concrètement, un « capitalisme national », lorsqu’il se constitue dans le cadre de
« son » Etat-Nation, tend à utiliser les ressources et la main-d’œuvre de « son » pays et
répondre aux besoins solvables de la société de ce pays. Mais, alors que la société reste
principalement enracinée sur son territoire, ce « capitalisme national » va être amené,
plus ou moins selon les cas et les périodes, en recherchant des approvisionnements et
des débouchés élargis, à se développer hors du cadre national où il s’est formé, en
utilisant d’autres ressources et en s’adressant à d’autres besoins solvables : le
commerce extérieur est longtemps resté la principale forme de déploiement hors de
son territoire d’un capitalisme national.
Ainsi, le capitalisme s’est historiquement constitué et développé sous la forme de
capitalismes nationaux, d’une part. La capacité de reproduction élargie propre au
capitalisme conduit ces capitalismes nationaux à s’autonomiser par rapport aux
sociétés où ils ont pris naissance, d’autre part.
Seule l’analyse historique permet de comprendre, au cas par cas, pourquoi à une
période, dans tel ou tel pays, le capitalisme national est difficilement dissociable de
l’Etat-Nation au sein duquel il s’est formé (de son Etat, de ses marchés nationaux et
plus largement de la société de ce pays) ; et pourquoi à une autre période, dans tel ou
tel autre pays, la capacité d’autoreproduction du capitalisme national le conduit à se
dissocier, plus ou moins profondément, de « ses» marchés, de « son» Etat, de « sa»
société, de « son» Etat-Nation.

49
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Ce mouvement qui accentue l’autonomisation de l’économie et la dépendance


des sociétés à son égard se renforce encore avec les processus en cours de
mondialisation.
Le régime d’accumulation d’après-guerre est principalement autocentré et repose
sur des procédures nationales de régulation. Les transformations de l’économie
internationale débouchent sur la formation d’une «économie transnationale », en ce
sens que les rapports économiques débordent le cadre des nations et que, surtout la
logique de fonctionnement dépasse les bases nationales. La nation n’est plus l’aire où
se forme la valeur où s’organise l’exploitation où se déploient prioritairement les
capitaux. L’espace mondial devient le lieu où tend à se constituer l’unité des rapports
capitalistes. Dans ces conditions, «la contradiction principalement déterminante dans
la genèse de la crise paraît se situer au niveau du caractère transnational du
capitalisme, alors même que subsistent les Etats-nation ».
C’est à partir de là que doit être comprise la crise actuelle. La dominante
progressive de la logique mondiale conduit à une destruction de la cohérence des
systèmes productifs nationaux et surtout à une rupture des formes antérieures de
régulation nationale, sur lesquelles reposait la croissance, sans qu’existent encore les
formes structurelles susceptibles d’organiser une régulation internationale.

e- l’industrialisation du Tiers-monde

Dans cet ordre d’idées, l’effort d’industrialisation entrepris par un nombre


considérable de pays du Tiers-monde depuis les années 1950 constitue un facteur
d’aggravation des problèmes des économies occidentales liés au processus de
transnationalisation croissant du capital. Cette industrialisation d’une partie du Tiers-
monde concerne non seulement des secteurs peu capitalistiques de biens de
consommation fonctionnant avec une main-d’œuvre nombreuse et peu qualifiée (cuirs
et chaussures, textile et habillement, petite mécanique, mécanique…), mais également
des secteurs capitalistiques de biens intermédiaires banalisés comme l’acier, la chimie
de base (pétrochimie, engrais), voire même l’automobile. Elles viennent en
conséquence, menacer les activités des pays développés les moins évolués et donc les
plus exposés à la concurrence venant de pays de niveau de développement inférieur.
Cette émergence du Tiers-monde est mise de plus en plus fréquemment au centre des
problèmes actuels d’un pays comme la France.
En se dotant de potentiels de production de masse hiérarchisée considérables, les
pays du Tiers-monde ont posé aussi le problème des débouchés dans les pays
occidentaux. Cette question s’est posée déjà avant que les capacités de production des
pays du Tiers-monde n’atteignent des niveaux importants. La crise de débouchés a été
strictement évoquée dans ces nations sur un plan interne. Les gains de productivité qui
ont caractérisé une longue période des années de l’après-guerre ont fait qu’une telle
crise soit inéluctable 31.
Les stratégies de développement appliquées par de nombreux pays en
développement ont encore accéléré la saturation des marchés industriels des pays
avancés. La diffusion de la technologie de la production en série au-delà de son
territoire d’origine a donc exacerbé les problèmes engendrés par la saturation des
marchés dont la croissance avait même défini le boom de l’après-guerre. Un premier

50
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

groupe de pays comprenant les Etats du sud-est asiatique s’est illustré par l’application
d’un vigoureux modèle de développement économique caractérisé par des taux
d’investissement très élevés et l’orientation de la majeure partie de la production vers
l’exportation. La «réussite» de ce modèle a privé les firmes occidentales d’une partie
de leurs revenus sur l’ensemble des marchés de grande consommation. L’autre groupe
est formé de pays de grande dimension, dotés de ressources naturelles abondantes et
possédant des marchés intérieurs relativement importants. Ils sont donc moins
dépendants des exportations industrielles pour les recettes en devises dont ils ont
besoin. C’est pourquoi ces pays se sont efforcés de créer des industries de production
en série orientées vers le marché intérieur. Pour ce faire, ils ont restreint les
importations de produits concurrents en provenance de pays plus avancés. C’est ainsi
que les succès des pays comme le Brésil, le Mexique et l’Argentine ont contribué à
l’embouteillage des marchés de grande consommation.

f- la saturation des marchés

Le problème de la saturation des marchés des pays occidentaux s’est posé avec
davantage d’acuité du fait de certaines caractéristiques propres au système fordiste. Le
problème de la saturation aurait été moins sévère si l’élaboration de produits nouveaux
se faisait à un rythme soutenu ; des produits nouveaux bénéficiant d’une demande
forte venant remplacer périodiquement d’anciens produits dont la demande est
stagnante. Pour que cela soit possible, l’effort d’innovation doit être particulièrement
soutenu. Or la stabilité du système de production Taylorien-Fordien est conditionnée
par l’obtention d’économies d’échelle substantielles. L’obtention d’effets de taille par
l’installation de machines plus puissantes, par l’agrandissement des installations
existantes, par la croissance des effectifs implique que le cycle de production d’un
produit donné se déroule sur un cycle de production étendu. Il est clair que cet
impératif est en contradiction avec la nécessité d’écourter le cycle de vie d’un produit
pour le remplacer par un autre, nouveau celui-la, en mesure de susciter l’engouement
des consommateurs.
Tous les efforts étaient faits pour répartir sur un volume de production aussi
grand que possible les coûts fixes d’investissement en études et en équipement. Vers
les années 1970, on estimait que le seuil de rentabilité s’établissait en production
annuelle d’automobiles à 250 000 unités pour l’assemblage, 500 000 pour les moteurs
et un million pour l’emboutissage. La conjugaison de ces économies d’échelle avec
celles liées à la vente (y compris la publicité), et la nécessité de disposer d’une gamme
de produits diversifiés couvrant tous les segments du marché conduisaient à estimer
que seul un volume minimum de 2 millions d’unités par an pouvait assurer la survie
d’un constructeur d’automobiles 32.
De même, la politique courante parmi les entreprises les plus fidèles aux
principes de gestion fordiste consistant en la création de stocks tampons destinés à la
stabilisation de la production ne plaide pas en faveur d’une créativité soutenue en
matière d’élaboration de nouveaux produits. Plus fondamentalement, la saturation de
la demande pour les biens standardisés et banalisés dans les pays occidentaux semble
être inscrite dans la nature des choses. En effet, la productivité locale qui s’est accrue à
des rythmes élevés sur de longues périodes a porté la production et la consommation à

51
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

des niveaux records. La poursuite de cette tendance était aux yeux de nombreux
observateurs, proprement impossible. J. Fourastié qui a été un observateur attentif de
cette période de croissance exceptionnelle disait à ce sujet : « Depuis 1968 ou 1970,
j’attendais la fin des "trente glorieuses". Ma raison était bien simple. Voyez-vous les
gens consommaient mille fois ou seulement cinq cent ou seulement soixante fois plus
qu’aujourd’hui ? Voyez-vous le nombre que cela suppose d’automobiles, de machines
à laver, d’appartements… ». Et d’ajouter en guise d’explication des principaux traits
qui marqueront la période qui succédera à la phase d ’expansion économique rapide :
« La voie du progrès rapide est maintenant fermée. Celle d’un progrès lent est ouverte,
mais étroite et malaisée […] cette voie implique cependant une intense activité
créatrice, un fourmillement d’initiatives originales […] plus d’efforts, plus
d’intelligence pour un moindre résultat »33. En d’autres termes, la solution (partielle) à
la saturation de la consommation passe par un effort supplémentaire de créativité, un
enrichissement et un renouvellement de l’éventail des produits existants.

g- crise de l’Etat

L’extension considérable du rôle de l’Etat constitue une des tendances lourdes du


capitalisme depuis la Deuxième guerre mondiale. Cette transformation se manifeste
d’abord de manière quantitative. La fraction du revenu national transitant par les
appareils étatiques est aujourd’hui considérablement supérieure à ce qu’elle était dans
l’entre-deux guerres. Elle est aussi qualitative : la composition des dépenses publiques
s’est modifiée profondément, la part des dépenses sociales augmente
considérablement. L’Etat tend à apparaître comme le mode dominant d’unification et
de restructuration de la société. Il était donc tout à fait prévisible que le développement
de la crise soit considéré aussi comme crise de l’Etat interventionniste. Les
dysfonctionnements de celle-ci sont de ce point de vue mis au premier plan. Cela se
manifeste de manière immédiate de deux points de vue au moins. D’abord, par une
inefficacité croissante des interventions publiques et des politiques économiques, plus
particulièrement des politiques conjoncturelles qui avaient semblé, jusqu’à la fin des
années 1960, être en mesure de réguler une croissance exceptionnelle. D’autre part,
par une montée des dépenses publiques que l’Etat ne paraît pas capable de maîtriser et
qui conduit à une élévation des prélèvements obligatoires jugée de moins en moins
socialement acceptable et à des problèmes de financement de plus en plus difficiles.
On comprend, dans ces conditions, que de nombreuses analyses privilégient les
rapports entre Etat et crise. La crise de l’Etat apparaît alors comme une dimension
centrale de la crise actuelle voire pour les ultra libéraux comme sa cause première.

i-La critique néo-libérale : l’interventionnisme étatique à l’origine de la crise

Cette conception voit l’Etat comme essentiellement extérieur à l’économie. Pour


les néo-classiques, le domaine des rapports d’échanges, la sphère économique,
constitue un ordre naturel. Elle est spontanément harmonieuse et auto-régulée. L’Etat
apparaît non seulement comme extérieur à cet ordre, mais essentiellement comme
élément perturbateur. Cela conduira à voir la crise comme résultat du développement
de l’Etat, comme crise de l’étatisme et non pas crise du capitalisme. Les politiques

52
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

économiques sont déstabilisantes et perturbent le marché, le fonctionnement des


services publiques est nécessairement inefficace ; le fonctionnement des institutions
politiques, sous la forme actuelle, conduit à une hypertrophie de l’Etat et des
interventions publiques.
On peut distinguer trois grands axes de critique de l’étatisme centrés sur
l’analyse des politiques économiques keynésiennes, le fonctionnement des services
publics (la théorie économique de la bureaucratie) et celui des institutions politiques.

ii- La crise de l’Etat Keynésien

Dans une optique radicalement différente, de nombreuses analyses récentes


d’inspiration marxiste place la crise de l’Etat au centre de la crise actuelle. Elles
reposent sur un certain renouvellement de l’analyse de l’Etat dans le capitalisme,
renouvellement qui prend en grande partie sa source dans la pensée de Gramsci et sur
une interprétation originale des transformations qu’a connues l’Etat depuis la Seconde
guerre mondiale. Ces transformations conduiraient à un type d’Etat radicalement
nouveau, qualifié selon les cas, d’Etat Keynésien, d’Etat providence ou d’Etat social,
et à une mutation dans les rapports entre l’Etat, l’économie et le social. Ce sont ces
mutations précisément qui mettent la crise de l’Etat au centre de la crise actuelle. Cela
doit modifier profondément la forme et la nature des crises. La crise économique tend
à déboucher directement sur une crise des politiques et sur une crise de l’Etat, l’action
économique de l’Etat tend à devenir elle-même directement facteur de crise.
La crise de l’Etat se manifeste tout d’abord comme crise des politiques
économiques et surtout comme crise financière. Le financement des dépenses
publiques croissantes est de plus en plus économiquement difficile et socialement
insupportable. Le point de vue le plus fréquent fait de la crise de l’Etat-providence la
conséquence de la crise proprement économique et du ralentissement de la croissance.
La base économique qui a permis le développement de l’Etat-providence a été la
croissance exceptionnelle de la production durant l’après-guerre. La crise économique
détruit la cohérence qui existait entre l’accumulation du capital et la croissance des
activités sociales de l’Etat. Il y a, nous dit P. Rosanvallon, «blocage de l’équation
keynésienne, l’efficacité économique (la compétitivité) et le progrès social (réduction
des inégalités et socialisation croissante de la demande) redeviennent contradictoires à
court terme »34. Mais il y a plus, la crise entraîne une montée des demandes en matière
d’assistance, de santé, d’éducation, etc. Cela conduit simultanément à une crise
financière et à une crise de légitimité. L’Etat ne peut plus faire face à la fonction
sociale sur laquelle repose en grande partie le consensus qui fonde l’Etat keynésien.
Le changement de politique économique opéré par certains Etats à partir de la fin
des années1970, a été présenté par ses promoteurs comme une solution aux
dysfonctionnements économiques qui ont marqué la période précédente. Mais ce
changement de cap est loin d’avoir réglé tous les problèmes dus aux excès de
l’interventionnisme étatique. Pour certains, il a été un facteur d’aggravation des
difficultés économiques.

53
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

h- un changement de politique

A la fin des années soixante-dix, l’économie mondiale se trouvait dans un grand


état de confusion dû aux chocs économiques qui se sont succédés depuis 1973. Au
début de cet épisode, la politique économique s’est limitée à une application de la
logique keynésienne qui a fait ses preuves jusque-là. A la fin, elle a pris la forme d’une
attaque contre les institutions qui avaient rendu cette logique opérationnelle. Ce virage
a été perçu comme une façon de corriger les excès de la période précédente. Du fait
que cette évolution a été comprise d’une manière si étroite, les responsables politiques
n’ont pas appréhendé la cohérence de l’ensemble du système, ou les implications des
changements sociaux qu’ils recherchaient.
La nouvelle politique, dite de déréglementation, s’était donné pour objectif de
restaurer la pression du marché sur les décisions de salaires et de prix. Pour ce faire, on
a supprimé les institutions gouvernementales qui servaient à restreindre l’accès aux
marchés et à contrôler les prix et les prestations de services à l’intérieur de ces
marchés.
Ces modifications se sont combinées avec la pression de la récession pour ouvrir
une brèche importante dans le système de détermination des salaires en vigueur depuis
la fin de la guerre. Ces tentatives officielles de déréglementation représentaient une
attaque contre les institutions qui avaient enregistré et entretenu la stabilité
indispensable à la production en série. A court terme, elles ont eu pour résultat
d’exacerber la confusion semée par la crise économique pénalisant une fois de plus la
production en série et incitant l’industrie à adopter des modes de production et des
stratégies commerciales plus souples.

En résumé, on peut dire que la production de masse fordiste dépend de


l’investissement (accumulation du capital). Le rapport salarial fordiste accroît le coût
relatif du travail dans le processus de production (hausse des salaires et du taux de
salarisation dans la production active), ce qui entraîne la substitution du capital au
travail. L’investissement de capacité est renforcé par l’investissement de
rationalisation, pour obtenir les gains de productivité nécessaires au maintien du taux
de profit que l’accumulation du capital pousse à la baisse.
La contradiction entre le développement du capital et la substitution au travail
remet en cause le processus fordiste : la production croissante est réalisée avec un
travail réduit, ce qui limite les débouchés malgré le rôle des Etats- providence. La
montée du chômage remet ensuite ce rôle en question. L’emploi post-fordiste exige
des qualifications élevées, ce qui accroît le coût de la formation dans les économies
anciennement industrialisées.
La crise commencée au début des années 1970 serait une crise structurelle (crise
d’accumulation et de régulation) du régime d’accumulation intensif lié à la régulation
monopoliste et au rapport salarial fordiste. Il y a affaiblissement des régulateurs de la
période précédente :

54
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

- affaiblissement de l’accord national, par les contradictions internes du fordisme


et les limites de l’Etat providence, liées au déplacement de la croissance hors
des frontières ;
- affaiblissement de l’organisation hiérarchisée de l’économie monde, par
l’extraversion du capital de l’ancien centre et la montrée en puissance
d’économies hier périphériques, et par le développement de pouvoirs de
décision multinationaux.

55
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

SECTION II

Un nouveau paradigme technico-économique


basé sur le savoir et l’information.

En un certain sens, la crise des années 1970 peut-être interprétée comme le


dépassement d’un paradigme technico-économique dont les ressorts ne parviennent
plus à faire perdurer les performances de la période antérieure. Par le terme paradigme
technico-économique on entend l’existence d’un produit dont la production capte une
part significative de l’activité économique d’ensemble et l’utilisation d’une forme
dominante d’énergie. Le produit en question et la forme d ’énergie à laquelle il est
rattaché symbolisent à eux deux l’activité économique durant une période plus ou
moins longue. La production textile à base de laine et de coton et le moteur à vapeur
forment le binôme caractéristique des premières décennies qui ont suivi la révolution
industrielle. Le transport ferroviaire et l’énergie tirée du charbon ont marqué la plus
grande partie du XIXe siècle. L’automobile et le pétrole ont pris la relève durant la
majeure partie du XXe siècle.
Le dépassement d’un paradigme ne va pas jusqu’à la fin de la production de son
produit emblématique et l’abandon de l’énergie qui va avec. Il signifie simplement que
le point de gravité de l’économie se déplace d’un produit et d’une forme d’énergie à
un autre produit et à une autre forme d’énergie. En ce sens, on peut dire que depuis les
années 1980, on assiste à l’émergence d’un nouveau paradigme. Celui-ci se caractérise
par la prédominance de produits et, pour la première fois, de services dont la
fabrication nécessite une utilisation intensive des nouvelles technologies de
l’information et de la communication. Fait très singulier aussi, et même si la
consommation des énergies fossile et nucléaire reste à des niveaux très importants,
l’utilisation de l’information, au sens large du terme, est considérée comme un
substitut à une consommation accrue d’énergie.
L’émergence et la diffusion du nouveau paradigme ouvrent la voie à une
nouvelle logique économique dont la caractéristique majeure est que la valorisation
économique ne repose plus sur l’élévation du niveau de production par l’exploitation
de sources d’énergie plus puissantes, mais par l’incorporation dans les produits et les
services d’actifs immatériels décisifs comme le savoir, les compétences et le savoir-
faire.

56
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Les premières mesures pour faire face à la crise

La crise des années 70 a suscité des réactions à divers échelons. Dans de


nombreux pays, les responsables gouvernementaux ont entrepris de lutter contre le
chômage et la stagnation en utilisant les traditionnelles politiques de relance
économique. Mais les nouvelles conditions dans lesquelles se sont effectuées ces
politiques ont fait que les résultats obtenus étaient en deçà de ceux qu’on obtenait
ordinairement. Leurs coûts budgétaires ont été bien supérieurs à leurs résultats
notamment en matière d’emploi.
Au niveau micro-économique, les firmes spécialisées dans la production
standardisée se sont efforcées de créer des havres de stabilité à l’abri des tumultes de
la crise. Les premières stratégies ont été essentiellement défensives. L’une des
réponses que les entreprises ont trouvée pour dominer l’incertitude croissante de la
situation a été le regroupement en conglomérats ; le but étant de diversifier les activités
pour compenser les risques encourus sur le marché principal. Pour ce faire, les firmes
ont soit fondé de nouvelles filiales, soit fusionné avec des entreprises existantes. En
cas d’échec, le holding n’éprouve aucun remords à se débarrasser des entreprises les
moins rentables.
Pour beaucoup, ces manœuvres purement financières ont été responsables, en
partie, du déclin économique dans certains pays capitalistes avancés, notamment les
Etats-Unis. R. Reich insiste sur le rôle de ce qu’il appelle le Paper Entrepeneurialism
(capitalisme de casino) dans le recul de l’économie américaine sur les marchés
mondiaux. Il a été particulièrement frappé par l’apparition de grandes firmes qui n’ont
pas une importante activité commune comme Gulf and Western, ITT, Litton
Industries, Textron…
Mais ce phénomène est plus facile à comprendre si on le considère comme un
symptôme plutôt qu’une cause des problèmes macro-économiques. Cette stratégie a
surtout empêché les dirigeants d’entreprise de faire face énergiquement aux causes
profondes de leurs difficultés et de trouver de véritables solutions. Le véritable
reproche que l’on peut faire au mouvement de fusion par conglomérat, est que la
diversification n’était pas un remède approprié pour circonscrire les risques auxquels il
voulait s’attaquer. Ceux-ci provenaient non pas d’accidents survenant au gré du hasard
sur tel ou tel marché mais de chocs subis par l’ensemble de l’économie. Il existait en
fait une forte interdépendance entre tous les marchés et les risques, loin de s’équilibrer,
s’accumulaient d’un marché à l’autre. En ce sens, même les stratégies protectionnistes
dont l’application s’est intensifiée depuis les années 1970, ne sont pas arrivées à isoler
les marchés domestiques des firmes occidentales de façon à les préserver des chocs
extérieurs.
Toutes les tentatives qui ont été faites pour renouer avec les taux de profit élevés
qui ont marqué la période 1950-1970 sont restées vaines car elles n’étaient pas
adossées à des réformes structurelles de grande envergure, seules à même de parvenir
à des résultats concrets. La crise était trop profonde pour être endiguée par des
manœuvres financières ou des mesures commerciales.

57
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Avec le temps, certains dirigeants d’entreprises commençaient à prendre


conscience du caractère structurel et multiforme de la crise. Dès lors, ils étaient
disposés à entreprendre les réformes qui s’imposaient. Cela sans oublier que le propre
des économies capitalistes avancées où la pression concurrentielle est vive et
permanente est de pousser sans cesse à élaborer de nouvelles stratégies d’entreprise.
Lorsqu’elles font leur preuve, ces stratégies s’étendent alors à l’ensemble des secteurs
de l’économie. Ces stratégies impliquent souvent de profonds remaniements des
modes d’organisation et des formes structurelles des entreprises. Ce sont alors les
modes et les principes de fonctionnement des économies dans leur ensemble qui s’en
trouvent profondément bouleversés. La stratégie de globalisation économique mise en
œuvre par de grandes firmes mondiales depuis le début des années 1980 procède de
cette même logique. Il serait cependant erroné de croire que la stratégie de
globalisation avait été élaborée dans sa forme finale de manière préméditée et en peu
de temps. Elle a évolué étape par étape au gré des obstacles et problèmes que posait la
crise aux firmes concernées. Les firmes l’ont faite par essais et erreurs, d’une façon
décousue, souvent dans un grand stress, et parfois sans avoir clairement conscience ni
de ce qu’elles faisaient ni des raisons qui les poussaient.

La nécessité de mesures plus profondes

Le mouvement de globalisation ne peut-être compris qu’en tant qu’ensemble de


mesures stratégiques initiées par les entreprises pour faire face, d’une façon nouvelle, à
la crise économique à laquelle elles étaient confrontées. Ses principaux traits n’ont
commencé à être distinguées avec clarté qu’une fois que les réponses qu’il apportait
aux multiples facettes de cette crise commençaient à donner des résultats satisfaisants
pour les dirigeants d’entreprises qui les ont mises en œuvre. Le processus de
globalisation a la complexité de la crise à laquelle il est censé répondre. Les modalités
de sa mise en œuvre peuvent différer d’un pays à l’autre et d’une firme à l’autre
(même celles qui sont de même nationalité). Mais au-delà de cette complexité et de
cette multiplicité, le phénomène conserve partout un certain nombre de principes
communs sans lesquels il ne pourrait être considéré comme tel. L’enjeu est donc de
déterminer le principe fondamental sur lequel est fondée la stratégie de globalisation.
Y arriver permet de présenter une définition claire et précise de ce mouvement.
Une telle entreprise nécessite à coup sûr un important effort d’abstraction
théorique. Cela passe par une reconstitution des principales mesures qui ont été prises
par les firmes en vue de faire face aux retombées de la crise économique. On verra
alors que chacune de ces principales mesures est, en fait, une réponse directe à l’un des
principaux aspects de la crise en question que nous avons déjà mentionnés dans la
précédente section. Le plus important est d’insérer ces différentes mesures dans un
ensemble global et cohérent de façon à ce que, au bout du compte, le processus de
globalisation apparaisse comme l’aboutissement de toutes ces stratégies. A l’issue de
cette ultime étape, on doit être en mesure de faire ressortir le principe élémentaire qui
fonde le processus de globalisation économique tout entier, et ainsi, donner une
définition appropriée de celui-ci.

58
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Pour bien entamer cette seconde section, il y a lieu de rappeler que la stratégie de
globalisation économique s’inscrit dans la logique du dépassement du système de
production de masse standardisée qui, comme on l’a vu, était arrivé à une impasse.
Cette stratégie constitue la consécration de tous les efforts qui ont été entrepris en vue
de lever les blocages, qui en s’accumulant, ont fini par transformer les avantages du
système en question en autant d’inconvénients. Les facteurs de crise étaient trop
nombreux et trop profonds (facteurs internes et facteurs externes) pour espérer que de
simples réaménagements ou que des réformes superficielles et à court terme pourraient
rétablir la situation de prospérité antérieure. Avec le temps et en s’approfondissant, ces
diverses stratégies apparemment disparates ont pu acquérir une cohérence d’ensemble
et s’unir dans une stratégie globale de type combinatoire.
Pour être en phase avec ce qui a été dit auparavant, on peut dire que la continuité
dans le temps des logiques qui sous-tendent les grands phénomènes économiques de
l’histoire, laissent à penser que c’est la logique de la crise multidimensionnelle des
années 1970 elle-même qui a produit la cohérence des différentes stratégies qui ont été
appliquées plus tard, justement pour sortir de cette crise. De ce point de vue, la
globalisation de l’économie apparaît comme l’élément central vers lequel tendent
toutes ces stratégies.
Les transformations qui ont découlé du processus de globalisation n’ont épargné
aucun aspect du système de production de masse standardisée. Elles ont eu un impact
direct sur la nature et la qualité des biens produits. Elles ont en conséquence
profondément transformé les méthodes et les moyens de production de ces biens d’un
genre nouveau. Cela ne pouvait se faire sans une profonde restructuration des formes
organisationnelles des entreprises concernées. Du fait que des entreprises de rang
mondial étaient impliquées dans ce processus, il en découlait inévitablement un
remaniement général des principes régissant le fonctionnement macro-économique.
Par ailleurs, et en sachant que le mouvement de globalisation fait intervenir de façon
privilégiée la dimension internationale de l’économie, on comprend alors pourquoi ce
processus est attaché à un bouleversement dans le fonctionnement de l’économie
mondiale.
Bref, le mouvement de globalisation participe de manière active à la mise en
place d’un nouveau paradigme technico-économique qui se substitue à celui qui a été à
l’œuvre depuis le début de ce siècle, notamment après la Deuxième guerre mondiale.

Quelques traits actuels majeurs de la technologie

Les transformations survenues depuis la fin des années 1970 dans les relations
entre la science, la technologie et l’activité industrielle ont fait de la technologie un
facteur de compétitivité souvent décisif, dont les traits affectent pratiquement
l’ensemble du système industriel (entendu au sens large, comprenant donc une partie
des services). L’accent peut-être mis sur les points suivants.
Les liens entre la connaissance scientifique fondamentale et la technologie se
sont considérablement resserrés. Plus qu’à toute époque précédente, on assiste à une
interpénétration entre la technologie industrielle à but compétitif et la recherche de
base pure sans parler de la recherche fondamentale orientée dont le rôle est toujours
plus important. L’exemple le plus clair se trouve dans le domaine de la biotechnologie

59
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

où les sciences du vivant sont en prise presque directe avec les processus industriels.
Parallèlement, toutes les technologies critiques contemporaines se caractérisent par
leur forte capacité de diffusion intersectorielle. Elles offrent des opportunités de
renouveler la conception de nombreux produits et d’en inventer de nouveaux. Plus
important encore, elles exigent la transformation des procédés dominants de
fabrication aussi bien que des techniques de gestion dans l’ensemble du système
industriel.
De nombreuses percées technologiques récentes ont été le résultat de
fertilisations réciproques ou combinatoires entre des disciplines scientifiques et des
techniques distinctes ; c’est le cas des nouveaux matériaux nés de la rencontre entre la
chimie appliquée, les matériaux classiques et la programmation industrielle
informatisée par micro-ordinateur. Dans le cas où ces synergies seraient importantes, il
devient possible d’identifier des grappes technologiques, c’est-à-dire des groupes
d’activités industrielles et de services établis autour d’une base technologique
commune (en particulier dans le domaine de la micro-électronique et de la
biotechnologie).
Indépendamment de leur impact sur la croissance macro-économique et le niveau
d’emploi, dont la nature et l’ampleur sont controversées, ces développements ont
modifié les paramètres de la compétitivité micro-économique ainsi que les
comportements concurrentiels des entreprises. Tous les facteurs qui viennent d’être
énumérées les ont contraintes à augmenter sérieusement leurs dépenses (ou
investissements immatériels) en R&D. Par ailleurs, le coût de ces dépenses a
augmenter sensiblement. La hausse a été particulièrement forte dans l’informatique
(semi-conducteurs, ordinateurs) de la pharmacie, mais elle concerne pratiquement tous
les secteurs. L’effet conjoint de l’augmentation du niveau des dépenses exigées par les
transformations des « paradigmes technologiques » et de leur coût explique
l’accroissement de la part de la valeur ajoutée réinvestie dans la technologie.
Prises dans leur ensemble, ces transformations ont entraîné des changements
dans la composition des ressources spécialisées complémentaires. Celles-ci sont
définies comme les ressources qui manquent à une entreprise tout en lui étant pourtant
nécessaire pour mener à bien la mise au point et la commercialisation d’une innovation
et pour bénéficier des flux de valeur ajoutée et des quasi-rentes d’entreprises
auxquelles elle doit pouvoir normalement prétendre.
Tout se conjugue pour faire pression sur les firmes afin qu’elles coopèrent soit
avec plus faible qu’elles-mêmes soit entre égaux. Dans un contexte de changement
technologique rapide, les accords de coopération et les alliances stratégiques sont un
moyen permettant à des entreprises de se procurer, au moindre risque et en gardant la
possibilité de se désengager, les ressources complémentaires et les intrants
technologiques essentiels. Ils sont aussi l’un des principaux instruments des politiques
de compétitivité.
Ces quelques lignes ont pour objet de servir d’entrée en matière au délicat
problème des formes et enjeux de la compétition technologique que nous étudions
dans ce qui suit.

60
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

I - Les formes et les enjeux de la compétition technologique

De ce qui précède, il ressort que la compétition technologique entendue au sens


large est l’une des principales actions qui permette à une firme d’obtenir un avantage
stratégique matérialisé dans la détention d’actifs physiques ou incarné dans des actifs
incorporels, et impliquant pour elle de supporter des coûts irrécouvrables. Elle est au
cœur de la recherche d’une position dominante, telle que l’envisagent de nombreuses
firmes, de différents secteurs d’activité ou de différentes tailles. Cependant, son
analyse demeure difficile comme l’est toute analyse d’un phénomène essentiellement
dynamique ; elle se heurte à un double obstacle, celui de l’identification du problème
économique à poser et celui de la méthode pour le traiter. Le problème économique
véritable est celui de l’évaluation des frontières de l’entreprise innovatrice qui doit être
traitée dans le cadre d’analyses essentiellement temporelles.
La compétition technologique est caractérisée à la fois par l’effort d’invention et
par le produit d’invention. L’effort d’invention est traduit dans des dépenses de
Recherche et Développement ou dans des emplois de R&D ; le produit de l’invention
dans des brevets ou dans un recensement des innovations de différentes sortes ou
encore dans l’élaboration de production et/ou de produits.
La nouvelle stratégie concurrentielle adoptée par les firmes des pays capitalistes
avancés, et incarnée par les stratégies de compétition technologique, s’enracine dans
la position théorique de J. Schumpeter sur la question de la concurrence dans les
économies capitalistes. Celle-ci consiste à considérer que dans la réalité capitaliste, le
type de compétition qui compte n’est pas la compétition par les prix mais une
compétition par les nouveaux produits ou les nouveaux processus de production.
Les sociétés occidentales qui ont misé le plus sur la compétition technologique
utilisent donc l’innovation en tant que solution d’un ou plusieurs problèmes afin de
mieux affronter la concurrence des autres firmes. Ces firmes peuvent être issues de
pays technologiquement avancés comme elles peuvent être issues de pays qui le sont
moins. L’essentiel est de parvenir à proposer avant les autres des solutions à des
problèmes spécifiques et originaux. Ces solutions prennent souvent la forme de
nouveaux produits ou de nouveaux procédés de fabrication. Les processus
d’innovation sont conçus comme des processus par lesquels sont exploités certains
potentiels technologiques. Autrement dit, la technologie n’est plus une donnée à
priori, mais un résultat du processus d’innovation.
L’innovation est ici présentée comme étant, de façon générale, la solution d’un
ou de plusieurs problèmes qui sont avant tout, des problèmes scientifiques ou
techniques. Cette solution requiert d’utiliser l’information tirée d’expériences
antérieures et de connaissances codifiées, mais elle exige aussi l’usage de capacités
spécifiques et non codifiés des inventeurs. Cet ensemble d’informations, de
connaissances et de capacités constitue ce qu’on appelle la base de connaissances.
Dans tous les cas, quelle que soit la base de connaissances, l’innovation, c’est-à-
dire l’activité de résolution d’un problème, implique le développement et la mise au
point de modèles et de procédures spécifiques. Ce sont des modèles et procédures qui
forment ce qu’on dénomme un paradigme technologique. Un paradigme technologique
peut-être défini comme un « modèle de solutions de problèmes techno-économiques
sélectionnés, dérivés des sciences naturelles, conjointement avec des règles spécifiques

61
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

conçues pour acquérir de nouvelles connaissances, et les sauvegarder autant que


possible, contre une diffusion rapide aux concurrents ».
A bien des égards, cette notion est une version sophistiquée d’une notion plus
familière en analyse économique qui est celle d’une grappe d’innovations majeures en
tant qu’elle s’oppose à celle d’innovation mineure ou encore celle d’impulsion en tant
qu’elle s’oppose à celle d’innovation induite. La notion de paradigme fait la distinction
entre celui-ci et la trajectoire technologique qui correspond aux innovations mineures
ou induites.
La théorie économique n’a commencé à s’intéresser à cet aspect des choses que
récemment. Si la théorie Ricardienne fonde le commerce international sur les écarts
technologiques entre les pays, elle ne pose pas pour autant la question de l’origine de
ces écarts ou plus exactement, elle les considère comme naturels et immuables. C’est
cette hypothèse qui permet en définitive à Ricardo de ramener les divergences
technologiques entre pays à des différences de coûts comparatifs. Dans la théorie
d’Heckcher-Ohlin-Samuelson, les fondements de l’échange sont constitués par les
différences de dotation de facteurs et, sous l’hypothèse de l’identité internationale de
la technique et de la fixité des méthodes de production, on est ramené aussi à des
différences relatives de coût de production. D’où l’existence d’une réelle continuité
entre la théorie Ricardienne et la théorie des dotations de facteurs en dépit de leur
divergence sur le concept de valeur.
La véritable rupture intervient avec Schumpeter lorsqu’il souligne que la
concurrence entre les firmes ne se réalise pas seulement par les prix et les coûts mais
aussi et principalement par l’innovation et avec Vernon, lequel introduit l’innovation
comme fondement du commerce international et des investissements internationaux en
s’efforçant d’établir la relation qui doit exister entre les incitations des firmes à
innover et l’avantage compétitif du pays.
Pour comprendre en quoi le tournant pris par les stratégies concurrentielles des
grandes firmes occidentales à la suite des années 1970 constitue une véritable rupture,
il faut revenir à la période des années 1930 et à la controverse théorique qui opposa
Schumpeter à Keynes, à la suite de la publication par ce dernier de sa Théorie
générale. Les deux hommes n’étaient pas des antagonistes. Ils ont tous deux remis en
question des idées solidement établies. Les adversaires de Keynes étaient ces mêmes
économistes néoclassiques de l’école autrichienne avec lesquels Schumpeter, encore
étudiant, avait pris ses distances. Schumpeter lui-même, s’il considérait toutes les
réponses de Keynes comme erronées ou du moins trompeuses, en faisait une critique
amicale. En effet, c’est lui qui a introduit Keynes aux Etats-Unis .Quand le chef
d’œuvre de Keynes, la théorie générale, fut publié en 1936, Schumpeter, alors doyen
de la faculté des sciences économiques de Harvard, conseillait à ses étudiants de lire ce
livre, affirmant qu’il dépassait totalement ce qu’il avait lui-même écrit auparavant sur
la monnaie. Keynes, de son côté, considérait Schumpeter comme l’un des rares
économistes contemporains dignes de son respect. Dans ses conférences, il se référait
sans cesse aux travaux publiés par celui-ci pendant la première guerre mondiale et
particulièrement à son essai sur les Rechenpfennige ( monnaie de compte ) qui lui avait
inspiré sa propre réflexion sur la monnaie.

62
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

On oppose souvent Schumpeter et Keynes politiquement, le premier étant classé


parmi les conservateurs, le second parmi les radicaux. En réalité, c’est presque le
contraire. Politiquement, les vues de Keynes étaient tout à fait proches de ce que l’on
appelle maintenant le néo-conservatisme. Sa théorie prend racine dans son attachement
passionné au libre marché et dans son désir de ne pas laisser les hommes politiques et
les gouvernements s’en mêler
Ce qui sépare Schumpeter de Keynes va plus loin que les théories économiques
ou les opinions politiques. En fait, les deux voyaient différemment la réalité
économique, étaient préoccupés par des problèmes différents, et définissaient les
sciences économiques de façon tout à fait différente. Bien saisir ces différences est
essentiel pour comprendre le monde économique d’aujourd’hui.
Keynes, tout en rompant avec l’économie classique, fondait sa logique
entièrement sur ses schémas. C’était un hérétique plutôt qu’un incroyant. Pour lui,
l’économie était la théorie des équilibres formulées par Ricardo en 1810, et qui domina
la pensée du XIXe siècle. Cette économie-là fonctionne à l’intérieur d’un système
fermé et statique. La question clé posée par Keynes était celle qu’avaient formulée les
économistes du XIXe siècle : « comment peut-on maintenir une économie en
équilibre ? ».
Pour Keynes, les problèmes majeurs de l’économie sont : la relation entre
« l’économie réelle » des biens et services et « l’économie de symboles » de la
monnaie et du crédit ; la relation entre les individus et les entreprise d’une part, et la
macro-économie de l’Etat-Nation d’autre part ; et , finalement, la connaissance du
véritable moteur de l’économie, la production (c’est-à-dire l’offre ) ou la
consommation (c’est-à-dire la demande). Sur ce point, Keynes se situait dans la ligne
directe des théories de Ricardo, de John Stuart Mill, de l’école autrichienne et d’Alfred
Marshall. S’ils diffèrent beaucoup sur d’autres plans, la plupart de ces économistes du
XIXe siècle, Marx compris, avaient apporté des réponses identiques à ces questions :
l’économie réelle domine et la monnaie n’est que le « voile des choses », la micro-
économie, celle des individus et des entreprises est déterminante, le gouvernement
peut tout au mieux corriger des écarts sans importance, au pire créer des dislocations ;
et c’est l’offre qui domine, la demande y étant assujettie.
Keynes posait les mêmes questions que Ricardo, Mill, Marx, l’école
autrichienne et Marshall, mais avec une audace sans précédent, il inversa toutes leurs
questions. Dans le système Keynésien, la monnaie et le crédit sont « réels », et les
biens et les services dépendent de l’économie de symboles et n’en sont que le reflet.
La macro-économie – l’économie de l’Etat-Nation – représente tout, les individus et
les entreprises n’ayant pas le pouvoir d’influencer, encore moins de diriger
l’économie, ni de prendre des décisions susceptibles d’influer sur les forces de la
macro-économie. Et les phénomènes économiques, tels que la formation du capital, la
productivité et l’emploi sont assujettis à la demande.
Sur ces questions, Peter Drucker a une position catégorique. Il nous dit, sans
réserve : « nous savons maintenant que toutes les réponses Keynésiennes sont
erronées ». Cela Schumpeter le savait déjà, il y a cinquante ans, ajoute-t-il. Selon lui
les réponses de Keynes ne sont valables que dans quelques cas spéciaux et à l’intérieur
de limites assez étroites. A titre d’exemple, la théorie clé de Keynes, à savoir que des
faits monétaires – déficit du gouvernement, taux d’intérêts, volume du crédit et de la

63
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

monnaie en circulation – déterminent la demande tout comme la conjoncture


économique. Cela présuppose, comme Keynes le soulignait lui-même, que la monnaie
circule à un rythme constant, rythme que les individus ou les entreprises ne peuvent
modifier dans le court terme. Schumpeter signala il y a cinquante ans que tout semblait
infirmer cette hypothèse. « Et en effet, chaque fois qu’elles furent mises à l’épreuve,
les politiques économiques Keynésiennes ont échoué face à la micro-économie des
entreprises et des individus, de façon imprévisible et sans avertissement, modifiant
ainsi, du jour au lendemain, la vitesse de circulation de la monnaie » 35.
Cela ne signifie pas pour autant que la science économique puisse revenir au
néoclassicisme pré-keynésien. La critique par Keynes des réponses néoclassiques est
aussi définitive que la critique de Keynes par Schumpeter. Mais parce que nous savons
maintenant que les individus peuvent vaincre le système, nous avons perdu les
certitudes qui firent du système keynésien le principe directeur de la théorie et de la
politique économique pendant une cinquantaine d’années. Le monétarisme de
Friedman et l’économie de l’offre sont des tentatives désespérées pour remédier au
système keynésien de l’équilibre économique. Mais il est peu probable que l’un ou
l’autre puisse rétablir un système économique dans lequel un seul facteur – la dépense
publique, les taux d’intérêts, l’offre de monnaie ou les réductions d’impôts, puisse
contrôler l’économie de manière prévisible et avec quasi-certitude.
Les thèses de Keynes n’étaient pas plus valables que celles qu’elles remplaçaient ;
cela Schumpeter l’avais compris dès le début. Mais pour lui, ce qui comptait
réellement, c’était que les questions Keynésiennes, aussi bien que celles de ses
prédécesseurs, n’étaient pas du tout les bonnes questions. L’erreur majeure était
l’hypothèse selon laquelle une économie saine, normale est une économie en équilibre
statique. Depuis ses années d’étudiant, Schumpeter soutenait qu’une économie
moderne est toujours en déséquilibre dynamique. L’économie de Schumpeter n’est pas
un système fermé comme l’univers de Newton – ou la macro-économique de Keynes.
Elle évolue et change sans cesse, selon un mode biologique plutôt que mécanique. Si
Keynes était un hérétique, Schumpeter fut un infidèle.
Schumpeter avait suivi des cours des grands économistes de l’école
autrichienne, à une époque où Vienne était la capitale de la théorie économique. Il
garda toute sa vie de l’affection pour ses professeurs. Mais sa thèse de Doctorat, l’un
de ses tous premiers grands livres, la théorie du développement économique (paru dans
sa version allemande originale en 1911), commence par cette affirmation : le problème
central de l’économie n’est pas l’équilibre mais le changement de structures. Cela
conduit ensuite au célèbre théorème de Schumpeter posant l’innovateur comme le
véritable sujet de l’économie.
L’économie classique, ainsi que Keynes, considérait l’innovation comme
extérieure au système. L’innovation appartenait à la catégorie des « catastrophes
extérieures », au même titre que les tremblements de terre, le climat ou la guerre, qui,
comme chacun sait, exercent une profonde influence sur l’économie mais ne font pas
partie de la science économique. Schumpeter soutenait au contraire que l’innovation –
c’est-à-dire l’esprit d’entreprise qui déplace les ressources d’emplois anciens et
obsolètes vers de nouveaux emplois plus productifs – constitue l’essence même de la
science économique et plus certainement d’une économie moderne.

64
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Il tirait cette notion, comme il était le premier à l’admettre, des écrits de Marx.
Mais il l’utilisait pour réfuter Marx. La notion de développement économique qu’il
conçut parvint à établir ce que ni les économistes classiques, ni Marx, ni Keynes ne
purent faire : à savoir que le profit remplit une fonction économique. Dans une
économie de changement et d’innovation, le profit, à l’inverse des théories de Marx,
n’est pas une « plus-value » volée aux travailleurs. Au contraire, c’est la seule source
d’emplois et de revenus pour les travailleurs. La théorie du développement
économique montre que personne, sinon l’innovateur, ne réalise de véritable
« profit » ; et que le profit de l’innovateur est souvent de courte durée. Mais
l’innovation selon la formule de Schumpeter, est aussi une « destruction créatrice ».
Cela rend obsolète les biens d’équipement et les investissements. Plus une économie
progresse, plus elle a besoin de formation de capital. Ainsi, ce que l ’économiste
classique – ou le comptable ou la bourse – considère comme du « profit » est en
réalité un coût, le coût de préserver son activité, le coût d’un futur où rien n’est
prévisible, sinon que les entreprises rentables d’aujourd’hui seront les canards boiteux
de demain. La formation du capital et la productivité sont donc nécessaires pour que
l’économie puisse continuer à produire de la prospérité, et, avant tout, pour qu’elle
maintienne les emplois d’aujourd’hui tout en créant les emplois de demain.
L’innovation de Schumpeter, avec sa destruction créatrice est jusqu’à présent la
seule théorie qui justifie l’existence de ce que nous appelons profit. Les économistes
classiques savaient très bien que leur théorie n’offrait aucune rationalisation du profit.
En effet, dans l’équilibre économique d’un système économique fermé, il n’y a pas de
place pour le profit, ni explication. En revanche, si le profit est un coût réel, et surtout
s’il est le seul moyen de maintenir des emplois et d’en créer de nouveaux, alors le
capitalisme redevient un système moral.
Les économistes classiques avaient souligné que le profit est nécessaire pour
inciter les gens à prendre des risques. Mais ne serait-ce pas en réalité une forme de
corruption, et donc injustifiable moralement ? Ce dilemme avait conduit l’un des
économistes les plus brillants du XIXe siècle, John Stuart Mill, à embrasser le
socialisme vers la fin de sa vie. La faiblesse de ce système de stimulation, du point de
vue moral, permit à Marx de condamner aussitôt le capitaliste comme mauvais et
immoral et d’affirmer qu’il ne remplit aucune fonction, et que sa fin prochaine est
inéluctable. Si l’on renonce à l’axiome d’une économie stable, indépendante et fermée,
pour adopter l ’économie dynamique, croissante, mobile et changeante de Schumpeter,
ce qu’on appelle le profit n’est plus immoral. Il devient un impératif moral. Dans la
théorie économique de Schumpeter, une seule question subsiste : y a-t-il suffisamment
de profit ? la formation de capital sera-t-elle suffisante pour parer aux coûts futurs, au
coût de rester en vie ou coût de la destruction créatrice.
Pour P.Drucker, cette notion suffit à faire du modèle de Schumpeter la seule
base pour les politiques économiques dont nous avons besoin. Très clairement, la
conception Keynésienne – ou classique – de l’innovation en tant que phénomène
« extérieur », et en fait périphérique à l’économie, sans grand effet sur elle, ne peut
plus être défendue. La question fondamentale de la théorie et de la politique
économique, surtout dans les pays développés, est la suivante : Comment peut-on
maintenir la formation du capital et la productivité afin de soutenir les changements
technologiques rapides et l’emploi ? Quel est le minimum de profit nécessaire pour

65
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

couvrir les coûts futurs ? Quel est le profit minimum requis, avant tout, pour préserver
les emplois et pour en créer de nouveaux ?

Technologie et information

Cette prise en compte des véritables déterminants de la concurrence économique


découle d’une meilleure compréhension de la nature de la technologie. En effet, la
représentation de la technologie grâce aux notions de paradigme et de trajectoire est
très différente de la représentation habituelle par les économistes. Celle-ci assimile la
technologie à de l’information. Suivant cette représentation, une firme peut produire et
utiliser des innovations en puisant, plus ou moins librement, dans un stock général de
connaissances technologiques. Le processus de recherche qu’elle met en œuvre pour
améliorer sa technologie consiste à explorer tout le stock de connaissances avant de
faire le choix des techniques appropriées. Au contraire, suivant la représentation en
termes de paradigmes et de trajectoires, une firme est toujours contrainte dans ce
qu’elle peut faire par ce qu’elle a été capable de faire dans le passé. Le processus de
recherche qu’elle met en œuvre est un processus d’amélioration et de diversification à
partir de sa propre base de connaissances. Il s’ensuit que la technologie est distincte de
l’information. « Dans chaque technologie, il y a des éléments de connaissances tacites
et spécifiques qui […] ne peuvent pas être entièrement diffusés par une information
publique ou privée »36. La technologie a donc une nature cumulative et spécifique.
Cette distinction entre technologie et information apparaît aussi à la manière du
rapport entre information et connaissance. Selon F. Machlup, si l’on veut dire que
toute information dans le sens ordinaire du mot est de la connaissance, toute
connaissance ne peut pas être appelée de l’information. Cette distinction vise en fait à
montrer que le plus important n’est pas tant la circulation de l’information – encore
que cette dernière a une importance cruciale dans la diffusion de la technologie – mais
la création de l’information en tant que flux alimentant le stock de connaissances. Ces
connaissances serviront alors à résoudre des problèmes divers sous forme de création
de nouveaux produits par exemple. Il est plus judicieux de parler à ce sujet de savoir
synonyme de compétences et d’aptitudes coûteuses à acquérir et nécessaires pour la
résolution de ces problèmes.
La logique qui sous-tend la stratégie de compétition technologique doit tout
d’abord être recherchée dans la nature même du savoir technologique. Celui-ci ne se
limite pas à l’information technologique et scientifique gratuite ou non, dont pourrait
disposer toute firme – et telle qu’elle est censée exister dans la théorie. Au contraire,
dans les économies de marché, la technologie est, pour une large partie, le résultat de
l’expérience accumulée par les firmes dans la production (entendue ici au sens large,
c’est-à-dire, incluant l’activité de R&D ou celle de marketing), et donc, de processus
d’apprentissage, soit par la pratique (by doing ),soit par l’usage ( by using ). Il s’ensuit
qu’elle est nécessairement spécifique aux firmes qui la mettent en œuvre. Cette
spécificité se manifeste par le caractère tacite (non codifiable et directement
appropriable) des connaissances acquises, et par l’aspect cumulatif des progrès
enregistrés. Du point de vue de la firme, cela signifie que la recherche technologique et
les choix de techniques sont nécessairement contraints parce qu’elle a appris, et, donc,
qu’elle suit une trajectoire technologique.

66
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Le caractère ésotérique et cumulatif des connaissances

Dans la théorie évolutionniste, les connaissances peuvent être tacites ou


codifiées, cumulatives et spécifiques. Tacites, les connaissances sont utilisables par
leur détenteur, mais difficilement communiquées à d’autres individus. Par contre, les
connaissances codifiées sont exprimées selon des règles formelles et donc plus faciles
à transmettre. Cette distinction est très utile mais il ne faut pas exagérer la différence
entre ces deux types de connaissance. D’abord les connaissances réelles sont plutôt
intermédiaires entre les deux extrêmes des connaissances tacites et codifiées. Ensuite
les connaissances codifiées ne peuvent être communiquées facilement qu’à ceux qui
connaissent le code 37.
Le caractère cumulatif implique que les nouvelles connaissances ne rendent pas
inutiles les précédentes. Au contraire, dans le développement d’un certain paradigme,
l’utilité des connaissances peut augmenter et son coût d’acquisition baisser. Le
caractère cumulatif varie beaucoup selon le type des nouvelles connaissances. Si
celles-ci se situent dans un paradigme préexistant, la “cumulativité”est plus forte que
si elles sont radicalement nouvelles. Encore faut-il signaler que certains paradigmes
nouveaux tels que ceux de la micro-informatique ou des biotechniques offrent des
possibilités beaucoup plus vastes que les anciens paradigmes. A ce propos il faut
rappeler le caractère de destruction de compétences lié aux connaissances radicalement
nouvelles.
Ainsi, le plus récent élément de connaissance peut être mieux compris par ceux
qui disposaient des connaissances précédentes que de ceux qui entrent à un stade
ultérieur. Ainsi, la R&D peut servir non seulement à découvrir des nouveaux
phénomènes mais aussi à augmenter la capacité d’absorption de la firme. Or, les
caractères locaux, cumulatif et spécifiques des connaissances impliquent la création de
barrières aussi bien dans les disciplines scientifiques que dans les technologies. En
outre, le développement des connaissances est irréversible parce que les
connaissances, une fois crées, ne peuvent pas être détruites.
Dès qu’on admet que la technologie possède une nature cumulative et
particulière à chaque entreprise, son développement dans le temps cesse d’être
aléatoire. Elle est ainsi susceptible d’être limitée aux zones qui ont d’étroites affinités
technologiques avec les activités existantes.
Ainsi sont mises en avant quelques-unes des limitations intrinsèques au
développement du progrès technologique ; et partout, les limites inhérentes à l’accès et
à l’utilisation de la nouvelle technologie. En effet, et pour qu’il en soit ainsi, il faut
considérer que les transferts technologiques ne sont pas instantanés. Des écarts
peuvent subsister pendant des périodes plus ou moins longues. L'imitation demande du
temps. Il faut aussi considérer que les transferts de techniques ne sont pas gratuits. Ils
exigent non seulement l’obtention d’une information qui n’est pas immédiatement
disponible, mais aussi l’achat de biens d’équipement sans lesquels les techniques n’ont
pas d’existence. A cela s’ajoute un savoir informel qui ne peut prendre la forme
d’informations précises – on peut le qualifier de savoir-faire résultant de la pratique –
mais qui est indispensable à la mise en œuvre efficace des machines et, souvent, à
l’amélioration des techniques. Cet apprentissage représente aussi un coût et demande

67
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

du temps. En bref, des écarts technologiques peuvent exister entre les pays et perdurer
même si l’on est obligé d’admettre, contrairement à l’hypothèse Ricardienne, qu’ils ne
sont pas stables et naturels. Des écarts statiques peuvent donc être remplacés par des
écarts temporels et dynamiques. Bref, les innovations tant de procédé que de produit
peuvent être difficiles à imiter en raison de la spécificité des connaissances et
compétences techniques de l’entreprise innovante. La réduction des écarts
technologiques nécessite la conjonction de conditions qu’il est difficile pour les pays
en développement de réunir. Il faut disposer d’un capital pour produire de nouveaux
capitaux, de connaissances préalables pour assimiler de nouvelles connaissances, de
compétences et d’un certain niveau de développement pour créer les effets d’échelle
qui rendent le développement possible. En résumé, il est dans la logique de la
dynamique de la technologie et de la croissance que ce soit celui qui est le plus avancé
sur le plan technologique qui s’enrichit le plus et que l’écart demeure et se creuse par
rapport à ceux qui sont laissés à la traîne.
Toutefois, il n’est plus possible comme auparavant d’évaluer en décennies
l’avance technologique liée à une entreprise sectorielle ou nationale. L’avance ou le
retard entre pays développés se calcule plutôt sur une année ou deux. En d’autres
termes, les entreprises de ces pays présentent une position technologique internationale
plus concurrentielle et plus semblable. Malgré cela, le phénomène du « gagnant
unique » observé dans un nombre croissant de secteurs selon lequel, seuls ceux qui
franchissent la ligne d’arrivée les premiers récupèrent tous les bénéfices, incite
fortement à l’intensification de l’effort d’innovation par les firmes.
La stratégie de rivalité technologique par l’intensification du processus
d’innovation initiée par les firmes des pays les plus avancés dans le domaine
technologique s’inscrit dans une approche dite de barrières stratégiques à l’entrée
destinées à dissuader d’éventuels entrants parmi les concurrents. Ces barrières à
l’entrée sont matérialisées par des coûts d’entrée qui dans l’approche traditionnelle de
G. Stigler sont définis «comme un coût de production (à n’importe quel niveau de
production) qui doit être supporté par une firme qui cherche à entrer dans une
industrie, mais n’est pas supporté par les firmes déjà installées dans l’industrie »38.
Suivant la formulation de J. Bain, ce sont les effets potentiels de ces barrières – en
l’occurrence la persistance de prix fixés au-dessus du coût moyen en longue période –
qui les définissent. Dans ces conditions, les avantages absolus de coût, les économies
d’échelle, la différenciation des produits sont recensés en tant que barrières à l’entrée.
Les avantages absolus de coût permettent, en effet, aux firmes installées de produire
n’importe quel niveau de production à des coûts unitaires plus faibles que les éventuels
entrants ; et, donc, de maintenir un prix supérieur au coût unitaire sans être sous la
menace d’une entrée. La différenciation des produits fait que les firmes installées
bénéficient de l’attachement d’une clientèle de telle sorte que les entrants potentiels ne
peuvent accaparer une part de marché qu’en proposant un prix plus faible ou en
supportant des coûts de vente plus élevés que les firmes installées. Celles-ci sont,
donc, en mesure de toujours maintenir un prix au - dessus de leur coût unitaire 39.

68
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

La compétition technologique : une arène concurrentielle plus


avantageuse

L’une des caractéristiques majeures de la stratégie de compétition technologique


est qu’elle permet d’atteindre des objectifs à la fois nombreux et variés. Mais il nous
semble que son objectif primordial et de réorganiser les règles et les lieux de la
concurrence entre les entreprises. Les entreprises à fort potentiel d’innovation mettent
à profit cette stratégie afin de déplacer la concurrence économique vers l’arène
strictement micro-économique. Le but est de neutraliser certains facteurs de type
macro-économique comme la sous-évaluation du taux de change et la baisse du niveau
moyen des salaires qui ont grandement contribué au succès commercial des entreprises
de nouveaux pays industrialisés. Ces facteurs sont particulièrement agissant dans les
industries dominées par les firmes de production de masse standardisée. En éliminant
ce genre d’avantages, la compétitivité économique devient une affaire essentiellement
privée et les firmes leaders de leurs secteurs peuvent faire valoir leurs avantages
concurrentiels qui sont d’ordre supérieur. Ceci tend à faire admettre que la firme
demeure l’agent innovateur par excellence et la compétitivité de chaque pays peut
difficilement être conçue comme autre chose que le résultat de l’action des firmes
elles-mêmes.
Cette proposition vise à lever l’ambiguïté qui a longuement caractérisé la
réflexion économique quant aux véritables déterminants de la compétitivité
économique. La plupart des modèles économiques ont adopté une vision globalisante
du problème qui privilégie la rationalité collective indiquant les choix du pays sans se
préoccuper des décisions que prennent effectivement les agents individuels que sont
les entreprises. Cette vision globalisante remonte aux origines de la pensée
économique avec les mercantilistes dont la pensée s’insère dans le cadre global de
l’économie. Ricardo et son célèbre modèle anglo-portugais reprend le même cadre
d’analyse. Ainsi déclare-t-il : « Dans un système d’entière liberté du commerce,
chaque pays consacre son capital et son industrie à tel emploi qui lui paraît le plus
utile. Les vues de l’intérêt individuel s’accordent parfaitement avec le bien universel
de la société »40. C’est aussi l’un des écueils auxquels se sont heurtés Keynes et les
keynésiens qui ont cru qu’il existait des relations strictes entre les agrégats sans se
préoccuper des réactions individuelles des agents.
Ainsi, l’approche des échanges internationaux en termes de compétitivité oblige
à rompre avec cette vision globalisante car il est clair que pour vendre à l’étranger, les
firmes du pays doivent être individuellement compétitives. Ceci est vrai pour la
compétitivité - coût, ce l’est encore plus, si l’on peut dire, pour la compétitivité
technologique dans la mesure où l’innovation est le résultat des recherches spécifiques
de telle ou telle firme. Toutefois, nous verrons dans le troisième chapitre l’importance
de certains facteurs nationaux pour le développement de l’activité innovatrice des
firmes.

69
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

En privilégiant la stratégie de compétition technologique, les firmes concernées


veulent manifestement placer la concurrence économique au niveau où elles peuvent le
plus facilement faire valoir leurs atouts, c’est-à-dire leur avance technologique vis-à-
vis des concurrents issus de pays technologiquement moins avancés et leur spécificité
technologique vis-à-vis de concurrents issus de pays technologiquement avancés mais
ayant suivi une trajectoire technologique différente. En d’autres termes, la stratégie
visée consiste à exploiter au mieux le facteur le plus décisif dans ce genre de
concurrence, c’est-à-dire les connaissances scientifiques et les compétences techniques
qu’incarnent les ressources humaines qui sont au service des firmes les plus
innovantes. Dès lors que la concurrence devient de plus en plus déterminée par un
facteur aussi spécifique que les connaissances et les savoirs humains, les firmes issues
de pays (et au sein de ces derniers de plus en plus de régions) possédant une
infrastructure technologique (laboratoires de recherches, établissements
d’enseignement supérieur de qualité,…) développée et un personnel scientifique et
technique large et hautement qualifié n’auront pratiquement aucun mal à vaincre des
concurrents dont l’avantage compétitif découle essentiellement de considérations liées
à des facteurs de coûts absolus. Les firmes qui exploitent ce genre d’avantages activent
en fait dans le cadre étroit et statique du système de production de masse standardisée.
Ces firmes sont vulnérables et restent désarmées en face de la première catégorie de
firmes qui, leur processus d’innovation aidant, imaginent toujours des solutions
nouvelles et meilleures aux problèmes que leurs présentent leurs clients. Les liens de
fidélité de la clientèle sont plus étroits vis-à-vis des firmes qui leur proposent des
solutions spécifiques et personnalisées à leurs problèmes.

En résumé, le rôle central et croissant des connaissances scientifiques et des


savoirs technologiques permet aux firmes qui mettent en œuvre une politique
concurrentielle conforme à cette évolution stratégique de neutraliser les facteurs
quantitatifs de compétitivité des firmes concurrentes des autres pays tout en évitant de
subir les facteurs de vulnérabilité liés au cadre institutionnel domestique. La
concurrence devient donc une affaire d’entreprises, et au sein de celles-ci, entre les
individus les plus doués et les plus compétents. La concurrence devient la capacité à
transformer vite et bien l’information en savoir-faire et le savoir-faire en action. En
d’autres termes, il s’agit pour les firmes occidentales d’exploiter leur avance
spécifique dans ce domaine ; mais surtout de profiter des faiblesses des firmes issues
des pays en développement à collecter l’information (au sens large de ce terme) et à
l’utiliser selon la séquence information, savoir-faire, action pour préserver leurs
avantages compétitifs sur elles 41.
Pour qu’il en soit ainsi, les firmes qui se sont engagées dans cette stratégie sont
obligées d’opérer une vaste opération de refondation structurelle. Ce point sera débattu
dans la prochaine section lorsque sera évoquée la question de l’émergence de la firme
- réseau. La diffusion de la R&D et la participation de chercheurs et d’ingénieurs dans
les économies industrialisées constituent, en fait, des indications sur le rôle croissant
des connaissances, et donc des ressources humaines, par rapport au capital physique.
Cela entraîne des conséquences considérables pour les politiques industrielles. Les
stratégies d’investissement doivent être plus orientées vers la formation de base de
connaissance que de biens de capital.

70
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

L’importance centrale des ressources humaines dans le processus d’innovation


représente sans doute la question la moins controversée dans les débats sur le
changement technologique. En contribuant aux réalisations scientifiques et
technologiques et à leur diffusion, les ressources humaines ont des répercussions de
plus en plus grandes sur la compétitivité des entreprises, des secteurs, des pays et des
régions. Cependant notre compréhension du rôle des connaissances est encore limitée.
Un certain nombre de généralisation sur la nature des connaissances utilisées ont été
formulées 42. Ces généralisations constituent le début du développement d’une
économie des connaissances. Nous verrons dans la suite de ce chapitre un aperçu de
ces développements.
Les développements précédents préfigurent l’émergence de trois changements majeurs
ayant un rapport étroit avec la dynamique de la globalisation économique. Ces changements
peuvent être regroupés comme suit :
a- Les évolutions récentes en matière de technologie et d’innovation et leur
interaction avec le système économique comme le resserrement des liens entre les
sciences de base et la recherche technologique, la hausse des coûts des
développements technologiques récents, les spécificités des connaissances, etc. ont
convergé leurs actions pour pousser les firmes à se constituer en firmes réseaux ;
b- La place centrale et le rôle croissant des connaissances dans les stratégies
concurrentielles des entreprises dénote de l’ascendant pris par cet élément par rapport
au capital et au travail industriel. Cette évolution indique l’émergence d’une économie
basée sur le savoir ;
c- L’émergence d’une économie basée sur l’information et le savoir dénote de
l’élargissement de l’horizon spatial des firmes. Les frontières de ces dernières tendent
de plus en plus à coïncider avec les limites de l’économie mondiale. Cette évolution
est tout à fait prévisible étant donné que le savoir, l’information et la connaissance sont
des « produits » dont la vocation même est d’être proposée et recherchée par le plus
grand nombre de « consommateurs ».

Les nouvelles caractéristiques des produits

Il était dans la logique des choses et tout à fait prévisible que l’application des
stratégies de compétition technologique basées sur l’exploitation intensive des
connaissances scientifiques et techniques, d’une part, et l’accroissement de
l’importance du capital humain par rapport au capital physique, d’autre part, se
traduisent par l’accélération du rythme de création de nouveaux produits (et services).
Le cycle de vie des produits est devenu à la faveur de cette stratégie de plus en plus
court et leur remplacement par de nouveaux produits se fait à rythme particulièrement
rapide. A titre d’exemple, il a été calculé que dans les industries de l’information, le
stock des connaissances – au sens large de ce terme – double tous les 18 mois. Bien
sûr, cette évolution ne peut durer indéfiniment, cependant, un accroissement des
connaissances d’une telle ampleur ne peut que donner lieu à des vagues d’innovation
aussi nombreuses que variées. C’est ainsi que les matériels informatiques des
entreprises sont renouvelés périodiquement à des intervalles relativement rapprochés.

71
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Les entreprises qui sont confrontées à ce flot d’innovations technologiques ne


peuvent se permettre d’attendre trop longtemps avant de les mettre en œuvre en les
incorporant dans de nouveaux produits ou en les incarnant dans de nouveaux services.
L’intensification de la concurrence économique ne leur offre guère d’autres choix. Les
firmes qui rechignent à suivre le rythme d’innovation qui leur est ainsi imposé seront
distancées par leurs rivales qui ne manqueront pas de le faire.
On peut illustrer cette accélération de l’innovation technologique par l’ensemble
des réseaux de télécommunication qui sont soumis à une rupture technologique avec le
passage de la technique analogique à la technique numérique. La technique numérique
autorise des économies importantes. Mais les investissements réalisés dans la
technique analogique sont relativement récents de telle sorte que la mutation en cours
pose un réel problème de récupération de coûts qui est d’autant plus important que la
croissance du trafic reste limitée.
Autre exemple particulièrement illustratif de cette évolution est représentée par
l’industrie automobile. Le fait le plus marquant qui a caractérisé cette industrie est sans doute
l’ascension rapide de l’industrie automobile japonaise depuis le début des années 1970 –
notamment au détriment des constructeurs américains. Le quota de 3% de l’ensemble du
marché de l’Union européenne, imposé depuis 1986, ne permet pas de mesurer précisément la
percée japonaise en Europe. Parmi les nombreuses raisons qui ont été invoquées pour
expliquer le succès japonais dans ce domaine, figure l’introduction par les firmes nippones de
nouveaux modèles de voitures à des intervalles de temps nettement plus courts que leurs
concurrentes américaines et européennes.
Actuellement, de par leur positionnement stratégique adopté il y a 30 ou 40 ans,
la plupart des firmes occidentales font face à un problème commun : le danger d’être
piégé entre les fabricants à bas prix des nouveaux pays industrialisés (NPI) et les
quelques producteurs, notamment européens, spécialisés dans le haut de gamme. Les
premiers fabriquent à bas prix et en grandes quantités. Les seconds pratiquent des prix
si élevés, que, malgré des coûts de production considérables, elles arrivent à maintenir
une forte rentabilité. Pour la plupart des entreprises, le choix de l’approche coréenne
ou allemande n’est ni intéressant ni viable. Cela est vrai pour toutes les économies
industrielles avancées, y compris le Japon.
Les entreprises qui sont confrontées à ce double défi ont besoin d’une stratégie
médiane leur permettant de prospérer, sans être contraintes à une lutte acharnée contre
la concurrence, soit au jeu de la réduction des coûts soit à celui de la conquête du haut
de gamme. Une telle possibilité existe en vérité, elle ramène les managers au cœur de
ce que doit être la stratégie, la création de valeur pour les clients. Cela passe par la
compréhension profonde de la raison d’être du produit. En d’autres termes, il faut
chercher à savoir ce que sont les besoins propres des clients et ainsi repenser à ce que
devrait être le produit (ou le service) pour satisfaire ces besoins.
En tout état de cause, le caractère local cumulatif et spécifique des connaissances
incitera toujours les firmes à faire front à la concurrence en développant en priorité de
nouveaux produits susceptibles de leur donner des situations momentanées de
monopole.
Quoi qu’il en soit, et malgré quelques excès dans les investissements de
différenciation concurrentielle qui ont dépassé le seuil des rendements décroissants
(trop de modèles, trop de gadgets, trop d’accessoires superflus) la tendance à
l’innovation par la création de produits nouveaux est définitive et irrévocable. Nos

72
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

lieux de vie, de travail et de loisirs comporteront un nombre de produits et de services


toujours croissant. Il n’y a qu’à citer quelques exemples comme l’ordinateur
personnel, le téléphone mobile, le four à micro ondes, pour se convaincre de cette
évolution.
Pour que cela soit possible, il faut qu’un nombre appréciable d’inventions soit
concrétisé sous forme de produits. Les prouesses scientifiques n’aboutissent pas
automatiquement au succès commercial. Les Etats-Unis sont encore les meilleurs pour
la recherche fondamentale et les nouvelles découvertes ; pourtant, leurs entreprises
perdent de plus en plus du terrain sur leurs concurrentes quand il s’agit d’exploiter
commercialement les inventions et découvertes. Aujourd’hui, les pays industriels
d’Europe et d’Asie ont considérablement développé leurs capacités technologiques ;
cependant, leurs instituts de recherche ont orienté différemment ces capacités. Ils se
sont intéressés avant tout à la recherche appliquée et à la mise au point de produits et
de procédés de fabrication. Résultat, ils ont réduit de beaucoup le temps nécessaire
pour commercialiser une invention. Pendant ce temps, aux Etats-Unis, la science pure
et la recherche militaire remportaient des succès si éclatants que le processus de
création de produits faisait figure de parent pauvre. Les difficultés se situent en aval de
l’industrie et concernent les problèmes que rencontrent les firmes dans la mise au point
des produits nouveaux et à concevoir pour eux des méthodes d’industrialisation, c’est-
à-dire des méthodes de production industrielle offrant une assurance de productivité et
de stabilité de la qualité.
Cette idée d’une économie américaine souffrant d’une faiblesse dans la
transformation de ses découvertes en produits commercialisables est battue en brèche
par les tenants de la théorie de la globalisation. Ces derniers affirment que, pour que
cela soit vrai, il faut qu’il y ait quelque chose qui s’appelle produit, entreprise ou
économie américaine. Or l’économie mondialisée qui voit actuellement le jour rend
impossible la distinction de la nationalité d’un produit, d’une firme ou d’une économie
nationale. Toutes ces entités feront partie d’un vaste ensemble qui englobe une grande
partie des territoires économiques. Ce point fera l’objet d’une analyse plus détaillée
dans les prochains chapitres.
Les transformations profondes auxquelles on assiste au niveau des produits
depuis une vingtaine d’années ont quelques caractéristiques communes. Ces
caractéristiques peuvent être regroupées en trois catégories : La personnalisation, la
miniaturisation et enfin la tertiairisation.

a - La personnalisation croissante des produits

Au début du siècle dernier, on assistait à une diffusion progressive de produits


standardisés, fabriqués dans des séries de plus en plus grandes, pour des marchés de
plus en plus vastes. Grâce à cette standardisation, les prix baissaient d’année en année,
ce qui avait pour effet d’élargir davantage les marchés, et ainsi de suite dans une sorte
de spirale vertueuse. Mais cette dynamique est manifestement brisée ; le cauchemar
d’une société ou chacun pourrait s’équiper, s’habiller et se nourrir à bon marché mais
au prix d’une uniformisation insupportable appartient désormais de manière certaine à
l’imagination des romanciers.

73
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

C’est le ralentissement de la croissance avec pour corollaire la dégradation de la


position des offreurs sur les marchés qui les a obligés à différencier leurs produits pour
espérer augmenter leurs ventes. Il paraît improbable que cette évolution s’inversa. Au
contraire, les progrès du traitement et du transport de l’information permettent
d’envisager une personnalisation encore plus poussée des produits. Les économies
d’échelles n’apparaissent plus désormais qu’au niveau d’une gamme complète. Cela
est notamment vrai pour des industries qui ont été fortement marquées par le système
de production de masse standardisée comme l’industrie automobile. C’est un des
changements marquants par rapport à la grande époque de la Ford T noire ; on ne
conçoit plus, on ne fabrique plus et on ne vend plus un produit, mais une gamme de
produits.
La transformation vers la production personnalisée ne s’est pas opérée en
douceur. N’étant plus capable d’engendrer des revenus élevés à partir de la production
de masse de biens standardisés, les grandes firmes occidentales se tournent peu à peu
vers la satisfaction de besoins exclusifs de clients particuliers. Les firmes qui survivent
et prospèrent sont passés de la production de masse à la production personnalisée.
Quelques exemples aideront à renforcer l’argumentation. Aux Etats-Unis comme
dans les autres zones dominantes de l’économie mondiale, les activités les plus
rapidement croissantes et les plus rentables de la sidérurgie ne se situent plus dans des
établissements géants de plusieurs milliers de salariés, produisant de longues coulées
de lingots d’acier. Elles consistent à fabriquer des aciers ayant des usages spéciaux :
aciers résistant à la corrosion (galvanisés à chaud ou electrogalvanisés) destinés aux
voitures, aux camions et à des appareils ménagers spécifiques ; poudre de fer pouvant
être utilisée dans des pièces détachées légères et équilibrées avec précision servant
pour des arbres de transmission et pour d’autres pièces de moteur subissant des
contraintes très fortes ; alliages comprenant de l’acier mélangé avec du silicone, du
nickel ou du cobalt pour les parties mobiles des turbines et des compresseurs, pour les
écarteurs, les joints, et pour d’autres composants d’avions soumis à de hautes
températures (McDonnell Douglas achetait – en 1990 déjà – à 50 000 dollars pièce,
des pales d’hélicoptère en composite contenant 17 matériaux différents) ; mini-haut
fourneaux, utilisant des arcs électriques et de la ferraille pour satisfaire la demande de
clients particuliers. Une transformation analogue est en route dans les plastiques, où
les profits élevés ne viennent plus de grandes fournées de polymères de base comme le
polystyrène, mais de polymères spéciaux crées à partir d’une combinaison unique de
molécules, supportant des niveaux variés de tension et de température et pouvant être
moulés en des pièces complexes (comme celles que l’on rencontre dans les téléphones
cellulaires et les ordinateurs). Dans la chimie, de la même façon, les plus gros profits
sont tirés de produits spéciaux conçus et préparés pour des usages industriels
particuliers.
Que le secteur industriel soit ancien ou récent, mûr ou de haute technologie, la
situation est la même. Grâce à l’outillage le plus moderne, par fonderie sous pression,
sont fabriquées des pièces de précision en aluminium et en zinc pour les structures
d’ordinateur, les pièces rapportées, les carters, et les mécanismes d’entraînement. Les
entreprises les plus rentables dans le textile sont celles qui produisent des tissus
spéciaux pour les voitures, les meubles de bureau, les vêtements imperméables et les
tissus muraux. Parmi les firmes qui produisent des semi-conducteurs, celles qui

74
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

croissent le plus vite et font les profits les plus élevés fabriquent des microprocesseurs
spécialisés et des circuits intégrés destinés à répondre aux besoins spécifiques des
acheteurs. Maintenant que les ordinateurs ayant des systèmes d’exploitation standard
sont devenus des articles courants, les profits les plus importants proviennent des
logiciels qui permettent d’utiliser ces ordinateurs pour les besoins particuliers des
utilisateurs. (En 1984, 80% du coût d’un ordinateur était dans le hardware et 20% dans
les logiciels ; en 1990, les proportions sont exactement inverses).
Les services traditionnels sont en train de vivre une transformation identique.
Dans les télécommunications, les profits les plus élevés viennent des services sur
mesure à longue distance, comme le traitement de la voix, de l’image et de
l’information, d’installations reliant les téléphones, les ordinateurs et les fax, de
réseaux de télécommunications spécialisés reliant les individus travaillant dans des
lieux différents. Les entreprises de transport routier, ferroviaire et aérien dont la
croissance est la plus rapide satisfont les besoins de leurs clients en matière
d’enlèvements et de livraisons spécialisées, de containers exclusifs, et d’intégration sur
toute la planète des différents modes de transport. Les organismes financiers les plus
rentables offrent une grande variété de services (liant la banque, l’assurance et les
placements) adaptés aux besoins spécifiques des individus et des entreprises.
Ces nouvelles entreprises sont rentables pour deux raisons : d’une part, les clients
sont prêts à payer un surprix pour des biens et des services qui répondent exactement
à leurs besoins ; d’autre part, cette production personnalisée ne peut être facilement
copiée par des concurrents accoutumés à la production de masse. La concurrence
continue à comprimer les profits sur tout ce qui est uniforme, courant, standard, c’est-
à-dire sur tout ce qui peut être fabriqué, reproduit ou extrait en grandes quantités
partout dans le monde ; mais les entreprises florissantes dans les nations
économiquement avancées changent de terrain et s’appuient sur des produits et des
services personnalisés. La nouvelle barrière à l’entrée n’est plus la quantité ou le prix,
c’est la capacité à trouver le bon accord entre des technologies spécifiques et des
marchés spécifiques. Les grandes firmes ne se focalisent plus sur les produits en tant
que tels ; de manière croissante, leur stratégie se concentre sur les connaissances
spécialisées.

b- miniaturisation, complexification et dématérialisation

La mutation économico-sociale actuelle semble être marquée par le double


mouvement de complexification et de dématérialisation qui paraît caractériser la
marche de l’univers depuis ses origines.
Au plan économique, la civilisation née du chemin de fer et de la sidérurgie
marque la supériorité des unités géantes concentrées fondées sur une base énergétique
et matérielle. Gigantisme et concentration sont alors considérées comme synonymes
d’efficacité ; on parle d’économies d’échelles. Et voilà que la crise révèle les
performances surprenantes des petites et moyennes unités de production, en même
temps que la fragilité des établissements géants illustrée par la crise des chantiers
navals, de la sidérurgie, du concorde. Dans les branches mêmes où l’énormité des
moyens à mettre en œuvre exige la réunion des moyens et des débouchés à l’échelle

75
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

internationale, la grande entreprise ne trouve son dynamisme que par la


déconcentration de son potentiel de production en unités de moyenne importance.
La miniaturisation après le gigantisme, ce phénomène prolonge le mouvement de
dématérialisation qui caractérise l’évolution même de la vie. L’accélération de
l’évolution du vivant semblait liée à la réduction progressive de la masse organique sur
laquelle elle exerçait son travail. A son tour, le champ des technologies de pointe se
déplace de la matière et de l’énergie vers l’information, l’investissement immatériel
(formation, recherche, R&D, organisation, logiciel…) remplace l’investissement
matériel comme facteur principal de la croissance.
L’importance de la mutation contemporaine paraît pour certains auteurs ne
pouvoir se comparer qu’à celle qui s’est produite au néolithique, il y a 10 000 ans,
lorsque les hommes de cueilleurs, chasseurs, pécheurs qu’ils étaient, se sont établi
comme agriculteurs et éleveurs. Le passage de la vie nomade à la sédentarisation
signifiait alors l’utilisation systématique du sol comme convertisseur d’énergie solaire,
seule source d’énergie entrant dans les écosystèmes. A partir de ce moment, toutes les
grandes révolutions économiques sociales et culturelles qui se sont succédées, ont
trouvé leur origine dans la domestication de nouvelles énergies : animales, naturelles,
fossiles et nucléaires. Aujourd’hui, pour la première fois, le moteur de la croissance
économique s’est déplacé hors du secteur énergétique pour se localiser dans le
domaine de l’information. C’est en effet sur l’information – la manipulation des
signaux, des codes, des symboles, des messages – que reposent, non seulement
l’informatique, mais aussi les biotechnologies ou les industries des matériaux
nouveaux : la transformation des codes génétiques aussi bien que la création de
combinaisons nouvelles, vivantes ou inanimées, que la nature n’a pas encore
spontanément réalisé, relèvent bien de cette combinatoire pour laquelle on définit
l’information.

c- Tertiairisation

Avec la montée des services et la tertiairisation de l’économie, l’objectif «post


industriel » prend aujourd’hui une toute nouvelle signification. Des entreprises américaines
comme General Electric, Wang Laboratories, Xerox ou encore Hewlett-Packard, tiraient
autrefois la quasi-totalité de leurs bénéfices de la vente de leur matériel. Elles sont en train de
se transformer rapidement en prestataires de services. Prenons des sociétés informatiques
telles que Unysis et IBM. Aujourd’hui, elles conçoivent, installent et gèrent les systèmes
informatiques d’autres sociétés. Hewlett-Packard ne se contente pas de concevoir et de gérer
les systèmes informatiques ; le constructeur finance l’ensemble de l’opération pour ensuite
louer ses services.
« Les clients cherchent à financer une solution globale, pas seulement un début
de solution », explique Ann Livermore, vice-présidente responsable des services chez
Hewlett-Packard. En développant la prestation de services, les entreprises concernées
adoptent une des stratégies les plus en vogue actuellement. Elles réagissent aux
changements spécifiques du secteur de la production. En effet, vu la concurrence
acharnée, les marges sur l’équipement ont fortement diminué. Dans le même temps,
les clients ont eu tendance à sous-traiter beaucoup d’opérations effectuées auparavant
en interne, ce qui a fait grimper les prix des services nécessitant une certaine expertise.
« Les services génèrent de gigantesques flux de trésorerie. Or les entreprises sont

76
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

gérées aujourd’hui en fonction de ces flux » dit Nicholas Heymann, analyste chez
Natwest Securities.
L’importance que prennent les services est encore plus spectaculaire dans les
entreprises informatiques, qui tendent de plus en plus à concevoir et à gérer l’ensemble
des opérations informatisées du client, depuis la paie jusqu’au suivi des commandes.
Pour Hewlett-Packard, les recettes provenant des services s’élevaient à 5,3 milliards de
dollars en 1996, soit une hausse de 20% par rapport à 1995. Sur les 70 milliards de
recettes d’IBM en 1995, 20 provenaient des services 43.
D’après Lloyd Waterhouse, directeur général d’IBM Global Services, les
services affichent une progression plus rapide que le matériel ou le service. En 1995,
General Electric (GE) a engrangé 7 milliards sur 70 milliards de dollars de recettes
grâce à des services comme la réparation et la maintenance de locomotives, de moteurs
d’avions, de centrales électriques et d’équipement médical. Le groupe comptait
encaisser grâce à ce type de service plus de 15 milliards de dollars d’ici l’an 2000 44.
L’entreprise vient d’ailleurs de constituer une commission où des représentants de
toutes ses activités de production s’échangent des idées.
Il serait erroné de croire que cette tendance à l’accroissement de l’importance des
services par rapport au matériel est spécifique au secteur informatique comme le laisse
à penser les exemples précédents. Cette tendance est en train de s’étendre aux autres
secteurs. La division médicale de General Electric, par exemple, qui se sert de son
propre équipement pour interpréter des informations d’aide au diagnostic transmises
électroniquement, a appris à la division des moteurs d’avions à se servir de la même
technologie pour identifier la panne d’un avion situé dans un aéroport à des milliers de
kilomètres. « Le meilleur moyen d’assurer une forte expansion de mes activités, c’est
d’améliorer l’équipement que j’ai installé et d’en assurer la maintenance plutôt que
d’essayer de vendre davantage de matériel », explique John Welch, président de
General Electric. Il ajoute que les services liés aux produits se développent deux à trois
fois plus vite que les produits eux-mêmes.
Ce phénomène ne concerne pas uniquement les activités industrielles récentes, il
touche aussi des secteurs aussi traditionnels que l’agriculture. Un exemple d’industrie
hybride que forment désormais les activités industrielles, agricoles et de service nous
est fourni par le tracteur interactif de Massey Fergusson – une firme mondialement
connu dans la fabrication de matériel agricole. Cette firme, en utilisant les technologies
de l’information et des communications pour ses tracteurs est en train de créer une
nouvelle activité : la gestion des rendements agricoles 45. Les nouveaux tracteurs sont
reliés à un récepteur GPS (Global Positioning System) qui enregistre leur position
exacte et la quantité récoltée dans la parcelle. Ces données sont associées aux
informations sur le sol (éléments nutritifs, teneur en eau), la météorologie et les
diverses techniques agricoles, puis communiquées à l’agriculteur sous la forme de
cartes de rendements (Yield Mapping System) à partir desquelles celui-ci peut planifier
certains changements, par exemple réduire le tassement de la terre dans telle ou telle
partie du champ. Les analystes pensent que ce système interactif pourrait bientôt être
plus rémunérateur pour Massey Fergusson que son activité principale.

77
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Pour bon nombre d’entreprises, les services sont simplement un moyen d’assurer
leur expansion. Mais pour beaucoup d’autres sociétés, c’est une stratégie de survie,
notamment dans le secteur de l’informatique. La concurrence s’est renforcée, la durée
de vie des produits s’est raccourcie, et avec l’avènement des « architectures ouvertes »
– des systèmes qui permettent aux entreprises de mélanger les composants de
fabricants rivaux et de les combiner – les clients peuvent choisir entre plusieurs
fournisseurs quand ils souhaitent améliorer leur équipement ou acheter du matériel
complémentaire.
Résultat : les marges brutes pour la production, qui pouvaient atteindre autrefois
jusqu’à 75%, dépassent rarement les 30% aujourd’hui. Alors que pour les services,
elles dépassent parfois 50%. Chez Unysis, qui a vu ses bénéfices fondre pour les gros
systèmes et les PC, « les services informatiques représentent désormais 63% du chiffre
d’affaires et 100% des espoirs »46.
Ainsi donc, les différentes branches d’activité de demain ne ressembleront pas à
celles d’aujourd’hui. Les industries manufacturières emprunteront de plus en plus
certaines pratiques qui caractérisent les services – souci de la qualité, produits sur
mesure, produits en flux tendus (rendant les stocks moins nécessaires). Témoin de ce
changement : presque tous les emplois crées depuis dix ans dans le secteur
manufacturier sont non manuels 47. Quant au secteur des services, il ressemblera
davantage au secteur manufacturier, comme le montrent déjà de nombreux
indicateurs : sensibilité aux fluctuations conjoncturelles, évolution des investissements
matériels et immatériels, ouverture aux échanges internationaux et gains de
productivité.
La convergence des industries manufacturières et des activités de services va
sans doute s’accélérer à mesure que les technologies de l’information et des
communications (TIC) renforceront la « codification des connaissances » dans des
domaines tels que la finance, la médecine et le droit. Tous ces services peuvent être
inventoriés et faire l’objet d’échanges internationaux.

S’il existe un terme pour résumer l’essentiel de ce qui a été dit à propos des
évolutions enregistrées au niveau des produits, c’est bien celui de multimédia. Tel un
aimant, le mot multimédia attire à lui, les discours les plus divers : les uns issus du
monde technique, montrent l’unification croissante des différentes composantes du
champ de l’information. Grâce à une généralisation de la numérisation, on traite et on
transporte, selon les mêmes principes, les données informatiques, la voix téléphonique
et l’audiovisuel.
Dans le monde de l’édition et de la production des programmes, on voit
également dans le multimédia la possibilité de mettre fin aux cloisons qui séparent
divertissement, formation, information et travail professionnel.
La numérisation permet donc d’intégrer sur un même support du texte, de
l’image animée et du son. Les nouveaux produits multimédias devraient dans les
années à venir s’imposer comme outil de stockage et de consultation des informations.
Dores et déjà, les photothèques sont numérisées et enregistrées sur ce type de support ;
des programmes de formation interactifs sont élaborés ainsi que toute une nouvelle
gamme de catalogues : La Redoute et les 3 Suisses distribuent le leur sous forme de
CD ROM.

78
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Le multimédia constitue un pas important vers l’univers virtuel. Et le virtuel est


déjà une réalité pour les entreprises. Certains constructeurs automobiles l’ont utilisé
pour présenter de nouveaux modèles lors de salons internationaux, ainsi que des
architectes pour reproduire un espace en trois dimensions et en optimiser
l’agencement, et des médecins pour simuler et répéter des opérations chirurgicales. Il
s’agit de reconstituer l’apparence de la réalité (ou de tout objet imaginé) dans un
espace, lui-même pouvant être perçu artificiellement à l’aide de capteurs sensoriels.
On peut imaginer que, très rapidement, le transfert et l’échange d’images virtuelles
puissent être rendues possibles sur les autoroutes de l’information. Dès lors, on
reconstituera des salles de réunion ou des bureaux virtuels dans lesquels les assistants
pourront discuter autour du dernier modèle virtuel d’une automobile ou de tout autre
produit dont une partie aura été conçue en différents points de la planète, les
améliorations pourront être réalisées en temps réel.
Ces produits nouveaux, personnalisés, dématérialisés dont nous venons de voir
les autres caractéristiques nécessitent à coup sûr des transformations majeures dans
leur processus de production.

II- Emergence d’une économie fondée sur le savoir

Les parties précédentes témoignent clairement de l’émergence d’une économie


fondée sur le savoir. Les économies avancées, celles de l’OCDE, s’appuient de plus en
plus sur le savoir et l’information. Le savoir est désormais reconnu comme moteur de
la productivité et de la croissance économique, ce qui éclaire sous un jour nouveau le
rôle que jouent l’information, les technologies et l’apprentissage dans les
performances économiques.
Le terme « économie du savoir » est né de la prise de conscience du rôle du
savoir et de la technologie dans la croissance économique. Même si le savoir a
toujours été un élément central du développement économique, le fait que l’économie
soit étroitement tributaire de la production, de la transmission et de l’utilisation des
connaissances est aujourd’hui mis en avant. C’est ce qui a amené certains économistes
à recommander que la fonction de production, telle qu’elle est formulée par la théorie
néo-classique, soit modifiée et intègre plus directement le facteur « savoir » – une
reformulation économique qui est reprise dans la nouvelle théorie de la croissance .
Dans la conception classique, la production dépend de la quantité de facteurs de
production utilisés, en particulier le travail, le capital, les matériels et l’énergie. La
technologie ou le savoir étaient considérés comme des éléments externes et non
comme partie intégrante de la fonction de production. Dans la nouvelle conception de
la croissance économique, celle-ci dépend plus directement de l’investissement dans le
savoir qui peut accroître la capacité productive des intrants classiques.
Le savoir, en tant que capital humain ou inclus dans les technologies, a toujours
été au centre du développement économique. Mais c’est seulement ces dernières
années que son importance a été reconnue. Les économies de l’OCDE sont plus
tributaires que jamais de la production, de la diffusion et de l’utilisation du savoir. Au
cours de la période 1986-1996, la part des technologies de pointe dans la production
manufacturière et dans les exportations de la zone OCDE a plus que doublé pour

79
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

atteindre 20 à 25%. Les secteurs de services à forte intensité de savoir se développent


encore plus vite. De fait, on estime que plus de 50% du PIB des grandes économies de
l’OCDE reposent maintenant sur le savoir. Néanmoins, ces estimations sont à prendre
avec précaution étant donné la nature difficilement quantifiable de tout ce qui relève
du savoir.
En conséquence, l’investissement se dirige vers les biens et services de haute
technologie, notamment les technologies de l’information et des communications. Les
investissements matériels en ordinateurs et équipements informatiques connaissent la
croissance la plus rapide. Tout aussi importants sont les investissements
dits immatériels, dans la R&D, la formation de la main-d’œuvre, les logiciels et les
compétences techniques spécialisés. Les dépenses de recherche atteignent environ
2,3% de PIB dans la zone OCDE. L’éducation représente en moyenne 12% des
dépenses publiques, et on estime que les investissements dans la formation liée à
l’emploi peuvent atteindre jusqu’à 2,5% du PIB dans des pays tels que l’Allemagne et
l’Autriche qui ont des systèmes d’apprentissage et de formation en alternance
(combinant école et vie active). Les achats de logiciels qui augmentent de 12% par an
depuis le milieu des années 1980, dépassent les ventes de matériel informatique. Quant
à la balance des paiements technologiques, elle a progressé de 20% entre 1985 et 1993
dans les domaines des échanges de brevets et de services technologiques.
C’est la main-d’œuvre qualifiée qui est la plus demandée dans les pays de
l’OCDE. Bien que le secteur manufacturier perde actuellement des emplois dans
l’ensemble de la zone OCDE, l’emploi augmente, en revanche, dans les secteurs de
haute technologie à caractère scientifique, des ordinateurs aux produits
pharmaceutiques. Ces emplois sont plus qualifiés et mieux rémunérés que ceux des
secteurs à faible intensité technologique. Les emplois fondés sur le savoir dans les
secteurs de services connaissent aussi une forte expansion. En effet, les travailleurs qui
possèdent un certain savoir hors production (ceux qui ne participent pas à la
production matérielle) sont les salariés les plus demandés dans une large gamme
d’activités. C’est essentiellement à cause de la technologie que les employeurs
rémunèrent maintenant plus le savoir que le travail lié directement à la production.
Ces tendances nous amènent à revoir certaines théories et certains modèles
économiques. Les économistes continuent à chercher les fondements de la croissance
économique. Les fonctions de production traditionnelles sont axées sur le travail, le
capital, les matériaux et l’énergie, le savoir et la technologie influant de l’extérieur sur
la production. Aujourd’hui, on élabore des approches analytiques, à l’image des
nouvelles théories de la croissance, qui tentent de mieux “endogéiniser” le savoir dans
les fonctions de production. Les investissements dans le savoir peuvent accroître la
capacité productive des autres facteurs de production. Et, comme ces investissements
dans le savoir se caractérisent par des rendements croissants, ils sont la clef de la
croissance économique à long terme.
Le signe le plus visible de l’économie fondée sur le savoir est l’émergence de ce
qu’il faut appeler la société de l’information. Les technologies de l’information ont
accéléré la codification du savoir, le transformant en produit marchand : de vastes pans
de connaissances peuvent être codifiés et transmis par ordinateur et sur les réseaux de
communication.

80
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Toutes les connaissances de nature à être codifiées et réduites à des informations


peuvent être désormais transmises sur de longues distances pour un coût très
abordable. C’est la codification croissante de certains éléments de la connaissance qui
a amené à qualifier l’environnement dans lequel nous vivons de société de
l’information, une société où bientôt la majorité des travailleurs produira, manipulera
et transmettra de l’information ou du savoir codifié.
Du fait de sa codification, le savoir s’apparente de plus en plus à une
marchandise. Les transactions sur le marché sont facilitées par la codification, et la
transmission du savoir est accélérée. Ces évolutions promettent une accélération du
taux de croissance des stocks de savoir accessibles et un renouvellement accru du
stock de savoir ce qui favorise la croissance économique. Plus important encore, elles
supposent aussi la montée en puissance des travailleurs du savoir, ceux dont la
fonction consiste essentiellement à traiter des informations et à utiliser leurs savoirs en
vue de résoudre des problèmes complexes et variés. Ce point sera débattu dans le
prochain chapitre.
Dans la société de l’information qui prend corps, une proportion importante et
croissante de la population active doit traiter de l’information plutôt que des facteurs
de production plus matériels. Même si l’économie du savoir est influencée par la
généralisation des technologies de l’information. L’économie du savoir se caractérise
par la nécessité d’une acquisition constante d’informations codifiées et des
compétences nécessaires à l’exploitation de ces informations.
L’accès à l’information devenant plus aisé et moins coûteux, les qualifications et
les compétences inhérentes à la sélection et à l’exploitation efficace de l’information
prennent de l’importance. Le savoir tacite sous la forme des compétences nécessaires
au traitement du savoir codifié, est plus important que jamais sur les marchés du
travail. Le savoir codifié peut être considéré comme le matériau à transformer, et le
savoir tacite, en particulier le savoir-faire, comme l’outil permettant le traitement de ce
matériau. Les capacités qui permettent de sélectionner l’information utile et de rejeter
celle qui ne l’est pas, de reconnaître les configurations de l’information, d’interpréter
et de décoder l’information, ainsi que d’acquérir de nouvelles compétences ou d’en
oublier d’autres qui n’ont plus cours, sont de plus en plus demandées.
Pour beaucoup, l’avènement d’une économie fondée sur le savoir marque en
même temps la fin de la société industrielle. Les contours de cette transformation ne
sont apparus dans toute leur clarté que durant cette décennie. Les travaux d’auteurs
pionniers dans ce domaine qui, ayant prévu l’émergence d’une économie fondée sur le
savoir et l’information dès les années 1970 et 1980, ont été confrontés à un mur
d’incompréhension. A l’époque, la population occidentale avait passionnément résisté
à l’idée que l’économie industrielle qui l’avait si bien servi durant une longue période
de son histoire appartienne désormais à une époque révolue. Même nos meilleurs
penseurs, nous dit John Naisbitt, auteur d’un best seller sur le sujet, n’étaient pas en
mesure de comprendre la nouvelle réalité. Citant l’exemple du sociologue américain
Daniel Bell, qui a donné à la nouvelle période le nom de post-industrielle, il affirme
que nous donnons aux périodes et mouvements les termes de « post » et « néo »
lorsque nous ne savons pas de quoi il s’agit exactement.

81
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Cependant, la société post-industrielle de D. Bell elle-même n’était pas bien


comprise. Ainsi, de nombreux chercheurs ont continué longtemps encore à soutenir
que l’économie postindustrielle est une économie de services. A première vue, cette
notion semble logique, du moment que nous raisonnons traditionnellement dans les
termes économiques de biens ou services. Depuis que la plupart des travailleurs ne
fabriquent plus de biens matériels, la logique voudrait qu’ils soient considérés comme
des prestataires de services. Mais un regard plus attentif sur les occupations de services
concernées révèle une toute autre histoire. En fait, la grande majorité des travailleurs
de services sont actuellement engagés dans la création, le traitement et la diffusion de
l’information. En termes de pourcentage d’emploi, ce qu’on appelle le secteur des
services démuni des activités liées à l’information est resté parfaitement stable à 11 ou
12% depuis 1950.
Le véritable accroissement s’est produit dans les emplois liés à l’information. En
1950, environ 17% seulement des américains étaient occupés à des emplois liés à
l’information. Au début des années 1980, ce taux atteint plus de 65% contre 12% de la
force de travail engagée dans des opérations manufacturières. A vrai dire, les
questionnements sur l’importance de chacun des deux autres, des services et de
l’information, ne manqueront pas d’aboutir à une polémique entre les tenants des deux
thèses : celle d’une économie basée sur les services et celle d’une économie de
l’information. Ce point ne sera élucidé qu’une fois que les occupations composant
chacun des deux secteurs auront été déterminées avec précision. Nous aurons
l’occasion d’aborder ce sujet lors de l’examen des politiques publiques à mettre en
œuvre afin de faire face aux défis de marginalisation que représente les stratégies de
globalisation économique pour de nombreuses personnes faiblement ou non qualifiées.
Quoi qu’il en soit, on peut dire que la «trilogie» nouvelle des activités, fermier –
ouvrier – employé de bureau représente une fable historique des pays occidentaux.
C’est ainsi qu’au tournant du siècle dernier, plus du tiers de la force de travail était
constitué de fermiers. La transformation des économies occidentales de sociétés
industrielles en des sociétés d’information peut parfaitement être aussi profonde que
leur transformation de société agricole en des sociétés industrielles. Cependant, le
changement s’opère à un rythme si rapide qu’il n’offre pas assez de temps pour s’y
adapter facilement. Cette évolution rapide nous oblige donc à devoir anticiper sur le
futur. La nouvelle société de l’information a eu également pour effet de changer
l’orientation du temps.
Durant l’ère agricole, le temps était orienté vers le passé. Les fermiers
apprenaient des expériences antérieures comment planter, récolter et stocker. Durant
l’ère industrielle, l’orientation du temps est au présent. Actuellement, dans cette
nouvelle société de l’information, le temps est orienté vers le futur. Quand on y
parvient, on saura alors qu’une tendance n’est pas un destin ; et nous serons alors en
mesure d’apprendre du futur de la même façon avec laquelle nous apprenions du
passé.
Ce changement dans l’orientation du temps est illustré par l’intérêt croissant que
porte le public au futur. A titre d’exemple, le nombre d’universités offrant des
diplômes sanctionnant des études de prospective qui était, aux Etats-Unis, de 2 en
1969, a atteint 45 en 1978. Par ailleurs, les membres de la World Future Society, une
association spécialisée dans ce genre d’études, dont le nombre était de 200 en 1967

82
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

sont passés à 30000 en 1982. De même que le nombre de revues et périodiques


spécialisées dans la discipline est passé de 12 en 1965 à plus de 122 en 1978.
Cela dit, le passage d’une société industrielle à une société de l’information ne
signifie pas pour autant que les activités manufacturières cesseront d’exister ou
perdront de leur importance. De même que l’avènement de la société industrielle n’a
pas supprimé l’agriculture, l’émergence de la société de l’information ne signifiera pas
la fin de l’activité industrielle. Seulement, le centre de gravité de l’activité
manufacturière se déplacera des fonctions physiques vers des activités plus
intellectuelles.

Le mythe de la désindustrialisation

En ce sens, comment peut-on ne pas songer aux nombreuses mises en garde


lancées périodiquement depuis la fin des années 1970 quant aux conséquences
dramatiques liées au danger d’une désindustrialisation des pays capitalistes avancés ?
La revue américaine Businessweek, s’est illustrée à ce sujet en étant le premier journal
à consacrer un numéro spécial à ce phénomène en 1980. C’est ce problème
de « désindustrialisation » de l’Amérique qui a sous-tendu la démarche des membres
de la commission du MIT sur la productivité aux Etats-Unis. On peut lire dans leur
rapport : « …c’est que l’industrie américaine présente d’inquiétantes signes de
faiblesse. Dans plusieurs secteurs importants, nos entreprises sont en train de céder du
terrain à leurs concurrentes étrangères ».
A l’époque, alors que la transition vers l’économie de l’information était encore à
ses débuts, ces craintes étaient fondées. Mais maintenant que les nouveaux contours de
cette nouvelle économie commencent à apparaître avec netteté, ce discours alarmiste
sur la désindustrialisation de l’Europe et de l’Amérique ne doit normalement plus
avoir cours. En fait, c’est un non-sens que de vouloir ré-industrialiser une économie
qui n’est plus fondée sur l’industrie mais sur la création, le traitement et la diffusion de
l’information. Le mouvement en question constitue une tendance irréversible et il
n’est plus possible de revenir en arrière. Succomber à la tentation de la « ré-
industrialisation » créerait plus de problèmes qu’il n’en résout, car cette évolution est
le résultat d’une révolution comparable à la révolution industrielle. Peter Drucker, en
observateur attentif de cette mutation, l’appela la révolution du management. Il situe le
début de cette phase au lendemain de la Seconde guerre mondiale où, pour la première
fois, le savoir fût appliqué au savoir lui même. La révolution du management
correspond au troisième tournant dans la dynamique du savoir. Dans l’immédiat de
l’après-guerre, un manager était défini comme quelqu’un qui était responsable du
travail de ses subordonnés et, management, signifiait pouvoir hiérarchique. C’est
encore ainsi que beaucoup de gens le conçoivent. Dés le début des années 1950,
cependant, la définition avait déjà changé : le manager est l’homme responsable de la
performance des travailleurs. Cette définition, au vu des récents développements dans
le domaine est jugée trop étroite. La bonne définition pourrait être : « le manager est
l’homme responsable de la mise en œuvre du savoir et de sa performance ».

83
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Dans sa première phase – 1750 à 1850 approximativement – le savoir s’appliqua


aux outils, aux procédés et aux produits. C’est ainsi que naquit la révolution
industrielle, c’est-à-dire la transformation de la société et de la civilisation par la
technique dans le monde entier.
Dans sa seconde phase, débutant aux environs de 1880 et culminant avec la
Deuxième guerre, le savoir, dans sa nouvelle conception, fut appliqué au travail. Il en
résulta « la révolution de la productivité » (Taylorisme). L’application du savoir au
travail a provoqué une croissance explosive de la productivité. C’est sur ce
développement sans précédent que reposent tous les progrès du niveau et de la qualité
de vie dans les pays développés durant ce siècle.

Pour une nouvelle théorie du savoir

Cela veut dire que l’on considère désormais le savoir comme la principale
ressource économique. Les ressources naturelles, le travail et le capital comptent
surtout pour le fait qu’ils imposent des contraintes. Sans eux, le savoir lui-même ne
produit rien. En conséquence, le savoir, depuis toujours relevant du domaine privé, est
tombé d’un seul coup dans le domaine public.
Dans une économie de l’information, la valeur s’accroît non pas grâce au travail,
mais grâce au savoir. Par conséquent, certains estiment que la théorie de la valeur
travail de Marx, élaborée au commencement de l’économie industrielle, doit être
remplacée par une nouvelle théorie. Dans une société d’information, la valeur est crée
et augmentée grâce au savoir, un travail très différent de celui qu’avait Marx à l’esprit.
Cependant, l’idée que le savoir peut créer une valeur économique est
généralement absente des analyses économiques même si certains signes montrent que
cet aspect des choses commence à être pris sérieusement en compte. Edward Denison,
économiste du département américain du commerce, a réalisé une étude visant à
déterminer les facteurs qui ont le plus contribué à la croissance économique durant la
période allant de 1948 à 1973. L’étude a conclut que les deux tiers de la croissance
économique réalisée au cours de cette période sont dus à un meilleur niveau
d’éducation de la force de travail dans son ensemble.
On ne comprend pas très bien comment le savoir remplit son rôle de ressource
économique. L’expérience manque pour formuler une théorie que l’on puisse tester.
Nous avons besoin d’une théorie économique qui place le savoir au centre du
processus de création de la richesse. Les premières études sur le sujet montrent qu’il
semble bien que la concurrence imparfaite soit inhérente à l’économie du savoir. Dans
l’économie fondée sur le savoir, il semble bien que la concurrence imparfaite soit
inhérente à l’économie même. Les avantages initiaux obtenus grâce à la mise en œuvre
précoce et à l’exploitation du savoir (le caractère cumulatif et spécifique) deviennent
permanents et irréversibles. Les premiers à découvrir garderont toujours une longueur
d’avance sur les suiveurs et les initiateurs. En fin de compte, il n’est pas possible, au
moins jusqu’à présent, de quantifier le savoir. On peut bien sûr estimer ce qu’il en
coûte de le produire et de le distribuer. Mais on peut rien dire de précis de ce qu’il
produit ; de ce qu’on pourrait appeler le « rendement du savoir ». Or toute théorie
économique suppose l’existence d’un modèle établissant des relations entre différentes

84
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

variables. Sans un pareil modèle, il est impossible de faire des choix rationnels, ce qui
constitue l’essence même de la science économique.

Le savoir et le pouvoir

Les grandes transformations historiques survenues dans le système économique


prévalant ont toujours été l’occasion de changements majeurs en ce qui concerne la
détention du pouvoir politique et social que confère la détention du facteur de
production le plus dominant dans le nouveau contexte. Comme le montre ce
paragraphe, l’avènement de l’économie de l’information, fondée sur le savoir, est en
train de connaître une évolution comparable. Le pouvoir économique ne s’identifie
plus avec la détention de capital comme c’était le cas du temps de l’économie
industrielle ; il passe aux mains de ceux qui possèdent les compétences les plus
évoluées en matière d’acquisition de savoir et de sa mise en œuvre dans la résolution
de problèmes de toutes sortes.

1- Le pouvoir des propriétaires terriens

Si l’on considère une période relativement longue, le pouvoir sur l’entreprise


productive – et par voie de conséquence sur le corps social tout entier – a déjà fait
l’objet de plusieurs transferts radicaux entre les agents de production. Le rôle éminent
du capital est relativement récent ; jusqu’à il y a environ deux siècles, aucun homme
de bon sens n’aurait douté que le pouvoir fût associé de façon irrévocable à la terre.
La richesse, la considération, la force des armes et l’autorité sur la vie des populations
étaient liées à la propriété du sol et assuraient à ceux qui en disposaient la prééminence
dans la société et le pouvoir dans l’Etat. Ce rôle, cette dignité de la terre et cette
incitation à l’acquérir, prenaient racine aux fondements mêmes de la vie économique.
Jusqu’à une époque relativement récente, la production agricole constituait l’essentiel
de la production. Les autres agents de la production avaient un rôle accessoire. Les
techniques agricoles étaient immuables et simples ; par suite, mis à part les esclaves,
elles se prêtaient peu à l’emploi du capital. Quant aux activités non agricoles, elles
étaient relativement peu importantes et n’exigeaient, elles aussi, que des
investissements modestes. De la sorte, une offre de capital médiocre se heurtait,
jusqu’à il y a deux cents ans, à des possibilités tout aussi médiocres de l’utiliser. Quant
à la main-d’œuvre, elle se trouvait plus facilement encore. Elle semblait avoir une
tendance inhérente et durable à la surabondance.
A l’époque, nul ne doutait que la possession du sol ait une importance cruciale et
même les philosophes dont les idées ont frayé la voie à la révolution industrielle n’ont
pas été capables d’envisager une société où il en serait autrement. Ricardo et Malthus
attribuèrent à la propriété du sol une importance vitale. Pour eux, le facteur décisif
était la pénurie de terres : « On paie le travail de la nature non point parce qu’elle fait
beaucoup, mais parce qu’elle fait peu. Dans la mesure où elle se montre avare de ses
dons, elle exige un plus grand prix de son travail. Là où elle est généreuse et
munificente, elle travaille toujours gratis »48.

85
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

En fait, D. Ricardo écrivait ces lignes précisément à l’époque où la suprématie de


la terre était en train de s’effondrer. Cette révolution tenait en partie au fait que la
pénurie, à laquelle il attribuait une telle importance, avait déclenché un mouvement
fantastique de recherche de terres nouvelles. On découvrit que les deux Amériques,
l’Afrique du Sud et l’Australie possédaient des réserves immenses, inutilisées mais
parfaitement utilisables.

2- La prééminence du capital

Pendant ce temps, les inventions techniques et le progrès des connaissances en


métallurgie, et en mécanique multipliaient les possibilités d’emploi du capital. Cet
emploi accru du capital au profit des techniques plus avancées permit une production
plus importante. Cette production elle-même fût la source de revenus plus élevés et
d’une épargne plus abondante. Au cours du siècle dernier, la demande de capital a
augmenté plus rapidement que son offre. Le capital conféra désormais le pouvoir dans
l’entreprise et, par conséquent, dans la société. La main- d’œuvre resta abondante ; la
possession de la terre et de la main-d’œuvre cessa d’entraîner celle du capital, mais le
capital permit d’obtenir plus facilement la terre et la main-d’œuvre.
On voit maintenant plus clairement ce qui confère le pouvoir à un agent de
production ou à ceux qui le détiennent et le contrôlent. Le pouvoir s’associe à l’agent
de production qui est le plus difficile à obtenir ou le plus difficile à remplacer. En
termes précis, il s’attache à celui dont l’offre est affectée de la plus grande inélasticité
marginale. Cette inélasticité peut résulter soit d’une rareté naturelle, soit d’un contrôle
efficace des ressources disponibles dû à quelque facteur humain, soit de ces deux
causes à la fois.

3- Le savoir, facteur décisif de création de richesse

Aujourd’hui, si le système industriel utilise de grandes quantités de capital, il se


les procure facilement. La tendance à la surabondance de l’épargne et la nécessité
d’une stratégie permettant à l’Etat de l’absorber ont constitué jusqu’à une époque très
récente des traits marquants de l’économie contemporaine.
Mais dans le même temps, les exigences d’une concurrence économique basée
avant tout sur la compétition technologique ont énormément accru les besoins de
l’entreprise moderne en talents spécialisés et en capacités organisatrices. Le système
industriel doit faire appel avant tout à des sources extérieures pour trouver des
hommes de haute compétence. A la différence du capital, le talent n’est pas une chose
que la firme puisse engendrer par elle-même. La seule possession de capitaux ne
donne pas l’assurance de pouvoir trouver et organiser les talents nécessaires. Aussi,
assiste-t-on à un nouveau transfert de pouvoir au sein de l’entreprise industrielle, cette
fois du capital à l’intelligence organisée. Il s’est produit entre les agents de production
un transfert de pouvoir comparable à celui qui s’était amorcé, il y a deux siècles, dans
les pays avancés, au détriment de la terre et au profit du capital. Ce nouveau transfert
est en cours depuis une cinquantaine d’années et il se poursuit.

86
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

La croissance quantitative et qualitative de l’information dans le fonctionnement


socio-économique est telle que celle-ci ne peut plus être considérée comme un simple
outil complémentaire intégrant le système existant sans en modifier la nature. En
d’autres termes, l’ensemble des moyens de traitement de l’information ne peuvent être
assimilés à un nouveau moyen de production renforçant la dynamique économique
existante. Tout indique, au contraire, que la montée en puissance de l’information
génère une transformation structurelle modifiant le système socio-économique lui-
même. En fait, tout se passe comme si l’ensemble des activités économiques se
réorganisait autour de l’intelligence et de la matière grise au détriment des savoir-faire
traditionnels et des métiers qui furent à la base du système industriel. Or, l’information
représente la particule élémentaire de cette matière grise. Le centre de gravité des
transformations en cours réside dans la rupture du rapport de l’homme avec son
environnement. A l’époque industrielle, l’activité humaine s’organisait autour de
relations de transformation de la matière. Certes, les conditions de transformation se
sont considérablement modifiées en plus de deux siècles ; mais ce rapport est resté au
centre de l’activité économique.
La majorité des problèmes à identifier et à résoudre concernaient l’accroissement
de l’efficacité de la production et la meilleure organisation du flot des matières
premières et des pièces détachées, du montage et de la distribution. Les métiers se
définissaient alors, soit à travers la matière elle-même, soit selon le critère des
techniques de transformation.
La mutation en cours se traduit également par un renversement de la hiérarchie
des actifs. Dans l’économie industrielle, le facteur immatériel (le savoir) a une place
significative comme le démontre l’importance de la formation et des sciences et
techniques. Mais ce facteur était subordonné aux actifs matériels. Le savoir ne révélait
sa valeur qu’à travers sa fonction d’accompagnement des actifs matériels (machines,
locaux et autres moyens de production et de distribution). Par contre, ces actifs
matériels avaient une valeur intrinsèque dûment mesurée par la technique comptable et
validée par les échanges de capitaux (transactions boursières par exemple).
Aujourd’hui, cette hiérarchie se renverse. Les actifs déterminants sont immatériels
(connaissances, capacité de traitement de l’information, culture, etc.…).
En d’autres termes, le capital matériel est subordonné aux actifs immatériels
(mais restent liés les uns aux autres). Le cœur de la capacité d’un acteur à produire des
richesses n’est plus dans les machines possédées ou dans ses autres matériels de
production. Elle se situe dans les connaissances spécifiques, dans sa capacité à accéder
à l’information et l’utiliser pour identifier les problèmes et les résoudre. Plus encore
que dans chacun de ces éléments immatériels, la capacité économique d’une entreprise
réside dans l’art d’assembler de façon cohérente et créative chacun de ces éléments.

87
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

SECTION III

Les acteurs et les organisations de l’économie


du savoir

Sous-tendant cette marche en trois étapes vers le savoir – la révolution


industrielle, la révolution de la productivité, la révolution du management – on trouve
une modification du sens du mot. On est passé du savoir aux savoirs.
Traditionnellement, le savoir était universel. Aujourd’hui on considère qu’il est très
spécialisé. Pour obtenir des résultats, ce savoir là, doit être hautement spécialisé. C’est
la raison pour laquelle la tradition l’avait relégué dans un statut de « technè » ou
métier. Mais aujourd’hui on ne parle plus de ces savoirs spécialisés comme des
« métiers » ; on parle de « discipline ». Une discipline transforme un métier en
méthode ; elle convertit l’habileté en quelque chose qui peut être enseigné et appris49.
Par ailleurs, la tendance, de plus en plus prononcée, à la création de produits et
services spécialisés implique nécessairement l’existence et l’utilisation de savoir
fortement spécialisé. Il n’est plus possible d’offrir des produits performants et des
prestations de services convenables élaborés sur la base de connaissances et de savoirs
génériques.
La spécialisation du savoir a engendré, entre autres, une très grande spécificité
des ressources productives et des ressources humaines, notamment. La spécificité des
ressources humaines qualifiées ne tient pas à la qualité intrinsèque, c’est-à-dire aux
qualifications initiales de ces ressources, mais aux compétences qu’elles acquièrent
dans le cours du processus de production conçu dans sa dimension temporelle. Elle est
le résultat d’un apprentissage et d’un enrichissement des tâches. Elle s’inscrit dans une
sorte de recomposition des processus de production qui induit une réelle interaction
entre différentes phases de la production que sont par exemple, la R&D et le
marketing. Ce genre de spécificité correspond à une caractéristique nouvelle des
processus de production industrielle.
En effet, si dans les premières étapes de l’économie industrielle, les ressources
humaines sont devenues des ressources génériques, fortement déqualifiées, totalement
mobiles (d’un secteur à l’autre, d’une région à l’autre), dans la phase actuelle de
l’évolution, la tendance est radicalement inversée, et les ressources humaines
deviennent de plus en plus spécifiques, ce dont témoigne, notamment, le
développement des marchés internes du travail. Cela correspond à une réelle
transformation de l’activité productive elle-même. Celle-ci n’est plus simplement
conçue pour fournir un produit donné, mais aussi et surtout pour poser et résoudre de
manière organique des problèmes particuliers, parfois uniques. Elle s’inscrit dans une
forte segmentation des marchés et une quasi-personnalisation des séries qui rendent les
clients, directement ou indirectement, acteurs du processus de production. Elle exige

88
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

une rétroaction permanente entre des phases du processus de production, jusque-là


articulées de manière unidirectionnelle, notamment entre la phase de R&D et de
commercialisation. Une telle rétroaction n’est possible que parce que les ressources
humaines sont devenues des ressources spécifiques en ayant acquis des compétences
multiples ou articulées, qui n’ont de véritable existence que par rapport à un processus
de production particulier50.
Pour être efficace, le savoir doit être organisé. Faire partie d’une organisation,
c’est appartenir à un groupe d’hommes composé de spécialistes travaillant ensemble à
une tâche commune. Une organisation est toujours spécialisée, elle se définit par la
tâche qu’elle se donne. La fonction de l’organisation, c’est de rendre le savoir
productif. Les organisations ont pris une place essentielle dans la société de tous les
pays avancés.
Les savoirs en soi, sont stériles. Ils ne deviennent productifs que s’ils sont soudés
ensemble. C’est cela le rôle de l’organisation. A mesure d’ailleurs que les
organisations deviennent des organisations de travailleurs du savoir, il est de plus en
plus facile de les quitter pour aller ailleurs. L’organisation est, par conséquent,
constamment en quête de la ressource la plus importante pour elle : des collaborateurs
qualifiés, bien informés et motivés. Ceci signifie qu’elle doit « se vendre » à ses
membres autant peut être qu’elle vend ses produits et ses services. Du fait que
l’organisation mondiale rassemble des spécialistes du savoir, elle doit être une
organisation d’égaux, de «collègues », «d’associés ». A priori, aucun type de savoir
n’a la prééminence sur un autre. L’organisation moderne ne reconnaît pas les relations
«patrons - subordonnés ». Elle doit être conçue comme une équipe d’associés. Enfin,
pour pouvoir fonctionner, l’organisation doit être autonome. Chacune de ces
caractéristiques est nouvelle et particulière à ce nouveau phénomène social qu’est
l’organisation.
Pour être efficaces, les travailleurs du savoir ont besoin d’exercer leurs talents au
sein d’organisations à la fois souples et restreintes. Souples pour pouvoir offrir chaque
fois de nouvelles solutions à des problèmes spécifiques, voire uniques, de clients
particuliers. Restreintes pour le fait que le savoir est très différent des autres sources de
travail moins qualifiés. Les travailleurs du savoir peuvent, et ont tout à gagner, en
travaillant au sein de petites structures autonomes et indépendantes des autres
catégories d’emplois. Mais l’inverse n’est pas vrai. Comme nous le verrons plus loin,
les ouvriers de la production courante et les prestataires de services personnels simples
ont fait les frais de la rupture des liens organisationnels qui les liaient aux travailleurs
du savoir.
Pour bien comprendre les enjeux de cette évolution fondamentale au niveau des
structures organisationnelles des firmes, il faut connaître la façon la plus pertinente de
classer les différents type de travail en catégories d’emplois. Le fait important n’est
pas tant d’arriver à la classification la plus précise et la plus conforme à la réalité qui
soi, mais de parvenir à celle qui ait le plus de pertinence. En d’autres termes il faut
classer les catégories d’emplois de la façon qui permette de saisir le sens profond de
l’évolution actuelle en matière de restructuration des entreprises. Ces catégories
constituent en quelque sorte le reflet de la façon nouvelle avec laquelle se sont
organisées les firmes.

89
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Bien sûr, le regroupement traditionnel des emplois en «classe d’affaires » et


« classe ouvrière » qui date des premiers temps du capitalisme n’est plus appropriée.
Plus récemment encore, aux Etats-Unis, la nomenclature des emplois, appelée les
«grands groupes d’emplois » et élaborée durant les années 1950 est toujours en
vigueur comprend les catégories suivantes : emploi de direction, profession libérale,
soutien technique, commercial ou administratif emploi de service, ouvrier ou
opérateur, transport ou manutention. Mais cette classification a perdu l’essentiel de sa
pertinence. Elle traduit la situation qui prévalait du temps de l’entreprise de production
de masse standardisée. Elle ne correspond qu’accessoirement à la situation
économique actuelle marquée notamment par l’émergence d’une économie fondée sur
le savoir.
Pour appréhender cette nouvelle donne, R. Reich propose trois grandes
catégories d’emplois qui correspondent aux trois positions compétitives différentes
qu’occupent les Américains. Il précise que ce sont ces mêmes catégories qui prennent
forme dans les autres pays avancés. Ce sont les services de production courante, les
services personnels et les services de manipulateurs de symboles.

1-Les services de la production courante

Les services de production courante se rapportent aux tâches répétitives


effectuées par les vieux fantassins du capitalisme américain dans l’entreprise de
production de masse. Elles sont exécutées inlassablement, et sont des étapes dans une
séquence destinée à élaborer des produits finis vendus dans le monde entier. Ces
emplois incluent ainsi la supervision courante, c’est-à-dire le contrôle répétitif du
travail des subordonnés et du respect des procédures opératoires standards.
Dans les économies modernes, les services de production courante ont leur place
dans de nombreux secteurs autres que les industries lourdes traditionnelles. On les
rencontre même dans le chatoiement de la haute technologie. Peu de tâches sont plus
fastidieuses et répétitives que par exemple nourrir les ordinateurs ou mettre au point
les codages standards pour les logiciels. On peut même dire que de nombreux emplois
de traitement de l’information se rangent dans cette catégorie des services de
production courante. Ceux qui s’en occupent entrent ou extraient de manière routinière
des données : enregistrements d’achats et de paiements effectués avec une carte de
crédit, compensation de chèques, comptes bancaires, correspondance, fiches de paie,
notes d’hôpital, etc51.
Les services de production courante sont fournis par des travailleurs routiniers.
Ceux-ci travaillent typiquement en compagnie de nombreuses autres personnes qui
font la même chose qu’eux, habituellement à l’intérieur de grands espaces fermés. Ils
sont soumis dans leur travail à des procédures standards et des règles codifiées. Leurs
rémunérations sont déterminées en fonction de leur temps de travail ou de la quantité
de travail qu’ils ont effectuée. Les vertus des travailleurs routiniers ne tiennent pas au
fait d’avoir fait des études universitaires. Elles tiennent plutôt à la fiabilité, la loyauté
et la capacité à suivre des instructions.

90
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

En 1990, la production courante des travailleurs routiniers représentait environ


un quart des emplois américains, et cette proportion connaît une baisse continue.

2-Les services personnels

La deuxième catégorie de travail implique aussi des tâches répétitives et simples.


Sont classés dans cette catégorie, les employés de commerce, d’hôtel, d’agences, les
serveurs et serveuses de restaurants, les caissières, les infirmières, les baby-sitters, les
femmes de ménage, les chauffeurs de taxi, les secrétaires, les coiffeurs, les
mécaniciens, les gardiens et agents de sécurité de toutes sortes, etc.
Les services personnels sont fournis par des aides personnels qui travaillent seuls
ou en petites équipes. Comme pour les travailleurs routiniers, leur salaire est fonction
du nombre d’heures de travail accompli ; ils sont étroitement contrôlés, tout comme
ceux qui les contrôlent et ils n’ont pas eu besoin d’acquérir une forte qualification.
La grande différence entre les services de production courante et les services
personnels est que les seconds sont fournis de personne à personne et donc ne peuvent
être vendus dans le monde entier. Les aides personnels sont en contact direct avec les
bénéficiaires ultimes de leur travail. (ils peuvent bien sûr travailler pour des firmes
multinationales. Deux exemples : en 1988, la firme britannique Blue Arrow PLC
achète Manpower INC qui fournit des services de gardiennage dans tous les Etats-Unis
; la firme danoise ISS-AS employait à cette époque plus de 16 000 américains pour
nettoyer les bureaux dans la plupart des grandes villes américaines ).
En 1990, les services personnels représentent environs 30% des emplois occupés
par des américains, et cette proportion augmentait rapidement. Aux Etats-Unis, dans
les années 1980, près de trois millions de nouveaux emplois de services personnels ont
été crées dans la restauration rapide, les cafés et les restaurants. C’est plus que le
nombre total d’emplois de production courante existant encore aux Etats-Unis, à la fin
de la décennie, dans la construction automobile, la sidérurgie et l’industrie textile
réunis52.

3-Les services de manipulation de symboles

R. Reich utilise ce terme pour désigner tous ceux dont l’exécution du travail
nécessite de hautes compétences scientifiques, mais aussi artistiques et spectaculaires.
Il faut remarquer que le terme comprend le mot manipulation qui, dans ce contexte,
évoque la maîtrise de l’exercice d’une activité. Le terme de manipulation désigne
aussi, quoique implicitement, l’exécution de travail original (chaque fois
spécifiquement adapté à la situation à laquelle il fait face), non répétitif et non
routinier. Le terme de symboles renvoie, quant à lui, à des signes, qui tout en étant
réels, n’ont pas d’efficacité ou de valeur en soi, mais en tant que signe d’autre chose.
Le symbole, sous forme de concept et de notion, permet ainsi la maîtrise de la
complexité de la réalité ce qui facilite la production de savoirs et de connaissances,
leur acquisition et leur transmission. Le symbole est aussi l’étape intermédiaire et
indispensable entre le développement d’une idée, sa mise à l’épreuve et son exécution.
L’engin spatial le plus complexe, l’armement le plus destructeur tout comme la
symphonie la plus raffinée n’étaient, au départ, qu’un ensemble de symboles.

91
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

La conjonction de ces deux réalités symbolise l’émergence de l’économie de


l’information et du savoir dont l’émergence spectaculaire reste, incontestablement, le
fait économique le plus marquant de la période de l’après-guerre. Ceux qui trouvent
cette appellation quelque peu fantaisiste et ne sied pas avec un travail de recherche
sérieux peuvent utiliser le terme de travailleurs de l’information et du savoir.
L’information et le savoir peuvent tous deux être transformés en symboles et se prêter
à toutes sortes de manipulations. Cela sans parler des nombreux liens
d’interpénétration qui font entremêler savoir et information au point de rendre difficile
leur séparation.
Comme les services de production courante, mais à l’inverse des services
personnels, les services de manipulation de symboles peuvent être échangés partout
dans le monde (en fait, il est plus juste de dire que les services de production courante
sont disponibles partout dans le monde et peuvent être acquis dans pratiquement tous
les pays du globe, alors que les services de manipulation de symboles peuvent se
déployer sur une échelle planétaire. La dynamique qui anime les deux services est
différente. Elle est plutôt passive dans le premier cas, et franchement active dans le
second cas. Ce point sera explicité ultérieurement). Les manipulateurs de symboles
sont donc en concurrence avec des étrangers, même sur leur marché domestique. Mais
ils ne participent pas au commerce international en tant qu’objets standardisés. Ce qui
est échangé, ce sont les manipulations de symboles : données, mots, représentations
orales et visuelles.
Les manipulateurs de symboles diminuent la complexité de la réalité en la
réduisant à des images abstraites qui peuvent être réarrangées, avec lesquelles ils
peuvent jongler, qu’ils peuvent tester, communiquer à d’autres spécialistes, et
finalement transformer à nouveau en réalité. Ces manipulations sont effectuées à l’aide
d’outils analytiques affûtés par l’expérience. Ces outils peuvent être des algorithmes
mathématiques, des arguments légaux, des astuces financières, des principes
scientifiques, des connaissances psychologiques sur la façon de persuader ou de
distraire, des systèmes d’induction ou de déduction, et tous les autres ensembles de
techniques permettant de venir à bout de difficultés conceptuelles.
Dans cette catégorie, se classent ceux qui se qualifient eux-mêmes de chercheurs,
d’ingénieurs, d’informaticiens, d’avocats et même quelques comptables créatifs. Il faut
y inclure aussi les consultants en management, les conseillers financiers ou fiscaux, les
spécialistes en organisation, ainsi que les publicitaires, les réalisateurs, les éditeurs, les
journalistes et les professeurs d’université.
Comme les ouvriers de production, les manipulateurs de symboles n’entrent pas
souvent en contact direct avec les bénéficiaires ultimes de leur travail. Mais par
d’autres aspects, leur vie au travail est très différente. Les manipulateurs de symboles
travaillent en partenaires ou en associés et ne sont pas soumis à un contrôle d’ordre
hiérarchique émanant de leurs patrons. Leurs revenus peuvent varier, mais ils ne sont
pas proportionnels au temps qu’ils ont passé ou à la quantité de travail qu’ils ont
fournie. Ils dépendent plutôt de la qualité, de l’originalité, de l’intelligence et à
l’occasion, de la vitesse avec laquelle ils ont identifié et résolu de nouveaux
problèmes. Leurs carrières ne sont pas linéaires, et ne se résument pas à la montée
d’échelons hiérarchiques ; ils suivent rarement des chemins bien définis pour atteindre
progressivement des niveaux de responsabilité et de revenus élevés. En fait, les

92
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

travailleurs du savoir peuvent, très jeunes, assumer de larges responsabilités et obtenir


une richesse sans limites. Mais ils peuvent aussi perdre leur autorité et leurs revenus
s’ils ne sont plus en mesure d’innover en s’appuyant sur l’expérience qu’ils ont
accumulée, même s’ils sont plus âgés.
Les manipulateurs de symboles travaillent souvent seuls ou dans de petites
équipes, qui peuvent être liées à des organisations plus vastes, y compris des réseaux
mondiaux. Le travail en équipe est souvent crucial. Comme ni les problèmes ni les
solutions ne peuvent être définis à l’avance, des conversations informelles et
fréquentes aident à s’assurer que les intuitions et les découvertes sont utilisées au
mieux. Pour cette catégorie de travailleurs, la production finale est souvent la partie la
plus facile. La majeure partie du temps et du coût (et donc de la valeur) vient de la
conceptualisation du problème, de la mise au point d’une solution et de la planification
de son exécution.
La plupart des manipulateurs de symboles ont fait quatre années d’études
supérieures ; beaucoup sont allés encore plus loin. Tout compris, les manipulateurs de
symboles ne représentent pas plus de 20% des emplois. Cette proportion s’est accrue
substantiellement depuis les années 1950, période durant laquelle pas plus de 8% de la
population active américaine ne pouvaient être considérés comme des manipulateurs
de symboles.
Ces trois catégories fonctionnelles recouvrent plus de trois emplois américains
sur quatre. Elles ne comprennent pas non plus les employés de l’Etat et tous ceux qui
sont protégés contre la compétition mondiale.

Qu’une catégorie d’emploi soit classée dans les professions libérales ou dans les
emplois de direction a peu de rapport avec la fonction que son titulaire exerce
effectivement dans l’économie mondiale. Ainsi, les membres des professions libérales
ne sont pas tous des manipulateurs de symboles. Certains notaires passent leur vie à
des tâches totalement monotones : rédiger les mêmes testaments, les mêmes contrats,
inlassablement, en changeant simplement les noms. De même, tous les manipulateurs
de symboles ne sont pas des «professionnels ». Dans l’ancienne économie de
production standardisée, un professionnel était quelqu’un qui avait dominé un certain
domaine de la connaissance. Cette connaissance existait déjà, prête à être maîtrisée.
Une fois que le novice avait consciencieusement absorbé cette connaissance et avait
réussi un examen attestant cette absorption, le statut de professionnel lui était
automatiquement conféré.
Mais la nouvelle économie est pleine de problèmes non identifiés, de solutions
inconnues, de moyens encore jamais essayés de résoudre les premiers à l’aide des
secondes ; la maîtrise des anciens domaines de connaissance n’est plus suffisante pour
garantir un revenu convenable. Ni, ce qui est plus important encore, n’est même pas
nécessaire. Les travailleurs du savoir peuvent souvent accéder à l’ensemble des
connaissances établies en donnant un petit coup sur une touche d’ordinateur. Les faits,
les codes, les formules, sont faciles à atteindre. Ce qui a beaucoup plus de valeur, c’est
la capacité à utiliser effectivement et de manière créative ces connaissances.

93
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

La possession d’un diplôme ne garantit pas une telle capacité innovatrice. En fait,
son apparition dans la vie active peut être compromise par un enseignement qui s’est
appesanti sur l’acquisition machinale de connaissances plutôt que sur l’originalité de la
pensée.

a- Le travail de résolution de problèmes abstraits

Observer de prés des entreprises où l’essentiel de la valeur est crée grâce aux
talents des travailleurs du savoir et de l’information permet d’apercevoir trois
compétences différentes, mais reliées entre elles, qui leur permettent de prospérer.
D’abord, les compétences pour résoudre les problèmes, fondés sur la capacité à réunir
divers éléments d’une manière inédite, que ce soit pour obtenir des alliages, des
molécules, des circuits intégrés, des logiciels, des scénarios, des portefeuilles de titre,
de l’information. Ceux qui résolvent les problèmes doivent parfaitement connaître ce
que les éléments qu’ils ont à leur disposition peuvent donner quand ils sont
rassemblés ; ils doivent ensuite transformer cette connaissance en modèles et en
instructions pour passer au stade de la production. Ceux qui s’occupent, ainsi, de la
création de nouveaux produits et services sont impliqués dans une recherche
continuelle en vue de nouvelles applications, de nouvelles combinaisons, de nouveaux
raffinements propres à résoudre les problèmes de toutes sortes susceptibles
d’apparaître.

b- Le travail d’identification de problèmes


Ensuite, viennent les capacités nécessaires pour aider les clients à comprendre
quels sont leurs besoins, et comment ces besoins peuvent être satisfaits par des
produits personnalisés. Pour lancer et vendre des produits standardisés, il faut que de
nombreux consommateurs soient persuadés des vertus d'un produit particulier, qu’une
masse de commandes soit prise pour ce produit, et qu’ensuite ces commandes soient
satisfaites ; à l’inverse, la commercialisation des produits personnalisés requiert une
connaissance intime du métier du client, de l’endroit où se situe l’avantage compétitif,
et de la manière de le concrétiser. Le point clé est l’identification de nouveaux
problèmes, et des possibilités d’application du nouveau produit personnalisé. L’art de
la persuasion est remplacée par l’identification des opportunités. Certains qualifient
cette transformation de passage à la micro - marketing.

c- Le travail des managers du savoir

Enfin viennent les capacités nécessaires pour faire se rejoindre ceux qui
identifient les problèmes et ceux qui se chargent de leur résolution. Ceux qui tiennent
ce rôle doivent avoir une compréhension des technologies et des marchés spécifiques
suffisante pour discerner le potentiel des nouveaux produits ; ils doivent aussi trouver
l’argent nécessaire pour lancer le projet, et rassembler les bons identificateurs et
“résolveurs” de problèmes qui le mèneront à son terme. Ceux qui occupent cette place
dans la nouvelle économie étaient typiquement appelés dirigeants ou entrepreneurs
dans l’ancienne, mais aucun de ces termes ne décrit complètement leur rôle dans
l’entreprise de production personnalisée. Plutôt que de contrôler des organisations, de

94
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

fonder des entreprises ou d’inventer, ils passent tout leur temps à manier des idées. Ils
jouent le rôle de managers du savoir. Les identificateurs et les résolveurs de
problèmes, et les managers du savoir forment ce que J.K. Galbraith appelait déjà la
«technostructure »53. Cependant, les membres de la technostructure, tout en étant des
manipulateurs de symboles comme les trois catégories de travailleurs de savoir que
nous venons d’évoquer n’en diffèrent pas moins par la façon dont ils sont structurés en
tant que groupe à part au sein de l’entreprise moderne. Les membres de la
technostructure, exerçant leurs talents dans l’entreprise de production de masse
standardisée, du fait du principe d’organisation hiérarchique de celle-ci entretenaient
des relations de travail étroites avec les autres catégories d’employés occupant la
sphère inférieure dans l’échelle de responsabilité de l’entreprise. La technostructure
occupait le sommet de la pyramide que formait la structure des emplois des entreprises
industrielles. Les autres catégories de cols blancs occupaient une place intermédiaire
entre la technostructure et les cols bleus en bas de la pyramide. Dans cette structure
typique des entreprises de production de masse standardisée, l’information allait du
bas vers le haut, et les ordres prenaient le sens inverse. A l’inverse, les manipulateurs
de symboles de l’entreprise de production personnalisée ont des relations limitées avec
leurs «subordonnés ».

I - L’organisation des entreprises de l’économie du savoir :


la firme – réseau

Que les travailleurs du savoir et de l’information entretiennent des relations plus


denses entre eux plutôt qu’avec les travailleurs routiniers ne constitue pas en soi une
chose nouvelle. Le besoin d’une telle personnalité de groupe a commencé à s’affirmer
à partir du moment où, dans l’industrie moderne (c’est-à-dire depuis le début de ce
siècle), un grand nombre de décisions – dont toutes celles qui sont importantes – font
appel à des informations qu’un seul homme ne peut pas posséder. Elles requièrent
couramment les connaissances scientifiques et techniques spécialisées, les
informations, l’expérience, le sens artistique ou l’intuition de nombreuses personnes.
La décision finale ne sera éclairée que si elle a mis systématiquement à contribution
tous ceux dont les informations sont pertinentes.
Ce qui est nouveau et a de grandes incidences sur la vie économique, c’est la
constitution de firmes de petite taille n’employant que des travailleurs du savoir. Les
autres catégories de compétences. Les services personnels et les services de production
courante n’en ont pas leur place. Ces firmes fonctionnent en circuit fermé. Cette
tendance a commencé à apparaître dès les années 1960. Déjà à cette époque-là, Jean
Fourastié, notait de manière prémonitoire : « il n’en demeure pas moins certain que,
dans l’ensemble, cette modification (tertiairisation de l’économie) est capitale, affecte
la quasi-totalité des français, et ouvre des modalités de travail moins dures
musculairement plus confortables, mais exigeant attention, lectures de signaux,
émission et réception de symboles abstraits. Le mouvement qui se fait jour sous nos
yeux semble avoir pour point limite le «maniement » de l’information. Tout se passe
comme si le travail humain, était en transition de l’effort physique vers l’effort
cérébral, d’une situation où l’homme fournissait son énergie corporelle où il se heurtait
directement aux forces naturelles, à une situation où il les utilise à travers des

95
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

organisations complexes, techniques […] ou sociales. Hier, le contact de la main avec


la matière naturelle était primordial ; aujourd’hui, c’est le contact du cerveau avec
l’information »54.
En effet, là où le principe de la production personnalisée est arrivé à s’imposer en
remplacement du principe de la production de masse standardisée, l’entreprise n’a plus
besoin de contrôler de vastes ressources, d’encadrer des armées d’ouvriers, ni
d’imposer des travaux routiniers. Aussi n’a-t-elle plus besoin d’être organisée comme
les vieilles pyramides qui caractérisaient la production standard : des cadres supérieurs
puissants ayant autorité sur des couches toujours plus larges de cadres moyens, situés
eux-mêmes au-dessus d’un groupe encore plus nombreux d’ouvriers payés à l’heure,
tous suivant des procédures d’opération standard. Nike leader mondial dans la
fabrication d’articles de sport en est le meilleur exemple. Les collections sont conçues
au siège du groupe dans l’Oregon (qui a moins de 500 salariés américains) où la
capacité de design est concentrée (la manipulation de symboles), de même que la
stratégie commerciale. Les patrons des nouveaux modèles sont transmis par un réseau
de télécommunication privé à Taiwan où se situe un second chaînon important du
groupe. C’est là que sont fabriqués les prototypes, qui serviront de modèle pour la
production industrielle de masse (services de production courante). Celle-ci se fera en
Asie du sud-est, mais là où les contrats de sous–traitance les plus avantageux peuvent
être arrachés, de sorte qu’on a vu Nike quitter des pays à mesure que les salaires
augmentaient ou que la syndicalisation prenait naissance55.
En fait, l’entreprise de production personnalisée ne peut pas être organisée sous
forme d’une pyramide hiérarchisée. Les trois groupes qui donnent à la nouvelle
entreprise la plus grande partie de sa valeur – ceux qui se chargent de l’identification
des problèmes, ceux qui les identifient et ceux qui font regrouper ces deux groupes –
doivent être en contact les uns avec les autres pour découvrir constamment de
nouvelles opportunités. Des messages clairs doivent circuler rapidement, si les
solutions appropriées doivent être appliquées aux problèmes appropriées au moment
opportun. La bureaucratie n’a plus sa place.
Ainsi, une des tâches des managers du savoir est de créer des lieux où ceux qui
identifient les problèmes et ceux qui les résolvent pourront travailler ensemble sans
interférence indue. Le manager du savoir se charge de faciliter les choses, et a un rôle
d’entraîneur ; il trouve les membres des deux groupes qui peuvent apprendre le plus
les uns des autres ; il leur procure toutes les ressources dont ils ont besoin, il leur
donne le temps de découvrir de nouvelles complémentarités entre les technologies et
les besoins des clients, mais il les guide aussi suffisamment pour qu’ils ne perdent pas
de vue les objectifs terre à terre, comme faire du profit.

Les équipes de créateurs résolvent et identifient les problèmes d’une manière très
semblable – qu’ils développent de nouveaux logiciels, imaginent une nouvelle
stratégie commerciale, fassent de la recherche scientifique ou conçoivent un montage
financier. Dans tous les cas de figure, la coordination est davantage horizontale que
verticale. Comme les problèmes et les solutions ne peuvent être définis à l’avance, les
réunions et les ordres du jour formels ne suffisent pas à les mettre en évidence. Ils
émergent au contraire de relations fréquentes et informelles. L’apprentissage est
mutuel à l’intérieur de l’équipe, à mesure que les idées, les expériences, les énigmes et

96
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

les solutions sont partagées. Une solution trouvée pour un problème s’avère applicable
à un problème totalement différent ; un échec dans un domaine se transforme en
stratégie gagnante dans un tout autre domaine. C’est comme si les membres de
l’équipe reconstituaient en même temps plusieurs puzzles avec des pièces rassemblées
dans le même tas, des pièces qui peuvent être arrangées de diverses manières pour
former plusieurs images différentes.
Ainsi, l’entreprise de production ne ressemble plus à une pyramide, mais à un
réseau. Les managers du savoir sont au centre, mais ils ne sont pas impliqués dans un
grand nombre de liaisons, et de nouvelles relations sont tissées sans cesse. Chaque
nœud du réseau comprend un nombre relativement réduit de membres, qui dépend de
la tâche à accomplir, et va d’une douzaine à plusieurs centaines de personnes. Les
compétences individuelles sont combinées de telle sorte que l’aptitude du groupe à
innover dépasse celle de la simple somme de ses membres. Au fur et à mesure que le
temps passe, et que le groupe travaille sur des problèmes variés et selon des approches
différentes, chacun mesure mieux les aptitudes de ses associés. Les membres du
groupe apprennent à s'aider les uns les autres pour obtenir de meilleurs résultats, ils
découvrent ce que chacun peut apporter à chaque projet et comment ils peuvent, tous
ensemble, accroître leurs expériences. Chaque participant est à l’affût d’idées propres
à faire avancer le groupe. Cette expérience et ces connaissances accumulées ne
peuvent être traduites en procédures opératoires faciles à transférer à d’autres salariés
et à d’autres organisations. Chaque nœud de l’entreprise-réseau représente une
combinaison unique de compétences.
Dans son ouvrage intitulé The advent of the automatic factory (l’avènement de
l’usine automatisée), rédigé en 1952, John Diebold témoignait d’une grande
clairvoyance à l’égard de ces problèmes. Il attirait l’attention sur les nouvelles
compétences qui seraient nécessaires à une échelle sans précédent. Il signalait
également que l’informatisation impliquait «la conception de toute une gamme de
produits ainsi que des procédés » ; cela ne serait pas possible sans des changements
dans les «structures de la plupart des entreprises afin de faciliter la circulation de
l’information entre les services de R&D, les services d’études, les services de
production et les services commerciaux. » Cette mutation exigerait elle-même des
changements dans la structure de gestion afin de faciliter la circulation horizontale des
individus et de l’information. Ainsi, il apparaît bien que le simple fait de s’équiper de
matériels informatiques ne représentait que la première étape, la plus élémentaire, et
l’ensemble du processus prendrait des décennies comme on le constate aujourd’hui, et
non pas des années.

Les impératifs de l’entreprise-réseau

Le mouvement de globalisation de l’économie entraîne de nouvelles contraintes


pour les entreprises. Il se traduit par une exacerbation de la concurrence et implique en
retour la nécessité de mettre en œuvre des stratégies axées sur la rapidité d’action et de
réaction qui sont facilitées par l’adoption de structures en réseau. En ce sens,
l’entrecroisement des flux d’investissements directs, tout d’abord, implique que les
firmes de chacune des grandes régions de la Triade voient s’implanter sur leur
territoire des entreprises en provenance des autres régions. Les flux d’investissements

97
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

ne suivent plus une orientation linéaire suivant la hiérarchie des systèmes productifs
nationaux, du plus développé vers le moins développé. La crise, ensuite, qui
commence avec la fin des années 1960, marquée notamment par la saturation des
marchés qui ont soutenu la croissance de l’après-guerre et l’épuisement des gains de
productivité, impose, on l’a déjà vu, une accélération du rythme des innovations 56. De
nouveaux produits et de nouvelles méthodes de production sont indispensables au
rétablissement de la croissance de la productivité et au renouvellement continu de la
demande. Les firmes se trouvent confrontées à une augmentation sensible de leurs
concurrents et à une multiplication des formes de la concurrence. La réduction des
coûts n’est plus le facteur principal de compétitivité. Il ne faut plus maintenant, tant
vendre ce qui est produit au moindre coût, que produire ce qui peut être vendu. Les
industries sont de plus en plus conduites par la demande plutôt que par l’offre.
Les firmes sont, de ce fait, soumises à des contraintes opposées. Elles doivent, en
premier lieu, se rapprocher de leurs clients afin de répondre le plus vite et le plus
précisément possible à l’évolution de leurs demandes. D. Reinertsen, un consultant de
McKinsey, a établi en 1983 qu’un délai de six mois dans le lancement d’un produit
pouvait réduire d’un tiers les profits totaux sur la totalité de son cycle de vie. Il faut, en
deuxième lieu, satisfaire ces besoins à des prix et donc à des coûts les plus faibles
possibles. La concurrence les amène en troisième lieu à renouveler en permanence leur
offre. Le temps compte de plus en plus. Les groupes multinationaux doivent gérer, tout
à la fois, le temps et l’espace : le temps, pour réduire l’intervalle entre la conception de
nouveaux produits et leur lancement sur le marché, l’espace pour valoriser leurs
produits sur une échelle géographique la plus large possible.
Les nouvelles structures vont privilégier les gains de temps en procédant à une
très forte intégration des fonctions entre elles comme à l’intérieur de chacune d’elles.
L’organisation cloisonnée et l’enchaînement linéaire des fonctions principales
caractéristiques des firmes pyramidales de production de masse standard sont remis en
cause. Le recours à des systèmes informatisés de traitement de l’information permet
d’intégrer la conception d’un nouveau produit, la simulation de sa fabrication et de son
fonctionnement, la programmation des équipements qui le fabriqueront en série et la
commande des approvisionnements nécessaires. Les tâches caractéristiques de chaque
fonction principale sont ainsi de plus en plus difficiles à isoler. Une relation étroite
doit être maintenue par exemple entre le service commercial et la recherche –
développement afin de faire remonter le plus rapidement possible les informations sur
les attentes de la clientèle et les données sur le comportement effectif des produits
vendus. L’intégration des fonctions permet à la fois de renforcer l’efficacité de
l’ensemble du groupe et de réduire ses délais de réaction. En faisant intervenir les
fournisseurs et les clients ainsi que ses propres départements d’ingénierie, directement
au stade de la conception de son nouveau type d’appareil, le Boeing 777, le groupe
aéronautique américain espère économiser 20% du coût de développement sur un
montant total qui devrait avoisiner 5 milliards de dollars57. Ces évolutions peuvent
être illustrées par le schéma suivant :

98
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Figure 7 : L’intégration des fonctions de l’entreprise en réseau

Après vente

Production R&D

Commercialisation

Les fonctions ne peuvent plus facilement être décrites en opérations individuelles


telles que recherche, fabrication ou vente, mais davantage sous forme de résultats
attendus qui sont conditionnés par la qualité de la coordination des diverses fonctions.
Les groupes multinationaux qui s’efforcent aujourd’hui de mettre en place des
structures en réseau, cherchent à optimiser les conditions de mise en place de pratiques
de type combinatoire. Chaque unité de produits articulera, sous forme de réseau, les
activités nécessaires à la conception, c’est-à-dire la recherche-développement, la
production, la commercialisation de la gamme et le service après - vente. Dans le
même temps, afin de ne pas provoquer un éclatement de la capacité globale du groupe
dans son ensemble, chaque entité fonctionnelle sera connectée à ses homologues
situées dans les autres unités de production. Pour prendre un exemple, la recherche -
développement, qui dans les grands groupes multinationaux était principalement
concentrée dans un grand laboratoire situé dans le pays d’origine, est de plus en plus
déconcentrée afin d’être en communication plus étroite avec la fabrication et la vente.
Dans le même temps, il importe que la dispersion des unités de recherche ne conduise
pas à un appauvrissement des capacités d’innovation de l’ensemble du groupe, en
particulier grâce à des transferts horizontaux de compétences d’une unité de produits à
une autre. La solution adoptée est de relier ces unités spécialisées entre elles par un
réseau de communication, permettant des échanges réguliers d’expériences et de
connaissances. Un noyau central de (R&D) est néanmoins souvent maintenu pour la
poursuite des travaux de nature fondamentale mais aussi pour abriter des équipes dont
la fonction principale est de faciliter les échanges et la transmission des connaissances
au sein du groupe.

La figure I.4 illustre les lignes de communication qui relient les unités
spécialisées de recherche-développement aux unités complémentaires dans chaque
ligne de produits et entre elles, d’une ligne de produits à l’autre, dans un groupe
structuré en réseau.

99
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Figure I.4. La firme-réseau, l’organisation de la fonction R & D

Des gains de temps sont également obtenus par le passage du travail séquentiel
au travail en parallèle. Dans les formes traditionnelles d’organisation, les tâches se
succèdent dans le temps, chacune prenant la suite de l’autre. Le lancement d’un
nouveau produit suit une procédure linéaire qui part de la recherche, passe par le
développement, la fabrication, avant d’aborder la commercialisation. Le délai de mise
sur le marché correspond à la somme des temps nécessaires à la réalisation de chacune
de ces étapes. Le fait que ce soit l’innovation qui joue le rôle le plus prépondérant dans
la concurrence entre les firmes a fait que, à l’heure actuelle, les firmes s’efforcent de
plus en plus de mener ces opérations en parallèle, c’est-à-dire que, dès le stade de la
recherche, des études sont conduites sur les conditions du marché et sur l’organisation
de l’équipement de fabrication. Plus encore, au sein même de chacune des fonctions, le
maximum d’opérations est mené de front afin de réduire le temps d’exécution de
l’ensemble.
Toutes ces idées sont confirmées par le rapport du MIT sur la compétitivité de
l’économie américaine que nous avons déjà évoqué58. Les auteurs du rapport
considèrent que le manque de coopération entre les différents départements de
l’entreprise est l’un des obstacles majeurs à l’innovation technologique et à
l’amélioration de la performance industrielle aux Etats-Unis. Dans l’entreprise
américaine, de véritables mailles humaines et organisationnelles semblent souvent
séparer les divers services. Du commercial à la recherche et de cette dernière à la
fabrication, le flux d’information est lent ou inadapté. Les gens du métier ont du mal à
travailler en équipe avec des spécialistes d’autres disciplines. On fragmente en
séquences des décisions qui auraient dû être intégrées. Dans pareille organisation, le
travail peut être accompli de façon très compétente au sein de chaque segment
spécialisé, et pourtant déboucher globalement sur l’inefficacité et le gâchis. On peut
citer à titre d’exemple de cette organisation parcellisée, la tendance des entreprises

100
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

américaines à favoriser des systèmes de stockage hautement informatisés plutôt que la


production au juste à temps. L’exemple de la réorganisation de la société British Steel
Corporation en 1980 est particulièrement illustratif à ce sujet. Cette année-là, la
nouvelle direction a cessé de diviser la firme par services et l’a divisée par produits.
Ainsi, au lieu d’avoir tous les vendeurs dans un groupe et tous les cadres de production
dans un autre, tous ceux qui travaillaient à un produit particulier se retrouvaient
ensemble. Simultanément, des dizaines d’usines furent fermées, et la production fut
regroupée dans cinq centres principaux. La force de vente s’est trouvée revalorisée et
la prise de décision s’est décentralisée. Quand la société avait 32 usines, il fallait
passer au crible l’ensemble de leurs opérations à partir du siège central. La
simplification des opérations de production a ainsi facilité la prise de décisions
commerciales et accru la force de vente. C’est parce que ses vendeurs travaillent
maintenant aux cotés de ses ingénieurs de production que British Steel sait, comme
elle ne l’avait jamais su, ce que veulent ses clients et ce qu’offrent ses concurrents.
Qu’est ce qui explique la mauvaise communication et la faible coordination entre
fonctions et services dans beaucoup d’entreprises américaines comme le déplore le
rapport du MIT ? Le mode d’organisation est manifestement un facteur clé. En effet,
contrairement à bon nombre d’entreprises japonaises, les firmes américaines sont
structurées en arborescence avec beaucoup de niveaux hiérarchiques. Les structures
pyramidales et arborescentes font preuve d’une inadaptation croissante dans la
situation économique actuelle. En effet, elles sont inadéquates pour les systèmes à
hauts niveaux d’activité et de production. Les structures pyramidales s’accordent à des
situations où les forces et les flux sont faibles. Elles peuvent être maintenues dans des
contextes plus dynamiques et plus évolutifs par le biais de tout un ensemble de
contraintes. Mais ce au prix de déséconomies croissantes en bloquant toute
évolution59.
Or, comme le montre la théorie des communications, un réseau à structure
pyramidale exige une augmentation proportionnelle du nombre de liaisons avec le
nombre de nœuds, et les coûts de fonctionnement de l’ensemble augmentent eux-
mêmes comme le carré du nombre de connexions. Au contraire dans les structures
maillées et cellulaires favorisant toutes les relations, tant horizontales que verticales,
chaque nœud est un carrefour étoilé réalisable par une multitude de voies alternatives ;
la prise de décision est décentralisée à tous les niveaux d’organisation et les coûts de
fonctionnement croissent à un rythme notablement inférieur. Pour J. Voge, la nature
nous offre de multiples exemples de cette structure économe, basée sur la compétition
et la coopération, et qui permet une hiérarchie de groupements de dimension et de
complexité croissante. Une telle structure permet également une stabilisation
dynamique dans la mesure où chaque sous-ensemble est autorégulé par des boucles
autonomes de rétroaction, ce que ne permet pas le contrôle centralisé du système
pyramidal60.
A vrai dire, cette tendance prononcée à tisser des liens étroits de coopération
entre les différents services et départements d’une même entreprise est un
développement, somme toute, naturel. Il s’inscrit dans le prolongement de l’utilisation
intensive et presque exclusive du savoir et de la technologie en tant que facteurs
stratégiques de compétitivité entre les firmes. Le fait que ce même savoir soit devenu
très spécifique et très spécialisé n’a fait que renforcer cette tendance à l’adoption de

101
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

structures d’organisation maillées et cellulaires. Cette forme d’organisation favorise en


effet les complémentarités et les synergies nécessaires pour l’accomplissement des
tâches complexes et ardues que sont aujourd’hui les objectifs des firmes impliquées
dans cette concurrence technologique. La réalité concurrentielle apporte chaque jour
une preuve supplémentaire du caractère irrévocable de cette tendance. En effet, dans
pratiquement toutes les firmes gagnantes, la tendance est à moins de niveaux
hiérarchiques et moins de cloisons. Cette évolution accélère la mise au point des
produits et renforce la capacité à réagir aux bouleversements des marchés. Ford fut le
premier constructeur automobile à expérimenter l’usage d’équipes inter-services. Les
spécialistes travaillent simultanément plutôt que successivement, et le sucés du projet
Taurus a convaincu Ford de la puissance de cette approche pour résoudre les
problèmes.
D’autres firmes américaines ont aussi commencé à mettre en application le
concept d’ingénierie simultanée, c’est-à-dire que la conception du produit et celle du
procédé de fabrication se chevauchent dans le temps mais sont encore confiées à des
groupes séparés. Certaines sociétés pionnières ont poussé l’idée plus loin en intégrant
complètement les deux activités. Chez Boeing, l’équipe «conception - construction »
fait maintenant partie du vocabulaire. Chez Xerox, l’ingénieur qui dirige un projet est
aussi responsable de la production pilote. Cette approche permit à Xerox de réduire le
temps de mise au point de 50%.
Les sections précédentes doivent avoir clairement montré l’importance
primordiale qu’accorde l’économie du savoir à la diffusion et à l’utilisation de
l’information et du savoir, tout comme à leur création. Ce qui détermine la réussite des
entreprises et des économies nationales plus généralement, dépend plus que jamais de
leur efficacité à rassembler et à utiliser des connaissances. Savoir-faire stratégique et
compétences sont développés de façon interactive et partagés au sein de sous-groupes
et de réseaux. L’économie devient une hiérarchie de réseaux, mus par l’accélération du
rythme du progrès et de l’acquisition des connaissances. On aboutit ainsi à une société
de réseaux où la possibilité d’avoir accès et de participer à des relations à forte
intensité de savoir et d’apprentissage conditionne la position socio-économique des
individus et des entreprises.
Cette configuration en réseau, propre à l’économie du savoir, a fait son
apparition parallèlement à des modifications du modèle de l’innovation ( figure I.4 ).
D’après la théorie classique, l’innovation est un processus de découverte qui évolue en
phases selon une séquence fixe et linéaire : en premier lieu, la recherche scientifique,
la production et la commercialisation du produit et, enfin, la vente de nouveaux
produits, procédés ou services. Aujourd’hui, ce processus n’est plus seulement
linéaire. L’innovation nécessite une intense communication entre les différents acteurs
– entreprises, laboratoires, établissements universitaires et consommateurs – ainsi que
des allers-retours entre les volets sciences, techniques, développement des produits,
fabrication et commercialisation.
L’innovation résulte donc des multiples interactions d’une communauté d’agents
économiques et d’établissements qui forment ensemble ce que l’on a appelé systèmes
nationaux d’innovation. De plus en plus, ces systèmes d’innovation s’étendent au-delà
des frontières économiques. Il porte essentiellement sur les mouvements et les
relations créées entre les branches industrielles, les pouvoirs publics et les milieux

102
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

universitaires à travers le développement du savoir. Les interactions au sein de ces


systèmes influent sur la performance des entreprises et des économies en matière
d’innovation. Le pouvoir du système à diffuser le savoir, ou sa capacité de garantir aux
esprits novateurs un accès opportun aux stocks de savoir dont ils ont besoin et de toute
première importance.

Figure I.5. Modèles d’innovation

Modèle linéaire d’innovation

Recherche Développement Production commercialisation

Modèle interactif d’innovation

Recherche

Connaissances

Invention et/ou
Conception Affinement de la Distribution et
Marché production d’une
détaillée et conception et commercialisation
potentiel conception
expérimentation production
analytique

Source : Perspectives de la science, de la technologie et de l’industrie, OCDE ,1996

Les transformations décrites dans cette section ont concouru à l’émergence de la


firme-réseau. Cette transformation majeure a été considérée par John Naisbitt comme
étant l’une des plus grandes tendances à l’œuvre durant cette fin de siècle61. Il ne fait
aucun doute, nous dit ce penseur, que le monde qui émergera à l’issue de ces
transformations sera très différent de celui qu’on a connu jusque-là. L’auteur rappelle
à ceux qui semblent l’oublier que, des siècles durant, la structure pyramidale a été la
forme avec laquelle nous nous sommes organisés. De l’armée romaine à l’église
catholique, à General Motors et IBM, les flux de communications et les ordres
descendaient du sommet à la base. La structure pyramidale a été favorisée et décriée à
la fois, mais ses détracteurs, jusqu’à très récemment n’étaient jamais parvenus à
imaginer une structure plus souple et plus efficace. Ce n’est que depuis la fin des

103
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

années 1960 qu’ont été entreprises les tentatives les plus sérieuses dans le sens de
l’élaboration de nouvelles formes d’organisation plus performantes. Notre foi en la
capacité de la structure pyramidale à régler nos problèmes a été sérieusement entamée
après que cette dernière ait été incapable de surmonter les problèmes complexes qui
ont surgi à cette époque-là. Il était clair que les problèmes de l’époque – stagnation
économique, instabilité politique et une multitude de problèmes sociaux inextricables
– ne pouvaient pas être résolus dans un monde organisé selon le principe hiérarchique.
L’échec des hiérarchies à résoudre les problèmes de la société à obliger les gens à
«parler » les uns aux autres, et ce fut le début du réseau, nous dit John Naisbitt.
Cependant, l’objectif principal du réseau ne se limite pas à l’échange d’informations et
de contacts. Il inclut aussi, et surtout, la création et l’échange du savoir. Le réseau
permet que chaque nouvelle idée soit intégrée à une autre nouvelle idée qui la suit,
produisant ainsi une compréhension nouvelle et cumulative de la nature humaine et de
l’univers dans lequel nous vivons.
Dans le domaine économique, les grandes organisations – les derniers champions
de la structure hiérarchique – ont commencé à remettre en question la structure
hiérarchique dès la fin des années 1970. Nombre d’entre elles avaient commencé à
découvrir que la méthode hiérarchique qui était si efficace par le passé n’est plus
valable, dans une large mesure à cause du manque de liens horizontaux qui les
caractérise. On prévoyait dès cette époque là que les entreprises et les institutions
fonctionneraient selon le modèle du réseau. Les architectures seront alors élaborées de
façon à ce que les liens et les relations de travail soient à la fois horizontales et
verticales, mais aussi multidirectionnelles et transdisciplinaires.
Il va de soi que dans ce système en gestation, les firmes ne se transformeront pas
en immenses firmes-réseaux, abandonnant tout contrôle formel pour laisser leurs
travailleurs faire ce que bon leur semble.

Les différentes formes de l’entreprise réseau

Une description des différentes formes que prennent les réseaux d’entreprises
permet d’avoir une idée plus précise sur la transformation en cours, de la firme
pyramidale fortement hiérarchisée à la firme-réseau. Ces formes ne sont pas stables et
continuent à évoluer. Les plus communes sont les suivantes :
Centres de profit indépendants. Ce réseau supprime les cadres intermédiaires et,
en ce qui concerne le développement des produits et des ventes, transfert l’autorité à
des groupes d’ingénieurs et de commerciaux (résolveurs et identificateurs de
problèmes) dont la rémunération est proportionnelle aux profits réalisés par l’unité à
laquelle ils appartiennent. Les managers du savoir dans les sièges sociaux apportent
une aide financière et logistique, mais laissent les unités libres de leurs dépenses
jusqu’à un certain montant. En 1990, Johnson & Johnson comprenait 160 sociétés
indépendantes ; Hewlett Packard, quelque 50 unités séparées. General Electric, IBM,
AT&T et Eastman Kodak, parmi d’autres adoptaient aussi cette approche. Pour des
raisons semblables, les grandes maisons d’édition étaient en train de créer activement
de petites maisons d’édition semi-autonomes à l’intérieur de la société mère, chacune
formée d’une douzaine de personnes ayant des responsabilités très larges dans
l’acquisition et l’impression de livres en propre.

104
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Partenariats externes. Dans ce type de réseau, les courtiers-stratèges dans les


sièges sociaux agissent comme des pourvoyeurs de capital-risque et des obstétriciens ;
ils amènent à maturité les bonnes idées qui jaillissent de groupes de résolveurs et
d’identificateurs de problèmes et ensuite (si les idées ont du succès sur le marché)
transforment les groupes en entreprises indépendantes dans lesquelles ils conservent
une part. Xerox et 3M ont été les premiers à mettre en œuvre des réseaux de ce type
aux Etats-Unis, mais ils n’ont rien de nouveau pour les Japonais. Hitachi, par exemple,
comporte actuellement plus de 60 sociétés, dont 27 sont l’objet de transactions
publiques. Certaines firmes de capital-risque et certains partenariats de LBO
ressemblent à ce type de réseau, dans lesquels les risques et les gains sont partagés
entre le centre et les dirigeants des entreprises séparées.
Partenariats internalisés. Dans ce type de réseau, les bonnes idées jaillissent de
groupes indépendants de résolveurs et d’identificateurs de problèmes. Les courtiers-
stratèges dans les sièges sociaux achètent les meilleures d’entre elles ou forment des
partenariats avec les indépendants, et ensuite produisent, distribuent et
commercialisent ces idées sous la propre marque réputée de la firme. Cette sorte
d’arrangement est commune chez les producteurs de logiciels. En 1990, par exemple,
plus de 400 minuscules firmes de développement de logiciels ont été achetés par des
grandes firmes comme Microsoft, Lotus et Ashton-Tate. Les développeurs de logiciels
recevaient une belle récompense pour leurs efforts, tandis que les grandes firmes
entretenaient un flux continu de nouvelles idées.
Concession. Dans ce cas, le siège social passe des contrats avec des entreprises
indépendantes pour qu’elles utilisent ses marques, vendent ses formules spéciales ou
commercialisent de toute autre façon ses technologies (c’est-à-dire trouvent des
problèmes auxquels les appliquer). Les courtiers-stratèges au centre du réseau
garantissent qu’aucun licencié ne compromet la réputation de la marque en offrant une
qualité insuffisante, ils procurent aussi aux licenciés des services généraux comme la
gestion informatique des stocks ou la publicité. Mais la majorité de la propriété et du
contrôle est laissée entre les mains des licenciés. Un exemple est donné par les
franchises, qui font partie des entreprises dont la croissance est plus rapide dans toutes
les économies avancées, et qui vendent maintenant les choses les plus diverses, depuis
la préparation des déclarations d’impôts et les services de comptabilité jusqu’aux
chambres d’hôtels, aux biscuits, aux produits d’épicerie, à l’impression et la
reproduction, aux soins de santé, et aux cours de gymnastique. En 1988, les franchisés
américains regroupaient 509 000 points de vente, soit plus de 10% du produit national.
Courtage pur. Dans la forme de réseau la plus décentralisée, les courtiers-
stratèges passent des contrats avec des entreprises indépendantes pour la solution et
l’identification de problèmes aussi bien que pour la production. Ce réseau est idéal
quand il faut pouvoir changer de direction rapidement. En 1990, par exemple, Compaq
de Houston – qui n’existait pas en 1982 mais avait huit ans plus tard des revenus de
trois milliards de dollars – achetait à l’extérieur la majorité des composants de valeur
dont elle avait besoin : des microprocesseurs chez Intel, des systèmes d’exploitation
auprès de créateurs de logiciels comme Microsoft, des écrans à cristaux liquides chez
Citizen ; avec ces composants, Compaq fabriquait des ordinateurs qu’elle distribuait
par l’intermédiaire de revendeurs indépendants auxquels elle garantissait des zones de
vente exclusives. Le coût de fabrication de l’Apple II était inférieur à 500 dollars, dont

105
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

350 dollars de composants achetés à l’extérieur. En 1990 aussi, la Lewis Galoob Toy
Compagny vendait pour plus de 50 millions de dollars de petits objets conçus par des
inventeurs indépendants et des sociétés spécialisées, développés par des ingénieurs
indépendants, fabriqués et emballés par des fournisseurs à Honk Kong (qui faisaient
faire en Chine et en Thaïlande le travail demandant le plus de main-d’œuvre), et puis
distribués aux Etats-Unis par des sociétés de jouets indépendantes. Les studios de
cinéma comptaient autrefois sur leurs propres équipements, leurs équipes exclusives
d’acteurs, de réalisateurs et de scénaristes ; elles passent maintenant des contrats,
projet par projet, avec des producteurs, des acteurs, des scénaristes, des cameramen
indépendants, et s’appuient sur des distributeurs indépendants pour que les films soient
projetés dans des salles appropriées. Les éditeurs ne passent pas des contrats seulement
avec les auteurs, ils le font aussi pour l’impression, la maquette, les illustrations, la
commercialisation et toutes les autres facettes de la production. Même les
constructeurs automobiles externalisent une part croissante de ce qu’ils fabriquent. (En
1990, Chrysler produisait directement 30% seulement de la valeur de ses voitures ;
Ford, environ 50%. General Motors achetait la moitié de ses services de conception et
d’ingénierie auprès de 800 sociétés différentes.)

Nous l’avons déjà dit, la vitesse et l’agilité sont si importantes pour l’entreprise
de production personnalisée qu’elle ne peut être alourdie par des frais généraux
importants comme des immeubles pour la direction, des usines, des équipements, et
des fichiers de personnel. Elle doit être en mesure de changer rapidement de direction,
d’explorer des options quand elles se présentent, de découvrir de nouveaux liens entre
problèmes et solutions où qu’ils se situent.
Dans l’ancienne entreprise de production de masse standardisée, les coûts fixes
comme les usines, les équipements, les entrepôts et les énormes fichiers de salariés
étaient nécessaires pour contrôler les opérations et s’assurer que leur déroulement était
conforme aux prévisions. Dans l’entreprise de production personnalisée, ils
représentent un poids superflu. Ici tout ce qui compte est la rapidité à identifier et à
résoudre les problèmes, le mariage de la perspicacité technique et du savoir-faire
commercial, favorisé par une clairvoyance stratégique et financière. Tout le reste,
c’est-à-dire les éléments plus standardisés, peuvent être obtenus au moment des
besoins. Les bureaux, les usines, les entrepôts sont loués, le crédit bail est utilisé pour
l’acquisition des équipements standards ; les composants courants sont achetés à des
producteurs extérieurs, souvent au-delà des mers.
En fait, un faible nombre de personnes travaillent pour l’entreprise de production
personnalisée, au sens traditionnel où ces personnes occupent des emplois stables et
reçoivent des salaires fixes.
Avant d’aller plus loin dans ce raisonnement, il convient de traiter ce dernier
point avec plus de détails. Comme on l’a déjà noté, la structure en réseau repose sur
l’introduction de nouvelles formes d’organisation du travail. La spécialisation étroite
et la définition de routines opératoires, stables, soumises à une planification stricte,
cèdent progressivement le pas au travail de groupe et à l’introduction d’une capacité
d’initiative. La modification des relations entre départements et fonctions au sein
même des entreprises se projette sur l’organisation des rapports entre firmes avec le
développement des partenariats, et par voie de conséquence, sur le mode de

106
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

structuration des industries. L’externalisation de certaines fonctions, notamment celles


liées à la production proprement dite, va à contre-courant de la tendance à
l’internalisation qui a longtemps dominé les méthodes de gestion. L’intégration des
fournisseurs ou des clients a été un trait majeur de la création, l’expansion et le
fonctionnement de la firme de production de masse standardisée. Elle a été aussi un
des déterminants de la multinationalisation de ces entreprises. L’internalisation
permet, en effet, de réduire les coûts qu’impliquent les transactions : coûts de recueil
de l’information sur l’offre et la demande de produits, coûts d’amortissement des actifs
spécifiques de la part des fournisseurs62.
L’internalisation si elle permet en effet de contrôler le montant de ces dépenses,
comporte en retour un autre type de coûts, celui de la sortie de l’activité si elle ne
s’avère plus correspondre aux besoins de la firme. Avec l’évolution technologique ou
l’apparition d’un producteur implanté dans une région de production particulièrement
bon marché, le maintien de l’approvisionnement interne auprès de la filiale spécialisée,
peut s’avérer une charge plutôt qu’un avantage, surtout en période d’exacerbation de la
concurrence. Le groupe peut avoir intérêt à changer de fournisseur, sa filiale ne
constitue plus ni un moyen d’assurer des approvisionnements, ni une source propre de
profit pour le groupe. Ce dernier peut chercher à s’en défaire. Le retour au marché
apparaît préférable dans la mesure ou il semble offrir une garantie de souplesse dans la
sélection des produits intermédiaires et de leurs fabricants dans une période d’intense
concurrence et de rapide évolution des procédés et des produits.
Les facteurs qui président à la mise en place de structures en réseau au sein des
firmes et des groupes multinationaux s’appuient sur la volonté d’intégrer de manière
plus étroite les fonctions de l’entreprise. Il s’agit de renforcer la cohérence d’ensemble
du groupe et de réduire ses délais d’action et de réaction. Les accords de partenariat
qui fondent les structures en réseau permettent d’établir une liaison plus étroite qu’une
simple transaction commerciale, tout en évitant de créer une situation difficilement
réversible (issue d’un processus d’internalisation soutenu ). Les accords sont à la fois,
porteurs de souplesse et de stabilité.
Une autre justification importante des accords trouve sa matérialisation dans
l’intégration des fonctions industrielles. Les relations traditionnelles de sous-traitance
suivaient le même schéma de fonctionnement que les ateliers à l’intérieur des firmes.
Les fournisseurs extérieurs intervenaient dans le cadre d’une modalité simple, de type
linéaire, de la division du travail, au même titre que les unités de fabrication propres.
La grande question de la stratégie de fabrication se résumait à l’interrogation : ( make
or buy ? ) Faire ou acheter ? Ce qui montre bien, que le critère de choix était avant
tout, une question de prix de revient. A l’heure actuelle, l’évolution des modalités
d’articulation des fonctions à l’intérieur des entreprises se double d’une modification
des formes de relations entre les entreprises. Il en résulte, en particulier, que les sous-
traitants doivent eux même s’offrir une capacité d’intégration de la recherche, de la
fabrication et de la distribution. Les groupes demandent à leurs fournisseurs de
composants intermédiaires une compétence dans la conception de produits, en réponse
à des exigences plus strictes et plus rapidement changeantes dans la fabrication, en
respectant des contraintes de qualité et de rapidité, et dans la ponctualité des livraisons.
La notion de stratégique, accolée au terme d’accord, prend alors toute sa
signification. La relation avec les sous traitants implique une intégration étroite de

107
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

leurs activités avec celles du groupe partenaire. Leur contribution ne se limite pas à la
fourniture d’un produit standard mais doit plutôt s’analyser comme celle d’un résultat.
L’importance de l’accroissement du contenu, en connaissances, technologies et savoir-
faire des activités industrielles implique l’approfondissement des relations entre
fonctions, de même qu’avec les fournisseurs et les clients. Une certaine familiarité
avec les besoins et les conditions d’utilisation des produits est un facteur de
compétitivité de plus en plus nécessaire. La conclusion d’un accord de partenariat
présente de ce fait un double aspect stratégique. Il établit, d’une part, les bases d’une
intégration efficace entre les opérations des groupes et de leurs sous traitants. Il
contribue, d’autre part, à une certaine garantie de confidentialité qui protège les
compétences du donneur d’ordres du risque de transfert à la concurrence.
Le développement des relations de type partenariat se traduit ainsi par une
évolution des modalités de structuration à l’échelle des industries, ce qui remet en
cause les structures héritées des modes de fonctionnement des oligopoles traditionnels.
Ceux-ci se caractérisaient par des modalités de structuration des firmes fondées sur
l’intégration verticale des activités selon un modèle d’internalisation. Une firme
comme IBM fabriquait des composants électroniques, des unités de calcul, des
équipements périphériques, produisait des logiciels, assemblait des systèmes et les
plaçait chez ses clients. Les grands constructeurs automobiles contrôlaient, de manière
interne, la totalité de la filière de production, depuis la tôlerie jusqu’au véhicule en
bout de chaîne.
A l’heure actuelle, les groupes font de plus en plus appel à des fournisseurs
spécialisés de composants. Les contraintes et les avantages de la production de masse
sont transférés à ces derniers. Une des conséquences de cette évolution consiste en une
réduction du nombre des sous-traitants, qui doivent détenir et maintenir un niveau de
compétence élevé et atteindre des volumes importants de fabrication pour maîtriser les
coûts de production. Pour les systèmes d’injection des véhicules diesel, par exemple,
deux firmes allemandes dont Bosch détiennent le monopole total. Tandis que les
constructeurs se concentrent principalement sur l’assemblage de produits
particularisés, les contraintes de taille s’imposent aux fournisseurs de produits
intermédiaires. L’industrie de traitement de l’information a connu depuis le début des
années 1980 une évolution spécifique mais similaire.
Les conséquences de ces stratégies sur la structuration de l’industrie sont
décisives. En tout premier lieu, la segmentation des activités selon des strates
horizontales, avec le développement de producteurs dominant sur chacune d’entre
elles et des produits qui doivent être complémentaires pour pouvoir être assemblés en
systèmes implique l’établissement d’étroites relations de coopération entre eux pour
assurer la normalisation et l’interopérabilité de leurs produits. Cette cohérence, qui
était au préalable assurée par l’intégration verticale au sein de chaque grand
constructeur, est maintenant transférée aux accords entre producteurs spécialisés.
La généralisation des alliances va de pair avec la segmentation horizontale des
industries. En second lieu, les firmes ne sont plus contraintes de se conformer à une
stratégie dominante, comme la construction d’un ensemble intégré, pour atteindre
l’optimum de production. Plusieurs types de stratégies peuvent coexister, soit qu’elle
vise une intégration verticale, soit qu’elle recherche une intégration horizontale, soit
enfin qu’elle s’efforce de bâtir une niche protégée par un haut niveau de compétence.

108
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Les capacités d’organisation, l’une des trois compétences identifiées par R. Reich
comme étant une manipulation de symboles et qu’il appelle le courtage stratégique.
Nous préférons, quant à nous, l’appeler management du savoir, deviennent alors un
facteur de compétitivité de plus en plus déterminant. La capacité d’un groupe de tisser
des réseaux de partenaires ou d’entrer dans des réseaux constitués conditionne
largement ses possibilités futures de croissance et de réussite.
Il apparaît bien que le nouveau modèle de structuration des entreprises, basé sur
la multiplicité des centres de décision se caractérise par un degré de flexibilité plus
important que celui de l’entreprise classique. Dans cette dernière, c’est l’intégration
verticale entre les différentes fonctions et départements qui assure la cohérence
d’ensemble. Le graphique suivant schématise les transformations marquant le passage
du modèle d’organisation classique au modèle «flexible ».

Figure I.6. L’entreprise flexible

Entreprise classique Nouveau modèle flexible

Centre unique Centres multiples


Autonomie Structures pyramidales des
compétences
Activités indépendantes Unités interdépendantes
Intégration verticale Alliances multiples
Structure uniforme Structures diverses
Culture d’entreprise Cultures cosmopolites
Accent sur l’efficience Accent sur la flexibilité

Source : Brahrami H.(1992) « The Emerging Flexible Organisation ». California Management Review.

A la lecture de ces développements, de nombreux lecteurs croiront qu’il s’agit la


d’évolutions récentes qui ne concernent qu’un nombre très limité de firmes
américaines ou japonaises pionnières ans leurs domaines respectifs. Les firmes
américaines et japonaises sont connues, en effet, pour être plus actives que leurs
homologues européennes dans la mise au point de nouvelles stratégies et de nouvelles
méthodes de travail.
En fait, on ne peut pas dire que cette tendance est à ses débuts, comme on ne peut
pas dire qu’elle s’est généralisée à toutes les économies et qu’elle s’est définitivement
et partout substituée à l’ancien système de production de masse standardisée. La vérité
est que la structure en réseau connaît actuellement une phase d’essor rapide. Elle est en
passe de devenir le principe dominant d’organisation de l’activité économique.
Comme on l’a déjà noté au cours de ce chapitre, les grandes firmes intégrées ont
tendance à se fragmenter en unités de taille parfois très réduite, ainsi qu’à externaliser
une part croissante de leurs activités. Une enquête récente menée dans six pays
européens auprès d’une soixantaine d’entreprises montre que cette logique
d’externalisation est absolument générale. Le modèle du «pipe-line » de la production
de masse standardisée, où la firme réalisait pratiquement tout elle-même, depuis les

109
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

études amont jusqu’à la commercialisation en passant par la fabrication de l’essentiel


des composants recule inexorablement. Il cède la place à des modèles en réseau
beaucoup plus diversifiés et plus complexes, où coexistent des business units plus ou
moins autonomes sur le plan opérationnel – mais bien encadrés sur le plan stratégique,
financier et normatif – et une multitude de sous-traitants, occasionnels ou, à l’inverse,
quasi intégrés. A travers ces organisations se tissent des liens à la fois intra-sectoriels
et intersectoriels de plus en plus enchevêtrés. Les relations de concurrence les plus
féroces s’y mêlent à des relations de solidarité et de coopération. Ainsi, l’industrie
automobile apparaît de plus en plus comme un système où les interdépendances entre
constructeurs sont très fortes, ne fut ce qu’à travers les fournisseurs communs, même
lorsque les stratégies s’affrontent.
Comme on l’a déjà noté, la tendance à la tertiairisation de l’économie s’explique
en grande partie par ces changements. De nombreuses activités tertiaires de service
aux entreprises constituent à la fois des éléments de différenciation et de spécialisation
au sein des nouveaux réseaux d’activité, et des éléments d’intégration matérialisant les
relations de coordination nécessaires au fonctionnement d’ensembles complexes
toujours menacés de divergence. Les unités d’activités de service, de façon générale,
jouent le rôle d’une sorte de tissu conjonctif de l’économie. La croissance de leur place
dans les consommations intermédiaires des entreprises à été de près de 15 % par an de
1980 à 1985 dans la CEE.
Le processus d’externalisation est lui-même très diversifié, mais il obéit à des
logiques économiques simples. Il vise toujours à combiner un objectif de flexibilité et
un objectif de réduction de coût. Il s’agit de rendre les actifs plus fluides, en réduisant
les hauts de bilans (par exemple par le recours à la location de l’immobilier et des
machines, etc. ), et d’accroître ainsi la réactivité financière. Il s’agit surtout de lutter
contre la montée des charges fixes en variabilisant autant que possible les coûts
d’exploitation, c’est-à-dire en leur permettant d’épouser les fluctuations du marché. La
flexibilisation du travail et de l’emploi, qu’elle soit directe, via le développement des
contrats précaires ou indirecte, via la sous-traitance, s’inscrit bien sûr dans cette ligne.
Mais l’objectif de variabilisation des charges concerne également les équipements et
les achats. Il s’agit ensuite de réduire les charges indirectes, les charges de structure
notamment, qui ont tendance à s’accumuler et surtout à se rigidifier au sein des
grandes organisations intégrées. Réduire ces charges et par la même occasion les
emplois de cols blancs, est plus facile dans un réseau externalisé qu’à l’intérieur de
l’organisation ; il s’agit enfin de contourner les zones de protection élevée et les effets
de cliquet qui sont importants dans la grande firme traditionnelle.
Bien entendu, ces logiques se combinent diversement selon les lieux, les
conjonctures, les firmes, les secteurs. Dans un premier temps, les grandes entreprises
ont surtout externalisé la fabrication de composants considérés comme étant extérieurs
au métier central non stratégique. Chez Renault, par exemple, près de 70% des
composants en valeur sont aujourd’hui achetés, et le taux monte de 3% à chaque
nouveau modèle. D’autres activités précocement externalisés sont les activités de
services banalisés comme le nettoyage, certaines formes de maintenance, la
restauration, le gardiennage. Plus nouvelle, mais essentielle, est la tendance à
multiplier les sous-traitances dans le domaine des activités administratives. Moyens de
paiement, archives, contentieux, informatique, secrétariat ; la liste peut encore

110
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

s’allonger. La logique économique de cette externalisation administrative est d’ailleurs


liée aux changements de structure. Lorsque les firmes s’organisent en cellules
«produits-marché », elles réduisent le rôle des grandes fonctions et, par la même
occasion, les effets d’économie d’échelle qui existaient dans les centres administratifs
fonctionnels. Enfin, les activités de R&D et de conception sont de plus en plus
largement partagées, malgré leur caractère stratégique. Le coût et les risques de la
R&D incitent les entreprises à regrouper les efforts, à privilégier la veille
technologique pour éviter de réinventer ce qui existe déjà, et à tirer parti au mieux de
la recherche publique, en multipliant les accords avec les universités. Les activités qui
composent la phase de développement des produits et des processus sont elles même
de plus en plus largement sous-traitées. Chez Renault, les trois quarts des prestations
composant le ticket d’entrée, c’est à dire les coûts engagés pour le développement d’un
nouveau modèle, sont achetées, soit davantage que dans la réalisation. Par exemple, la
conception et la réalisation des outils de presse, activités pourtant essentielles du
métier automobile, sont aujourd’hui très majoritairement externalisées.
On peut élaborer de nombreuses typologies des réseaux de production ainsi
constitués. Le réseau de type «système solaire » où le centre stratégique est aussi un
centre hiérarchique fort et contrôle directement les unités opérationnelles, internes et
externes, reste sans doute le modèle dominant. Au sein de cette catégorie, on peut
distinguer les réseaux où l’ensemble des unités opérationnelles (y compris sous-
traitants) est stable et ceux qui puisent de manière plus circonstancielle et variable
dans les tissus de sous-traitants, souvent organisés sur des bases territoriales. Les
réseaux du bâtiment, qui articule de très grandes firmes et des prestataires artisanaux
sont de ce type. Une deuxième grande classe est celle des réseaux où le centre
stratégique est moins impliqué dans la coordination opérationnelle et n’exerce pas de
fonction hiérarchique directe. C’est le cas des holdings ou conglomérats, comme les
grandes sociétés de services urbains.
De tout ce qui précède, il ressort que la grande entreprise cesse d’être le
référentiel fondamental du travail, de l’emploi et de la professionnalité. La
multiplication des professionnels indépendants est une autre facette du même
mouvement. Le spectre va des qualifications les plus banales aux plus sophistiquées.
Dans les pays à tradition libérale, comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, cette
montée des professionnels est massive (14 et 8% de la population active travaillent sur
le mode du self-employment dans ces deux pays respectivement). A la place du
salariat, se développent des formes de partenariat comme celle que Rank Xerox
Londres a imaginée depuis une quinzaine d’années déjà : les cols blancs deviennent
des partenaires qui organisent leur travail avec leurs clients, et sont rémunérés aux
résultats et non au temps passé. L’entreprise puise dans un bassin de compétences
ouvert, et dont elle souhaite ne pas avoir le monopole.
Certains se demanderont sûrement si l’industrie a encore un avenir ou bien si
l’économie est-elle en train de devenir une économie de services ? Les grandes
entreprises sont-elles destinées à disparaître ou bien ont-elles une importance cruciale
pour l’avenir de chaque pays touché par les développements décrits plus haut ? De
telles questions sont l’occasion de discussions sans fin. Ces débats ont une utilité
sociale, dans la mesure où ils sont le prétexte de séminaires, de conférences, d’articles
de revues, et sont ainsi la source de nombreux emplois rémunérateurs. Mais ils

111
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

n’apprennent pas grand-chose. Chaque participant trouve des arguments pour soutenir
le point de vue qu’il a choisi, en définissant les mots à sa convenance. Savoir si
l’industrie est remplacée par une économie de services dépend de ce qu’on l’entend
par «industrie » et « services » ; de même, savoir si les petites entreprises vont
remplacer les grandes dépend du sens donné à ces adjectifs. En fait, toutes les
entreprises industrielles comportent une part d’activités de services, et toutes les
grandes entreprises se transforment en petits réseaux de plus petites entreprises.
Le système de statistique industrielle est, dans ce domaine, anachronique et peu
utile. Il définit un établissement comme n’importe quelle entreprise, y compris s’il fait
partie d’une société plus vaste. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, selon
les statistiques officielles, le nombre de petits établissements ait quasiment doublé
entre 1975 et 1990, et qu’ils aient crée des millions d’emplois, exactement au moment
où la firme hiérarchisée de production de masse se transformait en une entreprise-
réseau décentralisée de production personnalisée. Mais même en tenant compte de ce
tour de passe-passe statistique, le passage des hiérarchies de production de masse à des
réseaux de production décentralisée donne l’impression d’un noyau s’amenuisant,
parce que les grandes firmes n’emploient plus beaucoup de salariés directement, et que
leur réseau d’emploi indirect rend les mesures très difficiles.
Selon les données officielles, les 500 plus grandes firmes industrielles
américaines n’ont pas réussi à augmenter d’une seule unité leurs effectifs entre 1975 et
1990, et leur part dans l’emploi civil est tombée de 17% à moins de 10%. Pendant ce
temps, après des décennies de déclin, le nombre de personnes se déclarant elles-mêmes
comme «étant leur propre employeur » a recommencé à augmenter. Et le nombre de
nouvelles entreprises a explosé (en 1950, 93 000 entreprises ont été créées aux Etats-
Unis ; à la fin des années quatre-vingt, environ 1,3 millions de nouvelles entreprises
apparaissent chaque année). La plupart des nouveaux emplois semblent provenir des
petites entreprises. Il en est de même pour la majeure partie de la croissance de la
recherche- développement. Une transformation analogue est en train de se produire
dans les autres économies.
Il semble naturel de tirer comme conclusion de ces données que les grandes
firmes sont remplacées par des millions d’entreprises minuscules ; ce serait tomber
dans le même piège que dans le débat entre «industrie » et «services » : dans les deux
cas, c’est ignorer les relations en forme de réseaux qui structurent la nouvelle
économie. La grande firme n’est plus une « grande » entreprise ; mais ce n’est pas non
plus un simple ensemble d’entreprises plus petites. C’est un réseau d’entreprises. Son
centre apporte la perspicacité stratégique et relie les éléments entre eux. Mais ceux-ci
gardent souvent une autonomie suffisante pour établir des connections profitables avec
d’autres réseaux. Il n’y a pas de séparation nette entre « intérieur » et « extérieur » de
la firme, il n’y a que des distances variables à son centre stratégique.
Les interconnections qui en résultent peuvent être extrêmement complexes. IBM
était suffisamment jalouse de son indépendance pour préférer quitter l’Inde plutôt que
de partager des profits avec des partenaires locaux ; tout au long des années quatre-
vingt, elle a passé des accords avec des dizaines de sociétés pour partager la résolution
et l’identification de problèmes et le management. De la même façon AT&T s’est
vantée pendant soixante-dix ans d’avoir un contrôle total sur ses produits et sur ses
systèmes d’exploitation ; elle s’est retrouvée dans un nouveau monde de

112
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

télécommunications déréglementé et imprévisible, qui requiert des centaines


d’alliances et de joint-ventures, et des milliers de contrats. Dans les autres économies
avancées, les grandes firmes sont en train de vivre une transformation analogue.
Cette tendance ne doit pas être exagérée. Même dans les années à venir, il restera
des grandes firmes organisées et fonctionnant de manière bureaucratique, qui
emploieront directement des milliers de salariés et qui posséderont des actifs
physiques substantiels. Mais ces firmes apparaîtront comme des exceptions. Elles
survivront et prospéreront en dépit de, plutôt que grâce à, leur mode d’organisation.
Les firmes dégageant les profits les plus élevés se transforment en entreprises-
réseaux De l’extérieur, elles peuvent ressembler aux anciennes formes d’organisation ;
mais à l’intérieur, tout est différent. Leurs marques réputées sont attribuées à des
produits et à des services assemblés à partir de nombreux éléments différents, venant
de sources situées au-delà des frontières formelles de la firme. Elles louent leurs
majestueux sièges sociaux, leurs usines coûteuses, leurs entrepôts, leurs laboratoires,
leurs flottes de camions et d’avions privés. Leurs ouvriers, leur personnel d’entretien,
leurs employés aux écritures sont engagés par des contrats temporaires ; ceux de leurs
chercheurs, de leurs ingénieurs, et de leurs responsables du marketing qui occupent des
positions clés partagent les profits. Et leurs distingués dirigeants, au lieu d’exercer un
grand pouvoir et une grande autorité, ont peu de contrôle sur quoi que ce soit. Au lieu
d’imposer leur volonté sur un empire industriel, ils guident les idées à travers les
nouveaux réseaux de l’entreprise.

En résumé, les grandes firmes et les groupes multinationaux servent désormais


de façade à des multitudes de réseaux d ’entreprises de plus petite taille. L’activité
économique sera structurée sur la base d’unités de moindre envergure, plus
entrepreneuriales et plus participatives. Cette évolution est rendue nécessaire par la
nature nouvelle de la concurrence économique. L’innovation et les nouveautés
technologiques qui sont devenues les facteurs les plus décisifs de la compétitivité
économique ont puissamment œuvré en faveur de cette restructuration
organisationnelle. Les nouvelles unités issues de ce processus sont plus souples. Elles
sont plus aptes à réagir aux changements rapides des marchés.
Les entreprises deviennent aussi des organisations d’apprentissage, adaptant leur
gestion et leurs structures aux nouvelles technologies. On y observe une tendance à la
réduction des effectifs, à la décentralisation, à la formation d’alliances multiples avec
d’autres entreprises, à la flexibilité dans l’aménagement des conditions de travail et à
l’exercice d’une autorité répartie plutôt que hiérarchique. Certaines analyses indiquent
que les adaptations en matière d’organisation sont essentielles pour réaliser les gains
de productivité attendue des nouvelles technologies. La nouvelle entreprise-réseau
apprécie chez ses employés des qualités telles qu’initiative, créativité, capacité de
résoudre des problèmes, ouverture en changement, et elle est prête à récompenser ceux
qui les possèdent. L’acquisition de connaissances, la créativité et la flexibilité
importent plus dans l’économie fondée sur le savoir, que l’expérience.

113
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

En se multipliant et en contractant des relations horizontales de partenariat avec


les autres entreprises, les firmes réseaux vont donner lieu à des réseaux d’entreprises.
Leur extension a abouti à ce que des industries entières se structurent de la sorte 63. En
franchissant les frontières internationales, la nouvelle firme-réseau va devenir un
réseau mondial d’entreprises.

II - Le réseau mondial

L’histoire économique de ces derniers siècles nous enseigne que les phénomènes
économiques nouveaux finissent presque toujours par s’internationaliser et couvrir de
grands espaces géographiques aux quatre coins de la planète. Cette extension
commence par les pays les plus développés économiquement. Ces phénomènes
prennent souvent naissance au niveau local, puis deviennent des phénomènes
régionaux, et ensuite prennent de l’envergure pour finalement couvrir tout l’espace
national. Le phénomène économique de l’adoption de la structure en réseau n’a pas
dérogé à cette règle. Dans ce cas précis, les facteurs qui ont été à l’origine de cette
évolution sont d’ordre logique.
Premièrement, les facteurs qui poussent à l’abandon (progressif faut-il le
rappeler) de la structure pyramidale hiérarchisée et à l’adoption de la structure en
réseau ne pouvaient se limiter d’agir à l’échelle de l’économie d’une nation, fut-elle la
plus puissante. Ils devaient un jour ou l’autre concerner les entreprises des autres
régions du monde à commencer par celles de la Triade. Le savoir est la base de
l’innovation et de la course à la suprématie technologique qui, ensemble (en effet, il
faut se garder d’isoler une entité, la technologie, et un moment, l’innovation, qui sont
en réalité très difficiles à caractériser au sein de cet ensemble plus large que l’on peut
appeler la «dynamique des compétences »), forment le facteur le plus primordial de la
concurrence économique64. Ce savoir constitue un élément “aspatial” qui transcende
les frontières internationales. Au sein des réseaux d’entreprises circulent et
s’échangent des connaissances et des informations très diversifiées. Le but de cet
échange est de combiner ces informations et ces connaissances pour offrir des
solutions spécifiques voire uniques à des problèmes bien déterminés soumis par des
clients particuliers. Pour que cela soit possible, les connaissances, les savoirs-faire et
les compétences des firmes constitutives de la firme-réseau doivent être
complémentaires les uns les autres. Les responsables de ces réseaux d’entreprises ont
donc intérêt à ce que l’architecture de ces structures soit la plus large possible d’un
point de vue géographique. Plus la possibilité d’élargir cette construction est élevée,
plus le choix de sélectionner des firmes performantes devant faire partie du réseau est
varié. La probabilité que l’ensemble ainsi constitué soit doté d’une compétitivité
importante est d’autant plus élevée. Par ailleurs, le fait que les ressources stratégiques
pour la compétitivité soient de moins en moins génériques et de plus en plus
spécifiques, difficilement normalisables et transférables, accentue fortement la
tendance à la constitution de réseaux de firmes et leur internationalisation.

114
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Deuxièmement, l’hétérogénéité des sources et des accès à la technologie relevée


précédemment explique aussi l’émergence de réseaux d’entreprises qui s’échangent
des expériences d’apprentissage, des informations technologiques, etc. La complexité
et l’interdisciplinarité de la technologie signifient qu’aucune entreprise ne pourra à elle
seule produire et exploiter toutes les compétences technologiques nécessaires.
« L’accès aux connaissances technologiques à l’extérieur de l’entreprise ou de la
discipline scientifique est devenue une caractéristique essentielle du progrès
technologique […] ; il n’en demeure pas moins que ces réseaux ont pris une extension
spectaculaire ces dix dernières années ». L’analyse des données de brevets aux Etats-
Unis, par exemple, montre que 75% de certaines innovations vont servir à des
utilisateurs extérieurs à l’industrie d’origine : la génétique médicale dans l’industrie
agro-alimentaire, les matériaux de l’industrie aérospatiale dans le secteur automobile,
etc65.
Par ailleurs, et d’un point de vue financier, le développement d’industries
nouvelles (télécommunications, espace, nucléaire, informatique, bio-industries) et la
restructuration des industries qui ont assuré la croissance des années 1950 et 1960 (en
plus que ça confirme ce qui a été dit plus haut concernant les impératifs liés à la course
à la suprématie technologique) implique des investissements considérables qui
dépassent les possibilités financières des capitaux individuels mais de plus en plus, des
groupes. Les monopoles nationaux se révèlent trop petits pour certaines opérations,
parfois les Etats nationaux eux-mêmes. Pour faire face à cette situation, les grandes
firmes contractent des alliances stratégiques en vue de partager les risques inhérents à
ce genre d’opérations.
La constitution de réseaux internationaux de firmes correspond en fait à une
nouvelle stratégie d’internationalisation. Ainsi, au moment de terminer son livre de
1985, J.C.Michalet annonçait l’émergence d’une nouvelle forme de stratégie
d’internationalisation, ce qu’il nommait «techno-financière ». Celle-ci correspond à
«une forme d’internationalisation fondée sur les actifs intangibles de la firme, sur son
capital humain ». Et Michalet d’ajouter que : « la stratégie techno-financière marque
l’aboutissement d’un glissement des activités à l’étranger des firmes de la production
matérielle directe, vers la fourniture de services. La base de sa compétitivité est
désormais fondée sur la définition d’un savoir-faire et sur la R&D. Elle va désormais
tenter de valoriser cet avantage dans tous les secteurs où des applications de ses
compétences technologiques sont possibles. Par-là, elle a vocation à sortir de son
secteur d’origine et à se diversifier selon des modalités entièrement originales. La
nouvelle force réside dans sa capacité à monter des opérations complexes qui
exigeront de combiner des opérateurs venant d’horizons très divers : entreprises
industrielles, sociétés d’ingénierie, banques internationales, organismes multilatéraux
de financement. Parmi ceux-ci, certains seront locaux, d’autres étrangers, d’autres
auront un statut international »66. Ce large extrait tiré du livre de Michalet résume
l’essentiel de l’évolution vers la constitution de réseau international de firmes. En
outre, il ne faut pas oublier qu’avant de se transformer en entreprise-réseau, la grande
firme de production de masse standardisée était une firme multinationale dont les
filiales étaient très semblables d’un pays à l’autre et fonctionnaient selon la même
logique. Ces firmes multinationales ne pouvaient pas limiter leur action de
restructuration à leurs actifs domestiques uniquement. Il est inconcevable d’imaginer

115
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

ces firmes fonctionnant selon une logique réticulaire à l’intérieur de leurs frontières
nationales et rester dans une logique pyramidale à l’extérieur de celles-ci. Le réseau-
mondial était l’ultime étape de cette restructuration ; il était inscrit dans l’ordre des
choses.
Dans l’économie de production personnalisée qui est en train d’émerger, et où la
production à grande échelle ne joue plus le même rôle, rares sont les produits qui ont
une nationalité déterminée. Divers éléments sont produits efficacement dans des
endroits très variés ; ils sont ensuite combinés de toutes sortes de manières à répondre
aux besoins des consommateurs dans différents endroits. Le capital intellectuel peut
provenir de partout, et être incorporé instantanément. Bien entendu, une partie de cette
activité à l’échelle mondiale n’est rien d’autre que de la production de masse
standardisée transplantée pour aborder de front les concurrents étrangers dont les coûts
de production sont réduits. N’importe quelle firme dans le monde peut suivre la même
route en direction des bas salaires et des conditions de production en série
avantageuses, en général. C’est ce qui explique, qu’à la fin des années 1980, des
sociétés appartenant à des américains emploient 11% de la main-d’œuvre industrielle
de l’Irlande du nord, produisant en masse les produits les plus divers, des logiciels aux
cigarettes, la majorité d’entre eux arrivant finalement sur les rayons des magasins
américains. De fait, le plus important employeur privé de Singapour est General
Electric, qui est aussi à l’origine d’une part notable des exportations de ce pays67. Au
début des années 1990, la production des firmes appartenant en majorité à des
Américains est réalisée pour plus de 20% en dehors des Etats-Unis par des travailleurs
étrangers ; et cette proportion était en croissance rapide.
Cependant, une part croissante de cette nouvelle activité mondiale des firmes
appartenant à des Américains, des Européens ou des Japonais comporte de la
résolution et de l’identification de problèmes en dehors de ces trois principaux pôles
de l’économie mondiale. Ce genre d’activité suppose l’existence d’acteurs capables,
d’une part, de représenter, de capter, d’anticiper les besoins et les désirs et de les
mettre en forme dans des produits ou des services ; il suppose, d’autre part, l’existence
d’acteurs dont la compétence consiste à agencer des savoirs techniques, dans le
développement et la réalisation des produits et des services68. C’est de ces activités que
le réseau mondial tire la majeure partie de ses profits, parce que les compétences et la
perspicacité ne sont pas faciles à reproduire. Ce genre d’activités suppose de vastes
connaissances dont la circulation et le partage nécessitent des processus
d’interprétation et de communication interpersonnelle très complexes – les
connaissances ne doivent pas être confondues avec l’information au sens de données
parfaitement standardisables et transférables.
Des chercheurs de différents pays aident les firmes appartenant à des étrangers à
découvrir de nouveaux produits, de nouvelles applications, des perfectionnements.
Selon les chiffres de la National Science Foundation, entre 1986 et 1987, les sociétés
originaires des Etats-Unis ont accru leurs dépenses de recherche et développement de
33% à l’étranger et de 6% seulement aux Etats-Unis69. Une recherche menée par John
Cantwell suggère que, en général, les firmes multinationales ne concentrent pas leur
recherche-développement dans leur pays d’origine70. A la fin des années 1980, deux
chercheurs européens du laboratoire IBM de Zurich annoncent deux progrès majeurs
dans les domaines de la supraconductivité, qui leur valent des prix Nobel.

116
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Ceux qui, à l’étranger, sont directement employés par des firmes d’un autre pays
ne contribuent que pour une faible fraction à la valeur «étrangère » incorporée dans les
produits de ces firmes. La plus grande part est ajoutée par l’intermédiaire de contrats
de fournitures, de licences, de joint-ventures. Dans ces contrats, une partie du
management et la majorité de la valeur issue de la résolution et de l’identification de
problèmes sont réalisée en dehors du pays d’origine. Les partenaires au sein du réseau
peuvent être membres de la même grande firme multinationale, et recevoir des salaires
provenant de la même source ; ou bien ils travaillent pour des sociétés différentes qui
partageront les profits éventuels d’un joint-venture ; ou encore ils signent simplement
des contrats prévoyant la fourniture de services spécifiques en échange d’honoraires
prédéterminés. Les ingénieurs allemands qui ont conçu la Pontiac Le Mans peuvent
être payés directement par General Motors ; ou bien ils sont payés par la société
allemande Siemens, engagée dans un joint-venture avec General Motors par une
licence d’utilisation pour les projets d’automobiles développés par ses ingénieurs.
Autre exemple, celui de Corning Glass, qui dans les années 1980, abandonne son
organisation de forme pyramidale en faveur d’une structure en réseau, fabriquant par
exemple des câbles optiques par l’intermédiaire de son partenaire européen, Siemens
AG, et de l’équipement médical avec Ciba-Geigy. En 1990, ces alliances européennes
génèrent près de la moitié des profits de Corning. AT&T s’est transformée elle aussi
en réseau mondial : NEC, une société possédée par des japonais, aide AT&T à fournir
le marché en circuits intégrés ; Philips, une firme basée aux Pays-Bas, aide AT&T à
fabriquer et à commercialiser des équipements de commutation téléphonique et des
circuits intégrés destinés à des applications spécifiques, Mitsui, une firme appartenant
en majorité à des japonais, aide AT&T avec des réseaux. Quelle que soit la forme
légale précise de l’opération, son contenu économique est le même ; des ingénieurs et
des techniciens Allemands, Hollandais ou Japonais ont ajouté de la valeur au réseau
mondial, en échange de quoi ils ont reçu une rémunération. Le montant exact de cette
rémunération peut varier, mais elle sera sensiblement égale à la valeur que ces
ingénieurs auront ajoutée au réseau mondial.
L’idée que de grandes entreprises mondiales puissent se transformer en une
firme-réseau tendant ses nœuds aux quatre coins de la planète est difficile à admettre y
compris par les économistes eux-mêmes. La grande firme qui emploie une armée de
salariés et qui contrôle de vastes ressources productives est associée à quelque chose
d’éternellement immuable. On imagine mal en effet, qu’une institution qui a atteint un
degré si élevé d’efficience dans la réalisation de ses objectifs puisse changer sa
stratégie d’une manière aussi profonde. Mais c’est oublier que le capitalisme qui
anime toutes ces entreprises, à l’inverse des autres idéologies, n’attache pas
d’importance aux croyances et au passé, pour peu que cela améliore ses bénéfices.
Il y a une trentaine d’années, J. K. Galbraith s’était intéressé à cette même
question. Il relève que dans la seconde partie du XIXe siècle, et dans les premières
décennies du XXe siècle, il n’y eut pas sujet plus débattu que le sort futur du
capitalisme. On tenait généralement pour acquis que le système économique était en
cours d’évolution et, qu’en temps voulu, il se transformerait en quelque chose de
meilleur et, en tout cas, de différent. En revanche, quelques décennies plus tard, le sort
futur du système industriel (constitué par l’ensemble des grandes firmes industrielles
utilisant le capital et la technologie d’une manière intensive, organisée et planifiée) ne

117
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

donnait lieu à aucun débat. On discutait de l’avenir de l’agriculture, et de petites


entreprises entrepreneuriales ; « mais la General Motors, la General Electric et l’US
Steel sont des monuments définitifs. Est-ce que l’on se demande où l’on va si l’on est
déjà arrivé ? »71 .
Ceux qui doutent de cette transformation ou peut être de son ampleur se situent
par rapport à ce même débat. Et pourtant, supposer que le système industriel est un
phénomène parvenu à son terme est en soi contraire au bon sens. Il est lui-même le
produit d’une vaste transformation autonome qui a débuté voici un peu plus d’un
siècle.
En fait, cette transformation dans la stratégie des firmes issues des pays
capitalistes avancés est tout à fait logique eu égard à la situation d’impasse à laquelle
étaient arrivées ces économies du fait de la crise profonde du système de production de
masse standardisée ; celui-là même qui a fondé le succès de ces firmes depuis le milieu
de ce siècle72. Le recours à des technologies de puissance pour produire jusqu’aux
choses les plus simples de la vie finit par créer à travers régions et nations des
interdépendances tellement compliquées et rigides que l’ensemble devient fragile et
s’enlise dans la crise73.
Robert Reich l’affirme lui-même dans l’introduction à l’édition française de son
livre. Il dit que certains de ses critiques pensent qu’il surestime la vitesse à laquelle les
économies nationales deviennent mondiales. C’est peut être pour cette raison là qu’il a
multiplié les exemples de firmes ayant abandonné la forme pyramidale de gestion et
adopté une structure en réseau. Il cite à cet égard l’exemple de la Général Motors et dit
que lorsque un Américain achète une Pontiac Le Mans de Général Motors, il prend
part sans le vouloir à une transaction internationale. Des 20 000 dollars payés à
Général Motors, 6 000 environ vont en Corée du Sud pour le travail courant et les
opérations de montage, 3 500 au japon pour les composants de pointe (moteurs, axes
de transmission et électronique), 1 500 en Allemagne pour le dessin de la carrosserie et
les études de conception, 800 à Taiwan, à Singapour et au Japon pour les petits
composants, 500 en Grande-Bretagne pour le marketing et la publicité, et environ 100
en Irlande et aux Barbades pour le traitement des données. Le reste soit moins de 800
dollars, va aux stratèges de Detroit, à des avocats et à des banquiers new-yorkais, à des
lobbyistes de Washington, à des employés d’assurance et à des membres des
professions de santé dans tous les Etats-Unis, mais dont un nombre croissant sont des
étrangers. Il va sans dire que le nouveau propriétaire fier de sa Pontiac n’a pas
conscience d’avoir tant acheté au-delà des mers.
Nous avons volontiers multiplié les exemples pour bien montrer que de nouveaux
réseaux structurent l’entreprise de production personnalisée, et remplacent les vielles
pyramides de l’entreprise de production de masse ; ils sont en train de s’étendre sur
l’ensemble du globe pour former un réseau mondial d’entreprises. Au sein de ce
réseau, un seul actif prend d’autant plus de valeur qu’il est plus utilisé : les
compétences des principaux résolveurs et identificateurs de problèmes et managers du
savoir. Les machines se détériorent peu à peu, les matières premières disparaissent
dans le processus productif, les brevets et les copyrights deviennent vite obsolètes, et
les marquent perdent de leur prestige ; mais les compétences et la perspicacité qui
viennent de la découverte de nouveaux liens entre les technologies et les besoins se
renforcent avec la pratique.

118
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Ces groupes se multiplient partout sur la planète. L’efficacité accrue des


télécommunications et des moyens de transport réduit la taille du monde et permet à
un groupe localisé dans un pays de combiner ses compétences avec celles d’autres
groupes localisés dans d’autres pays pour créer la plus grande valeur, cette valeur sera
incorporée dans des produits qui iront à des utilisateurs localisés à peu près n’importe
où. « Les fils du réseau mondial sont des ordinateurs, des fax, des satellites, des écrans
à haute résolution, des modems ; ils relient entre eux partout dans le monde, les
dessinateurs, les ingénieurs, les entrepreneurs, les concessionnaires et les revendeurs ».
La majeur partie du savoir, des capitaux, des biens et des services que les ressortissants
des différentes nations souhaitent échanger est maintenant facilement transformée en
signaux électroniques qui traversent l’atmosphère à la vitesse de la lumière.
Aujourd’hui des dizaines de milliers de circuits de communication sont loués pour
transmettre des dessins d’ingénieurs, des images vidéo et des données, instantanément
et dans les deux sens, entre les manipulateurs de symboles travaillant sur les cinq
continents.
La convergence des systèmes nouveaux de télécommunications par satellite et
par câble, des technologies de l’information et de la micro-électronique a donné
naissance à ce qu’on nomme souvent la «télématique ». Elle offre souvent des
possibilités accrues aux grandes entreprises de contrôler le déploiement de leurs actifs
à l’échelle internationale et de renforcer l’assise mondiale de leurs opérations. Les
grandes entreprises et les institutions financières et bancaires disposent maintenant de
réseaux mondiaux privés de télécommunication. Ceux-ci sont externes aux groupes,
mais peuvent aussi les interconnecter à l’échelle mondiale.
La télématique permet l’extension des relations de partenariat entre des firmes
situées à des milliers de kilomètres les unes des autres, ainsi que la délocalisation de
tâches routinières dans les industries faisant beaucoup appel à l’informatique. Elle
ouvre la voie à l’éclatement des procès de travail et sa répartition sur des aires
géographiques distantes les unes des autres. Indéniablement, les autoroutes de
l’information vont bouleverser le mode de communication entre les individus. Les
entreprises qui sauront utiliser leurs potentialités assureront leur compétitivité pour
aborder le troisième millénaire placé sous le signe du partage. Partage de l’information
à l’intérieur de l’entreprise avec l’évolution des structures pyramidales vers des modes
d’organisation plus proches du réseau, la communication transversale et interactive
devenant aussi importante que l’ascendante ou la descendante. Partage des projets,
associant des hommes et des équipes de différents services, travaillant de plus en plus
à distance et utilisant de nouveaux outils comme le groupware (travail en groupe de
personnes à distance) ; le partage et l’échange de l’information et des connaissances
autorisent ainsi des progrès de productivité importants. Avec l’amélioration de
l’efficacité du travail en groupe, l’utilisation du concept de groupware conduirait selon
Dataquest, à un retour sur investissement de l’ordre de 179% en trois ans74. Dans ce
cas là, le pilotage des projets sera une des activités stratégiques des managers. Le plus
grand défi que doivent affronter ces derniers est de créer les synergies et les
complémentarités nécessaires entre groupe de personnes issues de disciplines
différentes et opérant à partir de lieux (et de pays) différents. C’est l’organisation
même des entreprises qui se trouve affectée par la montée en puissance des nouvelles
technologies de l’information et de la communication. Avec le développement des

119
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

structures en réseau et l’adoption des techniques de télétravail, les liens entre les
travailleurs deviendraient plus ténus et plus souples. Le sentiment d’appartenance à
l’entreprise deviendrait alors moins fort que celui d’appartenir à un groupe
professionnel homogène.
On voit donc pourquoi les manipulateurs de symboles ou les travailleurs de
savoir sont en train de raffermir leurs liens de travail avec leurs semblables du monde
entier en même temps qu’ils s’éloignent chaque jour davantage des travailleurs de la
production courante et des aides personnels de leurs propres pays. Nous verrons plus
loin la signification de cette dimension fondamentale du processus de globalisation
économique.
La firme-réseau mondial est très différente de la firme multinationale (FMN)
traditionnelle. L’ancienne firme multinationale était contrôlée à partir de son siège
social situé dans son pays d’origine. Ses filiales étrangères étaient vraiment des
filiales. Les filiales extrayaient des matières premières et les envoyaient au pays de la
maison mère, où elles étaient utilisées ; ou bien elles distribuaient et vendaient sur
leurs marchés d’implantation des produits fabriqués dans ce même pays où étaient
rapatriés les profits ainsi réalisés ; ou encore ces filiales fabriquaient des produits selon
des spécifications décidées par le siège social (souvent américain) avant de les
commercialiser sur place et d’expédier les profits aux Etats-Unis ou en Europe ; mais
dans tous les cas, il était clair qu’elles étaient là pour servir les intérêts de la maison-
mère. Il n’y avait pas le moindre doute sur la nationalité du sommet de la pyramide.
Et, quelle que soit la part du produit final fabriqué à l’étranger, le travail le plus
complexe était accompli dans le pays d’origine de la maison mère.
C-A. Michalet qui a abondamment travaillé sur le sujet distingue à ce sujet trois
phrases successives dans la dynamique des structures organisationnelles des firmes
multinationales. La première phase est marquée par des relations directes et
subordonnées des filiales à la maison-mère. La seconde phase est marquée par
l’apparition d’un organisme spécial au niveau de la société mère chargé de la gestion
des entités situées à l’étranger. La troisième phase est caractérisée par une intégration
mondiale des activités de la firme qui passe par une organisation selon deux critères :
a) Division par grandes régions géographiques ;
b) Division selon le critère des produits offerts par le groupe.

Cette intégration mondiale a nécessité une certaine déconcentration au profit des


directions régionales ou par produit qui ne concerne cependant que la gestion de la
production courante. Le siège social des FMN conserve l’essentiel des prérogatives en
matière de décision stratégique et sa gestion demeure très centralisée. La définition de
l’entreprise multinationale, n’a jamais fait l’objet d’un accord entre les chercheurs, ni
même entre les organisations internationales. Cependant, toutes rappellent que la FMN
a invariablement commencé à se constituer en tant que grande firme sur le plan
national. Les FMN traditionnelles ont besoin d’une base nationale au départ et à
l’arrivée. Le principe de fonctionnement des FMN traditionnelles est de centraliser
toutes les décisions clés et en décentraliser ensuite leur mise en œuvre. Beaucoup
d’entreprises (à l’exemple de Coca Cola) ont été en mesure d’opérer avec succès à
travers le monde sans qu’aucun élément ne vienne remettre en question leur système
fortement centralisé. Mais réussir à être efficace à l’échelle du globe en maintenant

120
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

une structure centralisée sera de plus en plus difficile dans le contexte concurrentiel
actuel. De nombreux auteurs ont traité cette question dans le cadre de l’organisation de
la FMN en distinguant le modèle occidental (H) du modèle japonais (J). Le premier est
habituellement assimilé à une forme d'organisation rigide et hiérarchisée alors que le
second est identifié à une forme d’organisation plus souple et moins formelle75.
Dans l’environnement économique actuel, les FMN qui conservent une
organisation hiérarchique et centralisée prospéreront et survivront en dépit de, plutôt
que grâce à leur mode d’organisation traditionnel. Les FMN les plus performantes
abandonnent cette approche traditionnelle pour pouvoir développer des stratégies
globales basées sur le principe de la compétitivité systémique. Une entreprise est en
compétitivité systémique lorsqu’elle parvient à combiner différentes sortes
d’avantages concurrentielles sur l’ensemble de sa chaîne de valeur. La structure en
réseau et les alliances entre firmes indépendantes offrent plus de possibilités que
l’approche traditionnelle pour parvenir à cet objectif. Cette évolution traduit en fait le
passage de la multilocalisation à la globalisation et concerne surtout les produits à
usage spécifique et variable. La trame générale peut être stylisée ainsi. Après la phase
de multinationalisation classique des années 1960 et 1970 – filiales étrangères,
produits encore relativement peu diversifiés, fort contrôle financier, mais forte
autonomie opérationnelle des filiales – Les changements des années 1980-90 procède
d’un double mouvement. Le premier, est l’exacerbation de la concurrence pour les
débouchés, qui donne lieu à une vaste vague d’investissements croisés, dont le but
premier est d’acquérir des positions de marché, dans une course poursuite où la
rapidité et les effets d’imitation jouent un rôle essentiel. Cette intensification de la
concurrence et l’ouverture des économies nationales renforcent considérablement le
degré d’incertitude auxquels sont confrontées les firmes, et la place des critères de
différenciation – qualité, variété, réactivité temporelle – dans la compétition. La
diversification galopante des produits traduit le passage d’une économie mondiale
dominée par l’offre à une économie mondiale dominée par la demande.
Or, le résultat combiné de ces mouvements est que les grandes firmes doivent
gérer non seulement un patchwork souvent disparate d’unités et d’activités (résultat de
la croissance externe rapide), mais des exigences de variété et de réactivité qui sont
hautement spécifiques aux diverses zones et qui, de ce fait, s’additionnent au lieu de se
neutraliser. Des ensembles productifs qui seraient difficiles à maîtriser même dans
l’hypothèse de produits standardisés sont alors confrontés à un degré de complexité
franchement menaçant pour la compétitivité. La situation est d’autant plus dangereuse
que les technologies sont rapidement imitées et que les grandes firmes se trouvent
confrontées sur un nombre croissant de marchés à des concurrents locaux plus petits,
plus agiles, et de plus en plus compétents. C’est alors que la globalisation s’impose
comme stratégie de maîtrise de cette diversité, de coordination entre les segments
juxtaposés de la multilocalisation traditionnelle. Son but général est de recréer des
économies de dimension, là où menace surtout les déséconomies de dimension. Mais
les façons d’atteindre ces économies de dimension en contexte de variété sont
multiples. On peut renforcer la coordination interne ou au contraire développer les
réseaux externes, s’appuyer sur des alliances locales ou non. On peut regrouper
géographiquement les unités ou renforcer les liens d’intégration technique au sein de
réseaux étendus. Le schéma suivant synthétise le processus :

121
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Schéma 1. Processus de passage à la globalisation

Il existe deux grands types d’avantages : par les coûts et par la différentiation. Un
avantage par les coûts traduit une meilleure efficacité par les concurrents dans la
conception, la production et la commercialisation d’un produit. La différenciation est
la capacité à fournir à l’acheteur un produit supérieur aux autres en termes de qualité,
de caractéristique ou de services particuliers ou de services après-vente. Une entreprise
parvient à créer un avantage concurrentiel lorsqu’elle découvre une manière nouvelle
et plus efficace que les autres d’aborder une industrie et qu’elle est en mesure de
concrétiser cette découverte. La création d’un avantage concurrentiel est le résultat
d’un acte d’innovation. L’innovation désigne ici aussi bien des progrès technologiques
que des améliorations de méthode ou de manière de faire. L’action d’innovation,
n’exclut ni les produits, ni les procédés, ni les techniques de distribution et de vente.
Innover c’est saisir l’opportunité d’un changement et savoir en accélérer l’avènement.
L’innovation provoque des transferts d’avantage concurrentiel entre concurrents quand
certains sont incapables d’appréhender le nouveau tour que prend la concurrence,
quand d’autres se montrent incapables de le faire ou répugnent de le faire.

Ce premier chapitre nous a permis de situer le contexte historique qui a engendré


les conditions qui ont favorisé la matérialisation de la politique de la globalisation. La
première partie de ce chapitre a été l’occasion pour nous de voir les grandes étapes de
l’activité économique dans les pays capitalistes d’Amérique et d’Europe. Cette

122
LA GLOBALISATION DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

rétrospective historique nous permet de mesurer les points de rupture et de continuité


qui ont émaillé chaque passage d’une période à l’autre et d’une régulation à l’autre. En
arrivant à la crise économique des années 1970, nous constatons que, à l’occasion de
cet épisode, les traits de rupture sont très prononcés et l’emportent sur les traits de
continuité. Cette période devait marquer le passage à une nouvelle stratégie de
compétitivité fondée sur l’exploitation intensive des potentialités concurrentielles que
renferme la technologie et le savoir. Mais cette nouvelle posture compétitive n’était
pas adaptée avec la structure hiérarchisée des grandes firmes pyramidales en vigueur
jusque là. Le réseau ou la firme-réseau est la forme structurelle qui a été imaginée par
les entreprises pour supporter et mettre en application leur nouvelle stratégie
concurrentielle. Ces stratégies et politiques mises en œuvre par les entreprises sont
d’une grande portée. Elles constituent en fait les bases mêmes de la politique de la
globalisation. C’est ce thème qui fera l’objet du prochain chapitre.

123
CHAPITRE II

LA GLOBALISATION
A L’ŒUVRE
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Dans le chapitre précédent nous avons suivi les évolutions qui ont conduit à
l’éclatement des grandes entreprises pyramidales et leur remplacement par des réseaux
mondiaux. Ceux-ci sont à la base du mouvement de globalisation comme nous allons
le voir dans ce chapitre.
Dans la première section, nous nous intéressons aux stratégies mises en œuvre
par des firmes devenues « globales », pour faire ressortir leurs configurations spatiales
et leurs modes de coordination. Nous constaterons alors que ces stratégies ont eu
comme conséquences l’éclatement des oligopoles nationaux et leur remplacement par
des oligopoles mondiaux ce qui donne à la concurrence son caractère mondialisé.
Cette évolution apparaît à travers l’expansion phénoménale des investissements directs
à l’étranger et de la multiplication et la diffusion des alliances stratégiques entre les
grands groupes mondiaux. Ces deux phénomènes constituent bien les deux principaux
leviers de ces stratégies de globalisation.
Nous commençons la seconde section par un bref passage en revue de certains
travaux théoriques dans le but de situer la problématique de la globalisation par
rapport à celle de la constitution de l’économie mondiale. Nous nous sommes ensuite
attelés à la tâche centrale dans cette thèse qui est celle de la définition du mouvement
de globalisation. En identifiant celui-ci au processus tendanciel visant à l’unification
du marché du travail à l’échelle mondiale, cela permet d’appréhender avec plus de
clarté les conséquences qui découlent de l’enracinement et de la diffusion de ce
processus.

125
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

SECTION I

Les stratégies globales : configuration, coordination


et concurrence

Acquérir un avantage concurrentiel dans une industrie et en profiter utilement est


une étape importante de la stratégie concurrentielle ; encore faut-il le préserver à
travers un effort permanent de consolidation et d’amélioration1. Les firmes adoptent
des stratégies globales justement pour acquérir de nouveaux avantages concurrentiels
ou consolider ceux dont elles disposent déjà. Les principes fondamentaux de la
stratégie concurrentielle ne diffèrent pas selon que la firme opère dans le cadre
national ou au-delà. En simplifiant, on peut ranger une industrie pour ce qui est de sa
stratégie internationale soit dans la catégorie des industries multidomestiques, soit
dans celles des industries globales.
Lorsque le jeu économique mondial prend une forme multidomestique, les lieux
de la compétition sont alors fondamentalement indépendants les uns des autres.
L’industrie est présente dans un grand nombre de pays mais la concurrence s’effectue
pays par pays. Les résultats et les performances d’une firme dans un pays, même si
elle est une multinationale, n’ont que peu de rapport avec ses résultats et ses
performances dans les autres pays. On trouve dans cette extrémité du spectre les
industries dont le modus opérandi nécessite une proximité importante avec la clientèle
ou celles dont les coûts de transport et les tarifs douaniers augmentent sensiblement les
prix à la consommation. Dans l’autre extrémité on trouve les industries dites globales
dans lesquelles la position concurrentielle d’une firme dans un pays affecte celle
qu’elle occupe dans d’autres pays et réciproquement. Les concurrents opèrent au
niveau mondial, misant sur les avantages concurrentiels provenant de l’ensemble de
leur activité.
Le jeu économique mondial semble évoluer vers des formes de concurrence
internationales plus polarisées que jamais. La thèse que nous défendons dans les
sections suivantes est que la pression concurrentielle accrue de ses dernières décennies
pousse de plus en plus d’entreprises à abandonner la stratégie multidomestique au
profit de la stratégie globale. Les industries, mais surtout les entreprises, qui pour une
raison ou une autre, ne peuvent évoluer vers cette stratégie d’ordre supérieur subiront
un processus de démembrement et de « démultidomestication » pour redevenir des
entreprises domestiques. Elles se replient alors sur leur territoire national d’origine en
se crispant sur un nombre très restreint d’avantages concurrentiels spécifiques à ce
territoire. Si la logique de globalisation industrielle est respectée, ces entreprises
feraient elles-mêmes partie de réseaux d’entreprises globales qui en auraient pris
auparavant le contrôle. C’est ce qu’il faut comprendre de la phrase de M. Porter

126
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

lorsqu’il affirme que : « depuis 1945, l’évolution des industries vers le modèle mondial
n’a cessé de s’accentuer. L’industrie internationale n’est plus simplement une
collection d’industries domestiques, mais une série d’industries liées entre elles, dans
laquelle les rivaux se font concurrence sur une base vraiment mondiale »2.
Les réalités que traduisent ces expressions, apparemment claires, renferment
cependant quelques ambiguïtés. Le terme industrie renvoie à la fois à l’industrie
comme base industrielle (ou appareil productif) et à l’industrie comme terme
synonyme de marché, ou d’aire de concurrence relative à un produit homogène. De
même, en ce qui concerne la relation entre le statut d’une industrie donnée et la
stratégie des firmes, Porter s’exprime la plupart du temps d’une manière qui laisse à
penser que ce sont surtout les stratégies des firmes, stratégies multidomestiques ou
globales, qui déterminent le statut des industries, bien que dans d’autres passages du
livre, la relation paraisse plus complexe.
C’est à propos de la notion «d’intégration globale» que les difficultés les plus
importantes se posent. « Dans une industrie globale, dit Porter, une entreprise doit
intégrer d’une façon ou d’une autre ses activités sur une base mondiale afin de tirer
parti des interconnexions (capture the linkages) entre pays ». Cette intégration
« mondiale » peut donc inclure celle de la production manufacturière comme telle.
Celle-ci se ferait à un niveau géographique supranational, qui semblerait, dans le livre
de 1986, pouvoir être continental.
L’idée de l’«usine globale » a séduit certains groupes industriels, mais aussi
beaucoup de chercheurs (économistes et surtout géographes). Elle signifie une
intégration mondiale très poussée, portant y compris sur la production industrielle
comme telle, avec une répartition mondiale des tâches entre filiales. Des travaux
ultérieurs ont mis en doute la possibilité de mettre en pratique une telle stratégie à une
vaste échelle. Ils notent que les firmes qui ont réussi à mettre en œuvre cette stratégie
ne sont pas très nombreuses. Dans leur présentation des modes d’internationalisation
de la firme réseau japonaise, K. Imai et Y. Baba émettent des doutes sur la viabilité du
modèle proposé par Porter comme modèle de portée générale3. Pour eux, l’élément le
plus « global » est la concurrence. La concurrence acquiert donc un caractère
mondialisé.

I - Le caractère mondialisé de la concurrence

Le caractère mondialisé de la concurrence touche toutes les entreprises. Pour les


entreprises purement nationales et les petites et moyennes entreprises, européennes
notamment, elle est pour une large part la conséquence directe de la libéralisation des
échanges, à la fois dans le cadre du GATT et du marché unique (cette libéralisation
n’est-elle pas elle-même le résultat de l’application de stratégies globales dont le
succès tient à une plus grande ouverture commerciale ?). La concurrence mondialisée
se dresse face à ces firmes comme l’expression des lois coercitives de la production
capitaliste, auxquelles la libéralisation et la déréglementation ont rendu aujourd’hui
toute leur puissance.
Pour les grands groupes opérant dans des industries très concentrées au plan
mondial, les choses sont plus précises. Ces groupes connaissent leurs rivaux. Dans leur
cas, la mondialisation de la concurrence n’est pas anonyme. L’arène de leur

127
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

concurrence est mondiale mais surtout triadique. Pour ces groupes, le caractère
« global » du marché ainsi que de la concurrence résulte autant de l’investissement
direct à l’étranger (IDE) – « invasion mutuelle » par investissements croisés – que de
la libéralisation des échanges commerciaux. Pour eux, la globalisation est synonyme
de décloisonnement des oligopoles nationaux et de rivalité intense, mais elle signifie
aussi la liberté d’action retrouvée, en particulier celle de pouvoir organiser la
production en intégrant les avantages offerts par des appareils productifs ou des
systèmes nationaux d’innovation distincts et en exploitant les différences dans les
coûts de production.
Les industries caractérisées par des structures d’oligopole mondial sont celles où
« les césures fortes dans la chaîne globale de dépendance réciproque » entre les
oligopoleurs, ont fait place à une situation dans laquelle l’interdépendance entre
(oligopoleurs) transcende bel et bien les frontières nationales. Cette situation nouvelle
n’est pas le produit de la stratégie d’une entreprise ni même de plusieurs. Elle
représente l’aboutissement d’un mouvement d’ensemble dans lequel les événements
politiques ont joué un rôle important. Les stratégies des firmes se sont intégrées
comme des composantes de ce mouvement qui a fait boule de neige, à mesure que
chaque grand groupe a commencé à comprendre les nouvelles règles du jeu, et a
développé ses investissements à l’étranger en conséquence. Même en prenant
l’ industrie dans le sens synonyme de marché, il est donc déjà possible de lui donner
un contenu plus précis en accordant à la notion d’interdépendance entre rivaux qui est
présente chez Porter, plus d’importance que cet auteur ne le fait.
Le caractère oligopolistique de la concurrence implique la dépendance mutuelle
des marchés ainsi que l’institution de formes combinées de coopération et de
concurrence entre les rivaux. L’arène est mondiale. Il faut donc que les stratégies des
rivaux le soient également, de même que les modes de coordination, contrôle et
gestion mis en œuvre au sein des groupes. Mais c’est toujours en exploitant de leur
mieux les disparités nationales, et au besoin en les reconstituant, que les oligopoleurs
mènent la concurrence. Cela est vrai même au sein du « premier monde ». A noter à
cet effet l’importante remarque méthodologique de C-A. Michalet lorsqu’il déclare
que la mise en place d’un espace multinational intégré ne signifie pas que les firmes
multinationales (FMN) suppriment les disparités nationales. Elles n’ont en pas le
pouvoir et il n’est pas sûr que ce soit dans leur intérêt d’aller dans cette direction [si
elles veulent continuer] à tirer parti des différences existant entre nations 4. En ce qui
concerne les stratégies de globalisation des groupes, trois niveaux essentiels sont à
considérer.
Le premier niveau est celui des avantages propres au pays d’origine, ceux que
chaque rival tire de son appartenance nationale. Le deuxième concerne l’acquisition
des intrants stratégiques à la production, dont toute grande firme doit organiser
l’approvisionnement au plan mondial. Aujourd’hui, les intrants stratégiques sont
essentiellement de deux ordres. Il y a d’abord les matières premières stratégiques,
souvent situées, comme par le passé, à l’extérieur de la zone OCDE, dans les pays ou
régions du Tiers-monde. Il y a ensuite les intrants scientifiques et technologiques
localisés cette fois dans les pays de l’OCDE. L’interpénétration toujours plus étroite
entre la science et l’activité économique fait de l’identification de ces intrants (ce que
l’on nomme la veille technologique ) et de leur acquisition par des accords de

128
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

coopération technique ou des opérations d’intégration verticale en amont une


composante de la stratégie technologique des groupes et le complément de leur propre
R&D; il s’agit aussi d’un champ ou la concurrence entre les groupes est très vive, mais
où leur collaboration mutuelle est également très importante. Le troisième niveau est
celui des activités courantes, mais néanmoins décisives, de production et surtout de
commercialisation. Aujourd’hui, ce sont les grands ensembles continentaux, marchés
uniques ou communautés, formés aux trois pôle de la triade, c’est-à-dire les Etats-
Unis, l’Europe et le Japon, qui constituent le cadre géopolitique de l’intégration
industrielle. C’est là que les FMN cherchent à tirer parti de la dimension et de
l’homogénéité accrue de leur marché, mais aussi des disparités entre les pays d’une
zone régionale/continentale, tant dans le domaine de la spécialisation de l’appareil
productif qu’en matière de coûts salariaux, de législation du travail et du régime fiscal
du capital. En raison du rôle joué aujourd’hui par la capacité des firmes d’être en prise
direct avec leur marché, les grands ensembles régionaux, c’est-à-dire continentaux,
sont également le lieu principal de la rivalité par investissements croisés : la capacité
d’un groupe à conserver son statut de concurrent/rival effectif se mesurant à
l’importance de sa présence dans les autres régions de la triade que la sienne.
L’examen des stratégies des FMN permet de suivre avec plus de précision les niveaux
de mise en œuvre de leur approche concurrentielle.

A - Les stratégies des FMN

L’organisation des FMN évolue avec leurs stratégies d’internationalisation.


Celles-ci s’élaborent lors de l’implantation d’une activité à l’étranger, puis se
prolongent dans la structuration internationale de l’appareil de production de la FMN,
avec son lot de délocalisations et de recentrages. Technologie et recherche-
développement ont un rôle crucial dans ces stratégies industrielles par lesquelles des
FMN atteignent une intégration mondiale de leur processus de production dans le
cadre de stratégies dites globales. Il en résulte des performances économiques
globalement favorables pour les FMN, à de rares exceptions près. Les FMN demeurent
hors la crise et deviennent globales dans le but de s’y maintenir5.
L’examen des stratégies développées par les FMN montre que celles-ci se situent
dans le prolongement des déterminants de l’IDE et des modalités d’organisation des
FMN. Des différentes enquêtes réalisées et de leurs interprétations, il se dégage trois
grands types de stratégie pour ces entreprises.
- les stratégies industrielles, qui se subdivisent en une stratégie de marché et une
stratégie de production ;
- les technologies multinationales ;
- les stratégies globales.

a/ La stratégie de marché

Elle comporte deux types de démarches. La première vise la conquête de


nouveaux marchés qui s’opère d’une autre façon autre que par la voix classique des
exportations. La deuxième réside dans une évolution contrainte de la stratégie
internationale des firmes. Afin de préserver et de développer des parts de marchés à

129
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

l’étranger, les firmes sont conduites à relayer leurs flux d’exportations ou de


représentations commerciales locales par des implantations d’unités de production.
De manière générale, les filiales de production installées à l’étranger ont comme
objectif principal de vendre sur leurs marchés locaux d’implantation ; la dimension
locale est ainsi primordiale dans ce type de stratégie. Il en résulte que les relations
verticales avec la société-mère prédominent et que la gamme des produits fabriqués
par l’unité délocalisée reproduise assez fidèlement celle de sa société mère.

b/ La stratégie de production

L’adoption et la mise en œuvre de cette stratégie par les firmes résultent de


l’existence d’une forte contrainte de coût sur l’ensemble de la chaîne de la valeur.
Dans la pratique, elle comporte deux grandes voies, l’approvisionnement d’une part, et
la rationalisation d’autre part.

1- La voie de l’approvisionnement

Elle correspond, en premier lieu, au comportement des FMN du secteur primaire


à la recherche d’accès aux matières premières du sol et du sous-sol. Le développement
économique des pays industrialisés à la fin du XIXe et au début du XXe siècle explique
la primauté de cette stratégie au début du phénomène de multinationalisation. Le
processus de décolonisation et les opérations de nationalisation qui s’en sont suivies
ont forcé les FMN du secteur primaire à changer de stratégie. Elles ont dû redéfinir
leur rôle et se sont orientées soit vers une assistance technique, soit plus généralement
vers le transport de produits pour les marchés de consommation ou encore, la
transformation et les activités de distribution et de marketing.
En deuxième lieu, la stratégie d’approvisionnement revêt une forme nouvelle à
travers le développement de la sous-traitance internationale. Dans les industries
d’assemblage, comme la construction automobile, aéronautique et électronique, les
grands donneurs d’ordres ont développé, au niveau international, des réseaux
d’approvisionnement en pièces détachées et en sous-ensembles. Dans de nombreux
cas, ces réseaux font l’objet d’une organisation spatiale de type régional. Cette
revalorisation de la stratégie d’approvisionnement pour des secteurs industriels qui
étaient plutôt confrontés à des stratégies de marché ou de rationalisation, correspond,
en fait, à une double tendance. Il s’agit d’une part, d’une réponse à la reconfiguration
qui touche les secteurs industriels. A l’instar de ce qui se développe au sein de
l’industrie électronique, se généralise une nouvelle organisation, qui voit
l’établissement de segments horizontaux correspondant à des spécialisations
auparavant intégrées au sein de constructeurs en position dominante, comme l’étaient
IBM ou DEC dans l’industrie électronique jusqu’à la fin des années 1970. D’autre
part, l’éclatement des structures traditionnelles amène les différentes firmes à redéfinir
leur périmètre d’activité. Celui-ci passe désormais par un renforcement d’un noyau de
compétences et un appel plus large à des fournisseurs et à des coopérations variées.

130
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

D’autres secteurs industriels, comme le textile, l’habillement et la chaussure,


dont la fonction logistique était déjà mondialisée, accentuent encore leur
approvisionnement à l’étranger : les entreprises originaires des pays développés y
sous-traitent de plus en plus d’activités standardisées, essentiellement dans les pays à
bas salaires, afin de réduire au maximum leurs coûts directs de main-d’œuvre et leurs
besoins en capitaux. Cette délocalisation dans un certain nombre de pays, notamment
asiatiques qui présentent un coût faible de la main-d’œuvre (à titre indicatif le rapport
pour 1993 entre les coûts horaires moyens malais et français était de 1 à 18) ainsi
qu’une législation du travail embryonnaire dans certains cas, ont pour objectif de
susciter un fort courant d’exportations vers les pays où sont implantés les donneurs
d’ordres comme Nike ou Reebok dans la chaussure de sport qui sont également les
grandes zones de consommation.

2- La voie de la rationalisation

Vers le milieu des années 1960, et pour une quinzaine d’années, s’est imposée
une troisième stratégie de rationalisation de la production des FMN. Les IDE tirent
parti des coûts de production (en capital, en intrants, en salaires) plus faibles dans les
pays hôtes et d’économies d’échelle dues à la forte spécialisation de filiales-ateliers.
Celles-ci produisent les composants des produits de la société mère et les exportent
vers le pays d’origine ou vers des filiales localisées dans des pays tiers, le tout
supervisé par lignes de produits ou par une organisation matricielle.
La stratégie de rationalisation touche en priorité les activités de production et
concerne les firmes qui ont déjà atteint un stade avancé de multinationalisation.
L’âpreté de la concurrence mondiale, que génèrent la mondialisation et l’ouverture des
différents marchés, s’oppose aux firmes et entraîne, de leur part, une recherche
constante de la maximisation de la compétitivité, par réduction des prix et donc des
coûts.
Cette stratégie découle aussi des opérations internationales de fusion-acquisition.
Ici les enjeux dépassent généralement les seuls aspects productifs, dans la mesure ou le
nouveau groupe doit réorganiser et rationaliser, sur une base mondiale, ses principales
fonctions : elle est souvent, dans ce cas, la première étape vers l’établissement d’une
stratégie globale. Dans certains secteurs comme la pharmacie ou l’industrie
électronique, les activités de recherche et développement sont prioritairement visées.
Le primat de la compétitivité - prix obtenue par une amélioration constante de la
productivité globale entraîne les firmes multinationales à spécialiser au plan mondial
leurs différentes unités. De statut d’objectif épisodique et complémentaire d’une
stratégie de marché qui demeure encore prédominante, la stratégie de rationalisation
tend à devenir un élément clé du comportement des firmes multinationales dans le
nouveau cadre concurrentiel. C’est à ce titre qu’elle est de plus en plus associée aux
stratégies d’approvisionnement comme l’atteste le comportement des groupes Elf et
Péchiney. Dans son métier de base qu’est la production d’aluminium, ce dernier a
ainsi, au cours des années 1990, augmenté de moitié, la capacité de ses usines de
Tornago en Australie et de Bécancour au Canada, alors que les usines françaises de
Noguéres, de Rioupéroux et de Venthon étaient fermées. La stratégie globale, comme
son nom l’indique, englobe diverses composantes dont la stratégie de rationalisation

131
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

qui devient, pour des raisons que nous expliciterons ultérieurement, une décision
décisive du comportement des firmes multinationales. La recherche des gains élevés
de productivité et d’un fort degré de flexibilité, qui caractérise cette stratégie, touche
durement l’emploi soumis à d’incessants « dégraissages ». Celui-ci a perdu sa
singularité en devenant une variable économique comme les autres, d’autant que les
syndicats de salariés ne sont pas en mesure pour, diverses raisons, d’opposer à
l’organisation transnationale des firmes une structure comparable. La stratégie de
rationalisation est d’autant plus douloureuse pour l’emploi, dans les phases dépressives
de marchés nationaux et/ou de secteurs, notamment dans des activités ayant atteint une
certaine maturité et connaissant de faibles taux de croissance (sidérurgie, chimie par
exemple), qu’elle est exclusive.
La stratégie de rationalisation est également primordiale pour les entreprises qui
doivent réorganiser leurs actifs après l’acquisition de départements ou de firmes. Ce
défi s’est notamment posé aux firmes françaises au cours des années 1986-1991
lorsqu’elles ont procédé à de larges acquisitions aux Etats-Unis. Ainsi le groupe Saint-
Gobain a dû, après l’achat en 1990 de la firme nord-américaine Norton, déjà implantée
dans vingt pays, redéfinir largement l’implantation géographique et la spécialisation de
ses unités.
Systématisée par les FMN Japonaises dans l’industrie automobile aux Etats-Unis,
cette stratégie crée des « transplants » du système de production d’origine, en
combinant dans un même pays hôte des filiales-ateliers, des équipementiers, des unités
d’assemblage et des réseaux commerciaux, reconstituant ainsi sur le sol américain une
filière complètement intégrée, depuis la sidérurgie et les pneumatiques jusqu’à la
fabrication des pièces détachées et la vente d’automobiles, sous contrôle japonais.

3- Les technologies multinationales

Dans les années 1980, nombre de FMN ont poursuivi leur internationalisation en
se recentrant sur leur métier de base et sur des gammes de produits plus resserrés,
jouant sur les synergies et les complémentarités et investissant dans la haute
technologie, ce qui est illustré par la stratégie des FMN de l’informatique et de la
chimie. Cette “respécialisation” a des effets sur la localisation, en faveur des pays
développés sur la taille des unités de production en baisse, sur les effectifs employés
dans le monde (Du Pont les a réduits de 14% en trois ans, Sara Lee de 6% en 1994) et
sur les firmes que les FMN décident d’acquérir dans le même métier. Le recentrage sur
l’amont technologique se traduit par une concurrence exacerbée au sein des oligopoles
en pleine recomposition, devenant mondiaux : « à l’horizon de l’an 2000, dans
certaines filières , il ne devrait plus rester que trois ou quatre grands producteurs,
chacun disposant d’un réseau d’unités de production spécialisées à l’échelle
mondiale6.
Par ailleurs, la décomposition internationale des processus productifs (DIPP)
s’est développée dans l’état des techniques correspondant au fordisme (processus
continu de fabrication, automatisation rigide, machines spécialisées, réponse
quantitative plus que qualitative à la demande). Les années 1980 marquent
l’épuisement des techniques fordistes et l’apparition d’une demande personnalisée et
versatile, exigeant des gammes de produits renouvelées et une production flexible, en

132
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

petites séries. Les FMN se sont dotées de machines automatiques, programmables et


flexibles dans leur utilisation, permettant des économies de variété, au lieu des
économies d’échelle du fordisme. Avec l’automatisation flexible, l’information, la
connaissance et la R&D deviennent les intrants cruciaux de la production et leur
utilisation est moins coûteuse quand elle est concentrée dans le même espace de
production. Les segments du processus productif sont alors réintégrés en un même
lieu, contrairement à la DIPP ; quant au caractère intense en technologie de la
production, il oriente ce qui subsiste de la DIPP vers les pays développés et peu vers
les pays en développement à bas salaires. Cela est renforcé par la découverte de
matériaux nouveaux et les biotechnologies qui se substituent aux ressources naturelles
des pays en développement. Le capital immatériel (logiciel) prédomine de plus en plus
sur le capital matériel (équipement). Ces changements techniques engendrent une
recomposition internationale des processus productifs et une relocalisation des
activités d’assemblage et de production dans les pays développés.
Comme les techniques fordistes n’ont pas toutes disparu dans les pays
développés, on observe à la fois cette recomposition et le maintien de la DIPP, selon
les secteurs et les FMN. Celles-ci décident en fonction du coût comparé de
l’automatisation flexible et de l’IDE requis pour délocaliser. Cet arbitrage conduit les
FMN des nouveaux pays industrialisés (NPI) à opter souvent pour la délocalisation
vers des pays en développement moins développés. Il pousse les FMN des pays
développés à réduire les opérations de délocalisation et, dans certaines industries, à
rapatrier et à relocaliser dans les années 1980, leurs unités de production
antérieurement délocalisées dans des pays en développement à bas salaires. Le
recentrage sur le métier de base se double d’un recentrage géographique des FMN sur
la triade et, pour beaucoup de pays en développement, de leur « déconnexion forcée »
de l’économie mondiale7.

L’internationalisation de la recherche

Ces mutations technologiques ont exigé des FMN un gros effort de R&D, ainsi
que son internationalisation. La délocalisation de la R&D, l’établissement de
laboratoires hors du pays d’origine, sans rapport avec la délocalisation de la
production, est l’indice d’une globalisation technologique, du moins au sein de la
triade. En 1966, la R&D totale des FMN américaines était délocalisée à 6,5%, à 13%
en 1989; la proportion est plus élevée pour les FMN européennes, moindre pour les
FMN japonaises. La R&D reste moins internationalisée que l’IDE et la production.
Les missions assignées aux laboratoires délocalisés ont évolué. Dans les années 1960,
le laboratoire de soutien, crée à proximité de filiales-relais, se bornait à adapter les
produits et les procédés aux conditions du pays hôte. Puis vint le laboratoire spécialisé
sans lien fonctionnel avec les filiales, exécutant des programmes de R&D organisés
par la société mère dans le cadre d’une division internationale du travail (DIT)
scientifique interne à la FMN et centralisée, adaptée à la DIPP. Plus récent, le gros
laboratoire autonome, situé près d’une filiale importante, reçoit de la société mère un
mandat mondial pour la conception d’un produit ou d’une gamme, dans une stratégie
globale de la FMN. L’innovation peut, dans ce cas, devenir interactive, les utilisateurs
des produits de la filiale lui faisant connaître, sur la base de leur expérience, les

133
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

améliorations techniques appropriées. La télématique permet de transmettre ces


informations à toute la FMN en temps réel et d’intégrer internationalement les travaux
des différents laboratoires. Par ces relations producteurs-utilisateurs de techniques,
entre FMN, il s’établit des mécanismes de contrôle en commun des connaissances
scientifiques et de la production des oligopoles internationaux. La localisation des
laboratoires dans des technopôles et des centres d’excellence permet aux FMN de
capter l’élément tacite, non codifiable et non transférable des technologies locales et
de profiter des retombées de la concentration de laboratoires locaux.

Tableau II.1 – La recherche - développement des multinationales, 1989

DNBRD/PIB Dépenses R&D Dépenses Part de R&D


Pays DNBRD*
(%) des FMN** R&D/CA*** délocalisée****
Allemagne 34 2.6 14 6.1 (19) 15 (43)
Canada 7 1.3 2 4.6 (6) 33 (17)
Etats-Unis 145 2.7 38 4.7 (28) 8 (249)
France 22 2.3 7 4.2 (17) 13 (26)
Italie 11 1.3 3 4.2 (8) 12 (7)
Japon 83 2.7 27 4.9 (74) 1 (143)
Pays-Bas 5 2.1 4 3.0 (7) 58 (9)
Royaume-Uni 18 2.4 8 2.1 (33) 45 (56)
Suède 5 2.9 3 6.5 (10) 39 (13)
Suisse 4 2.9 4 5.9 (10) 47 (10)

* Dépenses nationales brutes de R&D, milliards de dollars.


** Dépenses des principales FMN du pays d’origine, milliards de dollars.
*** Rapport entre les dépenses de R&D des FMN et leur chiffre d’affaires. Entre parenthèses, le
nombre de firmes prises en compte.
**** Pourcentage de R&D réalisé par les FMN dans des laboratoires localisés hors de leur pays
d’origine, mesuré par l’origine nationale des firmes ayant déposé des brevets aux Etats-Unis en 1985-
1990 (entre parenthèses : nombre de firmes prises en compte).

Sources : P. Patel et K. Pavitt . « Nature et importance économique des systèmes nationaux d’innovation », STI
Revue, 14, 1994.

Les FMN organisent au niveau mondial une veille technologique et l’acquisition


d’intrants techniques auprès d’universités, des centres de recherche publics ou par le
rachat de PME à haute technologie, de firmes innovatrices et de laboratoires étrangers.
Elles passent entre elles des accords de coopération et des alliances stratégiques
portant sur la technologie et participent ensemble à l’établissement des normes
techniques internationales. Les FMN sont ainsi amenées à définir en commun des
normes d’interconnexion de leurs techniques. D’autant plus que les percées
technologiques récentes ont été le résultat de fertilisations réciproques et de
combinatoires de disciplines scientifiques et de compétences techniques variées.
Le cycle de vie des produits nouveaux se raccourcit en proportion directe de la
croissance des dépenses de R&D. D’autant plus que les nouvelles technologies de
communication et d’information propagent instantanément la nouveauté à tous les

134
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

marchés du globe. Les FMN abandonnent l’idée d’un produit mondial, unique pour
tous les consommateurs, au profit de modèles adaptés à chaque marché particulier. En
même temps, la durée du développement des nouveaux produits s’allonge, en raison
des exigences accrues de qualité, de fiabilité et de personnalisation, et le coût en R&D
du produit nouveau s’alourdit.

B - La globalisation des stratégies

Les stratégies globales adoptées à la fin des années 1980 par un nombre croissant
de FMN ont une triple cause : les mutations technologiques, l’adaptation à l’après
DIPP, la réaction aux risques encourus dans les pays hôtes surtout les pays en
développement (instabilité économique et politique, nationalisations). Elles furent
précédées de la stratégie technico-financière caractérisée par un glissement de l’IDE
vers les nouvelles formes d’investissement, la sous-traitance et les alliances entre
FMN, par un dégagement des activités de production et un engagement dans la R&D,
la fourniture de services et la recherche de gains spéculatifs facilitée par la
globalisation financière, par le passage du contrôle du capital et de la filialisation vers
la maîtrise d’une activité à l’étranger grâce à la technologie et au financement à partir
d’une société mère ou d’un holding localisé si possible dans un paradis fiscal. Une
telle stratégie n’a pas de cohérence industrielle. Jouant de ses compétences
technologiques et financières, une telle FMN a vocation à sortir de son secteur
d’origine, à se diversifier et à monter des opérations complexes exigeant une forte
ingénierie technique et financière, et à se mettre en relation avec d’autres FMN. Cette
forme conglomérale de FMN a fait florès au début des années1980. Puis le centrage a
réduit les conglomérats, par délestage des secteurs sans synergie avec le métier de
base, mais sans abandonner la logique financière et la tertiairisation des activités.
On passe à la globalisation de la stratégie d’une « FMN de style nouveau »
lorsque, simultanément, elle a une vision mondiale des marchés et de la concurrence;
connaît bien ses rivaux, la mondialisation de la concurrence n’étant pas anonyme et
créant une interdépendance entre toutes les FMN de l’oligopole ; a le pouvoir de
contrôler ses opérations dans l’espace de la triade ; se comporte comme un joueur
global et change radicalement sa façon de travailler, sa survie étant mise en jeu par une
concurrence aiguë dans l’oligopole mondial ; opère dans des industries à haute
technologie et y recherche des actifs porteurs d’innovation sur une échelle globale ;
localise ses activités là où elles sont les plus rentables suivant les avantages comparés
offerts par les pays ; a des activités coordonnées à l’aide des technologies
d’information et de production flexible, créant de la valeur ajoutée dans de nombreux
pays, et intégrées en une chaîne de valeur internationale sur une base régionale ou
mondiale ; organise ses usines et filiales spécialisées en un réseau internationalement
intégré et s’intègre dans un réseau d’alliances avec d’autres FMN . La stratégie globale
n’est pas seulement technique et financière ; elle est aussi, profondément, industrielle
et commerciale, de marché et de production. Cinq indices permettent de repérer les
stratégies globales : la centralisation internationale du capital, la structure de groupes
prise par les FMN, leur traitement de la R&D et de la technologie, leurs alliances avec
d’autres FMN et l’intégration mondiale de leur production.

135
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Tableau II.2. Fusions et acquisitions


Fusions et acquisitions 1986 1987 1988 1988 1989 1991
Dans le monde1 39 71 113 122 113 50
Flux d’IDE en PDEM1 67 109 131 168 176 121
Achat de firmes US1 31 34 65 60 55 17
par le capital étranger2 555 543 869 837 839 501
Achat de firmes étrangères4 42 95 131 228 225 91
par le capital américain3 335 638 1533 1981 2129 1481
Fusions entre1 19 49 79 122 110 48
firmes européennes5 195 416 1091 1359 1296 788
Achat de firmes européennes3 6 12 14 25 50 14
par le capital non européen4 44 63 133 212 297 211
Firmes non européennes3 19 28 38 40 48 6
achetées par capital européen4 106 132 209 306 261 142

Les chiffres ne sont pas comparables d’une source à l’autre ;


1) valeur en milliards de dollars
2) Nombre d’opérations
3) Valeur en milliards de dollars, à l’exclusion des opérations concernant des firmes
américaines, déjà comptées plus haut
4) Nombre d’opérations, à l’exclusion de celles concernant les firmes américaines

La centralisation du capital est un changement dans la distribution des capitaux


entre les firmes qui s’accomplit par la réunion de capitaux accumulés séparément
jusque-là. Elle opère par fusion, acquisition ou prise de participation au capital entre
deux (plusieurs) firmes. Elle est internationale lorsque y interviennent des FMN ou des
banques multinationales (BMN) ou quand elle réunit les capitaux de firmes de pays
différents. La crise augmente le nombre des firmes en difficulté et provoque des
regroupements. La centralisation du capital est un moyen pour les FMN de se
diversifier vers des secteurs rentables et des pays prometteurs, de prendre le contrôle
de capacités de production redondantes et (concurrentes) pour les éliminer, d’autant
plus, qu’en période de crise les surcapacités amènent les firmes à freiner leurs
investissements extensifs. Elle est un mode de recomposition des oligopoles et,
lorsqu’elle est internationale, elle accroît la pénétration réciproque des marchés
intérieurs des pays développés par leurs propres FMN. Pour celles-ci, c’est un moyen
de faire croître leur part du marché mondial même quand ce dernier n’est pas
dynamique.
La centralisation internationale du capital remonte au XIXe siècle, mais elle a
connu deux poussées récentes. Dans les années 1970, près de 1000 opérations de ce
type ont lié des firmes de différents pays de la CEE, dues aux restructurations exigées
par la crise. En 1979 et 1980, respectivement 666 et 721 firmes américaines ont été
acquises par des FMN étrangères, annonçant une nouvelle vague de centralisation qui
s’est accélérée dans toute la triade de 1986 à 1990. Ces cinq années enregistrent une
explosion des achats de firmes américaines par des FMN étrangères, des fusions entre
firmes de différents pays de la Communauté économique européenne (CEE) et, à un
moindre degré entre entreprises européennes et firmes tierces non américaines (surtout
japonaises). Ces opérations représentent 58% de la valeur des flux d’IDE entrant dans
les pays développés en 1986 et 86% en 1988 ; elles expliquent en partie le boom de

136
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

l’IDE de 1986-1990. La proportion des acquisitions hostiles, du type raid ou OPA, a


crû jusqu’en 1988, surtout parmi les FMN américaines et anglaises, et a baissé ensuite.
La déréglementation et l’interconnexion des marchés financiers, la globalisation
financière et la sous-capitalisation boursière des firmes américaines et européennes ont
également facilité la récente vague de fusions.
Les acquisitions signalent à la fois la dérive financière de certaines FMN
embarquées dans une stratégie techno-financière et les restructurations requises par les
nouvelles technologies, par le démantèlement des conglomérats et par le recentrage
ouvrant la voie aux stratégies globales ; le succès des acquisitions est plus fréquent
quant elles sont réalisées sur l’activité de base de la firme, ce qui renforce l’intégration
horizontale internationale dans chaque industrie. Elles indiquent aussi qu’une
concurrence aiguë remet en cause l’existence même de certaines firmes participant aux
oligopoles mondiaux et permet aux repreneurs de s’emparer de leur potentiel de R&D
et de production ou de leur réseau de distribution, et de les internationaliser. Elle
permettent à une FMN de réagir beaucoup plus vite aux stratégies des autres FMN de
l’oligopole mondial.
Deux résultats de la centralisation internationale du capital sont une forte
concentration sur les marchés mondiaux et le renforcement des FMN structurées en
groupes. Le marché mondial des ordinateurs reste concentré malgré le déclin de la part
d’IBM ; les dix premières FMN en détenaient 67% en 1984 et 64% en 1988 ; 91% de
la production mondiale d’automobiles étaient réalisées par vingt FMN en 1982 et 90%
en 1992 ; 90% du matériel médical mondial sont produit par sept FMN en 1989 ; en
1988 85% des pneumatiques par six FMN, 92% du verre, 87% du tabac, 79% des
cosmétiques par cinq FMN. Conséquence : la concurrence entre les FMN augmente en
intensité sur chaque marché national ; leur coopération, voire collusion, la réduit au
niveau de chaque industrie mondiale. Les six industries qui ont vu le plus grand
nombre d’acquisitions réalisées dans le monde en 1985-1991 sont la chimie, le pétrole,
l’agro-alimentaire, les télécommunications, l’électronique et la machine-outil.
Un groupe industriel et financier est un réseau de firmes industrielles, tertiaires et
de banques, reliées entre elles par des liaisons financières (participations au capital),
des liaisons personnelles ou des relations économiques durables, sous un même centre
de décision : société « tête de groupe » ou holding. Le groupe est multinational
lorsqu’il contient des FMN, des BMN ou des liaisons transfrontières entre firmes. Les
fusions et acquisitions internationales sont constitutives de groupes multinationaux ou
renforcent ceux qui existent. De 1965 à 1980, le nombre des liaisons financières entre
les cinq cents plus grandes FMN du monde a augmenté, en particulier entre FMN de
pays différents ; la récente vague de fusions-acquisitions a encore accentué la
structuration des oligopoles mondiaux autour de grands groupes multinationaux. On
observe aussi, entre FMN et BMN, un accroissement des liaisons personnelles, du
nombre d’administrateurs siégeant simultanément dans les conseils d’administration
de deux (ou plus) FMN ou BMN. Les autres relations économiques consolidant les
groupes multinationaux sont l’endettement vis-à-vis d’une BMN, la dépendance à
l’égard de la technologie ou des intrants fournis par une FMN, la sous-traitance et la
coopération internationales et surtout, à partir des années 1980 , les réseaux d’alliances
entre FMN

137
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Les réseaux d’alliances stratégiques

Les alliances stratégiques entre FMN ont progressé entre 1980-1984 et 1985-1989.
Ces alliances donnent naissance à des réseaux de FMN (entre têtes de groupe) qui sont
elles-mêmes des firmes-réseaux (réseau articulé de filiales, de sous-traitants, de
nouvelles formes d’investissement, de liaisons personnelles communiquant par
télématique). La délimitation entre l’intérieur et l’extérieur du groupe multinational
devient floue, dans une situation qui n’est ni une réelle internalisation (hiérarchie au
sein d’un groupe), ni une réelle externalisation (marché et contrats entre FMN).
L’alliance se situe entre le marché et l’organisation, visant à réduire à la fois les coûts
de transaction et les coûts de contrôle. Au sein de ces réseaux d’alliances, les FMN
sont en même temps concurrentes, pour telle activité ou tel marché, et coalisées pour
d’autres, spécialement la R&D. Les frontières de l’oligopole mondial et de l’industrie
correspondante s’estompent, atténuant la pertinence des classifications industrielles et
des découpages sectoriels traditionnels en branches, sections ou filières. Ces réseaux
de relations internes et externes aux FMN sont la base des stratégies complexes
d’intégration mondiale ou encore globales. Certaines alliances sont accompagnées de
prises de participation croisées au capital entre deux groupes multinationaux, formant
alors une sorte de «super groupe » ou sont le prélude à une absorption. En cela
l’alliance n’est pas un substitut à l’acquisition d’actifs. Elle en est le complément dans
la structuration des réseaux. Dans d’autres cas, l’alliance permet à une FMN de ne pas
s’établir dans chaque pays où elle fait des affaires, donc de réduire sa dépense en
capital, et de se faire représenter localement par un allié.
Bien que des alliances interviennent en n’importe quel point de la chaîne de
valeur de la FMN, elles sont en majorité des accords de coopération à un effort
commun de R&D, éventuellement avec l’aide de l’Etat (subventions à la recherche),
dans des activités de haute technologie. Elles se concentrent donc dans les pays de la
triade et fondent l’oligopole sur l’amont, sur la maîtrise de l’intrant le plus crucial. Les
FMN d’un même réseau se répartissent les coûts de plus en plus importants de la
R&D, en assument les risques ensemble, ainsi que l’obsolescence rapide des nouveaux
produits, et partagent les innovations et l’information scientifique. Longtemps
réticente, IBM a passé des alliances avec quarante partenaires dans le monde, à quoi
Fujitsu a réagi en s’alliant avec Texas Instruments, Siemens (par ailleurs allié de
Toshiba et…IBM) et Hitachi.
Le coût d’accès aux nouvelles technologies pour les firmes qui ne participent
pas aux alliances peut devenir prohibitif (barrières à l’entrée) et l’est pour les firmes
des pays en développement. Les FMN exclues peuvent former une autre alliance pour
contourner les barrières à l’entrée. En partageant les coûts irrécupérables entre les
FMN, les alliances technologiques abaissent aussi les barrières à la sortie. Les
oligopoles mondiaux ne disparaissent pas, mais sont plus mouvants et perméables,
chaque FMN ayant une position contestable au gré des nouvelles alliances ; aucune
alliance n’est irrévocable, contrairement à une acquisition. L’oligopole mondial est
fondé sur une coopération-rivalité où chaque FMN coopère avec ses rivaux pour rester
compétitive et concurrence ses alliés en s’appuyant sur leur accord de coopération.

138
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Certaines firmes-réseaux se constituent uniquement sur la base de la sous-


traitance et de la délocalisation de la production ; ce sont en général des FMN –
comme Nike, Reebok, Nintendo – de taille plus modeste que les parties prenantes aux
alliances. Ainsi, Nike sous-traite 90% de sa production en Asie et ne se présente pas
comme une firme industrielle, mais comme spécialiste en conception, innovation et
commercialisation ; elle devient à la limite une « firme creuse » (hollow corporation),
au moins en matière industrielle.

Tableau II.3. Evolution du nombre d’accords entre FMN des trois pôles de la
triade

Etats-Unis /
Etats-Unis /Japon Europe / Japon Croissance
Europe
1980- 1985- 1980- 1980- 1985-
Industries 1985-1989 %
1984 1989 1984 1984 1989
Automobile 10 24 10 39 6 16 204
Biotechnologies 58 124 45 54 5 20 83
Technologies de
l’information 158 256 133 132 57 57 28
Nouveaux
matériaux 32 52 16 40 15 23 83
Chimie 54 31 28 35 21 14 (-22)
Total 312 481 232 300 104 130
Croissance (%) 56 29 25 41

Source : W.Andreff, op.cit, p.58.

Le produit-système

La convergence des modes de consommation dans les pays développés permet


aux FMN de mener des stratégies d’intégration de la production et de la distribution à
un niveau mondial, continental ou régional (au sens large : Europe de l’ouest, Asie du
sud-est). Les produits sont globalement standardisés et, en même temps, différenciés
pour s’adapter aux préférences locales. La qualité, la présentation et le service après-
vente des produits différenciés sont gérés globalement et, face à une demande
versatile, l’emportent sur les considérations de coût de production. Le produit offert
sur le marché par la FMN – parfois nommé produit-système – est alors un composé
complexe d’intrants, fabriqués dans les localisations les plus diverses et assemblés en
pays d’origine ou dans l’un quelconque des pays hôtes, produit destiné à être vendu
n’importe où dans le monde. Un tel produit ne s’identifie plus à un label made in (suit
le nom d’un pays) mais à made in (suit le nom d’une FMN).

139
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Pour être globales et localement adaptées, les FMN mettent en place des formes
d’organisation nouvelles. Par exemple, une unité localisée dans un pays est
responsable de la R&D de la FMN pour le monde ou un continent entier, une autre
unité localisée ailleurs l’étant pour la finance et une troisième pour le marketing ;
ensemble, elles forment un système de contrôle d’une stratégie unifiée de la FMN.
Chaque unité, chaque filiale, chaque division de la FMN se voit confier les
responsabilités qui sont clairement définies comme une partie de la division mondiale
du travail interne à la FMN. Un nombre croissant de FMN desservent les marchés
mondiaux à partir de réseaux concentrés dans un continent ou une région, ce qui est
une étape vers une intégration mondiale encore plus poussée. Dans ce but, les FMN
globales procèdent à la mise en réseau mondial de leurs activités (global Net-
Working), à leur commutation-délocalisation-relocalisation à l’échelle mondiale
(global-switching) et à la concentration de certaines fonctions (R&D, finance, etc.) en
des sites sélectionnés dans l’économie mondiale (global focusing).

La stratégie globale et les avantages concurrentiels

La stratégie globale offre à l’entreprise deux possibilités de s’assurer des


avantages concurrentiels et de combler ses handicaps d’ordre domestique. La première
tient à la manière avec laquelle l’entreprise va répartir géographiquement ses diverses
activités en vue de fournir le marché mondial. La seconde tient à la qualité de la
coordination instaurée par l’entreprise globale entre ses diverses activités. Une
stratégie globale commande d’implanter les diverses activités de sorte à optimiser la
position de l’entreprise d’un double point de vue de coûts et de qualité. La stratégie
globale doit donc tenir compte de deux paramètres de succès fondamentaux : la
configuration globale et la coordination globale. Plus la configuration globale est
étendue géographiquement, plus la coordination globale sera difficile. La stratégie
globale reflète, avant tout, une vision mondiale des activités développées par les
multinationales et rend compte de leur aptitude à répondre à la diversité du nouveau
cadre de référence et d’action.
La stratégie globale s’appuie sur une intégration croissante des diverses activités
de ces firmes, rendue nécessaire par l’état concurrentiel de l’économie mondiale qui
impose une recherche constante de la compétitivité optimale. D’une part, le choix de
localisation des différentes activités est directement dicté par l’amélioration constante
de la performance du groupe au niveau mondial, tant en termes de compétitivité-prix
que de compétitivité-hors prix. D’autre part, les unités, dans les différents pays
d’implantation, sont spécialisées par produits ou par segments et sont dimensionnées
pour un marché plus large que celui du marché d’établissement.
La stratégie globale se distingue des autres stratégies car elle les dépasse en les
combinant selon des proportions variables. Ainsi se démarque-t-elle de la stratégie de
marché stricto sensu dans la mesure où elle tend à dissocier les lieux de production des
lieux de consommation. Mais la stratégie globale est plus que la somme de ses
diverses composantes. Ce dépassement s’inscrit dans l’intégration croissante des
différentes activités et fonctions de la firme, lui conférant un caractère systématique.

140
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

La stratégie globale rend aussi compte de la complexité de l’organisation de la


firme qui est une réponse à la complexité de l’environnement. Mais cette dernière
porte largement la marque de l’action des firmes. En effet, la firme, qui de manière
générale définit, choisit et crée largement son environnement, voit sa marge de
manœuvre encore accrue dans la globalisation dans la mesure où elle augmente sa
flexibilité en combinant des éléments qui, jusque là, demeuraient largement
indépendants.
En définitive, la stratégie globale se traduit par une restructuration spatio-
organisationnelle de la multidimensionalité que constituent les leviers d’action
traditionnels de la firme : les activités, les fonctions et les territoires. Les fonctions
constitueront une chaîne de valeur globalisée, les activités un portefeuille d’activités
globalisé, tandis que les zones géographiques de la firme seront marquées par sa
présence sur les principaux marchés. La firme poursuivra des politiques de
diversification ou/et de spécialisation de sa gamme d’activités, en localisant,
délocalisant, relocalisant ou encore rationalisant ses diverses unités là où les territoires
concourent à maximiser la compétitivité globale de la firme. La quête continue à la
meilleure performance globale de la part des firmes multinationales est loin d’être
neutre d’un point de vue spatial.
En premier lieu, la contrainte de compétitivité-prix comporte une double
conséquence sur les territoires. Elle se traduit d’une part, par un mouvement de
délocalisation des segments du processus productif (standardisé) utilisant une quantité
substantielle de travail vers des territoires à main-d’œuvre bon marché. Elle touche en
priorité soit des activités traditionnelles de production, comme le textile ou la
chaussure, soit de manière croissante des activités de services, comme la saisie
informatique ou même l’écriture de logiciels. D’autre part, elle a une incidence directe
en termes de rationalisation des différents sites du groupe afin de maximiser les
économies d’échelle. Là aussi, ces mesures ne se limitent plus aux seules activités de
production mais touchent des activités de services, comme la R& D ou les unités de
design.
En deuxième lieu, la recherche de la compétitivité-hors prix conduit les FMN à
retenir et à sélectionner comme lieux d’implantation les pays qui disposent d’un
pouvoir d’achat élevé et de systèmes nationaux d’innovation développés. La
sophistication des goûts et la saturation de la demande de nombreux biens poussent les
firmes à faire preuve d’imagination et d’innovation. C’est sur ces marchés exigeants
que sont identifiés, testés et développés de nouveaux produits et services, qui seront
ultérieurement diffusés (simultanément) au plan mondial. C’est là que seront établis en
priorité les centres de R&D dont l’activité et les débouchés s’inscrivent dans une
perspective globale, soit de manière relativement autonome, soit de manière intégrée à
un ensemble mondial de laboratoires irrigués par des réseaux télématiques publics,
comme Internet ou privés. Cette approche permet aux firmes de se rapprocher de leurs
clients afin de répondre le plus vite et le plus précisément possible à l’évolution de
leurs demandes. Il faut, en deuxième lieu, satisfaire ces besoins à des prix et donc, à
des coûts les plus faibles possibles.

141
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Les firmes doivent gérer ainsi deux contraintes contradictoires. Elles doivent
maintenir une capacité d’appréhension de l’espace global : évolution des technologies,
des procédés de fabrication, des produits et des modes de consommation. Elles doivent
aussi se tenir au plus prés des marchés locaux. L’adoption de structures en réseau
permet de concilier ces deux impératifs.
Le graphique et les exemples suivants montrent l’organisation de quatre grandes
FMN mondiales. Ils illustrent à la fois la structuration en réseau de ces entreprises et
leur mise en œuvre des stratégies de globalisation que nous avons examinées.
Lorsqu’une firme parvient à appliquer une stratégie véritablement globale,
l’appellation multinationale globale coïncide mieux avec la nouvelle réalité que celle
de FMN8.
ABB, FMN helvético-suédoise et premier producteur mondial de matériel
ferroviaire suite à soixante acquisitions réalisées entre 1988 et 1991, a des unités dans
140 pays et une organisation matricielle dans laquelle cinquante « leaders globaux »
gèrent les opérations sur une base mondiale et chaque unité (4000 centres de profits
autonomes) vise à répondre sur mesure à des demandes locales spécifiques. En 1991,
cette FMN a crée son réseau privé de communication par satellite avec ses filiales ;
elle a son propre centre d’information, son centre de trésorerie mondial qui mobilise
les ressources pour financer des opérations globales. Son réseau de 41 unités en
Europe centrale et orientale dessert les marchés locaux d’infrastructure et de biens
d’équipement, mais sert aussi de base d’exportation à faible coût pour les opérations
globales de la FMN. Sa division ABB Project Finance offre des services financiers à
toutes les unités et filiales, en concurrence avec l’offre de tels services externes à
ABB.
Ford, pour développer la Mondeo, vendue sur une base mondiale, a crée une
équipe intégrée de R&D au niveau de Ford-Europe reliée par des réseaux télématiques
à plusieurs sites de R&D et de production européenne et nord-américaine. Suite à son
alliance avec Mazda, Ford produit des modèles Mazda aux Etats-Unis, et depuis 1992
les deux FMN coopèrent pour divers modèles, notamment en différents points de la
chaîne de valeur dans la fabrication de l’Escort. Elles ont une chaîne de montage
commune au Mexique pour la Mercury Tracer, destinée au marché américain (et
dérivée d’un modèle Mazda). En 1994, Ford a renforcé son intégration mondiale en
gérant au niveau mondial ses lignes de produits, leur fabrication et leur vente.
Swissair a transféré sa comptabilité en 1993 à sa filiale Airline Financial Support
Services India, à Bombay, dans laquelle 25% du capital sont détenus par la firme
indienne Tata Consulting Services. Quant aux transactions (achats réciproques de
billets) entre Swissair et d’autres compagnies aériennes alliées ; elles sont compensées
par une unité localisée à Londres. Le logiciel connectant Bombay, Londres et le siège
à Zurich, a été élaboré par une firme californienne.

142
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Figure II.1 : L’exemple Benetton

Stratégie

Stratégies de
rationalisation

de

Graphique 6
globalisation Stratégies de
L’exemple Benetton rationalisation et
d’approvisionnement

Source : Adapté de Octave Gelinier, Stratégie de l’entreprise et motivation des hommes. Paris, Editions
d’organisation, 1990 p. 114.

C - Les configurations spatiales

La configuration globale d’une entreprise engagée dans une stratégie globale est
façonnée par le réseau de ses implantations. Certaines entreprises concentrent leurs
implantations dans un nombre restreint de pays tandis que d’autres préfèrent disperser
les leurs dans un plus grand nombre de pays. Dans une configuration étroite,
l’avantage concurrentiel est recueilli grâce à la concentration des activités dans un
nombre restreint de sites. Tous les marchés sont alors desservis à partir de ces
quelques unités de production. Une configuration concentrée au niveau de la
production exige comme nécessité impérieuse une configuration commerciale très
développée pouvant desservir le plus grand nombre de marchés. La concentration des
activités est caractéristique des secteurs où la réalisation d’économies d’échelle
considérables, la courbe d’apprentissage se trouvant accentuée par l’unicité de
l’implantation et le regroupement des activités liées est avantageux ont une importance
décisive.

143
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Les stratégies globales de dispersion – fondées sur les IDE alors que les
stratégies de concentration sont fondées sur les exportations – interviennent dans les
secteurs où l’avantage concurrentiel ou ce qui revient au même la neutralisation d’un
handicap domestique sera typique des secteurs où le coût des transports, des
communications ou du stockage est élevé au point de dépasser les avantages découlant
de la centralisation géographique de la production. D’autres facteurs commandent
aussi aux entreprises de s’engager dans une stratégie de configuration dispersée. Le
facteur de proximité de la clientèle et le facteur de l’Etat dont le rôle d’encouragement
des IDE sur son territoire en sont parmi les plus importants. Quand il s’agit de
s’engager dans une stratégie globale, la firme essaye autant que possible de donner à
ses implantations internationales une configuration optimale. Cette démarche peut être
analysée comme une régression de la théorie Ricardienne des avantages comparatifs à
la théorie Smithienne des avantages absolus 9.
Cependant diverses considérations interviennent toujours pour rendre irréalisable
cette configuration optimale. Les espoirs mis dans les capacités d’allocation optimale
par le marché interne des firmes reposent sur une confusion entre le niveau micro et le
niveau macro-économique. Il est indéniable que le principe d’internationalisation
favorise le calcul économique sur une base mondiale. Mais son cadre de validité est
limité à l’espace intégré de la firme. Pour qu’il soit possible d’effectuer une
généralisation, il faudrait que le marché interne de la firme se confonde avec le marché
mondial, donc que celle-ci soit dans une situation de monopole, dans la position d’un
planificateur central. Il est possible de mettre en doute une telle hypothèse car, en
deuxième lieu, les marchés dans lesquels se meuvent les agents globaux sont des
marchés imparfaits, de caractère oligopolistique. Or il a été démontré depuis
longtemps déjà que les marchés imparfaits ne garantissaient pas une allocation
optimale des ressources.
Pour notre part, nous ne pensons pas qu’il soit possible d’inscrire le débat sur la
réalisation d’une configuration globale dans le cadre statique d’une allocation optimale
et définitive des ressources. Il s’inscrit plutôt dans le cadre dynamique d’une quête
permanente de positions concurrentielles toujours plus avantageuses.
En définitive, les stratégies mises en œuvre par les firmes se reflètent dans les
configurations spatiales qui caractérisent leur mode de fonctionnement.
Pour mener à bien leurs différentes activités et fonctions en dehors de leur pays
d’origine, les FMN ont agencé leurs unités selon des modalités spatiales particulières.
La nature évolutionniste du phénomène de multinationalisation qui se caractérise par
le passage progressif d’un stade à un autre, a une incidence directe sur l’organisation
spatiale de ces acteurs. Les trois grands types de configuration observés sur le terrain
traduisent une logique d’évolution des firmes qui découle largement de l’intégration
croissante des diverses composantes en un véritable système autorégulé.
La dimension multidomestique ou multinationale a constitué la première forme
d’organisation. Dans la période qui fait suite à la fin de la Deuxième guerre mondiale,
les firmes américaines ont si largement développé cette modalité en Europe qu’elle est
devenue le modèle dominant et la référence du phénomène. Elle demeure encore
centrale pour certains secteurs d’activité et pays en développement. Ainsi, AT&T,
dans le souci de laisser une grande autonomie à ses nouvelles filiales asiatiques a
retenu au début des années 1990 ce type d’organisation spatiale.

144
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

La dimension régionale qui fait une apparition ultérieure, au cours des années
1970, s’inscrit dans le développement de regroupements économiques régionaux de
fait et de droit. Les années 1980 et le début de la décennie suivante ont vu une
extension et un approfondissement de l’intégration régionale : création en 1991 du
Mercosur entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ; signature, en 1992,
de l’accord de libre-échange nord-américain entre les Etats-Unis, le Canada et le
Mexique ; mise en œuvre, en 1992, d’une zone de libre échange au sein de
l’association des nations de l’Asie du sud-est et extension, en 1994, aux membres de
l’Asia Pacific Economic Cooperation ; enfin, mise en place, en 1993, de l’union
économique et monétaire dans le cadre du traité de Maastricht et entrée de nouveaux
membres (Autriche, Finlande, Suède).
La dimension globale, qui concrétise l’adoption d’une stratégie globale pour une
firme multinationale était au début des années 1990 dans l’enfance. Elle constituait
une tendance qui était appelée à se développer dans l’avenir.
Parmi les remarques à tirer de l’expérience des premières firmes à avoir
expérimenté cette stratégie on peut retenir les suivantes :
En premier lieu, l’organisation globale se différencie nettement des dimensions
précédentes car elle introduit une rupture du point de vue spatial. Il y a, en effet, à ce
niveau une déterritorialisation, dans le sens où les territoires perdent leur pertinence
per se, pour devenir de simples composants de l’espace interne de la firme, car tous les
territoires ne se valent pas. La finalité des firmes dans la globalisation est de tirer
avantages des attributs des différents lieux « à l’évidence, une localisation dans les
paradis fiscaux des Caraibes, Bermudes ou îles Caïmans, par exemple, ne comporte
pas les mêmes avantages pour une firme multinationale qu’une localisation dans une
technopole, comme la Silicon Valley ou la Research Triangle Park aux Etats-Unis »9.
A partir de ces différentes localisations, la firme multinationale constitue une
cohérence d’ensemble en articulant en son sein, des lieux et des espaces aux logiques
propres bien différenciés.
En deuxième lieu, la configuration globale présente une dissociation entre
l’espace de production et l’espace de consommation qui ne se trouve pas dans les deux
autres modalités spatiales dans la mesure où l’activité des filiales étrangères est
prioritairement tournée vers le marché national ou régional. Dans le cas de la
configuration globale, l’activité des filiales étrangères est résolument tournée vers le
marché mondial. Le polycentrisme, qui caractérisait le mode multidomestique ou
régional, à laissé place à un géocentrisme qui est le propre du mode global.
De manière générale, la transition d’une forme d’organisation à une autre a été
grandement facilitée par le développement technologique dans son ensemble et plus
précisément par le traitement de l’information et de son transfert par des réseaux de
télécommunication. En permettant la gestion et la coordination quasi instantanée des
différentes unités dispersées géographiquement, l’organisation régionale a pu être
traitée de manière efficiente. Elle a aussi permis d’accélérer la réflexion et d’amorcer
les contours d’une véritable configuration globale.
Enfin, le rôle joué auprès des grandes firmes par les consultants internationaux
principalement nord-américains, qui ont suivi leurs clients à l’étranger et sont devenus,
à leur tour, de véritables entreprises multinationales a été un puissant facteur de

145
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

diffusion et d’homogénéisation du comportement et de l’organisation des firmes


multinationales.

Tableau II.4 : Les différents caractéristiques des trois grandes configurations


spatiales

Type et fonction de
Configuration Période Degré d’intégration du
l’affiliation étrangère, Environnement
spatiale d’émergence groupe
stratégie suivie
Réplique miniature de la Pays relativement ouverts à
maison mère. l’investissement direct
Fourniture du marché étranger.
Multi national. Existence de barrières
Années 1950-
domestique Faible commerciales.
60
Stratégie de marché Coûts élevés de transport et
de communication.

Relative spécialisation Forte à certains points Libéralisation du


productive (produit et d’articulation de la commerce international du
processus) et fonctionnelle sur chaîne de la valeur, régime de l’investissement
une base régionale. faible aux autres. direct (au moins
Régionale Années 1970 Fourniture du marché bilatéralement).
régional.

Stratégie de production.

Spécialisation productive et Potentiellement forte Globalisation (exacerbation


fonctionnelle avancée au tout au long de la de la concurrence
niveau mondial. chaîne de valeur. mondiale).
Fourniture de biens semi-finis Déréglementation et
ou de composants à d’autres libéralisation du commerce
Années unités étrangères du groupe international et des régimes
Globale
1980 et/ou fourniture de biens finis de l’investissement direct.
ou de services pour le marché Convergence dans les
mondial. styles et les goûts de
consommation.
Stratégie globale Développement des
technologies d’information.

Source : D’après CNUCED, 1993

1-La configuration multidomestique

Les firmes, du fait de leur vision multinationale de l’économie mondiale, sont à


peu de choses près la somme de leurs différentes filiales nationales. Tournées en
priorité vers leurs marchés nationaux d’implantation, elles présentent un fort degré
d’autonomie entre elles. Elles fabriquent pratiquement toute la gamme de produits
qu’elles adaptent à leurs marchés par des services réduits de recherche et de
développement, d’une part, et de marketing d’autre part. Le groupe qui est organisé en
centres de profit sur une base nationale, comporte peu ou pas de commerce interne
entre les filiales. Les différents marchés sont étanches. La stratégie poursuivie est ici

146
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

de manière quasi exclusive une stratégie de marché. La cohérence du groupe résulte de


la coordination qu’assure la maison-mère dans le domaine de la finance, du marketing
international, ainsi que de la R&D stratégique.
Dans les faits, les filiales étrangères n’acquièrent que progressivement une plus
grande autonomie par rapport à la maison mère, sans atteindre toutefois une totale
indépendance à de rares exceptions près. Cette configuration spatiale est aussi liée à
l’état général du marché qui se résume à la somme de marchés nationaux
indépendants, car l’intégration de ces différents marchés sur une base élargie,
régionale ou mondiale, demeure encore faible, voire inexistante. Actuellement, le
choix ou le maintien de cette configuration est, en grande partie, déterminé par le
secteur d’appartenance et par la politique d’accueil. Les firmes relevant de secteurs
comme ceux de la plupart des produits alimentaires, de la distribution ou de
l’assurance - vie, ont organisé et continuent d’organiser leur activité étrangère selon
cette configuration territoriale. Il en est de même pour les firmes qui ont implanté des
filiales de production dans un certain nombre de grands pays en développement qui
ont mis en œuvre des politiques de substitution aux importations.
Du point de vue des pays d’accueil, les enjeux et les risques systémiques
apparaissent assez réduits car les filiales étrangères sont relativement autonomes et
largement intégrées au tissu et aux pratiques locales. Il y a e particulier, une
conformité entre l’espace de production et l’espace de commercialisation.
Figure II.2. La configuration multidomestique
Pays A Pays B

Pays C Pays D
Exportations

2-La configuration régionale

Un certain nombre de firmes multinationales présentent une organisation


marquée de leurs activités sur une base régionale. Des facteurs généraux, en premier
rang desquels figurent la généralisation des biens standardisés à grande échelle, la
relative convergence des modes de consommation et la baisse des coûts de transport,

147
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

concourent à expliquer cette tendance. L’extension et l’approfondissement de


regroupements économiques régionaux de facto ou de jure ont également incité les
firmes multinationales à adopter des configurations régionales, tant sur une base
interne, qu’à travers le développement de réseaux de production et
d’approvisionnement.
Cette orientation, qui a pris forme au cours des années 1970, est particulièrement
sensible dans l’industrie manufacturière de type assemblage comme la construction
automobile ou l’industrie électronique. Les firmes multinationales de ces secteurs ont
constitué de véritables réseaux régionaux à partir des filiales localisées dans différents
pays d’une même région ; l’assemblage final pouvant s’opérer dans n’importe quel
pays de la même région. La production qui en résulte s’adresse, pour l’essentiel, au
marché régional. De tels réseaux se sont développés en Europe, en Amérique du Nord,
notamment au Mexique, et en Asie de l’Est.
Cela contribue à expliquer la filiation de cette organisation spatiale avec la
prépondérance d’une stratégie de production qui donne lieu à deux types
d’organisation productive : la grappe et la chaîne. L’organisation en chaîne correspond
à une approche traditionnelle qui consiste en une segmentation linéaire du processus
productif. L’organisation en grappe comprend des niveaux intermédiaires
d’intégration. C’est notamment le cas du programme aéronautique Airbus où
l’assemblage des sous-ensembles est opéré dans différents pays européens, ensuite
envoyés à Toulouse pour le montage final.
Figure II.3 : Les configurations régionales

Pays A Pays B

Pays C Pays D

Unité de production Flux de produits finis


Figure II.4 : Organisation en grappe

Unité d’assemblage

Flux de composants Flux de produits finis


148
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Figure II.5 : Organisation en chaîne

Unité d’assemblage

Flux de composants Flux de produits finis

La polarisation relative des flux d’investissements directs de la part des firmes


multinationales originaires de la triade concourt à expliquer une telle orientation. Les
Nord-américains sont les premiers investisseurs en Amérique latine et dans les
Caraibes, les Japonais sont devenus les principaux pourvoyeurs de fonds privés et
publics en Asie et les Européens sont très actifs en Europe centrale et orientale, de
même qu’en Afrique. L’Europe de l’ouest constitue néanmoins un cas à part. La
constitution en 1993 du marché unique européen a eu un impact direct sur les
dispositifs industriels européens. Ceux-ci ont été contraints de passer d’une base
multidomestique à une base régionale. Ce mouvement avait été déjà largement anticipé
par les firmes nord-américaines, alors que les firmes européennes ont dû souvent
procédé par absorption d’entreprises existantes avant d’opérer de douloureux
arbitrages en matière de rationalisation des différents établissements. D’autant que,
parfois, comme le révèle le cas de Thomson dans la vidéo, ce défi se conjuguait avec
l’implantation en Europe d’unités de firmes concurrentes. En 1993, les deux
constructeurs européens de téléviseurs, Thomson et Philips, devaient faire face, sur le
marché européen, à la concurrence directe d’entreprises asiatiques, principalement
japonaises et coréennes, qui disposaient localement d’une base de production de 20
établissements. La rationalisation menée par Thomson, en Europe entre 1974 et 1991,
résulte en grande partie, de la vigoureuse politique de croissance externe que
l’entreprise y a mené. Le choix et les conséquences de cette option s’expliquent par les
règles du jeu de la concurrence oligopolistique qui consistent à acquérir des entreprises
avant que les concurrents ne le fassent. La recherche de la réduction du degré
concurrentiel au niveau sectoriel explique le niveau élevé de fermetures d’usines qui
suivent les opérations d’acquisition.

149
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Figure II.6. L’organisation productive européenne de Thomson Consumer


Electronics
les téléviseurs en 1993

Thomson France Thomson France Sous – traitants


(Genlis) (Bagneux) Allemagne
Déviateurs canons Dalles cônes masques

Thomson Orega Thomson Italie Thomson Pologne


France et Espagne (Anagni) (Piascezno)
tuners tubes 20 ″ – 36″ tubes
transformateurs

Thomson France Thomson Allemagne Thomson Espagne


(Angers) (Celle) (Tarancon)
TV 21″ - 29″ TV 21″ - 33″ TV 17″ - 21″
Assemblage Assemblage électrique Assemblage final
électrique Assemblage final
Injection plastique
Assemblage final
Châssis électrique

Composants Sous - ensembles Assemblage final

Source : d’après POTTIER C., L’Europe face à la mondialisation des


firmes. Le cas de l’industrie vidéo, FEN-IRES, 1994.

3-La configuration globale

La libéralisation du cadre général des échanges mondiaux et de celui des


économies nationales, l’accentuation de la concurrence, de plus en plus globale dans
un nombre croissant de secteurs, et la diffusion des technologies de l’information ont
conduit les firmes multinationales à concevoir des stratégies globales et à réorganiser

150
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

le contenu de l’activité de leurs filiales étrangères, ainsi que l’ensemble de leurs


relations.
Dans ce contexte, la firme multinationale dispose d’un choix élargi pour la
localisation de ses diverses unités, sans toutefois occulter les niveaux spatiaux
antérieurs qui sont en fait articulés selon une stratégie désormais globale. Les activités
de la chaîne de valeur, telles que le marketing, la distribution et le service après-vente,
qui répondent à une stratégie de marché et qui doivent être en contact direct avec le
consommateur, obéissent à une logique de proximité : l’ancrage local est ici
prépondérant. Il en est de même d’activités qui comportent des coûts élevés de
transport, comme les produits pondéreux. La logique locale est par ailleurs au cœur de
nombreuses activités de services.
En sens inverse, la production et la logistique interne, de même que les activités
de support telles que le développement technologique et l’approvisionnement, peuvent
être dissociées de la localisation du consommateur : à priori, elles peuvent être établies
en n’importe quel lieu. En fait, elles donnent souvent lieu à des configurations de type
régional pour la fabrication, mondial pour la recherche-développement.
La configuration globale, qui intègre de multiples espaces et constitue une forme
complexe d’organisation des firmes multinationales, nécessite un certain nombre de
conditions. La condition principale consiste en un état avancé de multinationalisation
des diverses activités et fonctions qui prend la forme soit d’une configuration régionale
dans les activités de production, soit d’une configuration multidomestique dans le cas
des activités de services.

Les différents espaces de la configuration globale

Glaxo holding, firme pharmaceutique britannique, est sans nul doute une des
firmes multinationales les plus avancées dans la globalisation de ses activités et
fonctions. Ainsi en 1993, seuls 10 % de son chiffre d’affaire étaient réalisées sur son
marché national d’origine. Cet indicateur est toutefois insuffisant pour saisir une telle
configuration. En effet, de l’examen détaillé des différents lieux d’établissement selon
les principales fonctions se dégagent quatre espaces de dimension variable et aux
caractéristiques propres. Les espaces de la recherche-développement d’une part, et de
la finance d’autre part, ont des ancrages limités en des lieux qui se recoupent dans
certains cas, comme au Royaume-Uni (Middlesex), en Italie (Vérone) ou aux Etats-
Unis (Research Triangle Park). Le premier espace est, par exemple, localisé en des
lieux à forte potentialité de production de connaissances spécifiques, alors que l’espace
financier s’inscrit dans d’autres environnements comme des places financières, New
York et Singapour ou des paradis fiscaux, comme les Bermudes. L’espace de
production apparaît, à priori très étendu ; il correspond en fait à une contrainte forte
propre au secteur pharmaceutique où les médicaments doivent obtenir des
autorisations administratives de mise sur les marchés nationaux. Il apparaît à la simple
énumération des localisations selon les activités que les fonctions, comme la
recherche-développement et la finance, ont un espace d’opération mondial, alors que
la production est plutôt régionalisée et la distribution ancrée sur des territoires
nationaux.

151
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

L’enseignement principal qui ressort de l’examen des trois grandes


configurations spatiales, est que l’espace demeure un élément central pour les firmes
multinationales, même si son contour et son rôle ont évolué suivant en cela l’évolution
même des firmes. La configuration globale, qui devrait s’affirmer dans l’avenir
comme la forme dominante dans un certain nombre de secteurs d’activité, combine à
l’échelle mondiale les avantages des lieux et d’espaces différenciés. Comme le
souligne le néologisme de « globalisation », cette configuration comporte une double
dimension, d’une part une vision globale, et d’autre part, une approche locale pour les
choix de localisation d’unités de production , de recherche-développement et de
distribution. Et c’est à ce niveau que va s’opérer l’articulation entre les firmes
multinationales qui conçoivent des stratégies variables et les Etats qui disposent et
développent des spécificités qui leur sont propres.

Tableau : II.5 : Les quatre espaces de Glaxo dans la configuration globale

L’espace de la
L’espace de la L’espace financier
recherche- L’espace productif
distribution (dont holding)
développement
Europe
Athènes Athènes
Bruxelles
Berne
Brondby (Danemark)
Budapest
Dublin Dublin
Genève Espoo (Finlande)
Hambourg Hambourg
Istanbul Istanbul
Londres (coordination) Lisbonne
Madrid Madrid Madrid
Middlesex (Angleterre) Middlesex (2unités) Middlesex Middlesex
Mölndal (Suède)
Nieuwegein (Pays-
Bas)
Oslo
Paris Paris Paris
Prague
Varsovie
Vérone Vérone Vérone Vérone
Vienne
Wiesbaden
Zug (Suisse)
Amérique du Nord
Research Triangle Park Mississauga (Canada) Mississauga Research Triangle
(Caroline du Research Triangle Research Triangle Park
Nord/USA) Park) Park New York

152
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Amérique du Sud
Buenos Aires Buenos Aires
Caracas Caracas
Hamilton
Lima
(Bermudes)
Mexico Mexico
Montevideo
Panama
Quito
Rio de Janeiro Rio de Janeiro
San Juan de Porto
Rico
Santafé de Bogota Santafé de Bogota
Santiago du Chili
Valencia (Venezuela)
Afrique
Casablanca
Le Caire Le Caire
Nairobi Nairobi
Asie – Pacifique
Bombay Bombay
Bangkok
Boronia (Australie) Boronia
Chittagong
Chittagong
(Bangladesh)
Colombo (Sri Lanka) Colombo
Djakarta Djakarta
Djeddah
Hong Kong
Karachi Karachi
Kuala Lumpur Kuala Lumpur
Manille
Palmerston North Palmerston North
(Nouvelle Zélande)
Samut Prakan Samut Prakan
(thaïlande)
Singapour Singapour Singapour
Taïpei Taïpei
Tokyo tokyo
Source : Glaxo holding Rapport d’activité, 1993

Les stratégies appliquées par les FMN et les configurations selon lesquelles elles
déploient leurs activités déterminent les niveaux de structuration de l’économie
mondiale globalisée. Le domaine de la technologie est celui dont le niveau
géographique est le plus ouvert, le plus universel. Les connaissances s’échangent,

153
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

circulent et sont appliquées dans le monde entier. Elles sont de plus en plus
fréquemment le produit de coopérations ou d’alliances technologiques.
La production exige des effets de dimension, particulièrement pour la fabrication
de composants élémentaires fortement standardisés afin de bénéficier des économies
d’échelle. Elle doit également tenir compte des coûts et des délais de transport. Le
niveau régional apparaît de ce fait le plus approprié. Les modalités d’organisation
peuvent alors faire appel à la croissance interne, mais également à l’acquisition de
capacités productives existantes par rachat de firmes. Les alliances, sous forme de
joint-venture pour la production d’organes communs, se généralisent dans la mesure
où elles permettent d’atteindre des seuils de dimension optimale.
La commercialisation, enfin, est l’activité qui requiert la plus grande proximité
physique avec la clientèle. Son caractère local est le plus fortement affirmé. Elle doit
permettre la fourniture d’un véritable service : produit de qualité et service après-vente
efficace. La concurrence se polarise sur la conquête des parts de marchés. Les
alliances cèdent alors le plus souvent le pas aux stratégies de concentration par fusions
et acquisitions qui permettent une couverture rapide et exclusive des zones de
débouchés.

Tableau II.6 : Les niveaux de structuration de l’économie mondiale globalisée

Niveau Facteur de
Domaine Modalité d’organisation
géographique compétitivité
recherche interne
Technologie monde connaissance
alliances stratégiques
croissance interne
Production région dimension joint ventures
fusions et acquisitions
qualité Croissance interne
Commercialisation local
service fusions et acquisitions

D - La coordination globale

Une firme qui choisit une stratégie globale doit pouvoir maîtriser les problèmes
de coordination de l’ensemble de ses activités situées dans plusieurs pays qui ne
manqueront pas de surgir. Une coordination réussie signifie une circulation fluide de
l’information, délégation appropriée des responsabilités, alignement des efforts des
uns et des autres. Si une bonne coordination peut procurer des bénéfices considérables,
la somme d’efforts qu’il faut déployer pour y parvenir représente un formidable défi
organisationnel en raison des différences linguistiques et la nécessité d’instaurer un
échange d’informations fiables et accessibles à tous, sans parler de la complexité
inhérente à toute démarche de coordination. L’accumulation de problèmes d’ordre
organisationnel fait qu’une coordination pleine et ouverte est l’exception plutôt que la
règle au sein des entreprises « globales ». Le cas du laboratoire pharmaceutique
Lexington est très révélateur à ce sujet10. La firme, fondée en 1981, a connu un succès
impressionnant durant les années 1980. La stratégie d’expansion internationale mise

154
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

en œuvre à l’époque consistait en l’établissement d’un réseau décentralisé d’unités très


autonomes dont les managers furent dotés de larges prérogatives. La raison est que le
succès dans l’industrie pharmaceutique à l’époque dépendait des liens de connaissance
qui unissent les laboratoires aux responsables gouvernementaux chargés de délivrer les
autorisations de commercialisation des médicaments ainsi que les médecins sui
prescrivent ces produits. Avec sa structure décentralisée, Lexington a pu employer
dans chaque pays un personnel local très au fait des réalités domestiques dans
lesquelles il évolue ; et les résultats positifs n’ont pas tardé à venir.
Cependant, les changements profonds dans les conditions de délivrance des
autorisations de commercialisation et de prescription des médicaments intervenus à la
fin des années 1980 nécessitaient de la part des représentants de Lexington d’imaginer
une nouvelle démarche en matière de production et de marketing. Aux yeux des
responsables de la firme, la solution passait par l’instauration d’un système de partage
des informations accessible à tous les représentants de l’entreprise. La structure
décentralisée et autonome de la firme, autrefois un atout s’est transformée en un
sérieux handicap. Elle s’est révélée incapable d’assurer un partage et une circulation
efficaces de l’information. Le problème à résoudre était de faire en sorte que la
connaissance locale devienne globale.
Plus fondamentalement, cet exemple illustre le déphasage d’une stratégie, en
l’occurrence la stratégie multidomestique, par rapport à une industrie pharmaceutique
dont le facteur de compétitivité sont les connaissances et l’information et qui a évolué
vers le modèle global.

Une logique de fonction

L’importance d’une coordination globale efficace apparaît plus clairement à la


lumière du passage d’une logique de produit à une logique de fonction.
Schématiquement, il est possible de dire que dans l’économie de produit, la conception
d’un produit repose sur la logique de ce qu’il est possible d’obtenir de la combinaison
matériaux/procédés existants pour la confronter à ce qui est connu des attentes
possibles du marché. Le produit « technologiquement possible » est alors proposé sur
le marché et ses débouchés sont alors vérifiés avec une adaptation progressive en
fonction des réactions du marché. La méthode d’analyse de la valeur et plus largement
la logique de fonction inversent la perspective, au sens où ce sont d’abord les fonctions
que doit remplir le produit qui sont analysées, pour définir ensuite quelles en sont les
composantes et les caractéristiques nécessaires, et au regard de celles-ci les matériaux
et procédés de production les plus adaptés. Ainsi, dans le secteur de la pharmacie, la
démarche de la recherche est passée du screening, c’est-à-dire de la synthétisation
systématique de molécules sériées ensuite en fonction des liens caractéristiques,
au drug design qui consiste à concevoir une molécule à partir de la connaissance des
récepteurs de l’organisme.

155
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

La diffusion de la logique de fonction implique une transformation profonde des


principes de conception. L’activité de conception devient véritablement le principe
organisateur de la production et du produit en ce qu’elle tend à s’abstraire de la
technique pour prendre origine dans une logique extérieure, celle de l’utilisation. Les
nouveaux principes de conception du produit influent sur ses caractéristiques
physiques, sur l’information qui lui est associée et sur ses conditions d’utilisation. Il
s’agit dans ce domaine d’élaborer un flux par lequel l’offre s’engage à une
disponibilité continue et évolutive de la valeur d’usage contre une fidélisation d’un
nouvel ordre de la part des consommateurs. Elle est fondée sur la réintroduction de
l’usager dans la définition de la valeur d’usage, et sur l’individualisation de la relation
d’échange et de l’accès à l’usage. La valeur d’usage n’est pas considérée comme une
donnée préétablie ou finie. Cette nouvelle articulation de l’offre et de la demande est
fondée sur une nouvelle conception du produit et de la relation d’échange intégrant
une dimension temporelle renforcée et une nouvelle proximité entre producteurs et
utilisateurs.
L’application de ce principe de fonctionnement fait que le centre de gravité de la
garantie se déplace du produit vers son usage. Un exemple de cette transformation
peut-être trouvé dans la recomposition de la relation aux clients mise en œuvre par un
constructeur de l’industrie automobile. Ce constructeur met à la disposition de ses
clients un numéro vert accessible 24 heures sur 24 et une organisation logistique qui
leur permet en cas de panne d’être assuré d’un dépannage dans les six heures qui
suivent, en quelque point du territoire national où ils se trouvent, ainsi que dans
certains pays européens. Le constructeur aéronautique Boeing a mis en place une
logistique semblable et s’engage à acheminer des pièces de rechanges dans les 24
heures dans n’importe quel aéroport dans le monde. Le renouvellement de conception
associé à cette organisation apparaît au travers de la déclaration d’un des responsables
de cette société : « ce que nous vendons, ce n’est pas un produit, c’est de l’usage »11.

La compétitivité par l’organisation

Le passage d’une logique de produit à une logique de fonction et


l’individualisation des relations entre producteurs et usagers mettent en valeur
l’importance et la nécessité d’une coordination globale et efficace. Elles marquent
l’avènement de ce qu’il convient d’appeler la compétitivité par l’organisation.
La conception analytique de la firme ou de la fonction de production considère
toujours que la compétitivité des firmes est déterminée par les coûts de ressources,
éventuellement leur qualité. Cette approche occulte de plus en plus le rôle décisif de la
combinaison de ces ressources. C’est l’intelligence de cette combinaison – en d’autres
termes, l’efficacité de l’organisation – qui explique la performance dans les conditions
modernes dans la technologie et de la dynamique des marchés, beaucoup plus que le
coût ou même la qualité des facteurs pris séparément. La performance individuelle des
facteurs, considérés isolément, devient impossible à apprécier, ce qui pose problème
au regard de notions aussi centrales en économie que la « productivité du travail » ou
du capital. La productivité n’est plus une productivité additive des opérations, mais
une productivité systématique des relations. Cet aspect est d’autant plus important
qu’il est à la croisée de la dynamique interne des techniques de production et de la

156
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

dynamique externe des marchés. L’ouverture croissante des espaces économiques


réduit les pouvoirs du marché liés à la proximité, aiguise la concurrence et l’oriente de
plus en plus vers la différenciation par la qualité, les délais, la variété, l’innovation
(changement renforcé dans les pays à monnaie forte, comme le Japon après la
revalorisation du Yen dans les années 1970 ou la France d’après 1985). Or ces
nouveaux critères de compétitivité appellent non seulement une main-d’œuvre plus
qualifiée mais un contexte d’organisation profondément différent de celui de la
production de masse standardisée. Les nouvelles formes de performance dépendent
toutes de la densité et de la pertinence des relations établies entre les acteurs des
chaînes productives, entre les « fonctions » de la firme (bureaux d’études, service
marketing, services commerciaux, production), entre les firmes, leurs fournisseurs et
leurs clients, entre les firmes et tout leur environnement technique et social. Cette
« productivité des interfaces » implique la remise en cause des schémas Tayloriens, où
les acteurs ne coopèrent qu’à travers des processus séquentiels et routinisés. Du même
coup, d’ailleurs, ce ne sont pas seulement les performances de différenciation qui
dépendent directement de la pertinence de l’organisation, mais les performances de
coût elles-mêmes. On produit non seulement mieux, mais aussi souvent moins cher,
avec des ressources plus coûteuses. Ainsi, aux Etats-Unis, dans le domaine du textile,
certains produits sont fabriqués à meilleur marché en Caroline du nord qu’en
Thaïlande. Inversement, même en sous-traitant les travaux intensifs en main-d’œuvre
dans des pays à bas salaire, certains fabricants américains de semi-conducteurs ont des
coûts supérieurs à leurs homologues japonais fortement automatisés. Ainsi, les effets
liés aux implantations ponctuelles sont de plus en plus étroitement imbriqués dans les
effets collectifs de l’organisation spatialo-sociale, ce qui accroît encore l’effet
cumulatif des polarisations.
Les développements précédents montrent que dans le contexte de compétition
élargie en croissance ralentie que nous connaissons actuellement, la distinction
traditionnelle entre compétition par les coûts et compétition dite « hors-coûts »
s’estompe chaque jour davantage. La tendance de fond observable dans la quasi-
totalité des secteurs est l’imbrication croissante des diverses formes de concurrence.
Sauf exceptions, on n’assiste nullement à la substitution d’une concurrence hors-coûts
à une concurrence par les prix, mais bien au cumul des deux formes. Dans une
économie de la demande, le consommateur ne veut plus arbitrer entre la qualité et le
prix, il souhaite la meilleure qualité au meilleur prix.
La compétition hors-coût ou en termes plus appropriés, la compétition par
la différenciation peut être définie comme la recherche de prestations uniques, qui
créent ( temporairement, en général) un avantage concurrentiel spécifique. La nature
de ces prestations et les domaines d’activité concernés de la firme peuvent être
extrêmement variés et mettent en jeu, à priori, toutes les activités de la firme depuis
les secteurs commerciaux jusqu’aux secteurs financiers, en passant par la réalisation
elle-même. Les stratégies et les variables de différenciation peuvent être reconnues à
travers les mots clés suivants : qualité, variété, réactivité et innovation.
Ces critères de performance sont difficilement compatibles entre eux. Coût,
qualité, variété, réactivité, innovation : ces critères s’opposent presque
systématiquement deux à deux (du moins dans les conditions traditionnelles de la
production de masse taylorisée). Et c’est précisément cette nécessité de rendre

157
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

compatibles ces critères à priori divergents ou du moins d’atténuer cette divergence,


qui réclame une révision en profondeur des organisations.
L’exemple qui vient le premier à l’esprit, est la relation entre coût et qualité. La
recherche de la qualité accroît, en première analyse, les coûts. Mais ces surcoûts sont
d’autant plus élevés qu’on se trouve dans une organisation où le travail d’exécution est
dévalorisé, où il n’y a pas d’interaction pertinente entre les concepteurs et les
exécutants, où les machines sont peu fiables. Dans une organisation adaptée, la qualité
ne coûte pas, elle rapporte. Mieux vaut un opérateur compétent et bien payé que trois
opérateurs sous-qualifiés, dont l’un est payé pour réparer les erreurs des autres ! Cela
est valable pour le lien entre coûts et réactivité. Pour être réactif à court terme, le plus
simple est de produire juste à temps ce que le marché réclame, en réduisant autant que
possible les stocks. Mais ceci n’est envisageable que si la maîtrise de la qualité des
produits et des process le permet. Ainsi, qualité, réduction des coûts et réactivité
peuvent dessiner à nouveau un cercle vertueux. Ces principes forment ce que les
milieux managériaux appellent le toyotisme. C’est un système de gestion de la
production hautement cohérent qui connaît une formidable popularité dans les milieux
industriels.
Mais le toyotisme ne peut désigner le nouveau modèle qui va s’imposer à
l’économie mondiale. C’est un concept puissant, mais limité pour l’essentiel à
l’atelier ; il ne peut expliquer les nouvelles formes de compétence dans les autres
parties de la chaîne de valeur comme la R&D, le marketing et le service après-vente.
Les nouvelles formes de performance, y compris la réduction des coûts en situation
technologiquement complexe, ont pour point commun de reposer sur des processus
relationnels ouverts, sur des modes de coopération qui sont, dans l’essentiel, en rupture
avec les modes statiques et rigides de la coopération Taylorienne. L’efficacité et la
compétitivité résultent désormais moins de la productivité des opérations élémentaires
ou de l’intensité d’usage de chaque facteur de production pris isolément, que de la
qualité de la coordination entre ces opérations et de la combinaison de ces facteurs,
reposant elles-mêmes sur la qualité de la coopération non strictement programmée
entre tous les acteurs du cycle de production. L’idéal de non-communication entre les
acteurs qui était celui du taylorisme devient clairement contre-productif.
L’engagement subjectif et la coopération interpersonnelle ne sont plus mobilisés pour
corriger les erreurs et les dérives de l’organisation formelles. Ils sont de plus en plus au
cœur de l’efficacité « normale » de la production.
Ce renversement, qui fait passer de la productivité par intensité, caractéristique
des métiers simples et des étapes primitives de l’industrie, à la productivité par non-
gaspillage (qu’est-ce que l’organisation, si ce n’est l’ensemble des dispositifs qui
permettent le non-gaspillage ? Et d’où vient le gaspillage sinon, principalement, des
défauts de coordination dans la combinaison des ressources productives et des défauts
de communication entre acteurs ?) est au cœur des problématiques actuelles de
l’efficacité. Elle résulte de la capacité de coopération entre acteurs de la firme plus que
dans les tâches isolées d’exécution.
Dans les secteurs qui produisent des objets techniques complexes (avions, gros
systèmes électroniques ou informatiques) et qui se présentent en général comme une
constellation de très nombreux sous-traitants spécialisés gravitant autour d’une firme
d’assemblage, on comprend aisément le rôle central de la capacité de coordination et

158
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

de synchronisation de ces ensembles. L’efficacité globale, qui se mesure en délais et


en qualité autant qu’en coût, n’a plus qu’un rapport lointain avec la productivité des
opérations élémentaires. Elle dépend surtout de la qualité de la gestion des flux, de la
précision des rendez-vous et de la capacité à reconfigurer en permanence cette gestion,
qui ne peut être rigidement programmée, sous peine d’amplifier de manière
catastrophique les inévitables dérives locales.

II - Les instruments de la globalisation économique

Les phénomènes que nous étudions peuvent être rangés dans le mouvement plus
large de l’internationalisation économique. Mais la notion d’internationalisation a un
caractère générique. Elle inclut les échanges extérieurs, l’IDE et les flux de capital
internationaux conservant la forme argent. Elle peut même être étendue aujourd’hui de
façon à comprendre les entrées et les sorties de technologies incorporées dans les
équipements, ou transmises et acquises de façon intangible ; les mouvements
internationaux de personnel qualifié et les flux d’informations et de données
transfrontières. Il ne s’agit pas d’opposer les différentes formes de
l’internationalisation, et encore moins d’en exclure telle ou telle, mais simplement de
les penser comme un tout, en établissant entre elles une hiérarchie fondée sur l’analyse
autant que sur les faits observables et mesurables. Ici, l’investissement est considéré
comme l’emportant sur les échanges. Les raisons de ce choix apparaîtront dans les
développements à venir.
Aujourd’hui, un grand nombre d’économistes considèrent que l’IDE a pris le pas
radicalement sur les échanges dans le processus d’internationalisation ; son rôle est
aussi important dans les services que dans le secteur manufacturier. De Anne Julius,
disait à ce sujet qu’ « en tant que modalité d’intégration économique internationale,
l’IDE est dans sa phase de décollage : elle se trouve peut-être dans une situation
comparable à celle du commerce mondial à la fin des années 1940 »12. Les études de
l’OCDE ont accordée une attention particulière à cet aspect de l’évolution de
l’internationalisation économique. L’une d’elles précise ainsi que « la globalisation a
changé l’importance relative des facteurs créateurs d’interdépendance.
L’investissement international domine l’internationalisation plus que ne le font les
échanges et façonne donc les structures qui prédominent dans la production et
l’échange des biens et des services »13.
Un travail plus récent de l’OCDE adopte une démarche historique afin de
caractériser la phase nouvelle de l’internationalisation : « Historiquement, l’expansion
internationale s’est faite surtout à travers les échanges, puis dans les années 1980, par
un développement considérable de l’investissement direct international et de la
collaboration interentreprises. Ce qui est nouveau, c’est que les entreprises ont eu
recours à des combinaisons nouvelles entre les investissements internationaux, les
échanges et la coopération internationale inter-firmes pour assurer leur expansion
internationale et rationaliser leurs opérations. Les stratégies internationales du passé,
fondées sur les exportations ou les stratégies multidomestiques, reposant sur la
production et la vente à l’étranger, font place à de nouvelles stratégies qui combinent
toute une gamme d’activités transfrontières : exportations et approvisionnements à
l’étranger et alliances internationales. Les entreprises qui adoptent ces stratégies

159
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

peuvent tirer profit d’un degré élevé de coordination de la diversification des


opérations et de leur implantation locale »14.
Dans les développements qui suivent, nous examinons deux des plus importants
mécanismes de la globalisation : l’IDE et les alliances internationales inter-firmes.

A - L’investissement direct à l’étranger

La nouveauté de la prise de conscience de l’importance de l’IDE ne peut pas être


confondue avec le phénomène lui-même. En effet, le rôle joué par les investissements
étrangers, depuis la fin du XIXe siècle, dans la détermination des spécialisations
commerciales des différents pays ou régions du monde, a toujours été méconnu ou
sérieusement sous-estimé. Il ne permet pas de tenir compte des modalités de contrôle
qui ne s’appuient pas sur une liaison financière. L’exercice du contrôle ne passe pas,
nécessairement, par la propriété du capital. Voilà qui fait que l’ampleur et le poids de
l’IDE sont nettement plus importants que ne le laisse croire les statistiques disponibles.
La place occupée actuellement dans le système mondial des échanges par de
nombreux PED ne résulte pas seulement d’une dotation factorielle naturelle, tombée
en quelque sorte du ciel. Dans un grand nombre de cas, leur situation de producteur et
d’exportateur d’une ou deux matières premières de base, minière ou agricole est le
résultat d’investissements directs anciens, faits à partir des années 1880 par des
administrations ou des entreprises étrangères.
Les années 1980 ont connu une croissance de l’IDE d’une telle ampleur que
l’importance de l’investissement dans la constitution des interdépendances entre pays
est devenue lisible jusque dans les statistiques. Les données chiffrées sur l’IDE
demeurent d’une qualité très inférieure à celle des statistiques sur les échanges. Elles
permettent de saisir au mieux la partie émergée de l’iceberg. Elles ne permettent pas
de tenir compte des modalités de contrôle qui ne s’appuient pas sur une liaison
financière. Le rôle joué par l’investissement international apparaît encore plus
significatif dès que l’on considère les dimensions qualitatives de l’IDE ainsi que ses
traits distinctifs comparés à ceux du commerce. La notion d’investissement direct
demeure marquée par l’identification du contrôle à la propriété. L’IDE se distingue du
simple échange de biens et services par les traits suivants :

a- l’IDE n’a pas une nature auto-liquidative immédiate ;


b- il introduit une dimension inter-temporelle du moment que la décision
d’implantation fait naître des flux qui s’étendent, nécessairement, sur plusieurs
périodes longues ;
c- il implique des transferts de droits patrimoniaux et, par la même occasion de
pouvoir économique sans commune mesure avec la simple exportation ;
d- la décision d’investissement a une composante stratégique plus importante :
l’idée de pénétration sous-tend soit des motivations d’éviction de concurrents,
soit des motivations d’appropriation de technologies locales.

160
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

L’on pourrait ajouter un cinquième trait distinctif, à savoir que, par le biais de
l’IDE, s’opère une certaine division internationale du travail15.

L’accélération des IDE dans les années quatre-vingt

Dans les années 1950 et 1960, le taux de croissance des IDE était inférieur à celui
du commerce mondial. En dépit des investissements massifs des Etats-Unis en Europe
et en Amérique latine, l’exportation demeurait la modalité principale de la concurrence
à l’échelle mondiale. Dans les années1970, le taux de croissance des IDE rejoint celui
du commerce mondial. Toutefois cette évolution ne résulte pas tant d’une accélération
des IDE que d’un ralentissement des échanges internationaux dont la croissance
annuelle est revenue à un rythme de 5% au lieu de 8% en moyenne entre 1945 et 1970.
L’éruption de la crise porte un coup au commerce mondial, à la fois parce que les
marchés nationaux progressent moins vite et parce que, dans un contexte de chômage
croissant, les Etats tendent à multiplier les obstacles aux importations (normes, accords
de restriction volontaire aux exportations, etc.)
L’IDE, en revanche, n’est guère affecté par le ralentissement de la croissance. Il
est vraisemblable au contraire que le processus d’internationalisation de la production
se développe pendant cette période, même si les données de balance de paiements ne
rendent pas compte de ce phénomène. L’essor spectaculaire des marchés
internationaux offre en effet de nouvelles possibilités de financement aux firmes de
taille internationale tandis que les nouvelles formes d’investissement (notamment la
sous-traitance internationale et la cession de licences) trouvent dans les économies en
développement les plus dynamiques un terrain d’expérimentation privilégié.
Ce n’est que dans les années1980, et plus précisément à partir de 1985, que les
flux d’IDE s’accélèrent véritablement, passant d’un rythme annuel de 50 milliards de
dollars courants en 1983-1985 à plus de 200 milliards en 1989-1991. En dollars
constants, la progression serait de l’ordre de 17% par an de 1985 à 1992, à comparer à
5% pour le commerce mondial, et de 30% par an sur la période 1985-1990. A priori,
l’accélération des IDE concerne donc une période bien délimitée, caractérisée
notamment par la forte appréciation des monnaies japonaise et européenne face au
dollar et par les restructurations engagées en vue de la réalisation du grand marché
européen. Il est probable cependant que ce mouvement se poursuivra, à un rythme
moins soutenu certes, après la pause des premières années1990.
En 1992, d’après les données rassemblées par les chercheurs des Nations Unies
(CNUCED, 1994), 37 000 FM possédant 200 000 filiales, employaient directement 73
millions de personnes – et peut être autant chez leurs sous-traitants – et possédaient
des actifs estimés à 5 000 milliards de dollars environ. Le nombre relativement élevé
de firmes ne doit cependant pas masquer la concentration du phénomène. Sur les 37
000 FM recensés par la CNUCED, les 100 plus importantes (hors secteur bancaire)
détiennent à elles seules 3 400 milliards de dollars d’actifs, soit prés d’un sixième de la
valeur estimée de l’ensemble des actifs existant dans le monde. Les deux tiers de ce
stock, sont détenus dans leur pays d’origine, le reste dans des pays tiers. On estime
qu’un tiers environ du commerce mondial de biens et services correspond à des
échanges intra-firmes entre filiales des FMN.

161
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Tableau II.7 : Les flux d’investissement direct étranger dans le monde,


1975-1992 (Milliards de dollars)

Flux de sortie d’investissement direct étranger

Pays d’origine Moyenne annuelle Valeur annuelle


1975- 1981- 1986-
1989 1990 1991 1992 1993
1980 1985 1988
Pays développés 40 44 128 212 222 185 162 181
dont en % :
Allemagne 8 9 9 9 13 12 10 9
Etats-Unis 42 19 14 16 11 18 20 28
France 5 6 7 9 16 13 19 12
Japon 6 11 18 21 22 17 11 7
Royaume-Uni 17 21 23 17 9 9 10 14

Pays en développement 0,4 1 3 10 10 7 9 14


Flux d’entrée d’investissement direct étranger

Pays d’accueil Moyenne annuelle Valeur annuelle


1975- 1981- 1986-
1989 1990 1991 1992 1993
1980 1985 1988

Pays développés 24 37 102 168 176 121 102 109


dont en % :
Allemagne 4 2 1 6 5 6 7 n.d.
Etats-Unis 25 39 49 41 28 21 3 n.d.
France 9 6 6 6 8 13 21 n.d.
Japon 0,3 0,6 0,3 0 1 1 3 n.d.
Royaume-Uni 21 12 15 18 18 13 18 n.d.

Pays en développement 7 12 23 27 31 39 51 80

Source : Delapierre M, Milleli. Ch, op. cit, p.28.

Investissements croisés et acquisitions / fusions

La croissance de l’IDE au cours des années 1980 a été fortement marquée, d’une
part, par la montée de l’investissement international croisé ; elle a donc représenté un
phénomène très largement circonscrit à la zone OCDE. Le processus a, d’autre part,
été dominé par la suprématie des acquisitions/fusions sur les investissements créateurs
de capacités nouvelles.
Le graphique précédent exprime le caractère essentiellement intra-triadique de
l’IDE, qui a été concentré à plus de 80% au sein de la zone OCDE pendant les années
1980. Pendant la même période, ce sont les acquisitions et fusions d’entreprises
existantes qui ont représenté la modalité dominante de l’investissement entre les pays
de l’OCDE.

162
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Le phénomène des prises de contrôle par fusion ou acquisition, n’est pas


nouveau. Il est tout d’abord apparu aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne où le marché
boursier joue un rôle majeur dans le financement des entreprises. Jusque vers le milieu
des années 1980, il est toutefois resté principalement circonscrit aux territoires
nationaux. Les fusions/acquisitions transfrontières, impliquant des firmes de
nationalités différentes, n’ont pris leur essor qu’à partir de 1985.
Depuis le milieu des années 1970, plusieurs types d’incitations et de contraintes
ont poussé les entreprises dans la voie des acquisitions/fusions. Dans de nombreuses
branches, notamment celles à haute intensité de R&D ou à production de masse,
l’évolution technologique a renforcé le poids des coûts fixes (notamment sous forme
de dépenses élevées de R&D), qu’il leur fallait récupérer en produisant pour des
marchés mondiaux. Dans les industries déjà oligopolistiques au plan national, la seule
manière d’atteindre ces objectifs efficacement est de pénétrer les marchés par
investissements directs. Dans d’autres industries, l’un des principaux objectifs
industriels d’une acquisition/fusion est d’accaparer une part de marché. Les prises de
contrôle ont sur les stratégies de croissance interne, le double avantage de la sécurité et
de la vitesse. Il est en effet plus rapide d’acheter un ensemble d’actifs représentant une
activité entièrement constituée que de la bâtir ex nihilo. C’est également plus sûr dans
la mesure où l’on acquiert une solution qui fonctionne déjà, une part de marché, tout
en réduisant, de surcroît, le nombre de concurrents.
Les logiques sur lesquelles se fondent les stratégies de contrôle sont de trois
ordres. Elles répondent tout d’abord à la logique industrielle inhérente aux systèmes
industriels de type oligopolistique. Pour les firmes qui y recourent, c’est un moyen de
rationaliser l’outil de production dans des industries en situation de surcapacité. On
assiste alors le plus souvent à des reprises et des échanges d’actifs entre grands
groupes. Elles correspondent, en second lieu, à des stratégies de consolidation dans des
industries naissantes, après une phase d’innovation assurée par des petites et moyennes
entreprises. La consolidation touche alors plus particulièrement les PMI. Ces stratégies
de contrôle s’appuient ensuite sur la logique financière, qui répond elle-même à une
volonté de rentabilisation des actifs. Les pays où la pratique des prises de contrôle est
la plus fréquente sont ceux aussi où le marché boursier est le plus développé, avec en
particulier un niveau élevé de capitalisation. C’est le cas des Etats-Unis et de la
Grande Bretagne, par opposition à l’Allemagne et au Japon. Les entreprises cotées en
bourse assurent 37 % de l’emploi total aux Etats-Unis, 51 % en Angleterre et
seulement 10% en Allemagne. Quant au Japon, les firmes appartenant aux grands
groupes sont détenues à plus de 70% par des sociétés liées par une imbrication étroite
de participations croisées16.
Si l’on croît les dernières données publiées dans la presse économique, ce
mouvement de prise de contrôle connaît durant cette fin de siècle une accélération
impressionnante. Ainsi, les fusions ont atteint en 1998 une valeur totale de 2 500
milliards de dollars soit cinq fois plus qu’en 1992. C’est dans le secteur du pétrole que
se sont produites les fusions les plus élevées en termes de montant : Esso a racheté
Mobil Oil et Brtish Petrolueum a fusionné avec Amoco pour créer le premier groupe
pétrolier du monde. Dans les télécommunications, les numéros 2 et 3 des liaisons
longues distances, MCI World.com et Spint fusionnent leurs activités en octobre 1999
pour un montant de 129 milliards de dollars et l’on spécule sur le rachat par l’anglais

163
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Vodafone de l’allemand Mannesmann pour un montant supérieur. Toutes les branches


connaissent cette évolution. Ainsi, en 1998, Citicorp et la Bank of America fusionnent
pour un montant de 425 milliards de dollars et en Europe, les fusions du secteur
financier sont évaluées à environ 950 milliards de francs français17.
Cette prépondérance des investissements croisés au sein de la triade reflète elle-
même l’homogénéisation et l’intégration croissante de l’espace économique des pays
industrialisés. A l’uniformisation des comportements de consommation et des normes
techniques s’ajoute la résorption rapide des obstacles physiques et réglementaires aux
mouvements de capitaux. La vague de déréglementation et de privatisation qui a
marqué les années 1980 a offert de multiples opportunités aux grands groupes
internationaux de pénétrer de nombreux marchés par simple acquisition d’actifs
(croissance externe) plutôt que par la création de nouvelles unités de production.

L’IDE et la polarisation au niveau mondial

En 1992, le stock d’IDE dans le monde a atteint près de 2000 Milliards de


dollars, après avoir crû de 15% en moyenne par an en 1985-1991. En 1992, l’IDE, est
pour l’essentiel, un mode de relations économiques entre les pays avancés18.
Contrastant avec la polarisation des investissements au sein de la triade, la part des
économies en développement comme zone d’accueil des IDE est faible et déclinante
sur longue période : un tiers du stock mondial était localisé dans ces pays en 1960, un
quart en 1980, un cinquième en 1990 dont la moitié en Amérique latine et un tiers en
Asie. Par rapport à l’avant-guerre, le déclin est plus frappant encore puisque les deux
tiers environ du stock mondial d’IDE étaient localisés en 1914 comme en 1938 dans
les régions aujourd’hui dites en développement. Cette évolution met en relief le
changement de nature de l’IDE au cours des dernières décennies.
Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, la majeure partie des IDE était concentrée
dans les secteurs agricole et minier. L’IDE était moins animé par une logique de
concurrence entre firmes à l’échelle mondiale que par une logique de concurrence
entre les nations pour l’accès aux sources du sol et du sous-sol. A la limite,
l’investissement n’était pas international mais impérial.
A cette logique impériale s’est substituée une logique d’intégration
concurrentielle du monde capitaliste. Bien que concentrée sur les régions
d’industrialisation ancienne, cette logique d’intégration s’étend aux économies où la
dynamique capitaliste trouve un terrain favorable, une sorte de répondant interne, et
dont les conditions politiques et macro-économiques se prêtent à l’investissement à
long terme19.

164
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Tableau II.8 – les investissements directs vers les régions en développement, 1987-1995
(Flux annuels moyens en milliards de dollars et en pourcentage)

1987- 1990- 1993- % du total


1989 1992 1995 1987 - 1995
Afrique subsaharienne 1.7 1.4 2.3 4
Afrique du Nord et Proche-Orient 2.1 2.2 3.2 6
Asie du Sud 0.4 0.5 1.4 2
Extrême-Orient 7.1 15.5 44.9 52
Amérique latine 7.0 11.6 18.1 28
Europe de l’Est 0.1 2.3 8.0 8
Total régions en développement 18.4 33.5 77.9 100

Source : Banque Mondiale, World Debt Tables [1994 et 1996].

Le mouvement de marginalisation des PED ne concerne pas seulement l’IDE, la


même tendance au recentrage triadique, et donc à la marginalisation des pays exclus
des processus qui la commandent, est également à l’œuvre dans les échanges
commerciaux. On constate que le commerce au sein de la triade a lui aussi augmenté
plus rapidement que l’ensemble du commerce mondial, passant de 13 à 17% de ce
dernier au cours de la période 1980-1988. « Tant en termes d’investissement direct
qu’en termes de commerce, les interdépendances à l’intérieur de la triade ont donc un
effet supérieur aux interdépendances qui ont concerné aussi bien le reste du monde que
les liens entre la triade et le reste du monde, révélant une vitesse d’intégration plus
rapide au sein de la triade qu’entre la triade et le reste du monde »20.

La montée des services

Le secteur tertiaire s’internationalise de manière irréversible, en dépit d’un cadre


national réglementaire et législatif généralement plus strict pour le commerce et
l’investissement des services que pour ceux des biens. L’essor de l’IDE dans les
services peut-être considéré comme l’un des effets directs des politiques de
déréglementation menées dans les pays industrialisés. Cette évolution découle d’une
caractéristique fondamentale de ces activités. En effet, le propre des services est d’être
produits et consommés, autrement dit de ne pas être stockables. La seule façon
d’exploiter au niveau international un avantage dans ce domaine est de s’implanter sur
les marchés étrangers. La circulation internationale des services a donc tout lieu d’être
dominé par l’IDE plutôt que par l’échange. Cela n’était pas toujours possible dans le
passé du fait de l’existence de monopoles étatiques dans la plupart des branches clés
de ce secteur : électricité, eau, télécommunications, transports aériens, banques,
assurances.
Déréglementations et privatisations ont commencé à ouvrir ces domaines à la
concurrence internationale, et donc à l’IDE dans les années 1980. A cela s’ajoute
l’internationalisation d’activités privées situées dans la mouvance des FMN comme les
réseaux de distribution, la publicité et le conseil, ainsi que l’internationalisation

165
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

d’activités comme les agences de voyage, l’hôtellerie et la restauration, les parcs de


loisirs et les médias. Comme le note W. Andreff, le secteur des loisirs est devenu
l’éden de la croissance des FMN. Au total, la part des services dans le stock mondial
d’IDE est passé de 50% au début des années 1990 contre un tiers pour l’industrie et
un sixième pour les activités primaires21.
Le phénomène d’internationalisation des services apparaît plus marquée dans les
pays développés que dans les pays en voie de développement, ce qui s’explique par la
structure des activités dans les premiers, où le tertiaire constitue désormais plus de la
moitié de la valeur ajoutée nationale (au sein des pays de l’OCDE, le Canada arrivait
en tête en 1992 avec un taux de 73 %, suivi de près par les Etats-Unis 72,5 % et le
Royaume-Uni, 71,3 %. La France avec 65,9 % occupait une position intermédiaire et
devançait le Japon, 59 %, et l’Allemagne, 58,5 %)22.
De manière générale, il apparaît de plus en plus difficile de tracer une frontière
précise entre les biens et les services, entre activités secondaires ou de production et
activités tertiaires ou de services. Le design, la qualité intrinsèque et la fiabilité des
produits sont devenus des éléments primordiaux pour la compétitivité des firmes
manufacturières sur les marchés des pays développés, où masse rime avec
différenciation. A une concurrence par les prix, toujours aussi vivace, s’est greffée une
concurrence hors prix à fort contenu de service et d’information. Ainsi, les firmes qui
appartiennent aux secteurs où l’information occupe une place centrale, sous forme de
savoirs et de pratiques, sont conduites à s’internationaliser par le biais
d’investissements directs. En effet, ces connaissances se prêtent difficilement, pour
une large part, à codification et là où cela est possible, notamment par le dépôt de
brevets, les protections offertes sont coûteuses à assurer et les garanties souvent
incomplètes. Le produit lui-même a vu croître de manière sensible la part de
l’immatériel, à l’instar de ce qui est constaté au plan de la micro-électronique où le
logiciel devient la partie la plus onéreuse.
Au-delà des différences sectorielles, les stratégies des firmes et les tendances
actuellement dominantes dans les services doivent être replacées dans le contexte plus
large du mouvement vers la constitution de firmes-réseaux. Cette évolution permet à
ces firmes de combiner des avantages de localisation et des avantages qui leur sont
propres.
Ainsi, la plupart des grandes chaînes hôtelières ou de restauration fonctionnent
selon un mode de firme réseau avec utilisation du régime de la franchise. L’adoption
de formes contractuelles de relations souples et moins coûteuses que l’implantation de
filiales contrôlées majoritairement permet aux firmes de valoriser leur savoir-faire
spécifique mondialement, en concentrant sur la normalisation et la standardisation des
produits personnalisés et le contrôle de la qualité associée à leur image.

166
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Tableau II.9 : Répartition sectorielle du stock mondial d’IDE, 1970 – 1990 en (%)

Stock sortant des PDEM 1970 1980 1985 1990


Secteur primaire 23 18 18 11
Secteur secondaire 45 44 39 39
Secteur tertiaire 32 38 43 50
Stock entrant en PDEM
Secteur primaire 16 7 9 9
Secteur secondaire 60 55 46 43
Secteur tertiaire 24 38 45 48
Stock entrant en PED
Secteur primaire n.d. 23 24 22
Secteur secondaire n.d. 54 50 48
Secteur tertiaire n.d. 23 26 30

Source : CNUCED, World Investment Report, 1992.

B - Les alliances stratégiques

La précipitation de la mondialisation des phénomènes économiques dans les


années 1980 a fait ressortir les limites du processus le plus utilisé d’expansion des
entreprises : l’acquisition. Les trois grandes zones de la triade ont vu l’émergence de
multinationales puissantes qui, malgré leur taille, n’ont pas réussi (sauf dans de rares
cas) à dominer un secteur économique au plan mondial. C’est ainsi que les années
1990 ont vu le développement d’une autre forme, moins binaire, de poursuite de
l’accroissement ou de renforcement des parts de marché.

Les alliances stratégiques globales

Les alliances stratégiques ne sont pas, à proprement parler, un phénomène


nouveau. S’il y a nouveauté, elle est à rechercher dans leur fréquence et dans leur
place dans les stratégies de nombreuses firmes. Selon une étude qui porte sur le début
des années 1990, les accords de ce type entre les firmes nord-américaines et les firmes
étrangères sont quatre fois plus nombreux que la création de filiales étrangères. Ce
phénomène, largement répandu, prend un relief particulier dans les secteurs qui
combinent des seuils élevés en termes d’investissements, des économies d’échelle
importantes et une évolution technique rapide. C’est le cas des secteurs des
technologies de l’information, des biotechnologies, des nouveaux matériaux et de la
construction automobile.
L’approche traditionnelle et courante de l’expansion internationale consistait soit
à réaliser des joint-ventures avec des partenaires locaux, soit à acquérir des entreprises
locales. Ces deux approches entraînent deux sortes de difficultés. D’une part, des
problèmes liés au mécanisme financier qui sert à les réaliser : le contrôle de l’activité
et la rentabilité de l’investissement. D’autre part, cette approche (tout faire soi-même)
nécessite deux ressources qui se font de plus en plus rares : le temps et l‘argent. En

167
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

particulier, il est impossible de trouver le temps nécessaire pour conquérir de


nouveaux marchés, un par un, dans chaque pays de la triade. Le modèle de l’expansion
« en cascade » est dépassé. Aujourd’hui, il faut se trouver simultanément sur tous les
marchés importants. « La mondialisation n’attend pas ; elle commande dorénavant, la
voie des alliances. Il faut s’y engager résolument »23.

L’appellation de “partenariat stratégique” recouvre tout un éventail de relations


entre entreprises, à savoir :
- Les pratiques d’investissements stratégiques dans des entreprises partenaires ;
- La création de joint-ventures en capital pour mettre au pied une nouvelle affaire ;
- Certains projets jumelés de développement ;
- Des investissements directs dans de petites entreprises, dans le but de procurer de
nouvelles compétences en matière de technologie ;
- L’appui sur une relation commerciale pour construire des réseaux globaux de
distribution.

Les partenariats stratégiques sont différents des participations de nature plus


« tactique » qui caractérisent la croissance des multinationales américaines entre 1950
et 1975. Les alliances d’aujourd’hui affectent en effet la position concurrentielle
globale des partenaires concernés, et le caractère unique des marchés actuels a
fortement accru leur popularité.
Durant la plus grande partie de l’après-guerre, les affaires internationales
connurent l’expansion dominante des grandes sociétés multinationales, leur style
d’entreprise se caractérisait par l’indépendance associée à des mécanismes de contrôle
renforcés. La croissance se faisait essentiellement par développement interne et par
absorption. Dans l’optique d’une multinationale, ces partenariats « tactiques »
permettent d’atteindre ce chiffre d’affaires souhaité à l’exportation sur des marchés
spécifiques et généralement d’importance mineure. Mais la situation concurrentielle et
la compétitivité globale de la maison mère n’en sont que très peu affectées. De fait, la
perte de l’un de ces marchés n’aurait qu’un effet minime sur une multinationale, sans
que son évolution à long terme ne soit altérée.
Au cours des années 1970, on assista à l’émergence de nouvelles formes de
partenariat d’une portée beaucoup plus étendue que la simple possibilité de vendre sur
des marchés étrangers. Ces nouvelles alliances influencent les différents facteurs de la
compétitivité globale de l’entreprise : les technologies, la maîtrise des coûts et le
marketing.

Le besoin de partenaires

Les alliances internationales véritablement stratégiques jouent un rôle croissant


pour trois raisons fondamentales : la poussée de l’internationalisation, la complexité
croissante de la technologie et la rapidité des changements dans ce domaine.
Les progrès considérables de l’informatique et des télécommunications ont levé
la plupart des obstacles qui empêchaient les sociétés de faire appel aux ressources
techniques internationales. La transmission instantanée de documents et des plans de
conception complexes rend souvent plus efficace une coopération globale au

168
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

développement d’un produit. Avec la possibilité d’une concurrence globale, et donc la


capacité de construire des entreprises encore plus vastes, de nouvelles pressions sur les
coûts se font sentir. En travaillant en coopération, les stratégiques peuvent se donner
une envergure mondiale à même de leur permettre d’être présent sur les marchés
globaux qui se mettent en place.
La technologie augmente en complexité et rend de moins en moins probable
qu’une entreprise détienne à elle seule toutes les compétences et ressources techniques
nécessaires à ses programmes de R&D. Et cette complexité augmente également les
coûts de développement des nouveaux produits. Entre 1970 et 1990, les dépenses de
R&D ont connu une croissance trois fois supérieure à celle des actifs immobilisés.
Beaucoup de sociétés n’ont simplement plus les moyens de maintenir par elle-même la
R&D à un niveau suffisant pour rester compétitives. La combinaison des technologies
complémentaires et le partage des risques incitent donc fortement à des partenariats
stratégiques dans l’environnement actuel24.
La vitesse même du processus d’innovation stimule également la formation
d’alliances. Les nouvelles technologies, quelque part dans le monde qu’elles soient,
sont rapidement connues des concurrents étrangers. On peut s’attendre à ce que la
supériorité technologique d’un produit dure de moins en moins longtemps avec
l’arrivée sur le marché d’offres de qualité supérieure ou à un prix inférieur. Et le
rythme des innovations s’accélère sans arrêt avec la gestion de plus en plus complexe
du processus d’innovation en tant que tel. C’est avec plus d’efficacité que les
entreprises doivent s’assurer l’accès à de nouvelles technologies puis les exploiter. La
gestion de l’innovation est aujourd’hui au centre de la bataille commerciale. Les délais
sont trop courts pour pouvoir compter sur ses propres ressources pour sortir de
nouveaux produits performants. Les multinationales doivent recourir à des alliances
stratégiques pour se procurer à l’extérieur les meilleures technologies et les meilleurs
produits.
Ces tendances se développent sans cesse et se renforcent mutuellement. Le
rythme et la complexité des changements technologiques vont croissant. Financer un
tel effort exige de pouvoir accéder à une assise commerciale très étendue. Vendre à
l’échelle mondiale est vital pour retirer un rendement adéquat de tels investissements
tout en renouvelant ses technologies et ses produits. C’est pourquoi nombre de ces
entreprises ont mis sur pied des réseaux d’alliances qui leur permettent de vendre leurs
produits dans le monde entier.

Réseaux d’alliances et appropriabilité des innovations

Pour bien mesurer la portée de ce tissu très dense de réseaux d’alliances dans les
industries de haute technologie, un rappel théorique s’impose. La théorie
contemporaine de l’innovation souligne l’importance des régimes
d’appropriation, c’est-à-dire du degré avec lequel une innovation peut-être protégée
(allant de régimes forts où la technologie se révèle très difficiles à imiter, à des
régimes faibles où elle apparaît comme presque impossible à protéger)25. Cela permet
de comprendre un facteur important qui sous-tend les alliances. Durant une période de
changement technologique rapide et radical, également nommé paradigmatique, le
régime d’appropriation sera le plus souvent sérieusement affaibli, et aussi, par voie de

169
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

conséquence, les barrières à l’entrée. Celles-ci seront consolidées d’autant plus


rapidement que l’effort est mené de façon collective.

Graphique 11.1. Structure des partenariats stratégiques dans les technologies de


l’information. 1985-1989

170
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

L’appropriabilié des innovations rendue possible par les mesures prises par les
groupes pour protéger leurs technologies privées et en interdire l’imitation ou une
utilisation qui n’aurait pas leur accord a fait l’objet d’une attention particulière de la
part des grandes firmes, notamment américaines. Les chiffres concernant la prise de
brevet à l’étranger sont très élevés ( en 1990, la part des dépôts de brevet effectués par
des firmes ou des organismes de recherche étrangers dans le total des dépôts était de
45% aux Etats-Unis). Ils traduisent un degré d’internationalisation qui est bien
supérieur à celui des échanges et manifeste une autre modalité encore de « l’invasion
réciproque » entre rivaux. L’étendue de la prise de brevet au plan international est l’un
des éléments qui traduit aussi bien l’ampleur géographique du déploiement d’une
firme que l’importance qu’elle accorde à la protection de ses positions monopolistes, à
l’extraction de redevances à caractère rentier et à l’exercice d’un pouvoir de
stérilisation des innovations si elle l’entend ainsi. Ce sont les grands groupes
américains qui ont imposé l’inclusion, au terme de l’Uruguay Round, au GATT des
TRIP (trade-related aspects of intellectual property rights).
Les premiers bilans publiés aux Etats-Unis sur les résultats de l’Uruguay Round
soulignent que c’est le chapitre important où les américains estiment, pour l’essentiel,
avoir obtenu gain de cause. Certains auteurs estiment que « le nouvel arsenal juridique
permet aux grandes firmes de parfaire les obstacles à l’accès à la technologie. Les pays
comme le Brésil ou l’Inde, qui ont eu des velléités technologiques indépendantes,
doivent être mis au pas définitivement. De nouveaux concurrents ayant la force de la
Corée ne doivent pas pouvoir surgir »26.
Si pour certains, ces règles introduites dans le traité de l’Uruguay Round ont un
caractère parfaitement démesuré et sont, plutôt, une manifestation de puissance
politique tendant à imposer aux pays pauvres un tribut supplémentaire, nous soutenons
pour notre part, que cette évolution est parfaitement logique au regard de la tendance
fondamentale déjà notée concernant l’émergence d’une économie du savoir dont un
des principaux traits est l’accélération du rythme d’innovation. Le mouvement de
globalisation en ce qu’il est refondation des structures des grandes firmes et
réorganisation du procès de travail au sein de celles-ci sert avant tout à permettre aux
entreprises de tirer pleinement profit de leur potentiel d’innovation. La firme-réseau,
issue de ce processus de restructuration permet aux travailleurs du savoir les plus
habiles de combiner leurs compétences scientifiques et leur savoir-faire pour offrir des
solutions appropriées et souvent personnalisées à des problèmes complexes, différents
et variés. La montée des services à forte valeur ajoutée ne fait que traduire
l’accroissement du rôle et du pouvoir des travailleurs du savoir dans le nouveau
contexte économique. Ce rôle accru découle de la capacité de cette catégorie
socioprofessionnelle à s’imposer sur une échelle véritablement mondiale dans la
mesure ou ses services sont demandés par des clients situés aux quatre coins de la
planète (et pas seulement dans les marchés triadiques). Il est donc clair que le
renforcement de l’arsenal juridique de contrôle de l’appropriation des innovations vise
à assure aux travailleurs du savoir dans les pays riches de pouvoir exercer leurs talents
sur la plus large échelle géographique. Les revenus de cette catégorie comptent pour
une part de plus en plus élevée dans la balance des paiements d’un pays comme les
Etats-Unis.

171
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Partage de savoirs et commercialisation croisée

Aujourd’hui, on ne trouve pas de cartels. En revanche, on rencontre le réseau


d’alliances très dense constitué entre les plus grand groupes de chaque secteur. Le
partage des coûts astronomiques de la R&D, que peu de groupes peuvent supporter
seuls, ainsi que l’échange de connaissances technologiques, par échanges croisés et
d’autres formules, servent de fondement à un pourcentage important d’alliances.
Cependant toutes les bases de données montrent que des dispositions portant sur la
commercialisation y occupent également une place importante27. Ainsi, et toutes les
études le confirment, deux séries de motivations l’emportent de loin sur toutes les
autres. La première a trait à l’exploitation de complémentarités ou synergies
technologiques (conduisant à des échanges croisés) ainsi qu’à l’acquisition d’intrants
complémentaires permettant de réduire les délais de mise au point des innovations. La
seconde série (les deux dernières colonnes du tableau suivant) concerne la
collaboration au niveau du marché comme tel. La part des motivations relatives à la
conquête des marchés (accords de commercialisation croisée sous des variantes
multiples) est, de toute évidence, remarquablement élevée.

172
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Tableau II.10 :
Motivations des alliances stratégiques à caractère technologique,
Secteurs et domaines technologiques, 1980-1989
Manque
Techniques
de Compléme Réduction
Nombre Coût/ R-D Marché de suivi
ressource ntarité du délai
d’alliance risques fondamental : accès/ Implantatio
s technologiq d’innovati
s élevés e structure n sur un
financière ue on
marché
s
Biotechnologie 847 1 13 35 31 10 13 15
Technologie des
nouveaux
matériaux 430 1 3 38 32 11 31 16
Technologie de
l’information
1660 4 2 33 31 3 38 11
Ordinateurs 198 1 2 28 22 2 51 10
Automatisation
industrielle 278 3 3 41 32 4 31 7

Micro-électronique 383 1 3 33 33 5 52 6
Logiciel 344 11 4 38 36 2 24 11
Télécommunicatio 366 1 2 28 28 1 35 16
ns

Autres 91 6 0 29 28 2 35 24

Total, bases de
données 4182 4 31 28 5 32 11

N.B : les motivations sont exprimées en pourcentage, les firmes ayant souvent donné deux motifs à
leurs alliances.

Les alliances stratégiques en tant qu’élément régulateur des marchés et


des industries

Le renforcement des barrières à l’entrée figure aussi en bonne place parmi les
objectifs de la constitution des alliances stratégiques. Il peut s’agir d’économies
d’échelle, de barrières liées aux investissements immatériels complémentaires à la
R&D stricto sensu. Ces barrières peuvent tenir aussi au fonctionnement de l’industrie
sur la base de relations contractuelles échappant au marché conventionnel (échanges
organisés dans le cadre de relations contractuelles de réseau, en particulier les accords
d’approvisionnement pour les composants de base). L’autre grande catégorie de
barrières concerne les normes et les barrières réglementaires et les stratégies de
limitation de l’accès aux marchés mis au point par les alliances entre Etats et grands
groupes de telle ou telle nationalité. Dans le secteur des télécommunications par
exemple, le montant des dépenses de R&D, l’irréversibilité des investissements très

173
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

élevés mis en œuvre, mais aussi les rendements croissants d’adoption dont bénéficient
les systèmes adoptés en premier (il s’agit des courbes d’apprentissage dont l’effet est
la réduction du coût unitaire en fonction de l’expérience cumulative de la production.
Dans l’aéronautique civile, il a été calculé que les coûts peuvent baisser de 20%,
chaque fois que la production double) sont devenus autant d’incitations qui poussent à
élaborer des « normes par anticipation ». Celles-ci commencent à être esquissés dans
le cours même de la phase de R&D, éliminant ainsi la compétition entre des
technologies alternatives. Il sera ainsi très difficile à des entreprises qui n’ont pas
participé aux travaux dés le début d’avoir une part importante du marché.
Les recherches dites « pré-compétitives » menées en coopération incluent de plus
en plus souvent, des négociations qui visent à assurer la fixation d’un cadre technique
de détermination des solutions concrètes ultérieurement incorporées dans les produits
finaux élaborés par chacun des partenaires. Pour les grands groupes, les conditions de
formation d’un marché et sa relative stabilité : les solutions conçues par chacun des
participants ont moins de chance d’être remises en cause par l’apparition inopinée
d’une alternative technologique totalement différente. Mais la contrepartie est la
formation de barrières à l’entrée pour toutes les autres firmes, l’apparition de situation
de « verrouillage » technologique et la détermination du cours des trajectoires
technologiques au profit d’un nombre limité d’intervenants. Tel est le cadre dans
lequel se met en place le futur système mondialisé mais fortement excluant des
réseaux à larges bandes, appelés aussi « autoroutes de l’information ».
Aujourd’hui, l’exacerbation de la concurrence, le caractère volatile et changeant
de l’environnement risque de décourager l’investissement. Les firmes ne peuvent plus
compter sur la stabilité de règles de fonctionnement des marchés soumis à des ruptures
provoquées par l’accélération des cycles d’innovation. Dans ces conditions, les
coopérations permettent de créer des zones de stabilité qui autorisent des engagements
sur l’avenir et facilitent l’investissement. Un autre élément caractéristique de
nombreuses industries est la disparition des firmes leaders qui étaient autrefois des
modèles à suivre pour l’ensemble d’un secteur. L’entrée en scène de nouveaux
compétiteurs, avec des solutions, des applications ou des produits inédits, provoque
une recomposition permanente du classement des principaux acteurs. Il devient alors
particulièrement difficile pour une entreprise de repérer les tendances majeures de sa
profession, en particulier les orientations technologiques les plus probables. En
d’autres termes, le jeu concurrentiel n’a pas de règles figées et il n’y a aucun pionnier
reconnu par tous pour montrer la voie de l’évolution.
Dans ces conditions, il est certain que les alliances et les coopérations assurent
une régulation. Comme nous venons de le voir maintenant, elles interviennent, en
premier lieu, pour organiser la compatibilité des éléments, équipements ou composants
qui entrent dans la constitution des produits systèmes. On assiste ainsi à la
généralisation des associations ou des organismes de normalisation. En posant les
conditions de compatibilité des équipements, la norme assure les possibilités de
substitution entre des éléments de même type. Les bases d’apparition d’un marché
véritable sont alors définies. A ce stade, la substitution permet de faire remonter la
standardisation du produit final au produit intermédiaire, l’exploitation des économies
d’échelle et assure les conditions de réalisation d’une concurrence par les coûts. Les

174
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

alliances concourent à la fixation des règles du jeu de la concurrence et non pas à leur
élimination.
La généralisation des réseaux d’alliances touche, elle aussi, à la fois la
structuration interne des firmes multinationales et l’organisation de nouveaux espaces
industriels. On assiste en effet à l’émergence de nouvelles formes de structuration
d’oligopoles en réseaux fondés sur la connaissance. Ces nouveaux oligopoles ne se
définissent pas par des marchés dominés par peu de producteurs, mais bien plutôt par
des espaces de technologies génériques contrôlés par des groupes multinationaux qui
en maîtrisant la mise en valeur et l’évolution.
Ainsi, les firmes multinationales contribuent-elles, de manière de plus en plus
déterminée, à la mise en place des formes d’organisation et de régulation des industries
mondialisées.

La coopération comme instrument de rivalité oligopolistique

L’image des réseaux d’alliances stratégiques n’est pas celle d’un « super
impérialisme » stable, à la manière de Kautsky, constitué d’oligopoles maîtrisant
parfaitement les barrières à l’entrée et organisant leurs rapports dans la coopération
paisible. Les relations qui caractérisent ces « coalitions » sont marquées par un
processus permanent de décomposition, recomposition. La relation entre les groupes
oligopolistiques combine une dimension de concurrence et de coopération. Les
accords ou partenariats entre firmes doivent être perçus comme le prolongement de la
concurrence mais par d’autres moyens. Par opposition aux joint-ventures classiques,
les alliances stratégiques ne sont pas nécessairement conçues pour durer (sauf lorsque
un des partenaires considère l’alliance comme l’antichambre d’une absorption, par
exemple entre Fujitsu et le britannique ICL). Les motivations des partenaires peuvent
être tout à fait agressives.
Le problème crucial des partenariats stratégiques est donc souvent celui de
l’équilibre précaire des rapports de force entre partenaires et la menace de
l’empiétement d’un partenaire sur l’autre.
C’est dans ce cadre que se situent les choix offerts aux PME ainsi qu’aux
entreprises des petits pays industrialisés, autres que les FMN dont il a été question. Les
structures oligopolistiques et les barrières à l’entrée laissent à ces entreprises peu de
choix, sinon de rechercher des formes de coopération avec les grandes entreprises dans
l’espoir d’accéder à un marché plus large et/ou de rattraper certains aspects de leur
retard technologique. Toutes les entreprises qui sont parvenues à menacer des groupes
plus puissants ont commencé par être leur allié subordonné. Aujourd’hui, c’est cette
possibilité qui est interdite aux firmes de la majorité des PED, ainsi que le montre le
graphique suivant :

175
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Graphique 5.II. La concentration des flux technologiques


(en pourcentage du nombre total sur la période 1980-1990)

Source : F. Chesnais, op.cit, p.93.

La distribution inter-zones des alliances au cours des années 1980 montre le


dynamisme des firmes nord-américaines dans ce domaine : elles sont présentes dans
85 % des accords stratégiques répertoriés. Cela doit nous conduire à relativiser les
conclusions qui sont parfois avancées sur le déclin de la puissance mondiale de
l’industrie nord-américaine, à partir de la simple prise en compte de la réduction de
leur part dans les flux mondiaux d’investissements directs.

176
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Tableau II.11 : Alliances stratégiques internationales entre les firmes de la Triade


pour certains secteurs, pour 1980-1984 et 1985-1989 ( en nombre et %)

1980 - 1984 1985 – 1989


Secteurs / pays
Nombre % Nombre %
Secteur automobile 26 100 79 100
Etats – Unis / Europe 10 39 24 30
Etats – Unis / Japon 10 39 39 49
Europe / Japon 6 23 16 20
Secteur des biotechnologies 108 100 198 100
Etats – Unis / Europe 58 54 124 63
Etats – Unis / Japon 45 42 54 27
Europe / Japon 5 4 20 10
Secteur des technologies de
l’information 348 100 445 100
Etats – Unis / Europe 158 45 256 58
Etats – Unis / Japon 133 38 132 30
Europe / Japon 57 16 57 13
Secteur des nouveaux matériaux 63 100 115 100
Etats – Unis / Europe 32 51 52 45
Etats – Unis / Japon 16 25 40 35
Europe / Japon 15 24 23 20

Source : Office of Technology Assessment, US Congress, 1993.

En définitive, les alliances sont des accords contractuels entre des firmes, qui
demeurent juridiquement indépendantes, mais qui s’engagent à mener des actions
communes pour des objectifs déterminés et, le plus souvent pour une durée limitée.
Elles constituent aujourd’hui, une modalité importante de déploiement des firmes à
l’échelle mondiale, à coté de la croissance interne et de l’autre modalité de croissance
externe, les fusions et acquisitions. Ces évolutions nous amènent à parler de la
question de la concurrence entre oligopoles devenus mondiaux.

Concentration de capital et décloisonnement des oligopoles nationaux.

La dimension des grands groupes s’est accrue de façon sensible au cours des
années1980. Le constat en a été fait par W. Andreff dès 1982. La crise a épargné les
grands groupes, qui ont connu au contraire une croissance soutenue28. Les données sur
les opérations de concentration industrielles menées par des entreprises des pays de la
CEE mettent en évidence également le rythme rapide de la concentration des firmes,
impliquant leur rationalisation et leur restructuration. La concentration s’est effectuée
simultanément au plan national, à l’échelle communautaire et au niveau proprement
international, c’est-à-dire triadique.

177
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Le taux de concentration mondial fournit une première approximation du nombre


de rivaux oligopolistiques qui sont effectivement capables de soutenir une
concurrence globale, menée simultanément sur leur propre marché, sur ceux de leurs
rivaux et sur les marchés tiers. Au terme du processus combiné d’investissement
international croisé et d’acquisitions et fusions, il est tombé à des niveaux
correspondant à ceux qui permettaient de diagnostiquer, il y a seulement vingt ans,
l’existence d’une situation d’oligopole au plan national. La forme la plus
caractéristique de l’offre dans le monde est aujourd’hui l’oligopole.
L’achèvement de la reconstruction des capitalismes européens et japonais et la
renaissance de FMN dans ces pays à partir des années 1960 allaient provoquer la
transition d’une internationalisation du capital caractérisée par l’extension mondiale de
l’oligopole domestique des Etats-Unis vers une situation qui verrait se constituer
l’oligopole international proprement dit. Après plus de vingt ans d’expansion
internationale des groupes japonais et une dizaine d’années de fusions-acquisitions
transfrontières, celui-ci est désormais en place. Contrairement à ce que peut laisser
entendre le terme d’industrie globale utilisé par M. Porter, les industries comprises
comme appareils de production sont très loin d'être intégrées au plan mondial. En
revanche, le marché mondial l’est, et à un degré jamais connu par le passé. Cela vaut,
en particulier pour les marchés internes des différents pays de l’OCDE 29. Ainsi, le
décloisonnement des oligopoles nationaux a eu pour effet l’accroissement du degré de
concurrence sur chaque marché national considéré séparément. Dans la phase de
mondialisation, l’avenir des membres d’oligopole dépend de leur capacité à porter la
concurrence dans les bases arrières de leurs adversaires. En tant qu’oligopoles
nationaux ou même continentaux, leur existence est menacée à terme s’ils s’avèrent
incapables de mener la rivalité dans un cadre mondial, c’est-à-dire triadique. Un large
consensus s’est fait maintenant autour de la proposition de K. Ohmae concernant la
nécessité pour tout vrai rival d’être un global insider, c’est-à-dire un concurrent qui a
un pied dans chacun des trois systèmes de production et marchés triadiques 30.
Le contexte est donc celui d’une concurrence qu’on peut qualifier
d’oligopolistique, mais qui est très différente de ce que les théories traditionnelles
mettent sous ce terme. Car, loin de se traduire par des équilibres générateurs de rente,
cette concurrence déplace et menace sans cesse les positions acquises, en raison
notamment de la rapidité de diffusion des technologies. Elle se traduit aussi par la
déstabilisation des oligopoles nationaux, qui conduit les firmes à élargir leur assise de
marché (à l’échelle internationale, le plus souvent par croissance externe), tout en
resserrant leur gamme d’activités.
La trajectoire des groupes français durant les années 1980 illustre parfaitement
cette dynamique. Comme le montre C. Poitier, cette décennie a vu simultanément une
nette augmentation de la spécialisation (les fameux recentrages sur le métier d’origine)
et une vigoureuse internationalisation des dix premiers groupes français ; les
compagnies pétrolières étaient les seules à avoir procéder à une diversification.
Alcatel, Alsthom, par exemple, réalisait 60% de son chiffre d’affaires à l’étranger en
1989, contre 40% en 1982. La part de son activité principale passait, quant à elle, de
26% à 62%. Pour Thomson, les mêmes chiffres sont respectivement de 45% et 72%, et
de 24% et 43%. Pottier souligne également que la plupart des acquisitions

178
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

interviennent dans des secteurs et des zones où les barrières nationales sont peu
élevées. Le but n’est pas donc de contourner de tells barrières, ni même d’anticiper sur
des risques éventuels de protectionnisme, mais tout simplement d’acquérir des
positions de marché, en saisissant les bonnes occasions pour cela, et en étant plus
rapide que les concurrents31.

Ainsi, du point de vue de la stratégie des groupes, on peut partir de l’hypothèse


d’une relation circulaire.

Globalisation

Acquisition

Spécialisation

Partant de la globalisation, on peut poser d’abord que l’internationalisation de


l’activité accroît la concurrence entre les firmes. Cette intensification de la
concurrence accroît un certain nombre de coûts fixes. Les coûts de R&D sont ceux
dont la progression est la plus spectaculaire. L’accroissement des coûts fixes élève la
dimension critique des entreprises, c’est-à-dire la taille minimale qui permet d’amortir
les coûts et d’atteindre les seuils critiques de dépenses. Ces seuils constituent autant de
barrières à l’entrée des oligopoles. L’élévation des tailles critiques mondiales dans de
nombreux secteurs semble constituer l’un des facteurs principaux de la spécialisation
des firmes et de leurs stratégies d’acquisition. Celle-ci permet d’acquérir rapidement
des parts de marché et de dégager un cash flow suffisant pour atteindre les seuils
critiques.
La spécialisation et la globalisation vont de pair. Alors que les protections
nationales permettaient aux groupes de se diversifier, l’ouverture des frontières et la
dérégulation les ont obligés à se spécialiser. Ils ont dû substituer à leurs avantages
nationaux dans des champs d’activités diversifiés, des avantages de dimension dans un
nombre plus limité de secteurs. Les acquisitions internationales permettent d’obtenir
rapidement ces avantages de taille. Elles renforcent ainsi la globalisation.
Cela permet-il de dire que les acquisitions sont beaucoup plus destinées à
substituer les facilités de la croissance externe aux disciplines de la croissance
interne ? En fait les travaux récents confirment que ce sont les entreprises qui
investissent le plus qui sont également les plus actives dans le domaine de la
croissance externe. Il y aurait donc complémentarité des deux types d’activité et non
pas substitution de la seconde à la première32.
Les facteurs qui commandent cette concurrence ne sont pas dictés seulement par
le coût de la main-d’œuvre. Des exigences tout aussi contraignantes les orientent vers
les pays ou régions où la demande est la plus forte et les marchés les plus porteurs, là
également où leurs principaux rivaux doivent être affrontés dans un face à face direct.

179
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Les dernières années ont été marquées par la formation de vastes zones
combinant les avantages de la libre circulation des marchandises et de la persistance
(ou même de la recomposition et de l’accentuation) de formes de disparités entre les
pays et les régions, ce qui donne lieu à l’existence de sites d’un genre particulièrement
attrayant pour les entreprises (U.E. ALENA). Dans ces zones, on a donc vu la fusion
de la « stratégie de marché » et la « stratégie de rationalisation de la production » des
FMN. Cette fusion a comporté la disparition à peu prés totale des filiales relais,
caractéristiques de la stratégie dite multidomestique. Par contre, elle a permis le plein
essor des différentes variantes de stratégie de rationalisation de la production
industrielle. Celle-ci est maintenant organisée à l’intérieur des différents pôles de la
triade et est destinée à être vendue prioritairement au sein du grand marché continental
où l’implantation d’une production intégrée internationalement a été décidée.
C’est à ce niveau et dans ce cadre que la grande majorité des FMN cherchent à
optimiser l’organisation internationale de la production manufacturière. Le premier
tient aux exigences des politiques de différenciation de l’offre et de fidélisation de la
clientèle avec ce qu’elles supposent comme proximité des firmes par rapport aux
consommateurs qu’elles ont choisi de cibler. Le second a trait aux caractéristiques
organisationnelles de la production flexible et à ses exigences en termes de proximité
entre les donneurs d’ordre et leurs fournisseurs de pièces, de semi-produits et de
services.
Avec l’introduction du système de la production flexible, l’importance respective
des coûts salariaux et de la proximité des sites par rapport au marché, en tant que
déterminants des choix de localisation de la production, se modifie. La mise en place
de la « production à effectifs dégraissés » ne supprime pas l’intérêt des FMN pour les
sites de production délocalisée à bas salaires. Elle pousse les groupes à les chercher
plus près de leurs bases importantes, au sein même des pôles triadiques. La dernière
étude publiée par C. Oman souligne par exemple que, par rapport aux années
précédentes, « la production destinée à l’Amérique du Nord qui mise sur des sites à
bas salaires s’installe dans des zones à salaires moins élevés des Etats-Unis mêmes,
ainsi qu’au Mexique (même avant l’ALENA) plutôt qu’en Asie ou une autre
région »33.

III- La globalisation dans le contexte de la formation de l’économie


mondiale

Au début des années 1980, B. Madeuf, chercheur au CEREM écrivait que


« l’analyse de l’économie mondiale, ou plutôt des phénomènes qui relèvent des
relations économiques internationales consiste en un ensemble de théories séparées,
opposées ou complémentaires : théorie du commerce international et de la
spécialisation, théorie de l’investissement international et des firmes multinationales,
théorie des relations monétaires et financières internationales pour n’en citer que
quelques-unes »34. Un effet de cet éclatement se manifeste particulièrement quand on
veut aborder l’étude des relations entre politiques industrielles des Etats-Unis et
stratégies des FMN. Tout se passe comme si deux séries d’événements, chacune avec
sa logique, l’une concernant les économies nationales, l’autre le comportement des

180
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

FMN, se trouvaient confrontées en tel ou tel domaine. Ce qui fait défaut, c’est une
approche à la fois globale et intégrée où les deux types d’agents économiques sont pris
en considération.
Or, l’examen des analyses des phénomènes économiques internationaux révèle
qu’il existe une opposition forte entre deux optiques : l’optique multinationale et
l’optique internationale. La première revient à privilégier dans l’analyse de la
dimension multinationale des phénomènes internationaux. Les approches qui peuvent
être rattachées à ce premier courant veulent lier le comportement des firmes à la
dynamique structurelle d’internationalisation du capital. En effet le comportement des
agents ne peut trouver en lui-même son principe explicatif : sa compréhension passe
par celle des contraintes nées du fonctionnement du système qui modèlent les
comportements. La démarche consiste donc à présenter un schéma historique de
l’évolution du capitalisme à laquelle se rattache logiquement l’internationalisation du
capital. L’accent mis sur le caractère prédominant de l’internationalisation dans le
fonctionnement du capitalisme conduit à laisser dans l’ombre ce qui se passe au niveau
national. Non seulement la liaison entre l’accumulation internationale et
l’accumulation nationale demeure un problème, mais la question des effets que
l’internationalisation exerce sur les économies nationales reste ouverte. Pour que
l’existence de ces effets soit perceptible, il faut poser que les firmes multinationales ne
sont pas seulement un épiphénomène. Il faut leur reconnaître une possibilité d’action
sur les structures qui les déterminent. En d’autres termes, l’économie mondiale n’est
pas seulement l’espace où se déroule l’internationalisation du capital. Elle est aussi le
produit des comportements des firmes multinationales.
A l’inverse, la seconde optique correspond à l’ensemble des analyses qui en la
prolongeant et l’enrichissant, se rattachent à l’approche traditionnelle de la théorie des
relations internationales. Ici, l’accent est mis sur les différences de structures et de
fonctionnement des économies nationales qui constituent les entités de base. L’espace
des relations économiques internationales n’existe ni indépendamment, ni
antérieurement aux espaces économiques nationaux. Relèvent de cette seconde optique
les analyses qui ont renouvelé la signification économique de la nation : celle-ci n’est
plus la nation-firme ou la nation-bloc de facteurs, grâce à l’introduction des conditions
de l’offre, grâce surtout à la prise en considération des structures internes de
fonctionnement et de régulation. Relèvent également de cette seconde optique les
approches renouvelées de la firme multinationale qui vont de l’imperfection des
marchés à l’internationalisation et à la localisation optimale. Cette démarche, ne
permet cependant pas d’appréhender la constitution de l’économie mondiale telle
qu’elle résulte des décisions et stratégies de ces acteurs. L’économie mondiale apparaît
au mieux comme une dimension surajoutée, plaquée sur le réseau des flux
internationaux.

Les deux grands types d’approches brièvement rappelés illustrent un conflit qui
paraît essentiel :
- soit on dispose d’analyses de l’économie multinationale comme niveau
pertinent et c’est alors le découpage de l’espace en économies nationales (sans
parler de leur fonctionnement) qui pose problème ;

181
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

- soit à l’inverse, on dispose d’analyses qui construisent l’économie


internationale sur la base des espaces territoriaux. Aucune structure
transnationale ne peut trouver d’explication. Au mieux, les agents
multinationaux coexistent avec les espaces économiques nationaux. Mais de
cette coexistence rien de nouveau, aucune structure nouvelle au niveau mondial
n’émerge.

Dans le paragraphe suivant, nous avons reproduit une typologie de quelques


travaux d’auteurs français sur la constitution de l’économie mondiale durant les
années 1980. Bien sûr, cette tentative ne saurait prétendre être exhaustive, ne serait-ce
qu’à cause de l’origine nationale unique des auteurs choisis. Elle a au moins l’utilité de
faire apparaître le souci commun à tous ces auteurs de dépasser l’opposition entre
économie internationale et économie multinationale.

A - Des approches en termes d’économie mondiale

L’accroissement rapide des investissements des Etats-Unis et l’expansion


mondiale des FMN américaines à partir de la fin des années 1950 ont suscité, au cours
de la décennie suivante, de vifs débats théoriques. L’un des enjeux concernait la nature
plus contraignante des interdépendances crées par l’IDE et par la présence
d’entreprises multinationales en regard des liens crées par les échanges. Les travaux
qui se sont situés par rapport à cette problématique trouvent leur origine dans le travail
de N. Boukharine, premier auteur à définir l’économie mondiale comme une totalité,
un « système de rapports de production et de rapports d’échange correspondants
embrassant la totalité du monde ».
La fin des années 1970 marque l’émergence de certaines approches ou passages
du cadre théorique de l’économie internationale à celui de l’économie mondiale. Outre
l’aspect parfois peu explicite de ce changement de paradigme, les théories de
l’économie mondiale avaient en commun le rejet de la plupart des hypothèses posées
par les théories pures de l’économie internationale. Les travaux plus récents, se
trouvent, pour l’essentiel, sur les mêmes directions explicatives mais avec cette fois,
une théorisation plus complète. Elles peuvent être regroupées selon quatre grandes
directions.

1-La dilution des économies nationales dans un environnement mondialisé

La première direction consiste à considérer les prolongements qu’il y a lieu de


faire subir au domaine de base qui définit la théorie de l’économie internationale.
Celui-ci est constitué par les flux de marchandises entre les différents territoires qui se
partagent la planète. C’est là nous dit C-A. Michalet une approche « unilinéaire »,
alors qu’il est devenu nécessaire de prendre en compte deux autres dimensions : celle
de l’internationalisation de la production et celle des circuits financiers
transnationalisés. Le phénomène essentiel que recouvrent ces deux dimensions, c’est la
transgression des frontières nationales par des agents privés, tandis que la première

182
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

dimension elle-même prend une importance considérable. On assisterait donc à la


dilution progressive des économies nationales.

Toutefois, en 1985, Michalet ne parle plus, comme en 1976, du système de


l’économie mondiale en voie de formation, indissociable de l’existence des firmes
multinationales. A l’époque, G. de Bernis exprimait déjà cette réticence en déclarant
que : « Le procès de transnationalisation du capital est récemment devenu dominant
tout en étant inachevé, tout en déstabilisant les anciens systèmes productifs nationaux,
le nouveau système productif en gestation n’a pas encore sa cohérence35.
L’examen attentif de ce qui se passe dans l’industrie mondiale conduit M.
Fouquin à confirmer en quelque sorte que le « risque de domination de l’économie
mondiale par un groupe de très grandes entreprises est réduit au moins pour un temps,
bien que l’exacerbation de la concurrence se manifeste par la mondialisation de
l’activité des firmes »36.
D’autres oppositions assez nettes à cette direction d’analyse qui voyait
l’émergence d’une économie mondiale à partir de la dilution des économies nationales
ont été exprimées, renforcées certainement par le fait que ces économies nationales
perdurent, que les Etats nationaux continuent d’exister. Ainsi, par exemple, J. Mistral
tient à préciser que son approche se distingue radicalement des points de vues usuels
mettant en relief le caractère suffisant des marchés et/ou des firmes et banques
transnationales pour constituer l’économie mondiale en objet unifié, au moins au plan
théorique : l’intégration à l’économie mondiale n’est ni un processus tendanciel, ni un
état d’équilibre 37.
Une fois affirmée que les nouvelles dimensions des relations économiques entre
les territoires que développent les agents privés sont incapables d’assurer la dilution
des économies nationales en une économie mondiale intégrée, deux voies restent
ouvertes. La plus différenciée consiste à concevoir une économie mondiale organisée
en nations interdépendantes avec des relations élargies. Ensuite, tout en acceptant la
réalité d’une permanence des Etats-Nation, on peut cependant considérer que bien des
économies nationales sont sérieusement ébranlées et que prévalent au sein d’une
économie mondiale, inorganisée et incertaine, des phénomènes de dépendances que
ces mouvements inachevés ont fait naître ou ont accru avec, en matière de prospective
globale, la certitude d’un environnement mondial turbulent.

2-L’interdépendance et la recherche d’un ordre international

La deuxième direction d’analyse considère le monde comme un ensemble


économique complexe constitué de nations, et non seulement traversé par des flux
internationaux de marchandises, mais aussi agité de bien d’autres interactions. Si cet
ensemble économique est désigné sous le vocable d’économie mondiale, ce n’est pas
pour autant qu’il est tenu pour disposer d’une structure analogue à celle des
économies nationales, dont on aurait seulement changé l’échelle. C’est ce que tient à
préciser, par exemple, l’un des rapports du CEPII qui assure que l’économie mondiale
n’est pas une extension des principes qui gouvernent la cohésion des nations 38. En
effet, nous dit G. Lafay, « Il n’est pas possible de transposer au niveau global (macro-
économique) des raisonnements valables au point de vue d’un seul agent (micro-

183
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

économie) [...], il en est de même lorsque l’on passe de la macro-économie nationale à


la macro-économie mondiale : des raisonnements apparemment corrects s’avèrent
erronés »39. Il ne saurait donc être question d’appliquer à cette économie mondiale les
types d’analyse destinés aux économies nationales.
Les approches qui semblent s’inscrire dans cette direction privilégient l’idée
d’interdépendance. Elles soulignent pour la plupart la nécessité d’une évolution
harmonieuse entre les sociétés industrielles et entre celles-ci et les pays en
développement. Toutefois, les relations concrètes rappellent la véritable signification
de cette interdépendance ; l’ensemble mondial n’apparaît pas parfaitement stable et
l’ordre ou l’équilibre international est un vœu plus qu’une réalité. De l’étude de
l’économie mondiale entre 1967 et 1982, le CEPII conclut « qu’il s’en dégage ni
homogénéité dans les adaptations dynamiques des économies nationales, ni harmonie
dans les interdépendances entre les pays. Loin d’être une évidence découlant des
forces émanant des marchés, la cohérence de l’économie mondiale est un problème ».
Il y a une véritable montée des tensions, écrivait ce rapport, et, celui de l’année
suivante précise : ces tensions « se concentrent en un nœud monétaire et financier »40.
Cette remarque nous rappelle que l’économie mondiale de l’interdépendance est
bien une économie internationale élargie à des champs inoccupés ou peu occupés par
la théorie courante de l’économie internationale et que l’ordre international qui semble
souhaitable à beaucoup, doit être recherché par la négociation, alors que par le passé il
avait été imposé par une économie hégémonique, la Grande-Bretagne et les Etats-
Unis.

3- La dépendance et la condamnation du désordre international

Cette troisième direction prolonge les travaux sur l’économie mondiale parmi les
plus anciens fondés sur les analyses de Marx puis sur les théories de l’impérialisme. Il
faut y rattacher les écrits de S. Amin sur l’accumulation41, de Fernand Braudel sur les
économies-monde et plus largement tous ceux de l’école de la dépendance pour
laquelle le monde est composé d’un centre capitaliste et d’une périphérie sous-
développée au dépens de laquelle vit tout en exploitant aux limites du supportable les
ressources rares de la planète 42.
L’économie mondiale apparaît donc surtout comme le lieu de phénomènes de
pouvoir et de dépendances où les confrontations disloquent les organisations
économiques nationales territorialisées et font apparaître une sorte de désordre
international très dangereux.
Comme dans les deux directions précédentes d’analyse, la planète paraît occupée
par des économies nationales de puissance économique très variable révélant des
hiérarchies et des effets de domination. Ceux-ci sont cette fois essentiels et créent en
quelque sorte une configuration déformée de l’économie mondiale par rapport à celle
du découpage territorial administratif des Etats-Nation. G. de Bernis nous dit : « Le
monde n’est pas un ensemble de nations, mais un ensemble de systèmes productifs
entrant en relation les uns avec les autres »43. Cette distinction n’est pas de
dénomination théorique, elle recouvre la conceptualisation d’une réalité concrète dont
les contours sont différents. Il précise en effet ; « En quelque époque du capitalisme
que l’on se place, les conditions de l’accumulation n’ont jamais été assurées dans le

184
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

cadre d’une nation isolée, n’ont pu résoudre les contradictions de leur procès
d’accumulation qu’en intégrant à leur nation des espaces qui constituaient avec elle
son système productif »44.
M. Beaud se rattache à cette même analyse mais d’une manière plus nuancée.
L’un et l’autre de ces auteurs s’inscrivent d’une manière renouvelée dans les courants
d’analyse qui soulignent la dynamique longue d’un capitalisme deus ex machina de
l’évolution économique mondiale. En 1987, après avoir considéré qu’il existe deux
grandes logiques contemporaines, la logique étatiste et la logique capitaliste, M. Beaud
souligne que seule cette dernière est responsable de la mondialisation, car c’est une
logique débordant la frontière nationale « qui ne constitue pas un obstacle
infranchissable ». Il souhaite souligner à la fois l’importance de la « base nationale »
du capitalisme et le « débordement » qui, d’une part, crée ce que l’on appelle
communément du « multinational » et d’autre part, fait naître des hiérarchies en raison
du fait que les bases nationales ne sont pas toutes le siège de capitalismes bien formés
ou tout aussi débordants. D’où son système national / multinational / mondial /
hiérarchisé. C’est donc à partir des « économies nationales dominantes » que les
tendances du fonctionnement de l’économie mondiale vont atteindre les « économies
nationales dominées ». Celles-ci en connaîtront les conséquences en même temps que
les effets de domination politique qu’elles subissent45.

4-Les contraintes mondiales : une dynamique supranationale ?

Même si le contexte est propre à la direction d’analyse précédente, les


interrogations finales de M. Beaud invitent à se lancer sur un autre chemin pour
analyser l’économie mondiale. M. Beaud nous invite à aller dans cette direction en
présentant des contraintes mondiales, collectives au niveau planétaire, qui exigent des
décisions de chaque agent. Ce sont des contraintes qui imposent leurs réalités à
l’ensemble des individus, des groupes, des firmes, des nations ; bref, aux acteurs et
décideurs quel que soit leur statut et leur pouvoir. Ce sont des contraintes qui ne
peuvent être que mondiales. C’est dire donc que la dynamique mondiale, ce qui fait
changer le monde et qui fait naître l’économie mondiale de demain, s’organise autour
de ces contraintes. Dans son ouvrage de 1989, G Lafay définit ainsi les trois
mouvements majeurs de la fin du siècle :

1- l’émergence d’une troisième révolution industrielle ;


2- la diffusion internationale du savoir , deux mouvements qui bouleversent la
hiérarchie des branches de production et des pays ;
3- la sphère financière libérée exerce désormais son influence sur la totalité de
l’activité économique mondiale 46.

Cependant, ces contraintes sont constitutives d’un grand mouvement d’une


dynamique mondiale qui reste à étudier. Les modèles de la théorie économique sont
restés dans l’ensemble très statiques et les contraintes dont on parle sont assez
généralement considérés comme des phénomènes exogènes situées en dehors de la
dynamique économique.

185
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Considérant les lacunes qui caractérisent les approches précédentes, certains


auteurs ont cherché à les dépasser en suivant une démarche centrée sur la conception
de ce qui est au cœur de la dynamique mondiale, l’industrie.

B - Une approche systématique et industrielle de la mondialisation

Le concept de système industriel mondial est défini non seulement à partir d’une
perception de caractère immédiatement mondial de certaines contraintes, tel que l’état
de la technologie, mais aussi à partir d’une approche différente de la notion
d’économie nationale. Ainsi, cette démarche, tout en étant plus pointue, moins large
que chacune de celles présentées auparavant, reprend-elle, dans une interprétation
propre, les trois directions sur lesquelles certaines ont paru être focalisées. Il est donc
possible de l’exposer en suivant à nouveau les trois principales directions d’analyse de
la mondialisation.

1- L’ouverture - fermeture des systèmes de société

L’étude de l’histoire économique apparaît non seulement comme l’étude de faits,


de structures, mais aussi et surtout comme l’étude de mouvements, d’actions. Elle
invite à essayer de comprendre non seulement l’organigramme d’une économie
nationale, d’une nation, d’une société donnée, mais aussi quels sont les ressorts de son
évolution, quel est son programme, comment elle fonctionne. L’approche ensembliste
n’y suffit pas : une structure qui situe des positions prises par les éléments d’une
collection donne une photographie de l’économie nationale. Ce qu’il faut, c’est une
image animée qui décrive comment le mouvement a fait. Et le mouvement d’une
société c’est quelque chose de complexe, qui ne peut être rendu uniquement en
précisant le caractère relativement stable des structures ou en se limitant à une
modélisation de quelques éléments du circuit économique. Il faut donc passer d’une
approche en termes d’ensembles à une approche en termes de systèmes. Un système se
réfère à une société globale qui n’est qu’un ensemble socio-économique en situation et
en actes, c’est-à-dire doté de structures et d’un fonctionnement.
La notion d’économie nationale reste cependant très éloignée de celle du système
sociétal. L’économie nationale, il faudrait dire territoriale, n’est qu’un ensemble dont
le contenu est limité et ne peut aller au-delà de ce qui est lié à l’accomplissement de la
fonction économique. Le mouvement de dilution des économies nationales sur lequel
est centrée la première direction d’analyse de la mondialisation ne concerne donc que
certains aspects des systèmes sociétaux. Pour ne pas se voir diluer dans
l’environnement, les systèmes sociétaux doivent garder un degré suffisant de
fermeture, celui-ci peut porter sur d’autres structures, d’autres fonctionnements que
l’économique.

2- L’interdépendance et l’état du système industriel mondial

Les systèmes sociétaux sont ouverts et échangent entre eux, notamment en


matière économique pour s’assurer réciproquement l’accomplissement de leurs
fonctions économiques, chacune enserrée. Cependant, dans une reproduction sociétale

186
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

propre, ces échanges économiques − bien au-delà des flux inter-territoriaux de


marchandises − portent essentiellement sur l’industrie et sa technique et caractérisent
une interdépendance, une interaction complexe entre éléments qui permet de repérer
un système appelé système industriel mondial.
Nous avons vu plus haut qu’un certain nombre de contraintes sont
immédiatement mondiales. Ce sont des contraintes, perçues en même temps comme
dynamiques, qui constituent le moteur et le contenu des interactions entre les
structures industrielles. Mais elles ne forment pas le système de l’économie mondiale.
Elles constituent un système d’une autre nature, directement mondial, économique et
même plus précisément industriel.
Ainsi, le système industriel mondial est l’espace théorique où se construit
l’évolution technico-industrielle du monde. Sa finalité est celle de l’évolution
technique et de la production industrielle mondiale. Ses acteurs sont tous les agents qui
concourent à produire l’état de la technologie et de la production industrielle
mondiales. Parmi ces relations, il faut compter aussi bien les stratégies des firmes que
les politiques industrielles des Etats.
Ceci signifie en particulier que l’évolution du système industriel mondial résulte
de l’interaction d’une multitude d’acteurs tout en étant relativement autonome par
rapport aux différents appareils de production territoriale, ainsi, bien sûr, que par
rapport aux différents systèmes sociétaux, aux différentes nations du monde. Cela
signifie aussi l’universalité du système technico-industriel. Toutefois, le
fonctionnement du système industriel mondial fait apparaître une structure des
implantations productives, une segmentation territoriale des branches qui paraît bien
inégale. Ceci nous conduit vers la troisième direction d’analyse de la mondialisation.

3- L’inégale maîtrise de l’orthogonalité fondamentale

Le système industriel mondial peut-être tenu pour constituer des sous-systèmes


dont l’interaction dynamique fait émerger les qualités du système de niveau de
complexité supérieur. Ces sous-systèmes forment ce que Marc Humbert appelle des
branches-systèmes mondiales qui ne se réduisent pas à ce que recouvre la terminologie
habituelle d’industrie mondiale. Leur relative autonomie fait apparaître des taux de
profit différents d’une branche-système à l’autre, mais relativement homogènes à
l’intérieur, une relative immobilité du capital inter-branches-systèmes, mais une plus
grande mobilité inter-territoriale intra-branches-systèmes, avec de nombreux accords,
alliances inter-pays, inter-firmes et des échanges inter-territoriaux de marchandises à
l’intérieur d’une même branche-système. La logique en est immédiatement mondiale,
même si certaines structures, en particulier, celles des implantations productives et,
dans le même temps, celles des échanges sont déterminées par l’intersection de cette
logique mondiale avec les potentialités des territoires. Le mouvement de segmentation
des branches-systèmes établit ces cartes mondiales des échanges et des implantations
et fait donc apparaître sur chaque territoire un segment dont le fonctionnement est
directement lié au reste de la branche-système mondiale. Plus largement, l’appareil de
production territoriale installé dans un pays ne peut fonctionner et se reproduire que
pour autant qu’il baigne dans le système industriel mondial. C’est la raison pour
laquelle aucun appareil de production industrielle ne boucle sur un territoire donné.

187
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Toutefois, les potentialités des territoires, les segments territoriaux de branches-


systèmes mondiales, les appareils de production territoriale sont également des
composantes des systèmes sociétaux qu’abritent ces territoires. Ces systèmes ont des
logiques différentes de celle du système industriel mondial. Quand bien même il s’agit
d’écocraties (des sociétés où l’accomplissement de la fonction économique est devenu
prioritaire), leur finalité porte plus souvent sur l’emploi que sur la production, plus sur
la répartition que sur l’efficacité productive. La règle générale fait que la logique
sociétale a tendance à être orthogonale à la logique techno-industrielle du système
industriel mondial. C’est une logique de relative fermeture, de protection. Lorsque
l’orthogonalité est totale, l’appareil de production territoriale de ce système sociétal
est alors coupé du système industriel mondial et de l’évolution techno-industrielle
mondiale, de l’émergence de nouveaux produits, des nouveaux procédés, technologies,
savoirs et savoir-faire : bref, il se désindustrialise. C’est cette orthogonalité
fondamentale entre les logiques sociétale et techno-industrielle qu’il lui faut maîtriser
pour qu’un système sociétal dispose d’une économie industrielle plus puissante47.
L’approche systémique et industrielle de la mondialisation dont nous venons de
voir les grandes lignes tente de corriger les lacunes qui caractérisent les approches en
termes d’économie mondiale. Elle se veut être plus dynamique et moins ensembliste
que celles-ci. On peut cependant lui faire deux reproches : la première est que le
concept de branche-système ne permet pas de montrer plus clairement le rôle joué par
les entreprises dans cette dynamique de mondialisation économique. La seconde,
concerne l’attention quasi-exclusive qui a été réservée aux secteurs industriels. Cela ne
permet pas d’appréhender les évolutions récentes en matière de prédominance de
l’IDE dans les services. Cette évolution est d’autant plus vraie que les nouvelles
technologies marquent l’avènement des connaissances scientifiques et du savoir-faire
comme éléments décisifs de la concurrence économique entre les grandes firmes
mondiales. Ces deux remarques apparaîtront plus clairement à la lumière des
développements qui vont suivre.

C - L’économie mondiale, un système complexe

Ce passage en revue d’un certain nombre de thèses concernant la constitution de


l’économie mondiale durant les années 1980 aura permis de constater les « points forts
et les lacunes » notés plus haut. L’opposition entre les deux familles d’approches
(l’économie internationale et l’économie multinationale) constitue ce que B. Madeuf
appelle « l’oscillation paradoxale » au sens où il est à la fois « nécessaire et impossible
de choisir. Il est nécessaire de choisir car chaque type d’approche a sa cohérence et se
trouve incompatible avec l’autre. Il est impossible de choisir dans la mesure où une
fois choisie l’une, l’autre apparaît aussi indispensable pour le type de problème que
nous nous posons. En d’autres termes, on se trouve constamment renvoyé de l’une à
l’autre »48.
Il semble bien que l’ensemble des phénomènes économiques internationaux
forme une sorte de hiérarchie enchevêtrée (tangled hierarchy selon Hofstadter) entre
niveaux. Un premier niveau correspond à l’ensemble constitué des différentes
économies nationales et de leurs relations entendues au sens de collection de flux de

188
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

nature variée s’opérant de territoire à territoire. Ce premier niveau est celui que
considère la théorie économique des relations internationales.
Un second niveau est constitué par le système transnational formé de l’ensemble
des agents multinationaux, entreprises et banques, et de leur espace d’opération.
L’existence et le fonctionnement de ces agents sont dépendants (en partie) de
différences entre territoires nationaux et des modalités d’établissement des flux inter-
territoriaux du premier niveau. Les agents multinationaux créent chacun leur espace
d’opération ; ils entrent aussi en relation les uns avec les autres. Cet assemblage tend à
s’autonomiser du premier niveau. Une « hiérarchie enchevêtrée » entre niveaux
signifie qu’il existe entre eux des déterminations réciproques sur des causalités
circulaires. Il est donc périlleux de vouloir opérer une coupure au sein de cette
causalité circulaire et de privilégier une détermination plutôt que d’autres.
Les différentes déterminations réciproques doivent être, par commodité,
distinguées ; mais en réalité elles sont simultanées et interdépendantes. C’est de la
capacité à concevoir un schéma global correspondant à l’ensemble de ces interactions
entre niveaux que dépend la possibilité d’élaborer une approche permettant la bonne
perception de la réalité de l’économie mondiale.
Les deux niveaux et leurs interactions réciproques constituent un « système
complexe ». La complexité entendue ici au sens que lui donne H. Atlan, correspond à
la qualité des systèmes naturels de produire de l’imprévisible49. Elle désigne la
capacité d’un système de créer du nouveau. Cette définition renvoie à la thématique de
l’auto-organisation. Celle-ci s’est développée aux frontières de plusieurs disciplines
scientifiques que sont à titre principal la physico-chimie, la biologie et les théories de
l’information. Mais ce sont surtout les questions rencontrées par la biologie
moléculaire qui ont conduit à concevoir une logique d’organisation propre aux
systèmes vivants. Il s’agit d’une part de l’autonomie du système vivant, c’est-à-dire la
construction et le maintien de son identité vis-à-vis de son environnement. Il s’agit
d’autre part de la capacité qu’a le vivant de produire dans et par les interactions avec
son milieu de nouvelles formes. C’est H. Atlan qui a introduit le principe de
« complexité par le bruit » pour expliquer cette morphogenèse qui intègre et utilise les
perturbations externes.
C’est cette thématique que certains auteurs réunis autour de C-A. Michalet ont
choisi d’utiliser pour « saisir l’émergence de la firme multinationale et sa relation au
système de l’économie mondiale ». De leur point de vue, il ne s’agit pas ici de
« transposer des concepts ou des résultats d’un domaine scientifique, la biologie, vers
un autre, l’économie, mais il existe une parenté entre les approches ».
Dans le cas qui nous occupe, et dans le cadre de cette démarche
transdisciplinaire, l’économie mondiale peut servir à représenter ce système complexe
où le passage du niveau international au niveau transnational a comme opérateur, la
firme multinationale. L’économie mondiale se présente comme le « méta-niveau » qui
permet de résoudre l’oscillation entre les analyses en termes d’économie internationale
composée de nations et les analyses en termes d’économie multinationale composée de
firmes. Pour opérer ce double dépassement, il ne suffit pas de considérer l’économie
mondiale comme la somme des entités, nations et firmes, qui composent les niveaux
international et transnational. Il ne suffit pas non plus d’en faire la juxtaposition de ces
deux niveaux. Selon cette approche, l’économie mondiale comme système auto-

189
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

organisateur, est bien davantage constituée par l’ensemble des interrelations repérées
plus haut entre les niveaux. En d’autres termes encore, l’économie mondiale ne
renvoie pas aux entités, mais aux relations entre les entités constituantes. Les
interactions entre entités constituantes fondent l’économie mondiale, dans son
existence et son fonctionnement.
Pour conclure cette présentation théorique, nous devons dire que la suite de ce
chapitre montrera que les phénomènes économiques internationaux liés au mouvement
de globalisation, ne constituent pas dans leur ensemble une logique intégrée à même
de fonder une théorie complète et suffisante de la formation de l’économie mondiale.
En fait, le mouvement de globalisation ne fait qu’apporter les éléments
supplémentaires et précieux qui éclairent d’un jour nouveau les changements
intervenus dans les structures et le fonctionnement nouveau de l’économie mondiale.
Nous verrons alors que la plupart des travaux théoriques privilégient à ce sujet
l’approche en termes de dilution accrue des économies nationales dans l’ensemble plus
vaste d’une économie, désormais mondialisée et son corollaire de limitation des
capacités d’intervention des Etats dans le domaine économique. Ces évolutions
découlent de l’extension de l’espace d’opération des agents multinationaux et du
développement des moyens d’intervention qu’ils leur sont disponibles.
Avec l’achèvement de cette section consacrée au passage en revue des approches
théoriques qui ont été proposées en vue d’expliquer l’émergence du phénomène de
mondialisation économique, on en arrive ainsi à la fin du travail d’introduction à la
définition du concept de globalisation proprement dit. Mais compte tenu des longs et
nombreux développements qu’a nécessité ce travail préliminaire, il est nécessaire
d’insérer ici un bref rappel des principales idées, déjà notées afin de ne pas perdre le fil
des idées.
Il est à rappeler donc que ce chapitre commence par mettre en exergue
l’émergence de la firme-réseau en tant que mode de structuration différent des grandes
entreprises, basées jadis sur la structure pyramidale fortement hiérarchisée. Le réseau
est une forme alternative et supérieure d’organisation des hiérarchies. Il est marqué par
de « nouvelles formes de quasi-intégration reposant sur l’électronique qui semblent
être caractérisées par de puissants effets centripètes fondés largement sur la possibilité
d’internaliser d’importantes externalités s’appuyant sur les réseaux (network
externalities) »50. Nous avons vu aussi que l’IDE a pris le pas radicalement sur les
échanges dans le processus d’internationalisation. Son rôle est aussi important dans les
services que dans le secteur manufacturier. L’IDE est marqué par un degré élevé de
concentration au sein des pays avancés, notamment ceux de la triade. Le recentrage a
eu lieu aux dépens des pays en développement.
Les échanges dits intra-sectoriels sont la forme dominante du commerce
extérieur. Ils sont façonnés par les échanges intra-firme, dans le cadre des marchés
privés internes des FMN, ainsi que par des approvisionnements internationaux en
intrants et en produits finis organisés par les groupes. L’intégration horizontale et
verticale des bases industrielles nationales séparées et distinctes est en cours du fait de
l’IDE. Les FMN tirent simultanément avantage de la libéralisation des échanges, de
l’adoption de nouvelles technologies et du recours aux nouvelles formes de gestion de
la production (le toyotisme). Les exigences de proximité de la production toyotiste et
les opportunités offertes par les grands marchés continentaux, de même que les

190
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

contraintes de proximité du marché final de la concurrence oligopolistique, expliquent


la régionalisation des échanges aux trois pôles de la triade. Les groupes industriels et
de services tendent à se réorganiser en firmes-réseaux. Les nouvelles formes de
gestion et de contrôle, faisant appel à des modalités de sous-traitance complexes,
visent à aider les grands groupes à réconcilier la centralisation du capital et la
décentralisation des opérations en exploitant les opportunités offertes par la
télématique et l’automatisation.
Le degré d’interpénétration entre les capitaux de différentes nationalités s’est
accru. L’investissement international croisé et les fusions-acquisitions transfrontières
engendrent des structures d’offre très concentrées au plan mondial. Il y a eu
émergence, sur cette base, d’oligopoles mondiaux dans un nombre croissant
d’industries, formés surtout de groupes américains, japonais et européens, ils
délimitent entre ceux-ci un espace de concurrence et de coopération privilégiée. Celui-
ci est défendu contre l’arrivée de concurrents nouveaux extérieurs à la zone OCDE, au
moins autant par des barrières à l’entrée de type industriel que par des barrières
commerciales régies par le GATT. Le mouvement de globalisation est excluant. A
l’exception de quelques NPI qui avaient franchi avant 1980 un seuil de développement
industriel leur permettant de suivre les changements dans la productivité du travail et
de demeurer compétitifs, ainsi que d’un petit nombre de pays associés aux trois pôles
de la triade, un mouvement très net tendant à marginaliser les PED est en cours. Ce
mouvement a été marqué dans les années 1980 par un net recul des IDE et des
transferts de technologie en direction des PED, de même que par un début d’exclusion
du système des échanges de beaucoup de pays producteurs de produits de base.

191
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

SECTION II

Globalisation : concepts et définition

Le terme de globalisation est utilisé de deux façons différentes au moins, avec


des implications assez distinctes en termes de politique économique. Dans certains cas,
il est utilisé, de façon implicite ou explicite, pour désigner le multilatéralisme ; le débat
porte alors essentiellement sur le système commercial mondial, la libéralisation
multilatérale des échanges et la stratégie commerciale des pouvoirs publics. Ailleurs,
le mouvement de globalisation est davantage vu comme un phénomène micro-
économique, mû par les stratégies et le comportement des entreprises ; ce sont alors les
forces qui animent la compétitivité et la concurrence à l’échelle planétaire ‫ ــ‬entre les
entreprises, de même qu’entre les régions et les pays ‫ ــ‬qui sont au centre des débats. Il
est clair que la démarche que nous avons jusqu’à présent s’inscrit dans la deuxième
acception du concept de globalisation.
Dans un livre récent, C. Oman commence par une réfutation prudente mais ferme
de l’assimilation de la globalisation au multilatéralisme, c’est-à-dire l’approche
projetée par le discours officiel du GATT et du FMI51 dans lequel on continue à faire
comme si globalisation et libéralisation multilatérale des échanges extérieurs étaient
synonymes. Selon C. Oman, la globalisation doit être comprise comme un processus
qui est avant tout d’ordre industriel ; un processus centrifuge et un phénomène micro-
économique. Et d’ajouter que si « les progrès technologiques et certaines politiques,
notamment la déréglementation des marchés, ont donné un coup de fouet à la
globalisation depuis la fin des années 1970, en même temps qu’ils lui donnèrent une
forme particulière, c’est aujourd’hui la transformation en profondeur du mode
prédominant d’organisation du travail qui en est le ressort essentiel »52. Un des effets
de la globalisation est donc de réduire la distance économique entre les pays et les
régions, de même qu’entre les acteurs économiques eux-mêmes. Un autre serait de
réduire la souveraineté des gouvernements nationaux vis-à-vis des autres
gouvernements mais aussi vis-à-vis du marché, à l’échelle nationale et internationale.
Au plan industriel, c’est donc aux nouveaux modes d’organisation de la
production adoptés par les entreprises multinationales que l’adaptation incontournable
devrait se faire. La libéralisation et la déréglementation, combinées avec les
possibilités offertes par les nouvelles technologies de communication, ont décuplé la
capacité intrinsèque du capital productif de s’engager et de se désengager, d’investir et
de désinvestir, en un mot sa propension à la mobilité. Il a tout loisir maintenant
d’exploiter les différences dans le prix de la force de travail, et au besoin, mettre celle-
ci en concurrence, d’une partie du monde à l’autre.

192
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Des termes à connotation idéologique

Le qualificatif global est apparu vers le début des années 1980 dans les grandes
écoles américaines de gestion des entreprises, les célèbres Business schools de
Harvard, Columbia, Stanford, etc. Mais il a surtout pris son essor au plan mondial par
le biais de la presse économique et financière anglo-saxonne, avant que le discours
politico-économique néolibéral ne le fasse sien en si peu de temps.
Le terme français « mondialisation » a connu des difficultés pour s’imposer.
D’après F.Chesnais, cela tient à des considérations objectives dont la plus
fondamentale est sans doute la prééminence de l’anglais en tant que véhicule
linguistique par excellence du capitalisme. Mais, également, au fait que le terme
mondialisation a le défaut de diminuer au moins quelque peu le flou conceptuel des
termes global et globalisation 53. La raison en est que le mot mondial permet
d’introduire, avec autrement de force que le terme global ,l’idée que si l’économie
s’est mondialisée, il importerait alors que des institutions politiques mondiales
capables d’en réguler l’évolution soient construites au plus vite. « Or de cela les forces
qui régissent actuellement les affaires du monde ne veulent à aucun prix [...] les plus
forts pensent pouvoir encore chevaucher à leur avantage les forces économiques et
financières que la libéralisation a déchaînées [...] les grands groupes industriels ou les
opérateurs financiers internationaux sont encore moins enclins à entendre parler de
politiques mondiales contraignantes »54.
En ce qui nous concerne, et tout en ayant conscience des raisons de ces
arguments, nous disons d’emblée que c’est le terme de globalisation qui sera utilisé
dans la suite de ce travail. On peut énumérer plusieurs raisons pouvant motiver ce
choix, mais la plus importante, pour nous, tient au fait que le terme de mondialisation,
une notion si controversée mais encore si peu définie, déborde largement le cadre
économique ; elle risque de nous attirer vers des domaines très éloignés du notre. On
sera alors obligé d’inclure dans notre démarche des problématiques, certes
importantes, mais qui n’ont pas de rapport directe avec celles qui nous intéresse ici.
Le terme de mondialisation, aujourd’hui très à la mode, pose un véritable défi
conceptuel55. Dans les différentes utilisations qui en sont faîtes, il exprime toujours
l’étonnement que provoque l’accélération du « changement ». Changement qui, depuis
à peine vingt ans, projette brutalement sur la scène mondiale des acteurs de la vie
économique, politique et intellectuelle, habitués à travailler dans le cadre de leurs pays
respectifs.
Il est devenu en effet banal de constater que tous les problèmes que l’on résolvait
il y a quelques décennies dans le cadre national, ne peuvent plus être résolus sans prise
en compte de l’environnement international ou sans concertation au niveau mondial. Il
en va ainsi des politiques économiques et monétaires, des marchés financiers, de la
recherche des clientèles par les entreprises, des épidémies comme le Sida, des
problèmes sociaux comme l’usage des drogues, des réfugiés, des migrations, de
l’environnement, des politiques de population, de la culture, de l’humanitaire, de la
sécurité et de biens d’autres problèmes. Le phénomène de mondialisation est d’abord
économique, mais il est aussi politique, militaire, social et culturel. Le vocabulaire
utilisé pour décrire le phénomène de mondialisation varie, bien entendu, en fonction
du but recherché. « Interdépendance » a un caractère conservateur dans la mesure où

193
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

le terme présuppose que , si les Etats-Nation ne peuvent ignorer le changement, ils


restent toutefois, et doivent rester, les maîtres du jeu. « Intégration » au contraire a un
contenu réformiste, en ce sens que le concept implique l’existence d’un processus
irrésistible qui peut conduire à des cataclysmes et exige des mesures, institutionnelles
ou autres, pour qu’il puisse être contrôlé. Les analyses d’inspiration marxiste parlent
de leur côté plutôt d’accroissement de la dépendance. Les concepts utilisés ont donc
tous un caractère idéologique : ils sont davantage porteurs de la vision du monde de
ceux qui les utilisent que d’une analyse théorique objective.
Fournir une explication objective du phénomène de mondialisation nécessite
donc l’élaboration d’un cadre d’analyse qui soit assez global pour inclure tous les
domaines qui se rattachent à ce phénomène. Cela suppose aussi l’existence de
concepts et d’instruments analytiques qui transcendent les différents domaines et
disciplines. Ce qu’il faut c’est un paradigme qui soit véritablement nouveau et, surtout,
capable de s’appuyer sur un système explicatif plus élaboré. Or l’on est contraint de
constater qu’en dépit d’incontestables progrès dans le domaine des sciences sociales,
et de l’existence d’analyses de grandes valeurs, la société moderne est très éloignée de
pouvoir fournir une explication objective du phénomène de mondialisation. La citation
de certains penseurs, auteurs de travaux originaux et de quelques ensembles de
théories qui traitent directement ou indirectement du problème, permet de constater
cette situation d’impuissance.
Il est important de noter par exemple qu’on ne trouve pas chez les auteurs qui ont
abordé de front le problème de la mondialisation et qui, dans les années récentes, ont
attiré l’attention de l’opinion, de thèses proposant un nouveau paradigme distinct du
techno-économisme. Il y a eu incontestablement quelques efforts d’originalité. La
thèse qui a présenté des concepts originaux et qui a obtenu un franc succès mondial est
celle que Francis Fukuyama a soutenue dans son livre, la fin de l’histoire et le dernier
homme, publié en 1992. L’auteur soutenait que «la démocratie libérale pourrait bien
constituer le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et « la forme finale
de tout gouvernement humain », donc, être en tant que telle, la fin de l’histoire. Ceci
signifiait que l’idéal de la démocratie libérale ne pouvait être amélioré sur le plan des
principes fondamentaux de liberté et d’égalité : La thèse de Fukuyama est fascinante
en ce sens qu’elle affirme l’idée d’un terme à l’évolution des idéologies, et à cet égard
mérite sérieuse considération et vaut d’être approfondie et discutée. Mais en dépit
d’une argumentation solide, elle a été mal comprise, aussi bien par ses partisans, qui y
ont trouvé l’apologie du système capitaliste actuel, que par ses détracteurs qui ont fait
le même contresens. La thèse de Fukuyama n’a pas triomphé de l’économisme
régnant.
Mais après examen, les thèses qui se sont efforcées de contester le triomphalisme
capitaliste n’ont pas apporté non plus de concepts vraiment nouveaux. Elles ont sans
doute reflété les inquiétudes rapidement apparues, au sujet de la sécurité comme à
celui du chômage et de l’exclusion, après la période d’intense satisfaction qui a suivi la
chute du mur de Berlin. Mais elles n’ont pas non plus proposé ni paradigme alternatif,
ni des solutions aux défis de la mondialisation. En France, par exemple, le journal, Le
Monde Diplomatique passe pour être une tribune des auteurs soutenant ce genre de
points de vues.

194
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Ainsi, l’une des analyses les plus intéressantes des conséquences de la


mondialisation sur l’économie américaine, celle de Robert B. Reich dans son livre
Nations at work démontre que l’établissement du marché mondial de la main-d’œuvre
à travers le développement des activités des firmes transnationales, aboutit à valoriser
de plus en plus ceux qu’il appelle les symbolic analysts (c’est-à-dire les inventeurs
capables de résoudre les problèmes posés par le marché dans un monde dominé par la
communication, grâce à leur capacité de manier des symboles) au détriment de tous les
autres travailleurs (qu’il classe en deux catégories, les routine workers et les in person
services). Ainsi les citoyens les mieux placés sur le marché mondial auront tendance à
oublier de plus en plus leur allégeance nationale et par conséquent à ne plus éprouver
de solidarité vis-à-vis de leurs concitoyens moins favorisés. Les tendances normales de
la concurrence au niveau planétaire entraîneront une inégalité de plus en plus grande
des rémunérations et la croissance économique ne profitera plus à l’ensemble de la
population.
Cette analyse rejoint celle faite par d’autres auteurs, qui soutiennent que
l’économie n’est plus fondée sur le fordisme qui utilisait dans le cadre de marchés
essentiellement nationaux des travailleurs semi-formés en grand nombre, payés et
protégés socialement de manière à devenir des consommateurs de produits de masse
standardisés, qu’elle tend au contraire, dans le cadre d’un marché de travail mondial,
avec un système de production de plus en plus mécanisé et automatisé, à faire
disparaître toute protection sociale, à faire baisser les rémunérations, et à rechercher la
clientèle de catégories privilégiées (situées partout dans le monde) ; et que la
maximisation des produits fabrique des chômeurs et des exclus qui n’ont ni
signification économique, ni possibilité d’expression politique.
Cette thèse trouve son prolongement dans celle du professeur John Kenneth
Galbraith qui, dans un petit livre intitulé The culture of contentment (la culture de la
satisfaction), explique que la politique américaine est inspirée par une élite sociale
suprêmement contente de son sort et qui domine aujourd’hui le processus électoral.
Mais sa brillante dénonciation des sous-produits de l’autosatisfaction : choix résolu de
l’action à court terme et de l’inaction, dénonciation de l’Etat uniquement perçu
comme un fardeau, sclérose des grandes entreprises et privilège accordé à la
spéculation financière, ne risque guère de modifier les stratégies réellement
appliquées.
Le plaidoyer de ces divers auteurs va dans le même sens : réhabilitation de l’Etat
et du secteur public, transformation d’une fiscalité qui accroît aujourd’hui les
inégalités au lieu de les réduire, réforme et développement de l’éducation. On peut
rapprocher de ces recommandations celles qui concernent la réforme des institutions
mondiales, qui font aujourd’hui l’objet d’un renouveau certain. Des remèdes sont donc
proposés, mais les chances de les voir appliqués si l’idéologie régnante n’est pas
transformée ou remplacée restent faibles. Ces thèses contestataires elles-mêmes
continuent de se fonder sur le même paradigme selon lequel c’est l’évolution de la
techno-économie qui définit celle de la société.
En d’autres termes, il n’y a pas d’explication d’un paradigme alternatif même si
l’on peut trouver dans le fait même de proposer des remèdes et de tenter de proposer
des constructions politiques d’un type nouveau, une affirmation implicite que les idées
ont une valeur en elles-mêmes, donc qu’elles peuvent contribuer à modifier les

195
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

structures mentales, constitutionnelles ou de sécurité, indépendamment de l’influence


du mode de production économique.
L’exploration de ce que proposent les branches concernées des sciences sociales,
en l’occurrence les théories sur les relations internationales ou les théories
sociologiques récentes révèlent pour les premières, que l’effort théorique a conduit à
un éparpillement de théories contradictoires qui aboutissent à des conclusions
radicalement opposées et leurs auteurs s’évertuent surtout à détruire les théories
concurrentes. Aucun nouveau paradigme, alternatif de celui composé par la croyance
en la techno-économie, n’a été réellement proposé.
Des thèses sociologiques modernes, il s’en dégage en définitive une leçon de
modestie devant la complexité des phénomènes sociaux : il est donc parfaitement
compréhensible que ceci ait abouti chez les divers auteurs de cette école au
renoncement volontaire et conscient à proposer un nouveau paradigme explicatif
applicable au phénomène de mondialisation. La lecture des diverses prises de position
concernant les phénomènes de mondialisation montre que, quelle que soit la tendance
politique du discours tenu sur la mondialisation, l’explication fournie ou impliquée est
pratiquement toujours la même. Libéraux, conservateurs, réformistes ou
révolutionnaires semblent tous admettre que c’est l’évolution techno-économique qui
entraîne la transformation de la société. Le discours le plus fréquent à cet égard et que
nous sommes à l’ère de l’électronique et de la communication, et que ce sont les forces
déchaînées par cette transformation de la technique qui sont derrière le processus de
mondialisation. Les opinions divergent seulement sur la description des dangers ou des
avantages de cette évolution, et sur les conséquences qu’il faut en tirer, non sur la
nature de l’explication elle-même, qui a plusieurs particularités : elle est une sorte de
« marxisme vulgaire », puisqu’elle confère à l’évolution techno-économique une
prééminence sur les autres types de transformations, qu’il s’agisse de la politique, de la
sécurité ou de la culture. C’est en quelque sorte une théorie de « l’infrastructure » et
des « superstructures » unanimement acceptée. Il peut paraître surprenant qu’une telle
philosophie soit compatible avec l’idéologie libérale dominante qui exalte les vertus
du marché libre. En fait il s’agit simplement d’économisme, et d’un économisme
commun à la vision capitaliste et à la vision socialiste.
Cette explication économiciste permet en plus, par sa grande flexibilité, de se
marier avec toutes sortes d’explications supplémentaires, par exemple pour les
conservateurs avec la théorie réaliste des relations internationales pour affirmer la
quasi éternité des Etats-Nation, la nécessité du maintien d’appareils militaires
importants et sophistiqués, et le caractère utopique d’une autre conception politique du
monde. Mais elle peut aussi contribuer à justifier les positions écologistes, en
permettant d’accuser le développement industriel de détruire l’environnement. Ou
encore conduire à démontrer que l’intégration économique qui résulte de ces nouvelles
formes de production entraîne l’intégration sociale, puis politique et exige pour
pouvoir être contrôlée une construction politique fédéraliste Les idéologies du passé se
référaient généralement chacune à un système explicatif spécifique, il semble qu’il
n’en aille plus ainsi, et c’est là un phénomène curieux.

196
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Devant ces défis concrets de la mondialisation, le système explicatif


communément accepté ne contient en lui-même aucun élément qui permettrait de les
relever. Il conduit dans tous les cas au fatalisme, les forces économiques étant
considérées comme irrésistibles, et il n’a pas les moyens de suggérer de méthode pour
en arrêter le cours. Ce fatalisme se teinte d’optimisme pour les privilégiés, et
ressemble fort au « laissez-faire, laissez-passer » du XIXe siècle. Il se teinte de
pessimisme en revanche pour les pauvres et les démunis qui ne disposent plus d’aucun
espoir de pouvoir transformer la société dans un sens meilleur. Il conduit de plus en
plus d’ailleurs aux repliements identitaires sur des positions archaïques de type
intégrisme, racisme ou fascisme, c’est-à-dire sur des explications parfaitement
irrationnelles de situations perçues comme de plus en plus insupportables. Repliements
qui à leur tour déclencheront de nouveaux conflits et de nouveaux dangers. Nous
aurons l’occasion d’aborder certains aspects de ces problèmes dans les deux derniers
chapitres de ce travail56.

Globalisation versus mondialisation

Pour terminer cette mise au point concernant l’utilisation des concepts de


mondialisation et/ou globalisation, il convient de préciser que certains auteurs ne
voient aucun inconvénient à utiliser les deux termes indistinctement. Après les
précisions que nous venons d’apporter à ce sujet, il nous paraît préférable d’employer
le terme de globalisation. Comme nous venons de le voir, la notion de mondialisation
déborde largement le champ de l’économie et suppose l’élaboration d’un paradigme
alternatif de celui de techno-économie. Le concept de globalisation, lui, ne se pose pas
ce genre de problème ; dans l’acceptation générale de cette notion, celle-ci reste
circonscrite au domaine de l’économie.
En revanche, il ne faut pas omettre de dire que le concept de globalisation
s’inscrit totalement dans le paradigme traditionnel techno-économique dont la
principale caractéristique est sa vision « économiciste » des choses. C’est un choix
que nous assumons avec ses avantages et ses inconvénients. C’est le seul d’ailleurs, si
tant est qu’il nous soit possible de proposer un autre paradigme.
Par ailleurs, la notion de mondialisation est moins précise dans le sens où elle
laisse à penser que les phénomènes économiques qui la composent connaissent une
expansion spatiale régulière et mondiale. Or, on l’a déjà noté, plusieurs des
phénomènes en question, connaissent au contraire un mouvement de recentrage sur les
marchés et les régions dites triadiques au détriment de la grande majorité des pays en
développement. Le terme de globalisation permet, à notre avis, de mieux appréhender
la complexité des phénomènes qu’il est censé décrire. La notion de mondialisation met
en valeur la dimension spatiale des phénomènes étudiés, alors que celle de
globalisation met l’accent sur la dimension temporelle de ces mêmes phénomènes. Or
c’est la dimension temporelle qui est la plus active et la plus déterminante dans les
nouvelles stratégies de compétitivité des firmes. Certains des traits marquants de cette
dimension sont l’instantanéité des actions dans des endroits différents, la continuité
des activités dans le temps et l’échange des informations en temps réel. Ces exemples
illustrent ainsi la capacité supérieure du concept de globalisation à rendre compte de la
complexité des phénomènes économiques récents.

197
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Enfin, dans le sens le plus étroit qui est attaché au terme de mondialisation, celui-
ci ne permet pas de dire en quoi les phénomènes récents sont nouveaux. Si le terme est
employé, comme le font de nombreux auteurs, pour désigner la libéralisation et le
développement des échanges mondiaux de biens et de services, ainsi que les IDE, il ne
reflète alors que l’accélération de phénomènes déjà anciens. La vocation internationale
du commerce s’est affirmée il y a très longtemps, l’existence d’une classe de
marchands et d’un commerce international est attestée dès l’antiquité mésopotamienne
d’où sont issues la plupart des techniques commerciales et financières utilisées plus
tard par les Phéniciens et les Grecs. Le mouvement d’internationalisation financière
date, lui aussi de plusieurs siècles. C’est au début du XIVe siècle que les banquiers
italiens installèrent des succursales dans toutes les grandes places d’Europe où la trace
de leurs passages figure encore au nom des rues (rue des Lombards à Paris, Lombard
street au cœur de la City à Londres).

Avant de tenter de donner une définition du mouvement de globalisation, il


convient de préciser le cadre idéologique dans lequel se déroule sa mise en œuvre.
Ainsi, d’un coté, les économistes de l’école libérale saluent cette globalisation des
marchés comme un facteur de progrès. Ces auteurs font valoir que la globalisation
signifie essentiellement que l’économie du monde « est dominée par des forces
globales incontrôlables et les principaux acteurs du changement sont des firmes
authentiquement transnationales ; ces dernières n’ont de devoir d’allégeance envers
aucun Etat-nation en particulier et choisissent leur lieu d’implantation en fonction du
critère de l’avantage maximal ». Les forces du marché se seraient libérées donc de
l’emprise des Etats et ce sont elles qui contrôleraient maintenant les Etats57.
Encore plus que dans le cas du progrès techniques, la globalisation est presque
invariablement présentée comme un processus bénéfique et nécessaire. Les rapports
officiels des organisations internationales admettent que la globalisation possède à
coup sûr des inconvénients, à coté d’avantages plus nombreux (qu’ils ont beaucoup de
mal à définir). Néanmoins pour pouvoir tirer pleinement profit de ces avantages, la
société doit s’adapter (c’est le maître mot qui a maintenant valeur de slogan) aux
exigences et aux contraintes nouvelles nées de ce processus. L’adaptation suppose que
la libéralisation et la déréglementation soient menées à leurs termes, que les
entreprises soient libres de leurs mouvements et que tous les domaines de la vie sociale
soient soumis à la mise en valeur du capital privé. Dans une publication récente de
l’OCDE, on peut y lire que « la perspective d’une ère mondiale dépend de la capacité
des individus, des gouvernements et du système international à saisir les occasions de
changement et à canaliser les pressions qui s’exercent à cet égard tout en s’y adaptant
[…] Toutefois pour concrétiser ces avantages potentiels, les politiques
gouvernementales devront promouvoir les tendances ainsi crées par les marchés et
faciliter l’adaptation aux changements qu’elles engendrent. »58.
Si les économistes de l’école libérale saluent la globalisation des marchés comme
un facteur de progrès ; les sociaux-démocrates, par contre, craignent que cette vague
déferlante réduise à néant leurs espoirs d’intervention publique pour améliorer les
conditions de vie. Même s’ils s’accordent à dire que ces forces sont malfaisantes, les
sociaux-démocrates, pour la majorité, ne pensent pas moins qu’elles sont invincibles.

198
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

I - Définition du processus de globalisation économique

Dans un livre récent, Elie Cohen déclarait que « l’accord étonnant sur le
terme mondialisation (traduction de la notion américaine de globalization ) est en soi
un problème, et l’on ne pourra avancer dans la connaissance des phénomènes
habituellement regroupés sous ce vocable avant d’en avoir établi les différents
sens »59. La notion est devenue tellement protéiforme qu’elle porte la confusion à son
comble. Certains en font un usage très extensif. La définition extensive va jusqu'à
assimiler la mondialisation à l’économie de marché. Aussi, bien des traits qu’on prête
à la mondialisation sont des effets classiques du libéralisme économique : l’ouverture
des marchés comme le progrès technique ont des effets sur l’emploi, L’Etat est une
machine de redistribution contrainte, etc. La mondialisation, en ce sens, devient un
équivalent fonctionnel de l’économie de marché.
Un des aspects les plus contrariants de cette confusion est que certains auteurs
considèrent la mondialisation comme une simple traduction du terme anglo-américain
de globalization, alors que les autres considèrent cette dernière comme une dimension
de la première. Elie Cohen lui-même commet cette ambiguïté lorsqu’il déclare dans le
même ouvrage : « …la mondialisation, c’est-à-dire, la convergence des trois
mouvements : la libéralisation des échanges mondiaux, la déréglementation des
économies nationales et la globalisation des grandes firmes industrielles et de
services »60.
Ce passage est d’ailleurs révélateur d’une démarche commune à un nombre élevé
d’auteurs dans leur tentative d’analyser le mouvement de mondialisation-globalisation.
Celui-ci est donc vu comme la convergence de processus économiques fondamentaux
considérés comme autant de vecteurs de changement. Mais cette démarche rencontre
des problèmes ardus et parfois insurmontables. Le plus important est sans doute
d’expliciter les modalités et les contours de cette convergence. Par exemple, quel est le
rapport entre le mouvement de libéralisation des échanges et la globalisation des
entreprises ? Le premier est-il la cause ou l’effet du second, et vice-versa ? La réponse
à cette question n’est pas facile et montre combien il est difficile de vouloir faire la
« jonction » entre des processus économiques très complexes et très dynamiques.
Ce bref commentaire nous permet de préciser un peu plus nos intentions quant à
la démarche que nous comptons suivre pour proposer une définition du processus de
globalisation économique. L’approche qui oriente notre travail et qui apparaît à travers
les sections précédentes indiquent clairement que le mouvement de globalisation ne
peut être assimilé à la libéralisation multilatérale des échanges et la stratégie
commerciale des pouvoirs publics. Il doit être vu comme un phénomène micro-
économique, mû par les stratégies et les comportements des entreprises ; ce sont les
forces qui animent la compétitivité et la concurrence à l’échelle planétaire, entre les
entreprises, de même qu’entre les régions et les pays qui doivent être au centre des
débats. La question de la convergence entre ces deux phénomènes sera élucidée une
fois que le mouvement de globalisation aura été convenablement examiné.
Il est possible, cependant, d’apporter une première classification à ce sujet en
disant qu’il est possible d’aborder les problèmes de la globalisation en distinguant les
rapports de rivalité-coopération entre firmes, entre firmes et Etats, et entre Etats dans
l’ordre commercial. La notion de globalisation est alors déconstruite, dépliée en

199
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

relations firmes-firmes sur le marché international, en relations firmes-Etats sur le


marché domestique et en relations économiques Etats-Etats dans le système
international.
L’enjeu de la relation firme-firme est celui de la globalisation proprement dite :
c’est dans ce contexte qu’il faut penser le développement du commerce intrafirme, les
stratégies de localisation et le processus d’intégration-désintégration de la chaîne de
production (de la valeur) ; et qu’il faut analyser les grands mouvements de fusion-
acquisition, les alliances et les accords de toutes sortes qui lient des firmes implantées
sur les grands marchés de la triade. L’enjeu de la relation firmes-Etats est celui de la
compétitivité : c’est dans ce cadre qu’on peut vérifier la réalité de la concurrence pour
la production de richesses, éclairer le rapport entre productivité et compétitivité,
mesurer aussi l’efficacité relative des politiques de spécialisation et des politiques
d’attraction. L’enjeu des relations entre Etats est celui de la souveraineté commerciale.
L’idée de notre travail est que ce sont les relations firmes-firmes qui se trouvent
au cœur du processus de globalisation et déterminent, dans une large mesure, les deux
autres catégories de relations. Proposer une définition du mouvement de globalisation
c’est déterminer la réalité fondamentale des relations firmes-firmes.

La firme, acteur global numéro un

Le tableau suivant montre pourquoi les grandes FMN ont émergé comme le
principal sinon l’unique acteur global. Devenir global a été, de loin, plus facile pour
les firmes que pour les parlements, les syndicats ou les universités car elles sont des
institutions suffisamment flexibles pour pouvoir s’adapter facilement et rapidement à
des conditions en changement. C’est cette aptitude qui a fait que les multinationales
( et les entreprises en règle générale) soient le seul acteur global au niveau mondial.

Pourquoi la firme est devenu l’acteur de globalisation numéro un

1- C’est la seule organisation qui a transformé ses structures pour devenir un


acteur «global». Elle opère au véritable niveau de prise de décision ;
2- La société moderne a donné une priorité absolue à la technologie et au
développement des moyens de production. Les firmes sont les producteurs
de ces deux éléments ;
3- Les firmes sont considérées comme le principal producteur de richesses et
créateur d’emploi ; et à ce titre, assurent le bien-être individuel et collectif.

Qu’est ce que la globalisation ?

Ces quelques précisions nous obligent à ne pas se suffire de certaines définitions


du mouvement de globalisation qui ne tiennent pas suffisamment compte de cette
réalité, à savoir que ce sont les firmes qui activent au cœur du processus de
globalisation. Les autres phénomènes comme l’accroissement de l’interdépendance
économique, l’accélération de la libéralisation des échanges, la mobilité des biens et

200
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

des personnes, etc., qui sont communément assimilés au processus de globalisation lui-
même ne sont, en fait, que les effets de ce dernier. Dans le passage suivant, F. Lazar
nous offre une illustration de cette ambiguïté ; en effet il définit la globalisation
comme « l’accroissement de l’interdépendance et des interconnexions entre les
économies nationales et l’érosion résultante de l’autonomie des Etats-nations. La
globalisation est caractérisée par une mobilité accrue des biens et services, de capital,
d’idées et de personnes à travers les frontières nationales, par le développement de
blocs régionaux, par la croissance du nombre et l’expansion de firmes globales et un
nombre accru de problèmes socio-économiques et environnementaux qui requiert une
coopération entre de nombreux pays61. La principale limite de ces définitions est
qu’elle ne montre pas en quoi l’accélération d’un phénomène traditionnel aboutit-elle à
une transformation qualitative marquée par l’émergence d’un phénomène nouveau. En
effet, dans quelles conditions, l’accélération de la libéralisation des échanges (cette
dernière étant un phénomène tendanciel de long terme) donne-t-elle lieu à l’émergence
d’un mouvement aussi complexe que celui de globalisation ? Il suffit, pour se rendre
compte de l’insuffisance de cette approche, de noter le caractère multidimensionnel du
phénomène de globalisation tel qu’il est souligné par de nombreux auteurs. Selon ces
derniers, la globalisation présente simultanément des caractéristiques politiques,
économiques, financiers, sociales, scientifiques et technologiques. Comment un
phénomène aussi spécifique que l’accroissement de la mobilité des biens et services et
des mouvements de personnes peut-il englober des dynamiques si diverses et si
distinctes que celles que nous venons de mentionner ? En réalité seules les grandes
firmes mondiales de par les moyens dont elles disposent et des capacités qu’elles ont à
déployer des stratégies dans les différents domaines et à très large échelle peuvent
prétendre être à l’origine du processus de globalisation.
La définition que donnent J. Niosi et B. Bellon du phénomène de globalisation
est plus nuancée, mais néanmoins quelque peu équivoque. Les deux auteurs déclarent
entendre par globalisation « le double mouvement d’une part, de suppression ou
d’atténuation de barrières institutionnelles entre espaces économiques nationaux, et
d’autre part, de développement de stratégies privées et publiques conditionnant et
visant à tirer profit de cette évolution. Ces deux mouvements sont concomitants62.
En fait, il est plus juste de dire que c’est la dernière partie de ce passage qui
comporte une plus grande part de vérité. Nous soutenons donc tout au long de la suite
de ce travail que le mouvement de globalisation trouve son ancrage dans les stratégies
mises en œuvre par les grandes firmes mondiales. Ces stratégies traduisent l’emprise
d’un système économique, le capitalisme, sur l’espace mondial. Cette emprise se
manifeste d’abord sur le plan géopolitique (effondrement du bloc soviétique, ouverture
de la chine à l’économie de marché, pénétration du capitalisme en Amérique latine et
en Afrique dans le sillage des institutions financières internationales placées en
position de force par la crise de la dette qui a frappé ces régions au début des années
1980).
Mais cette emprise universelle du capitalisme déborde de beaucoup le champ
géopolitique. Elle ne se réduit pas au triomphe d’un bloc d’Etats sur un autre, ni même
d’un mode de production sur ses concurrents. Elle tend en effet à transcender la
logique d’un système inter étatique à laquelle elle substitue une logique de réseaux
transnationaux. « Expression de l’expansion spatiale du capitalisme, qui épouse

201
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

désormais les limites du globe, la mondialisation est aussi et avant tout un processus
de contournement, délitement et, pour finir, démantèlement des frontières physiques et
réglementaires qui font obstacle à l’accumulation du capital à l’échelle mondiale »63.
En ce sens, l’économie mondiale est plus qu’une simple économie internationale.
Celle-ci respectueuse des souverainetés étatiques, mettait en rapport les parties
autonomes d’un tout non encore intégré, à travers des flux d’échange, d’investissement
et de crédit. Elle correspondait à une phase spécifique de l’histoire du capitalisme,
phase au cours de laquelle les marchés nationaux, largement protégés, voire régulés
par les Etats, constituaient la base première de l’accumulation du capital. L’échange,
tout comme l’investissement international, restait fondé pour l’essentiel sur des
critères de complémentarité.
La globalisation peut être considérée comme une logique unificatrice des
différentes formes de l’internationalisation, qui permet de penser celle-ci dans ses trois
dimensions les plus importantes : les échanges commerciaux, l’investissement
productif à l’étranger et les flux de capital-argent ou de capital-financier. Pour
Michalet, les rapports entre ces trois modalités de l’internationalisation seraient à
chercher au niveau des trois formes ou « cycles » de la mise en mouvement du capital
définis par Marx ; celui du capital-marchandise, celui du capital productif de valeur ;
celui du capital-argent. Cette approche est utilisée par Michalet pour définir les
périodes de mouvement de l’internationalisation, en particulier pour situer le moment
où il y a passage à « l’économie mondiale »64. « Dans le paradigme traditionnel, le
capital productif est placé hors du champ de la mondialisation du capital. La
transformation de l’économie internationale en économie mondiale coïncide
précisément avec la fin de cette dichotomie. La mondialisation du capital productif
devient partie intégrante de la mondialisation du capital ». Plus précisément, elle en
devient le cœur.
Nous avons déjà fait remarquer que la globalisation conduit les firmes
concernées à mettre en œuvre leurs stratégies et à structurer leurs activités à l’échelle
mondiale. Les contraintes de rapidité et de flexibilité les amènent à privilégier tout
d’abord des stratégies de croissance externe pour couvrir les marchés mondiaux.
Celles-ci reposent à la fois, sur la recherche des effets de taille, par le jeu des prises de
contrôle, et d’effets de réseaux par le biais des alliances. Les firmes optent également
pour des structures de type coopératif (élaboration anticipée des normes, par exemple)
dans la mesure où elles permettent de mieux affronter les turbulences et les
incertitudes de leur environnement. Enfin, la combinaison de ces deux types de
stratégie débouche sur un nouveau mode de structuration : la firme en réseaux.
L’exemple suivant, montrant la multinationalisation de la firme mondiale AT&T
constitue une illustration de cette évolution.

202
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Figure II.7 : la firme-réseau, l’exemple de AT&T

La globalisation: une tendance à l’unification mondiale du marché du travail

La thèse que nous défendons est que la logique qui sous-tend ce processus de
structuration en réseaux est celle-là même qui fonde le processus de globalisation
économique. Elle s’inscrit dans le cadre de l’établissement d’un marché mondial du
travail. En effet, les réseaux d’entreprises qui transcendent les frontières
internationales constituent les vecteurs d’une unification du marché mondial du travail.
Ainsi, les analyses contenues dans les sections précédentes doivent permettre de
définir le mouvement de globalisation économique comme étant une intégration accrue
du marché mondial du travail laissant entrevoir une tendance à l’unification de celui-
ci.
Les catégories d’emploi et de travailleurs définies par R. Reich nous offrent une
occasion appréciable de développer notre argumentation. On l’a déjà noté, l’auteur
distingue en effet trois catégories de travailleurs : les manipulateurs de symboles ou
travailleurs du savoir, les travailleurs de la production courante et les travailleurs
employés dans les services aux personnes.

203
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Les services de « manipulation de symboles » incluent toutes les activités de


résolution de problèmes, d’identification de problèmes et de management du savoir
examinés dans les sections précédentes. Ils servent à résoudre les problèmes posés par
le marché dans un monde dominé par l’information et la communication. Les services
de production courante se rapportent aux tâches répétitives effectuées par des ouvriers
dans l’entreprise de production de masse. Enfin, les services personnels impliquent
aussi des tâches répétitives et simples comme les emplois de commerce, de
restauration, de gardiennage, etc.
Les travailleurs du savoir dans les pays avancés sont le principal artisan de cette
intégration accrue du marché mondial du travail. Ils en sont aussi le principal
bénéficiaire. Ce processus procède d’un double mouvement d’intégration et
d’exclusion parmi les catégories d’emploi. Intégration accrue à l’échelle mondiale des
travailleurs hautement qualifiés offrant des services à haute valeur ajoutée ; et
exclusion progressive, mais inéluctable, des travailleurs routiniers qu’ils soient de la
production courante ou des services personnels, en particulier dans les pays de
l’OCDE. C’est le savoir (entendu comme l’ensemble des compétences et des aptitudes
à résoudre des problèmes abstraits et complexes) qui sert de déterminant fondamental
à cette double évolution. C’est lui qui fait figure de ligne de démarcation dans ce
double mouvement d’intégration / éviction. Les emplois qui font appel à des types de
savoir variés et élevés sont parties prenantes du processus d’intégration. A l’inverse,
les emplois simples et répétitifs qui ne demandent pas ce genre de compétences
subissent le processus d’éviction ou de « délestage » engagé par les personnes les plus
habiles et les plus doués dans la « manipulation de symboles ». En effet, les détenteurs
de ce genre de compétences ont tendance à former des groupes (à l’échelle
internationale) à part, en même temps qu’ils prennent leur distance vis-à-vis des autres
catégories d’employés. Le travail simple et routinier est de moins en moins recherché
et est de moins en moins rétribué en conséquence. C’est en ce sens qu’il faut
comprendre la phrase de R. Reich lorsqu’il déclare que : « le point important est que
les américains sont devenus une partie du marché international du travail […] la
compétitivité des américains sur ce marché international dépend non du sort d’une
firme ou d’un secteur industriel américain, mais des fonctions qu’ils occupent – et
donc de la valeur qu’ils créent – dans l’économie mondiale. Les autres nations
subissent exactement la même transformation, certaines plus longtemps que les Etats-
Unis, mais toutes en participant à la même tendance, à la suppression des frontières
[…] Les américains affrontent donc la compétition internationale toujours plus
directement, sans l’intermédiation d’institutions nationales. Si nous abandonnons les
notions périmées de compétitivité des firmes américaines, de l’industrie américaine, de
l’économie américaine, et si nous les reformulons en termes de compétitivité de la
main-d’œuvre, il devient clair que les succès et les échecs ne seront pas partagés
équitablement entre nos concitoyens »65.
En ce qui concerne la première dimension de ce processus, c’est-à-dire
l’évolution vers une intégration accrue du marché mondial du travail, il est utile de
rappeler que dans l’ancienne entreprise de production de masse, les coûts fixes étaient
importants mais nécessaires. Dans l’entreprise de production personnalisée, ils
représentent un poids superflu. Ici, tout ce qui compte est la rapidité à identifier et à
résoudre les problèmes, le mariage de la perspicacité technique et du savoir-faire

204
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

commercial favorisé par une clairvoyance stratégique et financière. Tout le reste c’est-
à-dire tous les éléments plus standardisés (usines, équipements,…) peuvent être
obtenus au moment des besoins.
Aussi n’a-t-elle plus besoin d’être organisée comme les vieilles pyramides qui
caractérisaient la production standard. En fait, l’entreprise de production personnalisée
ne peut pas être organisée de la sorte. Les trois groupes qui donnent à la nouvelle
entreprise la plus grande partie de sa valeur – résolveurs de problèmes, identificateurs
de problèmes et managers du savoir – doivent être en contact direct ( que ce soit au
sein d’une même entreprise ou à l’intérieur d’un groupe d’entreprises dans le cadre
d’alliances et accords de coopération impliquant plusieurs entreprises) les uns avec les
autres pour découvrir constamment de nouvelles opportunités. C’est en se constituant
en firme-réseau que ces trois groupes ont pu atteindre cet objectif. Chaque nœud de
l’entreprise-réseau représente une combinaison unique de compétences.
C’est la nature de l’activité de la firme qui commande la qualité des compétences
requises. Par exemple, dans le domaine des produits de lessive où le processus de
production est relativement simple et le service après-vente, pratiquement inexistant, la
forme d’internationalisation dominante est l’exportation pure et simple à partir du
territoire national vers les marchés extérieurs en passant par des agents et des
distributeurs. Dans ce contexte, et à condition d’avoir un bon produit, le principal
facteur de compétitivité réside, toutes choses par ailleurs égales, dans la force de
persuasion de la clientèle la plus large possible. Cela passe le plus souvent par de
vastes compagnes de publicité. Les producteurs de ce genre d’articles passent pour être
de bons clients des chaînes de télévision partout dans le monde. Les manipulateurs de
symboles auditifs et visuels sont particulièrement sollicités par ces firmes.
Le cas de l’industrie automobile est bien différent. Ce secteur d’activité nécessite
des compétences variées et en grand nombre, situées sur l’ensemble de la chaîne de
valeur, de la R&D en amont au marketing et au service après-vente en aval.
Faut-il rappeler que dans la firme-réseau une seule source est véritablement
stratégique ; elle possède de surcroît un caractère singulier : plus on en use et plus elle
se développe. Il s’agit de la compétence humaine, de l’aptitude à identifier et à traiter
les problèmes en opérant des connexions inattendues. Comme on l’a déjà noté, cette
caractéristique singulière fait que les entreprises réseaux sont mondiales par
constitution et par destination.
Ainsi, des groupes de travailleurs du savoir se multiplient partout sur la planète.
L’efficacité accrue des télécommunications et des moyens de transport réduit la taille
du monde, et permet à un groupe localisé dans un pays de combiner ses compétences
avec celles d’autres groupes localisés dans d’autres pays, pour créer la plus grande
valeur possible. On passe ainsi de la firme-réseau à l’industrie en réseau (la sphère
nationale constitue la première aire de diffusion de la firme-réseau, notamment dans
les grandes économies comme celle des Etats-Unis) puis au réseau mondial. Ces
réseaux mondiaux regroupent des individus ayant des capacités à ajouter de la valeur à
l’économie mondiale grâce à leurs cerveaux, et grâce aux systèmes de transport et de
communication qui relient ces cerveaux entre eux et avec le reste de la planète.

205
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Dans les réseaux mondiaux, les produits sont des assemblages internationaux. Ce
qui est échangé entre les nations, c’est moins souvent des produits finis que des
services de résolution de problèmes (recherche, développement, fabrication),
d’identification de problèmes (marketing, publicité, études de marché), et management
(financement, mise en relations de participants, contrats), ainsi que certains
composants et services courants, l’ensemble étant combiné pour créer de la valeur.
Dans ces conditions, il est tout à fait juste de dire que, de manière croissante, la
capacité de chacun de disposer d’une richesse à la fois matérielle et immatérielle est
déterminée par la valeur que l’économie mondiale accorde à ses compétences et à sa
perspicacité. Pour cela, il faut être en mesure d’offrir des services ( à haute valeur
ajoutée) pouvant être échangés partout dans le monde. Ceci est d’autant plus vrai que
la demande mondiale pour ces idées nouvelles s’accroît à mesure que celles-ci
circulent plus vite et plus facilement. Cette situation se reflète aisément dans
l’évolution divergente des revenus des travailleurs du savoir en comparaison des deux
autres groupes de travailleurs.(ouvriers de la production courante et aides personnels).
Au sommet, les manipulateurs de symboles sont tellement demandés dans le monde
qu’ils ont du mal à garder trace de tous leurs revenus. Jamais encore dans l’histoire,
des individus n’ont acquis une telle richesse par eux-mêmes, et dans la légalité66. Nous
examinerons cet aspect dans les sections à venir.
Un des principaux défis auxquels doit faire face la firme-réseau est de maintenir
un équilibre entre son siège central et ses implantations locales. L’entreprise qui aspire
à jouer les premiers rôles dans son domaine d’activité doit, en effet, évoluer vers un
mode d’organisation véritablement mondial. Elle doit pour cela, en premier lieu, créer
un système de valeurs universel, partagé par l’ensemble des partenaires dans tous les
pays où l’entreprise est active en remplacement du système antérieur à forte coloration
nationale. Son activité doit s’exercer à travers un réseau de bureaux et d’individus
reliés les uns aux autres par un réseau maillé de lignes de communication plutôt que
par des lignes d’autorité. Ce qui maintient la cohésion du réseau est le sens d’une
identité commune à tous ses membres, supporté à son tour par l’engagement de ceux-
ci envers un ensemble de valeurs partagées. L’utilisation d’un langage commun,
l’anglais, favorise aussi l’adhésion à des valeurs communes67.
Par ailleurs, le recrutement international, et pas seulement local, est un facteur
supplémentaire de cohésion du réseau dans le sens où il favorise la neutralité par
rapport aux origines nationales. Le talent doit être accessible à travers le monde et
l’identité du pays d’origine doit céder la place à l’identité du groupe. A titre
d’exemple, Singapour Airlines qui est parmi les compagnies aériennes les plus
performantes dans le monde, pratique délibérément une politique de recrutement à
l’échelle mondiale ( y compris pour certains emplois relativement simples comme
celui du personnel navigant d’accueil).
La firme globale, à la différence de l’entreprise internationalisée, est ainsi
structurée en réseau lié par une culture d’entreprise propre. C’est sa véritable
nationalité. Le critère de la nationalité du produit ou de la firme cesse d’être pertinent,
l’entreprise n’a qu’un drapeau : le sien. Mais ce stade est difficile à atteindre, car il
exige des investissements considérables et soutenus en ressources humaines et en
systèmes de management. Gérer les réseaux est un processus par essence difficile.
Mais ce sont les réseaux qui permettent de maintenir la cohésion d’une organisation

206
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

qui n’est fondée ni sur l’allégeance à un pays ni sur la personnalité d’un individu mais
sur des valeurs et des informations partagées. Pour notre part nous soutenons que la
majorité des entreprises qui se sont engagées dans ce processus finiront bien par frayer
leur chemin vers la mondialisation. En effet, la mutation invisible d’une économie de
production et d’échange en une économie de l’information et du savoir favorise
l’évolution vers cette situation. L’information, et à un degré moindre, les
connaissances circulent sans entraves, et échappent aux prérogatives des Etats. Elles
ne peuvent être monopolisées indéfiniment.
Ainsi, dans l’économie fondée sur le savoir, et au sein de la firme-réseau qui en
est l’une des manifestations les plus marquantes, le pouvoir ne dépend pas d’un rang
ou d’une autorité formels (comme dans l’entreprise de production de masse), mais de
la capacité à augmenter la valeur des réseaux de l’entreprise. Cette séparation entre
propriété et pouvoir de contrôle ne date pas d’aujourd’hui ; le rôle et l’importance
croissants du savoir l’ont accentuée. C’est Adolf Berle et Gardiner Means qui en 1932,
ont été les premiers à mettre en avant cette diffusion de la propriété et du contrôle. Ils
notaient à ce sujet que : « lorsque l’on distingue entre les intérêts de la propriété et les
pouvoirs de contrôle, il est nécessaire de garder un fait à l’esprit : de même que de
nombreux individus ayant des intérêts dans l’entreprise n’en sont pas habituellement
considérés comme propriétaires, de même de nombreux individus détenant une part du
pouvoir sur elle, peuvent ne pas être considérés comme faisant partie de ceux qui la
contrôlent »68. Plus récemment encore, le Professeur J.K. Galbraith a popularisé ce
phénomène en indiquant que dans la grande entreprise industrielle moderne, le pouvoir
de contrôle est passé totalement aux mains de la technostructure (l’équivalent de la
classe des manipulateurs de symboles selon R. Reich)69.
Maintenant que les vrais actifs de l’entreprise ne sont plus des objets matériels,
mais les compétences requises pour apporter des solutions à des besoins particuliers, et
la réputation d’avoir réussi de telles opérations dans le passé, aucun groupe ou
participant unique ne « contrôle » cette entreprise comme c’était le cas pour
l’entreprise de production de masse. Personne non plus n’en est « propriétaire » au
sens traditionnel de ce terme. Les managers coordonnent et mettent en relation ; les
investisseurs apportent une partie de l’argent nécessaire pour financer les activités ; ils
seront rémunérés, comme beaucoup de participants par une part des profits. Ceux qui
identifient et résolvent les problèmes les plus complexes et les plus subtiles, sur qui
tout ou presque repose, recevront aussi une part des profits. Ajouter à cela que dans les
firmes où l’activité est basée sur des connaissances très spécifiques et très
sophistiquées, le capital est relativement fermé aux membres extérieurs à l’entreprise,
et l’expérience professionnelle comme accumulation personnalisée de connaissances
est un critère déterminant dans l’accès au capital et aux décisions engageant la
stratégie de l’entreprise.
Ainsi, tant que les vrais actifs de la société sont ses membres, compétents et
talentueux, plutôt que des biens matériels susceptibles d’être achetés ou vendus, les
manifestations futures de la perspicacité de ces membres ne peuvent être possédées ou
vendues. Quelle que soit la valeur potentielle de ces actifs conceptuels, leurs vrais
propriétaires restent ceux qui les ont dans leur têtes. Ils ne peuvent en être extraits sans
leur consentement, et leur degré d’engagement ne peut être commandé. Leurs idées et
leur degré d’engagement futurs peuvent être achetés, mais s’ils sont mécontents de la

207
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

transaction, il est peu probable qu’ils se montrent très perspicaces et créatifs. Ils
finiront par appareiller pour des horizons plus amicaux et plus lucratifs.
Ainsi, indépendamment de la firme pour laquelle ils travaillent, ils exigeront une
rémunération pour leur contribution qui reflétera la valeur effective qu’ils sont
capables d’ajouter à l’entreprise. Lors d’une opération de prise de contrôle de la filiale
X de la firme A par la firme B, plutôt que de décrire la transaction comme la vente par
la première à la deuxième de sa filiale, il est plus exacte de dire que les talentueux
travailleurs du savoir de la filiale X ont échangé les dirigeants de la firme A contre
ceux de la firme B.
Une entreprise basée sur le savoir ne peut pas davantage être acquise que les
individus compétents et talentueux qui la composent. Plus d’une fois ce fait a surpris
les investisseurs et les dirigeants qui pensaient avoir effectué une telle acquisition En
1986, General Electric pensait avoir acquis Kidder Peabody, une société de services
financiers. Mais quand General Electric essaya d’exercer son contrôle sur sa nouvelle
acquisition, imposant l’élaboration de comptes rendus dans des conditions plus
strictes, et une comptabilité analytique plus serrée, la plupart des membres les plus
compétents de Kidder Peabody partirent vers un environnement plus agréable. General
Electric ne conserva que la réputation satisfaisante, mais évanescente de Kidder
Peabody70.
Le pouvoir qui réside de moins en moins dans la propriété d’éléments matériels
(terre, ressources naturelles, machines), se déploie grâce à sa maîtrise des facteurs
immatériels (la connaissance scientifique, la haute technologie, l’information, la
communication, la publicité, la finance). Dans l’un de ces derniers ouvrages, Alvin
Toffler, vulgarisateur de travaux scientifiques réalisés ces trente dernières années sur
la société de l’information et du savoir, décrit cette métamorphose71.
Ces évolutions indiquent que l’émergence d’une économie fondée sur le savoir et
l’information a eu pour conséquence majeure l’accroissement de la diffusion du
contrôle exercé au sein des entreprises. Le pouvoir de contrôle se situe là où le
maximum de valeur est crée. Il dépend de moins en moins de la quantité de capital
apporté à l’entretien des activités de l’entreprise ou à la quantité d’actifs qui y est déjà
détenue. Or le savoir et les connaissances se trouvent à l’échelle mondiale (mais très
inégalement répartis) et se recrutent à ce niveau là, en conséquence. Les nouvelles
technologies de l’information et de la communication offrant des possibilités accrues
dans ce domaine, il est à attendre que de plus en plus de firmes parviennent à adopter
une structure souple et géographiquement étendue.

Une intégration excluante

Au sein de la firme de production personnalisée, ses membres les plus


compétents combinent leurs talents au sein de groupes relativement restreints.
L’échange intense et informel d’informations et de connaissances qui s’accomplit à
l’intérieur de ces entités plaide pour une structure horizontale, cellulaire et maillée en
remplacement de la forme pyramidale qui caractérisait l’entreprise de production de
masse. Les compétences individuelles sont combinées de telle sorte que l’aptitude du
groupe à innover dépasse celle de la simple somme de ses membres. Cette forme
souple d’articulation, permet, en outre, à l’entreprise de déployer sa chaîne de valeur

208
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

sur de nombreux sites situés dans de nombreux pays sans grand dommage pour la
cohésion de l’ensemble ainsi constitué. La firme-réseau (international) qui voit ainsi le
jour, réalise des effets de complémentarité et de synergie entre des compétences de
haut niveau parce que très spécialisées. Par ailleurs, elle fait partie d’un réseau très
dense d’accords de partenariat de coopération et d’alliances stratégiques.
Individuellement, rares sont les entreprises pouvant être considérées comme toutes
puissantes. Ce sont les liens établis entre elles qui les rendent, en tant que réseaux,
« maîtres » effectifs de l’économie mondiale. « En tenant compte des alliances qu’ils
passent entre eux, on peut estimer qu’une dizaine de réseaux mondiaux, plus ou moins
intégrés, constituent de véritables machines de guerre dont le but exclusif est la
conquête et la domination des nouveaux marchés »72.
En résumé, l’on peut dire que, au sein d’une grande firme, les travailleurs du
savoir, forment entre eux, un réseau dont chaque nœud est une combinaison unique de
compétences ; et les grandes entreprises forment par le biais des accords de
coopération, de partenariat stratégique et d’association un réseau mondial présent sur
tous les marchés triadiques et les marchés émergents ou en voie de l’être. Cette
intégration accrue d’une partie du marché mondial de travail constitue la première
dimension de l’esquisse d’une unification de celle-ci .Cette partie concerne
essentiellement toutes les activités liées à l’exploitation d’un fonds de savoir ou de
savoir-faire. A l’inverse de la première, la deuxième dimension est plutôt de nature
excluante. En effet, dans les pays riches, les liens entre les travailleurs du savoir, d’une
part, et les ouvriers de la production courante ainsi que les travailleurs dans les
services aux personnes, d’autre part s’amenuisent de plus en plus. Les travaux
effectués par ces deux catégories d’employés sont, soit transférés dans des pays à
faible coût de main-d’œuvre, soit remplacés par des machines. A mesure que la firme
se transforme en réseau mondial impossible à distinguer des autres réseaux mondiaux,
les individus concernés par son activité deviennent un groupe vaste et diffus, réparti
dans l’ensemble du monde. Les liens entre les cadres dirigeants et les ouvriers
s’affaiblissent : un nombre toujours croissant de subordonnés et de partenaires sont
étrangers, et un nombre sans cesse plus élevé de travailleurs routiniers sont employés
par des firmes appartenant à des étrangers.
Pour comprendre la nature et les raisons de cette dissociation (que d’aucuns
appellent, sécession) entre la classe la plus favorisée des travailleurs du savoir et le
reste de la nation, il faut être au fait de la nature profonde du travail effectué par
chaque catégorie professionnelle.
En ce qui concerne les travailleurs du savoir, leurs services, dits de matière grise,
sont des services de conception, et l’objet et le produit principal en est l’information.
Le déplacement de la source de richesse de l’activité productrice (la dialectique entre
la machine et l’action humaine) vers l’activité de conception se comprend très bien à
partir d’un phénomène que les hommes du marketing ont mis à jour voici plusieurs
années. La courbe de vie des produits à tendance à se contracter. Il arrive donc un
moment où la durée de vie est trop courte pour que les gains principaux se réalisent sur
la phase de production. L’innovation (c’est-à-dire la création) devient la source
principale de gain car elle permet une croissance rapide avec de marges élevées, par
contre, dès que le produit passe du stade de nouveauté innovante au stade de produit
banalisé, l’imitation se déchaîne et les marges se contractent brutalement. Il s’ensuit

209
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

que les transactions de toutes natures et les liens qui en résultent ont tendance à
s’imposer comme principaux générateurs de la valeur ajoutée. Cela se constate par
exemple, dans la structure des entreprises où les fonctions commerciales, marketing et
conception prennent une importance grandissante au détriment de la fonction de
production ou fonction industrielle classique73.
Derrière la montée en puissance de la création et de la distribution, on voit
apparaître une nouvelle relation d’échange. Un rapport interactif entre concepteur et
utilisateur remplace progressivement le tandem classique producteur-consommateur.
Cette nouvelle relation de coproduction été perçue depuis de nombreuses années sans
que sa signification soit pleinement mise en lumière. Lorsque H. Serieyx parlait de
l’entreprise du troisième type, il soulignait en particulier le fait que le «marché rentrait
dans l’atelier de production ». Les activités de création sont particulièrement éloignées
d’une logique d’homogénéisation des processus de production et à fortiori des
produits. Il s’agit d’activités qui nécessitent une interrelation forte entre le prestataire
et l’entreprise cliente pour une définition du service qui prend la forme d’une
coproduction. La qualité du service dépend en bonne part de cette coopération dans la
mesure où c’est elle qui conditionne l’adéquation du service aux besoins de
l’entreprise74.
Ces contraintes de production et de produit font de ces activités de conception
des activités classiquement très personnalisées. Le processus de production est
généralement maîtrisé dans sa globalité par un petit groupe d’internautes assurant de
bout en bout l’ensemble du processus, en articulation directe avec l’entreprise cliente.
En terme de structure d’entreprise, ces activités favorisent une structure du type
qualifié par H. Mintzberg « d’adhocratie ». «La structure du capital et des instances de
direction est cohérente avec ces modes d’organisation : le capital est rarement ouvert à
des membres extérieurs à l’entreprise, et l’expérience professionnelle comme
accumulation personnalisée de connaissances est un critère déterminant dans l’accès
au capital et aux décisions engageant la stratégie de l’entreprise »75.
La relation privilégiée entre les concepteurs et les entreprises-clientes s’est
considérablement raffermie dans le contexte d’une économie « postindustrielle » (voir
supra) basée désormais sur l’accélération du rythme d’innovation technique et
technologique. Pour D. Bell, les deux dimensions principales de la société
postindustrielle sont le caractère central de la connaissance théorique et l’expansion du
secteur des services.

L’importance de la connaissance est appréhendée d’un double point de vue :

- le fait que les sources d’innovation dérivent de manière croissante de la


recherche-développement, et que l’importance de la nouvelle relation entre
science et technologie à partir du savoir théorique va croissant ;
- le fait que le poids de la société se situe de manière croissante dans le champ de
la connaissance.

D. Bell explique la croissance des services par l’interprétation classique de


l’évolution de la consommation finale, avec une proportion de revenus consacrée aux
biens alimentaires diminuant au bénéfice de biens durables, des loisirs, de la santé et

210
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

de l’éducation. La croissance des services s’accompagne de l’évolution de leur nature.


Dans la société industrielle, les services sont des services auxiliaires à la production de
biens (transport, finance) et des services personnels. Dans la société postindustrielle,
les nouveaux services sont principalement des services portant sur l’homme (santé,
éducation, services sociaux) et des services techniques et professionnels (recherche,
diagnostic, informatique…)76. Dans les deux cas, le personnage central est le
spécialiste capable d’apporter les types de savoirs demandés. Dès lors, le travail
devient essentiellement un jeu entre les personnes, alors que dans la société
industrielle le travail est un jeu contre la nature fabriquée par le biais de machines.
Dans cet ordre d’idées, l’évolution du travail peut être caractérisée globalement par un
déplacement de son objet principal, de la matière ou de l’énergie vers la connaissance
et l’information. Or le changement n’est pas seulement quantitatif dans la « proportion
informationnelle » d’une activité. L’information et sa production évoluent dans leurs
caractéristiques, à travers la référence à des savoirs abstraits, à travers la formalisation
de l’information dans des langages standardisés. Pour les individus et les groupes
sociaux confrontés à cette évolution, la question va bien au-delà d’une formation
complémentaire : c’est tout une base culturelle, des référents, des modes de
raisonnement qui s’avèrent décalés au regard des compétences économiquement
validées. Cette évolution est porteuse d’une accentuation profonde et dangereuse des
inégalités sociales dans le travail. Les premières victimes de cette dynamique de
marginalisation sont tous les travailleurs qui exécutent un travail simple, monotone et
déqualifié que ce soit dans la production de biens ou services. Cette marginalisation se
manifeste dans les pays riches par deux formes d’exclusion sociale : la suppression
d’emplois et la baisse tendancielle des rémunérations offertes pour ce genre
d’activités.
Ainsi, l’évolution du travail est fondamentalement double dans ses implications
potentielles. En éliminant certaines tâches les plus répétitives, en élevant sa diversité et
sa composante sociale, elle est porteuse d’une nouvelle implication et d’une nouvelle
valorisation par le travail. Mais elle présente en même temps des risques élevés de
renforcement des clivages au sein de la force de travail, en faisant la maîtrise d’un
certain type de savoir, de langages et de modes de pensée le déterminant quasi-exclusif
de l’accès au travail et, a fortiori, aux emplois socialement valorisés.
Ces développements font dire à certains auteurs que, à l’intérieur de l’économie
industrielle, la production s’est trouvée désolidarisée de l’emploi. Pour P. Drucker, la
dissociation entre production et emploi correspond à un mouvement irréversible, et ce
n’est pas l’économie américaine qui se désindustrialise : c’est sa main-d’œuvre. Les
cols bleus sont destinés à devenir une part quantitativement négligeable de la
population active, et la diminution rapide de ces emplois représente un enjeu central
pour recouvrer une nouvelle compétitivité et diminuer le chômage global.
Aux Etats-Unis, durant la période dite de déclin industriel, la part de la
production d’objets manufacturés dans l’économie n’a pas varié. Elle est passée de
22% du PNB en 1975 à 23% en 1990. Au cours de la même période, le PNB a été
multiplié par 2,5. Cependant, l’emploi dans ces activités de production n’a pas
augmenté du tout. Au contraire de 1960 à 1990, il a diminué tant en pourcentage de la
population active qu’en valeur absolue exactement de 25% de la population active en
1960 à 16 ou 17% en 1990. A la fin des années 1980, l’industrie américaine employait

211
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

5 millions de personnes de moins qu’en 1975 dans les emplois cols bleus. Durant la
même période, l’emploi total a doublé aux Etats-Unis. Mais ces emplois nouveaux ne
concernaient plus la production et le transport des marchandises77.
Cette tendance en elle-même n’est pas nouvelle. Dans les années 1920, un
employé américain sur trois était un col-bleu, travaillant dans la production de biens
manufacturés. Dans les années 50, les chiffres étaient encore d’un sur quatre. A la fin
des années 80, ils sont tombés à un sur six et continuent de baisser. Mais si cette
tendance est ancienne, elle s’est accélérée récemment, au point qu’aucune croissance
industrielle n’est susceptible de renverser la baisse à long terme des emplois cols bleus
vu le pourcentage de cette catégorie dans la population active. On observe cette
tendance dans tous les pays développés.

La révolution industrielle et la relation entre l’homme et la machine

Ces réflexions s’insèrent dans un courant de réflexion plus large en terme de


mutation impulsée par une nouvelle révolution industrielle. Les analyses en termes de
nouvelle révolution industrielle sont essentiellement élaborées en référence aux
évolutions technologiques. Elles sont fondamentalement construites sur la notion de
passage vers un nouveau système technique. Une révolution industrielle peut être
définie comme la combinaison de plusieurs innovations majeures apparues
simultanément et pour qui, la révolution industrielle actuelle, c’est un multiplicateur de
la force intellectuelle qui est offert aux hommes à travers l’informatique.
En ce qui concerne les relations entre travail et machines, ces réflexions
aboutissent à des conclusions assez radicales. En effet, pour N. Veiner, si la première
révolution industrielle a disqualifié l’homme et l’animal en tant que sources d’énergie
sans exercer une influence aussi considérable sur les autres fonctions humaines, la
seconde intervient beaucoup plus radicalement sur ce qui restait du domaine de
l’homme : la décision et la communication. La seconde révolution industrielle est
caractérisée par une nouvelle conception de la communication mettant en évidence la
possibilité pour les machines de communiquer entre elles. Les machines peuvent
échanger de l’information sans plus d’intervention de l’homme sauf en amont et en
aval du processus ; avec les machines numériques la commande du processus et sa
régulation peuvent être assurées par les machines. Les terrains dans lesquels la
nouvelle révolution industrielle peut pénétrer, s’étendent aussi bien aux cols bleus
qu’aux cols blancs, c’est-à-dire à tous les travailleurs qui prennent des décisions d’un
niveau inférieur78. Ici, infériorité rime avec routine.
Dans le domaine de la production proprement dite, il est évident que dans les
prochaines décennies, la plus grande demande de main-d’œuvre portera sur les
techniciens. Pour être un technicien, il ne faut pas seulement une compétence élevée. Il
faut aussi un haut niveau de connaissances formelles, et surtout la capacité
d’apprendre et d’acquérir des savoirs supplémentaires, c’est-à-dire une aptitude à la
formation continue. Dans le processus de fabrication, le technicien de production ne
ressemble que vaguement à l’ouvrier spécialisé et semi-qualifié de la grande firme de
production de masse standardisée.

212
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Ainsi, avec l’introduction des machines automatisées utilisées dans des procédés
de fabrication limités à une tâche spécifique, la relation traditionnelle entre les ouvriers
et les instruments de production s’était trouvée inversée. Auparavant, ces outils
restaient comme le prolongement du bras de l’ouvrier et le complètement de son
savoir-faire artisanal. Il s’en servait pour réaliser l’idée qu’il se faisait du produit à
fabriquer. Désormais, dans le système de production standardisée, l’ouvrier devenait
l’auxiliaire de la machine, et le but de celle-ci n’était plus d’aider les hommes à faire
passer leur ingéniosité dans un produit, mais bien plutôt de rendre superflue leur
participation à la production. Le travailleur n’avait plus aucun rôle dans la définition
des produits ; il leur était désormais soumis (délesté de son savoir-faire, et par
conséquent de son pouvoir). Pour Marx, cette subordination de l’ouvrier au produit
définissait le passage de l’utilisation des outils à celle des machines. Marx disait : « Le
travailleur utilise un outil ; dans une usine, c’est la machine qui utilise le
travailleur »79.
Les travailleurs de la production courante sont en train de payer un lourd tribut à
cette transformation. En effet, avec le démantèlement du système de production
standardisée auquel nous assistons, la production compétitive est de moins en moins
assurée par les cols bleus traditionnels, serviteurs de la machine. La production
compétitive est désormais assurée par des travailleurs du savoir dont la machine est le
serviteur. Ces machines traduisent les instructions données par les techniciens en
mouvement. Ces instructions sont introduites par ces derniers sous forme de données
et de symboles. Les postes de travail modernes sont, en effet, fortement informatisés.
La productivité et donc les salaires des techniciens qui surveillent ces robots
seront relativement élevés, mais ces emplois ne seront pas nombreux. Un exemple : à
la fin des années quatre-vingt, Nippon Steel s’associe à Inland Steel, une firme
américaine pour construire un nouveau laminoir à froid dans L’Etat de l’Arizona. Le
laminoir utilise une technologie ultramoderne, qui réduit le temps nécessaire pour
produire le même rouleau d’acier de douze jours à une heure. En fait, pour faire
fonctionner l’usine, une petite équipe de techniciens qualifiés suffit, ce qui devient
clair quand Inland ferme deux de ses vieux laminoirs à froid, licenciant des centaines
de travailleurs routiniers. Ces derniers, à moins de suivre une formation appropriée, ne
trouveront pas de travail dans ce genre d’installations. Des robots pilotés par des
ordinateurs auront pris leur relève.
Mais contrairement à ce qu’affirme Viviane Forrester, il n’y a pas « une logique
planétaire qui suppose la suppression de ce que l’on nomme le travail, c’est-à-dire des
emplois»80. Il y a une fois de plus dans l'histoire du capitalisme une mutation qui
détruit des emplois et en crée d’autres (désindustrialisation du Nord, plus ou moins liée
au rôle de la technoscience ; destructions de formes agricoles dans le Sud, plus ou
moins liées aux processus de modernisation et d’industrialisation. Il y a les
bouleversements entraînés par les stratégies de pouvoirs économiques d’une puissance
jusqu’ici inégalée. Nous sommes aussi loin de la situation qui justifierait de donner à
son livre le titre, pour certains provocateur, de La Fin du travail comme l’a fait
Jeremy Rifkin81.

213
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Ceux qui défendent l’idée de la prééminence de la production sur l’emploi disent


que, certes, il est très important pour un pays de conserver et de renforcer sa base
industrielle, et de faire en sorte qu’elle reste compétitive. Mais alors il faut comprendre
que le travail manuel, celui qui consiste à fabriquer et à transporter des objets, n’est
plus un actif, mais de plus en plus un passif. Quelque soit la tâche à accomplir, c’est
maintenant le savoir qui constitue la ressource clé. S’efforcer de créer des emplois
ouvriers n’est au mieux qu’un expédiant à courte vue. La seule politique valable à long
terme pour les pays avancés, c’est de passer de la production basée sur le travail
physique à la production fondée sur le savoir.
Ce passage d’une industrie de main-d’œuvre à une industrie basée sur la
connaissance, on en voit la marque dans le fait que les coûts de main-d’œuvre ne
représentent dans le second type qu’une très faible part des coûts de production, pas
plus de 12% pour la production de semi-conducteurs contre 70% en savoir ; pas plus
de 15% dans la pharmacie et près de 50% en connaissance ; mais tout de même 20 à
25% de la production automobile. Une portion de plus en plus importante de chaque
dollar, yen ou euro payé par un acheteur sert à rétribuer des services de recherche-
développement, de mise au point de produits spécifiques et d’essais techniques. La
plus grande partie des profits provient de ces activités.

Cette désolidarisation croissante entre production et emploi dans le secteur


industriel oblige à choisir entre une politique qui privilégie la production et une autre
qui privilégie l’emploi, choix qui constitue déjà un problème politique majeur pour les
pays occidentaux. Jusqu’à présent, ces politiques ont toujours été considérées comme
les deux aspects d’un même problème. Désormais, cependant, les deux semblent
s’écarter de plus en plus, et nous aurons bientôt affaire à des solutions distinctes, voire
incompatibles.
De ces évolutions, certains ont en conclu à l’émergence d’une nouvelle équation
économique qui peut être formulée comme suit : un pays, une industrie ou une
entreprise qui met davantage l’accent sur la sauvegarde de ses emplois de cols bleus
que sur la compétitivité internationale, n’aura bientôt ni production ni emploi stable.
La tentative de conserver les emplois industriels entraîne une augmentation du
chômage. Cette équation nous rappelle l’idée exprimée par un conseiller de l’ancien
Premier Ministre français, Mme Edith Cresson, à savoir qu’il n’est pas du ressort des
entreprises de créer des emplois mais bien plutôt de la valeur ajoutée. Mais ce n’est
pas une conclusion que les hommes politiques, les représentants syndicaux, ni
l’opinion publique peuvent aisément accepter.
Ce passage d’une économie de main-d’œuvre à une économie de savoir se voit
aussi à travers le nombre élevé d’annonces d’offres d’emploi dans les grands journaux
sollicitant des compétences de haut niveau, et ce dans un contexte marqué par un taux
de chômage très élevé. Dans cet ordre d’idée, l’on peut dire que la notion de chômage,
telle qu’on l’a conçoit traditionnellement, perd d’année en année sa signification. De
plus en plus, on compte dans les statistiques du chômage, les individus qui sont inaptes
à l’emploi, eu égard aux exigences nouvelles du système industriel en matière de
compétences.

214
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Le chômage est aussi le reflet du développement culturel de la société. Il sera


d’autant moins étendu, quel que soit le niveau de la demande, que la réponse culturelle
aux besoins du système industriel (en personnel hautement qualifié) sera meilleure. Le
caractère structurel du chômage dans les sociétés avancées, réside dans le fait qu’il
touche surtout les personnes les moins qualifiés et les travailleurs prisonniers
d’emplois et de résidences déterminées.
Ces transformations qui ont connu une accélération rapide depuis la fin des
années soixante-dix ne sont, pour ainsi dire pas tout à fait récentes. Les premiers
signes sont apparus dés le début des années soixante. A l’époque, J.K.Galbraith
annonçait déjà que « les conflits sociaux et les passions d’une collectivité quelle
qu’elle soit, sont des indices très révélateurs de sa nature. Lorsque le capital était la clé
du succès économique, l’affrontement social avait pour protagoniste, le riche et le
pauvre […] plus récemment, c’est l’éducation qui est devenue la ligne de partage »82.
Le débat qui agite actuellement les milieux universitaires et politiques
occidentaux et porte sur la place que doivent occuper la production et l’emploi dans
l’économie, s’inscrit en fin de compte, en prolongement de cette transformation.
Certains se demandent en effet, s’il suffit, dans un pays développé, que ses entreprises
assurent sur place la technologie, la conception et le marketing des produits pour que
cela constitue une véritable base industrielle ou doivent-elles réaliser aussi la
fabrication ? Il est clair que ce débat oppose d’un coté ceux qui, à travers l’argument
de la primauté de la productivité et de la production sur l’emploi, défendent avant tout
les intérêts des firmes, et ceux qui soutiennent le contraire pour défendre les intérêts de
la main-d’œuvre de production. Mais plus fondamentalement encore, ce débat a pour
toile de fond la signification du concept de la nation et la révision du rôle de L’Etat.
En tout état de cause, les prolétaires aux cols bleus sont indéniablement les
grands perdants dans le monde qui a émergé des grandes transformations qui ont
caractérisé notre époque. En 1944, Karl Polanyi faisait paraître un livre dont
l’influence a été considérable, et dont la résonance très grande. Jouissant d’une grande
notoriété intellectuelle, Polanyi maniait des outils différents de ceux de Marx,
essentiellement, et cherchait à écrire, sinon contre le marxisme, du moins en dehors de
lui, en s’intéressant à la genèse du système économique capitaliste. Il s’agissait
également pour lui de démystifier les idées fondatrices du libéralisme, en particulier le
caractère « naturel », donné de toute éternité, du marché. Pour Polanyi, le système qui
avait réussi à s’imposer au cours des premières décennies du XIXe siècle, loin
d’être naturel, était au contraire le premier dans l’histoire à avoir prétendu assurer la
satisfaction des besoins élémentaires de l’humanité en constituant la sphère
économique comme une sphère autonome et en instaurant la toute puissance des
mécanismes abstraits et impersonnels d’un marché supposé autorégulateur 83 .
S’appuyant sur les travaux d’anthropologues du début du siècle (Bronislaw
Malinovski et Richard Thurnswald notamment), Polanyi montre que, jusqu’à la
révolution industrielle, l’institution du marché, bien qu’elle même fort ancienne, n’a
joué qu’un rôle secondaire dans la vie économique des différentes civilisations. Le
propre des sociétés précapitalistes, du point de vue de l’organisation économique, est
en effet que l’économie n’y existe pas en tant que sphère autonome mais se trouve
systématiquement encastrée dans les relations sociales. En d’autres termes, le système
économique, dans ses dimensions de production et de répartition du produit, est géré

215
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

non en fonction d’une rationalité individuelle fondée sur la quête du gain, mais selon
des mobiles non économiques, au premier rang desquels, figurent les relations de
parenté et les représentations religieuses. Pour Polanyi, la découverte la plus
marquante de la recherche historique et anthropologique récente est que les relations
sociales de l’homme englobe, en règle générale son économie. L’homme agit de
manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais
de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il
n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin84.
Contrairement aux assertions d’Adam Smith, en lieu et place d’une prédilection
présumée de l’individu pour l’échange ou le troc, on trouve dans la plupart des
civilisations une aversion marquée pour les actes ouvertement fondés sur
l’intéressement. S’ils n’ignoraient pas le marché, les premiers empires de l’Antiquité
et les sociétés primitives qui les ont précédées étaient généralement organisés selon
des principes différents, fondés sur la réciprocité, la redistribution et l’autarcie. La
réciprocité, caractéristiques de nombreuses sociétés primitives, signifie que les actes
économiques s’inscrivent dans une chaîne de dons et de contre-dons réciproques, qui à
long terme, s’équilibrent avantageant de la même façon chacune des parties
concernées. La redistribution, qui est au cœur de l’organisation économique des
empires en Mésopotamie, Egypte, Chine, Inde, Perse, en Amérique précolombienne
s’effectue par centralisation et stockage de la production, qui est ensuite répartie entre
les membres de la société selon les principes qui lui sont propres.
Selon ces travaux anthropologiques, dans les sociétés et les civilisations pré
capitalistes, l’organisation du travail collectif sur une large échelle témoigne de
l’existence d’une division poussée du travail qui est totalement déconnectée de
l’émergence d’une économie marchande. La formation de surplus que cette division du
travail permet, ne débouche pas sur l’essor d’une sphère marchande, mais sur la
réalisation de grands travaux d’infrastructures (systèmes d’irrigation, par exemple) et
de prodiges architecturaux à finalité souvent religieuses (ziggourats mésopotamiennes,
pyramides égyptiennes, temples mayas…)
Le livre de Polanyi est une tentative d’explication des drames majeurs qui ont
agité l’histoire de l’humanité durant la première moitié du XXe siècle. Pour lui, les
deux guerres mondiales marquent en effet la fin de la civilisation occidentale. Comme
il le dit lui-même : « La civilisation du XIXe siècle s’est effondrée. Ce livre traite des
origines politiques et économiques de cet événement, ainsi que de la grande
transformation qu’il a provoquée »85. Pour Polanyi, la civilisation du XIXe siècle s’est
effondrée avec la chute des institutions sur lesquelles elle reposait. Ces institutions
sont ; Le système de l’équilibre des puissances qui, un siècle durant, empêcha que
survienne entre les grandes puissances toute guerre longue et destructrice ; l’étalon or
international, symbole d’une organisation unique de l’économie mondiale ; le marché
autorégulateur qui produisit un bien être matériel jusque là insoupçonnée ; L’Etat
libéral.
Parmi ces institutions, l’étalon-or est celui dont l’importance a été reconnue
comme décisive ; sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe. « Mais la source et
la matrice du système, c’est le marché autorégulateur ; ce fut cette innovation qui
donna naissance à une civilisation particulière. L’étalon or fut purement et simplement
une tentative pour étendre au domaine international le système du marché intérieur ; le

216
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

système de l’équilibre des puissances fut une superstructure édifiée sur l’étalon or et
fonctionnant en partie grâce à lui, et L’Etat libéral fut lui-même une création du
marché autorégulateur. C’est dans les lois qui gouvernent l’économie de marché que
l’on trouve la clé du système institutionnel du XIXe siècle »86. La civilisation du XIXe
siècle fut unique précisément en ce qu’elle reposait sur un mécanisme institutionnel
déterminé. La production est l’interaction de l’homme et de la nature ; si ce processus
doit être organisé par l’intermédiaire d’un mécanisme régulateur de troc et d’échange,
il faut alors faire entrer l’homme et la nature dans son orbite ; ils doivent être soumis à
l’offre et à la demande c’est-à-dire traités comme des marchandises, comme des biens
produits pour la vente.
Tel était précisément le cas dans un système de marché. De l’homme (sous le
nom de travail), de la nature (sous le nom de terre), on « faisait des disponibilités, des
choses prêtes pour le négoce ; on pourrait acheter et vendre universellement, à un prix
appelé salaire, l’usage de la force de travail, et à un prix appelé rente ou loyer,
l’utilisation de la terre [...] et l’offre et la demande étaient réglées pour chacun d’eux
par le niveau des salaires et des rentes respectivement ». K. Polanyi nous dit qu’on ne
peut pas pleinement saisir la nature de l’économie de marché si on ne conçoit pas bien
quel est l’effet de la machine sur une société commerciale. Ce n’est pas d’affirmer que
la machine fut la cause de tous les changements, mais d’insister sur le fait qu’une fois
que des machines et des installations complexes avaient été utilisées en vue de la
production dans une société commerciale, l’idée d’un marché autorégulateur ne
pouvait que prendre forme. En effet, tant que la machine ne fut qu’un outil peu
coûteux et peu spécialisé, la situation resta la même. Mais plus la production
industrielle se compliquait, plus nombreux étaient les éléments de l’industrie dont il
fallait garantir la fourniture. Trois d’entre eux étaient naturellement d’une importance
primordiale : le travail, la terre et la monnaie. Dans une société commerciale, leur offre
ne pouvait être organisée que d’une seule manière : on devait pouvoir les acheter.
L’extension du mécanisme du marché aux éléments de l’industrie – travail, terre et
monnaie – fut la conséquence inévitable de l’introduction du système de la fabrique
dans une société commerciale. Il fallait que ces éléments fussent mis en vente. Cela
signifie que la production industrielle cessa d’être un élément secondaire du
commerce, que le marchant avait organisé comme une entreprise d’achat et de vente ;
elle impliquait désormais un investissement à long terme, avec les risques que la chose
comporte. Ces risques n’étaient supportables que si la continuité de la production était
raisonnablement assurée.
Dans l’optique anthropologique que défend Polanyi, permettre au mécanisme du
marché de diriger seul le sort des être humains et de leur milieu naturel et même, en
fait, du montant et l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire
la société. Car « la prétendue marchandise qui a pour nom « force de travail » ne peut
être bousculée, employée à tort et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit
également affecté l’individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise
particulière. En disposant de la force de travail d’un homme, le système disposerait
d’ailleurs de l’entité physique, psychologique et morale « homme » qui s’attache à
cette force. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres
humains périraient. Ainsi exposés à la société, ils mourraient, victimes d’une

217
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et


l’inanition. »87.
L’instauration de l’économie de marché a donc engendré une séparation entre la
sphère sociale et la sphère économique ; et le travail humain est devenu une simple
marchandise soumise aux lois du marché. Cette désolidarisation entre sphère sociale et
sphère économique a ôté à l’homme le cadre de solidarité sociale qui, autrefois, lui
assurait un minimum de sécurité matérielle et morale.
Pour Polanyi, le nazisme représentait l’aboutissement des dérives du système.
Son livre se termine cependant sur un grand espoir. Alors que les convulsions de la
Seconde guerre mondiale touchaient à leur fin, Polanyi croyait pouvoir annoncer, sur
la base du Keynésianisme et du « new deal » mais aussi de certains mécanismes de
l’économie de pénurie de la guerre, le début d’une nouvelle époque. Celle-ci allait voir
la ré-appropriation de l’économie par la société et sa subordination à elle. Il disait à ce
sujet : « A l’intérieur des nations, nous assistons à une évolution : le système
économique cesse de déterminer la loi de la société et la primauté de la société sur ce
système est assurée. Cette évolution peut se produire de toutes sortes de manières […]
Mais le résultat est le même pour tous : le système de marché ne sera plus
autorégulateur, même en principe, puisqu’il ne comprendra ni le travail, ni la terre, ni
l’argent »88. Ainsi, Polanyi pensait voir l’amorce d’une reprise de contrôle des
mécanismes du marché par la société dans les trois domaines clefs où il lui semblait
particulièrement urgent de « renverser la fiction de la marchandise » à savoir le travail
des hommes, les usages faits de la terre et enfin, la monnaie.
Plus de cinquante ans plus tard, F. Chesnais pense que nous sommes aux
antipodes des espoirs de Polanyi. Le triomphe de la « marchandisation » est pour
l’instant total, plus complet qu’il ne l’a jamais été à aucun moment du passé. Le travail
a plus que jamais le statut de marchandise, dont la valeur marchande a été dévalorisée
de surcroît par le progrès technique et qui a vu la capacité de négociation de ses
détenteurs diminué toujours plus face aux entreprises ou aux particuliers fortunés,
susceptibles d’en acheter l’usage. Les législations que les grandes luttes sociales et les
menaces de révolution sociale avaient permit d’établir autour de l’emploi du travail
salarié ont volé en éclats et « les idéologues néo-libéraux s’impatientent qu’ils en
restent encore des débris. »89. En somme, les progrès dans ce domaine dans lesquels
Polanyi voyait une ré-appropriation de l’économie par la société, n’ont pas été
irréversibles.
L’accentuation de la marchandisation de la force de travail ouvrière, conjuguée
au développement des transports et à la baisse considérable de leurs coûts (-4% en
moyenne annuelle) a ôté à celle-ci toute spécificité nationale. Les services de la
production courante, du fait qu’ils ne requièrent pas une formation de haut niveau, sont
disponibles partout dans le monde, de la même manière. Les décisions
d’investissement et d’implantation des sites de production sont alors motivées par la
recherche des plus bas coûts de la production. Et à mesure que baissent les coûts d
transport des produits standards et de l’information qui les concernent, les marges de
profit sur la production de masse se rétrécissent en l’absence de barrières à l’entrée.
Les usines modernes et les machines les plus récentes peuvent être installées presque
partout dans le monde. Les travailleurs routiniers (de la fabrication) dans les pays à
hauts salaires sont de ce fait en concurrence directe avec des centaines d’autres

218
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

travailleurs routiniers dans le monde. Ces derniers n’hésiteront pas un instant à


accepter de faire le même travail (mais dans des conditions beaucoup plus pénibles)
pour une petite fraction que les travailleurs routiniers reçoivent aux Etats-Unis, en
Europe et au Japon. Les conséquences sont très claires pour les industries lourdes
traditionnelles : la production de masse standardisée se dirige inéluctablement là où le
travail est le moins cher et le plus accessible.
La recherche de coûts salariaux toujours plus bas ne se limite pas à l’industrie
lourde. Le traitement courant de données peut, lui aussi, être effectué n’importe où.
Des opérateurs de saisie travaillant partout dans le monde peuvent entrer des données
dans des ordinateurs et les transmettre instantanément via un réseau très dense de
satellites. De ce fait ceux qui, dans les pays à hauts salaires, sont chargés du traitement
courant de l’information subissent la concurrence toujours plus directe de leurs
équivalents à l’étranger, qui sont tout à fait désireux de travailler pour une
rémunération beaucoup plus faible. Ainsi, New York Life Insurance Compagny envoie
des déclarations de sinistrés à Castleisland, en Irlande ; des travailleurs routiniers,
guidés par des indications simples, les saisissent, calculent les indemnités, et renvoient
immédiatement les résultats aux Etats-Unis. Le déclin des emplois de production
courante a affecté les emplois de maîtrise et d’encadrement impliquant un travail de
routine. Aux Etats-Unis, entre 1981 et 1986, plus de 780 000 contremaîtres et cadres
moyens ont perdu leur emploi à la suite d’une fermeture d’usine ou d’un licenciement.
En fait, cette situation marque la fin du compromis national qui liait du temps du
système de production de masse standardisée, les dirigeants d’entreprises aux
travailleurs en cols bleus via leurs syndicats. Ce compromis stipulait que les syndicats
abandonneraient leurs revendications de droit de regard sur la gestion des entreprises
en contrepartie de rémunérations plus conséquentes et des conditions de travail
améliorées. A dire vrai, les chefs d’entreprises n’avaient rien à perdre dans ce « deal ».
Dans le système de production de masse standardisée, le cadre de régulation
économique coïncidait avec l’espace national ou presque. La production, la répartition
et l’accumulation étaient intimement liées et formaient, à l’échelle nationale, les trois
phases successives d’un processus circulaire de croissance autocentrée 90. La
production allait la main dans la main avec la consommation ; les salaires des ouvriers,
relativement élevés et bien protégés, servaient justement à cet effet. Après tout, qui
d’autre que les ouvriers de la production courante pouvait acheter tous les produits
standardisés sortant des usines.
Ainsi, durant la plus grande partie de l’après-guerre, au moins jusqu’au milieu
des années soixante-dix, les salaires des américains, à différents niveaux de revenus,
s’élevaient à peu près au même rythme, environ 2,5 à 3% par an. Pendant ce temps,
l’écart entre les salariés au sommet et au bas de l’échelle se réduisait régulièrement, en
partie en raison de l’influence favorable des grandes firmes et des syndicats, qui
poussaient les bas salaires et freinaient la hausse au sommet. Par ailleurs, la sphère
internationale, quoique importante en termes de chiffres du commerce international,
est restée dans des proportions limitées par rapport au PIB.
Aujourd’hui, la situation a changé de façon radicale ; les salaires des ouvriers ne
sont plus considérés comme un important potentiel de pouvoir d’achat, mais bien
plutôt comme des coûts qu’il faut comprimer au maximum. En 1990, le gain horaire
moyen des ouvriers américains est bien plus bas que dans n’importe quelle année

219
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

depuis 1965 (en tenant compte de l’inflation). Cette transformation s’explique en


majeure partie par le processus de dissolution de la grande firme de production de
masse standardisée et son éclatement en firme-réseau mondial. Au fur et à mesure de
cette mutation le pouvoir d’achat des salariés nationaux devient beaucoup moins
essentiel pour la survie de cette firme ; celle-ci vendant de plus en plus ses produits
dans l’ensemble du monde. En outre, la firme-réseau emploie de moins en moins
d’ouvriers, ce qui fait qu’un nombre croissant de subordonnés sont des étrangers.
Par ailleurs, les firmes appartenant à des étrangers embauchent des nationaux
pour effectuer de la production courante. Les autorités locales dans les pays
occidentaux s’efforcent d’attirer le maximum d’investisseurs étrangers pour diminuer
un peu le nombre de chômeurs. Elles recourent pour cela à des promesses
d’exonérations fiscales et de nouveaux équipements publics assez larges pour ne pas
peser sur l’équilibre budgétaire de la collectivité. Mais dans les cas où des usines
arrivent à voir le jour, le processus de production est si automatisé que le nombre
d’emplois de production courante est très bas. Ces derniers représentent toujours une
faible part du coût de production pour la majeure partie des produits fabriqués dans les
pays à hauts salaires. Un haut responsable américain s’est adressé aux responsables
locaux pour attirer leur attention sur le disproportionnement entre les largesses qu’ils
accordent aux investisseurs étrangers et les dividendes qu’ils en retirent en leur disant :
« Messieurs les gouverneurs et les maires, prenez note : vos usines étrangères,
auxquelles vous faites tant de publicité, emploient un nombre désespérément faible de
vos électeurs ».

Le tableau que nous venons de dresser concernant la situation de la main-


d’œuvre de production courante traduit une réalité qui ne concerne pas quelques
secteurs de pointe seulement, mais affecte la totalité des activités. Cela s’est traduit par
trois ruptures essentielles :
1- La production de richesse déplace son centre de gravité de l’activité productrice à
la création ;
2- Les transactions de toutes natures et les liens qui en résultent ont tendance à
s’imposer comme principaux générateurs de la valeur ajoutée ;
3- La mutation en cours se traduit également par un renversement de la hiérarchie des
actifs ; les actifs déterminants sont immatériels.

Ces ruptures marquent la fin du travail comme centre de l’activité humaine en


tant que conséquence évidente de la fin d’une économie de production. En fait, le
travail est la forme que prit l’activité économique à l’époque industrielle. Elle se
structure autour de l’acte de production avec ses contraintes de temps, de rythme
collectif, de poste ou de fonction strictement délimitée. La naissance d’une économie
de création et de conception dans laquelle il n’y a plus rien à faire mais beaucoup à
concevoir rend inopérantes les formes traditionnelles d’activité. Aujourd’hui, le
travail dans sa structure rigide, est un obstacle à la dynamique économique. Certains
auteurs à l’instar de P. Drucker en arrivent carrément à se demander si le travail est
toujours un actif.

220
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

A partir de là, la question de la délocalisation prend alors une signification


nouvelle lorsqu’on l’examine à partir de l’hypothèse du renversement du rapport entre
production et conception. Ce phénomène est classiquement analysé comme le résultat
de considérables différentiels de coût de main-d’œuvre. Or, selon la nouvelle
approche, l’origine de la délocalisation est le fruit d’un conflit entre les nouvelles
formes de l’économie fondées sur la création et les formes traditionnelles fondées sur
le travail. Le travail n’est plus capable de concurrencer les formes de production
nouvelles dans les pays avancés. C’est pourquoi il se réfugie dans les pays à faible
coût demain-d’œuvre. Mais la délocalisation n’est que l’utilisation d’un avantage
tactique et temporaire. L’instabilité géographique du travail délocalisé est révélatrice
du caractère provisoire du phénomène. Globalement, le travail ne peut plus
concurrencer la création. On n’en a pour preuve la santé économique des entreprises
de secteurs comme le textile fortement touchés par la délocalisation. Ceux qui
« gagnent » investissent dans la conception (mode, technologies, image automation,
etc.) et n’ont pas besoin de délocaliser.

Le but de cette section est de montrer que le marché mondial du travail connaît à
la faveur du processus de globalisation économique un mouvement d’intégration
accrue constituant les prémices d’une certaine forme de son unification. Ce processus
d’intégration procède d’un double mouvement. D’une part, il s’agit du resserrement
des liens entre les travailleurs du savoir à travers les liaisons qu’ils tissent entre eux au
sein des multiples réseaux internationaux qui les emploient. Le fait que le travail de
cette catégorie consiste à « manipuler des symboles » fait que son acheminement d’un
endroit à un autre de la planète se fait sans entrave grâce aux moyens de
communication et d’information ultramodernes qui sont mis à leur disposition.
Pour les travailleurs du savoir, membres des réseaux mondiaux des firmes, le
problème ne se pose pas en terme de déplacement physique ; l’essentiel n’est pas tant
la facilité qu’ils ont à se déplacer librement d’un pays à l’autre. Le plus important est
que les idées qu’ils développent pour identifier les problèmes et les résoudre circulent
librement. Et lorsque cela s’avère nécessaire, les travailleurs du savoir jouissent
généralement d’une mobilité géographique relativement importante, en tous les cas,
plus importante que celle de n’importe quelle autre catégorie professionnelle.
Quoiqu’il en soit, les réseaux mondiaux d’entreprises, de par leur organisation interne
qui transcende les frontières entre les pays, arrivent sans grande difficulté à rassembler
toutes les compétences dont ils ont besoin. Leur grande mobilité compense dans une
large mesure la relative immobilité des personnels qu’ils emploient. L’élargissement et
l’approfondissement du processus de globalisation qui sous-tend cette dynamique
d’intégration aboutiront à la création par les firmes mondiales d’un espace interne
unifié, intégré et de libre circulation pour le travail à fort contenu de savoir et
d’information.
D’autre part, nous l’avons déjà noté, en ce qui concerne le travail routinier de la
production courante, le processus de restructuration des entreprises engagé à la suite
de la crise des années 1970 s’était traduit (pour ne pas dire avait pour objectif) par la
dissolution des liens organiques entre les cadres et les dirigeants d’entreprises, d’une

221
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

part, et la main-d’œuvre ouvrière, d’autre part. Dans un environnement plus


concurrentiel que jamais, où le travail dans sa structure rigide était devenu un obstacle
à la dynamique économique, les premiers ont jugé bon pour leurs intérêts propres et
pour ceux de leurs firmes de se « délester » des cols bleus de la production de masse
standardisée. Les firmes réseaux issues de ce processus, dit d’élagage, emploient un
nombre relativement limité de travailleurs appartenant à cette catégorie. Leurs
dirigeants considèrent qu’ainsi, ils sont en meilleure posture pour affronter plus
efficacement encore la concurrence étrangère. Cette transformation s’est faîte au
détriment de la main-d’œuvre de production courante : le caractère « marchandise » du
travail s’est renforcé, sa valeur a baissé et le poids politique et économique de ses
détenteurs a considérablement diminué. Le renforcement du caractère marchandise du
travail le rendrait un bien banalisé parce que disponible en quantités pléthoriques dans
l’ensemble du monde. Du point de vue de la capacité à être embauché par une firme
pour effectuer de la production courante, rien en effet ne distingue un ouvrier
américain, allemand ou japonais de leurs homologues chinois, mexicain ou tunisien.
Cette situation permet aux réseaux mondiaux de réaliser des économies substantielles
sur les coûts de production en transférant les sites de fabrication dans les régions à
faible coût de main- d’œuvre. Le mouvement de globalisation a pour effet notable de
démanteler les barrières qui maintenaient les économies nationales relativement
indépendantes les unes des autres. En dépit de l’internationalisation croissante des
grandes économies dans la période de l’après-guerre, le phénomène n’a pas débordé
du cadre d’un système de l’économie mondiale formé par des économies nationales
fortement introverties et peu ouvertes sur l’extérieur . Le compromis national élaboré
par le patronat et les grands syndicats avec le soutien de l’Etat-providence garantissait
une régulation macro-économique plutôt efficace et assurait aux travailleurs une
protection assez importante des aléas de la concurrence étrangère.
Mais ce temps là est bel et bien révolu. Les travailleurs de la production courante
tout comme les travailleurs du savoir font face à une vive concurrence de la part de
leurs homologues étrangers du reste du monde. Mais la façon de s’y prendre de
chacune de ces catégories est diamétralement opposée à celle de l’autre. Les
travailleurs du savoir dans les pays riches ont les compétences et les moyens leur
permettant de faire face à cette concurrence de façon active et dynamique, tandis que
les travailleurs de la production courante ne font que la subir. Ces derniers, à l’inverse
des premiers, rencontrent plus d’échec que de succès.
Le travail de manipulation des signaux et des symboles scientifiques,
économiques et culturels, d’une part, et le travail de la production courante, d’autre
part, se négocient au sein d’un marché mondial de plus en plus intégré dans la mesure
où les barrières nationales qui subdivisaient ce marché et y limitaient la concurrence
ont été levées pour la plupart. Notre façon d’envisager l’accroissement de l’intégration
du marché du travail à l’échelle internationale est très différente de celle de Samir
Amin par exemple. Ce dernier considère que l’expansion du système capitaliste a été
fondée sur l’intégration simultanée, dans le cadre d’Etats-Nations régulés », de trois
marchés : « celui des marchandises, celui du capital et de la technologie, et celui du
travail ». Dans son mouvement de mondialisation, le capital fait voler cette intégration
en éclats, et il se garde bien de la reconstituer. Le système mondial « commence à
devenir intégré pour les marchandises ; […] il tend également à le devenir pour les

222
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

technologies ainsi que pour les techniques financières nouvelles […]. Mais il n’est pas
intégré quant au travail »91. L’auteur considère donc qu’un marché non intégré dans
cette troisième dimension permet aux firmes d’exploiter à leur guise les différences de
rémunération du travail d’une région à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un continent à
l’autre. En fait, il serait plus correct de dire : intégré quant au prix de vente de la force
de travail. En fait cette approche est sujette à caution tant elle assimile une plus grande
intégration du travail à une hausse certaine et durable des rémunérations offertes par
les grandes firmes mondiales aux travailleurs les moins bien payés dans les pays non-
triadiques. Or, à moins de supposer que l’intégration du travail passe par la mobilité
parfaite de la force de travail (une hypothèse difficilement envisageable), S. Amin
semble défendre l’idée que cette intégration découle de la mise en œuvre d’un
processus permanent de convergence des régimes institutionnels régissant la
rémunération de la force de travail à travers les pays (législation du travail,
conventions salariales nationales). Il est à se demander alors en quoi les grandes firmes
mondiales peuvent-elles faire échouer ce processus de convergence ?
En fait, il y a une grande vérité à dire que la législation du travail et les
conditions salariales nationales ne font qu’entériner le rapport de force entre capital et
travail. Ce rapport de force reflète l’offre et la demande de main-d’œuvre et c’est la loi
de l’offre et de la demande qui détermine en dernier ressort le niveau général de
rémunération du travail
Ainsi, les firmes mondiales mettent à profit l’offre pléthorique de main-d’œuvre
et leur mobilité relative pour mettre en concurrence l’offre de main-d’œuvre d’un pays
à l’autre. Nous pensons que c’est là en effet que réside la signification profonde du
mouvement d’intégration du travail à l’échelle mondiale : les travailleurs routiniers
sont actuellement en concurrence directe à travers tous les pays, alors qu’auparavant,
du temps des périodes d’internationalisation et de multinationalisation, cette
concurrence se déroulait pour l’essentiel à l’intérieur des frontières nationales. Ce sont
les groupes industriels qui en se réorganisant en réseaux mondiaux ont pu atteindre cet
objectif.
Comprise dans ce sens, les firmes mondiales s’efforcent d’atteindre une plus
grande intégration plutôt qu’elle ne tente de la faire éclater. C’est à l’intérieur de
l’espace de mise en valeur des firmes que s’opère cette intégration et non pas entre des
entités territoriales séparées. Ne pas prendre en considération ce rôle des grandes
firmes mondiales, c’est ne pas admettre que les ensembles économiques ne coïncident
pas toujours avec les espaces nationaux, et que de plus en plus souvent, les premiers
englobent plusieurs des seconds. Actuellement, dans les pays de la triade, les firmes ne
constituent pas les entités qui, jadis, jouaient le rôle d’intermédiaires entre les
nationaux et l’économie mondiale. Les firmes et les secteurs industriels ont cessé
d’exister sous une forme qui permette de les distinguer, d’une manière significative, du
reste de l’économie mondiale
Ainsi, l’examen du réseau mondial fait ressortir chaque fois le même schéma : la
production de masse standardisée est localisée principalement dans les pays où les
salaires sont bas (excepté quand l’assemblage doit se faire dans les pays à hauts
salaires où le produit final sera vendu, soit parce qu’il est moins cher d’y réaliser cet
assemblage, soit pour contourner des barrières protectionnistes) ; la résolution et
l’identification de problèmes, ainsi que le management se situent partout dans le

223
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

monde où des compétences utiles peuvent être trouvées. Telle est l’entreprise mondiale
de production personnalisée ; elle évolue vers un partenariat international de personnes
dont les compétences sont combinées les unes avec les autres, et qui passent des
contrats avec des travailleurs non qualifiés partout dans le monde pour toute la
production de masse standardisée.
Finalement, dans la firme qui pratique une stratégie de globalisation, la
simultanéité, c’est–à-dire le temps, prime sur la distance, le niveau d’information des
acteurs sur leur proximité géographique.

II - Vers un nouveau paradigme

Il nous semble juste de dire que les analyses en termes de globalisation


économique constituent un des résultats majeurs des réflexions menées depuis la fin
des années 1970 sur la notion d’économie mondiale. Ces analyses furent avant tout, la
quête d’un nouveau paradigme. Cette réflexion répondait à l’exigence d’un cadre
analytique nouveau, qui s’imposait pour appréhender l’émergence d’une réalité
nouvelle : un économie mondiale distincte de l’économie internationale. Le commun
dénominateur des travaux cherchant à cette époque à aller dans cette direction – ceux
de Pallois, de W. Andreff, de P. Dockes et de M. Humbert – était constitué par
l’ambition de replacer la multinationalisation des firmes dans la « dynamique
grandiose » du capitalisme. Au total, très schématiquement, ces auteurs mettaient
surtout l’accent sur la « dimension spatiale » conçue comme extension du mode de
production capitaliste. La tentative de R. Vernon de dynamiser la théorie des échanges
par l’introduction du cycle international du produit, allait dans le même sens.
C’est par rapport à cette problématique qu’il convient de comparer les éléments
constitutifs du phénomène de globalisation économique. Aujourd’hui, le qualificatif
« global » fait fureur dans les écrits économiques consacrés à la réalité internationale .
Depuis le début de la décennie, il est devenu courant d’accoler le mot global à la
finance, à la stratégie des firmes, aux industries, à la concurrence. En dépit du flou qui
entoure l’utilisation de ce terme, celui-ci ne désigne pas moins une réalité nouvelle
mais confusément perçue. La notion de globalisation se situe dans le prolongement des
analyses de la multinationalisation dont elle constitue pour certains auteurs une
nouvelle étape. Alors que la multinationalisation aurait été une caractéristique des
années 1960 et d’une grande partie des années 1970, la globalisation correspondrait
aux transformations survenues au cours de l’actuelle décennie.

La globalisation est un phénomène nouveau.

La globalisation de l’économie est généralement considérée comme une des


dimensions du mouvement en cours de reconfiguration du monde et de «la
globalisation de l’univers humain ». Dans une perspective plus large, le « monde
global » est le résultat de profonds changements intervenus dans les domaines de
l’économie et de la société partout dans le monde. Aujourd’hui, le marché global est
en train de mettre un terme aux économies nationales et aux capitalismes nationaux en
tant que les plus pertinents instruments de l’organisation et de la gestion de la

224
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

production et de la distribution du bien-être. Cela pose la question de savoir en quoi la


globalisation est un processus différent de l’internationalisation et de la
multinationalisation.

Globalisation, internationalisation et multinationalisation

L’internationalisation de l’économie se réfère à l’ensemble des flux d’échanges


de matières premières, produits finis et intermédiaires, services, argent et idées entre
deux ou plus de pays. Les statistiques sur le commerce (importations et exportations)
et les mouvements de population constituent les plus importants instruments de mesure
et de contrôle de la nature, de l’étendue et la direction de l’internationalisation.
Des siècles durant, les peuples ont échangé des biens et des services à travers les
nations et se sont déplacés d’un pays à l’autre, d’une manière pacifique ou violente.
Dans le capitalisme moderne, l’internationalisation prend forme à travers les conquêtes
coloniales et la montée du mercantilisme. Les formes et les degrés
d’internationalisation ont varié à travers le temps en liaison avec le déclin d’anciennes
puissances et l’émergence de nouvelles puissances ayant des intérêts et des stratégies
différentes.
A l’inverse, la multinationalisation de l’économie est fondamentalement
caractérisée par le transfert des ressources, notamment le capital et, à un degré
moindre, le travail, d’une économie à une autre. Une forme typique de
multinationalisation de l’économie est la création par une firme de capacités de
production dans un autre pays. Une firme multinationale est une entreprise dont les
activités sont graduellement élargies par des implantations dans d’autres pays.
Du fait que les entreprises sont considérées par les pays étrangers comme de
puissants et influents acteurs économiques, et qu’on les soupçonne de pouvoir
contrôler l’économie du pays hôte, la multinationalisation, à l’inverse de
l’internationalisation, provoque souvent de violentes réactions nationalistes, politiques
et culturelles contre la présence de firmes appartenant à des étrangers. Le
protectionnisme économique a souvent été dirigé contre la présence stratégique de
firmes multinationales, notamment d’origine américaine. Aujourd’hui, c’est le tour des
japonais d’être la cible de cette phobie. Les Etats-Unis et de nombreux pays européens
et asiatiques ne cachent pas leurs inquiétudes quant à la pénétration rapide par les
firmes japonaises de secteurs importants de leurs économies.
En comparaison, la globalisation des économies est un phénomène beaucoup plus
récent et, par conséquent, ses formes et sa substance sont plus difficiles à saisir.
L’accueil relativement favorable dont jouit le phénomène de globalisation par un
nombre croissant de personnes n’est pas un effet de mode seulement. Il exprime le
besoin de comprendre des processus que les concepts traditionnels n’arrivent plus à
expliquer de façon satisfaisante. A cet égard, l’analyse du phénomène de globalisation
doit être placée dans le prolongement de la révision du paradigme de l’économie
internationale rendue nécessaire par le développement de la multinationalisation des
firmes. Dans l’un et l’autre cas, il faut être en mesure de tenir compte des activités
d’acteurs dont les stratégies et les formes d’organisation débordent le cadre des Etats-
nations. En tout état de cause, il est possible de cerner les caractéristiques de la

225
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

globalisation autour de trois thèmes définis en rupture avec le modèle des échanges
internationaux : la globalisation est un phénomène multidimensionnel et transnational
qui se développe dans un contexte de déréglementation.

1- La globalisation, un phénomène multidimensionnel

La nécessité de sortir du paradigme de l’économie internationale pour rendre


compte théoriquement des multinationales a conduit à abandonner la dimension
exclusive des échanges. La globalisation constitue une étape supplémentaire en termes
de complexité de l’économie mondiale. Elle se réfère de façon plus ou moins explicite
à une combinatoire des formes.

a- La rupture avec le paradigme traditionnel

Si l’on se réfère au cadre analytique construit sur la base de la théorie


Ricardienne des avantages comparatifs et du modèle nèo-classique de Hecksher-Ohlin-
Samuelson (HOS), l’économie internationale est réduite aux flux de biens et services
échangés entre les Etats-nations. Dans la mesure où la croissance multinationale des
firmes s’accompagne généralement de flux d’investissements directs et autres
mouvements internationaux de capitaux, il n’était plus possible de rester dans le cadre
de la théorie pure de l’échange international. L’acteur principal de ce bouleversement
est la firme multinationale ; elle met en place des structures organisationnelles
spécifiques qui permettent une intégration étroite de l’activité de ses différentes
filiales. En conséquence, une proportion notable des échanges commerciaux et une
part variable, selon les pays, mais de moins en moins négligeable, des systèmes
productifs nationaux ainsi que des transferts de technologie et des mouvements de
capitaux font partie intégrante de l’espace de la multinationale, de son « marché
interne ».
C’est par rapport à cette analyse, devenue classique, qu’il convient d’apprécier
l’originalité de la notion de globalisation.

b- La combinatoire globale

La référence à une forme globale retient indiscutablement la caractéristique de


multidimensionalité définie plus haut. Mais elle y ajoute une détermination
supplémentaire, de façon généralement implicite : celle de combinaison entre les
différentes modalités de la mondialisation. Cette caractéristique recouvre deux aspects
distincts.
En premier lieu, il s’agit d’insister sur l’interdépendance des différents niveaux
de la mondialisation. Ainsi, les flux d’investissements directs induisent des
exportations en provenance du pays émetteur qui sont accompagnés de transferts de
technologie et de savoir-faire ainsi que des mouvements de capitaux. Des
interconnexions du même type pourraient être enregistrées en partant d’une autre
modalité que l’investissement direct. Il en résulte au niveau opérationnel une
conséquence intéressante : la compétitivité est globale dans la mesure où elle exige la
mobilisation d’un ensemble de compétences. La compétitivité d’une firme dépend

226
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

donc de plus en plus des effets de synergie nés d’une constellation de savoirs
spécialisés – industriels, financiers, technologiques, commerciaux, culturels – dont
l’ensemble où la combinaison est supérieure à la somme des parties.
En second lieu, l’approche globale renvoie à des effets encore plus inattendus par
rapport aux conceptions traditionnelles. Des combinatoires nouvelles de savoirs
techniques font apparaître des innovations qui brouillent les anciennes frontières entre
les disciplines, entre les spécialités.
Enfin, c’est dans le cadre des nouvelles relations entre science, technologie et
innovation que la subversion des frontières traditionnelles est la plus intense. La
nouvelle approche des relations de la science et de la technologie remet aussi en
question la séquence linéaire amont-aval allant de la recherche fondamentale au
développement du produit et sa mise sur le marché.

Pour conclure ce point, le qualificatif global recouvre dans le champ de


l’économie mondiale l’approche multidimensionnelle qui avait fait éclater le cadre
étroit du paradigme dominant. De façon plus large, son utilisation vise à tenir compte
de façon plus ou moins confuse, de la notion de complexité qui s’inscrit en filigrane de
la pensée scientifique contemporaine. La notion de globalisation est transdisciplinaire,
transectorielle. Elle est dans sa dimension spatiale, transnationale.

2- La globalisation, un phénomène transnational

Au cœur du phénomène de la multinationalisation, il y a la reconnaissance de la


délocalisation de la production. Avec la notion de globalisation l’immédiateté du
mondial s’impose encore davantage.

a- La délocalisation multinationale

Dans l’optique de la théorie du cycle international du produit développé au


milieu des années 1960 par R. Vernon, l’investissement direct à l’étranger s’analysait
comme une stratégie des firmes pour allonger la durée de vie de leurs produits
nouveaux.
Cette tentative de dynamisation des avantages comparatifs avait une dimension
spatiale importante. Elle portait en germe l’idée d’une industrialisation progressive des
pays en développement. De nombreux auteurs croyaient déceler l’émergence d’un
« nouvel ordre économique international » qui correspondrait à une extension
planétaire du modèle des sociétés industrielles. Le plus souvent, les unités de
production installées à l’étranger étaient du type filiale-relais, c’est-à-dire qu’elles
produisaient pour le marché local (ou régional). Selon la terminologie de M. Porter,
durant les années 1960 et 1970, le domaine dominant peut-être qualifié de
« multidomestique ».
Le phénomène de la multinationalisation n’implique donc pas l’effacement des
structures nationales. D’une part, la dichotomie au sein des firmes, entre les activités
domestiques et leurs activités étrangères, entre le national et l’international, reste
toujours valide. De l’autre, la décision d’implantation était prise en considération des
caractéristiques des marchés nationaux dans la majorité des cas.

227
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

b- La stratégie planétaire

Pour beaucoup d’auteurs, la référence à la globalisation constitue une rupture


avec cette conception de la multinationale dans la mesure où elle saisit immédiatement
le marché ou l’industrie dans sa totalité planétaire. Dans cette optique, être leader pour
une firme signifie avoir la plus grande part du marché mondial d’un produit (ou
service) donné par rapport à l’ensemble des concurrents. De tels objectifs sont très
difficiles à atteindre avec une structure très diversifiée. La firme globale est donc
conduite à se concentrer sur une gamme étroite de produits où elle détient un avantage
compétitif qui lui garantit une « niche » dans le marché mondial. Pour ce type de
stratégie où le marché mondial est immédiat, il n’y a plus de place pour des stratégies
progressives d’implantation pays par pays. Il s’agit aussi de concentrer son effort sur
les marchés porteurs, c’est-à-dire ceux qui ont la demande la plus solvable. Cela
d’autant plus que la compétitivité est plus souvent fondée sur la différenciation que sur
les prix. En revanche, pour réduire les coûts, il faut rechercher les avantages de la
localisation offerts par les différents pays, sur la base d’une décomposition des
processus productifs. Les gains de productivité seront internalisés si les différentes
unités de production sont très spécialisées et étroitement reliées entre elles. Pour gérer
un tel ensemble, la structure organisationnelle de l’entreprise va être transformée. La
division internationale est abandonnée au profit d’un modèle global (ou
multidivisionnel) reposant sur des départements par régions et/ou par produits placés
directement sous le contrôle de la direction générale.
Par sa stratégie de délocalisation de la production et par ses structures
organisationnelles, la firme globale suit de plus en plus étroitement une logique
d’internationalisation. Par là, elle renforce son autonomie par rapport aux Etats-
nations. Dans cette perspective, ceux-ci ne sont plus que les porteurs de différenciation
de l’espace mondial, exploité par les firmes qui ont développé une vision
transnationale. A la différence de la stratégie de multinationalisation, les avantages
comparatifs de chaque Etat-nation ne sont plus considérés séparément, les territoires
nationaux deviennent les composantes d’un système mondial. Les observateurs se
demandent alors, comment ce système global qui a tendance à s’autonomiser, à
devenir transnational, peut s’auto-réguler.

3- Globalisation et régulation

Le processus de multinationalisation conduit à un renversement des bases de la


division internationale du travail (DIT). La globalisation pousse à l’extrême les
conséquences de cette mutation en accentuant encore l’éviction des Etats-nations pour
fonder la régulation du système sur le jeu des acteurs privés essentiellement.

228
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

a- Le renversement de la théorie de la spécialisation

Que l’on se place dans la tradition théorique Ricardienne ou néo-classique, la


spécialisation internationale est fondée sur les spécificités des Etats-nations. Les
avantages comparatifs d’un pays, qu’ils soient liés à la productivité du travail ou à la
dotation factorielle sont définis ex ante, avant l’ouverture aux échanges. L’adjonction
de la technologie à coté des autres facteurs de production n’a pas remis en cause la
logique d’un modèle qui, sur la base du libre échange, débouche sur une allocation
optimale des ressources à l’échelle mondiale.
L’introduction des agents multinationaux ne permet pas de conserver le modèle
H.O.S. D’une part, il devient nécessaire de relâcher l’hypothèse d’immobilité des
facteurs de production et à substituer la circulation des capitaux – totale ou partielle –
à la circulation des marchandises. Il en résulte une dotation factorielle variable des
Etats-nations qui ne peut plus servir de fondement à la définition de leurs avantages
comparatifs. Ceux-ci vont être déterminés, partiellement, par les multinationales elles-
mêmes en fonction de leurs propres objectifs. Les avantages comparatifs des pays se
transforment en avantages de localisation pour la firme, en fonction de sa stratégie
mondiale. D’ex ante, la spécialisation internationale est devenue ex post. En outre, les
gains entraînés par la spécialisation sont captés par la firme à travers son « marché
interne » constitué par le réseau internalisé qui relie les différentes filiales et la
maison-mère.

b- La tendance à l’autonomisation

La globalisation ne constitue pas une rupture avec la logique de la spécialisation,


mais elle va la pousser à ses limites en réduisant encore la fonction des espaces
nationaux. La multinationalisation génère des processus d’homogénéisation de
l’espace en tentant d’introduire partout les mêmes techniques de production, les
mêmes produits, la même organisation du travail, etc. Mais elle se heurte à la
survivance des disparités nationales : différences dans les taux de salaires, les taux de
change, les taux d’inflation, les taux d’intérêts, les règles institutionnelles, les cultures,
etc. La régulation du modèle multinational repose, en fin de compte, sur une
dialectique de l’homogène et du discontinu qui est géré par le principe
d’internalisation. Celui-ci permet en effet d’exploiter les différences nationales
(avantages de localisation) tout en les niant (marché interne ). Il en résulte un jeu
coopératif entre les firmes et les Etats-nations.
La globalisation va pousser à fond la tendance à l’homogénéisation tout en
tendant de restreindre au maximum les nuisances introduites par les aspérités
nationales. Les terrains de manœuvre privilégiés des agents, ce sont les zones franches
industrielles, les places financières off shore. Ils s’efforcent de déployer leurs activités
à l’abri de la protection donnée par un statut d’extraterritorialité. Dans la mesure ou
l’intervention des Etats-nations est neutralisée, la régulation de l’économie mondiale,
dans l’optique de la globalisation, va tendre à s’autonomiser. Elle va reposer presque
sur les relations entre les acteurs privés sur le marché mondial, c’est-à-dire en fin de
compte, sur la concurrence. Le jeu coopératif qui correspond au modèle multinational
est remplacé dans le modèle global par un jeu à somme nulle, celui de la compétitivité.

229
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Cependant, il n’est pas sûr que la globalisation débouche sur un modèle stable
d’autorégulation. Dès le départ, il semble possible de repérer deux vices structurels. En
premier lieu, les espoirs mis dans les capacités d’allocation optimales par le marché
interne des firmes, substitué à la DIT, reposent sur une confusion entre les niveaux
micro et macro-économique. Il est indéniable que le principe d’internalisation favorise
le calcul sur une base mondiale. Mais son cadre de validité est limité à l'espace intégré
de la firme. Pour qu’il soit possible d’effectuer une généralisation, il faudrait que le
marché interne de la firme se confonde avec le marché mondial, donc que celle-ci soit
dans une situation de monopole, dans la position d’un planificateur central. Il est
possible de mettre en doute une telle hypothèse, car, en deuxième lieu, les marchés
dans lesquels se meuvent les agents globaux sont des marchés imparfaits, de caractère
oligopolistique. Une nouvelle version de la main invisible est d’autant plus improbable
que le principe d’internalisation a pour effet de renforcer leur caractère oligopolistique.
Or, il a été démontré depuis longtemps déjà que les marchés imparfaits ne
garantissaient pas une allocation optimale des ressources.
En fin de compte, la globalisation débouche sur une accentuation de la guerre
économique entre les grandes firmes, ce qui explique l’importance centrale prise
actuellement par la notion de compétitivité dans le discours managérial.
Dans l’ancienne économie de l’Etat-Nation, les équilibres économiques étaient
jugés en référence à la dimension nationale. Ces équilibres sont maintenant reportés
sur les fonctions de la globalisation des espaces et des temps, de la correspondance des
savoirs, de la concordance des normes et des techniques. Le déploiement
d’interdépendances complexes entre un acteur économique et son milieu (marché)
influence d’une façon décisive la question de l’espace de production et la circulation
de l’information. Elles introduisent les termes d’une relativité des distances, et
participent à la « dématérialisation » des transactions.
La coexistence de deux espaces, – celui « mesurable » des distances, et celui plus
incertain que déterminent les circuits de l’information et l’appropriation du savoir –
confère toute leur complexité aux stratégies industrielles contemporaines et aux
mouvements de délocalisation. L’avantage comparatif d’une nation ne se situe plus, ni
dans ses ressources de matières premières, ni même dans ses connaissances
(transférables d’un bout de la planète à l’autre), mais dans sa flexibilité et ses capacités
de renouvellement pour mieux appréhender les changements de situation.
Un autre facteur du redimensionnement de l’espace industriel est induit par la
globalisation des marchés. Une industrie (ou un secteur d’activité) est généralement
considérée comme globale lorsque la compétitivité d’une firme située dans un pays
donné est affectée de façon significative par les positions compétitives qu’elle occupe
dans d’autres pays. Ce phénomène s’oppose à une organisation d’entreprise restreinte
à des marchés multidomestiques mais autonomes et indépendants.
Du même coup, la globalisation et l’interdépendance des facteurs économiques
redéfinissent les conditions de coopération et d’échange. L’évaluation socio-
économique de la dynamique des territoires peut-être réalisée selon deux schémas de
référence. Le premier repose sur le principe de la gravité qui stipule que la force
d’attraction entre deux lieux est directement proportionnelle à la densité de chacun
d’eux et à la distance qui les sépare. Cette conception privilégie les liens physiques et
fonde les politiques d’aménagement sur le traitement topographique de l’espace.

230
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

Organiser la circulation des marchandises et des hommes, en définissant les itinéraires


et les interconnexions. Les choix de localisation des entreprises s’effectuent en
fonction d’un programme d’optimisation des coûts de disponibilité des facteurs de
production et des capacités de distribution sur des marchés locaux ou distants.
Le second s’appuie sur les notions d’influence et de potentiel qui échappent à la
simple relation de distance et au poids relatif de la démographie. Dans cette
représentation spatiale, il n’existe plus de coïncidence automatique entre capital
productif, territoire et marché. La chaîne de dépendance ne se définit plus en fonction
d’un espace isotopique, mais selon les propriétés plus qualificatives et immatérielles.
Les réseaux d’influence s’adaptent aux possibilités des techniques de
télécommunication. L’économie contemporaine s’accomplit aujourd’hui en suivant un
processus de type neuronal, c’est-à-dire visant l’interconnexion de plusieurs pôles,
plus ou moins spécialisés. Les sociétés modernes évoluent en adoptant une stratégie de
changement permanent.
La constitution de réseaux d’entreprises, circonscrits par la diffusion ou l’accès
limité à des informations et par l’échange « réservé » de compétence, l’intensification
des complémentarités industrielles autour des logiques d’externalisation et de contrôle
vertical, pourraient encourager deux types de relations à l’espace. La première de ces
relations apparaît sous la forme de concentration (spatiale) industrielle à l’intérieur de
zones de spécialisation (pôles d’excellence ou districts). La seconde se situe dans la
formation de liens virtuels qui relient les entreprises les unes avec les autres. Dans ce
dernier cas, la proximité spatiale compte moins que la complémentarité et les
synergies entre actifs industriels.
Cette évolution a plusieurs incidences sur la régulation globale des sociétés
industrielles contemporaines. Avec la valorisation de l’information et de ses circuits
dans la production des biens marchands, on assiste à un irréversible déplacement de la
valeur ajoutée de la fabrication vers la conception. Consécutivement, le caractère
spécifique des biens adaptés aux besoins de celui qui les achète, s’affirme au détriment
d’une production de masse de produits standardisés. La multiplication des
spécifications et des intermédiaires sur les chaînes de production et de consommation
se traduit à son tour par un accroissement proportionnel de la complexité qui interdit
désormais toute régulation centralisée des systèmes de production et de distribution et
rejaillit, à son tour, directement sur la composition de l’espace économique.
Un nouvel ordonnancement des territoires industriels se dessine impliquant une
mutation des formes de production et d’échange. Ainsi, dans la pensée classique, le
pouvoir sur la société civile s’exerçait dans le cadre d’un territoire national. Celui-ci
désignait l’espace de souveraineté de l’Etat à travers un appareillage juridique et
institutionnel. Le réseau des réseaux s’érige désormais comme support d’une
dégénérescence du cadre institutionnel par lequel une société établit les normes qui
guident les interactions entre ses différentes unités composantes. Dés lors, se profilent
les fondements d’une véritable communauté à l’intérieur de ces territoires virtuels des
réseaux, départie de l’espace de la nation et de ses limites tant géographiques (la
frontière) que juridiques et culturelles.
Parallèlement à ce mouvement interne à la construction technologique où le
réseau s’affirme comme la base d’une nouvelle citoyenneté et d’un contrat
communautaire, les autoroutes de l’information inaugurent une autre perception de

231
LA GLOBALISATION A L’ŒUVRE

l’espace économique et social, indépendante de la géométrie euclidienne et de son


postulat d’isotropie. Le « cyberespace » assoit, sur le dédale des interconnexions et des
correspondances, les règles de déplacement où le temps prime sur la distance, le
niveau d’information des acteurs sur leur proximité géographique 92. C’est cette
problématique concernant la révision de la signification de la nation qui fera l’objet du
troisième chapitre.

Dans ce chapitre, nous nous sommes attaqués à la tâche primordiale de définition


du mouvement de globalisation et d’identifier les stratégies de mise en œuvre de ce
processus. Nous espérons ainsi rendre plus intelligibles les bouleversements que
connaît le monde d’aujourd’hui dans les différents domaines et qui sont imputables à
ce phénomène. Nous pensons qu’en définissant le mouvement de globalisation comme
étant une tendance à l’intégration du marché du travail à l’échelle mondiale, nous nous
approchons de cet objectif. Dans les prochaines étapes de notre travail, nous nous
intéressons justement aux conséquences et aux mutations qui découlent de ce
phénomène, au niveau de l’Etat et de la nation dans un premier temps, et au niveau des
pays en développement dans un deuxième temps.

232
CHAPITRE II

LA GLOBALISATION
A L’ŒUVRE
CHAPITRE III

LA GLOBALISATION
ET
L’ETAT - NATION
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Dans un livre paru en 1992, Antony G. McGrew et Paul Lewis ont proposé la
définition suivante du mouvement de globalisation : « La globalisation se rattache à la
multiplicité des liens et des interconnexions entre les Etats et les sociétés qui forment
le système mondial contemporain. Elle décrit le processus par lequel les événements,
les décisions et les activités dans une partie du monde auront des conséquences
significatives sur les individus et les communautés dans d’autres parties éloignées du
globe. La globalisation recouvre deux phénomènes distincts : l’étendue (ou extension)
et l’intensité (ou profondeur). D’une part, elle définit un ensemble de processus qui
englobe la majeure partie du globe ou qui opèrent à l’échelle mondiale ; le concept
revêt alors une signification spatiale. D’autre part, il implique aussi une intensification
des niveaux d’interaction, d’interconnexion et d’interdépendance entre les Etats et les
sociétés qui constituent la communauté internationale. Loin d’être un concept abstrait,
la globalisation combine les caractéristiques les plus familières de la vie moderne. La
globalisation ne signifie pas pour autant que le monde soit en passe de devenir
politiquement plus uni, économiquement plus solidaire ou culturellement plus
homogène. Tout à la fois son étendue et son intensité sont très différenciées quant aux
conséquences qu’elles génèrent»1. Le tableau suivant constitue une énumération des
principales caractéristiques du phénomène de globalisation.

Les concepts de la globalisation

Catégorie Processus.
1 Globalisation financière Dérégulation des marchés financiers,
mobilité internationale du capital,
hausse des fusions et acquisitions.
La globalisation de l’actionnariat
est dans sa phase initiale.

2 Globalisation des marchés, notamment la Intégration des activités commerciales


compétition et des stratégies sur une échelle mondiale,
établissement d’opérations intégrées à
l’étranger (y compris la R&D), acquisition
des composantes sur une base globale,
alliances stratégiques.

3 Globalisation de la technologie. La montée en force des technologies de


La technologie est le principal l’information et des télécommunications
catalyseur. permet l’émergence de réseaux globaux
au sein d’une même firme, et entre
différentes firmes.

4 La globalisation des modes de vie et des Transfert et transplantation des modes de vie
modèles de consommation, globalisation prédominants. Homogénéisation des modèles
culturelle. de consommation. Le rôle des médias . Les
règles du GATTappliquées aux échanges
culturels.

234
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

5 La régulation des pouvoirs de régulation et Diminution du rôle des gouvernements


de gouvernance nationaux et des parlements. Tentative de
création d’une nouvelle
génération de règles et d’institutions pour une
gouvernance globale.

6 La globalisation en tant que convergence Une analyse basée sur la notion de l’Etat
politique mondiale concernant l’intégration des sociétés du
monde entier au sein d’un système politique
et économique global dominé par une
puissance principale.

7 La globalisation de la conscience et de la Mouvements sociaux culturels défendant le


perception. principe d’«une seule terre». Citoyenneté
universelle.

Source : extrait de R. Boyer et D. Drache (sous la direction), op. cit., p. 66

Ces idées et ces définitions sont assez globales pour inclure la plupart des
approches liées au mouvement de globalisation. Cependant, elles ne sont pas
unanimement partagées par tous les chercheurs. De nombreux auteurs considèrent en
effet que l’importance et la nouveauté rattachées au phénomène de globalisation sont
exagérées. D’une manière générale, ces derniers pensent que le système national
demeure la caractéristique la plus significative des sociétés contemporaines. A cet
égard, le système national d’innovation est considéré comme ayant une importance
bien plus grande et joue un rôle plus décisif que tous les processus globaux
susmentionnés2.
Les travaux sur la globalisation économique montrent que les débats sont
focalisés sur la place et le rôle du «cadre national » dans le nouveau contexte
économique issu de ce processus. D’un coté, il y a ceux qui soutiennent que l’idée
d’économie nationale n’a plus aucun sens et que l’attachement à cette notion relève
d’une vision aussi dangereuse que périmée. Pour eux, la globalisation est l’ensemble
des forces mondiales qui agissent sur les économies nationales dans le sens de
l’effacement progressif des frontières de celles-ci et la perte de souveraineté nationale
qui est en train d’en résulter. Les nations mais surtout les gouvernements ont perdu
une large partie du contrôle qu’ils exerçaient sur le destin économique de leurs pays
respectifs. Ainsi, en dépit du fait qu’il y a actuellement plus d’Etats que dans
n’importe quelle période passée, il s’agit d’entités dotées de nouvelles formes
institutionnelles. Quelle que soit l’appellation ou la formulation choisie pour désigner
cette nouvelle réalité (Etat régional post-national, K. Ohmae, Etat post-souverain,
Clarkson), tous sont d’accord sur un point commun, à savoir que les institutions

235
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

nationales ont perdu leur principale importance en tant que représentant d’une
véritable communauté poursuivant des intérêts économiques à des fins nationales. En
un mot, l’Etat ne peut plus jouer aucun rôle économique depuis que l’activité
économique n’est plus délimitée par les économies nationales.
De l’autre coté, il y a ceux qui défendent l’idée que cette vision est démentie par
les données les plus élémentaires concernant les prix, les niveaux d’imposition, les
subventions ou encore les anticipations qui demeurent très connotées par les
conditions locales, même si ces variables tendent à évoluer de concert à travers les
frontières. En d’autres termes, la notion de globalisation, qui sous-entend une certaine
homogénéisation, est abusivement employée pour désigner une interdépendance
accrue de conjonctures hétérogènes.
Finalement, quelles que soient les positions des uns et des autres par rapport à
cette controverse, c’est la place et le rôle de l’Etat qui demeure au cœur du débat. La
question centrale qui résume cette problématique peut être formulée comme suit : La
globalisation met-elle un terme au rôle économique prépondérant qui a été celui de
l’Etat durant la majeure partie du XXe Siècle ? Ce troisième chapitre est une tentative
de voir plus clair en ce qui concerne tous les aspects qui entoure cette question.

236
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

SECTION I

La globalisation, facteur d’effacement de l’économie


nationale et de la souveraineté de l’Etat-Nation?

I- L’entreprise – réseau et la fin de l’économie nationale ?

En 1971, Raymond Vernon publia un ouvrage sur les firmes multinationales, La


souveraineté aux abois,3 Il y décrivait la naissance d’un nouveau pouvoir, celui des
firmes apatrides capables de concentrer un pouvoir comparable à celui des Etats mais
au service d’objectifs purement économiques. La firme multinationale pouvait ainsi
déplacer à son gré usines et emplois, acheter et vendre des actifs, et ainsi mettre en
cause radicalement la souveraineté des Etats.
Près de trente ans plus tard, l’extension du phénomène de globalisation remet à
l’ordre du jour les problèmes énoncés par Vernon. De nombreuses voix se sont élevées
ces derniers temps pour mettre en garde contre l’avènement du règne des firmes
globales sur les décombres des Etat-Nation. Si, en effet, bénéficiant de la libre
circulation des capitaux, des biens, des savoirs, les entreprises localisent librement
leurs activités, créent ou suppriment des emplois en fonction de purs critères
d’efficacité micro-économique, mettent en échec par la même occasion les politiques
économiques gouvernementales en matière de préservation de l’emploi et de cohésion
sociale, cela est considéré par certains comme une atteinte à la souveraineté des Etats-
Nation. Cet exemple montre que l’usage qui est fait de la notion de souveraineté est
vaste et passablement imprécis. On confond « puissance d’Etat et pouvoir de
gouvernement, institution du marché et tyrannie du marché, souveraineté limitée et
refus politique des ajustements macro-économiques »4. En fait, tout dépend de ce
qu’on entend par globalisation économique d’une part, et souveraineté nationale et
prérogatives de l’Etat d’autre part. Il est clair qu’une définition élargie de la notion de
souveraineté avec ce que cela implique comme prérogatives importantes dévolues à
l’Etat dans le domaine économique ne peut que former une antinomie avec le principe
de globalisation. En revanche, cette dernière ne touche en rien au noyau dur de la
souveraineté nationale.
N’oublions pas que la souveraineté est d’abord un concept de théorie politique.
Elle a reçu une définition juridique dans le cadre des constitutions modernes après
avoir été longtemps débattue par des philosophes comme Bodin, Hobbes, Locke ou
Rousseau. Elle a trait fondamentalement à la qualification de l’autorité légitime sur un
territoire, une autorité elle-même qualifiée de suprême car soumise à nul autre pouvoir
intérieur ou extérieur. La souveraineté n’a à voir avec l’économie que dans la mesure

237
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

où certains privilèges régaliens – lever l’impôt, battre la monnaie, faire la guerre ou


édicter des lois – ont des effets structurants sur la vie en société et l’activité
économique.
A l’inverse, la science économique, dans son acception moderne, est
essentiellement une théorie de l’allocation des biens rares et de l’équilibre sur les
marchés. Même si, depuis la crise des années 1930, la théorie keynésienne a justifié
l’intervention macro-économique, nul problème de souveraineté n’est à son horizon
sauf à l’assimiler à l’intervention régulatrice de l’Etat.
Pourtant, les historiens nous rappellent combien dans la constitution des nations,
l’impératif de l’autosuffisance économique ou de la construction d’un espace
économique intégré a pu jouer un rôle fondamental. De Colbert à Hamilton, de List à
Yoshino, la souveraineté nationale a été directement liée à une forme d’autosuffisance
industrielle et technique. Plus près de nous, Edouard Luttwak, un stratège reconverti
dans l’économie de l’échange, invoque les atteintes à la sécurité américaine pour
justifier des politiques commerciales agressives envers le Japon. Il va même jusqu’à
annoncer l’avènement de la « géoéconomie » sur les décombres de la géopolitique. Il y
aurait donc un fondement économique à la souveraineté et, dès lors, le marché serait
une institution procédant du pouvoir souverain au même titre que les autres
institutions.
Cette thèse a ses adversaires ; ceux pour qui la globalisation contribue non
seulement à la prospérité des peuples mais encore à l’avènement d’un monde
débarrassé des nationalismes économiques. De Kenichi Ohmae à Robert Reich, de
Michael Porter à Sir Léon Britten, les tenants de l’interlinked economy ou de la
globalisation plaident pour un Etat modeste, recentré sur ses véritables domaines de
compétence. Ils ne contestent pas le rôle économique des Etats-Nation modernes ;
simplement, ils considèrent que cette mission historique de nos Etats est aujourd’hui
achevée.
A vrai dire, le mouvement de globalisation, tel qu’il a été défini plus haut, ne
peut aller sans provoquer une remise en question du rôle économique de l’Etat tel qu’il
a été organisé dans les pays occidentaux, surtout dans la période de l’après-guerre.
Cette évolution s’est traduite par certains changements qui limitent fortement la marge
de manœuvre de l’Etat et rend très problématique les résultats des actions qu’il met en
œuvre. A titre d’exemple, depuis que l’économie japonaise est entrée en phase de
stagnation en 1990, les gouvernements japonais ont multiplié les plans de relance
économique, mais sans grand succès. Entre 1990 et 1995, les autorités nippones ont
dépensé 1000 milliards de dollars en vue d’accroître le niveau de l’activité
économique avec des résultats jugés insatisfaisants5. Nous avons déjà noté que le
processus de globalisation peut-être défini comme étant une intégration accrue du
marché du travail à l’échelle mondiale (d’une façon très inégale) laissant envisager à
long terme, la réalisation, sous une forme ou une autre, d’une unification de ce marché.
Concrètement, le mouvement de globalisation se traduit par la mise en place de
réseaux mondiaux mettant en rapport des compétences multiples et variées, situées
dans différents pays en vue de réaliser un objectif commun, à savoir, combiner leurs
aptitudes pour que les produits et les services qui en résultent soient les plus
perfectionnés et appréciés par le plus grand nombre de consommateurs dans le plus
grand nombre de pays. L’éventail des compétences auxquelles est fait appel est très

238
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

large et va de la R&D au marketing et au service après-vente en passant par


l’ingénierie et l’organisation de la production. Cette dernière est localisée dans les sites
qui garantissent les meilleurs rapports qualité/prix et/ou des facilités de pénétrer des
marchés étrangers protégés par des barrières commerciales importantes. Cette
évolution a été grandement facilitée par l’émergence et le développement d’une
économie fondée sur le savoir et les connaissances. Ce savoir et ces connaissances
étant avant tout des symboles manipulables, cela facilite les méthodes de télétravail,
mais surtout, les nouvelles technologies de transmission aidant, rendent divers services
issus de ces manipulations échangeables. Ces technologies sont la base du
développement en réseau des firmes globales et de l’IDE tertiaire. Ainsi, la frontière
entre l’internationalisation secondaire et tertiaire tend à s’estomper. Il se forme « une
sorte de complexe tertiairo-industriel global ». Les technologies de la micro-
électronique, de l’informatique, des télécommunications, des satellites et des fibres
optiques tendent à industrialiser la production des services et à “tertiariser” la
production des biens. L’intensité en services des biens augmente, surtout pour les
produits « High Tech » (80% du coût d’un ordinateur sont dus à des activités de
services) 6. Ces évolutions ont eu un impact important sur les délinéaments des espaces
économiques nationaux.
Nous avons déjà noté que, durant la période de multinationalisation, la dimension
territoriale domestique a conservé l’essentiel de son importance dans l’organisation
spatiale des FMN. Les multinationales s’implantaient dans un nouveau marché local
en reproduisant leur propre système d’activité du pays d’origine. Elles centralisaient
les décisions clés et en décentralisaient ensuite leur mise en œuvre. K. Ohmae avait
appelé cette organisation : « syndrome des Nations-unies »7. On considère
généralement que cette approche tend à dégager de meilleurs résultats dans des pays
plus petits et moins compétitifs. En revanche, elle tend à créer des problèmes dans les
marchés difficiles et importants de la triade. En reproduisant le même système
d’activité à travers l’ensemble de ses filiales, la multinationale ne remet pas en cause,
d’une manière fondamentale, l’organisation de l’activité économique dans les pays
hôtes. Les activités des multinationales ne débordent pas le cadre national et restent
délimitées par les économies nationales. Elles s’insèrent ainsi dans le schéma de
régulation économique de chaque Etat-Nation dans les grandes et moyennes
puissances économiques.
En revanche, dans le cadre du mouvement de globalisation économique, les
différents nœuds de la firme-réseau, implantés dans divers pays, forment un espace
intégré. Les activités au sein de cet espace n’obéissent pas à une logique multilocale
ou multidomestique. Les tâches sont réparties de façon à ce que l’avantage compétitif
de chaque participant soit utilisé et mis en valeur de la façon la plus avantageuse pour
l’ensemble ainsi constitué. La structure multinationale est ainsi en voie d’être
démantelée. Les firmes-réseaux se réorganisent pour que les filiales ne soient plus de
simples juxtaposition d’unités indépendantes les unes des autres, mais pour former une
combinaison globale de compétences complémentaires. Le développement et
l’expansion des technologies de l’information et de la communication ont favorisé
cette évolution dans la mesure où elles assurent l’échange instantané des informations
entre les différents partenaires. Comme nous l’avons déjà noté, dans ce genre d’entités,
le temps prime sur les distances.

239
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Cette transformation dans les structures et le fonctionnement des firmes dites


globales a engendré des changements radicaux dans leurs relations aux Etats-Nation et
de la signification économique de l’espace national. Ainsi, contrairement à la firme
multinationale dont l’espace est divisé conformément aux contours des économies
nationales, l’espace des firmes pratiquant une stratégie globale dépasse et transcende
les frontières des économies nationales.
Avec l’extension et l’approfondissement du mouvement de globalisation, des
pans non-négligeables des économies nationales dans les pays de la triade vont faire
partie intégrante des actifs de firmes globales, de plus en plus nombreuses et de plus en
plus puissantes. Il devient alors de moins en moins pertinent de raisonner en termes
d’économies nationales, car une part rapidement croissante de l’activité économique
mondiale ne se déroule plus entre économies nationales, mais entre les différentes
unités qui composent les firmes réseaux.
C’est cette problématique que nous allons examiner dans les sections suivantes ;
un intérêt particulier sera accordé aux questions de l’ampleur de la présence du capital
étranger et sa prise de contrôle de firmes domestiques activant dans les domaines des
technologies de pointe et de la défense. Nous verrons plus loin les retombées de toutes
ces transformations sur le rôle de l’Etat.
Les auteurs qui défendent des thèses fortes au sujet du phénomène de
globalisation soutiennent que les firmes qui dégagent maintenant les profits les plus
élevés se transforment en entreprises-réseaux. De l’extérieur, elles peuvent ressembler
aux anciennes formes d’organisation ; mais, à l’intérieur, tout est différent. Leurs
marques réputées sont attribuées à des produits et à des services assemblés à partir de
nombreux éléments différents, venant de sources situées au-delà des frontières
formelles de la firme. Leurs immeubles et équipements sont loués, alors que les
ouvriers, les personnels d’entretien et les employés aux écritures sont engagés par des
contrats temporaires ; ceux de leurs chercheurs, de leurs ingénieurs, et de leurs
responsables du marketing qui occupent des positions-clés partagent les profits. Et
leurs dirigeants, au lieu d’exercer un grand pouvoir et une grande autorité, guident les
idées à travers les nouveaux réseaux de l’entreprise.
L’image de la grande firme possédant et contrôlant de vastes ressources est ainsi
devenue pour des auteurs comme R. Reich ou K. Ohmae, une représentation qui
s’écarte de plus en plus de la réalité ; pour eux, elle nous rappelle ce qu’était la grande
firme, mais nous masque ce qu’elle est devenue. Les vrais actifs de l’entreprise ne sont
pas des objets matériels, mais les compétences requises pour apporter des solutions à
des besoins particuliers, et la réputation d’avoir réussi de telles opérations dans le
passé. Aucun groupe ou participant unique ne « contrôle » cette entreprise comme
c’était le cas pour l’entreprise de production de masse. Personne non plus n’en est
« propriétaire » au sens traditionnel de ce terme. Les dirigeants coordonnent et mettent
en relation ; les investisseurs apportent une partie de l’argent nécessaire pour financer
les activités ; ils seront rémunérés comme beaucoup de participants, par une part des
profits. Les personnels scientifique et technique qui se chargent de l’identification et la
résolution des problèmes, sur qui tout ou presque repose, recevront aussi probablement
une part des profits. Sur les franges du réseau se placent les fournisseurs de biens et de
services standards (usines, équipements, bureaux, composants courants, comptabilité,
entretien des locaux, traitement des données, etc.) ; ils signent des contrats pour une

240
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

durée fixée et à un prix spécifié. De tels arrangements sont souvent plus efficaces que
le contrôle direct des salariés. Les fournisseurs qui gagnent d’autant plus d’argent
qu’ils accomplissent leur travail vite et bien, ont toutes les raisons de découvrir de
nouvelles méthodes d’efficacité croissante pour accomplir leurs tâches.
Ces transformations structurelles opérées par les grandes firmes ont eu des
retombées profondes sous la forme de remises en question radicales de notions
économiques aussi fondamentales que la nationalité des produits et des firmes où la
signification même d’économie nationale. Ainsi, dans l’ancienne économie de
production de masse standardisée, la majorité des produits, tout comme les firmes qui
les produisaient, avaient une nationalité précise. Quel que soit le nombre de frontières
que le produit franchissait, son pays d’origine ne faisait pas de doute. Le travail
nécessaire pour le fabriquer était effectué pour l’essentiel au même endroit,
simplement parce que les économies d’échelle le nécessitaient. Cela est vrai aussi pour
l’ancienne FMN, quelle que soit la part du produit final fabriquée à l’étranger, le
travail le plus complexe était accompli dans le pays de la maison-mère.
Dans l’économie de production personnalisée dont la logique tend à dominer le
système économique tout entier, et où la production à grande échelle ne joue plus le
même rôle, rares sont les produits qui ont une nationalité déterminée. Divers éléments
sont produits efficacement dans des endroits très variés ; ils sont ensuite combinés de
toutes sortes de manières pour répondre aux besoins des consommateurs dans
différents endroits. Le capital intellectuel et financier peut provenir de partout.
Ce point de vue est défendu d’une façon identique aussi bien par R. Reich que K.
Ohmae 8. Le premier pour illustrer sa vision d’une économie qui se mondialise, où les
grandes firmes traditionnelles laisse peu à peu la place à des réseaux mondiaux
d’entreprises, nous livre ces quelques exemples: « L’équipement de précision pour le
hockey sur glace est conçu en Suède, financé au Canada, et assemblé à Cleveland et
au Danemark pour être distribué respectivement en Amérique du Nord et en Europe ;
dans sa fabrication entrent des alliages dont la structure moléculaire est le fruit des
recherches menées dans l’Etat de Delaware et qui y ont été brevetés, mais qui sont
fabriqués au Japon. La compagne de publicité est conçue en Grande-Bretagne, monté à
New York. Une voiture de sports est financée par le Japon, dessinée en Italie et
montée dans l’Indiana, au Mexique, en France ; elle contient les composants
électroniques les plus récents, mis au point dans le New Jersey et fabriqués au Japon
[…], un satellite conçu en Californie, fabriqué en France, et financé par des australiens
est envoyé dans l’espace par une fusée russe » et de se demander : « Lequel de ces
produits est américain ? Lequel ne l’est pas ? Comment décider ? Et la réponse a-t-elle
vraiment de l’importance ? »9. Le second abonde dans le même sens en
déclarant : « IBM Japon est-elle une compagnie américaine ou japonaise ? Ses 20 000
employés sont Japonais, mais ses actionnaires sont Américains. Cependant, au cours
des dix dernières années, IBM Japon a payé, en moyenne, trois fois plus d’impôts que
Fujitsu. Dans ces conditions, que signifie la nationalité ? Que dire des activités de
Honda dans l’Ohio ? Et de la fabrication au Japon de puces à mémoires par Texas
Instruments? S’agit-il de produits «américains » ? Si oui, que dire des téléphones
cellulaires vendus à Tokyo, contenant des composants fabriqués aux Etats-Unis par
des travailleurs américains, employés par des divisions américaines d’entreprises
japonaises ? Sony dispose d’usines à Dotham dans l’Alabama, d’où il expédie des

241
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

cassettes audio et vidéo vers l’Europe. Quelle est la nationalité de ces produits ou des
usines qui les fabriquent ? »10. L’idée commune à ces deux auteurs, est que pour un
nombre croissant de sociétés qui servent les marchés mondiaux ou qui affrontent une
concurrence mondiale, la notion de nationalité est toute relative, voire obsolète.
Ainsi, il est devenu impossible de dire avec quelle précision quelle part d’un
produit donné est fabriquée à tel ou tel endroit. Quelle part d’un produit doit avoir été
réalisée dans un pays pour que ce produit soit considéré comme «national» et non
comme «étranger ? » Et comment cette part doit être calculée ? Les autorités
nationales qui cherchent à prélever des impôts sur des portions de réseaux mondiaux
sont souvent déroutées. Savoir qui gagne quoi et où est une question dont la réponse
est devenue de moins en moins aisée.
Aujourd’hui, de nouveaux réseaux structurent l’entreprise de production
personnalisée, et remplacent les vieilles pyramides de l’entreprise de production de
masse. Ces réseaux sont en train de se multiplier et de s’étendre sur l’ensemble du
globe. De ce fait, nous dit R. Reich, «il n’y aura plus de firmes américaine,
britannique, française, japonaise ou allemande ; il n’y aura pas davantage de produit
fini qui puisse être qualifié d’américain, de britannique, de français, de japonais ou
d’allemand. Dans ce contexte, évoquer le problème de la compétitivité déclinante
d’une économie ou celui du déclin industriel d’une autre en mettant en avant certains
indicateurs traditionnels comme la réduction des parts de marchés des
firmes «nationales » ou le déficit commercial dans des secteurs stratégiques est
devenue une façon d’envisager les problèmes gravement trompeuse. Elle suppose
l’existence d’entités – les firmes nationales, les secteurs industriels nationaux, même
l’économie nationale dans son ensemble – dont la vitalité doit être restaurée pour
améliorer le niveau de vie de la population toute entière. Ces entités, est-il supposé,
continuent à jouer le rôle d’intermédiaires entre les nationaux et l’économie mondiale,
de telle sorte que leur succès est nécessaire pour améliorer la richesse des individus.
Dans les exposés les plus audacieux sur le mouvement de globalisation, on considère
qu’il s’agit là d’une description des grandes économies occidentales valable pour une
certaine période quand les destins économiques de la plupart des citoyens étaient liés
entre eux, à l’intérieur et autour des grandes firmes et des secteurs industriels dans
chaque pays pris séparément.
Cette analyse suggère que cette description ne convient plus et est même
totalement dépassée. Les firmes « nationales » et les secteurs industriels « nationaux »
ont cessé d’exister sous une forme qui permette de les distinguer, d’une manière
significative, du reste de l’économie mondiale. Pas plus, de ce point de vue, que
l’économie nationale comme un tout ne garde une identité distincte, à l’intérieur de
laquelle les individus dans leur ensemble réussissent ou échouent. « Mais, comme
nous l’avons déjà observé, ces catégories ne sont plus adaptées. Elle suppose qu’il
existe toujours une économie américaine dans laquelle les emplois associés à une
firme ou à un secteur particulier sont d’une manière ou d’une autre attachés à
l’intérieur des frontières du pays, de sorte que les travailleurs américains partagent un
destin commun ; et aussi un ennemi commun auquel nos firmes et nos travailleurs se
mesurent sans ambiguïté sur les champs de bataille du commerce international »11.
Ainsi, supposer que la revitalisation de ces entités abstraites (firmes et secteurs
industriels) aidera les citoyens est désormais une pensée périmée. Le niveau de vie des

242
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

citoyens de toutes les nations, dépend moins du succès des grandes firmes de la nation
que de la demande mondiale pour leurs compétences et leur perspicacité. Maintenant
que « les capitaux, les biens, les hommes, l’information et même les entreprises
peuvent circuler aussi librement à travers les frontières nationales, parler de la
compétitivité industrielle américaine n’a plus de sens »12. Mais l’idée que tous les
produits ont un pays d’origine est si profondément ancrée que les gouvernements, et
les éléments qu’ils représentent, sont incapables de s’adapter à la réalité qui émerge.
On en veut pour preuve de cette transformation, le grand nombre de travailleurs
étrangers employés aujourd’hui par les firmes dites nationales. En 1990, déjà, 40% des
salaires d’IBM sont étrangers, et cette proportion allait en s’accroissant. IBM-Japan
revendiquait à l’époque, environ 20 000 salariés japonais et des ventes dépassant six
milliards de dollars, ce qui faisait d’elle un des principaux exportateurs japonais
d’ordinateurs. Whirlpool, après avoir réduit ses effectifs américains de 10%, envoyait
la majeure partie de sa production au Mexique, et achète, la division appareils de
Philips, employait au début de la décennie 43 500 salariés, en majorité non-américains,
dans 45 pays.
Durant la même période, il a été calculé que la production des firmes appartenant
à des américains et réalisée pour plus de 20% en dehors des Etats-Unis, et cette
proportion augmentait rapidement. Les investissements à l’étranger des firmes
américaines se sont accélérés depuis le début des années 1980, s’accroissant de 24%
pour la seule année 1988. En 1989, ils sont 13% supérieurs au niveau record de
l’année précédente, et en 1990, encore 16% supérieurs à 1989 (alors que, cette même
année, leurs investissements aux Etats-Unis n’ont augmenté que de 6,7%). L’IDE est
devenu le principal vecteur du processus de globalisation économique. Ainsi, entre
1983 et 1989, les flux d’IDE se sont accrus au taux extraordinaire de 28,9% par an 13.
Même si le mouvement ne pouvait pas continuer sur la même lancée, il n’en demeure
pas moins vrai que, durant la fin des années 1990, les chiffres des flux et des stocks
d’IDE ont atteint des niveaux historiques. Les dernières opérations de
fusion/acquisition de ce siècle ont nécessité des sommes proprement inimaginables il y
a encore peu (à titre d’exemple, le rachat de l’allemand Mannesmann par l’opérateur
anglais Vodafone a nécessité le déboursement de 124 milliards de dollars ).
Bien entendu, une partie de cette activité à l’échelle mondiale n’est rien d’autre
que de la production de masse standardisée transplantée pour aborder de front les
concurrents étrangers dont les coûts de production sont réduits. Des pays jouissant de
niveaux de vie aussi appréciables que ceux de l’Irlande, de la Pologne, de Taiwan ou
de Singapour accueillent sur leurs sols de nombreuses et importantes unités de
production appartenant à de grands groupes mondiaux. Ces derniers figurent parmi les
plus grands employeurs et les plus grands exportateurs de ces pays.
Cependant, une part croissante de cette nouvelle activité mondiale des grandes
firmes comporte pourtant des activités de services à haute valeur ajoutée en dehors de
leur pays d’origine. C’est de ces activités que le réseau mondial tire la majeure partie
de ses profits, parce que les compétences et les talents à l’origine de ces activités sont
relativement rares et difficiles à reproduire. La multiplication des centres de recherche
américains à l’étranger et l’accroissement régulier des dépenses de recherche à
l’étranger est révélateur du caractère permanent de cette évolution. Ainsi, selon les
chiffres de la National Science Foundation, entre 1986 et 1987, les firmes américaines

243
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

ont accru leurs dépenses de recherche et développement de 33% à l’étranger et de 6%


seulement aux Etats-Unis. Les laboratoires étrangers ont été à l’origine de plusieurs
découvertes et inventions au profit des firmes américaines. Ainsi, à la fin des années
1980, deux chercheurs européens du laboratoire IBM de Zurich annoncent deux
progrès majeurs dans les domaines de la supraconductivité et de la microscopie, qui
leur valent des prix Nobel.
Une évolution encore plus spectaculaire dans ce domaine est la création par des
firmes appartenant à des étrangers de nombreux centres de recherche et de
développement aux Etats-Unis. En fait, durant les années 1980, les sociétés
appartenant à des étrangers ont investi, pour la recherche et développement, plus
d’argent par salarié américain que ne l’ont fait les firmes américaines. En outre, les
firmes appartenant à des étrangers financent de la recherche fondamentale dans les
universités et les laboratoires américains. Il faut savoir en effet, que les scientifiques
américains restent à l’origine d’une grande part des inventions dans le monde. (en
1987, les américains ont écrit environ un tiers des articles scientifiques dans le monde,
les japonais seulement 7% et les allemands 6%).
La tendance la plus récente dans ce domaine est l’installation de capacités de
recherche-développement et le financement des activités de recherche dans certains
pays en développement dotés de potentiels scientifiques conséquents, comme la Chine,
L’Inde, le Brésil ou les pays de l’Europe de l’Est. Aux Etats-Unis, un scientifique de
très haut niveau coûte au moins 250 000 dollars par an, en incluant le salaire, les
avantages sociaux et les frais. Dans un pays d’Europe de l’est, un chercheur de même
niveau ne coûtera que le dixième de cette somme14.
Se basant sur des constatations de ce genre, certains auteurs en sont arrivés à
considérer que la production d’un pays ne dépendra plus de sa technologie. La
technologie aura de moins en moins de spécificités nationales. Les inventions et les
découvertes d’un pays, soutient-on, deviendront rapidement des technologies
mondiales, dont les spécifications atteindront dans des délais très brefs les autres pays.

II- La convergence des systèmes économiques nationaux

Le mouvement de globalisation a relancé le débat sur la théorie de la


convergence. Par cette notion on désigne plusieurs phénomènes, qui, tous, tendent à
faire admettre que l’ensemble des pays avancés tendent à adopter des méthodes de
production et des manières de vivre communes. Lorsque celles-ci ne convergent pas,
on en tient pour responsables les distorsions introduites par l’histoire et la politique.
De ce point de vue, l’imitation, la diffusion des meilleures pratiques, la
concurrence, le commerce et la mobilité du capital opèrent de façon à créer une
convergence entre les nations dans les structures de production ainsi que dans les
relations entre économie, société et Etat. Les variations d’un pays à l’autre sont le
produit d’héritages légués par l’histoire. Mais ces contrastes finissent par s’estomper
avec le temps, donnant lieu à des structures économiques communes dont l’efficience
est l’universalité accroissent la force de l’institution du marché. Sans l’intervention
d’acteurs extérieurs – l’Etat, les lobbies – ces différences ne persisteraient pas. Là où

244
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

les différences se maintiennent et la convergence est lente ou incertaine, cela est dû au


fait que le gouvernement et/ou des groupes d’intérêts puissants utilisent des ressources
générées en dehors des marchés pour assurer le maintien d’institutions économiques et
sociales distinctes.
Les nouvelles controverses sur le commerce international nous rappellent les
idées qui avaient cours dans la période de l’après-guerre au sujet de la convergence des
modèles économiques nationaux dans les pays industriels. Les études sociales portant
sur les périodes de grande croissance qu’ont été les décennies 1950 et 1960 avaient
désigné la technologie comme étant le moteur de cette convergence. Le principe
fondamental était que les pays, en cherchant à améliorer les niveaux de bien-être de
leurs citoyens, ils avançaient selon une trajectoire commune de possibilités
technologiques. Le modèle d’innovation était le même pour tous. Ils devaient
progresser, plus ou moins rapidement, passant par des étapes communes et adoptant,
avec le temps, de plus en plus les mêmes structures politiques, sociales et
économiques.
Cependant, des les années 1970, de telles théories sur les sociétés industrielles
ont été fortement remises en question. On considère en effet, que « la perte de
crédibilité des interprétations industrialistes marxistes et le déclin, puis l’effondrement
du socialisme d’Etat ont considérablement réduit la possibilité de comprendre les
évolutions de la société en se basant sur le déterminisme technologique »15.
Par ailleurs, on soutient généralement que la vitesse de convergence était en fait
assez lente dans les années 1970 mais que celle-ci s’accéléra par la suite en raison des
nouvelles contraintes et opportunités qu’offrent les tendances contemporaines dues au
mouvement de globalisation.
A cet égard, le renouveau de la théorie de la convergence est porté aujourd’hui,
non pas par le déterminisme technologique mais plutôt par de nouvelles conceptions
sur l’impact de la concurrence internationale, la globalisation, l’intégration régionale et
la dérégulation des économies domestiques sur les structures nationales. Dans le passé,
les théories néoclassiques du commerce avaient prévu, que le temps aidant, les coûts
de production tendraient à s’égaliser partout dans le monde. De même, la disponibilité
des innovations technologiques pour toutes les sociétés, conduirait à des taux de
productivité convergents. Associée à ces théories, même si elle n’en fait pas
logiquement partie, était l’idée que des configurations institutionnelles ainsi que des
formes d’organisation économiques communes allaient voir le jour.
Même si « la nouvelle théorie du commerce », « le néo-institutionnalisme » et
« la théorie de la croissance endogène » ont tenté de remettre en question les idées
traditionnelles concernant le commerce et la concurrence en tant que facteurs
d’égalisation des prix, d’une part, et les idées concernant la technologie en tant que
bien public, d’autre part, les prévisions associées à ces théories ont reçu un puissant
stimulant d’une autre source. En effet, ceux qu’on qualifie de « prophètes de la
globalisation » disent que d’autres formes sont à l’œuvre dans le monde, démantelant
les frontières nationales sous l’effet de la mobilité technologique, du commerce, et de
la finance et créant un marché mondial et que les interventions étatiques sont
incapables d’y résister. Dans cette approche, le rôle qui était joué par le commerce
entre les nations est maintenant largement dévolu à la mobilité du capital. Dans la
plupart de ces écrits, la convergence en est arrivée à être assimilée à la mobilité

245
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

globale des facteurs de production, et par-dessus tout, celle de la finance. Comme


exprimée par des auteurs comme K. Ohmae, la globalisation est le produit de plusieurs
forces – technologies, FMN, nouveaux moyens de communication – dont l’ensemble
donne l’existence à un marché global, une économie conçue comme ensemble
homogène dans toutes ses parties.
Dans l’entreprise sans frontières, Ohmae écrit que : « Une île plus grande que
tout continent, l’économie interconnectée (EIC) de la triade, est en train d’émerger.
Elle est en passe de devenir si puissante qu’elle a absorbé la plupart des
consommateurs et des entreprises, rendu les frontières invisibles, et transformé les
bureaucraties, les partis politiques et les hiérarchies militaires en des institutions
déclinantes. L’émergence de l’EIC a crée beaucoup de confusion, particulièrement
parmi ceux qui étaient habitués à raisonner en termes de politiques économiques
basées sur des statistiques macro-économiques opposant une nation contre une autre.
Leurs principes ne fonctionnent plus. Lorsque les keynésiens s’attendent à une
croissance de l’emploi du fait d’une embellie générale de l’économie, l’EIC peut les
désappointer dans ce cas-là. L’emploi peut être crée à l’étranger plutôt que sur place.
Si le gouvernement réduit l’offre de monnaie, les crédits peuvent provenir de
l’étranger et rendent la politique monétaire nationale inopérante. Si la Banque centrale
tente d’élever le taux d’intérêt, des fonds moins chers vont affluer d’autres parties de
l’IEC 16.
On affirme que, depuis les années 1970, il y a eu un changement radical dans
l’ampleur des flux internationaux d’investissement, des biens et services à travers et
dans l’étendue de la perte ou la renonciation par les acteurs nationaux à contrôler ces
flux. Les firmes transnationales ne constituent pas un nouveau venu sur la scène
internationale, mais l’élargissement de l’éventail de leurs activités internationales et
l’approfondissement de leurs alliances transfrontières ont pris un nouveau caractère.
En effet, certains affirment que l’ampleur de ces activités est devenue si grande et que
celles-ci ont dépassé les instruments de régulation étatiques, ce qui a causé
l’effacement des gouvernements devant ces développements. Ohmae écrit que : « sur
une carte politique, les frontières entre pays n’ont jamais été aussi visibles ; mais sur
une carte de compétitivité, une carte indiquant les flux réels des activités financières et
industrielles, ces frontières ont largement disparu »17.
Dans ces formulations les plus récentes, la théorie de la convergence est fondée
sur trois hypothèses principales. Le passage à une globalisation totale de l’économie
internationale est la première hypothèse : Le marché de l’argent n’est plus séparé par
les frontières nationales ; et les entreprises se financent dans les mêmes conditions de
crédit sur les divers marchés. De manière similaire, les technologies modernes sont si
complexes que les marchés de produits eux-mêmes sont supposés devenir de plus en
plus globaux. Un cas extrême serait une économie totalement transnationale sans
qu’aucune différence ne subsiste d’un pays à l’autre.
La seconde hypothèse se construit sur la base de la première et suppose que les
coûts convergent vers le même niveau d’équilibre une fois pris en compte les frais de
transport et les coûts de l’échange.
Vient ensuite la troisième hypothèse. Si de par le monde, les entreprises se
trouvent confrontées aux mêmes problèmes technologiques, elles trouveront des
solutions identiques en matière de technologie, de marchés et de produits, car il

246
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

n’existe qu’une seule meilleure manière d’organiser la production. Si cela survient, les
meilleures formes d’organisation finiraient par prévaloir quel que soit l’endroit et, par
agrégation, les évolutions macro-économiques s’orienteront vers une convergence des
niveaux de productivité et des niveaux de vie 18.

III - Un rôle économique plus limité de l’Etat

Le phénomène de globalisation est aussi l’occasion pour certains de remettre sur


le tapis une vieille controverse sur la place et le rôle de l’Etat dans la sphère
économique. On peut voir un aperçu sur ces idées à travers des écrits de certains
auteurs comme Ch. Kindelberger qui dès 1969, disait déjà que « l’Etat-nation, en tant
qu’entité économique, est arrivé à son terme, et que le monde est trop petit» Cette
dramatique transformation, incombe aux firmes transnationales disait-il. A la fin des
années 1960, ces firmes étaient devenues l’acteur économique le plus puissant, en tous
les cas, plus puissantes que les gouvernements. La firme transnationale « n’a pas de
pays auquel elle témoigne plus de loyauté qu’un autre, et il n’y a pas de pays où elle
sent qu’elle est totalement chez elle »19.

Sa grande mobilité fait sa puissance

Les vues de Kindleberger reprennent des arguments plus anciens. Dans The
Great Illusion, publié en 1911, Norman Angell disait à peu prés la même chose.
L’économie mondiale était devenue tellement interdépendante que l’indépendance
nationale s’apparentait à un anachronisme, notamment sur les marchés financiers,
disait-il. L’interdépendance était véhiculée par la science, la technologie et
l’économie, considérées comme les forces de la modernité ; et ce sont ces forces et
non pas les gouvernements qui déterminent les relations internationales.
A partir de la fin des années 1970, une abondante littérature a été produite pour
développer ces mêmes thèmes ; le mot globalisation revenait comme un leitmotiv. Le
point commun entre ces travaux est que nous vivons dans une «ère globalisée »
caractérisée par un niveau d’intégration des économies nationales sans précédent.
Cette intégration est elle-même le reflet d’une vive augmentation de la mobilité de la
finance, du capital physique et même du travail à travers le monde entier. A cause de
cette mobilité, les firmes partout dans le monde font face à un marché commun des
biens et des facteurs. Dans ces conditions, les tentatives des gouvernements en vue de
contrôler l’évolution de l’économie nationale sont aussi efficaces que « de pousser en
avant un bout de ficelle ».
A nouveau se pose donc la question des marges de manœuvre laissées aux
gouvernants par la montée des interdépendances économiques, par la libre circulation
des capitaux et par l’intégration européenne. Une perception résignée du rôle de l’Etat
gagne provisoirement les faveurs de certains analystes. A les en croire, les autorités
nationales continueraient à jouer une « partition » adoptée au règne des Etats-Nation
alors que nous serions entrés de plain-pied dans une économie mondiale sans
régulation. Ce qui importerait alors ne serait plus tant le pouvoir de « faire », mais,
face à une opinion publique désorientée, de « dire » et de recueillir un consentement

247
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

par défaut. Le « gouvernement national serait ainsi réduit au rôle de lobby plaidant
dans les enceintes internationales la cause d’un groupe d’intérêts, en l’occurrence un
peuple, une nation »20.
Aujourd’hui, on affirme de plus en plus fort, qu’avec le mouvement de
globalisation, les forces du marché se seraient libérées de l’emprise des Etats et ce sont
elles qui contrôleraient maintenant les Etats. Les deux dernières décennies ont été
marquées par un impressionnant défi lancé par les adeptes du laissez-faire et du
marché libre et autorégulé aux défenseurs de l’interventionnisme étatique dans les
affaires économiques. La nouveauté fondamentale réside selon les auteurs du premier
camp, dans la mutation invisible d’une économie de production et d’échange en une
économie de l’information. Or l’information est immatérielle, elle circule sans
entraves, elle échappe aux prérogatives des Etats. Ceux-ci peuvent tout au plus
contribuer à la rendre plus fluide en évitant de promouvoir des politiques contre-
productives.
Les défenseurs du maintien d’un rôle important de l’Etat voient en ces
campagnes en faveur de l’élargissement des prérogatives des marchés, le retour des
utopies théoriques de marché et qualifient les principes et les arguments sur lesquels
sont fondées ces campagnes comme autant d’aspects d’une pensée unique sans
originalité. R. Boyer dira à ce sujet que « le siècle prochain sera encore l’époque
d’Etats-Nation en charge de discipliner et de contrôler des marchés, mais les contours
de cette implication restent largement inconnus »21.
En vérité, le débat sur la place et le rôle nouveaux des marchés dans l’économie a
l’inconvénient de n’être pas très précis. Il ne montre pas en effet ce qui est aujourd’hui
nouveau par rapport au passé, car, il ne faut pas l’oublier, les discussions sur les
mérites relatifs des marchés et des Etats ont été à la base de l’économie politique
depuis ses débuts. Par ailleurs, le retour en force des marchés en tant qu’instrument de
régulation de l’activité économique incombe aux processus de dérégulation et de
privatisation initiés dès la fin des années 1970, par les Etats eux-mêmes. L’on se
demande alors sur la contribution de ces deux mouvements dans le phénomène de
globalisation.

Le rôle des gouvernements dans l’émergence du mouvement de


globalisation

Si les Etats, ensemble et en coopération étroite entre eux, avaient voulu résister à
la menace que fait peser sur leurs prérogatives le mouvement de globalisation, ils
auraient dû conjuguer leurs efforts en vue d’avoir un degré de contrôle plus élevé sur
trois processus, à savoir : l’intégration des marchés financiers ou globalisation
financière, la libéralisation des échanges extérieurs et la mobilité accrue des capitaux
productifs sous forme de flux d’investissements directs à l’étranger. Nous préférons
pour l’instant ne parler que de la première dimension, nous aurons l’occasion de traiter
des deux autres, ultérieurement. Notons pour l’instant que, dans le domaine des
échanges extérieurs, après la conclusion des accords portant création de l’Organisation
mondiale du commerce (OMC), les grandes puissances économiques se sont inscrites
dans une logique de libéralisation de leurs échanges. Ces accords n’ont pu être signés

248
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

qu’après de longues négociations dont le but était d’assurer que l’ouverture


commerciale accrue prévue par ces accords ne porterait pas de grands préjudices aux
premiers signataires que furent les pays de l’O.C.D.E. Pour ce qui est de nombreux
pays en développement, le FMI et la Banque Mondiale se sont chargés de la mission
de convaincre ces pays de la nécessité pour leurs économies d’une plus grande
ouverture commerciale contre l’octroi de crédits offerts dans le cadre de l’application
de programmes d’ajustement structurel.
En ce qui concerne les flux d’IDE, c’est le mouvement qui a connu le moins
d’entraves de la part des autorités nationales. Les flux sortants n’ont pas été interdits
car il représente une occasion pour les firmes domestiques d’avoir accès à des sources
productives moins chers à l’étranger ce qui accroît leur compétitivité face aux autres
entreprises. Quant aux flux entrants, ils représentent aux yeux des gouvernements des
pays hôtes assez d’avantages pour que ceux-ci s’efforcent de recueillir chez eux le
maximum de ces flux.
Pour ce qui est de la sphère financière, tout le monde sait que les marchés
financiers internationaux ont connu un développement spectaculaire depuis plus de
trente ans. Ils ont acquis une influence déterminante sur les décisions de politique
économique prises par des gouvernements présentés comme dépassés, à la fois par les
évolutions technologiques et par des évolutions structurelles liées à la finance, comme
le développement des firmes multinationales ou le passage aux changes flottants.
Contraints par ces nouveaux pouvoirs financiers, les Etats ne seraient que les
spectateurs impuissants d’une mondialisation financière en pleine expansion. En fait,
le Etats jouent un rôle actif dans cette mondialisation par leurs interventions dans trois
domaines clés.
Tout d’abord, ce sont eux qui prennent la décision de déréglementer et de
libéraliser leurs marchés de capitaux. Le rôle des gouvernements américain et
britannique dans le développement du marché de l’eurodollar est ainsi évident, dans la
perspective, pour le premier, d’assurer la domination du dollar et, pour le second, de
profiter de l’avantage comparatif de la place de Londres dans l’organisation des
activités financières internationales. Ce sont de nouveau, les Etats-Unis qui ont initié la
grande vague de libéralisation des mouvements de capitaux des années 1980 afin
d’attirer les capitaux flottants pour financer leur déficit budgétaire. Les autres pays
n’ont pas tarder à suivre, engagés dans une course à la déréglementation compétitive et
soutenus par le succès et l’influence des théories néo-libérales.
Le deuxième rôle des Etats consiste à assurer la pérennité du système. A partir du
moment où les marchés se développent et accroissent l’interdépendance entre les pays,
la survie du système devient essentielle pour tous les Etats. Et ce sont eux qui se
trouvent en position de pourvoir au bien public international que représente un système
financier mondial sûr, une sécurité financière que les marchés sont incapables de se
donner à eux-mêmes.
Enfin, les Etats auraient pu essayer de contrôler le développement de la
mondialisation financière et ils ne l’ont pas fait. Quand la spéculation a obligé au
flottement des monnaies en 1973, le Japon et plusieurs pays européens ont demandé
une plus grande coopération, notamment par une rôle accru donné au FMI, mais les
Etats-Unis ont refusé. Plusieurs pays confrontés à des situations difficiles, comme la
France en 1983, ont fait le choix de la libéralisation et de l’ouverture financière contre

249
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

la défense à tout prix de l’autonomie de la politique économique. Il ne s’agit pas de


nier le rôle important et structurant qu’ont joué les évolutions technologiques et celles
d’autres facteurs structurels dans la mondialisation financière. Mais les Etats, qui en
subissent les conséquences, en sont également l’un des acteurs principaux dont on a
souvent tendance à oublier le rôle 22.
A la lecture de ce qui précède, il ne serait pas exagéré de dire que la globalisation
de l’économie mondiale est une contrainte dont les Etats portent une part appréciable
de la responsabilité de sa création. Certains Etats, notamment les Etats-Unis, la
Grande-Bretagne et certains des plus grands pays de l’Union européenne influencés
par de hauts fonctionnaires de la commission à Bruxelles ont une plus grande part de
responsabilité. Ils n’auraient pas souscrit à ce mouvement s’ils n’étaient pas
convaincus que les bénéfices que tireraient leurs pays seront supérieurs aux coûts
qu’ils subiront.
Le mouvement de globalisation marque la fin du « champion national », cette
grande firme nationale dont on a l’habitude d’identifier le succès (ou l’échec) avec
celui de l’économie toute entière. La nationalité des firmes a de moins en moins
d’influence dans la conduite des affaires, que ce soit à l’échelle des firmes elles-
mêmes, ou celle du pays dans son ensemble. « Les négociants n’ont pas de patrie »
disait au siècle dernier le président américain Thomas Jefferson; et de préciser : « ils
sont moins attachés à l’endroit où ils vivent qu’à celui d’où ils tirent leurs profits ».
Avec le mouvement de globalisation, cette séparation entre loyauté à la patrie et intérêt
économique est plus vraie que jamais.

IV - Pour une nouvelle façon de voir les questions économiques

Plusieurs implications de ces transformations méritent d’être soulignées. La


première est que l’épargne nationale se dirige de plus en plus vers ceux qui savent la
mieux l’utiliser, quel que soit l’endroit de la planète où ils se trouvent. La
« compétitivité nationale » dépend moins de la quantité de monnaie que les citoyens de
la nation en question épargnent et investissent que de la contribution à l’économie
mondiale qu’apportent leurs compétences et leur perspicacité. Aux Etats-Unis par
exemple, le phénomène des start up, ces entreprises de petite taille, lancées par un
nombre restreint de personnes pour mettre en œuvre des idées ou des inventions
brillantes et originales qu’ils ont découvertes est très éloquent à cet égard. L’Amérique
offre de meilleures possibilités dans la création et le financement de ce genre de
projets que les autres pays.
Une autre conséquence est que, dans le monde pan économique d’aujourd’hui,
les statistiques du commerce extérieur ont de moins en moins de sens. Le commerce
international n’est plus un phénomène macro-économique. Il est devenu le reflet de
l’activité d’un groupe d’entreprises mondiales performantes. Les déficits commerciaux
ne sont qu’une illusion engendrée par des systèmes comptables complètement
dépassés qui se contentent de mesurer les seuls flux physiques de biens à travers les
frontières nationales. Il fut un temps où ces flux de biens entre pays voisins
constituaient la seule forme de commerce. Aujourd’hui, cependant, ces transferts
physiques ne constituent pour les entreprises qu’un des moyens de créer des richesses.

250
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

En revanche, les entreprises cèdent leurs technologies sous forme de licences et


récupèrent des redevances sans risques. Elles concluent des alliances et des joint-
ventures de toutes sortes. Elles sous-traitent leur production à l’autre bout de la
planète. Elles implantent leurs unités de production dans les pays où sont situés les
principaux marchés. Elles détiennent des participations dans le capital d’autres
entreprises et en reçoivent les dividendes. Les statistiques douanières ne font justice à
aucun de ces moyens, devenus monnaie courante de l’activité économique dans un
monde déréglementé et ouvert. Ainsi, comme l’a établi Julius De Anne, si l’on
considère le commerce extérieur des Etats-Unis sur la base de la nationalité des firmes
qui commercent, et non sur la base de l’origine territoriale, on aboutit à des données de
l’échange totalement différentes des statistiques officielles puisque en 1986, les firmes
américaines vendaient à des firmes non américaines cinq fois plus et leur achetaient
trois fois plus que ne l’indiquaient les statistiques officielles 23. En appliquant ce même
principe aux échanges commerciaux entre les Etats-Unis et le Japon, en 1985, les
soldes entre ces deux pays prennent une toute autre allure que celle qui est rapportée
dans les statistiques officielles. Ainsi, il ressort que le Japon a consommé des produits
américains pour une valeur totale de 100 milliards de dollars ( au lieu de 45 milliards)
et les Etats-Unis, des produits japonais pour une valeur de 115 milliards de dollars ( au
lieu de 95 milliards). Le déficit ne semble plus aussi dramatique (5 milliards de dollars
au lieu de 45). Ce qui devient significatif, c’est le montant total des échanges
commerciaux entre les deux économies les plus étroitement liées du monde, plus de
200 milliards de dollars 24.
Ainsi, pour une part notable, le déficit commercial têtu des Etats-Unis pendant
les années 1980 n’était pas dû à la volonté prédatrice des nations et des firmes
étrangères, mais au fait que les firmes appartenant à des américains produisaient à
l’étranger ( ou, plus précisément, signaient des contrats avec des étrangers pour qu’ils
leur fournissent certains biens et certains services, que les firmes vendaient ensuite aux
Etats-Unis). Pendant la décennie 1980, cette pratique cosmopolite a représenté plus
d’un tiers du fameux excédent commercial de Taiwan à l’égard des Etats-Unis, et plus
de 20% des excédents du Mexique, de Singapour, et de la Corée du Sud et même du
Japon 25.
Nous avons déjà noté que le phénomène de globalisation a engendré beaucoup de
bouleversements en ce qui concerne notre façon de voir certaines questions
économiques parmi les mieux établies. Par exemple, il ne faisait pas de doute, jadis,
que la richesse nationale n’était rien d’autre que ce que les citoyens de chaque nation
possèdent. Le classement des pays selon le PIB par habitant ou selon le PNB, à
l’exception des pays surpeuplés comme l’Inde et la Chine, était à peu près identique.
Aujourd’hui, les chose ne sont pas aussi simples ; les firmes de toutes les nations
s’étant transformées en réseaux mondiaux, la question importante, du point de vue de
la richesse nationale, n’est pas ce que les citoyens de chaque nation possèdent, mais ce
qu’ils ont appris à faire, dans quelle mesure cela les rend capables d’ajouter de la
valeur à l’économie mondiale, et donc accroît leur valeur potentielle.
Cela étant, les inquiétudes suscitées, dans chaque pays, par la longue liste de
firmes domestiques passées sous contrôle étranger, ne doivent pourtant pas avoir lieu.
Elles sont la conséquence d’une pensée démodée, celle qui fait dépendre la richesse
nationale des actifs détenus et contrôlés par les compatriotes. Le succès de l’économie

251
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

de chaque nation est identifié avec celui des firmes nationales. A vrai dire, ces
inquiétudes ne sont pas récentes. Déjà dans les années 1960, le français Jean Jacques
Servan-Schreiber s’était distingué par le ton pressant de son livre qui résumait l’état
d’esprit prévalant en Europe et dans les autres régions dominées de manière croissante
par le capitalisme américain, à travers ses puissantes FMN. Il avertissait que l’Europe
était en train de succomber face aux Etats-Unis, « l’industrie américaine se répand à
travers le monde d’abord à cause de l’énergie libérée par la firme américaine ». Cette
énergie provient elle-même « d’un système économique très organisé basé sur des
grandes unités, financées et guidées par le gouvernement national ». Le choix était
clair : « …construire une Europe indépendante ou la laisser devenir une annexe des
Etats-Unis »26. Ce sont des termes presque identiques que certains commentateurs
américains emploieront deux décennies plus tard pour parler du défi japonais.
Maintenant, les japonais, les allemands et d’autres semblent « acheter en bloc » les
Etats-Unis, et les américains font l’expérience du même émoi que les canadiens et les
européens, il y a bien longtemps.
Les raisons de ces inquiétudes sont multiples. Ainsi, en dehors de la destination
des profits, une autre inquiétude concerne le contrôle des firmes. On suppose, en effet,
que les entreprises passées sous contrôle étranger feront de moins bons citoyens que
celles qui sont restées sous contrôle d’actionnaires locaux. Cet argument suppose qu’à
l’inverse des firmes appartenant à des étrangers, les firmes appartenant à des
concitoyens feront passer les intérêts de leurs actionnaires après ceux de leurs pays.
Selon cette conception, une firme « locale » aura, plus qu’une firme appartenant à des
étrangers, tendance à s’abstenir de transférer sa production à l’étranger, même si elle
diminue ainsi ses profits. La rassurante clarté de cette vision est sa seule qualité, le
problème est qu’elle est fausse. Cet argument suppose en effet que nous somme
toujours dans l’économie du milieu du siècle dernier, celle qui était gouverné par le
compromis national, scellé avec la bénédiction des gouvernements, entre les grandes
sociétés et les principaux syndicats. A l’époque, les grandes firmes étaient tenues de
mettre en balance les besoins du public avec les exigences des actionnaires ; d’ailleurs,
le plus souvent, les intérêts des uns et des autres concordaient très bien
Mais dans cette dernière partie du siècle, la concurrence mondiale a mit fin aux
règles tacites des capitalismes nationaux. Les producteurs nationaux ne peuvent plus
s’organiser et s’entendre sur l’objectif commun de maintien des prix et ainsi générer
des profits assez élevés pour tenir compte aussi des intérêts des travailleurs et du grand
public en général. De leur coté, les exigences des actionnaires ne sont plus aussi
inaudibles que par le passé. Les porteurs d’actions, notamment aux Etats-Unis, ne se
contentent plus de laisser les dirigeants gérer leurs entreprises comme ils l’entendent.
Les petits porteurs d’actions dispersés d’autrefois ont été supplantés par des
gestionnaires de fonds de placements – caisses de retraite principalement – prêts à
transférer rapidement leurs placements d’une société à l’autre en fonction de
l’évolution du cours de leurs actions. Jamais encore on avait observé des
concentrations de capitaux aussi énormes que celles actuellement détenues dans les
pays développés par les investisseurs institutionnels. A la fin de 1992, ceux-ci
détenaient aux Etats-Unis 50% au moins des actions des grandes entreprises et une
part presque aussi grande des obligations 27.

252
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Le rôle des investisseurs institutionnels s’avère prépondérant, notamment dans


les pays anglo-saxons. La valeur des avoirs capitalisés détenus par eux s’accroît de
façon rapide depuis le début des années 1980. Les fonds de pension représentaient 28
% du PIB britannique en 1980 et 73 % en 1993;et, aux mêmes dates, 34 % et 68 %
(3600 milliards de dollars) du PIB américain. Il faut y ajouter les fonds détenus par les
autres grandes catégories d’investisseurs institutionnels que sont les compagnies
d’assurances et, surtout aux Etats-Unis, les fonds de placement collectifs: money
market funds ou mutual funds. Outre-Atlantique, les mutual funds rassemblaient
environ 2600 milliards de dollars en 1995. Selon le FMI, l’actif total des investisseurs
institutionnels représentait, en 1980 et 1993, respectivement 20,3 % et 47,4 % du PIB
en Allemagne, 64,1 % et 165,3 % au Royaume-Uni, 59,3 % et 125,6 % aux Etats-
Unis. Il s’agit là de masses considérables qui confèrent à leurs détenteurs un pouvoir
de pression redoutable aussi bien sur les entreprises que sur les Etats 28.
Cette transformation dans les structures de propriété du capital a rendu possible
les manipulations financières frénétiques des années 1980 et 1990. De ces décennies
est sortie une nouvelle définition des objectifs et de la raison d’être de l’entreprise. Il
ne s’agissait plus de gérer dans « l’intérêt bien équilibré » des parties prenantes, mais
uniquement de maximiser l’avoir des actionnaires. Le capitalisme américain est
maintenant implacablement organisé autour du profit, non de l’intérêt général. Quand
la recherche du profit exige que la production soit transférée d’une usine américaine
vers une usine étrangère, le dirigeant américain n’hésite pas. D’ailleurs, les dirigeants
américains sont parmi ceux qui, dans le monde, proclament le plus ouvertement que le
travail est de maximiser les dividendes versées aux actionnaires, et à ne pas avancer
d’objectifs nationaux. En fait, dans l’économie mondialisée qui est en train d’émerger,
les firmes domestiques ne peuvent assumer des responsabilités relevant de l’intérêt
général que si elles sont dispensés de charges ou d’obligations spéciales, que les firmes
étrangères, par contre, subissent. Or, ce genre de pratiques discriminatoires et
protectionnistes tendent à disparaître partout dans le monde. Au fond, les entreprises
mondiales s’efforcent d’agir en bons citoyens dans tous les pays où elles s’implantent.
Ainsi, les firmes appartenant à des japonais, auraient contribué en 1994 à hauteur d’un
milliard de dollars aux œuvres de charités américaines, ce qui représentait environ 8%
du total des dons des firmes aux Etats-Unis.

Le capital étranger

En fait, un examen plus précis des motivations profondes qui sous-tendent le


rachat de firmes nationales par des investisseurs étrangers doit donner lieu à des
sentiments de satisfaction plutôt que d’inquiétude. On avance souvent que le motif
d’achat d’actifs à l’étranger est de contourner des barrières commerciales qui risquent
de leur fermer leurs marchés à l’exportation. Mais dans leur majorité, les
investissements étrangers ne sont pas liés à des produits qui bénéficient d’une
protection, ou qui risquent d’en bénéficier dans l’avenir. On a aussi expliqué les
investissements étrangers par la baisse de certaines monnaies nationales, ce qui rend
les actifs des pays en question particulièrement attractifs. Cette explication est valable
pour certains cas seulement – l’exemple de l’Italie en 1992 et le Mexique en 1994,
d’où la célèbre formule : « le Mexique est à vendre ». Dans beaucoup d’autres cas, ce

253
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

n’est pas cette raison qui fait accourir les investisseurs étrangers. Il faut savoir en effet,
qu’une monnaie dévaluée réduit en même temps la valeur des profits que les actifs
(acquis pour cette raison) devaient en principe dégager. Il semble plus probable que la
dépréciation d’une monnaie accélère plutôt l’exécution de la décision d’investir dans
le pays en question. Cette décision était déjà prise et le nouveau contexte monétaire a
été l’occasion de vaincre les réticences qui demeuraient. Plus fondamentalement
encore, les investissements étrangers dans les grandes économies ont augmenté
régulièrement et, ce, quel que soit le taux de change en vigueur.
En fait, les investisseurs étrangers achètent des actifs à l’extérieur parce qu’ils
pensent qu’ils pourront en faire un meilleur usage, main-d’œuvre comprise, que leurs
détenteurs nationaux. Une firme étrangère ne s’installera dans un autre pays que si elle
peut y faire des profits, c’est-à-dire seulement si elle a un avantage sur les firmes
locales qui opèrent déjà sur place, cet avantage doit plus que compenser le coût
supplémentaire que représente pour la firme étrangère le fait de travailler loin de sa
base. L’expérience des voitures japonaises fabriquées aux Etats-Unis est l’une des
meilleures expériences qui corroborent cette conception. En effet, il a été établi que les
Américains travaillant dans des usines japonaises montent en moyenne une voiture en
19,5 heures : à peine plus que les 19,1 heures des ouvriers japonais, mais nettement
que les 26,5 heures des ouvriers américains travaillant dans les usines américaines.
Après qu’en 1984, Toyota a pris la direction de l’usine de General Motors à Fremont,
en Californie, la productivité a fait un bond de 50% par rapport à ce qu’elle était sous
la direction de General Motors. Même chose quand le japonais Bridgestone racheta les
usines américaines de pneus de Firestone. Entre 1989 et 1992, Bridgestone prévoyait
d’investir plus de un milliard de dollars dans ses usines américaines pour développer la
prochaine génération de pneus radiaux. L’ordre de grandeur est près de deux fois ce
que Firestone aurait pu investir si la firme était restée indépendante, déclarait John
Nevin, le président de Firestone au New York Times. Ce n’est pas pour rien donc que
les travailleurs américains, dans un même secteur industriel, reçoivent des firmes
appartenant à des étrangers des salaires plus élevés que ceux versés par les firmes
appartenant à des américains. Les japonais dépensent près de 1000 dollars de plus
pour former chaque travailleur américain que les employeurs américains du même
secteur industriel29.

Le capital étranger et l’appropriation de la technologie locale

Les inquiétudes les plus profondes et les mieux partagées que suscitent
l’acquisition de firmes nationales par des investisseurs étrangers concernent le risque
d’appropriation par ces derniers de technologies, dites sensibles. Ces technologies
peuvent être utilisées par des firmes étrangères pour renforcer leurs avantages
concurrentiels dans des secteurs stratégiques en éliminant les firmes concurrentes. Les
exemples ne manquent pas à ce sujet ; les plus citées sont ceux de la micro-
électronique, la TVHD (télévision à haute définition) ou les télécommunications où
l’on considère que les firmes japonaises occupent des positions dominantes grâce à des
technologies étrangères, le plus souvent américaines.

254
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ces tractations sont donc vues comme des pertes de technologies nationales, dont
les conséquences seront chèrement payées plus tard. Là aussi, dans l’esprit des tenants
d’une économie mondiale globalisée, une telle conception est assimilée à un pensée
périmée. Et ils rappellent que le passage de la production de masse à la production
personnalisée n’est pas non plus sans rapport avec le problème de l’appropriation et du
contrôle étrangers et de l’inquiétude qu’ils doivent ou non inspirer. Comme nous
l’avons déjà noté, le pouvoir qui résulte de la propriété et du contrôle dans l’entreprise
de production de masse a substantiellement diminué dans l’entreprise de production
personnalisée. Dans la mesure où celle-ci est basée sur les capacités à résoudre les
problèmes les plus complexes, les revenus les plus élevés et la plus forte influence
appartiennent aux individus compétents du réseau plutôt qu’aux actionnaires ou aux
cadres occupant des positions formelles d’autorité. Les dirigeants peuvent bien sûr
jouer un rôle important en organisant le réseau mondial, mais les décisions les plus
déterminantes se prennent à des niveaux inférieurs, dans des nœuds plus décentralisés.
Aussi longtemps que ceux qui prennent en charge ce genre de décision (l’identification
et la résolution de problèmes) c’est-à-dire les travailleurs du savoir, sont originaires du
pays et y résident, il importe peu que ceux qui possèdent formellement et président
l’entreprise soient de nationalité étrangère.
Les transactions concernant l’acquisition de firmes étrangères activant dans le
domaine des technologies de pointe ne dérogent pas à ce principe. L’achat par des
étrangers de firmes nationales spécialisées dans la haute technologie ne signifie pas
que les connaissances technologiques nationales ont été achetées ou perdues. La valeur
première contenue dans ces technologies réside dans les compétences et la perspicacité
nécessaires pour les créer et les améliorer. Ces compétences et cette perspicacité
restent nationales et ne peuvent pas être appropriées ni par des moyens financiers
(acquisitions), encore moins par des moyens coercitifs. Elles dépendent de facteurs
spécifiquement nationaux comme le système éducatif, le régime socioculturel et
politique et les infrastructures scientifiques (universités,…) et technologiques
(laboratoires de recherche, pôles technologiques). Les actifs technologiques d’une
nation ne sont perdus que s’ils sont insuffisamment entretenus. De nombreux exemples
montrent que ça aurait été le cas si des étrangers n’étaient pas intervenus pour apporter
les financements nécessaires.
En 1988, le Congrès américain a voté une loi, The Omnibus Trade Act, qui
permet au gouvernement américain d’empêcher des investisseurs étrangers d’acquérir
une participation majoritaire dans une société américaine. Un comité sur
l’investissement étranger aux Etats-Unis, présidé par le secrétaire au trésor, et dont
font partie les chefs de huit agences fédérales, peut désormais décider qu’un achat
envisagé menace de « porter atteinte à la sécurité nationale ». Le Congrès venait ainsi
de rendre officiel ce qui n’était qu’une résistance informelle aux acquisitions de firmes
par les étrangers. Il a été influencé par les nombreuses commissions et groupes de
travail qui ont multiplié les mises en garde contre le poids croissant des firmes
étrangères (notamment les japonaises), dans des secteurs, où la technologie joue un
rôle crucial (en particulier la micro-électronique). L’exemple le plus illustratif est le
rapport du conseil national de sécurité d’avril 1987 qui mettait en garde contre la
dépendance croissante des forces armées américaines vis-à-vis des firmes japonaises.
Le même rapport se montrait très pessimiste sur l’avenir de l’économie américaine.

255
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

« A la fin du siècle, la micro-électronique aura certainement une influence décisive sur


les performances de secteurs qui représenteront de l’ordre d’un quart du produit
national brut, et qui auront des effets considérables sur les capacités militaires, la
productivité de l’économie dans son ensemble et le niveau de vie. Ces secteurs
comprennent l’automobile, l’automatisation industrielle, les ordinateurs, les produits
pour la défense et pour l’espace, les télécommunications et de nombreux biens de
consommation […] Si les Etats-Unis perdaient leur avantage compétitif dans ces
secteurs, leur productivité, leur niveau de vie et leur croissance en souffriraient
gravement ». Le risque le plus grave, selon ce rapport, serait que les firmes japonaises
de haute technologie refusent leurs circuits intégrés les plus récents, et les technologies
liées aux firmes américaines qui en seraient devenues indépendantes, et puissent ainsi
«faire obstacle à la compétitivité des Etats-Unis dans presque toutes les branches
industrielles 30.
Pour éviter donc que le pays ne soit dans une situation de dépendance
technologique intolérable vis-à-vis de fournisseurs étrangers, la meilleure solution
préconisée par les gouvernements occidentaux était d’amener les firmes nationales les
plus en avance dans les domaines technologiques clés à unir leurs capacités en vue de
préserver la place du pays dans des secteurs aussi stratégiques que la micro-
électronique, les télécommunications, les biotechnologies, les industries spatiales, etc.
Aux Etats-Unis, les fonctionnaires américains, inquiets de l’avance prise par le Japon
dans la production des circuits intégrés et voulant renforcer les capacités de leur pays
dans ce domaine, ils décidèrent d’accorder 100 millions de dollars par an à Sematech,
un consortium de sociétés américaines spécialisées dans les semi-conducteurs, qui
devaient réunir leurs propres ressources pour concevoir un équipement non périmé
destiné à fabriquer la génération à venir de circuits intégrés. En Europe, il y a eu une
multitude de projets communs comme EUREKA, AIRBUS, etc.

La nationalité des entreprises : Une notion périmée ?

Quand on se réfère aux thèses sur la globalisation telles que nous les avons vues
dans les sections précédentes, il est aisé de conclure qu’il s’agit là d’une vision
périmée et qui n’est pas sans créer des problèmes pour les pays qui mettent en œuvre
ce genre de mesures volontaristes. Il est utile de rappeler à ce sujet que, du point de
vue des auteurs qui soutiennent que la globalisation de l’économie n’a eu de cesse de
réduire l’influence de la nationalité des firmes, deux considérations doivent être
soulignées. D’une part, le niveau de vie des citoyens d’une nation dépend de leur
contribution à l’économie mondiale, de ce que valent leurs compétences et leur
perspicacité ; il dépend de moins en moins de ce qu’ils possèdent, c’est-à-dire des
profits que parviennent à réaliser les sociétés qui leur appartiennent ou celles pour
lesquelles ils travaillent. D’autre part, ceux qui savent identifier les problèmes, ceux
qui savent les résoudre et ceux qui réunissent les conditions pour que cela soit possible
accroissent leurs compétences par la pratique. Mises ensemble, ces deux idées
suggèrent une vérité élémentaire. Quand un groupe d’investisseurs étrangers conclut
des contrats avec des nationaux pour identifier et résoudre des problèmes complexes,
la firme qu’ils représentent est bien plus utile pour les nationaux du pays hôte qu’une
firme « nationale » qui conclut des contrats avec des étrangers pour faire les mêmes

256
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

choses. « Cette vérité a beau être élémentaire, elle n’a pas encore été perçue par les
décideurs politiques et le public américains. L’influence d’une vision périmée n’a
jamais été aussi évidente que lorsque des fonctionnaires de Washington ont décidé de
restreindre la possession par des étrangers d’actifs américains et de n’accorder les
largesses de l’Etat qu’aux firmes sur lesquelles flotte le drapeau américain »31.
Une telle conception était juste dans un système qui a fonctionné correctement
jusqu’aux années 1970. A l’époque, les firmes nationales s’identifiaient avec leurs
économies nationales respectives et leurs avancées technologiques pouvaient être
assimilées à des prouesses économiques nationales. Mais depuis le début des années
1980, cette identité a cessé d’être vérifiée.
Autre exemple illustrant cette évolution nous vient encore des Etats-Unis où
l’administration et le congrès américains, ont jugé, au début de 1988, qu’il était
inacceptable de laisser le Japon dominer seul l’industrie de la télévision à haute
définition. Ils décidèrent alors l’octroi d’une aide financière au profit des firmes
américaines qui voulaient développer cette technologie. Aux firmes étrangères qui ont
émis le vœu d’être associées à cet effort, les responsables américains indiquèrent que
les subventions étaient strictement réservées aux sociétés américaines. Pourtant,
comme nous l’avons vu, les firmes américaines se transformèrent rapidement en un
accord de partenariat entre plusieurs réseaux multinationaux. Elle mènent leurs
recherches, conçoivent et fabriquent certains de leurs produits technologiquement le
plus en pointe à l’étranger. Il en est de même pour les firmes étrangères aux Etats-
Unis. La différence entre les deux groupes tend, en conséquence, à s’estomper.
Finalement, les firmes de chaque pays n’incarnent que marginalement les
citoyens de leurs pays d’origine. Dans le cas précédent, il aurait été plus judicieux
d’inclure dans le programme du gouvernement américain, les milliers d’américains qui
étaient en train d’acquérir une précieuse expérience en matière de technologies liées à
la TVHD en travaillant pour des firmes étrangères comme le japonais Sony, le
néerlandais Philips ou le français Thompson. Cette conclusion est valable pour toutes
les industries de haute technologie : à la base de toute industrie de technologie avancée
figurera les compétences et l’expérience acquises par les citoyens du pays concerné,
quel que soit la firme pour laquelle ils travaillent, mais il est toutefois préférable qu’ils
y soient résidents.
Les problèmes que nous venons de soulever relèvent directement de la
problématique sur laquelle est basé ce travail. Ils sont très importants pour la
compréhension des parties qui restent à développer. En ce sens, nous avons cru utile de
reproduire les deux paragraphes suivants qui sont tirés du livre de R. Reich et qui
résument très bien les idées qui viennent d’être exposées. L’auteur affirme que : « les
décideurs politiques considèrent apparemment les technologies comme des choses –
que les citoyens de la nation possèdent au même titre que les mines d’or, les machines
et les autres biens réels. Aussi, soutenir nos technologies leur semble équivaloir à
augmenter les actifs américains ; peu leur importe l’endroit de la planète où ces firmes
conçoivent, fabriquent, vendent leurs produits récemment inventés ; peu leur importe
aussi avec qui elles passent des contrats pour la fourniture de ces services. Les
décideurs politiques n’ont pas réussi à comprendre que les vrais actifs technologiques
de la nation sont les capacités de leurs concitoyens à résoudre des problèmes
complexes dans l’avenir, et que ses capacités dépendent à leur tour de l’expérience

257
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

qu’ils auront acquise en résolvant les problèmes d’aujourd’hui et d’hier. Aussi, la


décision de NEC (une firme appartenant en majorité à des Japonais) d’installer à
Roseval les mémoires à quatre mégabits est plus utile à long terme pour la nation
[américaine, ndlr] que n’importe quelle opération que Texas Instruments, Motorola ou
ATT lance dans un autre pays. L’investissement de NEC apportera davantage
d’expérience technologique aux ingénieurs, techniciens et ouvriers américains qu’une
usine d’ATT installée en Espagne le fera pour les Américains indirectement impliqués
dans ce projet. Il en est de même pour les usines de composants pour la TVHD de
Philips aux Etats-Unis ou de l’institut de recherche en TVHD de Matsushita.
L’argent, les installations, l’information et les équipements sont faciles à
déplacer, en même temps que les logos des firmes. Les cerveaux traversent beaucoup
moins facilement les frontières. Les décideurs politiques devraient trouver plus
d’intérêt à aider des américains à acquérir une grande compétence technique qu’à aider
les sociétés américaines à réaliser des profits substantiels grâce aux nouvelles
technologies. Il serait tout à fait justifié d’encourager Sony, Philips, Thompson, NEC
ou n’importe quelle multinationale à apprendre aux américains à concevoir et à
fabriquer des semi-conducteurs de pointe, des téléviseurs haute définition, des pièces
pour les avions, et tout autre nouveauté originale de l’avenir. Invitons-les à venir ;
nous avons besoin de nous exercer. De plus, il faut que les subventions
gouvernementales pour le développement technologique puissent être attribuées à
n’importe quelle firme, quelle que soit la nationalité de ceux qui la possèdent, pourvu
qu’elle accepte de mener recherche, développement et fabrication aux Etats-Unis, en
employant des scientifiques, des ingénieurs et des techniciens. Pour rendre le lieu
encore plus explicite, le montant de l’aide gouvernementale pourrait être lié au nombre
d’américains impliqués dans la recherche-développement et la fabrication ».

V - Les exigences d’une économie fondée sur le savoir

Le processus de globalisation qui est en train de structurer l’économie mondiale


de cette fin du siècle fait que les compétences et les talents des travailleurs les plus
qualifiés s’exercent dans un marché mondial du travail de plus en plus ouvert.
Améliorer les perspectives économiques des citoyens dépend de la valeur qu’ils
ajoutent à l’économie mondiale. Les firmes nationales ne constituent plus le moyen le
plus approprié pour atteindre cet objectif. Leurs intérêts ne coïncident pas forcément
avec les intérêts du public. Ce qui est bon pour GM n’est pas forcément bon pour
l’Amérique, disait récemment Newt Gingrich, leader républicain au Congrès
américain. Maintenant que la nationalité des firmes n’a plus l’importance d’autrefois,
l’essentiel est de savoir qui apprend à faire quoi. De cette transformation cruciale
découlent de nombreuses conséquences de première importance.
Nous avons vu précédemment la puissance des facteurs de changement
économique et l’ampleur des effets qu’ils ont eu sur les économies avancées à partir
des années 1970. C’est ainsi que, dans l’univers des entreprises, la notion de part de
marché est devenue plus relative. En effet, qu’elle est l’intérêt de s’accrocher à une
part de marché dans un segment qui décroît et dont la durée de vie est de plus en plus
limitée. Comme le soulignent G. Hamel et C. K. Prahalad « Les vainqueurs des
grandes batailles commerciales des années 1980 étaient les entreprises qui

258
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

réussissaient à atteindre un rapport qualité-prix avantageux sur des marchés existants


et bien définis. Dans les années 1990, ces batailles seront gagnées par les entreprises
capables de créer et de dominer des marchés fondamentalement nouveaux ». Créer des
marchés nouveaux impose de mettre l’accent sur les capacités à développer des
produits nouveaux en exploitant ce que l’on sait faire le mieux. Dans ce nouveau
contexte ce qui apparaît vital pour les entreprises ce n’est pas de se battre sur des
marchés ou des produits mais sur des capacités à apporter de la valeur au client. La
maîtrise de ces capacités conduit à développer des compétences qui apportent un
moyen durable pour pallier aux difficultés engendrées par des marchés fuyants et
éphémères. Le concept repose sur le fait que la compétence assure les conditions de la
survie en permettant de s’adapter à des marchés et à des technologies nouvelles,
concevoir une entreprise comme un portefeuille de compétences clés au lieu d’un
portefeuille de produits, permet d’agrandir considérablement l’horizon.
La notion de re-engineering qui a fait florès aux Etats-Unis au début des années
1990, traduit la nécessité de refondation des entreprises pour pouvoir faire face aux
nouveaux défis que nous venons de décrire. Sous le terme de re-engineering, M.
Hammer et J. Champy proposent de réinventer l’entreprise. Ils donnent une définition
formelle du re-engineering : « une remise en cause fondamentale et une redéfinition
radicale des processus opérationnels pour obtenir des gains spectaculaires dans les
performances critiques que constituent les coûts, la qualité, le service et la rapidité »32.
Ainsi, dans un environnement où rien n’est constant, ni prévisible, ni la
progression du marché, ni la demande du consommateur, ni le cycle de vie d’un
produit, ni le rythme d’évolution technologique, ni la nature de la concurrence, la seule
solution qui soit valable est de bâtir une nouvelle organisation centrée sur le client.
Elle est entièrement orientée vers la satisfaction des besoins des clients. Ainsi, le point
de départ de la reconception consiste à se poser deux questions : quelles sont les
attentes des clients et avec quelle organisation, quelle structuration des processus de
travail pouvons nous y répondre.
Mettre en œuvre une organisation basée presque exclusivement sur les
compétences de ses membres les plus doués pour offrir aux clients (et souvent
anticiper sur les besoins de ces derniers) les produits et services qu’ils désirent a des
impacts multiples et qui affectent l’ensemble des fonctions de l’entreprise. Dans une
organisation centrée sur le client, où la conception d’une part, et l’imagination de
techniques commerciales originales et perfectionnées, d’autre part, l’emportent sur la
fabrication, il y a en effet peu de place pour les armées d’ouvriers de la production de
masse. Le processus de fabrication est en effet dominé par les principes de la
production juste à temps. Le concept de « production juste à temps » porte en germe la
logique qui consiste à produire juste. Dans cette optique l’entreprise apparaît comme
un mécanisme conçu pour répondre aux demandes des clients et qui se met en marche
à partir de l’impulsion de ceux-ci. Les techniques de fabrication font largement appel à
l’automatisation et à l’informatisation.
Ainsi, la machine a largement pris la relève de l’homme. Les exemples qui
corroborent cette nouvelle réalité sont très nombreux ; à titre d’exemple, les prévisions
du bureau de statistiques du travail des Etats-Unis, pour la période 1982-1995, font
apparaître que si les dix professions les plus dynamiques, et comportant surtout des
professions à haute technologie, devraient figurer pour 76% dans l’augmentation du

259
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

produit entre ces deux dates, elles n’entreraient que pour 4% dans les créations
d’emplois attendues 33.
La montée du reengineering pourrait selon certaines sources faire disparaître, aux
Etats-Unis, 25 millions d’emplois dans un secteur privé qui en compte environ 90
millions. Le même phénomène commençait également à toucher l’Europe et le Japon.
« si les techniques les plus performantes étaient mises en œuvre partout où elles
trouvent un champ d’application, 9 millions d’emplois sur les 33 millions qui
subsistent en Allemagne, pourraient être supprimés sans dommage pour la
production »34.
La globalisation de l’économie mondiale, du fait qu’elle tend à accroître d’une
manière singulière la concurrence entre les travailleurs dans un marché en intégration
rapide, exige des compétences élevées et universellement appréciées. Pour ceux qui
n’ont que leur force de travail à offrir, elle ne réserve pas de perspectives
particulièrement réjouissantes : des rémunérations peu élevées au mieux, le chômage
et l’exclusion au pire 35 .
Si pour certains la fin du salariat dans sa forme la plus traditionnelle est une
libération pour les travailleurs, la quasi-totalité des observateurs la considèrent plutôt
comme une tragédie. Hannah Arrendt exprimait bien cette ambivalence : « C’est une
société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail et cette société ne sait
plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la
peine de gagner cette liberté […] ce que nous avons devant nous c’est la perspective
d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur
reste. On ne peut rien imaginer de pire »36.
Eviter le pire dont parle Hannah Arrendt nécessite une mutation notable des
valeurs collectives accompagnant le développement du temps libéré. Celui-ci doit être
ressenti comme un objectif et un instrument de libération de la personne. Mais cette
transformation n’est pas évidente et reste à l’état de balbutiements. Les
dysfonctionnements du marché du travail dans les pays capitalistes avancés constituent
l’un des plus grands défis du phénomène de globalisation aux Etats-Nation. La
restructuration des entreprises pour en faire une communauté de talents et de
compétences laisse sur le carreau des masses de travailleurs non qualifiés ou n’ayant
pu s’adapter à la nouvelle donne. Le chômage massif et la rupture dualiste sont les
résultats majeurs de cette évolution. C’est le plein emploi pour les uns, accompagné de
l’absence de travail pour les autres : « Il est intolérablement absurde – écrivent Y.
Besson et Ph. Guillaume – que certains hommes doivent travailler 39 heures par
semaine et 47 semaines par an, 37 ans dans la vie, alors que d’autres sont condamnés à
être privés d’emploi, privés de statut et de dignité, exclus de la communauté. Telle est
la situation qui, depuis près de trente ans, se développe dans les pays de l’O.C.D.E. : 6
millions de chômeurs en 1972, 30 millions en l’an 2001.
L’autre fait marquant est le glissement de la main-d’œuvre vers les secteurs à
faible productivité. Contrairement à ce qui se passait lors des mutations technologiques
antérieures, ce ne sont plus les secteurs de pointe qui créent de nouveaux emplois. Ce
sont au contraire les secteurs traditionnels, à faible productivité, dispensateurs de
revenus médiocres sous la forme précaire de contrats d’intérim, à durée déterminée ou
à temps partiel.

260
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

En France, selon l’INSEE si, en 1987, la productivité augmente de 4% dans les


industries manufacturières et s’abaisse de 0,5% dans le commerce, symétriquement
l’emploi diminue de 2,1% dans le premier secteur et s’accroît de 1,7% dans le second.
Partout, il en va de même : le fait est notamment confirmé par une enquête portant sus
l’évolution de six pays de l’O.C.D.E., entre les années 1962 à 1981. Partout, d’une
branche à l’autre, productivité et emploi évoluent en sens opposé ; là où la première est
élevée, le second diminue, et inversement.

Le problème des revenus

Ainsi, les travailleurs routiniers de la production courante ou des services


personnels n’ont le plus souvent le choix qu’entre le chômage ou le travail dans des
emplois précaires et faiblement rémunérés. La croissance des inégalités sociales est
devenue, depuis les années 1970, une caractéristique commune à tous les pays. Cette
évolution a été spectaculaire même parmi les titulaires d’un emploi. Durant la plus
grande partie de l’après-guerre, au moins jusqu’au milieu des années 1970, les salaires
des américains à différents niveaux de revenus s’élevaient à peu près au même rythme,
environ 2,5% à 3% par an. Pendant ce temps, l’écart entre les salariés au sommet et au
bas de l’échelle se réduisait régulièrement, en partie en raison de l’influence favorable
des grandes firmes et des syndicats qui poussaient les bas salaires et freinaient la
hausse au sommet. A cette époque, la pauvreté était la conséquence du chômage.
Maintenant, le problème le plus important est la qualité des emplois, non leur nombre.
Dans les années 1990, de nombreux emplois ne procurent pas à leurs titulaires un
salaire suffisant pour vivre. Plus de la moitié des 32,5 millions d’Américains dont les
revenus sont au-dessous du seuil de pauvreté, et près de deux tiers des enfants pauvres,
vivent dans un foyer où une personne au moins travaille.
Le plus important est de comprendre pourquoi ce phénomène est général à tous
les pays. Pourquoi dans toutes les régions du monde, les riches deviennent plus riches
et les pauvres plus pauvres ? Contrairement à la situation prévalant jusqu’aux années
1980, la situation des travailleurs d’un pays n’évolue plus dans le même sens pour
tous. Dans le passé, la plupart d’entre eux voyaient leurs situations s’améliorer ou se
dégrader en même temps, selon que la firme qui les employait, le secteur d’activité de
cette firme où l’économie nationale dans son ensemble devenaient plus productifs ou
végétaient. Aujourd’hui, le fossé entre riches et pauvres est en train de s’élargir, quelle
que soit la situation de la firme, du secteur et de l’économie dans son ensemble. Il
semble relié à une divergence croissante entre les rémunérations que les individus
reçoivent pour leur travail. Ainsi, indépendamment du classement officiel de l’emploi
en question, et du secteur dans lequel ce dernier s’exerce, la position compétitive et
donc le niveau de rémunération dépend de la fonction exercée. Ce phénomène est
observable même dans les pays en développement. Dans beaucoup de ces pays, la
grande divergence entre les revenus d’une petite minorité au sommet et le reste de la
population a longtemps semblé être lié à la détention d’actifs mobiliers et immobiliers
importants, notamment la terre ; mais cette tendance a pris une nouvelle forme : les
élites du Tiers-monde descendent désormais moins souvent de générations de riches
propriétaires terriens, elles ont fréquemment acquis leur richesse grâce à leur travail (le
cas de Taiwan et de la Corée du sud après la réforme agraire des années 1950).

261
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

En quoi le phénomène de globalisation est-il responsable de cette divergence


croissante entre les rémunérations que les individus reçoivent pour leur travail ? Pour
répondre à cette question, il faut se rappeler que sous l’effet de l’éclatement des firmes
nationales en réseaux mondiaux, trois grandes catégories d’emplois ont émergé : les
services de production courante, les services personnels et les services des travailleurs
du savoir. Ces catégories correspondent aux trois positions compétitives différentes
qu’occupent la majeur partie des citoyens dans les pays économiquement avancés.
Comme nous l’avons déjà formulé, du fait de l’intégration croissante du marché
du travail à l’échelle mondiale que véhicule le processus de globalisation des firmes,
les citoyens du monde entier tendent à devenir une partie d’un marché international du
travail, englobant les cinq continents. La compétitivité de chacun d’eux sur ce marché
international dépend non du sort d’une firme ou d’un secteur industriel nationaux,
mais des fonctions qu’il occupe, et donc de la valeur qu’il crée dans l’économie
mondiale. Comme le dit R. Reich : « Les américains affrontent donc la compétition
internationale toujours plus directement, sans l’intermédiaires d’institutions nationales.
Si nous abandonnons les notions périmées de compétitivité des firmes américaines, de
l’industrie américaine, de l’économie américaine, et si nous les reformulons en termes
de compétitivité de la main-d’œuvre américaine, il devient clair que les succès et les
échecs ne seront pas partagés équitablement entre nos concitoyens »37.
En règle générale, cette règle de la valorisation des contributions à l’économie
mondiale sur les marchés internationaux donne les résultats suivants en matière de
rémunération des services des trois catégories de travail sus-citées : les prix des
services de production courante et les services personnels déclinent ou stagnent, quant
aux services des travailleurs du savoir, ils progressent régulièrement.
Ainsi donc, pour les emplois de la production courante dans les pays avancés, ils
sont supprimés en très grand nombre, et ceux qui subsistent ne reçoivent que des
salaires relativement faibles. La raison en est que les travailleurs routiniers dans ces
pays sont désormais en concurrence directe avec des millions de travailleurs routiniers
dans le reste du monde, car la production de masse standardisée se dirige là où le
travail est le moins cher et le plus accessible.
En ce qui concerne la situation de la seconde catégorie d’emplois, c’est-à-dire les
aides personnels, le tableau n’est pas plus réjouissant. La majorité des aides personnels
sont payés au salaire minimum, ou juste au dessus, et beaucoup d’entre eux ne
travaillent qu’à temps partiel. S’ils sont protégés des effets directs de la concurrence,
ils ne sont pas pour autant à l’abri de ses effets indirects. Tout d’abord, les aides
personnels sont de plus en plus en concurrence avec les anciens travailleurs routiniers
qui ne trouvent plus de travail de production courante bien payé, et qui ont pour seule
solution de chercher des emplois de services personnels. Selon le Bureau of Labor
Statistics américain, parmi les 2,8 millions de salariés de l’industrie qui ont perdu leur
emploi au début des années 1980, un tiers a été réembauché dans des emplois de
services avec une perte de revenu d’au moins 20% 38. Les aides personnels sont aussi
en concurrence avec les diplômés du secondaire et ceux qui ont abandonné les études
très tôt ; eux aussi ne disposent plus des emplois de production courante qu’ils
trouvaient autrefois sans aucun mal. En fait, tous ceux qui n’ont que des compétences
techniques relativement faibles, n’ont d’autre choix que de se presser dans les services
personnels. Enfin, les aides personnels seront en concurrence avec un nombre

262
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

croissant d’immigrants légaux et illégaux, pour lesquels les services personnels


représenteront les emplois les plus accessibles.
La concurrence la plus impitoyable qu’affrontent les aides personnels est celle
des machines qui économisent le travail. Ce qui rend cette concurrence aussi
redoutable, c’est qu’elle est, bien qu’indirectement, le fait des travailleurs du savoir.
L’exemple du commerce électronique, en pleine expansion aux Etats-Unis et en
Europe, est là pour le démontrer. Des biens et des services de plus en plus nombreux
font déjà l’objet de formalités d’achat par des consommateurs assis derrière leurs
ordinateurs personnels. Profitant de l’engouement du public pour certains de leurs
produits, des firmes n’hésitent pas à offrir des quantités appréciables de ces produits
sur des sites de vente aux enchères à travers le réseau Internet. Cette nouvelle façon
de faire du commerce constitue une menace sérieuse pour de nombreux vendeurs et
vendeuses, qui forment l’un des groupes les plus nombreux d’aides personnels. Elle
constitue en revanche une aubaine pour de nombreux ingénieurs en logiciels, en
télécommunications et en électronique qui ont là l’occasion de pouvoir offrir leurs
services pour des rémunérations conséquentes.
Le groupe des travailleurs du savoir, notamment dans les pays les plus
développés, est le seul à pouvoir tirer profit des changements économiques survenus
durant ces dernières années. Le mouvement de globalisation a été entrepris
essentiellement par les travailleurs du savoir et pour leur profit. Ce résultat est tout à
fait logique si on admet que le phénomène de globalisation signifie la mise en place
progressive d’un marché mondial du travail. Les travailleurs du savoir au sommet
reçoivent les rémunérations les plus élevées car la demande mondiale pour leurs idées
nouvelles s’accroît rapidement à mesure que celles-ci circulent plus vite et plus
facilement. Bien entendu, tous les travailleurs du savoir ne progressent pas aussi
rapidement et aussi spectaculairement ; ceux du bas de l’échelle tiennent à peine leur
rang dans l’économie mondiale. Les travailleurs du savoir dans les pays les moins
compétitifs et les moins actifs dans l’économie mondiale ne sont pas aussi offensifs et
aussi entreprenants que leurs équivalents des pays avancés. Dans beaucoup de cas, les
premiers aident les seconds à élargir leur base d’action dans leurs pays respectifs.
L’expansion de ce marché mondial et la demande croissante pour les idées
symboliques et analytiques des travailleurs du savoir les plus doués sont dues
principalement au développement et à l’amélioration spectaculaires des technologies
de communication et de transport. Cette évolution bénéficie le plus aux manipulateurs
de symboles auditifs et visuels les plus talentueux comme les musiciens, les acteurs de
cinéma et les sportifs de très haut niveau. Le fait que leurs spectacles et leurs
productions puissent être regardés en même temps par des centaines de millions de
spectateurs à travers le monde, leur donne droit à des revenus incroyablement élevés.
Jamais dans l’histoire de l’humanité, le travail exclusif de l’homme n’avait rapporté
autant d’argent. Les dernières technologies en matière de télécommunication qui, à
coup sûr, vont révolutionner ce domaine (nous pensons plus particulièrement à la plus
récente des technologies et qui permet l’accès au réseau Internet à partir des
téléphones mobiles) offrent des perspectives plus prometteuses encore.

263
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Cette demande croissante va de pair avec des rémunérations accrues. Qu’elles


prennent la forme de redevances, d’honoraires, de salaires ou de parts dans les profits,
le résultat économique est pratiquement le même. Au milieu du siècle, quand les
grandes économies appliquant le principe Fordiste de production de masse
standardisée, formaient des marchés nationaux dominés par de grandes firmes
organisées sous forme de pyramides, des contraintes pesaient sur les revenus des
personnes placées au sommet de l’échelle. La première était que le marché pour leurs
services était pratiquement limité aux frontières du pays. De plus, la valeur
conceptuelle de leur contribution, si grande qu’elle fût, était faible par rapport à la
valeur provenant de la grande échelle de la production. La majorité des problèmes à
identifier et à résoudre concernaient l’accroissement de l’efficacité de la production, et
la meilleure organisation du flot des matières premières et des pièces détachées, du
montage et de la distribution. Les inventeurs étaient à la recherche des rares percées
technologiques susceptibles de révéler un produit entièrement nouveau à produire en
masse ; les consultants en management, les cadres et les ingénieurs essayaient ensuite
d’accélérer et de synchroniser sa fabrication, pour augmenter les économies d’échelle ;
puis les responsables de la publicité et du marketing s’efforçaient de convaincre le
public d’acheter les plus grandes quantités des nouveaux biens standardisés. Le niveau
des salaires des cols blancs était lié à l’échelle de production, car la grande taille était
synonyme de profitabilité. Au contraire, dans les années 1990, le marché pour les idées
des travailleurs du savoir est mondial. Leurs revenus ne sont plus fonction ni de la
taille du marché national, ni du volume de la production des firmes auxquelles ils sont
liés. Certains aspects du compromis national conclu entre les dirigeants des grandes
firmes et les principaux syndicats agissaient aussi comme une contrainte sur les hauts
revenus des premiers. Les cadres dirigeants, pour éviter l’enclenchement d’une spirale
inflationniste prix-salaires, devaient donner l’exemple. Ainsi, pour amener les
syndicats avec lesquels ils étaient engagés dans des négociations très visibles à plus de
modération dans leurs revendications salariales, ils ne pouvaient pas, quant à eux,
recevoir une rémunération hors de proportion avec les ouvriers du bas de l’échelle. En
même temps, il ne fallait pas que les salaires des ouvriers diminuent trop, faute de quoi
leur pouvoir d’achat, indispensable à l’écoulement des marchandises produites en
masse, serait insuffisant pour réaliser cet objectif.
Maintenant que les grandes firmes nationales se sont transformées en réseaux
mondiaux impossibles à distinguer les uns des autres, ces règles informelles ont
disparu. Les individus concernés par l’activité du réseau forment un groupe vaste et
diffus, réparti dans l’ensemble du monde. Les liens entre les cadres dirigeants et
l’ouvrier se trouvant dans un même pays s’affaiblissent. Pour mettre ceci en
perspective, il faut se rappeler qu’un dirigeant d’une grande firme américaine gagnait,
en moyenne, environ 190 000 dollars en 1960. Cette somme était environ 40 fois le
salaire de l’ouvrier moyen de la société. Après impôt, le revenu net du dirigeant ne
représentait plus que 12 fois celui de l’ouvrier. Mais, en 1988, un dirigeant de l’une
des cent plus grandes firmes américaines recevaient, en moyenne, 2 025 000 de
dollars. C’était 93 fois le salaire payé à l’ouvrier moyen par ces firmes. Et le taux
maximum de l’impôt sur le revenu, limité à 28%, son revenu net était 70 fois supérieur
à celui d’un ouvrier.

264
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ainsi, les inhibitions ont disparu. Les salaires et les avantages des cadres
dirigeants des grandes entreprises mondiales ainsi que ceux des consultants et
conseillers auxquels elles font appel, ont beaucoup augmenté alors que ceux du reste
de la population ont stagné ou décliné.
Il n’est pas dans notre propos ici de souligner les effets régressifs de la
globalisation sur la répartition des revenus dans les sociétés qui sont concernées par ce
phénomène. Tout le monde sait, en effet, que l’inégalité croissante des revenus est un
phénomène qui ne date pas d’hier et qu’il est inhérent au système capitaliste. La plus
grande égalité dans la répartition des revenus qui a caractérisé une bonne partie du
second tiers de ce XXe siècle a été le résultat du compromis national conclu entre les
grandes entreprises industrielles et leurs travailleurs dans les grandes économies
occidentales. Elle a été aussi et surtout le résultat des politiques de redistribution des
revenus pratiqués par de nombreux Etats qui y mettaient toute leur influence.
Aujourd’hui encore, une partie non négligeable des revenus des personnes à bas
revenus (ou en chômage bien entendu) continue à transiter par le biais des canaux
gouvernementaux sous forme de transferts sociaux.
Il n’est donc pas étonnant que les Etats en question soient rendus responsables de
cette inégalité croissante entre riches et pauvres. Il est vrai que depuis la fin des années
1970, tous les pays occidentaux ont beaucoup baissé les taux d’imposition sur les
revenus des sociétés et des personnes. Ils ont donc moins d’argent à redistribuer aux
plus pauvres. Mais ce rôle de L’Etat n’explique pas tout ; il est un facteur parmi
d’autres à avoir causé l’élargissement du fossé entre riches et pauvres. Mêmes prises
en compte toutes ensembles, les explications conventionnelles de l’inégalité croissante
entre riches et pauvres n’apportent qu’une partie de la réponse. Il faut noter, en effet,
que plusieurs économies avancées ont connu le même changement de tendance qui les
a menées vers une plus grande inégalité, malgré une politique fiscale et sociale
différente des républicains américains et des conservateurs britanniques, et des
évolutions démographiques elles aussi différentes. En plus, le rôle “redistributif” de
l’Etat ne peut être examiné isolément ; et il doit être restitué dans le contexte
économique général qui caractérise l’économie mondiale depuis la crise des années
1970.

VI - La globalisation et le devenir de la nation

Ce qui nous intéresse maintenant, c’est de montrer que les enjeux de cette
inégalité croissante entre riches et pauvres sont nettement plus importants que la
réhabilitation de L’Etat dans son rôle de principal redistributeur des richesses
nationales entre ses citoyens. L’élargissement du fossé entre riches et pauvres cache en
effet des phénomènes beaucoup plus graves. Le mouvement de globalisation qui tend à
créer un marché mondial unifié du travail et à redistribuer les services de chacun en
fonction de sa contribution sur ce marché, c’est-à-dire de la demande adressée à ses
compétences, fragilise du coup les sentiments d’appartenance à la nation et les liens
d’allégeance envers L’Etat. Les prémices de cette séparation sociale et politique sont
plus visibles aux Etats-Unis et dans d’autres pays anglo-saxons. C’est vers cette
importante réalité que nous allons nous tourner dans la présente section.

265
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Dans la conception la plus élaborée et la plus cohérente du mouvement de


globalisation, celle de R. Reich, celui-ci décrit l’économie de son pays comme « un
ensemble d’individus vivant et travaillant à l’intérieur des frontières des Etats-Unis.
Son succès n’est pas fonction de la capacité des firmes appartenant à des Américains à
faire des profits, mais de la valeur que ces individus ajoutent à l’économie mondiale,
qui dépend à son tour de la formation qu’ils ont reçue, de leur santé, et de la facilité
avec laquelle ils peuvent transporter et communiquer le produit de leurs efforts »39.
Quel est donc le rôle de la nation dans l’économie mondiale qui est ainsi en train
de disparaître, et dans laquelle les frontières cessent d’exister ? A cette question, le
même auteur donne la réponse suivante : « le rôle économique d’une nation n’est pas
d’accroître la capacité à faire des profits des firmes arborant son drapeau, ou
d’augmenter les avoirs de ses citoyens à l’étranger ; il est d’améliorer le niveau de vie
de ses membres en augmentant la valeur de leur contribution à l’économie mondiale
[…] vu sous cet angle, le problème des Etats-Unis est que, si certains américains
ajoutent une valeur substantielle à l’économie mondiale, ce n’est pas le cas de la
majorité de leurs compatriotes. En conséquence, le fossé s’élargit entre le petit nombre
d’américains que nous appelons les travailleurs du savoir, et que lui appelle les
manipulateurs de symboles qui forment le premier groupe et tous les autres – les
travailleurs routiniers de la production courante et des services, essentiellement.
Améliorer la situation économique des quatre cinquièmes inférieurs exigera que le
cinquième supérieur – des travailleurs du savoir pour la plupart et qui, en 1989, après
impôt, recevaient 1755 milliards de dollars, sur 3500 milliards à dépenser – partage sa
richesse et investisse dans les capacités à créer de la richesse des autres américains.
Mais le cinquième supérieur est de plus en plus fortement lié à l’économie mondiale.
De ce fait, il s’intéresse moins aux performances et au potentiel de ses compatriotes
moins favorisés. De là résulte notre dilemme, qui est aussi celui d’autres nations »40. Il
est naïf de croire, du moment que l’économie mondiale n’impose pas de limite
particulière au nombre de citoyens susceptibles, dans chaque pays, de vendre des
services liés au savoir, la solution la plus simple est de transformer la majorité de la
population active en travailleurs du savoir. Et même si des conditions assez
avantageuses se réunissent, il est douteux que croisse de manière radicale le nombre de
citoyens qui deviendront des travailleurs du savoir accomplis. En fait, l’éventail des
solutions et des remèdes à mettre en œuvre pour améliorer le niveau de vie des
catégories de ceux qui perdent du terrain dans l’économie mondiale est bien plus large.
Mais le plus important est d’infléchir la tendance actuelle, qui fait que, pour les
principales catégories de travailleurs, la loi de l’offre et de la demande pour leurs
services, ne laisse présager rien de bon. Les travailleurs victimes de cette situation
doivent bénéficier de plus de programmes de formation et de requalification, ce qui
leur permettra d’être plus compétitifs dans l’exécution de leurs tâches. Il est très
important aussi d’agir contre les rigidités de classe qui, souvent maintenant, ne
permettent pas à un grand nombre d’enfants issus de milieux défavorisés d’accéder
plus tard à des emplois de savoir bien rémunérés. Une telle mesure exigerait une
intervention précoce, pour assurer que les jeunes enfants soient bien nourris et en
bonne santé et fréquentent des écoles qui leur dispensent des programmes scolaires
stimulants et de qualité.

266
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ces deux exemples, parmi d’autres, montrent que plus d’argent n’est pas toute la
solution, mais il reste un élément indispensable dans toute politique visant à plus
d’égalité et de chances entre les citoyens d’un même pays. Si des dépenses
supplémentaires sont nécessaires, qui les paiera ? La question centrale est donc de
savoir jusqu’à quel point les citoyens privilégiés de chaque pays se trouvant dans une
situation semblable voudront supporter ces fardeaux. Aux Etats-Unis et d’une manière
générale dans les pays où les valeurs conservatrices sont profondément ancrées dans la
société, la réponse semble pour le moment négative. Les couches favorisées de la
population sont de l’avis général très réticentes à s’impliquer davantage dans l’effort
d’amélioration des chances de succès économique du reste de leurs concitoyens. Il y a,
nous dit R. Reich, quelque ironie à le constater : « alors que le reste de la nation est
plus dépendant que jamais du cinquième le plus favorisé, ce cinquième en est de moins
en moins dépendant. L’interdépendance économique que Tocqueville avait observée
dans l’Amérique du XIXe siècle se dissipe sans bruit. De manière croissante, le
cinquième privilégié vend son expertise sur le marché mondial, et se trouve en mesure
de maintenir et d’accroître son niveau de vie et celui de ses enfants, alors que celui des
autres américains décline. Son bien-être ne dépend plus exclusivement ou
principalement de la productivité des quatre autres cinquièmes de la population, de
leur pouvoir d’achat ou des contraintes de leurs salaires »41.
Pourtant, sans le soutien de cette couche favorisée, il sera sûrement impossible de
rassembler les ressources et la volonté politique nécessaires pour faire changer les
choses. Et l’on peut dire à cet égard que, en occident, cette volonté politique et ce
soutien doivent apparaître à travers deux canaux, essentiellement, le canal officiel
représenté par le budget de l’Etat, et le canal formel représenté par la solidarité
multiforme (politique financière, sociale,..) que doivent (ou non) manifester les plus
riches à l’endroit de leurs concitoyens moins favorisés.
En fait, ces deux canaux sont intérieurement liés l’un à l’autre. Un budget de
l’Etat qui tient compte de façon satisfaisante des besoins d’amélioration des conditions
de réussite économique des citoyens les moins favorisés (et de leurs enfants), ne fait
que refléter l’accord, et l’adhésion des couches les plus favorisées à ce projet et à ce
principe. Sans cela, les gouvernements les plus favorables à la cause des travailleurs,
n’ont que peut de chance de réussir. Le poids politique et économique (à travers les
plus grandes sociétés et groupe financiers) de la minorité riche et son autonomie vis-à-
vis du reste de la population lui donnent une sorte de droit de veto sur ce genre de
projets.

Moins d’Etat, mieux d’Etat

Il y a quelque ironie à le constater, alors que de très nombreux économistes sont


ouvertement hostiles au processus de globalisation au motif qu’il oblige les
gouvernements à abandonner à leur triste sort les plus démunis, ceux qui tirent les
conclusions les plus conformes aux thèses les plus cohérentes concernant ce processus,
en arrivent à des conclusions tout à fait différentes. Pour ces derniers, les
gouvernements ne doivent pas se retirer de la sphère économique ; ils doivent au
contraire s’impliquer davantage mais en agissant différemment que par le passé. Ils ne
sont donc pas les défenseurs de l’orthodoxie du laissez-faire qui insistent pour que le

267
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

gouvernement ne se mêle pas directement d’améliorer les perspectives économiques


des citoyens. Leur idée est de montrer que pour parvenir à cette fin, le bon moyen
n’est pas d’aider les sociétés arborant le drapeau national à faire plus de profits, mais
d’investir davantage dans ce qui fait la base de la richesse nationale : l’homme ou le
citoyen. L’éducation, la santé, la formation, la culture et les infrastructures, qui sont
tous, les plus gros récipiendaires des dépenses publiques doivent à cet égard recevoir
plus d’argent et non pas le contraire. Conformément à cette approche du phénomène
de la globalisation, l’Etat doit dépenser plus pour ses citoyens, mais de manière plus
intelligente et plus constructive. Ces dépenses doivent bénéficier directement aux
personnes et non pas transiter par les firmes nationales qui, en fait, sont devenus des
intermédiaires imparfaits entre les nationaux et le progrès économique. Mais qu’en est-
il en réalité ?
En Amérique, en Europe, à l’exception de la Scandinavie accrochée à un Etat
providence dispendieux, et au Japon, la baisse des impôts et des restrictions
budgétaires sont partout à l’ordre du jour. Aux Etats-Unis d’abord, le fardeau fiscal a
été allégé pour les plus riches et alourdi pour les Américains ayant les revenus les plus
faibles (en incluant dans le fardeau fiscal, les cotisations sociales, les taxes sur les
ventes, les droits d’usages, les taxes foncières et les loteries. Ce genre de prélèvements
pèsent proportionnellement plus sur les pauvres que sur les riches). Ainsi, en 1990, le
poids des impôts sur le cinquième supérieur des foyers imposables passe de 27,3% à
25,8%. La baisse a été encore plus importante pour les très riches, les 1%
d’Américains bénéficiant de revenus les plus élevés payent 26,8% de ces revenus pour
l’ensemble des impôts fédéraux et locaux, contre 29% en 1975 et 39,6% en 1966. Le
gouvernement fédéral a aussi transféré la responsabilité de nombreux services publics
aux Etats et aux collectivités locales qui se sont empressés de transmettre une grande
part de ces nouvelles dépenses aux communautés urbaines. Les communautés urbaines
dont les habitants sont les plus riches peuvent supporter ces charges assez facilement.
Les communautés plus pauvres ont davantage de difficulté ; elles sont confrontées au
double problème de revenus plus faibles et d’une demande accrue pour les services
sociaux. On considère que ce transfert a fonctionné comme un nouveau moyen de
débarrasser les citoyens américains les plus riches du fardeau de l’aide à leurs
compatriotes moins favorisés.
En ce qui concerne les pays de l’Union européenne, le traité de Maastricht avait
imposé aux économies européennes une cure d’austérité : afin de se qualifier pour
l’entrée dans la zone euro, chaque Etat devait respecter des critères, notamment en
matière de dette et de déficit. Aujourd’hui, on considère que ces mesures ont porté
leurs fruits et leurs comptes sont en voie d’assainissement. De plus, le retour d’une
conjoncture favorable suscite des recettes fiscales favorables. Dans ce contexte
économique favorable, tous les gouvernements prévoient des baisses d’impôts au
profit des particuliers et des entreprises. En matière d’impôts les quinze jouent la carte
de la baisse. En Espagne, après son succès aux législatives du 12 mars 2000, José
Maria Aznar a promis que le deuxième mandat, à l’exemple du premier, sera placé
sous le signe de la baisse des impôts. Dans les grands Etats européens aussi, le
mouvement est enclenché. En décembre 1999, le Chancelier Schroder (social-
démocrate) prenait l’initiative de lancer un plan massif de baisse d’impôts sur les
particuliers et les sociétés 42.

268
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ainsi, et malgré cette aisance financière, les gouvernements européens ne


montrent aucune disponibilité à débloquer des fonds supplémentaires pour répondre
aux sollicitations des secteurs les plus démunis de la société. Face aux revendications
des partis politiques et des syndicats qui réclament une hausse des dépenses sociales et
publiques, les ministres des finances tiennent ferme et clament que leur priorité est
d’atteindre un équilibre budgétaire structurel et de diminuer la dette publique. L’heure
est à la réduction des charges, qui « amputent les salaires et obèrent les coûts des
entreprises. C’est la meilleure manière d’assurer une croissance durable et de financer
ainsi de nouvelles dépenses sociales » résume le ministre belge Reynders. C’est ce
même objectif que se sont assignés les gouvernements américains successifs depuis la
fin de la guerre froide et la baisse des dépenses militaires qu’elle a permises. Les
administrations Bush et Clinton ont employé toutes les économies sur les dépenses
militaires à réduire le déficit budgétaire plutôt qu’à investir davantage dans les écoles,
les systèmes de santé et les autres actifs publics. Il est d’ailleurs très important de
rappeler que les déficits publics en question dont on accorde une grande importance à
leur résorption ne découlent pas de programmes sociaux particulièrement généreux,
mais plutôt de la course aux armements qui a caractérisé la période de Reagan. Le
déclin prolongé de l’investissement public n’a pas manqué d’avoir des effets négatifs
sur les secteurs les plus déterminants pour l’avenir du plus grand nombre de personnes.
L’éducation, les systèmes de santé, les services publics, les infrastructures, la
formation professionnelle et l’enseignement supérieur.
Dans ces pays, le principe ou l’idéal de l’impôt progressif semble définitivement
abandonné. Les riches conservateurs ont réussi à le faire considérer comme
particulièrement injuste et dangereusement extrémiste. « Imposer davantage les riches
– que Ronald Reagan considérait comme spoliés – affirme George Gilder, c’est
affaiblir l’investissement, parallèlement, donner davantage aux pauvres, c’est réduire
leur incitation au travail ». George Gilder, un des leaders américains de l’école dite de
l’offre, dont le livre Richesse et Pauvreté, ( Albin Michel, Paris, 1981) était présenté
comme le livre de chevet de Ronald Reagan. Les compromis budgétaires des années
1990, même si parfois ils représentent un petit retour vers la progressivité, ne
constituent pas un changement d’attitude substantiel. Aujourd’hui, la défense de
l’équilibre budgétaire et la baisse de la pression fiscale sont énoncées avec une telle
constance et une telle énergie qu’ils s’apparentent à presque des articles de foi.
Le succès de ce renversement de tendance tient sans doute à la réapparition de
conditions semblables à celles du XIXe siècle, dans lequel le libéralisme actuel plonge
ses racines. Alors, dans des économies en cours d’industrialisation, l’accumulation du
capital constituait à la fois la condition préalable et le facteur limitatif de toute
croissance. L’épargne, instrument de cette accumulation, devenait vertu, et l’intérêt
apparaissait comme le prix de l’abstinence qui l’alimentait. Après l’intermède
keynésien, la crise des années 1970 se révélait bientôt n’être que l’épiphénomène
visible d’une mutation profonde pendant laquelle les moteurs de la croissance se
déplaçaient progressivement du champ de la matière et de l’énergie vers celui de
l’immatériel et de l’information. La nécessité d’une modernisation massive et rapide
de l’appareil productif redonnait la primauté à l’investissement. L’épargne – un temps
détrôné par la dépense – redevenait vertu. C’est là semble t-il, que l’«austérité » de
droite et la « rigueur » de gauche trouvent leur véritable fondement.

269
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ces positions ont comme prémices la notion qu’un capital national distinct est
crucial pour la future richesse de la nation. Selon cette vue traditionnelle, le secteur
public ne fait que dépenser l’argent que le secteur privé, à force d’investir, a engendré.
Toute l’activité du secteur public est classée en dépenses, et non en investissements.
Conformément à cette vue, ces dépenses doivent être restreintes pour éviter qu’elle ne
provoque ce qu’on appelle , un effet d’éviction de l’investissement privé, ce qui
mettrait en danger la capacité de la nation à gagner ce qu’elle dépense.
A contre courant de cette orthodoxie financière, les théoriciens du phénomène de
globalisation, tel qu’il a été défini précédemment, soutiennent que ces exhortations
relèvent, là aussi, des usages d’une vision périmée. Le risque de voir se produire un
important effet d’éviction est devenu moindre par rapport à ce qu’il était dans le passé.
En effet, à l’époque où le capital se déplaçait moins librement qu’aujourd’hui à travers
les frontières, il était généralement vrai que son coût dans un pays dépendait du niveau
de l’épargne nationale. Des prélèvements fiscaux importants conjugués à un offre de
capital insuffisante faisait augmenter les taux d’intérêts à des seuils qui dissuaderaient
de nombreux investissements privés ; la croissance nationale se trouvant ainsi freinée.
Mais maintenant, les mouvements de moins en moins contrariés du capital dans
le monde entier ont distendu le lien entre le niveau de l’épargne nationale et le coût du
capital à l’intérieur d’un pays. Dans les dernières années de ce siècle, le coût du capital
tend à s’égaliser dans tous les pays de l’O.C.D.E. Dans cet ordre d’idées, cette
mobilité accrue du capital à l’échelle internationale est paradoxalement en train de
créer une relation nouvelle et croissante entre le montant et la nature des
investissements que le secteur public entreprend et la capacité de la nation à attirer le
capital mondial. Ce sont les compétences au sein de la population active d’une nation
et la qualité de ses infrastructures qui la distinguent des autres, et la rendent plus
attractive. C’est principalement par leurs investissements dans ces facteurs de
production relativement immobiles que les nations se différencient le unes des autres ;
à l’inverse, l’argent se déplace aisément dans toute la planète. Ceci signifie que les
coupes dans les dépenses publiques et les réductions d’impôts pour les riches ont peu
d’effet direct sur la quantité d’épargne nationale disponible pour la croissance
économique.

L’exemple finlandais

Ces idées et ces positions qui, dans le règne de l’orthodoxie financière actuelle,
peuvent être considérées comme une vue de l’esprit, sont pourtant corroborées par
plusieurs cas concrets. A titre d’exemple, en Finlande, Nokia, la première entreprise du
pays et le leader mondial du téléphone portable qui a obtenu des résultats records pour
l’année 1999 (19,7 milliards d’euros de CA en augmentation de 48% par rapport à
1988), bien que 85% de son capital soit d’origine étrangère, près de la moitié de ses 55
000 salariés résident en Finlande. Ce petit pays de 5,2 millions d’habitants ne
représente d’ailleurs que 4% du chiffre d’affaires de Nokia, alors même que les
finlandais ont le taux d’équipement en téléphones portables le plus élevé du monde (
plus de 63% et près d’un tiers de la population utilise Internet).

270
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ce succès n’est pas seulement celui de Nokia ; c’est celui de toute la Finlande.
D’ailleurs, les Finlandais, pour rire, rebaptisent leur pays Nokialand tant Nokia,
première capitalisation boursière européenne, tire toute l’économie ; 30% de la
croissance, et un quart du total de l’impôt sur le bénéfice récolté dans le pays sont dus
à Nokia. Au-delà de l’exemple typique de Nokia, c’est l’évolution économique de tout
le pays durant la dernière décennie qui illustre ce principe du rôle fondamental de
l’Etat en vue de favoriser et de consolider la reconversion de l’économie en une
économie de savoir en augmentant les investissements publics dans l’éducation, la
santé, la recherche, les infrastructures scientifiques, etc.
Ainsi, à la fin des années 1980, après des années de spéculation effrénée, une
crise immobilière et bancaire sans précédent frappa la Finlande. Au même moment
l’effondrement de l’U.R.S.S. prive les pays d’importants débouchés – prés de 25% des
exportations de la Finlande partaient en effet pour l’Union soviétique. De 1991 à 1993,
la Finlande traverse la plus profonde récession qu’ait connu un pays industrialisé
depuis la fin de la guerre. Le PIB chute de 10% et le taux de chômage passe de 3,3%
en 1990 à 18% en 1994.
C’est à ce moment difficile et crucial que le pays a choisi d’opérer sa
reconversion économique aux industries et services de haute technologie. Il a, pour ce
faire, fortement intensifié son effort de recherche et développement. Les dépenses en
R&D ont été multipliées par deux en moins de dix ans et financées pour une bonne
part par les privatisations. Ce qui place aujourd’hui la Finlande en tête des pays de
l’O.C.D.E. pour la part du PIB consacrée à la recherche (3%) « cet effort est une des
clés du redressement rapide de l’économie finlandaise », souligne Jacques Mer,
économiste spécialiste de la région. Un des signes les plus spectaculaires de ce
redressement est l’accroissement rapide du rôle des activités de haute technologie au
détriment de celles liées aux matières premières et des industries traditionnelles.
Jusqu’aux années 1990, l’économie finlandaise reposait en effet sur l’industrie
forestière (bois, papier) et sur l’industrie des métaux et de la mécanique. Aujourd’hui,
alors que le secteur de haute technologie de l’électronique représente près du tiers des
exportations, l’économie du pays est assise sur trois piliers d’égale importance.
A cet égard, il est utile de rappeler que la Finlande connaît un des taux
d’imposition sur le revenu les plus élevés au monde après la Suède et le Danemark ;
elle impose en revanche peu les entreprises sur leurs bénéfices comparée aux autres
pays de l’Union : 29% à partir de l’année 2000 43.
D’un point de vue analytique, les défenseurs de ces idées inédites en matière de
politique fiscale ne peuvent trouver meilleur allié dans le soutien à ces positions que le
FMI. Dans son bulletin du 11 Avril 1994, cette institution expliquait en effet que l’idée
qu’une forte progressivité de l’impôt découragerait l’offre de travail n’est étayée
d’« aucune preuve concluante » : de 1985 à 1991, les taux marginaux d’imposition du
revenu ont partout baissé (de 61% à 44% en moyenne dans 14 membres de
l’O.C.D.E.) « sans que les allégements consentis aient renforcé de manière
significative l’incitation à l’investissement ou à la discipline fiscale »44. Ce qui est vrai
du rapport entre investissement et impôt l’est aussi de celui entre travail et salaire. Les
réductions successives des charges de l’entreprise n’ont pas débouché sur les créations
d’emplois promises.

271
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ainsi, faute d’avoir compris que les mutations technologiques réduisent sans
cesse le besoin de main-d’œuvre dans les entreprises traditionnelles, certains
gouvernements leur proposent de recruter des travailleurs en échange de l’octroi
d’importantes subventions publiques. Ils gaspillent ainsi, sans résultats, des ressources
qui auraient pu être affectées plus profitablement à des secteurs comme l’éducation, la
santé, etc.
Pratiquement plus personne ne soutient en effet la thèse selon laquelle la
croissance, même de 3% ou plus, permettrait de résorber de façon significative et
durable le chômage massif qui ébranle les grandes économies occidentales. La
mutation technologique et informationnelle est passée par là, engendrant, si elle n’est
pas maîtrisée socialement, une croissance non seulement sans emplois, mais
massivement destructive d’emplois.
Lorsque des emplois sont crées en nombre important, ils sont le plus souvent, à
durée déterminée, précaires et faiblement rémunérés. Les emplois plus stables de la
production courante sont localisés pour la grande majorité d’entre eux dans des pays
où les salaires sont dix à vingt fois moins élevés. Aux Etats-Unis, le quart de la
population active est composée de travailleurs temporaires ou à temps partiel, payés
20% à 30% de moins par heure que leurs homologues à plein temps, et non couverts
par l’assurance vieillesse ou l’assurance maladie. Dans le même temps, les profits des
sociétés augmentaient de 92% au cours des années 1980, les dividendes étaient
multipliés par quatre, et les cadres dirigeants s’attribuaient des rémunérations très
élevées : 61% des bénéfices en 1987 contre 22% en 1953 45.

Pour revenir à notre idée de départ, à savoir que l’argent mondial sera attiré par
une population active bien formée pour accomplir des tâches complexes, et des
infrastructures adéquates, et que cette attraction peut mettre en route un cercle
vertueux, il faut se rappeler que pour les pays qui négligent ces domaines, la relation
risque d’être inverse. Un cercle vicieux peut s’enclencher dans lequel l’investissement
international ne pourra être attiré que par des salaires et des impôts relativement
faibles. Le maintien de ces avantages rend à son tour difficile pour la nation le
financement d’une formation et des infrastructures adéquates ; les emplois qui en
résultent apportent peu ou pas d’expérience et de formation pertinentes pour des
emplois plus complexes dans l’avenir, et ainsi de suite. Plus tard, c’est le capital privé
national lui-même qui, faute de conditions d’investissements assez satisfaisantes sera
conduit à aller les rechercher de plus en plus à l’étranger.
Ainsi, sous le titre « Quand les bas salaires nuisent à la compétitivité », Jonathan
Michie écrit à propos des effets des politiques des conservateurs britanniques en
matière d’emploi et de fiscalité, que les patrons payant mal leurs salariés dirigent en
général des entreprises inefficaces qui requièrent un travail au rabais pour compenser
les effets d’une direction et d’un encadrement médiocres, ou d’un équipement
obsolète. On voit ici qu’une politique de bas salaires, en même temps qu’elle érode les
conditions sociales d’un pays, réduit la disposition de ses habitants à se former aux
nouveaux métiers (déqualification du travail). Dans ces conditions, les stages et
formations mis au point pour répondre aux problèmes du chômage et de l’insuffisance
de qualification ne peuvent atteindre de bons résultats. De toute façon, orienter la
formation ou des chômeurs qu’on va préparer à des emplois mal payés dans des

272
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

entreprise qui en raison de leurs équipements obsolètes et de leurs lignes de produits


archaïques, ne pourraient pas survivre sans main-d’œuvre sous-rémunérées, revient à
gâcher les ressources disponibles. « la précarité de l’emploi a rejailli négativement sur
la productivité du travail. Un cercle vicieux s’est ainsi enclenché qui, en plus de ses
conséquences sociales, a mis à mal la compétitivité du Royaume-Uni »46. Le fait que,
pour la première fois dans l’histoire, un pays colonisé, Singapour, dépasse son ancien
colonisateur, le Royaume Uni, en termes de revenu par habitant est peut-être révélateur
de ces évolutions.
En bref, le succès présent est de plus en plus futur de n’importe quelle économie
dépendra en fait des deux facteurs de production qui se déplacent le moins aisément
d’une nation à l’autre : les individus et les infrastructures. Le niveau de vie de ces
individus dépendra de leur capacité à ajouter de la valeur à l’économie mondiale grâce
à leurs cerveaux, et grâce aux systèmes de transport et de communication qui relient
ces cerveaux entre eux et avec leurs équivalents dans le reste du monde. Cette logique
constitue raisonnablement l’ébauche de ce que doit être la nouvelle conception de
l’économie nationale.
Cette conception, s’inscrit en porte à faux avec la stratégie qui donne la priorité à
l’accumulation de capital privé aux mains de minorité de nantis en assimilant cela à un
critère de vigueur économique et en sacrifiant, au passage, l’investissement public.
Pourtant, le rapport de forces économique, financier, et par conséquent politique qui
penche désormais en faveur des détenteurs de capital à permis à ces derniers d’imposer
cette stratégie. En effet, les riches travailleurs du savoir dépendent moins des autres
catégories de travailleurs que ces derniers ne dépendent d’eux. Cette asymétrie place
les travailleurs du savoir dans une position de négociation forte. Ils sont plus influents
politiquement. Sur le plan financier, l’influence grandissante des travailleurs du savoir,
s’explique par la convergence de deux phénomènes. D’abord, au cours des années
1980, pour mettre fin aux déséquilibres antérieurs, la désinflation est devenue
l’objectif central des politiques économiques. En même temps, les transformations
profondes du monde de la finance ont, en quelque sorte, verrouillé ce changement
d’objectif : l’importance prise par les marchés financiers à la fois déréglementés et
mondialisés, interdit en fait aujourd’hui le développement d’une inflation forte et
durable. Cette inflation permettait dans le passé de maintenir la consommation et la
production à des niveaux élevés, mais au détriment des détenteurs de capital qui
bénéficiaient de taux d’intérêt réels bas. C’est le mode de régulation de l’ensemble de
l’économie qui a changé. Dans le monde actuel, les tensions se résolvent par le
chômage et l’endettement. Dans un livre paru récemment, Paul Krugman
met en garde contre la persistance de cette situation 47. En effet, les autorités
monétaires dans les grandes économies, obsédés qu’elles sont par la possibilité d’une
résurgence de l’inflation ne tiennent pas compte d’une éventuelle récession, comme
c’est le cas pour le Japon depuis 1990. Pour ce pays, l’auteur préconise une
augmentation de sa masse monétaire « afin de convaincre les investisseurs et les
épargnants que la déflation actuelle va, peu à peu, se transformer en une inflation
durable, mais maîtrisée » et pour l’Europe et les Etats-Unis « la mesure préventive la
plus urgente et de s’assurer que l’inflation ne disparaît pas complètement quand
l’économie tourne rond : un taux minimal de 2% par an me paraît adapté ». Cet appel
risque pourtant de rester sans écho, car ceux qui tiennent les rênes de l’économie

273
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

mondiale ont, comme le dit Krugman lui-même, une fâcheuse propension à dénoncer
une entreprise diabolique derrière toute politique keynésienne, tout effort délibéré
d’un Etat pour stimuler la demande.

Pour revenir à notre idée de départ, nous devons dire que la puissance
économique et financière des grandes sociétés et des riches qu’elles représentent,
ajoutée à l’inorganisation, l’inactivité et le scepticisme politique des plus pauvres fait
que les hommes politiques ont tendance à détourner leur attention des plus pauvres et à
la consacrer de plus en plus aux plus riches. En d’autres termes, sans le soutien de
cette minorité de nantis, toute la bonne volonté des gouvernements les plus favorables
aux causes des couches les moins favorisés de la population ne suffira pas à apporter
une amélioration significative des chances de succès économique de ces dernières. Les
gouvernements ne font que traduire en réalité la disponibilité des riches travailleurs du
savoir à venir en aide au reste de leurs concitoyens. Ainsi, lorsque Margaret Thatcher
disait que les pauvres ne méritent aucune considération particulière dans la mesure où
ils coûtent déjà plus cher à la collectivité qu’ils ne lui rapportent, elle exprimait, sans
doute, plus l’opinion prévalant à l’époque parmi les riches conservateurs que la sienne.
Les gouvernements ne peuvent donc résister indéfiniment à la détermination des
minorités riches dans leurs « visées séparatistes » vis-à-vis du reste de la population.
En matière de compromis budgétaire, par exemple, du fait que les capitaux sont plus
mobiles que jamais, ils sont confrontés à une concurrence fiscale de moins en moins
masquée. L’échec des gouvernements européens sur un compromis ayant trait à une
harmonisation fiscale sur l’épargne va aggraver le problème de l’exode fiscal dont
souffre des pays comme la France et les pays scandinaves au profit de pays comme
l’Irlande, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. La logique de la compétition joue aussi
pour les investissements, comme l’a prouvé l’établissement récent aux Pays-Bas – où
l’administration fiscale sait se montrer particulièrement conciliante – des sièges des
grandes sociétés issues de méga fusions européennes, tel le géant de l’aéronautique
EADS, né de la fusion d’aérospatiale-Matra, British aerospace, Daimler-Benz et Casa.
Plus grave encore, la concurrence joue désormais pour les salariés hautement
qualifiés. En Suède, par exemple, où en 1999, les prélèvements obligatoires ont atteint
53,2% (la moyenne de l’Union européenne étant de 43,4%), les patrons des entreprises
de haute technologie s’alarment en effet de la fuite des jeunes diplômés suédois
surtaxés 48.

Le risque de sécession sociale

Tous ces exemples expriment une même réalité à travers les pays. Les riches et
les travailleurs du savoir les plus doués dans les économies avancées se séparent du
reste de la nation. Ils sont en train de faire sécession par rapport à des couches
nombreuses et diverses de la population. Dans la plupart des cas, cette sécession n’est
pas déclarée, elle se déroule dans le calme et survient de façon subtile et imperceptible.
Elle prend de nombreuses formes mais elle s’appuie sur la même réalité économique
qui est en train d’émerger. Ceux qui se séparent de la nation ne dépendent plus,
comme par le passé, des performances économiques du reste de leurs concitoyens. Le
fait que dans certains pays cette séparation prenne l’allure de revendications politiques

274
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

montre qu’un certain degré de calcul rationnel, plutôt qu’un simple égarement, sous-
tend ce désengagement par rapport au reste de la population. En Italie, la sécession du
Nord, riche et développé par rapport au Sud – plutôt rural et plus pauvre – constitue la
base de la plate-forme politique d’un parti politique légal (la ligue du Nord). En
Allemagne, il est bien connu que de très nombreux allemands (de l’Ouest) supportent
de plus en plus mal de continuer à payer des impôts élevés pour payer le prix de
l’unification de leurs pays 49. Cette sécession se manifeste selon différents schémas. Et
c’est toujours aux Etats-Unis que ces formes de séparation sont les plus visibles. Les
travailleurs du savoir au sommet peuvent, de plus en plus, travailler, résider, vivre
leurs loisirs sans être en contact direct avec les autres catégories sociales moins
privilégiées. La ségrégation croissante des américains (mais aussi des autres peuples)
selon le revenu s’est conjuguée au transfert de la charge du financement de services
publics du gouvernement fédéral vers les Etats et les collectivités locales pour
accroître les inégalités dans l’accès aux services. De manière croissante, l’endroit de
résidence détermine la qualité des services publics auxquels on a droit. L’inégalité
dans les services publics n’est nulle part plus apparente que dans l’enseignement
public. Les écoles des quartiers où il y a une forte concentration de travailleurs du
savoir dispensent aux enfants de ces derniers une éducation bien meilleure que celle
des autres quartiers de la ville. Elles offrent plus de chances de terminer les études
secondaires et d’avoir accès aux universités les plus sélectives du pays.
Lorsque les travailleurs du savoir les plus compétents resserrent davantage leurs
liens avec l’économie mondiale et se retirent dans des enclaves résidentielles où ils
n’ont que très peu de rapports avec le reste de la population en consacrant l’essentiel
de leurs dépenses à leur propre bien-être, on est en droit de se demander, dès lors, ce
que signifie les notions de communauté et de nation. Au sens économique, la nation
peut-être comprise comme une communauté nationale partageant, librement et
consciemment sacrifices et intérêts. C’est le principe de « l’intérêt individuel bien
compris », selon lequel les citoyens d’une nation sont prêts à faire des sacrifices en
faveur du bien-être général, non par altruisme ou par patriotisme, mais en raison des
bénéfices ultérieurs que l’action collective va leur procurer. Quels que soient les
sacrifices imposés, ils bénéficieront finalement à ceux qui les supportent.
Jusqu’au début des années 1970, les grandes économies nationales continuaient
encore à illustrer ce principe, dirigeants et investisseurs du monde des affaires,
syndicats, et collectivités représentée par le gouvernement consentaient certaines
restrictions dans l’immédiat en faveur de gains plus élevés pour tous un peu plus tard.
Dans ces conditions, la loyauté géographique, qu’elle s‘adresse à la ville, la région où
la nation, s’accordait plus naturellement à l’intérêt économique individuel et les
réseaux d’interdépendance économique qui en résultent font naître les habitudes de la
citoyenneté.
Mais à mesure que les frontières des villes, des régions et même des nations ne
limitent plus des domaines d’interdépendance économique, le principe de l’intérêt
individuel bien compris, devient moins contraignant. Les pays sont devenus des
régions de l’économie mondiale ; leurs citoyens, la population active d’un marché
mondial. Dans ces conditions, les sacrifices et les restrictions économiques à
l’intérieur des frontières d’une nation ont moins de chance de revenir à leur point de
départ. La question est de savoir de quoi les citoyens d’un pays sont-ils redevables, les

275
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

uns envers les autres, en tant que membres d’une même société, mais qui ne vivent pas
dans la même économie ? En d’autres termes, quel est le degré de fermeté du lien
social et politique quand le lien économique se relâche?
La réponse à cette question dépend en bonne partie de ceux dont l’allégeance
nationale est mise à l’épreuve par l’attraction de l’économie mondiale. C’est à eux que
revient en effet d’instaurer un équilibre entre leurs liens sociaux communautaires, et
leurs liens économiques cosmopolites. Pour cela, ils doivent se considérer comme des
citoyens autant que des acteurs économiques.
En ce sens, il n’est pas facile de se prononcer, pour chaque pays, sur le
comportement des élites concernées vis-à-vis des autres catégories sociales qui perdent
du terrain dans la nouvelle économie mondiale. Ce comportement change d’un pays à
l’autre et d’une période à l’autre en fonction de facteurs multiples et parfois
contradictoires. Mais il est vrai aussi, qu’au Japon et dans certains pays européens,
comme la Suède, l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse (qui forment ce que certains
appellent le capitalisme Rhénan par opposition au capitalisme anglo-saxon), ce
problème de relâchement des solidarités communautaires se pose avec moins de
gravité qu’aux Etats-Unis, par exemple. Cette différence nous semble liée, en gros, à la
plus grande homogénéité raciale et culturelle de ces pays par rapport à l’Amérique. En
Europe, hormis le problème du contrôle des flux des nouveaux immigrants, les
citoyens de chaque pays, se considèrent appartenir à la même communauté. En
Amérique, beaucoup de personnes se considèrent appartenir à la communauté blanche,
noire ou hispanique avant d’être des citoyens américains. L’évolution divergente de la
démographie et des revenus, dans ce pays, n’a fait que compliquer le problème. Les
noirs et les hispaniques sont en effet de plus en plus nombreux et de plus en plus
pauvres. Ainsi, le problème économique vient se greffer sur le problème de la
discrimination raciale. En Europe, le problème ne se pose pas d’une façon aussi
complexe.

Le cas des Etats-Unis mérite qu’on s’y attarde un peu plus. Tout le monde connaît en
effet, le rôle crucial qu’a eu dans l’histoire de ce pays, l’immigration. La population
américaine s’est constituée, au fil des trois derniers siècles, de vagues successives d’émigrés
venus des quatre coins de la planète. Aucune autre nation que l’Amérique ne clame aussi haut
sa fierté d’avoir été le creuset d’autant de races venues des horizons les plus divers et
appartenant à toutes les religions du monde. Au-delà de sa signification littéraire stricte, le
terme bien célèbre de «melting pot » désigne aux yeux de tous ceux qui ont un minimum de
connaissances de l’histoire américaine, la richesse et la diversité de l’apport civilisationnel des
immigrés qui ont choisi comme patrie ce pays. Ce métissage racial et ce long processus
d’intégration sociale des nouveaux venus, est maintenant interrompu. La plupart des émigrés
des dernières générations vivent maintenant isolément dans des communautés fermées sur
elles-mêmes. Certains de leurs enfants, des années après leur installation définitive en
Amérique, ne s’expriment pas encore en anglais. Les processus d’intégration et d’ascension
sociales requièrent désormais des compétences techniques et des qualifications
professionnelles que seule une petite minorité des nouveaux arrivants possède. L’Amérique
ne constitue plus l’Eldorado d’antan qui faisait miroiter aux citoyens du reste du monde tous
les espoirs de richesse et de réussite.

276
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

L’apartheid américain

L’exclusion qui frappe la communauté noire est plus grave encore. En dépit de
plusieurs décennies de luttes en faveur des droits civiques, les noirs continuent d’être
des victimes d’une intense ségrégation. Pour les nombreux auteurs qui soutiennent
l’existence d’un apartheid américain (sic), Cette situation est le produit de politiques
conscientes, nationales et municipales, décidées par la société blanche pour contrôler
la composition raciale de la population urbaine 50.
Ainsi, dans la plupart des villes américaines, et surtout dans celles du nord-est et
du Midwest, la majorité des noirs vivent dans des quartiers où plus de 80%, et souvent
près de 100% des résidents sont eux aussi noirs. La pénurie de transports publics,
conforte cette situation, cet univers social fermé sur lui-même. Cette minorité raciale,
dépourvue à la fois de qualifications professionnelles et d’un travail légitime, son
isolement géographique se double d’une exclusion économique qui risque de se
révéler irréversible. Une reprise économique devient alors peu susceptible d’atteindre
les ghettos ; et lorsque le taux de pauvreté s’élève, la misère supplémentaire se
concentre presque automatiquement sur quelques quartiers sinistrés, souvent
exclusivement noirs, proches entre eux et isolés des zones de résidence plus prospères.
La transformation du langage découle, elle aussi, du caractère prononcé de cette
exclusion avant de contribuer à la durcir. Car le discours des noirs du ghetto (black
english) s’éloigne de plus en plus de l’anglais traditionnel parlé par les blancs.
Désormais, les deux langues possèdent des règles de grammaire, des prononciations et,
surtout, des vocabulaires distincts. Cette fragmentation linguistique, qui symbolise la
rupture de la communication entre les races, alourdit le handicap des noirs en quête de
promotion sociale. L’anglais classique est non seulement la condition d’une bonne
éducation, mais aussi celle d’un travail ouvrant sur une promotion et de meilleurs
rémunérations.
Le choc entre deux formes de discours n’est qu’un des symptômes d’une
opposition plus profonde entre deux identités culturelles, l’une blanche, l’autre noire,
toutes deux issues de la ségrégation résidentielle. Car comme pour répondre à son
existence épouvante, à ce cumul d’un apartheid et d’une pauvreté en plein essor, une
partie de la population urbaine noire a développé un code de comportement de plus en
plus distinct de celui du reste de la société. Puisque les blancs parlent l’anglais
classique, réussissent à l’école, travaillent dur, se marient et élèvent leurs enfants, être
noir obligera à parler la langue des ghettos, à être un élève médiocre, à refuser emploi
légal et mariage, et à s’accommoder de familles éclatées ou monoparentales. Même si
ces comportements constituent une réaction aux conditions économiques et sociales du
ghetto, elles ne sont ni acceptées ni comprises par ceux qui résident ailleurs. Elles
contribuent à creuser le gouffre entre les deux Amériques. Lorsque le chômage, la
dépendance, la criminalité, la drogue et les familles monoparentales prolifèrent dans
des enclaves isolées, ils obligent ainsi leurs résidents à une stratégie de survie qui peut
déboucher sur la glorification de comportements asociaux. Comme les conditions
d’existence des habitants du ghetto ne leur permettent pas, de toute façon, de se
conformer aux valeurs de l’Amérique profonde, et vu qu’ils sont convaincus que,
malgré leurs efforts, ils ne seront jamais vraiment acceptés par la société blanche,

277
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

pourquoi au juste perdraient-ils leur temps à essayer de se plier aux règles qu’elle
édicte ?
La pauvreté des ghettos et le désespoir qui y règne ont donc enclenché la
dynamique socio-psychologique qui fabrique une culture de la ségrégation. Quand il se
généralise, ce nihilisme rend encore plus problématique l’intégration des noirs dans
l’économie de l’information et du savoir qui est en train d’émerger. En concentrant les
pauvres dans des zones radicalement homogènes, la ségrégation a ainsi construit les
enclaves dans lesquelles les comportements destructeurs prolifèrent. Et elle a garanti le
contexte structurel qui perpétue la culture de suspicion et de haine qui oppose les noirs
et les blancs. La généralisation de cette culture limite le nombre des familles
susceptibles de quitter le ghetto. La crainte de se voir reprocher d’«agir blanc » (act
white), de « déserter », de « sympathiser avec l’ennemi » complique la démarche –
déjà fort aléatoire – des noirs désireux de s’intégrer aux institutions économiques et
sociales du pays. Ceux que ce type de reproches dissuade, se condamnent à une
existence de pauvreté et de désespoir ; et qui se transmettra à la génération suivante.
Les noirs d’Amérique forment donc le gros des troupes laissées dans le sillage de
la sécession des riches travailleurs du savoir. Mais pour certains, l’exclusion raciale
n’est pas le motif premier de la séparation, ni sa conséquence nécessaire. Les blancs
disposant de faibles revenus sont exclus de la même façon ; les travailleurs du savoir
noirs bénéficiant de hauts revenus sont souvent les bienvenus. La ségrégation est,
soutient-on, économique plutôt que raciale (bien que, aux Etats-Unis, la ségrégation
due à des motifs économiques ait fréquemment pour conséquence de facto une
ségrégation raciale).
Ce n’est pas par hasard que nous avons insisté sur le cas de la société américaine.
Celui-ci illustre, à notre avis, une problématique d’ordre général, et valable pour un
nombre croissant de pays. En effet, au-delà de savoir lequel des facteurs raciaux ou
économiques a le plus joué dans la fragmentation de la société américaine et la
désintégration de son identité culturelle, l’idée est de montrer que le fossé grandissant
qui, lié au phénomène de globalisation, sépare, dans tous les domaines, riches et
pauvres marque le développement de deux tendances apparemment contradictoires : la
première concerne surtout les riches et tous les travailleurs du savoir que les réseaux
mondiaux s’attachent les services. Cette tendance est liée à la mondialisation des
échanges, à la prise de conscience que nous ne formons qu’ une seule terre dont les
ressources sont rares et l’écosystème fragile, à la montée des interdépendances, à l’ère
de l’information et de la communication globale, à l’avènement de l’économie
planétaire et à l’uniformisation des comportements. La seconde concerne en particulier
ceux qu’on pourrait qualifier de laissés pour compte de la globalisation économique.
Elle est liée à la montée des revendications identitaires, à la désintégration de l’Etat
sous l’effet d’un repli de chacun sur ses traditions, sa religion, sa tribu, les unes
s’opposant aux autres aux travers de conflits de plus en plus nombreux. Les acteurs de
ce repli sur soi sont « des cultures et non des pays ; des composantes et non pas des
ensembles ; des sectes et non des religions, des factions rebelles et des minorités
dissidentes, en guerre non seulement contre la mondialisation mais contre l’Etat-
Nation classique »51.

278
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Réseaux, ethnicisme et nationalisme : remise en cause de l’Etat- nation

L’objectif de ces guerres à petite échelle est de redessiner les frontières, de


parvenir à une implosion des Etats et de garantir à nouveau l’ethnocentrisme. Ainsi,
plus que jamais les territoires semblent être des objets de passion. Célébrant une très
ancienne tradition, les hommes en font le motif essentiel de leur discorde. Chaque
minorité tente de traduire dans une revendication territoriale intransigeante la volonté
de s’affirmer et de se distinguer. La guerre et la paix, l’ordre et le désordre
internationaux paraissent tenir tous entiers dans l’ambition d’aménager ou de
réaménager les cartes fragiles du monde.
Lorsqu’on réaffirme en certains lieux la solennité du principe territorial, on
contribue ailleurs à déployer des logiques de réseau qui retiennent une part croissante,
essentielle de l’actualité de la scène mondiale. Cette banalisation des relations
territoriales, maltraite leur souveraineté et dévalorise leur rôle politique, économique et
social : circuits financiers, échanges commerciaux, diffusions d’ondes et d’images,
migrations des personnes, solidarités religieuses, culturelles ou linguistiques, diasporas
de toute nature, l’emportent, en puissance et en efficacité, sur les pesanteurs
territoriales. On affirme d’ailleurs que les Etats-Unis ont pris le meilleur sur l’U.R.S.S.
en construisant leur domination sur des logiques de ce type qui leur conféraient une
efficacité infiniment plus grande que celle dont pouvait se prévaloir l’un des derniers
empires territoriaux.
Cette démarche est avant tout politique, mais elle est très importante pour les
questions économiques ; elle a trait à l’ébranlement de l’ordre territorial sur lequel
étaient fondées les systèmes internationaux. Marque essentiel de l’Etat, le territoire
apparaît comme une donnée incontournable d’une scène mondiale qui entend tirer sa
stabilité de sa nature inter étatique. Support exclusif de l’autorité, le territoire a eu pour
fonction de dessiner le cadre des allégeances individuelles, celui du contrôle et de
l’allocation. Il a doté la vie internationale de ses principes fondateurs en la concevant
comme une réunion d’unités souveraines.
Ce modèle vieux de plus de trois siècles (depuis les célèbres traités de
Westphalie au milieu du XVIIe siècle) est remis en cause aujourd’hui. Il est victime de
la modernité, de la mobilisation accrue des individus, des progrès de la
communication, du retour du particularisme et de l’ethnicisme. Trop étroit pour faire
face au développement des échanges, il est jugé trop vaste pour s’adapter aux besoins
de la nouvelle quête identitaire. La montée en puissance des flux transnationaux,
l’essor des réseaux, tout comme la mise en échec de la relation citoyenne un peu
partout affaiblissent inévitablement le territoire de l’Etat-nation qui peut de moins en
moins prétendre bénéficier de l’allégeance prioritaire des individus. Il se forme des
tendances où le multiple semble triompher de l’un : d’une Europe plurispatiale à une
Asie orientale faite de réseaux ouverts, on devine de nouvelles divisions du travail, des
façons inédites de penser la multiplicité des fonctions à travers la multiplicité des
espaces et des allégeances. Ainsi se trouve remise en cause une hypothèse
fondamentale d’un grand nombre de théories économiques à savoir l’existence d’Etats-
Nation comme agents principaux de l’économie internationale. L’association entre un
territoire, une nation et un Etat n’est pas quelque chose de naturel, mais au contraire un

279
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

ensemble construit dont la réalité change avec l’histoire et dans les différentes
cultures.
Ces évolutions ne signifient pas la fin des Etats ; elles n’effacent pas les terroirs
ni la sacralisation de la terre et de son histoire, à l’heure où précisément la quête
identitaire reprend toute sa vigueur. Elle sanctionne le déclin d’un ordre sur lequel
reposaient pourtant la plupart des grands équilibres internationaux. L’ordre mondial
actuel est en train de dépasser sa forme ancienne et cherche la voie d’une
recomposition qui passe peut-être par le développement des régionalismes comme en
Europe, par la multiplication des réseaux ou par une importance plus grande donnée
aux individus. En ce sens, la plupart des études retiennent deux scénarios tout à fait
opposés pour l’avenir : soit un ethnicisme ou un nationalisme exacerbé, soit une
société mondiale ouverte.
Pour B. Badie par exemple, la fin des médiations territoriales peut annoncer aussi
l’avènement d’une mondialisation manquée et ne conduire directement ni à
l’émancipation de l’individu ni à la construction d’une société mondiale. A ses yeux,
atteindre ces deux objectifs suppose que « la dimension universaliste dont était porteur
le principe de territorialité soit réinvestie ailleurs, que le respect de l’autre ( d’ou le
sous-titre de son ouvrage) devienne une valeur transnationale, à un moment où aucune
institution n’a les moyens de l’imposer par la contrainte »52.

Entre nationalisme à somme nulle et cosmopolitisme indifférent

Dans le domaine strictement économique, ces deux scénarios ouvrent la voie à


deux grandes formes de comportement : le « nationalisme à somme nulle » ou le
« cosmopolitisme indifférent ». Ce sont les forces de l’économie mondiale qui, en
réduisant l’interdépendance des citoyens, et en faisant d’eux des perdants ou des
gagnants de la mondialisation, déterminent l’adhésion de tout un chacun à l’un de ces
deux principes.
Le nationalisme peut-être un sentiment dangereux ; il peut aisément dégénérer en
mépris chauvin pour tout ce qui est étranger, et les deux sentiments peuvent se
renforcer l’un l’autre. L’histoire est pleine d’exemples sur les dangers du nationalisme
à somme nulle, c’est-à-dire que « soit nous gagnons, soit les autres gagnent ». Il peut
inciter les citoyens à soutenir des politiques qui améliorent marginalement leur propre
bien-être pendant qu’elles causent du tort aux habitants du reste du monde.
Le nationalisme à somme nulle met aussi en danger la prospérité économique
mondiale. Dans un monde de plus en plus étroit et interdépendant, le principe
mercantiliste selon lequel « ils gagnent ou nous gagnons » s’avère de plus en plus
erroné. Le plus important est que les travailleurs de chaque nation soient en mesure
d’ajouter plus de valeur à l’économie mondiale. Plus cette dernière s’agrandit, plus elle
bénéficie à toutes les nations, quoique de façon inégalitaire. Dans la mesure où les
avancées économiques bénéficient rarement aux citoyens de toutes les nations dans la
même proportion, une approche protectionniste, si elle était largement adoptée,
bloquerait une partie importante des efforts accomplis pour accroître la richesse
mondiale. L’interdépendance économique est d’ailleurs si profonde que toute stratégie
de somme nulle aurait un effet boomerang. A titre d’exemple, l’évolution conjointe et
dans la même direction des bourses des grands pays montre que chacun de ces derniers

280
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

a besoin que tous les autres soient économiquement forts et prospères. Chaque région
de la triade dépend des deux autres comme marchés pour ses produits et fournisseurs,
ainsi que comme lieu d’investissement.
Il semble bien que le nationalisme à somme nulle traduit, en premier lieu, les
points de vues des travailleurs routiniers et des aides personnels, qui insistent pour que
les gouvernements mettent en avant leurs intérêts économiques, même aux dépens
d’autres intérêts dans le monde. A l’inverse, les travailleurs du savoir les plus
compétents, ceux qui ont le plus à gagner de l’existence et du développement d’une
économie mondiale ouverte, sont plutôt susceptibles de développer une attitude de
cosmopolitisme indifférent. Cette attitude risque de faire d’eux des citoyens du monde
n’éprouvant et ne reconnaissant aucune des obligations que la citoyenneté implique
normalement. Partager avec d’autres le simple fait d’être des humains risque bien de
s’avérer insuffisant pour inspirer de grands sacrifices. Le sens de la justice et de la
générosité n’est pas inné. Son apprentissage a de nombreuses racines, mais
l’appartenance à une communauté politique est l’une des plus déterminantes. Sans
véritable communauté politique dans laquelle on puisse apprendre, affiner et pratiquer
les idéaux de justice et de loyauté, ces idéaux apparaîtront peut-être comme des
abstractions sans signification.
Entre ces deux voies dommageables, de nombreux auteurs souhaitent voir
émerger une troisième possibilité supérieure aux deux premières, celle d’un
nationalisme économique positif. Cette position n’est pas celle du cosmopolitisme
indifférent, parce qu’elle repose sur un sens de l’objectif national, d’un lieu historique
et culturel à l’origine d’un projet politique national commun. Elle cherche à
encourager le développement des nouvelles formations au sein de la nation, pour
faciliter la réinsertion professionnelle pour la main- d’œuvre issue des secteurs
industriels en déclin, pour éduquer et entraîner la future population active de la nation
pour améliorer les infrastructures et les conditions de vie de la nation. Toutes ces
actions ne se font naturellement, pas au détriment des autres pays. C’est ce que
résumait George Santayana dans The Life of Reason : « Il est juste de préférer notre
pays à tous les autres, parce que nous sommes des enfants et des citoyens avant de
pouvoir être des voyageurs et des philosophes ».
Ce n’est pas non plus la position du nationalisme à somme nulle : le but premier
est d’accroître le bien-être de la nation à laquelle l’on appartient, mais sans dommage
pour celui d’une autre. Il n’y a pas un montant fixé de profit mondial à répartir ou un
marché limité à se partager. Ce qui compte ici, c’est d’accroître les potentialités et les
connaissances des hommes ; et, dans ce domaine l’expansion est potentiellement
illimitée. Le capital humain à l’inverse du capital physique ou financier, n’a pas de
limites inhérentes.
Comme nous l’avons déjà noté, ceux qui ne sont pas impliqués dans le
mouvement de globalisation et ne font que subir ses conséquences dommageables pour
leurs intérêts adoptent le nationalisme à somme nulle. Ils sont plus vulnérables face à
la concurrence mondiale et considèrent qu’ils ont beaucoup à perdre et pas grand
chose à gagner d’une approche qui cherche à accroître la richesse mondiale, ceux-ci
forment le gros des troupes de ceux qui mènent, ce qu’il convient bien d’appeler une
campagne anti-mondialisation. L’on a qu’à se rappeler les violentes émeutes qui ont eu
pour théâtre la ville américaine de Seattle en décembre 1999 en vue d’empêcher la

281
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

tenue de la session ministérielle de l’OMC, considérée par les manifestants comme le


symbole de cette mondialisation. En cette fin du mois de juin de l’année 2000 se tient
également le jugement d’un fermier français qui a défrayé la chronique hexagonale
après avoir saccagé un restaurant Mc Donald’s, considéré aussi comme le symbole de
cette même mondialisation. De leur coté, les travailleurs du savoir tendent, eux, au
cosmopolitisme indifférent du laissez-faire ; d’un coté, ils ne perçoivent aucune
urgence particulière en ce qui concerne la situation économique critique du reste de
leurs concitoyens, et de l’autre, ils ont le plus à bénéficier de l’effacement des
frontières nationales et considèrent, à ce titre, qu’ils ont beaucoup à perdre et pas grand
chose à gagner d’une intervention gouvernementale qui a pour but de répartir ces
bénéfices.
Tout porte à croire que c’est ce second groupe qui déterminera la direction vers
laquelle l’on s’achemine. Si les habitudes de la citoyenneté de ses membres ne seront
pas suffisamment fermes pour résister aux forces centrifuges de la nouvelle économie
mondiale, et s’ils ne se considèrent pas comme des citoyens autant que comme des
acteurs économiques, le cosmopolitisme indifférent deviendrait la philosophie
économique et sociale dominante dans beaucoup de pays avancés.

Contre ce pessimisme ambiant, certains opposent la souplesse du libéralisme


économique, et sa faculté d’adaptation aux mœurs, aux modes et aux circonstances qui
constituent sa grande force pour souligner la capacité des économies occidentales à
retrouver l’équilibre nécessaire entre impératifs de compétitivité économique et
considérations de stabilité sociale. Il y a quelques années, les échos parvenus en
France d’un mini scandale provoqué par l’autocritique d’un gourou de la finance
étaient perçus comme une singulière illustration de cette caractéristique du libéralisme.
L’on s’attendait aussi à ce que cet événement préfigure un mouvement qui gagnera les
autres pays occidentaux tôt ou tard. L’homme par qui le scandale est arrivé s’appelle
Stephen Roach, il dirige l’équipe des économistes de la banque d’affaires Morgan
Stanley. Depuis une dizaine d’années, il applaudissait aux restructurations
industrielles, au démontage des vieux empires et aux plans de réduction d’effectifs. Or
voici que brusquement il lance un cri d’alarme : « je me suis trompé !». Son
raisonnement tient en deux propositions : d’abord, il n’y a pas une, mais deux
manières de réaliser des gains de productivité. La première est vertueuse :
rationalisation des méthodes, progrès technologiques et amélioration des compétences
du personnel. La seconde est artificielle : abus de recours à la sous-traitance, artifices
de présentation comptable et flexibilisation massive de la main d’œuvre. Les succès de
la première sont ternis par les dérives de la seconde. Ensuite, au-delà des cycles
économiques, il y a les cycles psychologiques. La mentalité dominante d’un pays est
tantôt favorable aux forces du capital, tantôt favorable aux forces du travail. On
considère d’ailleurs que la grève de General Motors au cours de l’hiver 1995 et les
grèves spontanées et à grande échelle en France l’année suivante, annoncent le retour
du balancier. Dans tous les pays industriels, les chefs d’entreprise doivent se préparer à
un retour du social. Le mouvement s’étalera sur plusieurs années. Les cadres et les
ouvriers ne supportent plus la déflation salariale et les rudesses humiliantes des
politiques de personnel. Comme dans les années 1930, si les dirigeants d’entreprise ne
s’empressent pas de faire des progrès en matière de gestion des ressources humaines,

282
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

ils encourront alors le risque de se les voir imposer par des politiques
interventionnistes gouvernementales. Les chefs d’entreprise doivent profiter de la
période actuelle, marquée par une nette reprise des créations d’emploi et une
croissance économique appréciable, plus propice à ce genre de changements.
La « conversion » de Stephen Roach n’est pas un cas isolé. Chaque semaine, un
nouveau livre vient nourrir la controverse sur le mal de vivre des salariés (appelés les
travailleurs pauvres) sur les managers les plus « brutaux » ou les méfaits du
désinvestissement. Un courant qui cohabite pourtant avec la vague d’optimisme que
suscitent la puissance et la créativité retrouvées des Etats-Unis. « Le turbo capitalisme
augmente la richesse nationale, mais déstabilise la société », constate Edward
Luttwork, qui dit redouter de vivre dans un pays « moitié Palm Beach, Moitié
Burundi »53.
Autre exemple de cette tendance au retour d’une meilleure prise en charge des
questions sociales, un sondage récent publié par le libéral The Economist indiquait
qu’une majorité de britanniques souhaitaient une hausse des dépenses publiques,
même si cela impliquait une augmentation de leurs impôts. Un message clairement
reçu par le premier ministre, qui devrait, à la veille des élections prévues d’ici à mai
2002 au plus tard, injecter de l’argent public dans les systèmes de santé et de
l’éducation, mal en point 54.

283
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

SECTION II

La pérennité du cadre économique national

Dans la seconde section de ce chapitre, nous allons constater que la question de


la relation entre mouvement de globalisation économique, d’une part, et économie
nationale et Etat-Nation, d’autre part, divise les économistes, pratiquement en deux
camps. Dans le premier volet de ce chapitre, nous avons pris connaissance des
positions de ceux qui soutiennent que le mouvement de globalisation marque de facto
la fin de l’économie nationale, la transformation de l’Etat-Nation et la révision du rôle
des gouvernements en matière de politique économique et sociale. Dans le second
volet, nous allons pouvoir constater que, sur toutes ces questions, les adversaires de ce
courant de pensée, aux points de vue de celui-ci, y opposent de façon systématique,
des positions et des arguments tout à fait contradictoires et irréconciliables.
Pour que cette opposition ressorte de façon claire, il y a lieu de rappeler ici les
principales idées développées jusqu’à présent. Ces idées, notons-le au passage, résume
les visions de ceux qui soutiennent que le phénomène de globalisation dépasse tous les
cadres de régulation économique nationale.

La firme globale et l’économie globalisée

L’entreprise globale a d’abord été pensée comme une variété de la firme


multinationale. C’est plus tard, au début des années 1990, qu’elle a été érigée en
modèle d’organisation et connu un vaste succès. Ainsi, sous les apparences de la
continuité, les mêmes entreprises qui dominent toujours les grands marchés mondiaux
ont, en fait, radicalement changé de base. Ce résultat s’explique par le changement de
mode de production et d’échange qui est intervenu avec la révolution des technologies
de l’information et de communication. La grande firme a abandonné la production de
masse au profit de la production personnalisée ; elle a cassé ses grandes usines et ses
concentrations ouvrières, elle s’est éclatée pour mieux saisir les opportunités et
décentraliser les pouvoirs ; elle a multiplié les sous-traitances partout dans le monde
pour optimiser sa production. Les organisations verticales, les vieilles pyramides
hiérarchiques ont ainsi cédé la place à une organisation horizontale en réseau dont les
nœuds sont occupés par des «manipulateurs de symboles » qui captent, ingèrent et
réinjectent en permanence dans le réseau des informations, et ainsi, contribuent à le
redéfinir.

284
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Le modèle de l’entreprise globale peut-être généralisé à l’ensemble de


l’économie et aux relations entre nations. L’économie globalisée est alors pensée
comme un immense réseau, traversé par des flux incessants d’hommes, de biens, de
connaissances, de capitaux et d’informations que viennent entraver parfois des Etats,
résidus des temps anciens.
Dans l’entreprise globale, une seule ressource est véritablement stratégique, elle
possède de surcroît un caractère singulier : plus on en use et plus elle prend de la
valeur. Il s’agit de la compétence humaine, de l’aptitude à identifier et à traiter les
problèmes. Ainsi, les entreprises-réseaux de l’économie globale sont mondiales par
constitution et par destination. Lorsqu’un bien est produit, il ne peut avoir de
nationalité, car il est un assemblage complexe de sous-produits et de services de toutes
origines, incorporés progressivement aux différents stades de production. Déterminer
l’origine nationale d’un produit est une tâche d’une considérable difficulté. Dès lors, la
nationalité de l’entreprise pose problème et l’identité supposée entre intérêt du
champion national et le reste de la population devient très discutable ; la nationalité
des entreprises joue un rôle décroissant. La perte de contrôle des firmes nationales
emblématiques au profit d’investisseurs étrangers ne doit pas être perçue comme une
menace pour l’indépendance économique du pays. Elle signifie plutôt que les
travailleurs du savoir et les ouvriers de la production courante locaux ont échangé les
actionnaires nationaux contre d’autres, étrangers ceux-là. Ces derniers vont faire un
meilleur usage de leurs compétences et de leur savoir-faire et leur garantiront de
meilleures perspectives d’accroître leurs rémunérations.
Dans l’économie globalisée qui est en train d’émerger, les ensembles régionaux
sont pris dans un tel écheveau de relations croisées, du fait de la révolution des
échanges et des communications, de la mobilité des savoirs et des facteurs de
production, du fait aussi des stratégies des principaux acteurs économiques, que les
nationalismes économiques deviennent sans fondements. Aussi, les notions les mieux
reçues de déficit commercial ou de taux d’épargne national, semblent-elles sans objet.
Comme nous l’avons déjà noté, que devient en effet une notion statistiquement fondée
comme la balance commerciale des Etats-Unis quand c’est le commerce intra-firme
des groupes appartenant à des américains ou des japonais qui est déterminant ? Dans
ce cas, la nation ne peut être conçue comme centre d’initiative politique, encore moins
comme agent d’organisation du marché, mais comme pur espace géographique de
déploiement de l’activité des firmes.
Ainsi, le passage de l’économie nationale à l’entreprise réseau et à l’économie
globale dissout la solidarité nationale et affaiblit l’Etat. Les exclus de la société de
l’information ne peuvent alors bénéficier de la solidarité que seul un Etat légitime peut
leur offrir. La société divisée évolue vers la sécession interne.
Dans cette deuxième partie du troisième chapitre, nous allons constater que les
défenseurs de l’idée de pérennité du cadre national et des spécificités qui lui sont
attachées sont, sur tous ces points, d’un avis différent.

285
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Les réseaux : un regard nouveau

La première divergence concerne, tout naturellement, ce qui fut à la base du


processus de globalisation, c’est-à-dire la constitution des firmes-réseaux. Pour les
défenseurs de l’idée de pérennité du cadre économique national, si l’entrée en force de
la notion du réseau dans les sciences humaines reflète des changements réels, elle
traduit aussi un changement dans la manière d’observer la réalité. Cela signifie d’une
part que le phénomène n’est pas tout à fait nouveau et que, d’autre part, il a été
exagéré dans son ampleur et sa portée. Donc, eu égard à d’autres disciplines
(médecines, sciences cognitives,…), l’usage de la notion de réseau dans les sciences
sociales paraît néanmoins tardif. A bien y réfléchir, disent les promoteurs de cette
approche, les réseaux sur lesquels les sciences humaines portent leur attention
renvoient souvent à des réalités anciennes que l’on avait l’habitude de désigner
autrement. Davantage que l’émergence des phénomènes radicalement nouveaux, la
diffusion de la notion de réseau au sein des sciences sociales semble traduire un
déplacement dans le regard que les chercheurs posent sur la réalité. La notion de
réseau offre, de fait, l’intérêt de mettre l’accent sur des réalités restées longtemps
inaperçues et pourtant cruciales pour comprendre les interactions sociales ou le
fonctionnement d’une organisation.
Pour un économiste, l’analyse en termes de réseau conduit à prendre en compte
les effets induits (ou externalités) par l’organisation réticulaire des firmes et des
services « effets de réseaux ». Elle oblige aussi à porter l’attention plus sur les
relations horizontales que sur les relations verticales, autrement dit hiérarchiques. Dans
le domaine des relations internationales, parler de réseau amène à mettre davantage
l’accent sur les phénomènes de transnationalité ; cela conduit aussi à souligner le poids
de nouveaux acteurs se jouant des frontières nationales. Par voie de conséquence, cela
permet de contester l’approche selon laquelle les contours de l’économie mondiale
coïncident avec les frontières des Etats-Nation.
Plus généralement, l’analyse en termes de réseaux offre l’intérêt de substituer
une vision dynamique à une vision statique de la réalité, en mettant l’accent sur la
circulation et les flux plutôt que sur l’accumulation sur les processus de coordination,
de coopération ou de régulation plutôt que sur les institutions. Au vu de cette large
diffusion, la tentation est grande de voir dans la notion de réseau un nouveau
paradigme. Au sens de l’historien des sciences T.S. Kuhn, un paradigme désigne une
théorie ou un modèle explicatif dominant qui, à un moment donné, organise les
champs d’interrogations au sein d’une ou de plusieurs discipline(s) 55.
Ceux qui ne partagent pas cet engouement pour le mot réseau disent que, selon
l’approche et les champs d’études, le réseau se révèle être davantage une métaphore
qu’un paradigme. Selon d’autres approches, il s’apparente à un « objet transitionnel »
en ce sens qu’il facilite la diffusion d’autres notions ou concepts comme par exemple,
la confiance, le capital social, la gouvernance.
Dans le domaine qui nous importe le plus, c’est-à-dire dans le champ de
l’économie, les défenseurs de l’approche qui privilégie la prééminence du cadre
national de l’économie dans son ensemble sur le cadre global de la firme, ne partagent
pas l’enthousiasme que suscite une certaine littérature managériale concernant
l’émergence de l’entreprise-réseau en tant qu’entreprise d’un type nouveau. Pour eux,

286
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

«l’entreprise en réseau », entretenant des liens lâches avec une constellation de sous-
traitants ou de partenaires dans le cadre de projets ponctuels ; avec elle, apparaît un
nouveau type de manager, une sorte d’ « homme-réseau », capable de coordonner des
équipes à distance et, tel un commutateur, de mettre en contact des personnes les unes
avec les autres, est une image peu conforme à la réalité 56.
En réalité, il n’est pas facile de trancher cette question en faveur de l’un ou de
l’autre de ces deux points de vue. Ceux qui soutiennent l’émergence de l’entreprise-
réseau en tant qu’entreprise d’un type nouveau s’appuient plutôt sur un travail de
synthèse fondé sur un grand nombre d’entrevues avec des centaines de cadres et
d’employés d’une multitude de firmes et d’organismes. On peut leur reprocher de
n’avoir pas pu instaurer l’équilibre nécessaire entre le travail analytique et le travail de
synthèse ou empirique, mais, malgré cela, nous pensons que, au fond, ils n’en
montrent pas moins une certaine image de la nouvelle réalité économique. Il est par
ailleurs difficile d’admettre que les profondes transformations économiques survenues
à tous les plans (et que personne ne dément l’existence), ces trois décennies puissent
avoir lieu sans qu’elles aient comme origine les mutations structurelles opérées par les
firmes et les changements du mode de fonctionnement de ces dernières. L’histoire du
capitalisme montre en effet que les firmes ont toujours été le premier et le plus
déterminant des acteurs de transformation des trois grands éléments de tout processus
économique que sont la production, la répartition et l’accumulation.
A cet effet, peut-on parler de changements profonds au niveau des structures des
firmes, leur mode de fonctionnement et leurs objectifs mais qui ne coïncident pas avec
l’image d’une « firme en réseau » telle que nous l’avons déjà décrite. Si c’est le cas,
force est de constater cependant que ceux qui défendent une vision sceptique
concernant la réalité du phénomène de globalisation n’avancent pas d’arguments pour
étayer cette hypothèse.
Il se peut bien que l’image d’une firme en réseau, n’ayant que peu d’attaches,
avec son pays d’origine soit quelque peu imprécise ou exagérée, mais nous sommes
convaincus qu’elle n’est pas loin de refléter les contours et les principaux traits de la
nouvelle configuration d’un nombre croissant de firmes et de grands groupes. Elle
reflète aussi de ce fait, une part de plus en plus importante de la nouvelle réalité de
l’économie mondiale qui est en train de s’imposer. La lecture des articles de journaux
et de la presse économique spécialisée et la vision de documentaires télévisés sur le
monde des affaires nous conforte chaque jour davantage dans cette conviction.

I - La référence à un cadre économique national immuable

L’objectif de cette seconde section est donc de faire la lumière sur les travaux qui
tentent d’accréditer la thèse selon laquelle le processus de globalisation ( pour ceux qui
reconnaissent l’existence de ce mouvement) ne pourra pas effacer le cadre économique
national et la régulation économique et sociale qui s’y attachent. Les théories et les
points de vue qui défendent cette position sont nombreux, variés et difficiles à cerner.
Pour mettre un peu d’ordre dans cet ensemble d’écrits, il convient de pouvoir les
rattacher à un travail théorique fédérateur qui puisse être présenté comme la base
commune à tous ces points de vue. Nous pensons que les travaux de Michel Beaud
peuvent bien permettre d’atteindre cet objectif 57 .

287
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Un Système National Mondial Hiérarchisé (SNMH)

M. Beaud commence par faire remarquer que l’expression « économie


mondiale » fait partie de cette catégorie de formules, d’usage à la fois quotidien et
scientifique, qui sont très rarement définies avec précision. Et tout naturellement, son
contenu varie d’un auteur à un autre et d’un texte à un autre ; dans un cas, il s’agit de
l’ensemble des économies nationales, dans un autre, du réseau des relations
économiques et monétaires internationales.
L’auteur nous rappelle, à cet égard, que Marx a mis en avant la notion de marché
mondial ; des non marxistes, Hobson, Schumpeter, ont analysé l’impérialisme comme
un phénomène n’ayant rien à voir avec le capitalisme, alors que Lénine en a fait le
« stade suprême » de ce système économique. La tradition marxiste a mis la logique
capitaliste au cœur de l’économie mondiale, certains réduisant celle-ci au capitalisme
mondial. Keynes, qui a consacré son œuvre majeure, théorie générale de l’emploi, de
l’intérêt et de la monnaie , au fonctionnement d’une économie nationale, s’est tout au
long de sa vie préoccupé du bon fonctionnement du système monétaire international
de paiements. L’école latino-américaine de la dépendance, à la suite de Prebisch, et
nombre de tiers-mondistes l’ont vu comme l’articulation d’un centre dominant et de
périphéries dépendantes. Kindelberger a mis en avant le concept d’hégémonie.
Certains, nous dit M. Beaud, ont privilégié le national, d’autres l’international, d’autres
encore l’étude des firmes multinationales, tandis que quelques uns focalisaient tout sur
le niveau mondial.
Pour rendre compte de cette réalité, M. Beaud propose une analyse en termes de
« système national / mondial hiérarchisé ». Inspiré des travaux sur la complexité, ce
concept a été forgé pour rendre compte de l’imbrication des économies nationales, des
firmes multinationales, des pôles dominants et dominés au sein de l’économie
mondiale. Cette analyse privilégie les entités ayant une fonction d’auto reproduction.

1-Logique économique et formations sociales

Selon l’auteur, il y a d’abord, le fait que les société humaines se reproduisent :


« ensembles sociaux cohérents », « formations sociales », « sociétés sociales » sociétés
structurées aujourd’hui dans le cadre d’Etats-Nation ont toujours dû, et doivent
toujours, assurer leur propre reproduction. Celle-ci se réalise à travers diverses
logiques économiques et sociales structurantes : domestique, tributaire, marchande
simple, capitaliste étatiste.
Or, et c’est là le deuxième élément structurant, la logique capitaliste est porteuse
d’une capacité d’auto-reproduction élargie. Du fait de sa dynamique spécifique, le
capitalisme tend à se dégager de la formation sociale où il s’enracine, pour se déployer
au-delà. Au cours des quatre derniers siècles, c’est dans le cadre de certains Etats-
Nation que la logique capitaliste s’est affirmée ; elle est devenue prédominante dans
plusieurs économies nationales que l’on peut nommer « économies nationales
capitalistes ». Le cadre national a selon Beaud, constitué un espace privilégié, soit pour
se protéger contre les pressions du capitalisme mondial, soit pour le combattre ou

288
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

tenter de construire un système économique alternatif. D’ou l’indéniable importance


du national.
Mais la logique capitaliste, porteuse d’une nécessité de reproduction élargie ,
n’est pas restée enfermée dans les limites de ces Etats-Nation. A travers les relations
internationales et les dynamiques transnationales, elle a contribué à la création
d’espaces nationaux / mondiaux et à une mondialisation de l’économie (avec des
dimensions idéologiques, culturelles, institutionnelles…), et les autres formes
d’activités économiques sont de plus en plus dominées par ce capitalisme dont les
activités se déploient à l’échelle mondiale.
Ainsi, d’un coté, comme tout ensemble social cohérent, chaque formation sociale
nationale a sa logique de reproduction (ce qui ne signifie pas que cette logique soit
simple ni unidimensionnelle ; l’économie en est une composante et le capitalisme peut
y jouer un rôle majeur) ; de l’autre, le capitalisme a une logique de reproduction propre
qui le rend en partie autonome par rapport aux logiques de reproduction des
formations nationales et l’amène à déborder les espaces économiques et sociaux où il
se développe.

2-Une totalité multiple contradictoire et hiérarchisée

Pour M. Beaud, c’est cette double polarisation, facteur essentiel de structuration


des réalités contemporaines que doit rendre le système national / mondial
hiérarchisée : elle constitue une source majeure des tensions, distorsions,
dysfonctionnement et crises, tant au plan mondial qu’au niveau national.
Aux yeux de l’auteur, ce qu’on appelle économie mondiale, est l’ensemble des
activités économiques de la planète, à la fois coordonnées et dissociées, structurées et
disloquées, unifiées et désaccordées par ce double mouvement de reproduction ; de
même ce qu’on appelle économie nationale, est l’ensemble des activités économiques
liées à une formation sociale nationale, à un Etat-Nation et qui sont plus ou moins
coordonnées / dissociées, structurées / disloquées, unifiées / désaccordées par les deux
mouvements d’auto reproduction de la formation sociale nationale et du capitalisme
national / multinational / mondial.
Ni l’économie mondiale ni l’économie nationale ne constituent des « totalités »,
en ce sens qu’aucune n’a la cohérence de l’auto reproduction : chacune étant soumise à
deux logiques de reproduction. Et selon les périodes, les caractères de l’économie
mondiale seront profondément différents selon qu’une formation sociale nationale est
ou non hégémonique. De même, dans une même configuration mondiale, les
économies nationales seront profondément dissemblables selon la place dans le
système mondial et le caractère fort ou faible de la logique de reproduction de « leur »
formation sociale.
Par cette formule, système national mondial hiérarchisée, M. Beaud entend
montrer que le système est national et mondial ; il est national à cause de la forme
prédominante dans les sociétés humaines de l’Etat-Nation ; il est mondial
principalement à cause de la dynamique du capitalisme.

289
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Ce système est hiérarchisé : en effet, en son sein, les conditions de reproduction


des différentes formations sociales nationales sont disparates et inégales :

- Les économies nationales capitalistes dominantes assurant la reproduction de


« leurs formations sociales » se déploient hors du territoire national d’origine et
impulsent une dynamique structurante dans l’espace mondial où elles
prédominent ;
- Les économies nationales dominées subissent ces dynamiques et ne concourent
que partiellement à la reproduction de « leurs formations sociales » ;
- Les économies nationales intermédiaires participent des deux catégories et
correspondent à une gamme très variée de situations.

3-Le SNMH, une grille de lecture de l’économie mondiale

Ainsi, les formations sociales hégémoniques ou dominantes disposent de la plus


grande autonomie dans leurs dynamiques (idéologique, politique, sociale,
économique,..) de reproduction. Mais la force de ces dynamiques dépend aussi de leur
degré propre de cohérence. Inversement, les formations sociales dépendantes subissent
dans tous les domaines (idéologique, politique, social, économique,…) les influences
venues d’ailleurs, mais elles y sont plus ou moins perméables, elles y résistent plus ou
moins selon leurs degrés propres de cohérence.
La dynamique du SNMH n’est donc pas monolithique, elle est multiple,
diversifiée et souvent éclatée et contradictoire. Ainsi, l’économie mondiale est locale /
régionale / nationale / internationale / multinationale ; elle est capitaliste mais aussi
étatiste / marchande / tributaire / communautaire et domestique.
Finalement, l’économie mondiale, loin d’être la simple somme des activités
économiques qui s’opèrent sur la terre ou la juxtaposition des économies nationales,
elle est l’ensemble de ces activités et de ces économies, tel qu’il est structuré /
disloqué sous l’impulsion des deux logiques (distinctes et imbriquées) de
reproduction : celle des formations sociales (principalement nationales, mais aussi
locales, régionales et parfois plurinationales) et celle du capitalisme (tout à la fois
national et mondial, mais aussi local, régional, international, multinational).
Selon M. Beaud, il ressort de cette vision qu’il n’est pas possible de mener une
analyse de l’économie mondiale sans une bonne mise en perspective de la dynamique
du capitalisme à l’échelle naionale / internationale / multinationale / mondiale, ni sans
la prise en compte des formations sociales nationales dominantes. De même, il n’est
pas possible de mener l’analyse d’une réalité nationale sans prendre en compte
l’ensemble de ces éléments ; Et enfin, il n’est pas possible de mener aucune de ces
analyses sans un minimum de perspectives.
Certains objecteront peut-être que la grille de lecture qu’est le SNMH de M.
Beaud, n’est au fond qu’une reformulation des thèses de l’école de la dépendance et
son éternelle bipolarité centre / périphérie 58. Mais au-delà de la question de
l’originalité de cette construction théorique, ce qui nous importe, c’est qu’elle permet
de faire le lien avec un certain nombre de suggestions dont le trait commun est de
souligner des variétés de capitalismes nationaux dont la pérennité trouve son assise au
niveau de chacune des grandes économies nationales. L’on affirme en effet que

290
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

l’histoire, le droit, la culture contribuent à façonner des variétés nationales de


capitalismes reconnaissables à certains traits. On appelle « régime capitaliste
national » le système institutionnel, avec les arrangements spécifiques qu’il consacre,
qui organise les relations entre marchés de capitaux et entreprises, contrôle externe et
interne de l’entreprise, sélection et sanction des dirigeants, organisation et
représentation des groupes d’intérêts 59.

Dans Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert s’est essayé à une typologie
des variétés de capitalisme. Il y oppose en particulier un capitalisme néo-américain à
ses yeux inefficace mais triomphant, à un capitalisme rhénan plus performant mais qui
fait moins école 60.
Le débat initié par M. Albert oppose donc deux modèles de capitalisme ; le
modèle anglo-américain fondé sur la réussite individuelle, le profit financier à court
terme, et leur médiatisation ; le modèle rhénan, qui se pratique en Allemagne, en
Suisse, dans le Bénélux et en Europe du Nord, mais aussi avec des variantes au Japon.
Il valorise la réussite collective, le consensus, le souci de long terme. Mais le modèle
rhénan a contre lui, sur presque tous les plans, d’aller à contre-courant, c’est-à-dire de
ne pas imiter le modèle américain qui, malgré ses échecs, ses dettes, ses faiblesses
industrielles et ses inégalités, demeure une véritable star médiatique. « Le moins bon
chasse le meilleur un peu partout, comme, selon la vieille loi de Gresham, la mauvaise
monnaie chasse la bonne. Le moins performant triomphe peu à peu de son rival qui est
pourtant plus efficace »61.
Dans ses travaux sur l’économie mondiale dans les années 1980, M. Beaud
suggère que celle-ci est régie par les rapports de force et d’hégémonie entre grands
capitalismes nationaux ; il en identifie d’ailleurs trois : les capitalismes américain,
allemand et japonais. Tous les indicateurs constitutifs du tableau de bord de
l’économie mondiale (part dans le commerce mondial, flux d’IDE, nombre de grands
FMN originaires de ces pays et leaders de leurs secteurs respectifs, parts respectifs du
dollar, mark et yen dans les réserves monétaires mondiales, etc) reflètent en effet le
poids économique de chacune de ces nations. La place et la prépondérance de chaque
capitalisme dominant dans l’économie mondiale et fonction de l’ampleur de son PNB
national. M. Beaud indique donc que la place et la force d’un pays dans l’économie
mondiale s’appuie avant tout sur les avantages concurrentiels de son économie
domestique.

II- La nation, source privilégiée de l’avantage concurrentiel

Cependant, M. Beaud s’arrête sur cette constatation et ne pousse pas ses


investigations jusqu’à savoir quels sont les facteurs déterminant la compétitivité
économique d’un pays dans le jeu de la concurrence mondiale. Pourquoi certaines
nations réussissent-elles sur le plan de la concurrence internationale tandis que
d’autres échouent ? C’est à cette question que Michael Porter s’est efforcé de répondre
62
.
L’auteur note au départ que si la question est souvent posée, elle est mal
formulée si l’objectif est de révéler les fondements de la prospérité économique d’une
firme ou d’une nation. Pour mieux la cerner, nous dit Porter, il faudrait plutôt se

291
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

demander pourquoi une nation devient le pays d’origine de concurrents internationaux


de premier plan dans une activité donnée. Autrement dit, pourquoi telle ou telle nation
abrite-t-elle souvent un si grand nombre de leaders mondiaux dans une branche
précise ? L’objet de son ouvrage est donc d’élucider le rôle joué par l’environnement
économique, institutionnel et politique d’une nation dans la compétitivité mondiale de
ses entreprises.
M. Porter note au passage qu’il n’existe pas d’explication convaincante de
l’influence qu’exerce la nation sur la compétitivité internationale. Celle qui a
longtemps prévalu montre des signes d’essoufflement. Depuis les travaux d’Adam
Smith et de David Ricardo, les théories n’ont pas manqué pour exposer les schémas
d’exportation et d’importation censés expliquer la compétitivité d’un pays. (les
théories des avantages factoriels, les économies d’échelle et les coûts d’entrée, les
explications en termes de fossé technologique, les théories sur l’émergence des FMN
pour montrer que les échanges commerciaux ne constituent plus la seule forme
d’importance de la concurrence internationale mais en se contentant d’expliquer leur
existence,…). M. Porter ne manque pas de signaler que la notion de compétitivité d’un
pays est un terme vague. Pour lui le seul indice pertinent de compétitivité à l’échelle
d’un pays est, celui de la productivité nationale. Pour cet auteur, il est toutefois
largement admis que ces théories sont largement dépassées et il n’est plus pertinent de
définir la compétitivité d’une nation selon sa seule capacité à réaliser un excédent ou
un équilibre de sa balance commerciale.
Pour M. Porter, la bonne question n’est pas de chercher à expliquer la
compétitivité au niveau national. Il faut plutôt comprendre ce qui détermine la
productivité et son taux de croissance. Pour trouver les réponses nous dit cet auteur, il
convient d’étudier non l’économie dans son ensemble, mais des secteurs et des
segments industriels spécifiques. Et d’ajouter que, certes, les tentatives visant à
expliquer la croissance de la productivité globale dans des économies entières ont mis
en lumière l’importance de la qualité des ressources humaines d’une nation ainsi que
la nécessité des progrès technologiques ; toutefois, ce genre d’étude doit par nécessité
porter sur de paramètres très larges et généraux qui ne sont pas assez complets ni
opérationnels pour guider la stratégie d’une entreprise ou la ligne de conduite d’un
gouvernement. Les ressources humaines les plus décisives sur le plan de la
concurrence internationale actuelle, par exemple, possèdent des qualifications
spécialisées de haut niveau dans des domaines particuliers. Ce degré de qualification
ne relève pas du seul système éducatif, mais d’un processus étroitement lié à la
concurrence qui se joue dans des activités données.
La nouvelle théorie que se propose de développer M. Porter, pour expliquer
pourquoi les firmes de nations particulières optent pour de meilleures stratégies que
d’autres pour s’imposer dans uns secteur précis, doit selon lui partir du principe que la
concurrence est dynamique et qu’elle évolue sans cesse. Dans une vision statique de la
concurrence, les facteurs de la production d’un pays sont fixes. Les entreprises les
déploient dans des secteurs où ils donneront le meilleur rendement. En situation de
véritable concurrence, les critères essentiels sont l’innovation et le changement. Le
terme innovation recouvre ici la technologie et les méthodes et concerne les nouveaux
produits, les nouveaux procédés de fabrication, les nouveaux types de marketing,
l’identification de clientèles nouvelles, etc. Les innovations qui génèrent un avantage

292
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

concurrentiel procèdent aussi bien d’efforts prolongés et de progrès pas à pas que
d’avancées spectaculaires.
Comme nous l’avons déjà noté, Schumpeter proclamait voici quelques décennies
que la concurrence est un phénomène profondément dynamique en soi. L’état naturel
de la compétition économique n’est pas l’équilibre mais la transformation permanente.
Améliorer, innover dans une industrie sont des attitudes qui appellent naturellement la
continuité : l’innovation « définitive » est inconcevable. Les avantages détenus
aujourd’hui seront demain périmés ou réduits à néant. L’innovation et le changement
requérant des investissements soutenus en capitaux et ressources humaines, il nous
faut expliquer comment un pays crée-t-il l’environnement qui permettra à ses
entreprises d’innover plus vite que les concurrents étrangers dans une branche
particulière ?
La fonction d’incitation à l’amélioration de la compétitivité et à l’innovation que
le pays d’origine a auprès des entreprises s’impose comme facteur essentiel dans toute
explication de l’avantage national au sein de telle ou telle industrie. Pour le moment il
nous faut définir les déterminants de l’avantage concurrentiel national selon M.
Porter. Pour ce dernier, dans chaque pays, l’environnement de l’entreprise se révèle
plus ou moins favorable à l’éclosion d’avantages concurrentiels selon quatre grands
paramètres :

- Les facteurs, notamment en matière de personnel qualifié et d’infrastructures


nécessaires à l’exercice de l’industrie ;
- La demande : Le degré de sophistication de la demande intérieure ;
- Les industries amont et « apparentées » : l’existence d’industries amont et
d’industries apparentées compétitives sur le plan international ;
- La stratégie, la structure et la rivalité des entreprises : quelles sont les
conditions qui président à la création, à l’organisation et à la gestion des
entreprises et quelle est la nature de la compétition nationale ?

A-Les facteurs

Toute nation possède (en quantités et en qualité très inégalement réparties, il est
vrai) ce que les économistes appellent des facteurs de production, qui ne sont rien
d’autre que les éléments nécessaires à toute industrie : main-d’œuvre, terre arable,
ressources naturelles, capital et infrastructure.
Dans son étude, M. Porter opère une classification hiérarchique des facteurs. La
première distinction sépare facteurs élémentaires – ressources naturelles, climat,
situation géographique, main-d’œuvre non qualifiée et moyennement qualifiée,
financement à long et moyen termes – et facteurs complexes – infrastructure de
communication et d’échange de données numériques, personnel hautement qualifié et
instituts universitaires de recherche dans toutes les disciplines de pointe.
Les facteurs élémentaires n’ont cessé de perdre en importance en devenant de
moins en moins indispensables, de plus en plus disponibles et facilement accessibles
sur les marchés internationaux, quelle que soit leur situation géographique. Pour les
mêmes raisons, ils sont de moins en moins rémunérés qu’auparavant. Les facteurs

293
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

élémentaires jouent sans doute un rôle dans les redistributions au sein même des
organisations, dans la mesure où ils conduisent les entreprises à implanter des activités
ici ou là pour bénéficier de ressources moins coûteuses. Mais il n’explique pas
pourquoi tel pays devient le pays d’origine de telle ou telle industrie.
Aujourd’hui, ce sont les facteurs complexes qui sont à la base de l’avantage
concurrentiel. Aucun avantage d’ordre supérieur ne peut-être obtenu en leur absence.
Ces facteurs sont plus rares, parce qu’ils exigent un effort d’investissement en
équipements et en formation important et prolongé dans le temps. M. Porter considère
par ailleurs que la rareté des facteurs complexes est également observable dans les
industries globales, et l’utilisation des filiales étrangères reste un moyen limité à cet
égard. Pour lui, les facteurs complexes sont organiquement liés à la conception et au
développement des produits et des processus de production de l’entreprise, ainsi qu’à
son aptitude à innover. Cette attitude s’épanouira surtout dans le pays d’origine, tout
en s’inscrivant étroitement dans le cadre de la stratégie globale de l’entreprise.
La seconde catégorie de distinctions entre les facteurs concerne leur spécificité
d’emploi. On y trouve d’une part les facteurs non spécialisés : un réseau routier, un
marché financier, une population active suffisamment instruite et industrieuse, etc. Ces
facteurs sont susceptibles d’être utilisés par nombre d’industries différentes. Par
facteurs spécialisés on désignera d’autres part les individus possédant des
compétences spécifiques, les infrastructures particulières, les connaissances dans des
domaines précis et tous les autres facteurs ne concernant qu’un nombre limité
d’industries voire une seule.
Quant à l’acquisition d’avantages concurrentiels, les facteurs spécialisés sont des
atouts plus déterminants et plus durables que les facteurs non spécialisés. Les activités
qui dépendent de ces derniers peuvent souvent être effectuées ailleurs que dans le pays
d’origine de l’entreprise. En revanche les facteurs spécialisés requièrent des
investissements privés et publics plus spécifiques et plus audacieux. Nécessaires au
niveau des activités principales d’une organisation et au niveau de ses activités les plus
complexes, les facteurs spécialisés conditionnent l’innovation. Ils doivent être
disponibles dans le pays d’origine et seront moins productifs ailleurs. En outre, les
facteurs spécialisés (tout comme les facteurs complexes) sont relativement moins
disponibles pour les entreprises étrangères.
Il est évident donc, sur la base de ces définitions, que lorsque un pays dispose,
pour une industrie donnée, à la fois des facteurs complexes et des facteurs spécialisés
nécessaires, l’avantage concurrentiel national susceptible de lui échoir sera le plus
marquant et le plus durable. La disponibilité et la qualité de ces deux types de facteurs
déterminent directement le degré de sophistication de l’avantage concurrentiel national
et sa perfectibilité potentielle. A l’inverse, l’avantage concurrentiel fondé sur le
binôme facteurs élémentaires / facteurs non-spécialisés ne sera jamais très élaboré et
demeurera souvent éphémère.
Deux remarques sont à relever. Premièrement, dans la plupart des secteurs, et
particulièrement dans les secteurs aujourd’hui essentiels à la croissance de la
productivité dans les économies avancées, les facteurs déterminants de l’avantage
concurrentiel ne sont pas « hérités » mais bien crées ; ils le sont au terme de processus
qui diffèrent considérablement selon les nations et les industries. De la sorte, quelle
que soit la période considérée, ce n’est pas tant le réservoir de facteurs disponibles qui

294
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

importe mais le rythme auquel ils sont crées, valorisés et spécifiquement adaptés à
telle ou telle industrie. Paradoxe surprenant, on observe qu’une abondance de facteurs
peut jouer au détriment et non en faveur de l’acquisition d’avantages concurrentiels.
En revanche, certains handicaps factoriels, en influençant les stratégies et les
innovations, contribuent souvent à asseoir une réussite sur le plan concurrentiel. Cette
caractéristique explique d’ailleurs le problème de marginalisation qui guète un grand
nombre de peuples de l’Hémisphère Sud du fait du fossé croissant qui les sépare des
nations prospères du Nord. Elle fait craindre aussi que ce phénomène ne soit désormais
irréversible.
Deuxièmement, le niveau général des composantes d’un avantage complexe ne
cessant de s’élever, qu’il s’agisse des compétences, des avancées de la science ou de la
technique, il ne suffit plus d’investir pour traduire des ressources en avantage
concurrentiel ; il faut sans cesse réinvestir pour améliorer la qualité de ces ressources,
et cela va sans dire, il faut veiller à ce que les facteurs disponibles ne se déprécient pas
– le niveau de compétence des ressources humaines et celui des connaissances sont
peut-être les deux types de facteurs les plus déterminants pour la valorisation d’un
avantage concurrentiel. Or, ce sont aussi des éléments hautement sujets à dépréciation,
et on peut presque en dire autant de l’infrastructure.

B- La demande

M. Porter considère que les caractères de la demande intérieure pour un bien ou


un service constituent le deuxième grand déterminant de l’avantage concurrentiel
national dans une industrie. La demande intérieure, par son effet sur les économies
d’échelle, à un intérêt statique, mais l’essentiel de son influence est d’ordre
dynamique. La demande influence le rythme et la qualité des progrès et des
innovations accomplis par les entreprises d’un pays. Donc, dans la relation entre
demande intérieure et avantage concurrentiel, les considérations de qualité l’emportent
sur les considérations de quantité.

a-La nature des besoins des consommateurs locaux

La composition de la demande intérieure détermine la façon dont les entreprises


appréhendent, interprètent et satisfont les besoins des consommateurs. Selon cette
conception, un pays obtient un avantage concurrentiel dans les industries ou les
segments d’industrie où ses entreprises comprennent mieux et plus vite la demande
intérieure que les concurrents étrangers. Un pays obtiendra aussi un avantage si la
clientèle domestique oblige les entreprises locales à innover plus rapidement et à créer
des avantages concurrentiels plus sophistiqués que les concurrents d’autres pays. Les
disparités entre pays touchant à la nature de la demande intérieure sous-tendent ce
genre d’avantages.
M. Porter en vient ainsi à aborder un aspect important de notre problématique
générale. Il dit en l’occurrence, qu’on aurait pu croire que « la mondialisation de la
concurrence ôterait à la demande intérieure une bonne part de sa portée mais ce n’est
pas le cas. Pour nombre de raisons, le marché intérieur conserve un impact

295
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

considérable sur la capacité des entreprises à appréhender et interpréter les besoins des
consommateurs »58. Une première relève de l’attention. Ce sont les besoins du
voisinage immédiat qui sont les plus faciles à percevoir. Cependant, l’importance du
marché intérieur va bien au-delà de cette attention. Le marché intérieur est celui où les
entreprises vont le mieux appréhender, comprendre et satisfaire les besoins de la
clientèle, et où elles vont pouvoir agir en confiance. Comprendre les besoins exige que
l’on ait accès à la clientèle, qu’il s’instaure une communication réelle (la proximité et
l’identité culturelle étant les meilleurs facteurs de communication) entre celle-ci et les
responsables techniques et stratégiques des firmes. La tâche n’est déjà pas facile avec
la clientèle domestique ; elle devient plus sensible à accomplir envers la clientèle
étrangère, à cause de la distance qui la sépare du siège. Et même dans l’hypothèse où
une filiale est capable de se ménager un accès suffisant au marché pour appréhender
pleinement les besoins locaux et leur évolution, encore faut-il qu’elle parvienne à faire
accepter son analyse par le siège. En général, quand il y a disparités de besoins entre
marché étranger et marché domestique, ce sont les signaux émis par ce dernier qui
prédominent. Dans sa conception, un produit reflète pratiquement toujours la demande
domestique.

b- des clientèles « sophistiquées » et exigeantes

L’obtention d’avantages concurrentiels par les entreprises domestiques sur un


segment donné dépend du degré de sophistication et d’exigence dont fait preuve la
clientèle locale. Le degré d’exigence de la demande intérieure contraint les firmes
locales à viser toujours le niveau le plus élevé en termes de qualité de produit, de
richesse de gamme et de service (l’exemple de la voiture, où les clients européens, par
exemple, ne veulent plus choisir entre confort, élégance et sécurité et où les défauts
apparus durant la phase de lancement d’un véhicule – relativement fréquents en cette
phase – ne sont plus tolérés et condamnent le modèle en question à l’échec
commercial). Cette exigence de qualité et de sophistication des produits peut-être le
fait des utilisations finales mais aussi des circuits de distribution.

1- Anticipation des besoins des clients

Le fait que certains besoins soient exprimés par la clientèle domestique avant de
l’être par les clientèles étrangères est source davantage pour les entreprises locales. En
l’occurrence, la demande domestique anticipe des besoins appelés à se généraliser.
Cette anticipation est importante non seulement pour le développement de produits
nouveaux, mais aussi parce qu’elle stimule un perfectionnement constant des produits
existants et la capacité d’être présent sur des segments émergents. Une clientèle
sophistiquée est fréquemment prompte à adopter des biens ou des services nouveaux,
se comportant ainsi en précurseur de la demande internationale future.

296
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

2- Le volume de la demande et son mode de croissance

Sous réserve qu’elle soit sophistiquée et qu’elle ait un effet d’anticipation des
besoins internationaux, la demande intérieure peut conforter un avantage concurrentiel
national au travers de son volume et de son mode de croissance. Les travaux
consacrés à la compétitivité internationale ont fait la part belle au volume de la
demande intérieure, quoiqu’il y ait finalement peu d’accord sur la causalité ni sur les
raisonnements exposés. Pour chacun , un marché domestique étendu est un atout parce
qu’il procure des économies d’échelle. D’autres y voient une faiblesse arguant du fait
qu’une demande locale limitée oblige à exporter, démarche essentielle au niveau de
l’avantage concurrentiel dans les industries dites globales. Dans ce sens, on cite
souvent les exemples de la Suisse, la Suède, la Corée et même le Japon.

3-Volume de la demande intérieure

Pour M. Porter, un marché domestique étendu procure des avantages


concurrentiels dans les industries offrant des possibilités d’économies d’échelle ou
d’expérience dans la mesure où il incite les entreprises locales à investir dans les
moyens de production de masse, dans le développement technologique et dans les
gains de productivité. Il affirme par ailleurs, qu’il ne faut pas perdre de vue que les
entreprises globales peuvent vendre sur un grand nombre de marchés. Dès lors,
l’investissement dans l’appareil productif à grande échelle ou dans un ambitieux
programme de R&D n’a plus à reposer sur la seule demande domestique.
Il est clair que la taille du marché intérieur confère un avantage, mais à condition
qu’elle encourage l’investissement et le réinvestissement, autrement dit le dynamisme.
Dans le cas contraire (immobilisme en matière d’investissement), la taille du marché
domestique, au lieu d’un avantage, devient un désavantage.

4- Taux de croissance de la demande intérieure

Il peut revêtir autant d’importance pour l’obtention d’un avantage concurrentiel


que le volume de la demande intérieure. Le taux d’investissement dans une industrie
est au moins autant sinon davantage fonction de la vitesse de croissance du marché
domestique que de la taille en valeur absolue de ce marché. Cette vitesse incite les
entreprises domestiques à adopter les nouvelles technologies plus précocement et à
construire des usines plus performantes avec la certitude qu ’elles serviront. La vitesse
de croissance de la demande intérieure revêt une importance toute particulière dans les
périodes de mutation technologique où les entreprises ont besoin d’être convaincues de
la nécessité d’investir dans des produits et des équipements nouveaux.

5-Saturation précoce

Pour les entreprises d’un pays, la saturation précoce ou brutale du marché


domestique porte autant à conséquences que la pénétration précoce de ce marché. Le
fait d’entrer tôt permet aux firmes d’asseoir leur position. L’effet de saturation les
contraint à innover continuellement et à progresser. La saturation intensifie la

297
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

concurrence domestique, oblige à rogner les coûts et élimine les entreprises les plus
faibles. Souvent, elle incite aussi l’industrie nationale à fournir de vigoureux efforts de
pénétration des marchés étrangers afin de maintenir sa croissance (L’exemple de
l’électronique grand public au Japon où le consommateur local guette avidement le
dernier cri de la technologie tandis que, au même instant, la clientèle étrangère
commence à peine à découvrir la génération précédente, déjà périmée au Japon).
Cependant, il faut garder à l’esprit que ce décalage dans le temps entre saturation de la
demande domestique et celle de la demande étrangère n’excède pas les quelques
semaines ou quelques mois ; sinon on retomberait dans la théorie du cycle de vie de
Vernon. Pour expliquer l’avance des Etats-Unis dans un si grand nombre de produits
de haute technologie, Vernon affirme qu’une demande intérieure précoce a poussé les
firmes américaines à développer les premières de nouveaux produits. Les entreprises
américaines exportaient pendant la phase finale de développement technologique, puis
implantaient leur production à l’étranger à mesure que croissait la demande étrangère.
Finalement, des firmes étrangères pénétraient le secteur concerné grâce aux transferts
technologiques, et c’était elles qui exportaient vers les Etats-Unis, ainsi que les filiales
étrangères des firmes américaines.
Vernon l’a lui-même reconnu, les Etats-Unis ne s’accaparent plus le marché des
produits de haute technologie, mais aussi, du fait de la croissance exponentielle des
coûts de R&D, les firmes innovantes doivent lancer leurs nouveaux produits
simultanément sur tous les grands marchés mondiaux pour pouvoir couvrir ces coûts.
Il est clair que les diverses conditions de la demande intérieure se renforcent
mutuellement et n’ont pas toutes la même importance aux divers stades d’évolution
d’une industrie. Certains aspects de la demande seront plus importants dans
l’établissement d’un avantage concurrentiel, d’autres jouent plus dans sa préservation
et sa consolidation.

C - Industries amont et apparentées

Dans sa théorie sur ce qui fait l’avantage concurrentiel d’une nation, M. Porter
considère que le troisième grand déterminant de cet avantage est l’existence dans le
pays d’industries amont ou d’industries apparentées compétitives sur le plan
international. A l’exemple des constructeurs japonais de machines outils qui ont fait
prospérer, à l’échelle mondiale, nombre de fournisseurs d’unités de contrôle
numérique, de moteurs et d’autres composants.

a- L’avantage concurrentiel des industries amont

M. Porter défend franchement l’idée qu’il vaut beaucoup mieux pouvoir


s’approvisionner auprès d’une industrie nationale compétitive que dépendre de
fournisseurs étrangers, même très performants. Le marché intérieur est transparent
pour les fournisseurs locaux, et la réussite d’une entreprise y devient une question de
fierté. La proximité de la direction et du personnel technique de l’industrie amont, de
même que l’identité culturelle, facilitent la libre circulation des informations. Les
coûts de transaction diminuent. Si à l’inverse, les forces vives du fournisseur se
trouvent dans un autre pays, il est probable que les clients obtiendront les informations

298
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

plus que tardivement, et qu’ils n’auront pas les mêmes perspectives de développement
parallèle ou de fructueux échanges que s’ils s’étaient trouvés dans un voisinage
immédiat. Les fournisseurs étrangers ne sont pas stimulants pour l’industrie nationale
considérée, dans la mesure où ils ne suscitent que rarement de nouveaux entrants
locaux, ajoute M.Porter. Pour ce dernier, c’est quand ses fournisseurs sont eux-mêmes
compétitifs sur le plan global qu’une industrie nationale est dans la position la plus
favorable. C’est à cette condition qu’elle sera à même de procurer à ses clients
domestiques la manne technologique qui leur est nécessaire.

b- L’avantage concurrentiel des industries apparentées

M. Porter appelle industries apparentées celles dont certaines activités figurant


leurs chaînes de valeur respectives peuvent-être coordonnées ou partagées. Sont
également apparentées les industries qui mettent en jeu des produits complémentaires
(comme les ordinateurs et les logiciels). La communauté d’activités peut intervenir à
diverses étapes : développement de la technologie, production, distribution, marketing
ou service après-vente (Par exemple, l’industrie des photocopieurs et des télécopieurs
emploient nombre de composants identiques, et leur distribution et leur entretien
peuvent être assurés à travers les mêmes circuits).
La présence d’industries apparentées dans un pays donné conduit fréquemment à
l’apparition de nouvelles industries compétitives. En effet, le succès international
d’une industrie va également générer une demande de produits et de services
complémentaires. La probabilité de réussite nationale dans une industrie augmente
singulièrement avec le nombre d’industries apparentées disposant d’un avantage
concurrentiel. Les avantages les plus déterminants à cet égard sont ceux qui profitent à
l’innovation et ceux qui permettent de partager certaines activités clés. Ainsi, avant
l’avènement des télécopieurs, le Japon occupait déjà des positions dominantes dans
divers segments : photocopieurs, équipements de bureaux, matériel photographique,
télécommunications ; il maîtrisait déjà toutes les technologies fondamentales de la
télécopie.

D- Stratégie, structure et rivalité des entreprises

Pour M. Porter, le quatrième grand déterminant de l’avantage concurrentiel


national dans une industrie, celui peut-être qui revêt le plus d’importance après les
facteurs, est le contexte dans lequel les firmes sont créées, organisées et dirigées, ainsi
que la nature de la concurrence domestique. Les objectifs, les stratégies et les types
d’organisation des entreprises varient considérablement selon les pays. Pour cet auteur,
l’avantage national est le résultat d’une combinaison harmonieuse des options prises à
ces niveaux et des sources d’avantages concurrentiels dans une industrie donnée.

299
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

a- Stratégie et structure des entreprises domestiques

L’idée est que le cadre national affecte la manière dont les entreprises vont être
gérées et dont elles joueront la concurrence. Bien qu’on n’observe jamais une réelle
uniformité, le contexte national crée des tendances assez marquées pour être aisément
identifiables. L’avantage concurrentiel national apparaît dans les industries où les
pratiques de management et les pratiques organisationnelles induites par le cadre
national conviennent bien aux sources d’avantage concurrentiel spécifiques de
l’industrie considérée.
A maints égards, le cadre national exerce une influence sur la façon dont sont
menées et organisées les entreprises. Parmi les éléments spécifiques d’une culture
nationale, les plus importants sont : l’attitude à l’égard de l’autorité, les habitudes de
communication entre les personnes, l’attitude des salariés face à la hiérarchie et vice
versa, les normes de comportement des individus et des groupes et les pratiques
professionnelles. Ces éléments sont le résultat du système éducatif, de l’histoire
sociale et religieuse, des structures familiales et d’une multitude d’autres facteurs aussi
difficilement saisissables que propres au pays considéré. Par exemple, l’Italie est un
pays où les liens familiaux demeurent forts et où même aujourd’hui, les gens préfèrent
rester dans leur région natale. Cela explique la petite taille et la propriété familiale qui
sont les traits dominants des entreprises italiennes.

b-Objectifs

Comme nous l’avons déjà noté en faisant référence au livre de Michel Albert, il
existe au plan des objectifs poursuivis par les entreprises comme au plan des
motivations qui animent les dirigeants et leurs salariés, des différences extrêmement
marquées d’un pays à l’autre, mais aussi à l’intérieur de chaque pays. Comme Michel
Albert, mais d’une manière plus nuancée et moins exclusive, M. Porter pense aussi que
les succès d’une nation surviennent dans les industries où les objectifs des firmes et les
motivations des hommes coïncident avec les sources d’avantage concurrentiel.

i-Objectifs des entreprises

Les objectifs des entreprises découlent fondamentalement de la structure de la


propriété, de la motivation des actionnaires et de celle des créanciers de l’entreprise,
du style de direction et de la motivation des cadres supérieurs qui découle des formules
d’intéressement en vigueur. Les objectifs des entreprises cotées reflètent les
caractéristiques des marchés financiers du pays considéré. Les marchés financiers
varient fortement selon les nations, selon que l’on considère le profil des actionnaires,
le régime fiscal et les critères de rentabilité du capital, entre autres aspects. La réussite
des entreprises allemandes et suisses est souvent citée en exemple pour illustrer le
contexte avantageux crée par ces facteurs. Dans ces deux pays, ce sont les
investisseurs institutionnels qui détiennent la plus grande part des actions, qu’ils
vendent rarement. Les banques possèdent une part importante du capital des
entreprises et jouent un rôle prépondérant dans les conseils d’administration et dans

300
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

l’orientation des investissements. Les plus values à long terme sont exonérées
d’impôts, ce qui incite encore plus à la conservation des titres, et les équipes
dirigeantes ne se soucient pas outre mesure de l’évolution du cours des actions. Les
règles comptables permettent aux entreprises de constituer des réserves substantielles,
se procurant ainsi un matelas de sécurité en prévision de temps difficiles. Les taux de
profit attendus par les actionnaires restent modestes. Ces caractéristiques expliquent
pourquoi en Allemagne, dans des industries parvenues à maturité, qui demandent un
effort soutenu d’investissements dans la recherche et la création de nouvelles
capacités, les entreprises obtiennent les meilleurs résultats, même si la rentabilité
moyenne de l’industrie est peu élevée.
Le déclin relatif des firmes américaines similaires, d’une part, et le fait que les
Etats-Unis soient dans une situation diamétralement opposée, d’autre part, plaide en
faveur de ces hypothèses. Par ailleurs l’existence aux Etats-Unis d’un marché de
capital-risque public et semi-public bien plus développé que dans la plupart des autres
pays rendant plus facile de financer des entreprises nouvelles ou en forte croissance
(start up), surtout s’il s’agit d’industries de technologies avancées est un exemple
supplémentaire illustratif du rôle joué par les facteurs cités plus haut. La
« compétitivité retrouvée » des Etats-Unis dans les industries de pointe doit beaucoup
à ce genre d’entreprises. Dans ce type d’industries, une entreprises pourra afficher des
pertes pendant plusieurs années et pourtant, ces industries ont drainé des milliards de
dollars d’épargne publique.
En généralisant, l’on pourrait dire que, en Allemagne et en Suisse, les conditions
nationales jouent en faveur des industries qui ne requièrent qu’une modeste mise de
fonds initiale mais qui, en se développant, exigent ensuite un effort d’investissement et
de réinvestissement intense et durable. Le cadre américain se prête bien aux créations
d’entreprises dans les industries nouvelles, consommatrices de capital-risque ; il est
propice aux industries où les incitations visant à maximiser la rentabilité annuelle des
entreprises sont compatibles avec la nature des avantages concurrentiels, en raison des
investissements nécessaires.

ii- Objectifs des individus

D’après M. Porter, les motivations des individus – dirigeants ou non – peuvent


jouer un rôle déterminant dans la réussite ou l’échec des entreprises. Pour lui, la
question fondamentale est de savoir si dirigeants et autres personnels ont la même
motivation pour développer leurs propres compétences et pour fournir l’effort
nécessaire à l’obtention et au maintien d’avantages concurrentiels par l’entreprise.
D’un pays à l’autre, il existe de profondes différences quant à l’influence des
valeurs sociales sur l’attitude de l’individu face au travail et quant au poids relatif des
motivations pécuniaires. Le système des primes, fondé sur les résultats et
l’avancement rapide des salariés les plus performants, (critères typiquement retenus
aux Etats-Unis) renforce l’avantage concurrentiel dans certaines industries mais le
freine dans d’autres, en particulier dans celles où l’acquisition des compétences
nécessite beaucoup de temps et une coordination complexe. Dans le cas contraire, le
succès d’un pays se situera plutôt dans des industries où l’acquisition d’avantages
concurrentiels repose essentiellement sur le brio et les performances d’une poignée de

301
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

personnes, ce qui est le cas des sociétés de services, de l’industrie cinématographique


et d’autres domaines du spectacle, ainsi que des produits de haute technologie
fabriqués avec des logiciels ou des circuits intégrés spécifiques. Cette situation se
vérifie surtout aux Etats-Unis où l’enrichissement personnel est une motivation
puissante, et la perspective de faire fortune en lançant une entreprise nouvelle intéresse
fortement l’américain. C’est dans ce pays que l’on observe le plus de réussites dans les
industries où un comportement « intéressé » est implicitement facteur d’avantage
concurrentiel. En Allemagne par contre, il est fréquent de voir des salariés (y compris
des dirigeants) consacrer toute leur vie active à se perfectionner dans le même
domaine ou la même profession. Dès lors, l’éventualité que l’entreprise puisse être
incapable d’égaler les prouesses techniques d’un concurrent devient simplement
impensable.

c-La rivalité domestique

M. Porter affirme que l’un des constats les plus frappants de son étude est
l’existence d’un lien entre l’intensité de la rivalité domestique et la création ou la
persistance d’un avantage concurrentiel dans une industrie donnée. Par la même
occasion, l’auteur rejette l’idée selon laquelle la concurrence domestique constitue un
gâchis parce qu’elle conduit à d’inutiles répétitions des efforts et empêche les
entreprises de se procurer des économies d’échelle. La meilleure solution consiste,
croit-on, à aider au maximum une ou deux entreprises – qui deviennent alors des
porte-drapeaux de l’économie nationale – suffisamment grandes et puissantes pour
affronter la concurrence étrangère. D’après l’auteur, d’autres avancent l’idée, voisine
de la précédente, selon laquelle la rivalité domestique n’a pas d’importance dans les
industries globales.
Pour Porter, de nombreux exemples, non seulement pour les industries
fragmentées mais aussi pour les industries à économies d’échelle importantes, réfutent
l’idée, pour lui simpliste, selon laquelle il suffirait qu’une ou deux entreprises fassent
le plein des économies d’échelle sur le marché domestique pour que l’industrie
nationale accède à un leadership mondial. D’après les résultats de ses enquêtes, il
existe peu d’entreprises championnes au niveau national ou d’entreprises ayant une
position de monopole sur leur marché domestique qui fussent compétitives au plan
international.
Le plus intéressant dans ce débat est que M. Porter soutient que les effets de la
concurrence domestique deviennent supérieurs à ceux de la concurrence internationale
à partir du moment où l’on cherche des composantes essentielles de l’avantage
concurrentiel dans le progrès et l’innovation et non pas dans l’efficacité statique. En
l’occurrence, la concurrence entre les firmes d’un même pays prend des formes
différentes de celles que se livrent les entreprises de ce pays avec des concurrents
étrangers, et représente un plus grand intérêt pour le pays. La proximité des
concurrents domestiques fait que les incitations réciproques à progresser sont plus
fortes. Non seulement la rivalité domestique oblige les entreprises à innover, elle
impose aussi que cette innovation enrichisse les avantages concurrentiels de
l’industrie nationale. La concurrence nationale annule les avantages dus à la simple
localisation géographique – avantage par certains coûts, facilité d’accès au marché ou

302
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

disponibilité de certains facteurs (que les concurrents étrangers eux, doivent importer).
Les industries nationales vont donc devoir chercher des avantages concurrentiels plus
élaborés.
Ces quatre grands paramètres déterminant l’éclosion d’avantages concurrentiels
en faveur des firmes et des industries nationales créent ensemble un système
dynamique, interdépendant et interactif. M. Porter appelle ce système «losange ».
L’effet d’un déterminant est, en général, fonction de l’état des autres. La préservation
d’avantages concurrentiels durables dans une industrie résulte de l’effet de
consolidation réciproque des avantages acquis dans divers domaines, créant un
environnement difficile à reproduire par la concurrence étrangère. Le système national
est autant sinon plus important que ses composantes. Pour l’auteur, deux éléments
contribuent plus particulièrement à la transformation du losange en système : la
concurrence domestique et la concentration géographique de l’industrie. La première
concourt à l’enrichissement du losange national dans son ensemble, la seconde
amplifie la portée des interactions au sein du losange.
Le résultat de ce schéma est que les industries concurrentielles ne se répartissent
pas de façon homogène dans l’ensemble de l’économie mais se regroupent dans ce que
Porter appelle des grappes d’industries, liées entre elles de différentes façons. Par
exemple en Italie, 40% des exportations sont le fait de grappes d’industries liées à
l’alimentation, à la mode où à l’équipement de la maison.

Figure III.1 : Le losange ou le système des déterminants de l’avantage national

Stratégie, structure
et rivalité
des entreprises

Facteurs Demande

Industries amont
et apparentées

Le message que véhicule le livre de M. Porter est que le passage d’un siècle à un
autre dont nous sommes les témoins actuellement, verra émerger les entreprises et les
pays qui auront su intégrer et mettre en œuvre quelques principes de base simples, à
savoir :

303
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

- Les entreprises s’affrontent dans des industries, pas dans des nations ;
- Un avantage concurrentiel se construit sur une différence par sur une similarité ;
- Un avantage est souvent concentré géographiquement ;
- Un avantage se construit sur le long terme.

Mais au-delà de ses considérations propres aux modalités de réalisation du


progrès économique au niveau d’un pays, ce qui nous importe le plus c’est de noter
que l’auteur donne une signification concrète à la notion d’économie nationale dans le
contexte de la globalisation économique. Comme nous l’avons déjà noté, de nombreux
auteurs ont affirmé en effet que le processus de globalisation est en passe d’ôter toute
signification à la notion de nationalité dans les domaines de l’économie. Dès lors que
les grandes firmes nationales laissent la place à des réseaux mondiaux, l’économie
nationale cesse d’être un cadre de référence pertinent pour le traitement des problèmes
économiques de la nation . Tel n’est pas le cas dans le raisonnement de M. Porter. De
toute évidence, la notion d’avantage concurrentiel national qu’il utilise signifie que la
concurrence entre les firmes, même dans des industries globales, s’appuie avant tout
sur des considérations d’ordre national. Les nations étaient et demeurent les principaux
acteurs du jeu économique mondial et les firmes nationales joueront toujours le rôle
d’intermédiaire privilégié entre les citoyens du pays concerné et le progrès
économique dans l’économie mondiale.

Une globalisation qui reste contenue dans le cadre économique national

Cette conception est très éloignée de celle d’un Robert Reich dont la façon de
voir les choses est diamétralement opposée à celle de M. Porter. L’ancien Ministre du
travail américain considère que « le professeur Michael Porter fonde une grande partie
de son argumentation à propos de l’avantage compétitif des nations sur l’hypothèse
que la nation est l’endroit où une firme a ses racines est aussi celui « où le cœur de la
production et de la technologie est crée et entretenu » et ainsi « où ses emplois les plus
productifs sont localisés » et « les compétences les plus avancées sont façonnées ».
Pour R. Reich, « l’hypothèse de Porter aurait été juste jusqu’à la fin des années
soixante-dix, mais les données les plus récentes suggèrent qu’elle ne l’est plus
aujourd’hui »64. Parmi ces données, R. Reich cite une étude de John Cantwell qui
suggère que, en général, les firmes multinationales ne concentrent pas leur recherche-
développement dans leur pays d’origine 65.
Cette opposition entre ces deux auteurs, est due, on s’en doute bien, à la façon
avec laquelle chacun appréhende le processus de globalisation. Celle de Robert Reich,
nous l’avons déjà vue, procède d’une analyse systématique des mutations intervenues
au niveau des firmes et de leurs retombées sur les économie nationales et l’économie
mondiale toute entière. Ce processus est si puissant et si répandu qu’il imprègne de sa
logique tout le système économique mondial, si bien que l’idée de raisonner en termes
d’économie nationale (et de nationalité économique) devient « caduque ». Même s’il
ne s’agit pas d’une rupture épistémologique à proprement parler, les profondes
mutations que véhicule le mouvement de globalisation ressemblent, en ce qui concerne
la façon d’appréhender la nouvelle réalité économique, à la révolution copernicienne
qui a complètement transformé l’astronomie. Copernic élabora en effet une nouvelle

304
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

théorie des mouvements planétaires en passant du géocentrisme (théorie faisant de la


terre le centre de l’Univers) à l’héliocentrisme (double mouvement des planètes sur
elles-mêmes et autour du soleil). Nous avons eu recours à cette comparaison
métaphorique pour suggérer que la perception qui a prévalu depuis pratiquement les
débuts de l’économie politique, celle où l’économie nationale est au cœur de toute
compréhension des phénomènes économiques internationaux, n’est plus de mise. A sa
place, la théorie de globalisation tend à s’imposer comme la tentative la plus avancée
sur la voie d’une meilleure compréhension de la nouvelle réalité économique.
L’idée que se fait Michael Porter du phénomène de globalisation est par contre
nettement moins radicale et n’a rien de révolutionnaire. Pour cet auteur, « une stratégie
globale implique que l’entreprise vende son produit dans la plupart, sinon dans la
totalité des pays où existe un marché significatif pour ce produit. Il s’agit alors de
savoir comment répartir géographiquement et gérer la chaîne de valeur dans une
perspective d’activité mondiale »66. Mais la stratégie globale n’est pas à confondre
avec la multinationalisation. Ainsi, que l’entreprise soit multinationale n’implique pas
nécessairement qu’elle mènera une stratégie globale, puisque elle peut avoir des
filiales qui opèrent de façon indépendante dans leurs pays respectifs.
Pour M. Porter, c’est l’évolution des technologies, de la demande, des politiques
gouvernementales ou de l’infrastructure des pays qui déclenche le processus de
globalisation en créant entre les entreprises des divers pays des inégalités de position
concurrentielle majeures. Fidèle à son postulat de base, l’auteur prend le soin de
préciser cependant que dans les industries globales, la montée en puissance d’un futur
leader commence toujours par l’acquisition d’un avantage dans le cadre national. Cet
avantage domestique doit ensuite servir de lévrier pour pénétrer sur les marchés
étrangers. Il faut donc être capable de traduire une position domestique en position
globale.
L’approche stratégique globale offre à l’entreprise deux possibilités de s’assurer
des avantages concurrentiels et de compenser ses handicaps d’ordre domestique. La
première tient à la manière dont l’entreprise va répartir géographiquement ses diverses
activités en vue de fournir le marché mondial. Il s’agit d’implanter les diverses
activités de sorte à optimiser la position de l’entreprise soit au niveau des coûts soit au
niveau de la différenciation. La seconde tient à la qualité de la coordination instaurée
par l’entreprise entre ses diverses activités. Il faut savoir en effet que, à la différence
des entreprises multidomestiques où la concurrence s’effectue pays par pays, dans les
industries globales, la position concurrentielle d’une firme dans un pays affecte celle
qu’elle occupe dans d’autres pays et réciproquement.
Dans cette conception donc, la stratégie de globalisation se résume à vouloir
conserver ou à renforcer un avantage concurrentiel domestique et/ou à neutraliser un
handicap d’ordre domestique. Mais les éléments les plus difficiles de la position
concurrentielle sont d’ordre domestique. Les avantages que procurent les
implantations à l’étranger sont par contre relativement mineurs. Dans le modèle de
M. Porter, la stratégie de globalisation ne paraît être que le prolongement des stratégies
mises en œuvre au niveau domestique. Elle est sans commune mesure avec le
sentiment d’émancipation et d’indifférence vis-à-vis de l’origine nationale que
suscitent certains débats sur le phénomène de globalisation.

305
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

La conception de Porter appelle de notre part les deux remarques suivantes :


d’abord comme il le note lui-même, les facteurs inter reliés qui définissent la nature de
l’avantage concurrentiel d’une industrie nationale agissent souvent à l’échelle
infranationale. Comme le dit l’auteur lui-même : « les concurrents internationaux les
mieux placés sont non seulement fréquemment implantés dans la même nation, mais
souvent aussi dans la même agglomération ou région ». Ne se peut-il pas que certains
de ces facteurs, notamment la concurrence et la demande, agissent aussi à une échelle
supranationale ?
Enfin, l’auteur écarte l’hypothèse que des facteurs d’avantage concurrentiel
national puissent être valorisés par des firmes étrangères. Celles-ci ne font que
consolider leurs propres avantages nationaux ou compenser des handicaps d’ordre
domestique. Sur ce point l’auteur considère que les firmes nationales demeurent
l’intermédiaire privilégié entre le progrès économique et leurs salariés et le principal
agent de développement de la productivité de l’économie nationale.
A vrai dire, il n’est pas faux de dire que M. Porter s’en tient à une interprétation
traditionnelle des phénomènes économiques qu’il étudie. Son idée de base est que
c’est le cadre national, régional ou local qui détient la réalité du pouvoir de définition
de l’avantage concurrentiel national dans une industrie. La stratégie de globalisation
conforte ce pouvoir et ne remet pas en question la pertinence et l’importance du cadre
économique national.

III - Le mythe de la globalisation

Il est évident que M. Porter a une conception relativement étroite du phénomène


de globalisation économique. Cette conception diffère à peine de celle communément
admise concernant le mouvement de multinationalisation. Si l’auteur interprète les
stratégies de globalisation d’une façon quelque peu inexacte, il ne tente pourtant pas de
la « démystifier ». C’est à cet exercice que se sont livrés beaucoup d’auteurs. Le point
commun entre eux est qu’ils considèrent que les idées en vogue concernant
l’intégration de l’activité économique mondiale exagèrent l’ampleur du phénomène et
sous-estiment les possibilités de mener des politiques nationales indépendantes 67.
Pour certains d’entre eux, le phénomène actuel n’est pas vraiment nouveau et l’idée
selon laquelle la globalisation serait un processus irrésistible est tout bonnement
erronée. Ainsi, isolément ou ensemble, les gouvernements conservent une grande
marge de manœuvre. Le débat devrait porter sur ce qu’ils doivent faire et non sur la
question de savoir s’ils peuvent ou non faire quelque chose.
Tel est le thème central de l’ouvrage de Paul Hirst et de Graham Thompson dans
lequel on relève d’emblée que la « globalisation est devenue un concept en vogue,
dans les sciences sociales, le dicton central des prescriptions des gourous du
management, et le slogan de journalistes et de politiques de tout bord »68.
La globalisation, font valoir les auteurs de l’ouvrage, signifie essentiellement que
l’économie du monde « est dominée par des forces globales incontrôlables et les
principaux acteurs du changement sont des firmes authentiquement transnationales ;
ces dernières n’ont de devoir d’allégeance envers aucun Etat-Nation en particulier et
choisissent leur lieu d’implantation en fonction du critère de l’avantage maximal. Dans
une économie globale, des économies nationales distinctes et, par conséquent, des

306
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

stratégies domestiques de politique économique nationale deviennent de moins en


moins pertinentes ». Mais est-ce vraiment le cas, se demandent les deux auteurs ?
Leur livre a été écrit dans un esprit de scepticisme concernant le processus de
globalisation économique et d’optimisme concernant les possibilités de régulation de
l’économie internationale et de la viabilité des politiques économiques nationales.
Ceux chez qui les thèses les plus maximalistes sur la globalisation de l’économie
suscitent des sentiments d’insatisfaction résument ces insuffisances en trois points
essentiels : D’abord, l’absence d’un modèle communément accepté de la nouvelle
économie globale, et en quoi celle-ci se distingue-t-elle des précédentes formes de
l’économie internationale ? Ensuite, en l’absence d’un modèle de référence, la
tendance à citer des exemples fortuits de l’internationalisation de secteurs et de
processus comme si c’était une preuve du développement d’une économie dominée
par des forces (d’un marché global) autonomes. Enfin, le manque du recul historique,
et la tendance à décrire des transformations actuelles comme étant à la fois uniques et
sans précédent et appelées à durer longtemps encore.
Dire cela ne suppose pas pour autant que les choses sont restées telles quelles.
Depuis les années 1960, il était clair que les politiques radicales de relance par la
demande et les stratégies de redistribution du revenu national, face à une variété de
contraintes domestiques et internationales, ne fonctionnaient plus aussi efficacement
que par le passé. Il s’agit donc de replacer comme il se doit les événements dans leur
véritable contexte historique afin de définir une économie globale qu’il faut distinguer
d’une économie simplement internationale.

Une économie internationale

Dans une économie de ce type, les entités dominantes restent les économies
nationales, malgré le développement des échanges commerciaux et des
investissements étrangers. Ces processus ne font qu’accroître l’implication de plus en
plus de nations et d’acteurs économiques dans les relations économiques
internationales. Il en découle que les relations commerciales tendent à prendre la
forme de spécialisation nationale à travers une division internationale du travail plus
prononcée. L’importance du commerce extérieur est cependant progressivement
remplacée par le rôle central de l’investissement étranger qui agit comme principe
organisateur du système. L’interdépendance croissante entre les nations n’implique
néanmoins pas la fin d’une séparation relative entre les sphères domestique et
internationale notamment en matière de possibilité de conduite des affaires
économiques, et aussi en termes d’effets économiques de l’une sur l’autre. Les
activités internationales ne rétroagissent pas directement ou nécessairement sur
l’économie domestique, et leurs effets sont neutralisés à travers les politiques
nationales. Les domaines de politique économique domestique et internationale se
distinguent également l’une de l’autre en tant que base d’action ; sinon, elles
fonctionnent de manière automatique. Dans ce cas-là, les ajustements ne font pas
l’objet de règlements de la part des autorités publiques, mais sont la conséquence des
forces autonomes du marché. L’exemple le plus classique de ce mécanisme
d’ajustement automatique reste le système de l’étalon-or qui a marqué le système
monétaire international jusqu’en 1914 (seuls les prix et les salaires changeaient de

307
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

valeur à travers les politiques de dépenses publiques et de taux d’intérêt ; la valeur des
monnaies restant inchangée du fait que celles-ci étaient fixées par rapport à l’or).
Ces indications montrent combien il est erroné de croire que les transformations
actuelles dans l’économie internationale sont sans précédent et qu’elles sont
inévitables ou irréversibles. A titre d’exemple, le système prévalant durant la période
antérieure à 1914 est considéré comme étant authentiquement international, équipé
d’un réseau de communication à longue distance efficace et de moyens de transport de
type industriel. Ce point mérite quelques éclaircissements du fait du rôle primordial de
ces éléments dans les changements économiques contemporains.
Certains observateurs assurent en effet que la révolution des nouvelles
technologies de l’information et de la communication ont développé plutôt que crée un
système commercial mondial de cotation journalière. Dans la seconde moitié du XIXe
siècle, les câbles télégraphiques intercontinentaux avaient déjà réalisé l’intégration des
marchés mondiaux. Ces auteurs font remarquer que la différence entre une économie
mondiale dans laquelle les biens et l’information étaient acheminés à la voile et celle
dans laquelle ils circulaient au moyen de la vapeur et de l’électricité et d’ordre
qualitatif. La différence entre cette dernière et une économie où existent le transport
aérien et le réseau Internet et, par comparaison, purement quantitative. Hirst et
Thompson disent que « si les théoriciens de la globalisation veulent dire que nous
avons une économie dans laquelle chaque partie du monde est reliée aux marchés par
un système d’information fonctionnant en temps réel ; alors, ceci a commencé non pas
dans les années 1970 mais dans les années 1870 »69.

Une économie globalisée

Une économie globalisée est un concept idéal distinct de celui de l’économie


internationale et peut-être développé en contraste avec lui. Dans un système global,
des économies nationales distinctes sont insérées et articulées à l’intérieur de
l’ensemble grâce aux processus internationaux. A l’inverse dans l’économie
internationale ce sont les forces issues des économies nationales qui restent
dominantes alors que les phénomènes internationaux constituent les résultats de
différentiels de performance entre des économies nationales distinctes. L’économie
internationale est la somme de fonctions localisées au niveau national. Dans ce
modèle, les interactions économiques internationales forment des opportunités ou des
contraintes pour les acteurs économiques nationaux ainsi que pour les autorités de
régulation.
L’économie globale élève ces interactions au rang de nouvelle puissance. Le
système économique international devient autonome et socialement désincarné, du fait
que les marchés et la production deviennent globaux. Les politiques domestiques des
firmes et des pouvoirs publics doivent désormais tenir compte de la prédominance des
déterminants internationaux dans leur processus de prise de décision. Du fait de cette
interdépendance croissante, la sphère domestique est transformée et insérée dans la
sphère internationale.

308
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

La première des conséquences majeures de l’existence d’une économie


globalisée serait donc la difficulté fondamentale de la maîtriser. La principale
difficulté est de construire des modèles intégrés et opérationnels permettant la mise en
œuvre de politiques nationale et internationale capable de faire face aux forces
globales du marché. Pour certains, cette globalisation des marchés doit-être saluée
comme un facteur de progrès dont le résultat est une allocation indépendante et
efficiente des ressources selon les libres mécanismes du marché. D’autres affirment
qu’au contraire, il est fort vraisemblable que les populations soient à la merci des
forces autonomes et incontrôlables – parce que globales – des marchés.
L’interdépendance se muerait alors rapidement en discordance entre les autorités de
régulation aux différents niveaux. Ce conflit affaiblirait la capacité de contrôle public
au niveau global.
Il est clair aussi que ce paradigme met en avant le problème de la gouvernance au
niveau des grandes firmes. Même si ces firmes étaient authentiquement globales, elles
ne seront pas en mesure d’opérer de façon égale et effective sur tous les marchés, et à
l’instar des gouvernements, n’auront pas la capacité de faire face à des chocs
imprévisibles en ne comptant que sur leurs propres ressources. Les gouvernements
n’apporteraient plus leur aide comme ils le faisaient pour les champions nationaux.
Les firmes devraient alors partager les risques à travers des partenariats et des alliances
inter-firmes. Les auteurs qui forment ce qu’on peut appeler le courant de
« globalization skepticism » affirment que, en dépit de l’internalisation économique
actuelle, les processus en question restent au stade de l’émergence.
La deuxième grande conséquence qui découle du mouvement de globalisation de
l’économie mondiale serait la transformation des firmes multinationales (FMN) en
firmes transnationales (FTN) en tant qu’acteurs privilégiés sur la scène économique
mondiale. En matière de capital, la FTN serait libre de toute attache nationale, sans
identité nationale spécifique et dotée d’un management internationalisée, et au moins
potentiellement prête à localiser et à relocaliser ses implantations n’importe où dans le
monde en vue d’obtenir le meilleur rapport sécurité/profits. Une telle firme ne
privilégierait plus une localisation à prédominance nationale unique (comme c’était le
cas avec la FMN) mais servirait les marchés à travers ses opérations globales. Ainsi, la
FTN, à l’inverse de la FMN, ne pourrait plus être contrôlée ou contrariée par les
politiques d’Etats-Nation, particuliers. Elle n’obéirait qu’à des règles de régulation
internationalement admises et respectées. Les gouvernements nationaux ne peuvent
donc que se plier à ces règles standards.
Enfin, le processus de globalisation a comme conséquence inévitable
l’accentuation de la multipolarisation du système politique international. La puissance
hégémonique nationale qui a dominé le monde jusqu’ici, ne pourrait plus imposer ses
principes et ses lois, ce qui ouvre la voie à des agences (publiques ou privées) de
moindre envergure allant des organisations non-gouvernementales (ONG) aux FTN
pour profiter d’une plus large manœuvre et d’une plus grande autonomie vis-à-vis des
gouvernements nationaux. Du fait que l’économie et l’Etat s’éloignent l’un de l’autre,
l’économie internationale deviendrait plus « industrielle » et moins « militante »
qu’elle ne l’est actuellement. La guerre deviendrait de plus en plus localisée, et si
jamais elle venait à menacer des intérêts économiques puissants, elle fera l’objet de
sanctions économiques dévastatrices.

309
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

L’argument en question

Un processus d’internationalisation économique en voie de globalisation signifie


donc en définitive l’émergence et le développement d’un système économique supra-
national nouveau. Ce système est à distinguer d’une économie internationale ouverte
dont les caractéristiques fondamentales sont le maintien d’échanges entre des
économies nationales distinctes, et la compétitivité des firmes et des secteurs reste
déterminée par des facteurs agissant au niveau national. Ce qui est en jeu donc, ce
n’est pas tant la constitution d’une nouvelle économie globale, mais l’expansion et
l’intensification des relations économiques internationales. L’on doit se rappeler en
effet qu’une économie internationale est celle où les grandes bases manufacturières
locales et les principaux centres financiers et commerciaux sont résolument tournés
vers l’extérieur, et mettant l’accent sur les performances commerciales internationales.
L’opposé d’une économie globale est, de ce point de vue, non pas une économie
introvertie, mais un marché mondial ouvert, composé de nations commerçantes et
régulé à la fois par les politiques d’Etats-Nation et par des agences supra-nationales.
Pour Hirst et Thompson, une telle économie a existé sous une forme ou une autre
depuis les années 1870, et à continuer à le faire en dépit de nombreux revers majeurs,
le plus grave étant la crise des années 1930. A ce titre, ces auteurs écartent l’idée que
les changements économiques actuels puissent être assimilés à une hybridation de
l’économie internationale et de l’économie globale.
Pour prouver le caractère ininterrompu de l’économie internationale et que la
situation économique actuelle n’est pas sans précédent, un certain nombre d’auteurs
ont eu recours à la même méthode, celle de l’analyse de l’histoire de l’économie
internationale.

A - La globalisation et l’histoire de l’économie internationale

Le point commun entre ses différents travaux est que la façon de voir les choses
diffère sensiblement selon la période d’observation considérée. En effet, pour les
économistes, les analyses rétrospectives portent rarement sur plus de deux ou trois
décennies : à cet horizon nul doute que l’économie internationale ait enregistré des
transformations considérables. Cependant, le diagnostic est bien différent si l’on prend
compte, le temps long du capitalisme. Pour R. Boyer, « les années quatre-vingt-dix
sont nouvelles par rapport aux années soixante, mais nombre des caractéristiques
contemporaines ont déjà été observées, par exemple à la veille de la première guerre
mondiale »70
En dépit du fait que le concept moderne d’investissement direct n’ait été
développé que depuis le début des années soixante (en même temps que fut introduit le
terme de FMN), il est généralement admis que les multinationales manufacturières ont
fait leur apparition dans l’économie mondiale depuis la moitié du XIXe siècle et
qu’elles étaient bien établies à la veille de la Première Guerre Mondiale.

310
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

En ce qui concerne les données relatives aux flux des IDE, il faut préciser que
celles-ci ont toujours été considérées comme problématique. Le fait que ce genre de
statistiques existe ne signifie nécessairement pas qu’elles soient totalement fiables. Ce
n’est que depuis 1970 que des données annuelles comparables sont disponibles.
Certains économistes n’ont pas manqué pour autant d’avancer certaines estimations
concernant l’importance de l’IDE au début de ce siècle. Ainsi, d’après une étude
réalisée par H. Dunning, il ressort que, en 1914, et en prix actualisés, le stock d’IDE
aurait atteint un total de 14 milliards de dollars dans les économies occidentales
développées. A l’époque cela représentait environ 14% du PNB de ces pays réunis.
Comme le montre le tableau suivant, ce pourcentage était encore supérieur à celui de
1985. Au début des années 1990, ils étaient à peu près identiques, surtout si l’on se
réfère aux hypothèses les moins élevées pour l’année 1914. Selon toute probabilité,
pour tous les pays occidentaux, les niveaux de 1913 pouvaient difficilement être
dépassés, si jamais ils l’ont été.
Par ailleurs, le Japon, un pays de récente industrialisation, avait un pourcentage
très bas en 1960 et qui était supérieur à celui de 1913 où à n’importe quel niveau
durant toute autre année d’avant 1960. Les pays d’Europe Occidentale qui avaient un
taux deux fois supérieur à celui du Japon en 1993 (15,2% contre 6,3%), avaient
probablement un taux plus élevé quatre-vingt ans plus tôt.

Tableau III.1 : Stocks d’IDE en pourcentage du PNB

Pays Europe
Années Occidentaux Etats-Unis Occidentale Japon
développés
1950 -- 4,2 -- --
1960 7,1 6,2 10,4 1,1
1971 6.6 8.1 6.4 1.9
1980 6.6 8.1 6.4 1.9
1985 7.7 6.2 10.3 3.3
1990 9.8 7.8 12.1 6.9
6.3
1993 11.4 8.2 15.2
Note : Paul Bairoch, in States against Market, p. 189.

a- Le commerce et l’intégration internationale

De meilleures bases de données statistiques sont disponibles pour l’exploitation


des tendances du commerce international. Le XXe siècle, et notamment depuis la
Première guerre mondiale, constitue la meilleure période pour l’analyse des différentes
phases d’évolution du commerce extérieur. L’on observe ici les mêmes
développements que dans le cas de l’IDE, mais de façon plus prononcée encore. Le
volume du commerce extérieur s’est accru au taux de 3,4% par an entre 1870 et 1913.
Après cette année, le commerce a été négativement affecté par l’augmentation des
tarifs, des restrictions quantitatives, le contrôle des changes et puis la guerre, et il
s’accroît de moins de 1% par an en moyenne entre 1913 et 1950. Après 1950, le

311
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

commerce pris son essor et progressa au rythme de 9% par an jusqu’en 1973. Entre
1973 et la moitié des années 1980, son taux de croissance est retombé au même niveau
que celui de la fin du XIXe siècle, se développant au rythme de 3,6%.
La question clé qui se pose est de savoir si l’intégration du système économique
international a beaucoup progressé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Peut-
on en effet comparer différentes périodes de temps en termes de degré d’ouverture et
d’intégration, surtout si l’on sait qu’il y a de considérables activités économiques
internationales depuis les années 1950 ?
Une des manières pour répondre à cette interrogation est de comparer les ratios
du commerce extérieur et de la production globale. Le tableau III.2. montre que, à part
les différences considérables entre pays, le trait saisissant est que la part des échanges
de marchandises dans le PIB des principaux pays industrialisés étaient plus élevée en
1913 qu’elle ne l’était en 1973, (à l’exception de l’Allemagne où elle était à peu près
égale) voire 1994 pour certains pays comme le Japon, la France et le Royaume-Uni.

Tableau III.2 : Ratio du commerce extérieur dans le PIB des principaux


pays industrialisés (aux prix courants, exportations plus importations)

Pays 1913 1950 1973


France 35.4 21.2 29.0
Allemagne 35.1 20.1 35.2
Japon 31.4 16.9 18.3
Pays-Bas 103.6 70.2 80.1
Royaume-Uni 44.7 36.0 39.3
Etats-Unis 11.2 7.0 10.5

Source : Maddison, A. « Growth and Fluctuations in The World Economy Journal and Economic Literature,
June 1987, cité dans Hirst, op. cit, p.113.

Autre argument pour cette approche visant à démontrer que le mouvement de


globalisation n’est pas un phénomène vraiment nouveau, est l’ouverture aux flux de
capitaux. De nombreuses études utilisant des méthodes de calcul différentes ont conclu
que des tendances à long terme indiquent que le degré d’ouverture mesuré en termes
de ratios de flux de capitaux/PNB était plus élevé durant la période d’avant 1914 qu’il
ne l’a été plus récemment.

Tableau III.3 : Flux de capitaux en pourcentage du PNB

Grande-Bretagne France Suède


1905 - 1914 6.61 -- 2.01
1965 –1975 1.17 1.59 1.02
1982 - 1986 1.10 0.99 1.48

Source : Tomlinson, J. (1988). “ Can the Governments Run the Economy”. Cité dans P. Hirst et G. Thompson,
op. cit, p.115.

312
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

b- Emigration et marché international du travail

Un des grands thèmes de l’analyse de l’histoire de l’économie internationale


concerne l’émigration et ses conséquences sur l’intégration du marché global du
travail. Il est clair que cette intégration est pensée essentiellement en termes de liberté
relative de déplacement des populations (ou plus exactement de la main-d’œuvre)
entre les pays et les régions du monde. Dans le sillage du phénomène de globalisation
certains analystes ont cru bon de dire que l’émigration devient un « phénomène
global ». Par « global » ces auteurs entendent dire, que depuis la moitié des années
1970 en particulier, des pays beaucoup plus nombreux sont concernées par
l’émigration, et que les zones d’origine des émigrés sont plus diversifiés que par le
passé, et que les émigrés eux-mêmes proviennent d’horizons socio-économiques plus
larges que précédemment.
Quoiqu’il en soit, pour d’autres auteurs, l’ampleur des mouvements de
populations durant la période 1815-1914 est sans commune mesure avec celle qui a
marqué la période post-1945 et plus récemment encore. Ils assurent que la « prétendue
ère de globalisation » n’a pas vu l’essor d’un marché du travail de l’émigration libre et
internationalisé (sauf peut-être pour les hautes compétences). Tout ce qu’il y a, c’est
que durant le XIXe siècle, les mouvements de masse de la main-d’œuvre en direction
des sources de capital étaient acceptés et encouragés ; maintenant ils sont rejetés. Dans
ce domaine aussi, la période qui va jusqu’en 1914 était caractérisée par une plus
grande ouverture que durant les deux dernières décennies.

c- Ouverture et intégration, quel est l’enjeu ?

Pour nombre d’auteurs, les deux idées qui semblent sous-tendre le concept de
globalisation sont celle du caractère implacable du processus et celle d’intégration
complète. En théorie, dans une économie globalement intégrée, les prix des biens, des
services, du travail et du capital tendent à se niveler dans le monde entier, les seules
différences se justifiant par des critères de qualité. Dans un tel contexte, un Etat serait
peu à même d’imposer une fiscalité plus lourde ou une réglementation plus coûteuse
que dans d’autres pays.
C’est l’intégration de la sphère financière qui capte l’essentiel des attentions. Il
convient de signaler d’abord que l’intégration des marchés financiers est difficile à
mesurer tant théoriquement qu’empiriquement. L’analyse économique dans ce
domaine est dominée par la théorie dite du « marché (international) efficient du
capital ». Cette théorie postule que les marchés de capitaux opèrent de manière
compétitive pour que l’allocation (internationale) des épargnes et de ces capitaux se
fasse de façon à égaliser les retours sur investissement. Les principaux indicateurs de
cette intégration sont les taux d’intérêt entre pays et la valeur des mêmes parts de
stocks d’action sur les marchés domestique et international. Plus ces indicateurs sont
proches de l’égalité entre différents marchés financiers nationaux, plus haut est le
degré d’intégration de l’économie mondiale. Sur un marché financier totalement
intégré, il n’y aurait qu’un seul taux d’intérêt international sur les prêts à court et à
long terme.

313
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Pour les « globalization skeptics » nous sommes loin d’en être là ; même sur les
marchés des investissements de portefeuille, où l’harmonisation des règles bancaires et
la levée des contrôles de changes est allée le plus loin, la convergence des taux
d’intérêt réels semble inférieure à ce qu’elle était sous l’ancien régime de l’étalon or.
Cette situation pourrait s’expliquer par l’incertitude qui affecte, en régime de taux de
change flottants, le cours en monnaie nationale des portefeuilles de titres libellés en
devises étrangères. Les taux d’intérêt réels ont davantage de chances de converger
lorsque les taux de change sont fixés de manière crédible, comme c’était le cas sous le
système de l’étalon or.
Une des controverses les plus importantes de ce débat sur l’intégration
économique internationale concerne la relation entre épargne et investissement. Le
fond du débat peut être résumé ainsi : plus les marchés financiers sont intégrés, plus le
capital devient internationalement mobile, et plus sera grande la probabilité que
l’épargne domestique et l’investissement divergent. Ainsi, les économies nationales
n’auront plus la faculté de contrôler ou de déterminer le niveau d’investissement
domestique. Comme nous l’avons déjà noté, c’est simplement une autre façon de
souligner le rôle clé des différentiels de taux d’intérêt en tant qu’indicateur de cette
intégration et de déterminant de l’investissement. Une plus grande ouverture implique
que l’épargne domestique devient sans rapport avec l’investissement domestique du
fait que les taux d’intérêt convergent et que l’épargne et l’investissement s’ajustent en
conséquence.
Comme prévu, cette thèse a été fortement contestée par de nombreux auteurs qui
soulignent que la séparation entre épargne et investissement reste à démontrer. Selon
Feldstein 71, la relation entre ces deux agrégats demeurait forte entre 1960 et 1979.
Plus récemment encore, Bosworth72 est arrivé à cette même conclusion. Son étude
couvre pourtant une période (1965-1990) durant laquelle prévalait le régime des taux
de change flottants. Sous ce régime, la plupart des contrôles de change furent
supprimés, de même que fût mise en œuvre la déréglementation des marchés
financiers. Malgré ces changements, il n’a pas été constaté de relâchement évident
dans la relation étroite entre épargne nationale et investissement.
L’enjeu de l’examen de l’intégration internationale est clair. Il s’agit d’établir la
faculté d’économies nationales distinctes à mener des politiques économiques
autonomes. Les économistes se sont divisaient en deux camps au sujet de cette
question. Nous avons déjà vu les arguments de ceux pour qui la globalisation de
l’internationalisation économique est en passe de rendre caduque l’idée que des Etats-
Nation puissent continuer à mener des politiques économiques volontaristes et
autonomes. A l’opposé, il y a ceux qui s’emploient à démontrer que rien au fond n’a
changé, et que de ce fait, les Etats conservent toujours une marge de manœuvre
suffisamment importante pour pouvoir conduire des politiques économiques et
industrielles d’envergure nationale.

314
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

B - L’intégration économique internationale dans une perspective


historique

Dans cette section, il est question de jeter un regard sur les changements
intervenus au niveau de la régulation économique nationale et son interaction avec les
mécanismes d’intégration internationale afin de faire ressortir les contours de la
situation actuelle. Le régime de l’étalon-or occupe dans ce débat une position centrale
en qualité de premier mécanisme d’intégration économique. C’est un régime qui
véhicule de grandes significations idéologiques et théoriques du fait que non
seulement les parties prenantes y ont adhéré volontairement mais aussi parce qu’il est
supposé avoir incarné le principe d’automaticité dans ses opérations et ses ajustements.
Les principes de base du système impliquaient la détermination d’un prix fixe de
l’or pour chaque monnaie, et alors autoriser la libre circulation de ce métal. La garantie
du libre mouvement de l’or sert à contrôler l’offre de monnaie dans chaque pays,
l’émission de monnaie étant directement liée au niveau des réserves d’or. Si jamais le
prix de l’or (parité de la monnaie) devait être suspendu, cela devrait être à titre
temporaire seulement, et la convertibilité était réinstaurée rapidement – si besoin à
l’aide de politiques déflationnistes domestiques. Ici apparaît le lien crucial entre les
conditions domestiques et les conditions internationales : il doit y avoir une flexibilité
des prix et des salaires pour permettre que le prix nominal soit déterminé par l’offre et
la demande mondiales d’or. Comme dépeint dans ces lignes, le fonctionnement du
régime de l’étalon or représentait l’intégration économique dans ce qu’elle a de
quintessenciel, là où « l’autonomie nationale » était minimale.
Cependant, le régime de l’étalon or n’a jamais fonctionné de cette façon tout à
fait automatique. Durant différentes périodes, il a été difficile de mettre en œuvre les
mesures déflationnistes domestiques que nécessite le régime pour son fonctionnement.
Cela avait conduit à divers dispositifs qui ont permis de protéger l’économie des
rigueurs des mouvements des stocks d’or ; le plus important de ces dispositifs étant des
changements déguisés dans les parités-or des monnaies nationales pour préserver les
réserves d’or ou pour maintenir le niveau de l’activité domestique. Malgré cela, entre
1870 et 1914, les taux de change s’étaient maintenus à l’intérieur de bandes de
fluctuations remarquablement étroites. Le fonctionnement du système de l’étalon or a
également nécessité un degré remarquable de coopération entre les banques centrales.
C’est l’instabilité des années 1920-1940 qui hante encore les responsables du
système économique international. Le souci permanent de la communauté
international est d’éviter une récapitulation de cette période où l’activité économique
internationale (et domestique) a chuté d’une manière dramatique (le commerce
international a diminué de deux tiers entre 1929 et 1933, des contrôles de changes
furent introduits, et des politiques de déflation et de dévaluation ont été mises en
œuvre). Pendant ce temps, des blocs protectionnistes concurrents ont vu le jour et se
sont livrés à une guerre commerciale sans merci.
Le système de Bretton Woods a été élaboré en vue de se libérer des contraintes
imposées aux économies nationales par le système de l’étalon-or, et de son
fonctionnement désastreux durant la période de l’entre-deux guerres. Le système
devrait assurer assez de flexibilité pour appuyer les politiques économiques nationales
d’une part, et suffisamment de stabilité pour éviter les dévaluations compétitives,

315
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

d’autre part. La solution négociée à Bretton Woods préconisait un système de taux de


change fixe et ajustable, associé au dollar en tant qu’étalon et numéraire. Les valeurs
des monnaies étaient fixées par rapport au dollar, lequel était lui-même convertible en
or ; les déséquilibres fondamentaux étaient corrigés avec le consentement du Fonds
Monétaire International (FMI). Les économies nationales s’étaient dotées d’une
certaine autonomie qui leur permettait d’avoir un niveau d’activité et d’emploi
indépendants d’un prix nominal commun de référence. En outre, les marchés de
capitaux nationaux restaient relativement séparés par des contrôle de change autres
que ceux sur les opérations courantes, et les retombées domestiques des mesures de
dévaluation étaient neutralisés grâce aux ponctions sur les réserves officielles et aux
crédits du FMI qui, de ce fait, agissaient comme des tampons de séparation entre les
conditions monétaires internationales et domestiques, mais aussi comme un surcroît
d’autonomie domestique.
Pour de nombreux spécialistes de l’économie internationale, le système de
Bretton Woods a cessé d’être viable lorsque la « passivité » américaine sur laquelle il
reposait a cessé de l’être aussi. Le système de Bretton Woods a démontré qu’il ne
pouvait y avoir d’autonomie pour l’économie américaine si on voulait qu’il fonctionne
conformément au schéma de départ. Cela paraît bizarre vu le rôle déterminant joué
par les Etats-Unis dans l’économie internationale durant la période concernée qui plus
est, était perçu comme consistant à dicter les règles du jeu à son avantage. A vrai dire,
un des paradoxes ici est que, une fois ces règles à l’œuvre, le comportement de
l’économie américaine était limité, comme c’était le cas des autres économies. Les
Etats-Unis ne pouvaient pas choisir leurs niveaux de prix et d’emploi indépendamment
des autres. Ils devaient s’en tenir à une position de passivité en termes de taux de
change, détenir des réserves de changes en monnaie étrangères minimales, procurer de
la liquidité au système en agissant comme un créancier, et fixer le prix mondial des
biens internationaux en fonction du dollar grâce à leur propre politique monétaire
domestique. Si on voulait que l’inflation internationale soit enrayée, alors cette
politique monétaire américaine était contrainte par les principes d’un système dans
lequel le choix des partenaires étaient primordiaux. Le système de Bretton Woods s’est
effondré lorsque cette position n’a plus eu cours et que les Etats-Unis s’étaient mis à
manœuvrer pour une plus grande autonomie économique.

Le régime des taux de change flottants qui a suivi les tentatives infructueuses
pour étayer le système de Bretton Woods était destiné à accroître l’autonomie
économique nationale. Mais les règles du jeu ont étonnement peu changé par rapport à
la période précédente. La monnaie américaine est restée la devise de choix dans la
réalisation des transactions monétaires internationales (largement à cause de son
parcours profondément dépendant). Les Etats-Unis continuaient aussi à observer une
position de relative « passivité » en face des fluctuations de la valeur du dollar, alors
que d’autres pays intervenaient systématiquement en vue de stabiliser les taux de
change de leurs monnaies face au dollar. Les Etats-Unis avaient aussi renoncer à fixer
un niveau de prix mondial, et conduisaient leur politique monétaire et de taux de
change indépendamment de ce que faisaient les autres pays.

316
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

L’une des conséquences de cette relative autonomie dans la conduite des


politiques monétaires était un accroissement dans l’offre de monnaie à l’échelle
mondiale. A la faveur de la faiblesse du dollar entre 1971 et 1980 (impliquant un
renforcement des autres devises contre le dollar), d’autres pays augmentèrent leur offre
de monnaie. Face à cela, la passivité des Etats-Unis signifiait qu’ils ne compensaient
pas cela par une réduction de leur propre offre de monnaie. L’inflation en résultait.
Alors, lorsque le dollar s’est raffermi après 1980, l’ajustement pris la forme de sévère
déflation et la production mondiale se contracta fortement. Paradoxalement, cette
période a vu l’intégration de l’économie internationale devenir plus étroite et plus
profonde du fait que les cycles économiques des principaux partenaires devenaient
plus synchronisés et plus prononcés. Ce régime, destiné à accroître l’autonomie (en
permettant le flottement des taux de change et des politiques monétaires
indépendantes) avait mené à une situation opposée.
Cette leçon a été partiellement assimilée pour ce qui est de la stabilisation des
taux de change durant la période couverte par les accords du Louvre-Plazza. Les Etats-
Unis abandonnaient leur politique de non-intervention et se lançaient dans une action
pour une plus grande concertation afin de contrôler l’évolution des taux de change à
travers des interventions discrètes et groupées. Cette coopération entre le G3 (Etats-
Unis, Europe, Japon) impliquait une profonde coopération entre les trois partenaires en
matière de taux de change. Mais cette concertation s’exerçait indépendamment des
autres pays. On estime cependant que en dehors d’une coordination directe et assidue
(par opposé à une coordination discrète et indirecte) des politiques, la volatilité des
taux de change demeurerait considérable et l’inflation internationale et les fluctuations
des niveaux de production importantes.

En conclusion, nous avons essayé de montrer dans cette section comment


certains auteurs se sont efforcés de prouver que le degré d’intégration,
d’interdépendance et d’ouverture des économies nationales durant la présente période
n’est pas sans précédent. Selon eux, sous le régime de l’étalon or qui a prévalu
jusqu’au début de la Grande guerre, le degré d’autonomie des pays développés était
beaucoup plus limité qu’il ne l’est aujourd’hui. Cette affirmation n’est pas pour
minimiser le degré d’intégration actuel, mais sert à accueillir avec un certain
scepticisme l’idée selon laquelle nous entrons dans une phase radicalement nouvelle
de l’internationalisation de l’activité économique. Cela revient à dire que, sous cet
aspect, le phénomène de globalisation économique relève sinon d’un mythe, du moins
d’un abus de langage. La prochaine étape de cette tentative de « démystification » de
ce phénomène aura pour scène, les firmes dites « globales » elles-mêmes.

C - Les FMN et l’hypothèse de globalisation

Nous avons déjà fait remarquer que le mouvement de globalisation est


fondamentalement le fait des grandes firmes mondiales. Il prend son essor dans le
mouvement de forte expansion de l’IDE, en particulier, depuis la moitié des années
1980. On a vu que les promoteurs de la thèse sur la globalisation de
l’internationalisation des activités économiques soutenaient que le développement

317
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

extraordinaire des flux d’investissements à l’étranger avait pour but de transformer les
grandes firmes nationales et les FMN qui laissent ainsi la place à des réseaux
mondiaux. Le fonctionnement réticulaire et la recherche d’effets de synergie entre les
différentes filiales constitutives du réseau mondial rendent celui-ci libre de toute
appartenance nationale. La notion d’économie nationale distincte des autres perd alors
l’essentiel de son sens.
C’est cette conclusion qui a été à l’origine de l’attitude réservée, et parfois
franchement hostile de nombreux économistes, leaders syndicaux et hommes
politiques à l’égard du mouvement de globalisation. Si cette conclusion était plus
nuancée, peut-être que leur position aurait été moins tranchée et plus conciliante.
Remettre en question cette conclusion supposait de leur part que soit mis en doute le
postulat (le processus de globalisation) sur lequel elle a été fondée. Pour qu’il en soit
ainsi, il fallait donc que les économistes qui ne se satisfissent pas de l’analyse
incriminée orientent leurs investigations et leurs enquêtes sur les firmes elles-mêmes,
car c’est au sein de celles-ci que se déroule le cœur du phénomène de globalisation.
Leur objectif est de déterminer à travers une démarche essentiellement statistique, les
modalités d’action des FMN dans certains emplacements particuliers. Sans cela, il leur
est impossible d’estimer de façon adéquate s’il existe réellement de puissantes
tendances à la globalisation comme le suggèrent à la fois les enthousiastes pour ce
processus et ceux qui voient en lui une menace inévitable.
Comme nous l’avons déjà noté, cette analyse repose sur une démarche empirique
éminemment statistique. Elle se base sur les données tirées des comptes des
compagnies elles-mêmes. Cette approche a un avantage considérable sur celle qui
utilise les données des flux de la balance des paiements : elle permet de voir jusqu’à
quelle mesure la FMN mène ses activités sur le territoire national en comparaison de
ses activités à l’étranger73. Les premiers travaux utilisant cette approche datent déjà du
début des années 1990. A l’époque, Tyson et Kapstein s’étaient engagés dans une
controverse et s’opposaient à Robert Reich sur sa conception de la nature de
l’économie mondiale74 . Les deux auteurs contestent l’affirmation de Reich selon
laquelle l’économie américaine est devenue “transnationale » et que cela n’a plus
aucune importance. A l’inverse, Tyson indique que dans le secteur manufacturier, les
opérations d’origine américaine comptent pour 78% du total des avoirs, 70% du total
des ventes, et 70% du total de l’emploi des multinationales américaines en 1988 »75.
L’analyse de Hirst et Thompson portant sur un nombre plus important de pays aboutit
à la même conclusion. Elle se base sur l’examen du pourcentage de distribution par
région et par pays des activités des multinationales de pays avancés en fonction de
certains critères comme les ventes, les avoirs, les filiales, la part des profits (même si
comme le reconnaissent les auteurs eux-mêmes, la fiabilité de ce dernier critère est très
discutable) et les dépenses de R&D. Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos que
cette méthode de comparaison statistique internationale comporte une part
d’approximation et d’imprécision parfois importante et qui peut remettre en cause les
conclusions de l’étude en question. Les données utilisées par l’étude sus-citée, en
raison de leur multiplicité, figureront en annexe de ce chapitre, alors que les tableaux
suivants n’en sont qu’un résumé.

318
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Tableau III.4 : Distribution en pourcentage et par pays des ventes des FMN, 1987
et 1992-1993

pays Manufacture Services


1987 1992-93 1987 1992-93
Allemagne 72 75 n.d n.d
Japon 64 75 89 77
Royaume-Uni 66 65 74 77
Etats-Unis 70 67 93 79

Tableau III.5 : Distribution en pourcentage et par pays des avoirs des FMN, 1987
et 1992-93

pays Manufacture Services


1987 1992-93 1987 1992-93
Japon -- 97 77 92
Royaume-Uni 52 62 -- 69
Etats-Unis 67 73 81 77

Source : Hirst et Thompson, op. cit., p.96.

D’après les deux auteurs, la première leçon qui ressort de l’analyse des données
en question (tous critères confondus) est manifeste : les activités des FMN conservent
un ancrage territorial domestique dominant qui l’emporte sur toutes les autres
considérations. Il apparaît donc que les FMN reposent toujours sur leur « base
nationale » en tant que centre de leurs activités économiques, et cela en dépit de toutes
les « spéculations » sur le processus de globalisation. Ces résultats montrent aussi que,
au total, les firmes internationales restent essentiellement des FMN et non des FTN.
Cette centralité nationale recouvre deux aspects, l’un est le rôle du « pays d’origine »
et l’autre est celui de la « région d’origine » (voir annexe). En ce qui concerne les
ventes des FMN par exemple, il est clair que les ventes dans le pays d’origine restent
dominantes. Dans chaque cas, les ventes dans la « région/pays d’origine »
comprennent au moins les deux tiers du chiffre d’affaire de la compagnie. En fait, une
ventilation plus pointue montrerait que ce biais régional s’apparente à un biais national
pour les firmes de toutes les grandes économies. A titre d’exemple, pour les firmes
britanniques et allemandes, la catégorie Europe/Moyen-Orient/Afrique qui a été
retenue dans les sondages de 1987 est dominée par les grands pays européens, alors
que pour les firmes japonaises la catégorie Asie/Pacifique est dominée par le Japon
lui-même. L’analyse en termes de nombre de filières confirme ces conclusions. Ainsi,
à défaut de telles investigations, cette analyse tend à démontrer la régionalisation des
marchés seulement. Quoiqu’il en soit, pour Hirst et Thompson, il ne semble pas

319
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

irraisonnable à la lumière des données disponibles de suggérer qu’entre 70 et 75% de


la valeur ajoutée générée par la FMN soit produite sur le territoire national. Abondant
dans ce même sens, Robert Boyer affirme que contrairement à une idée reçue,
l’exportation à partir d’une base nationale continue à être le premier vecteur de
l’internationalisation, avant la production à partir de filiales établies à l’étranger. Les
compagnies manufacturières qui emploient plus de salariés à l’étranger que dans le
pays d’origine font figure d’exception. On considère à cet égard que, ne sont
réellement globalisées que les multinationales de petites économies ouvertes : Nestlé
(Suisse), ABB et Electrolux (Suède) emploient respectivement 96%, 93% et 82% de
leurs salariés hors de leur pays d’origine76.
Ainsi, l’entreprise globale existe, mais en un nombre limité. En effet, une analyse
des cent premiers groupes mondiaux en 1993 (classement établi par Fortune) réalisée
par Winfred Ruigrok et Rob Van Tulden, montre que dix-huit entreprises seulement
ont plus de la moitié de leurs actifs à l’étranger, encore s’agit-il essentiellement de
firmes originaires de petits pays (Nestlé, ABB ou les groupes pétroliers comme Shell).
L’internationalisation de l’actionnariat est encore plus limitée, ce qui peut signifier que
les firmes préfèrent investir dans leur base domestique. Enfin, l’élite dirigeante des
firmes reste quasi exclusivement nationale. L’incorporation de dirigeants étrangers
dans la haute hiérarchie des entreprises multinationale reste tout à fait exceptionnelle,
à quelques rares exceptions, la majorité des conseils d’administration ne se compose
que de nationaux 77.
De la même façon, on estime que la transnationalisation des marchés financiers
ne semble pas avoir entraîné une diversification géographique des sources de
financement des grandes entreprises. Les multinationales continuent à financer
l’essentiel de leur capital sur les marchés financiers locaux. Cela est dû semble-t-il au
fait que les pratiques comptables, juridiques et managériales, en l’absence de règles
s’imposant au niveau mondial, demeurent très spécifiques à chaque pays. Malgré tout
ce qui a été dit sur l’émergence d’habitudes de consommation identiques capable
d’être satisfaites par des produits universels, les spécificités nationales sont toujours
caractéristiques de la demande des biens et services. Ainsi, le phénomène de
régionalisation, même lorsqu’il est très avancé comme c’est le cas en Europe, n’abolit
pas les spécificités nationales ; ce qui signifie que les notions de produit universel ou
de goût moyen européen peuvent conduire à de graves déconvenues (comme l’ont
constaté à leurs dépens beaucoup d’entreprises américaines qui assimilaient marché
européen unique à consommateur européen).

Même limitées à un petit nombre d’exemplaires, les entreprises globales ne


peuvent ignorer la géographie, l’identité culturelle et la nationalité. Les firmes sont
enracinées dans leur territoire national ; elles sont incrustées dans les systèmes de
régulation locaux ; elles ont un rapport historiquement construit avec leur salariat.
Dans la conclusion de leur ouvrage Does Ownership Matter78, Denis Encarnation et
Mark Mason soutiennent que la nationalité importe d’un double point de vue :

320
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

1- Les traits nationaux d’origine des firmes persistent et ont des effets sur les
politiques qu’elles mènent ;
2- Les gouvernements nationaux européens et américains, dans la mesure où ils
entendent répondre au défi japonais, privilégient en pratique le critère de
nationalité des firmes. Pour E. Cohen, deux évidences se dégagent simplement
à partir de là : la multinationale n’est pas plus le jouet ou le vecteur de sa
nation d’origine qu’elle n’est apatride et une simple machine économique
d’optimisation des implantations sur la surface de la planète.

Dans la vision de cette approche, la firme globale relève plus du projet, voire du
mythe, que de la pratique des grandes entreprises transnationalisés. Elles conservent
un profond ancrage national et continuent d’être des FMN plutôt que des FTN. Cela
signifie qu’il n’est pas hors de portée des gouvernements nationaux de contrôler ces
firmes.

IV- Les racines nationales de l’économie globale

En prolongement de ces idées, nous pouvons dire qu’un nombre appréciable


d’économistes admettent les grands principes sur lesquels est fondé le postulat de
globalisation économique mais rejettent en même temps les conclusions les plus
significatives qu’on en tirent les tenants de ce mouvement. Cette position peut-être
formulée ainsi : oui, l’économie globale a changé, cela ne fait pas de doute. Certes, les
conditions de concurrence entre les grandes firmes ont beaucoup évolué ; et il n’est pas
incertain que le capital, les firmes et les technologies se déplaceront librement dans
une économie sans frontières. Ce qui l’est moins, c’est d’affirmer que les
gouvernements s’en trouveront contrariés, ne disposant que de quelques leviers
d’influence. On affirme aussi que les exigences communes des marchés internationaux
ne pousseront pas forcément à la convergence des structures institutionnelles comme
le stipulent les promoteurs de la thèse de la globalisation économique. Et plus
fondamentalement encore, les différences nationales ne seront pas plus stylistiques que
réelles ou substantielles.
Mais cette contradiction n’est qu’en apparence. Ce problème est dépassé par la
proposition que les modèles nationaux de croissance ne sont pas en train de disparaître
mais connaissent par contre une transition commune à travers des trajectoires
distinctes. Cette proposition centrale se base sur deux principaux arguments : le
premier est que la nouvelle géographie économique qui est en train d’émerger est
régionale et non pas globale. Le second tend à infirmer que le globalisme conduit à la
convergence institutionnelle.

A - Les fondations régionales de l’économie globale

Pour John Zysman79, une « ère globale » ne devrait pas être définie comme étant
le remplacement progressif des gouvernements par les marchés. Il s’agit plutôt de
l’expansion vigoureuse de la position d’une région (avec une nation dominante, le
Japon) avec des règles et des pratiques très différentes de celles des acteurs
traditionnels du système. C’est l’émergence du Japon et de l’Asie qui a bouleversé les

321
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

termes de la concurrence sur le marché mondial, et contraint les gouvernements à


réexaminer la relation entre la politique et le développement économique. L’entrée en
scène de l’Asie et du Japon en tant que modèle de croissance économique et
d’innovation productive a introduit un nouvel élément dans la dynamique du
commerce mondial.
La globalisation en tant que terme emblématique de notre période doit être
distinguée clairement des titres des précédentes périodes que sont l’internationalisation
et la multinationalisation. L’internationalisation marque la domination industrielle
britannique sur le commerce mondial. Les firmes internationales vendent à l’étranger.
L’ère américaine a été celle de la domination par l’IDE. Les firmes multinationales
produisent à l’étranger dans des localisations multiples et semblables.
L’internationalisation et la multinationalisation ont en commun deux choses :
Premièrement, la diffusion à partir d’un pays dominant d’un modèle unique (noyau) et
dominant d’organisation de la production industrielle ; et deuxièmement, l’imitation
par les pays étrangers des progrès émanant de ce noyau. Dans chaque cas –
internationalisation et multinationalisation – une puissance industrielle prééminente
avait projeté sa puissance industrielle à l’extérieur que les autres pays ont imitée et
adoptée.
La période actuelle, quel que soit son slogan, a une logique différente. Celle-ci
est faite de diversité et d’incertitude. Brusquement, la compétition et l’innovation sont
venus en même temps de sources géographiques différentes et dans des formes
stratégiques différentes. La concurrence est devenue multidimensionnelle. Les prix, la
qualité, la vitesse et la différenciation sont les caractéristiques de cette nouvelle phase
de concurrence. La globalisation est alors caractérisée par de multiples stratégies
industrielles et gouvernementales pour faire face aux contours fluctuants de cette
concurrence.
Les interdépendances croissantes qui prennent la forme d’investissements et de
flux commerciaux ne sont pas en question. Par contre leur signification le sont. On
pose ainsi la question cruciale de savoir si réellement, nous sommes en face d’une
économie globale.
L’existence d’un monde économique polarisé autour de trois grandes régions
géographiques (Asie, Amérique du Nord, Europe) est unanimement reconnue
aujourd’hui. Et même si ces trois groupes majeurs de pays sont étroitement
interconnectés, chacun d’eux est cependant pourvu d’une base technologique et
industrielle indépendante, de vastes ressources financières avec la possibilité de former
une zone monétaire indépendante, et, dans le cas de l’Europe et de l’Amérique du
Nord, des marchés « domestiques » régionaux capables de soutenir la croissance et le
développement technologique.

On en arrive ainsi à discuter de deux questions essentielles. D’abord, ce sont de


nombreuses dynamiques régionales distinctes plutôt qu’une seule logique globale qui
probablement influenceront les développements nationaux. Ce n’est pas simplement
l’étendue de la régionalisation qui est significative mais plus encore son caractère. Au
sein de chaque région, la nature de l’interdépendance entre les nations peut définir les
possibilités de chaque pays en matière de développement national. Ainsi, de façon
croissante, l’Europe incorpore les conflits nationaux au sein d’une structure

322
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

institutionnelle commune, ce qui va clairement déterminer les développements


politiques nationaux. La situation de l’Asie est très différente à ce sujet et les réponses
de chaque nation ne manqueront pas d’être différentes de celles des autres.
Enfin, est-il possible que les groupes économiques régionaux deviennent des
blocs politiques rivaux ? La réponse dépend en dernier ressort de la politique et non de
l’économie. La régionalisation économique se transformera en rivalité politique si
d’une part, chaque région aura un noyau politique capable d’agir pour tout le groupe
(c’est le cas des Etats-Unis) et si, d’autre part, des intérêts hautement conflictuels
opposeront les régions entre elles.

La conclusion à tirer de ce débat est que les développements nationaux ont causé
des changements dans l’économie globale plus que « la soi-disant globalisation a eu
des effets sur les évolutions nationales ». Ce sont les réussites nationales singulières
plutôt que le déploiement d’une logique de marché global unique basée sur des
transactions plus importantes et plus rapides, qui ont été à l’origine des adaptations. Le
rôle évident des gouvernements dans plusieurs économies asiatiques suggère aussi que
les variations dans les politiques économiques et dans les structures institutionnelles
comptent beaucoup dans la concurrence entre les firmes et influent sur le rythme du
développement national.

B - La persistance de l’économie politique nationale dans un monde de


marchés globaux

Les pays avancés ont connu ces vingt dernières années de profonds changements
d’orientation comme la dérégulation des marchés et les privatisations d’entreprises
publiques. Ces réorganisations laissent à penser qu’il s’agit d’un mouvement de
convergence suggérant que les arrangements institutionnels nationaux deviennent
semblables. Ce débat sur la convergence des sociétés industrielles n’est pas nouveau
80
. Ainsi, derrière des demandes pour un commerce régulé (managed trade), et de
nouveaux régimes internationaux, une ancienne controverse concernant les sociétés
industrielles est en train de réapparaître générant des théories et des politiques
conflictuelles. A savoir que tous les pays industriels tendent envers des méthodes
communes de production et d’organisation de la vie économique. Là où ils ne
convergent pas, l’explication tient aux distorsions introduites par l’histoire et la
politique.
De ce point de vue, la compétition, l’imitation, la diffusion des meilleures
pratiques, le commerce et la mobilité de capital opèrent de façon naturelle à produire
une convergence entre les nations dans les structures de production et dans les
relations entre économie, société et Etat. Les variations qui subsistent d’un pays à
l’autre sont le résultat du legs de l’histoire. Mais de telles distinctions finissent par
s’estomper avec le temps donnant lieu à des structures économiques semblables dont
l’efficience et l’universalité produisent un effet supérieur au sein du marché. Sans des
interventions provenant de l’extérieur du marché – par l’Etat, par des groupes
d’intérêt – ces différences ne persisteraient pas. Les disparités qui se maintiennent et
qui ralentissent le rythme de la convergence vu le rendement incertain ne peuvent être

323
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

que le résultat de l’action de l’Etat et/ou de puissants groupes d’intérêt qui utilisent des
ressources générées en dehors du marché pour maintenir des institutions économiques
et sociales distinctes. Cette vision relative aux trajectoires des sociétés industrielles
anime les débats actuels au sein des pays avancés. Un commerce équitable parmi les
nations requiert des structures et des règles de marché communes. Normalement, cela
se développe avec le temps en parallèle avec l’expansion du capitalisme de marché.
Mais lorsque les gouvernements interviennent pour modeler les marchés, pour créer
des avantages économiques, pour protéger les compagnies de la compétition extérieure
ou bien pour préserver des préférences nationales contre les forces du marché, alors,
les modèles divergents le deviennent encore davantage. Les systèmes capitalistes
alternatifs qui émergent de ces situations peuvent satisfaire des objectifs nationaux
mais aux dépens d’autres dans l’ordre économique international.
L’on cite à cet égard l’exemple de la puissance économique de l’Allemagne et du
Japon qui dépend au moins en partie de la possibilité d’exploiter un régime
international de libre échange dans lequel d’autres pays font face à des règles plus
contraignantes en utilisant la puissance étatique. Cette interprétation donne lieu à une
série de demandes pour des institutions et des régulations communes des relations
gouvernement-économie en tant que base pour des échanges économiques libres. Ces
institutions et ces régulations doivent être celles des économies capitalistes dans
lesquelles les entités productives sont façonnées par la concurrence qui s’exerce au
sein des marchés. Les capitalismes japonais, allemands et ceux des autres pays
émergents (latecomers) sont perçus par cette interprétation comme autant de
distorsions dues à l’intervention de l’Etat et créant des avantages commerciaux rendus
possibles précisément parce que les autres se soumettent à des règles différentes.
L’expérience de ces Etats interventionnistes ne peut pas donc servir de modèle
commun pour de nouvelles règles internationales. La revendication pour une plus
grande convergence ou une harmonisation des structures nationales – ou sinon pour
l’obtention de compensations commerciales là où la convergence échoue – repose
ainsi sur l’idée d’une pléiade d’institutions uniques, naturelles et légitimes et de règles
de marché pour le capitalisme.

a- Convergence et globalisation

Le renouveau de la théorie de la convergence repose aujourd’hui sur des


conceptions ayant trait à l’impact de la concurrence internationale, la globalisation,
l’intégration régionale et de la déréglementation des économies domestiques sur les
structures nationales. Comme nous l’avons noté auparavant, les théories néo-
classiques sur la concurrence et le commerce prédisaient déjà que, avec le temps, les
coûts de production tendraient à s’égaliser à travers le monde. La disponibilité et
l’utilité de l’innovation technologique pour toutes les sociétés, indépendamment de
leur infrastructure sociale, conduiraient à une convergence des taux de croissance de la
productivité. Ces théories, même si elles ne le revendiquaient pas ouvertement, allaient
de pair avec l’idée selon laquelle des configurations institutionnelles et des méthodes
d’organisation de l’économie communes allaient émerger. Les conceptions néo-
classiques sur le commerce, la concurrence et la croissance anticipaient ainsi sur une

324
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

convergence comprise au sens large comme étant la diffusion à travers le monde des
mêmes modes de vie économique.

Même si la nouvelle théorie du commerce, le néo-institutionnalisme et la


« théorie de la croissance endogène ont commencé à remettre en question les vues
conventionnelles sur le commerce et la concurrence supposés conduire à l’égalisation
du facteur prix et les vues sur la technologie comme étant un bien public
universellement disponible, les espoirs associés à ces théories reçurent un nouvel élan
grâce aux travaux sur le phénomène de globalisation économique 81. Pour les
promoteurs de cette idée, d’autres forces sont à l’œuvre dans le monde faisant pression
sur les frontières nationales sous l’effet des liens croissants dus à la mobilité de la
technologie, le commerce et la finance, et créant un marché mondial face auquel les
interventions nationales sont de peu d’effet. Dans les écrits qui consacrent cette
nouvelle donne, le rôle que l’économie avait jadis imaginé être joué par le commerce
international est maintenant largement assumé par la mobilité du capital. La
convergence devient synonyme de mobilité globale des facteurs de production et en
premier lieu desquels la finance. Comme exprimée par des auteurs tels que K. Ohmae,
la globalisation est le produit d’une multitude de forces – technologies, firmes
transnationales, nouveaux moyens de communication, ainsi que la traditionnelle
concurrence néo-classique – dont l’ensemble donne existence à un marché global, une
économie conçue comme semblable dans toutes ses composantes. On affirme que
depuis les années 1970, il y a eu un changement radical dans l’ampleur des flux
d’investissements de biens et de services à travers les frontières nationales, et
parallèlement, dans l’étendue de la perte ou de la renonciation par les pouvoirs publics
nationaux à contrôler ces flux. Les FMN ne sont pas de nouvelles venues sur la scène
internationale, mais l’élargissement de l’éventail de leurs activités à travers les
frontières et la multiplication de leurs alliances stratégiques internationales leur ont
conféré un nouveau caractère. En fait, certains affirment que l’ampleur de ces activités
trans-frontières est devenue importante et naturellement hors de portée des organes de
régulation de l’Etat, et que les gouvernements ont effectivement disparu.

Avant d’aller plus loin dans ce débat sur l’impact du phénomène de globalisation
sur le cadre économique national (résilience de ce dernier ou pas) et sur le mouvement
de convergence des régimes institutionnels, faisons le point sur les arguments qui sont
en cause. D’une manière générale, les économistes semblent d’accord dans leurs
estimations sur les tendances conduisant à la globalisation des activités économiques.
Ils divergent cependant quant à l’ampleur de la rupture que constitue cette
globalisation par rapport aux modèles passés des échanges internationaux. Les auteurs
concernés ne divergent pas tant sur leurs interprétations des changements intervenus
dans l’économie internationale que sur leurs points de vue concernant les effets de ces
changements sur les pratiques et les institutions domestiques. Le clivage fondamental
sépare un groupe d’auteurs qui concluent que les diversités nationales sont en voie de
disparition, d’un autre groupe d’auteurs qui eux prédisent la persistance à long terme
de modèles nationaux fondamentalement différents.

325
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

b-Le cas pour la convergence

Considérons d’abord les arguments de ceux qui prédisent l’inévitable déclin des
modèles nationaux. Pourquoi trouvent-ils possible aujourd’hui la convergence des
institutions économiques domestiques en ayant en mémoire l’existence d’un long
mouvement de résilience des spécificités nationales dans les domaines de politique,
d’économie et de la société tout au long de l’histoire des pays avancés ? Pour les
auteurs du premier groupe, il y a à cela plusieurs explications. Selon Ronald Dore et
Paul Streeten, le point central est le manque de viabilité d’institutions qui privilégient
des considérations d’égalité, de justice et de solidarité dans des sociétés où l’intérêt
public est désormais assimilé aux performances issues du marché tandis que le
gouvernement ne prétend plus jouer un rôle actif dans l’économie. Il n’existe pas de
volonté politique pour soutenir des institutions et défendre les valeurs susceptibles de
compenser les effets liés à l’efficience et la croissance des marchés. Les traditions
nationales, la culture ou l’héritage de l’histoire ne peuvent pas à eux seuls contenir les
forces du marché.
Vus sous cet angle, les capitalismes allemand et japonais, même s’ils se
comportent d’une meilleure façon à long terme, sont intrinsèquement vulnérables.
Dans la compétition qui oppose les calculs à long terme concernant les utilisations du
travail, des ressources et les caractéristiques de la propriété du capital dans ces deux
pays durant la période de l’après-guerre et la maximisation à court terme du profit du
capitalisme anglo-américain, c’est l’opportunisme économique qui finira par
l’emporter. Lorsque la déréglementation ou la levée des barrières économiques
nationales offrent aux capitalistes nationaux l’opportunité d’échapper aux contraintes
réglementaires sur les salaires, les conditions de travail, les licenciements, la
spéculation financière, les fusions d’entreprise ou la protection de l’environnement, ils
ne se priveront pas de le faire, quelle que soit leur implication dans le système social-
démocrate ou le régime de l’emploi à vie japonais. Etant donné le déclin général dans
les pays occidentaux de toutes les forces politiques qui appellent à des actions
collectives basées sur des valeurs autres que l’efficience et la concurrence, les forces
du marché ne sont désormais confrontées qu’à une faible opposition. A défaut d’un
changement politique radical, celles des institutions dont la raison d’être est de
promouvoir la sécurité économique, l’équité et la solidarité contre la marchandisation
ne paraissent pas pouvoir survivre. Ce pessimisme concernant l’action politique fait
qu’on s’attend à une convergence des systèmes économiques dans une sorte de
déclassement compétitif des valeurs de bien-être et de citoyenneté qui autrefois, étaient
protégées par la législation et le consensus national.
L’idée de convergence est défendue par d’autres auteurs mais sur des bases
entièrement différentes. Ici, l’idée de base est que les interactions économiques entre
les pays dans un marché libre conduit à une concurrence entre divers modèles, une
sorte d’expérimentation de configurations sociales et économiques différentes. Cette
compétition peut mener à la convergence, non pas à cause de la force d’ensemble d’un
modèle ou d’un autre mais plutôt à cause de certains traits de chaque système
considérés comme ayant des avantages décisifs dans la résolution d’un certain nombre

326
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

de problèmes. Cela stimule l’imitation d’institutions désirées. Yutaka Kosai décrit


l’émergence au Japon de modèles coexistants et sous-jacents, capitalisme du laissez-
faire, capitalisme relationnel, politique industrielle, dont certains éléments sont de
nature nationale et d’autres provenant de l’étranger. L’interaction entre les modèles
donne de la flexibilité et la possibilité de réponses différentes à des situations et des
problèmes variés 82. Partant de la même observation concernant la coexistence et la
superposition de modèles alternatifs dans un même pays, certains analystes concluent
pourtant que la convergence est invraisemblable .
Comparant les systèmes de gouvernance d’entreprises américain et japonais, Carl
W. Kester considère que chacun d’entre eux possède un certain nombre d’avantages
décisifs, et donc que chacun a beaucoup à gagner en adoptant au moins une partie des
mesures institutionnelles développées dans l’autre pays. Kester écrit : « d’un point de
vue économique, les systèmes de gouvernance américain et japonais sont tous les deux
des tentatives rationnelles de résolution des problèmes de coordination et de contrôle.
Cependant, chaque nation a développé un système hautement perfectionné dans un
domaine particulier de la résolution de ces problèmes et, en même temps, déficitaire
dans un autre […] Ainsi, chaque système national possède un avantage comparatif, et,
dans leur configuration actuelle, aucun d’entre eux ne peut-être considérée comme
strictement supérieur à l’autre sur le long terme » 83. Kester conclut à la possibilité
d’ une convergence constructive des systèmes vers des standards de best practices
(meilleures pratiques) qui combinent les meilleurs éléments de chacun des deux .
L’une des principales assertions implicites sous-tendant la notion d’une possible
convergence des meilleurs éléments des deux systèmes et que les traits désirés peuvent
être détachés des sociétés dans lesquelles ils sont actuellement localisés et greffés
comme des composantes singulières sur des configurations institutionnelles totalement
différentes.
Cependant, dans ce cas aussi, un autre auteur, Stephen Woolcock, en analysant
les résultats de la compétition entre diverses formes de gouvernance d’entreprise au
sein de l’Union européenne en arrive à des conclusions totalement opposées à celles de
Kester. Comme ce dernier, Woolcock observe divers points forts et de faiblesse dans
chacun des deux modèles types de gouvernance d’entreprise en Europe, l’anglais et
l’allemand ; il trouve peu probable que « les différentes formes de gouvernance
d’entreprise fusionnent dans une synthèse constituée des meilleurs éléments de chaque
système.
Il existe enfin un autre facteur de convergence qui ne repose pas sur les forces
intrinsèques de l’un ou de l’autre ensemble d’institutions et de règles, mais sur les
tensions internationales croissantes liées au commerce. L’élément nouveau frappant
dans ces conflits commerciaux est leur focalisation sur les institutions domestiques. On
verra ultérieurement comment les structures nationales dans les domaines de la
finance, l’innovation, la production, et la distribution en sont arrivées à être
considérées comme des sources d’avantages ou de barrières pour les concurrents de
différents pays.

327
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

c- Des pressions politiques en faveur de la convergence

Pour de nombreux observateurs de la globalisation des échanges économiques


internationaux, l’important n’est pas de savoir si la convergence des régimes nationaux
de régulation est à l’œuvre mais seulement si elle se fait assez rapidement. Dans le
passé, lorsque la convergence était comprise comme étant le produit d’impératifs
technologiques, l’idée normative était que le changement économique et la
modernisation tireraient dans leur sillage la politique libérale moderne. Aujourd’hui,
alors que les efforts de croissance économique de la Corée du Sud, Taiwan, Singapour,
Malaisie et la Chine ont été lancés et consolidés sous l’égide de régimes autoritaires,
ces espoirs semblent plutôt naïfs. Le programme politique lié au processus de
convergence ne s’attache plus à aucune attente particulière en matière d’avancées
démocratiques mais se base sur une demande de légitimation des gains commerciaux
obtenus par des firmes opérant dans des pays dont les structures domestiques diffèrent
significativement de celles du modèle de marché anglo-américain. L’absence ou la
lenteur de la convergence entre pays de même niveau de développement suggère
l’existence de gains illégitimes de la part de (s) partenaire (s) « non-convergent(s)». Si
la convergence prend trop de temps, les pays qui tirent des avantages des barrières que
leurs politiques ou leurs structures domestiques érigent en face de biens et services
provenant de pays étrangers, sont considérés comme des exploitants du système de
libre-échange. Les avantages conférés par certaines structures domestiques sont
considérés comme une autre manière de « mendier à la porte de ses voisins ». Ainsi,
lorsque la convergence issue du marché prend du retard, il faut s’attendre à une
aggravation des system-frictions du fait que les bouleversements économiques font du
commerce un sujet de désaccord entre partis politiques domestiques. De ce fait, les
structures domestiques de pays tiers deviennent un sujet de politique interne, et les
différends commerciaux comme des sources de tension internationale.
Il ne faut pas cependant croire que les pressions extérieures précédemment citées
suffisent à elles seules pour faire avancer rapidement le processus de convergence
entre pays. Pour ce faire, il faut que les facteurs exogènes soient relayés par des forces
politiques et économiques qui, non seulement accommodent les changements issus de
pressions externes, mais plus encore, les attirent et les modèlent. Les deux groupes de
facteurs agissent en tandem se relayant chacun l’autre sur des périodes relativement
longues.

C - Résilience des modèles nationaux

Les nombreux observateurs qui se sont opposés à la perspective de la


convergence n’ont pas manqué d’arguments pour soutenir l’idée de résilience et
d’expansion de divers systèmes nationaux et de modèles de capitalismes. Les
arguments contre la convergence reposent sur des analyses différentes relatives au
fonctionnement du marché, sur des idées concernant la cohérence institutionnelle et
l’adaptation, et des compréhensions alternatives sur la façon dont la politique agit sur
l’économie.

328
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

a- Conceptions du marché

Comme nous l’avons déjà noté, les théories de la convergence qui prédisent le
rétrécissement des différences en matière de productivité et de standards de vie
conçoivent l’économie globale comme un marché unique et homogène avec, partout
les mêmes facteurs de prix. Pour R. Boyer, « la globalisation de la finance, du travail,
des technologies et des produits procède de façon à ce que chaque nation en vient à
ressembler à une PME dans un océan de concurrence pure et parfaite». Mais l’auteur
argue que pareille économie n’existe pas. Le terrain de la compétition est nettement
plus varié et irrégulier. Partout, les asymétries d’information et de puissance, les
facteurs d’organisation, les différences dans les infrastructures sociales, et les effets
d’échelle concourent à la segmentation du marché et à la création de « niches », très
éloignées du principe de la concurrence parfaite sur des biens standards et homogènes.
De ce fait, les niveaux de productivité entre firmes, secteurs, régions, nations et
continents peuvent diverger, y compris à long terme, sans montrer aucune tendance
claire à la convergence 84.
L’échec des pressions des marchés à produire une plus grande uniformité dans
les configurations institutionnelles entre les pays révèle l’ambiguïté fondamentale de
ces pressions. Elles peuvent signaler des problèmes et produire des incitations au
changement mais sans indiquer de manière univoque lesquelles des politiques et des
institutions doivent être « réformées » et comment. Si la convergence devait avoir lieu,
cela prendrait de très long délais.

b-Les équivalents fonctionnels dans les systèmes de production

Autres groupes d’hypothèses concernant le caractère indéterminé de l’effet des


changements de l’économie internationale découle de la question de savoir si les
équivalents fonctionnels dans l’organisation de la production sont identiquement
compétitifs dans les marchés mondiaux. Certaines analyses soutiennent en effet que
des configurations nationales différentes ont une capacité extraordinaire à réfracter des
pressions concurrentielles communes et de produire des réponses nationales
divergentes : si ces réponses s’avèrent très également fructueuses à travers le temps,
alors, les modèles nationaux s’en trouveraient renforcées et reconsolidés dans leur
diversité. A cet égard, il existe sinon un nombre infini de méthodes d’organisation de
la production, du moins plusieurs alternatives. Ainsi, en dépit de l’extrême puissance
des forces liées au processus de globalisation, il n’est pas possible de dire d’avance
que l’Amérique sera forcée de se conformer aux règles énoncées par le modèle
japonais
Il s’agit donc de savoir si le modèle japonais de production au juste à temps,
l’économie sociale allemande de haute qualité – hautes compétences, les districts
industriels à l’italienne, la production de masse flexible à l’américaine, constituent des
modèles fondamentalement différents capables d’atteindre des résultats similaires sur
le marché en utilisant des mécanismes tout à fait différents. Les systèmes nationaux
actuels sont-ils différents les uns des autres ou bien s’agit-il des mêmes principes à
l’œuvre, ornés seulement des couleurs nationales ? Est-ce le problème de production

329
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

qui diffère, même si les systèmes nationaux de production résolvent maintenant le


même problème ? Ou bien, est ce que les branches allemande, japonaise et américaine
du capitalisme sont en réalité capable de répondre avec succès à différents défis ? De
ce point de vue, certains auteurs voient les systèmes nationaux comme des équivalents
fonctionnels alors que d’autres les considèrent comme des spécialisations – le modèle
américain dans les logiciels, la biotechnologie, le japonais dans l’électronique,
l’allemand dans les équipements de production, etc.
Si les configurations institutionnelles et les héritages culturels offrent des points
forts et des points faibles distincts, alors chaque système peut progresser ou péricliter
dans différentes conjonctures économiques. Ainsi, en différentes périodes, n’importe
quel système national peut figurer comme le modèle à imiter, et cela peut changer très
rapidement, comme en témoigne le « déclin » du modèle suédois ou la soudaine
résurgence de la puissance américaine à partir de la moitié des années 1990.

c- L’herméticité à l’adaptation dans les systèmes nationaux de production

Si la bonne performance des divers systèmes peut se révéler à différentes


périodes, il paraît alors désirable pour chaque système d’incorporer les éléments des
autres modèles qui pourraient lui permettre d’atteindre des résultats supérieurs. Peut-il
y avoir une synthèse des « meilleures pratiques » à travers une adoption fragmentaire
des institutions ? Ce thème constitue la question qui suscite le plus de controverses
entre ceux qui penchent pour l’idée de résilience des modèles nationaux et
l’invraisemblance de la convergence et ceux qui ne partagent pas cette vision. Les
premiers voient les systèmes nationaux de production comme plutôt un compromis
entre un ensemble étanche de ressources nationales, institutions et héritages
spécifiques. Le principe de « l’herméticité à l’adaptation » (tightness of fit) rend très
improbable qu’une pratique ou une institution, même en état de dysfonctionnement,
puisse être changée à court terme sans que d’autres éléments du système soient
réformés au préalable. Les institutions ne fonctionnent pas isolément mais dépendent
dans leur bon fonctionnement d’autres éléments que rend disponibles les autres parties
du système. Cette dépendance ne permet pas d’analyser isolément les chances
d’adaptation fonctionnelle d’une institution singulière.
L’herméticité à l’adaptation n’est pas synonyme de déterminisme culturel ou
d’immobilisme institutionnel. Les modèles nationaux constituent l’aboutissement
d’évolutions historiques faites de points de ruptures, de transformation et de
dissolution d’anciens schémas. Seulement, leurs changements n’ont de chance
d’aboutir que s’ils sont entrepris à travers des processus d’ensemble. Les modèles
équilibrés de changement peuvent être plus appropriés que le gradualisme implicite
des modèles évolutionnistes conventionnels dans lesquels les pressions
concurrentielles servent de facteurs de changement. Le principe de l’herméticité à
l’adaptation reflète en quelque sorte la pérennité sous une forme ou une autre, de la
politique, de l’action politique et des institutions économiques et la cohérence d’un
système qui ne répond que lentement et irrégulièrement aux changements provenant
des marchés.

330
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

d- La politique et la convergence

Finalement, le débat sur la convergence montre que l’issue de ce phénomène sera


déterminée par l’opposition politique grandissante aux changements qui paraissent être
motivés par des pressions extérieures. Dans tous les pays industrialisés, les processus
d’intégration et de globalisation économique génèrent une série de réactions hostiles et
de résistances politiques et populaires. De nouvelles batailles politiques ont pour
thème la question de savoir si l’on doit réformer les institutions et les pratiques
domestiques pour les rendre conformes à des institutions et des modèles étrangers
considérés comme faisant référence. A coté de ces enjeux, il existe de nouveaux
questionnements au sujet de la légitimité des gains obtenus à travers les échanges
internationaux qui ensemble sont en train de façonner de nouvelles visions sur le rôle
de l’Etat en ce qui concerne les relations entre l’économie domestique et la société,
d’une part, et les marchés mondiaux d’autre part. De nouvelles alliances politiques
sont en train de voir le jour autour de ces questions.
En Europe, l’étonnant revirement des opinions populaires concernant la
construction européenne révélées à l’occasion des référendums sur le traité de
Maastricht montrent une hostilité croissante à l’idée de substituer des modèles
européens communs en place des institutions nationales. Les débats, particulièrement
en France, sur la conclusion des négociations du GATT lors de l’Uruguay Round, ont
montré des inquiétudes similaires concernant les effets de l’abaissement de ce qui reste
des barrières entre l’économie nationale et le reste du monde sur les valeurs et les
institutions nationales. Dans chaque cas, les craintes qui émergent sont les mêmes, à
savoir que l’autonomie de décision nationale est menacée par des transferts de
souveraineté négociés à d’autres organes (l’Union européenne ou l’OMC) sans
compter la perte de contrôle national induite par l’internationalisation croissante de
l’activité économique.
Le point commun entre toutes les controverses sur l’issue des négociations
commerciales multilatérales et que les débats politiques focalisent l’attention sur le
remise en question de la légitimité des gains économiques de partenaires étrangers dus
à des structures de production et d’échanges non conformes aux normes
internationales. Dans ces débats, il est généralement admis que la marge pour une
action politique est ouverte et variée. La question qui reste sans réponse n’est pas si
oui ou non la politique peut saisir cette possibilité, mais quelle genre de politique et au
profit de qui ?

e- La globalisation financière et la convergence des systèmes financiers


internationaux

L’idée selon laquelle la globalisation finira par effacer les distinctions nationales
est affirmée ici avec plus de conviction que dans les autres domaines. La finance
constitue un des éléments majeurs qui crée des structures institutionnelles nationales
distinctes et des modes de comportement spécifiques. Si ces paramètres subissent une
homogénéisation, alors, les autres dimensions du cadre institutionnel national
pourraient connaître le même sort, elles aussi. Pour le moment, de nombreux auteurs

331
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

pensent que « la libéralisation et la convergence des marchés financiers a été beaucoup


plus vite et complète que celle de la R&D » ce qui signifie que bien que la
globalisation soit un phénomène réel, elle procède à des vitesses différentes dans les
différentes dimensions de la production et de la technologie. Mais comme on va le voir
ci-après, cette position intermédiaire n’est pas partagée par tout le monde.

Il paraît évident que jusqu’aux années soixante-dix, existaient encore des


systèmes financiers nationaux distincts. A l’époque, les systèmes financiers des
grandes puissances économiques montraient encore de grandes différences
structurelles. Ces différences structurelles étaient accompagnées par de profondes
différences dans les formes de régulation. A l’époque, il existait trois types de
systèmes : des systèmes financiers dominés par le marché, les banques ou les Etats.
Depuis les années1970, les marchés financiers globaux ont progressé, et les systèmes
financiers nationaux ont beaucoup changé. La question n’est pas de savoir si les
catégories des années 1970 – systèmes financiers – servent toujours à distinguer de
manière adéquate les économies nationales. Il s’agit donc de savoir si les évolutions
qu’ont connues plusieurs systèmes financiers nationaux peuvent mieux être
caractérisées par une convergence qui marquera la fin de la géographie économique ou
plutôt, si les changements laissaient en place des systèmes nationaux distincts 85.
L’argument des défenseurs de la thèse de la convergence peut-être résumé ainsi. La
révolution financière (internationalisation, libéralisation et titrisation) dont nous avons
été les témoins a conduit à une convergence de nombreux systèmes financiers.
Aujourd’hui nous nous acheminons vers un « modèle transnational ». La dialectique
qui autrefois opposait ces modèles les uns aux autres s’apparente maintenant à une
synthèse. D’autres analystes conviennent des faits mais concluent que des systèmes
financiers nationaux subsisteront et que nous sommes en face d’un développement
parallèle de ces systèmes. Il n’y a donc pas un accord clair sur la signification des faits
examinés.
Ainsi, même si les statistiques abondent pour illustrer l’ampleur des mobilités de
capital dans le monde d’aujourd’hui, il est considérablement plus difficile de
déterminer la signification de ces faits. Avant de chercher à connaître les effets de la
mobilité de capital sur les économies nationales, nous devons considérer d’abord le
degré d’intégration réalisé parmi les marchés financiers. Ce point a trait à des
questions comme l’unification du coût de capital, et si c’est le cas, l’est-elle pour
toutes les formes de capital, le degré d’intégration financière atteint est-il sans
précédent ou ne concerne-t-il que la période de l’après-guerre ?
Face à toutes ces questions, les groupe d’analystes qui ont en commun un certain
scepticisme au sujet de l’hypothèse de convergence disent que même en ce qui
concerne le capital – le facteur économique le plus mobile est sur lequel les
gouvernements ont le moins de contrôle – l’intégration et la convergence des
paramètres de base sont loin d’être établies. A titre d’exemple, certains font remarquer
que, plutôt de parler de dérégulation, il est préférable de parler de rerégulation pour
caractériser les changements intervenus dans le rôle de l’Etat. Le rôle de l’Etat a
changé sans que cela signifie pour autant un retrait des pouvoirs publics du marché.
L’action gouvernementale est maintenant marquée par l’intervention dans les marchés
et sur les prix plutôt que par les contrôles quantitatifs de jadis.

332
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

En résumé, pour ce groupe d’analystes, la proposition selon laquelle les


connexions du marché global vont faire disparaître les spécificités financières
nationales ne peut pas être allègrement soutenue. En fait, il apparaîtrait que dans leur
évolution, les Etats évolueraient en parallèle plutôt qu’ils ne convergeraient. Cette
conclusion s’applique également aux autres structures et dimensions qui distinguent
les économies nationales les unes des autres comme les configurations institutionnelles
et les systèmes nationaux d’innovation. C’est donc la conséquence de l’existence des
systèmes nationaux plus que leur persistance qui doit préoccuper davantage. Les
débats tourneront alors autour des mécanismes d’accommodation des diversités
nationales et non sur la façon de les supprimer.

V - Un cas de non-globalisation : la technologie

Pour de nombreux économistes, il ne fait pas de doute que la globalisation


économique est en passe de transformer les termes de la compétition économique
mondiale. Dans une économie plus que jamais indépendante et homogène, cela est
suffisant pour un certain nombre d’entre eux pour affirmer que la production de
technologie est soumise à ce même processus de globalisation. La production à haute
valeur ajoutée ne dépendra plus des technologies locales du moment que les inventions
nationales, dont les spécifications atteindront rapidement les autres nations,
deviendront des technologies mondiales.
Pour beaucoup d’autres auteurs, ce point de vue est très contestable vu la nature
particulière de la technologie. A leurs yeux, l’intensification et l’élargissement des
échanges technologiques internationaux, au demeurant incontestables, ne signifient
nullement la dissolution des systèmes technologiques nationaux pour la constitution
d’un ensemble technologique mondial. Le point de vue défendu à cet égard est que
seul le marché de la technologie est devenu global, les exportations des produits et
services liés à la haute technologie ayant fortement augmenté en pourcentage des
échanges commerciaux mondiaux. De même, la coopération technologique globale a
connu un essor considérable ces derniers temps. Malgré cela, les sources de ces
transactions technologiques demeurent d’ordre national. Pour J. Zysman, il y a un
échange complémentaire entre des communautés technologiques nationales distinctes
et les entreprises qui sont enracinées dans ces communautés 86. Par exemple, les
modèles des inventions et des brevets sont différents pour de nombreux pays avancés.
En fait, des signes convergents suggèrent que le degré de spécialisation technologique
parmi les pays s’est accentué 87. On en arrive ainsi à la proposition alternative selon
laquelle les nations empruntent des voies technologiques distinctes et, de ce fait, des
modèles de croissance différents. La globalisation économique n’a pas fait disparaître
ces modèles qui subissent une transition commune mais le long de trajectoires
distinctes.

Pour comprendre tous ces développements, il faut examiner la notion de système


national d’innovation. Pendant les cinquante dernières années, la théorie de
l’innovation industrielle est passée d’une description simple de l’entrepreneur comme
élément innovant dans une entreprise isolée, à une définition englobant un vaste

333
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

ensemble d’éléments. En d’autres termes, le développement de la théorie de


l’innovation technologique s’est fait en incluant les éléments nouveaux de
l’environnement de l’entreprise. L’idée d’un système d’innovation national (SNI) est
la plus récente étape de cette évolution vers un concept plus complexe et plus
englobant.
La théorie des SNI a parcouru un long chemin depuis J. Schumpeter. De
l’entrepreneur héroïque des premiers écrits, jusqu’à la grande entreprise internalisant
les innovations des années quarante, la théorie est passée par diverses étapes,
s’éloignant progressivement de l’individu pour s’intéresser aux organisations. Depuis
lors, les contributions n’ont cessé de s’accumuler. Le rôle de la demande et du marché
a été souligné par J. Schmookler (1966). Les organisations de recherche et
développement au sein des entreprises ont été mises en lumières par C. Freeman
(1972). Von Hippel a, quant à lui, mis en relief les interactions entre les firmes dans le
processus d’innovation technologique (1976). A la fin des années1970, B. Gille a
insisté sur la nature systémique des innovations avec le concept de systèmes
techniques (1978). Le rôle de la science et de la technologie comme base de
l’innovation a été souligné par D. Mowery et N. Rosenberg (1979). Au début des
années 1980, l’Etat a été fermement associé à l’innovation technologique par R.
Rothewell et W. Zegfeld (1981) et par R. Nelson (1982 et 1984). De même, il a été
montré que l’Etat était le pourvoyeur du plus important facteur de production dans
l’histoire de l’industrie moderne, le savoir scientifique et technologique (Niosi et
Faucher, 1991). La théorie a avancé d’un pas de plus lorsqu’on a découvert
l’importance des alliances d’ordre technique et les accords de collaboration entre
firmes indépendantes, notamment P. Mariti et H. Smiley (1983) ou Fusfeld et Hacklish
(1985). Enfin, à la fin des années 1980, une nouvelle idée est mise à jour. L’innovation
est à présent « déterminée structurellement » par des facteurs à la fois économiques et
politiques, extérieurs à l’entreprise. Les systèmes nationaux d’innovation apparaissent
ainsi dans le champ théorique dans un effort d’explication du développement de
l’activité innovatrice.

A - Système national d’innovation et globalisation

Les travaux sur le SNI sont souvent associés aux théories évolutionnistes.
Pendant les années 1970 et 1980, un nombre considérable d’études relatives à
l’innovation technologique ont débouché sur la formulation de théories dites
évolutionnistes. Les théories évolutionnistes réfutent l’idée d’un équilibre général.
Elles mettent l’accent sur le déséquilibre comme condition fondamentale du
développement économique de longue période – phénomène de destruction créatrice
de Schumpeter – et sur la formation de structures dans le système 88. Pour les théories
évolutionnistes, la distinction entre système ouvert et systèmes fermés est très
importante. Les derniers peuvent réaliser un équilibre caractérisé par le plus grand
désordre possible tandis que les premiers s’éloignent progressivement de l’équilibre
dans la mesure où les échanges de matière, d’énergie et d’information avec leur
environnement augmentent. Au fur et à mesure que les systèmes ouverts s’éloignent de
l’équilibre, ils peuvent subir des transitions conduisant à un changement qualitatif.

334
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Naturellement, cette différence a des implications profondes pour les politiques


industrielles qui ne peuvent plus être fondées sur la recherche de l’équilibre.
Le concept de SNI a été introduit dans les années 1980 (Lundvall, 1985, 1988,
1992 ; Freeman, 1987, 1988 ; Nelson, 1988, 1992) en même temps que se manifestait
à l’époque la tendance à la globalisation économique. Ce concept se base sur la
spécificité des procédures et des institutions qui est utilisée dans différents pays pour
créer et pour adopter des technologies. Il est curieux que l’étude de deux phénomènes
apparemment contradictoires ait commencé en même temps.

Qu’est ce que l’innovation et qu’est ce qu’un SNI ?

La technologie est le savoir technique relatif à la production des biens et services.


Elle peut être codifiée, mais elle peut être aussi tacite, savoir-faire tacite que l’on
trouve dans l’expérience des travailleurs et des ingénieurs. La définition moderne de
l’innovation est basée sur le concept classique de Schumpeter. Les innovations sont
des produits nouveaux et améliorés ainsi que de nouvelles procédures de production,
de nouvelles formes d’organisation, l’application de la technologie dans de nouveaux
domaines, la découverte de nouvelles ressources et l’ouverture de nouveaux marchés.
Les systèmes sont des ensembles d’éléments qui interagissent. Les liens entre le
système et l’environnement doivent être moins forts que les interactions entre les
éléments du système lui-même afin de permettre au système d’avoir un certain niveau
de cohérence et de persistance à travers le temps. En ce qui concerne les SNI, on
trouve dans une contribution de R. Nelson une énumération des éléments qui
constituent les fondements de ces systèmes : « …les systèmes modernes d’innovation
ont une complexité institutionnelle. Alors qu’ils concernent les acteurs institutionnels
et les entreprises privées, ils incluent aussi des institutions comme les universités
dédiées au savoir technologique public, ainsi que les fonds et les programmes
gouvernementaux. Les entreprises privées sont cependant au cœur du programme »89.
Sur la base des éléments qui précèdent, on peut proposer la définition suivante :
un SNI comprend des entreprises, publiques et privées, petites et grandes, des
universités et des centres publics, dont l’objet est la production de science et de
technologie à l’intérieur de l’espace national. Ces acteurs interagissent en termes
techniques, commerciaux, légaux, sociaux ou politiques, aussi longtemps que le but de
ces interactions est le développement, la protection, le financement ou la régulation de
nouvelles sciences et technologies.
L’immense majorité des activités innovatrices prend place dans un nombre réduit
de pays industrialisés. L’étude de leurs efforts en R&D, ainsi que l’allure et la
direction de leurs activités d’innovation a cependant montré des grandes différences
d’un pays à l’autre. L’idée d’un SNI est ainsi inscrite non seulement dans des
développements théoriques, mais également dans l’observation de faits historiques.

335
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

B - Les fondements théoriques des approches évolutionnistes

L’explication de l’existence et des propriétés du SNI doit beaucoup aux théories


évolutionnistes. Celles-ci sont d’inspiration Schumpéterienne, mais ont bénéficié de
contributions venant d’autres disciplines de recherches. Ce sont en particulier la
biologie, les théories des systèmes, les thermodynamiques irréversibles et les théories
de l’organisation. De Schumpeter, on retiendra le rôle fondamental des innovations
(opposé aux activités de routine) comme stimulant de long terme du développement
économique et la nature discontinue de l’introduction des innovations. Des théories
des systèmes et des thermodynamiques irréversibles, on empruntera le concept de
système ouvert, échange de matière, d’énergie et d’informations avec l’environnement.
La distinction entre système ouvert et système fermé a un certain nombre
d’implications importantes pour des systèmes biologiques et sociaux. Les systèmes
fermés ont tendance à atteindre un équilibre caractérisé par un degré maximum
d’interactions hasardeuses entre les éléments constituant le système (exemple, une
goutte d’eau dans un verre d’eau ; le système possède les mêmes propriétés dans toutes
ses parties, indiquant ainsi que les éléments sont tous mélangés au hasard). Les
systèmes ouverts réagissent différemment. Ils peuvent présenter des ruptures entre
différents niveaux d’ordre de complexité, en dehors de toute tendance à l’équilibre.
S’éloigner de l’équilibre veut dire augmenter le flux de matière, d’énergie et
d’information entre le système et son environnement.
Ces transitions des systèmes ouverts ont des propriétés importantes.
Premièrement, l’ordre de la complexité du système après la transition peut être plus
grand qu’avant celle-ci. D’autre part, le nombre d’états peut être plus important après
la transition (des configurations institutionnelles identiques peuvent donner lieu à des
configurations différentes). Cette propriété est définie comme la multistabilité. A
proximité de la transition, le système subit des fluctuations stochastiques et son
comportement devient indéterminé, c’est-à-dire, qu’il n’est pas certain à quel autre état
aboutira la transition. A proximité de la transition, lorsque le comportement du
système devient indéterminé du fait des fluctuations, des incidents historiques peuvent
influencer l’état final du système. Suivant cette propriété, appelée préhistoire (path
dépendancy), le résultat de la transition dépend du chemin parcouru pour atteindre
l’état final. Enfin, les transitions des systèmes ouverts sont irréversibles, dans le sens
où il n’est pas possible de retourner à l’état initial sans modifier l’environnement
extérieur. Une telle affirmation peut sembler triviale pour un biologiste ou un
historien, mais elle l’est nettement moins dans le contexte des théories économiques
dans lesquelles la réversibilité a toujours été considérée comme possible.
Ces caractéristiques des systèmes ont des implications politiques importantes. La
multistabilité implique que plusieurs configurations peuvent être également stables et
parvenir à des résultats similaires. On peut traduire cela en matière de politique
technologique en disant que des configurations institutionnelles variées et des
politiques correspondantes diversifiées peuvent être stables. Ainsi, il est tout à fait
possible que les Etats-Unis parviennent à de bonnes performances économiques grâce
à leur tissu de petites entreprises de haute technologie et que le Japon obtiendrait le

336
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

même résultat avec des grandes entreprises intégrées. Si ceci était vérifié, le
mimétisme institutionnel ne serait pas forcément la réponse aux problèmes de
politique technologique. Par exemple, l’existence de petites et moyennes entreprises de
haute technologie aux Etats-Unis est facilitée par la disponibilité du capital-risque et
par une culture dans laquelle les mobilités sociale, économique et géographique sont
considérées comme des éléments positifs du comportement individuel. A l’inverse, la
collaboration entre les instances gouvernementales, les grandes entreprises et les
banques au Japon donnent des chemins différents pour obtenir une production efficace
et compétitive.
Comme on l’a déjà remarqué, le rôle de l’histoire implique que les structures
socio-économiques et les politiques passées modèlent dirigent et limitent celles du
futur. Conjugué à la propriété précédente, ce point implique que bien des innovations
institutionnelles soient nécessaires pour obtenir certains résultats productifs ; il est
impossible de greffer des institutions étrangères sur un SNI donné. Ainsi, il apparaît
bien que le devenir de n’importe quel SNI dépende directement de son passé sous
forme de ce qu’on appelle usuellement les comportements de sentier. Le SNI reflète en
effet un très haut degré de spécificité nationale. Alors que différents SNI arrivent à des
réalisations similaires en termes de croissance, de productivité ou d’exportations, ils y
parviennent par des organisations institutionnelles et des interactions qui sont très
spécifiques à chacun des pays. Ainsi, une même situation productive peut avoir une
multitude de configurations institutionnelles.
Une autre façon d’expliquer la spécificité et le rôle des SNI est basée sur le
savoir technologique. En effet, le savoir est souvent local, il devient de plus en plus
inefficace à mesure que les situations diffèrent de celles pour lesquelles il a été
originellement crée. Une partie au moins du savoir technologique sera locale, tacite,
spécifique et cumulative. Ceci implique que l’état de la connaissance d’un système à
un moment donné est dépendant du sentier parcouru. La nature du savoir correspond
aussi à son appropriabilité et sa transférabilité. Plus le savoir est spécifique et tacite et
plus il est facile à s’approprier et difficile à transférer.

C - Convergence et divergence des SNI : le rôle de la globalisation


économique

L’environnement dans lequel les entreprises agissent a subi de profonds


changements depuis les années quatre-vingt. La globalisation a conduit à la production
et à la distribution à une échelle globale d’une fraction croissante de la valeur et de la
richesse. Dans sa forme radicale, la globalisation peut être interprétée comme
l’élimination des pratiques et des routines utilisées par les firmes et en principe pour
les autres organisations qui opèrent à une échelle nationale. Elle implique également la
diffusion des meilleures pratiques et routines, ce qui devrait conduire à leur complète
convergence. Il existe ainsi une apparente contradiction entre le SNI qui entraîne
spécificité locale et hétérogénéité et les tendances à la globalisation qui entraînent la
diffusion et l’homogénéisation de comportements et d’activités au niveau mondial. De
la croissante tendance à la globalisation on pourrait déduire que les SNI sont destinés à
disparaître, puisque la diffusion globale d’activités et de comportements éliminerait
toutes les formes de spécificité locale. Par ailleurs, on a pu observer la prolifération

337
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

récente des flux organisés entre des entreprises de nations différentes. Si ces tendances
se perpétuent à l’avenir, elles pourraient limiter l’utilité du concept de SNI et même en
annuler le sens. La question se pose à nouveau des convergences des pratiques au
niveau mondial. Sur la base des théories évolutionnistes, il est possible d’opposer un
certain nombre de critiques à cette déduction.
En premier lieu, la tendance à la globalisation implique seulement une diffusion
plus rapide d’habitudes et de règles de comportement. Selon Prigogine, il est possible
de classifier tous les phénomènes à partir de forces et de flux. Les forces sont, par
exemple, des réactions chimiques qui produisent de nouvelles substances à un certain
endroit et créent donc des hétérogénéités locales. La présence de ces hétérogénéités
cause la diffusion des substances vers les parties du système qui n’en contiennent pas,
c’est-à-dire des flux. Les flux représentent la tendance à l’homogénéisation du
système. Le degré d’homogénéité net ou résultant du système, dépend de l’équilibre
entre forces et flux et non pas de ses valeurs absolues. Dans les systèmes socio-
économiques, les forces sont des innovations crées au niveau local. Les innovations
contribuent donc à la création de l’hétérogénéité. Des processus de diffusion comme le
commerce international, le transfert de technologie ou la diffusion de l’innovation
technologique, correspondent aux flux et conduisent à l’homogénéisation du système.
Ce type d’analyse est présent dans les théories néo-technologiques du commerce
international. La théorie de Vernon sur le cycle de vie du produit en est un exemple.
L’homogénéisation complète du système économique mondial, qui ferait perdre toute
signification au SNI, se vérifierait seulement s’il y avait une cessation des activités
d’innovation. Ainsi, à moins de considérer que les tendances convergentes (exemple
de l’internationalisation) peuvent continuer à l’infini sans tendances divergentes
(exemple des innovations) les asymétries entre les différents SNI se développent
vraisemblablement simultanément aux tendances actuelles de convergence.
Deuxièmement, il faut considérer que les processus de diffusion ne sont pas
instantanés et que la vitesse de diffusion change selon les aspects considérés (la
diffusion de la technologie de production est plus rapide que celle des processus de
production). Ces différentes vitesses de diffusion impliquent que la composition du
système économique international change dans une direction qui n’est pas forcément
celle de la complète homogénéisation.
Troisièmement, bien qu’il y ait convergence des produits échangés au niveau
international, cela n’implique pas une convergence des structures institutionnelles
utilisées pour les produire. La propriété de la multistabilité implique en effet qu’il peut
y avoir plusieurs configurations institutionnelles conduisant au même résultat final.
Ainsi, une harmonisation complète des produits n’impliquerait pas forcément une
convergence des structures institutionnelles.
Un autre point de vue sur cette situation peut être donné par l’analyse en termes
de réseaux. La structure des systèmes socio-économiques est largement constituée de
réseaux, définis ici comme un ensemble d’acteurs et de liaisons. Les réseaux sont
relativement stables mais, au fur et à mesure que le système ouvert s’éloigne de
l’équilibre, ils doivent subir des transitions qui les rendent qualitativement différents.
Ainsi, selon l’hypothèse mentionnée précédemment, la globalisation devrait entraîner
la disparition de liaisons anciennes et la formation de nouveaux réseaux, dont une
large partie sera au niveau international. Pour certains auteurs, cette hypothèse semble

338
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

extrême eu égard à la forte continuité historique des institutions, surtout publiques, qui
jouent un rôle central dans les SNI. C’est à une pareille conclusion qu’arrivent Niosi et
Bellon dans leur analyse des systèmes d’innovation ouverts : la localisation des
acteurs, des activités et des liaisons restera principalement nationale, mais de nouvelles
liaisons, résultant d’une plus intense coopération internationale, y seront ajoutées 90 .

On en arrive ainsi à la proposition principale suivante : les SNI, enracinés dans


des arrangements institutionnels et sociaux relativement fermés, dureront longtemps,
et de ce fait, participent à la persistance de trajectoires technologiques nationales
spécifiques. Celles-ci à leur tour créent des modèles nationaux de croissance distincts,
ce qui peut paraître en contradiction avec l’hypothèse de globalisation.
Il faut savoir en effet que la technologie n’est pas un processus désincarné dans
la mesure où elle se développe au sein des communautés locales, souvent infra-
nationales. Ce sont les caractères des organisations et des communautés locales qui
donnent leurs traits particuliers aux processus de développement technologique et
d’innovation. Il s’en suit que les trajectoires technologiques qui émergent dans un pays
ne peuvent pas être facilement imitées. Passer d’une trajectoire dominante dans un
pays à une trajectoire spécifique à un autre est hypothétique et certainement très
onéreux.

En conclusion, certains auteurs utilisent les théories évolutionnistes pour soutenir


que des communautés technologiques nationales distinctes continueront d’exister en
face du processus de globalisation. Pour eux, s’il est très probable que ce phénomène
aura des conséquences importantes pour les SNI, il est très improbable que toutes les
liaisons et les structures institutionnelles existantes changeront, au moins dans un futur
proche. Dans un scénario plus probable, les tendances à
l’homogénéisation/convergence se manifesteront avec des vitesses différentes selon
l’aspect de la réalité socio-économique et le pays, et elles seront accompagnées par des
processus d’innovation qui recréeront de l’hétérogénéité à un niveau local.

VI- La globalisation et l’Etat-Nation

Cette dernière partie a pour but de montrer la façon avec laquelle est considéré
l’avenir de l’Etat-Nation en tant qu’acteur principal de la gouvernance par les
nombreux auteurs qui s’opposent à une certaine rhétorique politique développée par
certains théoriciens du phénomène de la globalisation.

La rhétorique politique de la globalisation

On fait souvent remarquer qu’il est devenu de bon ton d’affirmer que la période
de l’Etat-Nation est révolue, et que la gouvernance à l’échelle nationale est inefficace
en face de la globalisation de l’économie et des processus sociaux 91. La politique
nationale et les choix politiques ont été mis à la touche par les forces du marché
mondial qui restent plus puissantes que le plus puissant des Etats. Le capital est
mobile et n’a plus d’attachements nationaux, et se déplacera selon ses propres

339
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

considérations en matière d’avantage économique. Si le travail reste à la fois local et


relativement statique, il doit cependant s’adapter aux nouveaux impératifs de la
compétitivité internationale. Des régimes nationaux de travail distincts garantissant à
la main-d’œuvre une protection sociale importante deviennent ainsi contre-productifs.
Tel est le cas aussi des régimes et des politiques monétaires et fiscales qui ne
répondent pas aux attentes des marchés mondiaux et des firmes transnationales.
L’Etat-Nation a cessé d’être un acteur économique efficace. Il doit se contenter de
fournir au meilleur prix les services sociaux et publics que le capital mondial juge
nécessaires.
Ou impute aussi à certains auteurs tels que Reich et Ohmae, l’idée que les Etats-
Nation sont devenus les autorités locales d’un système global. Ils ne peuvent pas
influencer directement et de façon indépendante les niveaux d’activité économique et
d’emploi à l’intérieur de leurs territoires ; ceux-ci sont déterminés par les choix d’un
capital jouissant d’une forte mobilité internationale.
On considère que cette nouvelle rhétorique politique est basée sur un libéralisme
anti-politique. En s’affranchissant de la politique, la nouvelle économie globale permet
aux firmes et aux marchés de réaliser une allocation optimale des facteurs de
production, parce que libre des contraintes causées par les interventions étatiques. Le
libre échange, les firmes transnationales et les marchés mondiaux de capital ont libéré
l’activité économique des contraintes de la politique, et sont capable de fournir aux
consommateurs du monde entier les meilleurs produits aux meilleurs prix. Pour
Thompson et Hirst, la globalisation telle qu’elle est présentée par ses plus ardents
défenseurs, va réaliser les idéaux des libres échangistes du XIXe siècle tels que
Cobden et Bright ; à savoir, un monde démilitarisé dans lequel l’activité économique
est prépondérante et où le pouvoir politique n’a pas d’autre tâche que la protection du
système mondial de libre échange 92.
Aux yeux des socio-démocrates européens et des libéraux américains, il est
paradoxal de constater que le concept de globalisation est une aubaine pour la droite
politique comme pour la gauche radicale. Selon ce point de vue, il permet à la
première de se dédouaner de l’échec de ses politiques monétaristes et individualistes
menées dans les années quatre-vingt. Et de retrouver un nouveau souffle pour affirmer
que les droits sociaux et syndicaux qui ont marqué la période de régulation sont
responsables de la perte de compétitivité économique des pays occidentaux face à
leurs concurrents asiatiques et doivent donc être réduits. Quant à la gauche radicale,
confrontée à l’effondrement du socialisme d’Etat et des luttes anti-impérialistes du
Tiers-monde, elle peut voir en la globalisation la continuation de la réalité du système
capitaliste mondial. Un des collaborateurs de l’ancien ministre français de l’intérieur J-
P. Chevènement, déclarait récemment : « La mondialisation est le nouveau mot pour
parler d’impérialisme et de capitalisme, les problèmes eux, restent les mêmes ». C’est
l’occasion aussi pour les radicaux de gauche d’affirmer la futilité des stratégies
réformistes des sociaux-démocrates, qui ne peuvent plus prétendre posséder des
politiques pragmatiques et effectives.
La gauche et la droite peuvent célébrer en commun la fin du keynésianisme. La
régulation économique nationale, le plein-emploi et la croissance soutenue, la
production de masse standardisée avec une importante main-d’œuvre semi-qualifiée, la
collaboration inter-industrielle, la syndicalisation du travail et l’Etat, tous ces facteurs

340
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

qui étaient au centre de l’expansion de la période de l’après-guerre ont été à l’origine


des conditions qui ont favorisé l’influence politique des grands syndicats, et ont limité
la crédibilité politique aux seuls courants centristes et réformistes. Mais la domination
de marchés internationaux volatiles, le passage à des méthodes de production flexibles
et la restructuration radicale de la force de travail, la croissance irrégulière est
incertaine dans les pays avancés, le déclin des organisations de main-d’œuvre et de
l’intermédiation corporaliste, tout cela a rendu les stratégies réformistes obsolètes, et
réduit le degré de centralité des processus politiques, qu’ils soient compétitifs ou
coopératifs.
Le déclin du degré de centralité à l’échelle nationale de domaines aussi variés
que la politique, la guerre, la lutte des classes, la régulation économique et la réforme
sociale, libère les forces politiques de la nécessité de coopérer contre des ennemis
extérieurs ou de collaborer à l’intérieur pour maintenir la prospérité nationale. Les
régions peuvent désormais revendiquer sans crainte plus d’autonomie. Défendre la
culture bretonne ne passe plus pour une menace de désintégration de la France. Ainsi,
dans les pays avancés, très impliqués dans les marchés mondiaux, les pluralismes
religieux, ethniques et culturels peuvent se développer, de même que les groupes qui
deviennent les foyers alternatifs de leurs membres.
Les défenseurs de l’idée de persistance de l’Etat-Nation ne nient pas que ces
arguments ne manquent pas de force. Il est indéniable en effet que le rôle et la forme
de l’Etat-Nation ont beaucoup changé depuis l’époque keynésienne. Les Etats sont
moins autonomes, exercent moins de contrôle exclusif sur les processus sociaux et
économiques à l’intérieur de leurs territoires, il leur est plus difficile de maintenir les
distinctions nationales et l’homogénéité culturelle. Dans un monde libéré de la menace
de guerre totale entre les grandes puissances qui le forment (la menace de guerre
justifiait l’existence et la protection d’industries nationales, le développement de
programmes sociaux pour promouvoir l’efficience nationale et la solidarité nationale
pour unir les riches et les pauvres dans un combat commun) et dominé par les
nouvelles technologies de l’information et de la communication, le repli sur soi et le
fondamentalisme culturel constituent les stratégies des perdants. Bien qu’ils soient des
réponses au retard économique, de tels nationalismes participent à son renforcement.
Alors que le contrôle exclusif de l’Etat sur son territoire a beaucoup rétréci du
fait de la fin de la menace de guerre et du développement des moyens de
communication, il conserve toujours un rôle central qui lui confère un contrôle
territorial considérable, à savoir la régulation des populations.

Les changements dans les capacités des Etats-Nation

Les Etats peuvent avoir moins de contrôle sur les idées, mais ils contrôlent
toujours leurs frontières et les mouvements de population à travers celle-ci. Ainsi, à
l’exception d’une minorité de travailleurs hautement qualifiée et très mobile
internationalement, et de groupes d’émigrants et de réfugiés pauvres et prêts à tout
pour quitter des conditions de vie intolérables, la masse des populations mondiales ne
peut pas se déplacer librement. Donc en l’absence de la mobilité de main-d’œuvre, les
Etats conserveront un contrôle considérable sur leurs populations en ce sens que c’est
eux qui désignent ceux qui sont citoyens et qui sont donc dignes de recevoir les aides

341
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

sociales. A cet égard et malgré la rhétorique sur la globalisation, disent les défenseurs
de l’Etat-Nation, la plus grande partie de la population mondiale vit dans des espaces
fermés, prise au piège de la loterie de sa naissance. La richesse n’est donc pas globale,
mais elle est répartie sur une échelle nationale et régionale entre des pays et des
contrées riches et pauvres.
Les populations sont donc moins mobiles que l’argent, les biens ou les idées ; en
un sens elles demeurent « nationalisées », dépendantes des passeports, des visas, de
leurs lieux de résidence et de leurs qualifications professionnelles. Le rôle de l’Etat
démocratique en tant que possesseur d’un territoire dans lequel il assure la régulation
des mouvements de population lui confère une légitimité précise sur le plan
international dans la mesure où aucune autre agence ne pourrait avoir cette légitimité
de représentation de la population.

Gouvernance et économie mondiale

L’idée que l’époque où la politique pouvait être conçue quasi exclusivement en


termes de processus au sein d’Etats-Nation (et leurs interactions extérieures sous
forme de bille de billard) est en passe de disparaître n’est pas très contestée. La
politique devient plus polycentrique, avec des Etats ne formant qu’une des dimensions
d’un système complexe formé d’un chevauchement d’agences qui souvent se
concurrencent entre elles. Cette complexité rappelle celle qui caractérisait le moyen
âge. Mais cette complexité et cette multiplicité des niveaux et des types de
gouvernance renvoie à un monde très différent de celui que dépeint la théorie de la
globalisation, un monde où l’Etat-Nation conserve une place distincte, significative et
permanente.
L’analogie notée plus haut avec le moyen âge n’est que formelle et ne signifie
pas que nous revenons à un monde comme celui du moyen âge, précédent au
développement de la souveraineté nationale. Au moyen âge, la coexistence d’autorités
parallèles, concurrentes voire conflictuelles était possible car les économies et les
sociétés étaient très peu intégrées. Le degré de division du travail et d’interdépendance
économique était relativement faible, alors que les communautés contemporaines
dépendent dans leur existence même d’un ensemble coordonné d’activités distinctes et
souvent très lointaines. Les marchés seuls ne peuvent assurer une telle coordination et
interaction que dans des conditions très particulières.
Désormais, les pouvoirs d’administration ne peuvent pas proliférer et se
concurrencer. Les différents niveaux et fonctions de gouvernance doivent être liés les
uns aux autres dans une division de contrôle pareille à la division du travail. Dans le
cas contraire, les failles entre les différentes agences et niveaux de gouvernance
bénéficieront aux malhonnêtes et nuiront aux malchanceux. Les pouvoirs
administratifs (internationaux, nationaux et régionaux) doivent être suturés les uns aux
autres dans un système bien intégré pour éviter une détérioration de la qualité de
gouvernance à tous les niveaux.
Le rôle de l’Etat-Nation reste central dans ce processus de « suturation » : les
politiques et les pratiques des Etats dans la distribution des pouvoirs vers le haut à
l’échelle internationale et vers le bas au profit des agences infra-nationales constituent
les sutures qui maintiendront la cohésion du système de gouvernance. L’autorité peut

342
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

ainsi être plurielle, partagée à l’intérieur et entre les Etats plutôt que centralisée à
l’échelle nationale, mais pour être effective elle doit être structurée dans une
architecture cohérente d’institutions. Nous ne disconvenons pas que, cela, les idées les
plus simplistes sur la globalisation le récusent, soit parce qu’elles affirment que
l’économie mondiale est ingouvernable, étant donné la volatilité des marchés et la
divergence des intérêts qui la caractérisent et par conséquent, aucun élément de
structure n’est possible, soit parce qu’elles voient le marché comme un mécanisme de
coordination qui, de lui-même, rend toute tentative de création de structure
institutionnelle non-nécessaire. Le marché est considéré comme un substitut du
gouvernement parce qu’il passe pour un mode satisfaisant de gouvernance : il produit
un résultat optimal lorsque son fonctionnement est le moins contrarié par une
régulation institutionnelle accessoire.
On cite à ce sujet l’exemple de certains théoriciens « maximalistes » comme K.
Ohmae qui soutient que seules deux forces importent dans l’économie mondiale, les
forces dynamiques du marché global et les firmes transnationales, et que, aucune
d’elles n’est, ni ne peut faire l’objet d’une gouvernance publique. Le système global
est gouverné par la logique de la concurrence des marchés et l’action publique peut-
être au mieux secondaire du moment qu’aucune agence gouvernementale (nationale ou
autre) ne peut égaler les forces du marché mondial. Au risque de nous répéter, cette
opinion voit les gouvernements nationaux comme les municipalités du système
global : leurs économies ne sont plus nationales dans aucun sens significatif, et la
politique publique ne peut être efficace que si elle se contente d’une limite de
pourvoyeur local de services publics requis par l’économie globale. La question que se
pose certains auteurs est cependant si cette économie globale existe déjà ou si elle est
en voie de l’être. Comme nous l’avons déjà noté, il y a une grande différence entre une
économie strictement globale et une économie hautement internationalisée. Dans la
première, les politiques nationales sont considérées comme futiles du fait que les
résultats économiques sont entièrement déterminés par les forces du marché mondial
et par les décisions internes des compagnies transnationales. Dans la seconde, les
politiques nationales restent viables ; et à vrai dire, elles sont essentielles afin de
préserver les traits et les forces de la base économique nationale et des firmes qui y
activent. Une économie mondiale avec un degré élevé et croissant de commerce et
d’investissements internationaux n’est pas forcément une économie globalisée au sens
de la première. Dans cette économie, les Etats-Nation, de même que les formes de
régulation internationale créées et soutenues par ces mêmes Etats, ont toujours un rôle
fondamental de gouvernance de l’économie.
La question qui se pose donc concerne le type d’économie mondiale qui existe
actuellement ou qui est en voie d’émerger ; une économie qui est essentiellement
supra-nationale, ou une économie dans laquelle en dépit de hauts niveaux de
commerce et d’investissement international, les processus et les actions à l’échelle
nationale demeurent de premier ordre ; l’ensemble des auteurs dont nous avons
examiné les idées sur les principaux aspects de cette question – le caractère des
marchés financiers mondiaux, les modèles de commerce international et d’IDE, le
nombre et le rôle des FMN – il ne fait pas de doute qu’il n’y a pas de tendance forte
vers une économie globalisée. Dans ce cas là, il faut renoncer au concept en vogue de
globalisation et chercher des modèles moins démoralisants, politiquement parlant.

343
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Mais l’enjeu ici n’est pas simplement de clamer des preuves et de les évaluer, mais
celui de fournir des concepts politiques qui permettent de conserver les possibilités de
gouvernance économique et le rôle des Etats modernes dans cette gouvernance.
En ce sens, il est prétendu que les conflits en cours entre la politique publique des
pays avancés et les principaux marchés financiers ne sont nullement tranchés, et que
malgré certains revers comme la dislocation du SME, il n'y a pas de raison de penser
que les forces du marché l’emporteront toujours sur les systèmes de régulation. La
raison est que la plupart des acteurs de l’économie mondiale ont tout à gagner d’une
stabilité financière, y compris les grandes firmes, pour qui la réduction de l’incertitude
est un avantage certain pour pouvoir affirmer leurs plans d’investissement et leurs
stratégies de production et de marketing. De ce point de vue, l’idée commune à un
grand nombre de théoriciens de la globalisation selon laquelle les firmes tireront
avantage d’un environnement international plus déréglementé est tout simplement
erronée. La stabilité de l’économie internationale ne peut avoir lieu que si les Etats
conjuguent leurs efforts pour la réguler et conviennent d’objectifs et de standards
communs de gouvernance. Certes, les firmes peuvent désirer un système de libre
échange et des régimes communs de normes commerciales, mais ils ne peuvent les
obtenir que si les Etats coopèrent entre eux pour parvenir à une régulation
internationale commune.
Ensuite, la notion que les firmes devraient aspirer à devenir transnationales au
sens extra-territorial du terme est également bizarre. Les bases économiques nationales
à partir desquelles opère la plupart des compagnies contribuent à leur efficacité
économique (non pas seulement au sens de fournisseur d’infrastructures performantes
et à faibles coûts). La plupart des firmes sont enchâssées dans une culture économique
nationale distincte qui leur assure des avantages intangibles mais bien réels. Les firmes
réellement transnationales devraient essayer de créer en leur sein les avantages
culturels et les formes d’identification que les autres firmes obtiennent gratuitement de
leurs institutions nationales. Elles auraient alors besoin d’un groupe central
d’employés pour faire de la firme la source d’identification et mettre en place une élite
managériale non-nationale et cohésive qui peut communiquer entre elle
informellement. Traditionnellement, cette transnationalité a été réalisée par des
organisations non-économiques ayant une forte mission idéologique qui sert de foyer
alternatif à la loyauté envers les pays et les Etats, comme les sectes. Cela serait
difficile pour les entreprises. Les dirigeants et les travailleurs japonais qui voient la
firme comme une communauté sociale de base le font dans un contexte national qui
donne un sens à cela.
Mais les avantages nationaux ne sont pas confinés aux seules sociétés dont les
institutions promeuvent une solidarité pour contrebalancer la coopération et la
concurrence entre firmes et entre intérêts sociaux majeurs. Les Etats-Unis ont une
culture économique qui met l’accent sur la concurrence et l’autonomie des entreprises
individuelles. Mais contrairement à des arguments comme ceux de Reich, les firmes
américaines ont tout intérêt à rester distinctement américaines. Cela provient de la
puissance et des fonctions de l’Etat ; par exemple, le dollar qui reste le moyen de
paiement du commerce international, les agences fédérales de régulation comme le
FDA et le FAA qui sont leaders mondiaux et qui travaillent en étroite collaboration
avec l’industrie, les tribunaux américains qui sont un moyen puissant de défense des

344
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

intérêts commerciaux et des droits de propriété des firmes américaines à travers le


monde, et enfin le gouvernement fédéral qui est un pourvoyeur massif de R&D et un
puissant protecteur des intérêts des firmes américaines à l’étranger. Il est vrai que le
gouvernement de Bill Clinton a fait du commerce sa priorité absolue et son arme de
choix 93 .
Ainsi, on reproche à certains théoriciens de la globalisation de brosser un tableau
du monde qui offre une totale liberté aux firmes pour servir les consommateurs où
qu’ils soient. Les Etats et la puissance publique n’ont plus beaucoup d’importance face
au marché global. De ce point de vue l’économie et la politique se séparent l’une de
l’autre, et la dernière décline au profit de la première. Du fait que les marchés
dominent et que leurs résultats sont légitimés par la libre concurrence est considéré
comme hors de portée du contrôle national ; alors les Etats auront moins de chance de
maîtriser les résultats économiques ou de les influencer par l’usage de la force. La
guerre cesserait d’avoir toute attache avec la rationalité économique.
Mais les marchés et les firmes ne peuvent pas exister sans une puissance
publique pour les protéger que ce soit sur le plan international (l’exemple typique est
l’utilisation de la force militaire pour obliger Saddam Hussein à quitter le Koweït) ou
sur le plan national (combattre les trafics en tout genre et le crime organisé). Ainsi, s’il
est fort invraisemblable que les pays avancés se fassent la guerre entre eux, l’ordre
commercial de libre échange nécessite cependant la force militaire pour l’appuyer,
chose que seules les pays avancés et à leur tête les Etats-Unis peuvent garantir.
Les avantages que garantissent les pouvoirs publics au profit des firmes et des
marchés ne se limitent pas au niveau national. Ainsi, pour de nombreux services aux
firmes et des formes de coopération entre celles-ci, les institutions nationales centrales
sont trop éloignées pour pouvoir disposer d’une connaissance adéquate des réalités
locales, indispensable pour une gouvernance efficace. Dans les pays avancés, les
gouvernements régionaux sont les pourvoyeurs de services collectifs vitaux pour les
industries. La gouvernance économique régionale, des districts industriels florissants
et un bon partenariat entre les Etats-Nation et les gouvernements régionaux constituent
les éléments centraux de la réussite économique sur les marchés mondiaux.
Commentant un article de K. Ohmae 94 où celui-ci affirme que les Etats régionaux
peuvent devenir un phénomène marquant à une époque où les Etats-Nation sont en
déclin, Thompson et Hirst répondent que les Etats régionaux ou les réseaux des cités-
Etat sont très différents des districts industriels organisés ou des gouvernements
régionaux. Pour ces deux auteurs, cette idée est certes intéressante (bâtie sur l’exemple
du succès de villes-Etat comme Singapour ou Honk Kong), mais ces entités ne
pourront pas se substituer aux Etats-Nation. Elles reposent en effet sur une forte
gouvernance économique internationale et sur une sécurité collective assurée par les
grandes puissances. Ces villes-Etat sont trop petites pour pouvoir supporter seules les
coûts de leur sécurité et de leur régulation économique sans perdre leurs avantages
compétitifs ; et les grandes puissances politiques ne leur permettront pas d’aller
jusqu’à provoquer une pression compétitive insupportable sur leurs économies.
Ainsi, si l’on se fie à ces arguments, alors les firmes qui opèrent sur les marchés
mondiaux ont intérêt à ce que la gouvernance publique, nationale et internationale, de
l’économie mondiale reste en place. Cette gouvernance de l’économie mondiale ne
s’appuie pas uniquement sur les instruments et les mécanismes institutionnels des

345
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Etats-Nation pris individuellement. Elle repose également sur les multiples formes de
coopération entre ses Etats, notamment les plus avancés d’entre eux ou le G3
(l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon). Cette coopération touche essentiellement
les domaines de la finance et du commerce international mais aussi la régulation des
flux d’IDE et de main-d’œuvre.
Pour E. Kapstein 95, auteur d’une importante étude sur le rôle de l’Etat dans le
cadre de la globalisation financière, l’actuel système de coopération nationale basé sur
le contrôle du pays hôte, est fermement en place dans le cadre de la supervision
bancaire et est à l’état embryonnaire dans le cas des marchés de titre. Nous sommes
donc en présence non pas de marchés totalement déréglementés mais d’un système
élaboré de gestion détaillée des transactions financières internationales. Ce système de
contrôle est basé sur des règles informelles et sur la confiance entre les différents
partenaires. D’une certaine manière, le succès de ce mode opératoire ne plaide pas en
faveur de l’idée de lui substituer un organisme multinational formel pour superviser et
réguler toute l’activité financière privée comme le suggère certains spécialistes. Les
gouvernements nationaux ne se sont pas montrés impuissants en face de l’irrésistible
« globalisation » de la finance internationale comme le laisse entendre une idée très
répandue. En fait, ils se sont organisés ensemble pour pouvoir exercer un contrôle
effectif sur la nouvelle situation. Ceci reste néanmoins une supervision limitée d’une
économie internationale gouvernée par les marchés. La régulation ne vise pas à altérer
la fixation des prix par les marchés ou la direction des flux financiers. Dans une large
mesure, les marchés monétaires opèrent librement, ce qui permet une libre fixation des
taux de change.
Ces arrangements institutionnels et ces stratégies peuvent assurer un niveau
minimum de gouvernance économique internationale, au moins au profit des grands
pays avancés. Cette gouvernance ne peut pas réduire les inégalités extrêmes entre ces
nations et le reste du monde en termes de commerce, d’investissement, de revenu et de
richesse. Ce n’est pas ce problème que soulève le phénomène de globalisation. L’enjeu
n’est pas de savoir si l’économie mondiale est gouvernable dans le sens d’objectifs
ambitieux tels que la promotion de la justice sociale, l’égalité entre les pays et un plus
grand contrôle démocratique au profit de la majorité de la population mondiale, mais si
elle est gouvernable du tout.

La nouvelle souveraineté

L’Etat jouera toujours un rôle de pivot dans le fonctionnement des mécanismes


de gouvernance internationale dont nous avons vu ci-dessus les principaux aspects.
Les Etats-Nation ne devraient plus être considérés comme des pouvoirs de
gouvernement capable d’imposer par leur autorité leurs vues sur toutes les dimensions
de la politique au sein d'un territoire donné. Les Etats deviennent simplement une
combinaison de pouvoirs et d’agences politiques dans un système complexe de
pouvoir allant de l’échelle mondiale à l’échelle locale ; ils sont dotés de la centralité du
fait de leur relation au territoire et à la population. Les populations restent soumises
aux principes de la territorialité et de la citoyenneté qui relèvent de l’Etat-Nation. Les
Etats restent « souverains », non pas dans le sens qu’ils sont tout puissants ou
omnipotents à l’intérieur de leurs territoires, mais parce qu’ils assurent la sécurité des

346
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

frontières du territoire et que, à la condition d’être démocratiquement crédibles, ils


sont représentatifs des citoyens à l’intérieur de ces frontières. La souveraineté est
aliénable et divisible, mais les Etats acquièrent de nouveaux rôles même s’ils cèdent
une partie de leur pouvoir à des agences supranationales ; en particulier, ils obtiennent
la fonction de légitimer et de soutenir les autorités qu’ils ont créées par un tel transfert
de souveraineté. Si la souveraineté garde une signification décisive en tant que trait
distinctif de l’Etat-Nation, c’est parce que l’Etat a le rôle de source de légitimité en
transférant le pouvoir ou en sanctionnant de nouveaux pouvoirs, à la fois supra-
nationaux ou infra-nationaux. Les Etats occupent donc une position charnière et
exclusive entre les agences internationales et les activités infra-nationales parce qu’ils
sont pourvus de la légitimité de représenter démocratiquement une population installée
sur un territoire donné.
Ainsi, dans un système de gouvernance dans lequel des agences internationales et
des entités de régulation sont déjà significatives et leurs prérogatives croissantes, les
Etats-Nation restent des entités décisives de représentation. Alors, paradoxalement, le
degré d’internationalisation (et non pas de globalisation, comme aiment à le rappeler
certains auteurs ) rétablit le besoin d’un Etat-Nation non pas dans sa traditionnelle
forme de pouvoir souverain unique, mais en tant que relais crucial entre le niveau de
gouvernance internationale et les populations du monde développé.

En clair, les Etats en viendront à fonctionner moins comme des entités


« souveraines » et plus comme les composantes d’un processus international de
gouvernement. La fonction centrale de l’Etat-Nation sera celle de pourvoyeur de
légitimité et d’élaborateur de lois pour assurer la continuité de mécanismes de
gouvernance supra-nationale et infra-nationale.

Dans ce troisième chapitre nous avons voulu mettre face à face deux grands
ensembles d’arguments qui concernent la place et le rôle de l’Etat-Nation par rapport
au mouvement de globalisation. Le premier groupe d’arguments s’appuyant sur une
définition particulière du phénomène en question considère que la nation ne constitue
plus le cadre de référence des activités économiques des firmes d’un pays. Par
conséquent, celles-ci ne constituent plus comme par le passé l’intermédiaire exclusif
ou même privilégié entre les citoyens d’un pays et la prospérité économique. Dès lors
que les firmes ne s’estiment plus tenues par les engagements qui découlent de leur
appartenance nationale, il n’est plus raisonnable de continuer à raisonner en termes
d’économie nationale. Dans ces conditions, l’Etat doit être le premier à adapter sa
politique et son action et de les rendre conformes à la nouvelle réalité économique.
Cela suppose que les autorités publiques placent en tête de leurs priorités
l’amélioration permanente des capacités de leurs citoyens à identifier et à résoudre des
problèmes complexes. Dans une économie mondiale en voie de globalisation, la
rétribution des services productifs est en effet fonction des compétences et des talents
dont font preuve les travailleurs dans l’exécution de leurs tâches. Si l’on ne tient pas
compte assez de cette nouvelle réalité, la répartition de revenus devient plus régressive
et, face à l’ampleur de la tâche qui leur incombe pour corriger cette situation, les
riches sont tentés de faire sécession et de livrer les pauvres à leur triste sort.

347
LA GLOBALISATION ET L’ETAT-NATION

Le deuxième groupe d’arguments s’inscrit toujours dans le cadre de l’économie


nationale et de l’Etat-Nation. S’ils ne récusent pas complètement le phénomène de
globalisation, l’assimilant à un mythe, ces arguments considèrent que les facteurs
déterminant de la compétitivité des entreprises sont toujours situés au sein de leurs
nations d’origine. Les forces centripètes de la nation l’emporteront toujours sur les
forces centrifuges de la globalisation et l’Etat conservera toujours un rôle significatif
de l’économie de chaque pays. C’est à l’examen des rapports existant entre
globalisation économique et pays en développement que nous allons nous tourner
maintenant.

348
ANNEXE

Figure 3.1 : Répartition en pourcentage des ventes de produits manufacturés par les
multinationales selon les régions et le pays du siège social, 1987.

397
Figure 3.2 : Répartition en pourcentage des ventes de services par les multinationales
selon les régions et le pays du siège social, 1987.

398
Figure 3.3 : Répartition en pourcentage des avoirs des multinationales manufacturières
selon les régions et le pays du siège social, 5 pays, 1987.

399
Figure 3.4 : Répartition en pourcentage des avoirs des multinationales manufacturières
selon les régions et le pays du siège social, 3 pays, 1987.

400
Figure 3.5 : Répartition en pourcentage des avoirs des multinationales de service selon
les régions et le pays du siège social, 1987.

401
Figure 3.6 : Répartition des filiales de multinationales manufacturières selon les régions
et le pays du siège social, 1987.

402
Figure 3.7 : Répartition en pourcentage des filiales de multinationales manufacturières
selon les régions et le pays du siège social, 1987.

403
Figure 3.8 : Répartition en pourcentage des filiales de multinationales de services selon
les régions et le pays du siège social, 1987.

404
Figure 3.9 : Répartition en pourcentage par région des filiales de multinationales de
services selon le pays du siège social, 1987.

405
Figure 3.10 : Répartition en pourcentage des profits bruts de multinationales
manufacturières selon les régions et le pays du siège social, 1987.

406
Figure 3.11 : Répartition en pourcentage des ventes des multinationales selon le pays, la
région et le secteur, 1992 – 1993.

407
Figure 3.11 : suite

408
Figure 3.12 : Répartition en pourcentage des avoirs des multinationales selon le pays, la
région et le secteur, 1992 – 1993. (pas de données pour le secteur primaire en France et
aux Pays-Bas).

409
Figure 3.12 : suite.

410
CHAPITRE IV

LA GLOBALISATION
ET LES PAYS EN
DEVELOPPEMENT
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Dans ce quatrième et dernier chapitre nous traitons de la question du rapport


entre la globalisation et l’avenir des pays en développement pour tenter de répondre à
la question de savoir si, effectivement, le phénomène en question est la cause de la
marginalisation économique de ces pays comme le soutiennent beaucoup d’auteurs, de
syndicalistes et de responsables d’ONG.
Ce chapitre se compose de deux sections. Dans la première nous évoquons en
premier lieu la problématique historique du rattrapage économique des pays avancés
par les pays retardataires afin de faire ressortir les facteurs qui empêchent le décollage
des pays du tiers-monde. Nous verrons par la suite, les chiffres qui mesurent l’étendue
de cette marginalisation qui affecte ces pays et les facteurs qui sont à l’origine de ce
problème. Nous constaterons alors que ce n’est pas tant la globalisation de l’économie
mondiale qui réduit la participation des pays pauvres dans les processus économiques
internationaux accentuant par la même occasion le retard sur les pays développés, mais
plutôt leur incapacité à triompher définitivement du sous-développement.
Dans la seconde section, nous nous employons à montrer ce que représente
réellement le mouvement de globalisation pour les pays en développement. Nous
sommes convaincus que ce phénomène n’est en définitive rien d’autre qu’un
extraordinaire défi et qu’ils doivent impérativement réussir le pari de le relever. Pour
ceux d’entre eux qui y parviendraient, cela constituera une bonne opportunité pour
atteindre des niveaux supérieurs de progrès économique et social. Une telle entreprise
passe inévitablement par une politique qui donne la priorité à l’amélioration des
capacités productives et des compétences du plus grand nombre de citoyens.
L’investissement dans le capital humain doit primer sur toutes les autres actions des
pouvoirs publics. Le manque de moyens et le retard considérable accusé dans ces
domaines par ces pays par rapport aux nations développées confère à cette politique un
caractère d’urgence absolue.

363
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

SECTION I

Sous-développement et marginalisation
économique

I- Le processus de rattrapage économique

Avant d’aborder ce risque réel de marginalisation économique qui guette la


plupart des PED, il convient de se demander quels enseignements de portée générale
peut-on tirer de l’expérience de développement de ce groupe de pays – hétérogène, il
faut le préciser – durant la première partie de la seconde moitié du XXe siècle. Le
degré de gravité de cette marginalisation rompante est bien sûr différent d’un pays à
l’autre. Il se pourrait que certains d’entre eux, très pauvres, notamment d’Afrique et
d’Amérique latine ne possédant en abondance aucune des richesses naturelles qui
puissent intéresser les grandes multinationales, soient définitivement condamnés à
subir en plus de conditions du sous-développement traditionnel, l’isolement et
l’indifférence de la communauté internationale. A vrai dire, les liens qui unissent ces
pays aux économies capitalistes avancées ont toujours été basés exclusivement sur la
fourniture de matières minières et de produits agricoles de base. En un certain sens, on
peut dire que le processus de décolonisation, entamé au lendemain de la Seconde
guerre mondiale constitue le signal de départ de ce mouvement de séparation entre
pays colonisateurs et leurs anciennes colonies. Les premiers n’auront plus besoin
d’assurer une présence permanente, civile ou militaire, dans les secondes pour garantir
leur ravitaillement en produits de base. Ces derniers faisant désormais l’objet de
transactions commerciales internationales comme tous les autres biens et ne
s’échangeant plus uniquement dans le cadre restreint et unidimensionnel du pacte
colonial, liant les colonies à la puissance métropolitaine.
N’oublions pas que le degré de gravité de cette marginalisation varie d’un pays à
l’autre. Les pays dont le handicap en matière de dotation factorielle est le plus grand et
qui, circonstances aggravantes, ont mis en œuvre au lendemain de leur indépendance
des stratégies de développement inadaptées sont ceux qui souffrent le plus de cette
marginalisation. A l’inverse, les pays qui ont su exploiter à leur profit les conditions
économiques et géopolitiques de l’époque, et notamment une insertion dans
l’économie mondiale plus conforme à leurs avantages comparatifs sont ceux qui se
plaignent le moins de ce phénomène de « délestage ». Pour comprendre cette question,
il faut se situer en amont des politiques économiques concrètes, au niveau des
problèmes de base que tout processus d’industrialisation réussi doit résoudre, afin de
voir ce que, dans un cas particulier de succès, il a été nécessaire et possible de faire.

364
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Pour G. De Bernis, il existe trois points de passage obligatoires, que tout


processus d’industrialisation se doit de réussir :
1. La mise en place d’articulations intersectorielles, en particulier entre l’agriculture
et l’industrie, et entre l’industrie mécanique et l’ensemble des activités
productives ;
2. Une intervention étatique pour construire ces articulations dans la mesure où les
conditions du sous-développement n’admettent pas leur apparition spontanée ;
3. La maximisation du surplus investissable.

Comprendre les raisons de l’échec (ou de la réussite) des expériences de


développement économique dans les PED requiert une analyse historique qui va au-
delà de l’examen de ces critères techniques. Certaines leçons tirées de l’étude des
expériences d’industrialisation menées en Europe durant le XIXe siècle peuvent être
appliquées à certains cas qui nous intéressent ici. Notre référence en la matière est
l’étude comparative menée par le professeur Alexander Gerschenkron sur les voies
empruntées par les principaux pays européens pour rattraper leur retard sur
l’Angleterre dont le processus d’industrialisation a été le plus précoce grâce à la
disponibilité, à un moment donné, d’une épargne individuelle assez importante pour
lancer le mouvement d’industrialisation du pays. Pour Gerschenkron, il n’y a pas eu de
modèle d’industrialisation inspirée de l’Angleterre mais une diversité d’expériences. Il
a introduit une relation de causalité entre le degré d’arriération de chaque pays et la
nature de son industrialisation. Il a présenté ses résultats qui, exprimés très
synthétiquement, tiennent en six propositions. Ces propositions sont que, plus
l’arriération économique d’un pays est grande :
a- plus il est probable que son industrialisation commence par un grand sursaut
caractérisé par de forts taux de croissance de la production manufacturière ;
b- plus l’industrialisation se concentrera sur des usines et des entreprises de grande
taille ;
c- plus l’industrialisation se concentrera sur la production des moyens de
production au détriment des biens de consommation ;
d- plus forte sera la pression exercée sur le niveau de consommation de la
population ;
e- plus grand sera le rôle d’arrangements institutionnels spécifiques visant à assurer
le financement de l’industrie naissante et à la soumettre à des orientations moins
décentralisées, et plus grand aussi sera leur caractère coercitif et globalisant ;
f- moins probablement le secteur agricole sera en mesure de créer des débouchés
croissants pour les produits manufacturés sur la base d’une productivité agricole en
augmentation.

Il n’est pas dans notre intention ici de confondre ces propositions avec la réalité
des PED d’aujourd’hui pour voir ce qui a cessé d’être vrai et pourquoi il en est ainsi.
Les PED forment en effet des groupes de pays très différents les uns des autres,
notamment en matière de potentialités de développement, ce qui rend toute
généralisation à ce sujet fort approximative. A supposer que les propositions du
professeur Gerschenkron se soient révélées vraies dans le cas des pays d’Europe et

365
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

d’Amérique du Nord, il nous importe ici d’en tirer quelques conclusions générales
pour les autres pays qui sont toujours concernés par ce processus de rattrapage
économique ; en l’occurrence l’ensemble des PED.
Une lecture attentive des propositions sus-mentionnées montre clairement que les
phénomènes qu’elles décrivent sont étroitement articulés autour du postulat de la
troisième proposition ; toutes les autres propositions en découlent. La concentration de
l’industrialisation sur des usines et des entreprises de grande taille est indissociable
d’une concentration plus élevée sur la production des moyens de production au
détriment des moyens de consommation. De cette dernière proposition, il ressort que
plus forte sera la pression exercée sur le niveau de consommation de la population, et
ainsi de suite.
Il n’est pas inutile de rappeler que bon nombre de PED ont mené par le passé des
politiques de développement de longue haleine avec des degrés de réussite très divers.
Cependant, même dans les pays où ces expériences ont été menées avec rigueur et
détermination, le problème de la création d’une base industrielle capable d’impulser à
la croissance économique une dynamique auto-entretenue, reste pourtant entièrement
posé. Le problème se pose avec d’autant plus de difficulté que la fabrication de biens
de production, contrairement à la période étudiée par le Professeur Gerschenkron, se
fait désormais avec des techniques et des moyens de production de plus en plus
élaborées, et qui, manifestement ne sont pas à la portée d’aucun PED pris isolément.
Par ailleurs, la concurrence économique qui s’exerce pratiquement à l’échelle du
monde, et qui va en s’intensifiant, ne permet pas comme autrefois d’opter pour des
techniques de production et des produits moins élaborés mais bénéficiant d’une
protection commerciale nationale suffisamment importante pour assurer le maintien de
ces industries domestiques. La Corée du Sud qui vérifie la plupart des propositions
énoncées plus haut et qui fait figure de meilleur exemple de réussite sur le plan du
développement économique continue pourtant à dépendre de ses importations
massives de technologies de fabrication.
La cinquième proposition mérite aussi d’être soulignée. Elle stipule que plus le
retard économique d’un pays est grand, plus grand sera le rôle d’arrangements
institutionnels spécifiques visant à assurer le financement de l’industrie naissante. En
termes d’expériences historiques, cela s’est traduit par une plus grande centralisation
des modalités de financement des investissements et des décisions de répartition les
concernant dans les pays d’Europe au XIXe siècle et dans certains PED plus
récemment encore, et ce, par rapport au cas-référence que constitue l’Angleterre
(autofinancement) de la fin du XVIIIe siècle : le système bancaire en Allemagne et en
France, l’Etat en Russie.
En ce qui concerne les PED, les expériences d’industrialisation les plus
significatives confirment la cinquième proposition de Gerschenkron et l’on peut dire
qu’elles se situent dans le prolongement des expériences européennes du XIXe siècle.
Elles ont toutes été marquées par un degré élevé de concentration de capital, que ce
soit public ou privé, avec parfois un apport considérable de financements extérieurs
sous la forme d’investissements étrangers, résultat d’une insertion dans l’économie
mondiale issue d’un choix déterminé (souvenons-nous du fameux slogan de la Corée
dans les années 1960 : exporter ou mourir). Ces expériences d’industrialisation étaient

366
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

la plupart du temps soumises à des orientations pas moins centralisées en matière


d’allocation des ressources productives.
Cependant, les obstacles qui s’opposent au démarrage économique du tiers-
monde ne concernent pas seulement le retard technique et technologique de ce vaste
ensemble par rapport aux pays avancés. Ils sont plus nombreux, plus variés et dans de
nombreux cas plus difficiles à surmonter. Le plus grave, c’est que tous ces obstacles
agissent ensemble et se renforcent mutuellement dans une sorte de « synergie
vicieuse » de façon à rendre très laborieux un progrès économique et social très
significatif et durable.
Il va sans dire que le problème du sous-développement a suscité une littérature
très abondante et dont le traitement détaillé sort du cadre de ce travail. Cela n’empêche
pas cependant de citer un travail qui au fil du temps est devenu un classique du genre.
IL s’agit de l’ouvrage de Paul Bairoch, Le Tiers-monde dans l’impasse1. L’originalité
du travail de cet historien de l’économie est qu’il explique les différents degrés et
étapes du sous-développement du tiers-monde de manière à lier ce phénomène à
l’histoire du démarrage du monde aujourd’hui appelé développé. Pour P. Bairoch le
lien entre le développement du monde européen (et plus tard japonais) et le sous-
développement désigne une relation quasi-symétrique. Non pas une relation équivoque
de cause à effet telle que l’a défend beaucoup d’auteurs tiers-mondistes où le sous-
développement de l’un est causé principalement à travers la domination coloniale, par
le développement de l’autre. Mais une relation où le facteur colonial n’a été qu’un –
que d’ailleurs, il ne néglige pas mais le perçoit de manière très différente des autres, à
savoir que la colonisation a beaucoup nuit au tiers-monde sans pour autant bénéficier
beaucoup aux puissances coloniales– parmi d’autres.
Pour P. Bairoch, la relation symétrique entre le développement du monde
européen (l’Amérique du Nord est considérée comme un territoire de peuplement
européen) et japonais et le non-développement du reste du monde tient au fait que les
facteurs qui ont permis et facilité le démarrage de quelques pays puis sa diffusion au
reste de ce premier monde ont, pour des raisons qui tiennent au temps, à la géographie,
au climat, à la démographie, cessé de jouer lorsque, logiquement, c’était au tour du
tiers-monde de se développer.
Au départ du développement économique de l’Europe nous dit P. Bairoch, il y
avait la révolution agricole dont il situe le début précisément en Angleterre, aux
alentours des années 1700. Cette révolution, vu les conditions de l’époque, était la
condition sine qua non de tout progrès significatif de l’industrie. La révolution
industrielle n’aurait pas pu avoir lieu si, environ cinquante ans plus tôt, la révolution
agricole n’avait pas permis une augmentation significative et irréversible de la
production alimentaire et animale de manière à rendre disponible des ressources
productives croissantes au profit de l’industrie. Ce transfert de ressources et de main-
d’œuvre du secteur agricole était facilité par le fait que le coût moyen de création d’un
poste de travail dans le second secteur était nettement inférieur à celui existant dans le
premier. Cela était d’autant plus vrai que les techniques utilisées à l’époque étaient très
rudimentaires car elles ne faisaient appel à aucune science développée. L’auteur
rappelle d’ailleurs que la plupart des premières machines inventées étaient l’œuvre de
personnes dont le profil n’avait rien de scientifique (paysans, forgerons, coiffeurs,..).
La révolution industrielle s’est étendue précisément là où les conditions propices à

367
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

l’accomplissement préalable de la révolution agricole étaient réunies ; c’est-à-dire


principalement l’existence d’un climat tempéré ou semi-tempéré. Le faible coût de
production et le caractère rudimentaire des techniques, d’une part, les coûts élevés des
transports et les politiques commerciales protectionnistes mises en œuvre par les pays
retardataires (par rapport à l’Angleterre) comme la France, l’Allemagne, les Etats-
Unis, l’Italie, le Japon ont fait le reste.
Pour tous ces pays, et les autres, aujourd’hui considérés comme faisant partie du
monde développé, les facteurs favorables au démarrage avaient largement
contrebalancé les effets des facteurs défavorables. Deux éléments méritent d’être cités
à ce sujet. L’un, c’est que tous les processus de transition économique s’étaient
déroulés à travers de longues périodes si on les compare avec celles auxquelles sont
astreints actuellement les pays du tiers-monde. Les évolutions étaient lentes et donc
largement maîtrisables. L’autre, c’est que le facteur démographique n’était pas venu
obérer les avancées acquises dans les divers domaines de la production. Hélas, sur tous
ces plans, les pays du tiers-monde n’ont pas pu ou su bénéficier de ces facilités.

A- Les obstacles qui s’opposent au démarrage du tiers-monde

Pour des raisons qui tiennent plus à l’histoire et à la géographie, les pays non-
occidentaux n’avaient pas été à même au XIXe siècle d’imiter spontanément le
processus de développement économique sans cesse accéléré résultant de la révolution
industrielle européenne. De ce fait, l’histoire économique depuis le début du XXe
siècle de ce qui était devenu le tiers-monde a été ponctuée par de nombreuses défaites
et de rares victoires. Il est indéniable que l’on attend de ce travail de songer à l’avenir
de ce bloc, c’est-à-dire comment éviter les échecs en déterminant les contraintes qui
pèsent sur cet ensemble et leur mode d’action. Avant de s’interroger (dans la suite de
cette section) sur les moyens de sortir de ce qu’il faut considérer comme une impasse,
il nous faut donc voir quels sont les obstacles qui s’opposent au démarrage des pays du
tiers-monde. Obstacles que l’analyse de l’évolution passée a déjà largement permis
d’entrevoir et parmi lesquels l’obstacle démographique apparaît comme le plus
important.

1-L’obstacle démographique

Durant la décennie 1980-1990, la population du tiers-monde (la Chine non


comprise) s’est accrue comme entre 1950 et 1990 à un taux annuel de près de 2,5%.
De telles croissances impliquent, à long terme, des augmentations considérables de la
population ; ainsi, par exemple avec un taux annuel de 2,4%, celle-ci serait multipliée
par 11 en un siècle. Un tel rythme de progression est un fait entièrement nouveau dans
l’histoire de l’humanité. Avant la révolution industrielle la croissance démographique
à long terme du monde était proche de zéro. Il convient de rappeler que durant les
premières phases du démarrage des pays occidentaux, la population y progressait à des
taux avoisinant 0,6%, ce qui implique une population multipliée par 2 en un siècle.
Cette simple comparaison permet déjà de laisser entrevoir l’ampleur du problème posé
par l’inflation démographique dont est affligé le tiers-monde. Encore faut-il rappeler

368
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

que dans le cas des pays occidentaux la croissance démographique a été, en règle
générale, sinon causée, du moins largement favorisée par des progrès dans le domaine
des disponibilités de produits alimentaires, l’impact des progrès de la médecine n’étant
intervenu que plus tard. Dans le Tiers-monde, au contraire la cause essentielle de la
rapide progression démographique réside dans l’application accélérée d’une médecine
originaire des pays développés dans des sociétés dont les ressources alimentaires par
habitant sont, en général, soit en faible diminution, soit stables. Une bouche en plus ce
sont aussi deux bras en plus ; ceci fut pendant un temps un slogan de Mao. Mais en
termes moins imagés, une progression démographique rapide entraîne une
augmentation moins que proportionnelle de la population active et surtout nécessite
un fort accroissement des investissements pour mettre au travail la population active
additionnelle.
C’est là que réside un des aspects essentiels de l’obstacle découlant de l’inflation
démographique. Une augmentation rapide de la population implique, pour les seuls
besoins du maintien du niveau de vie, un taux très élevé d’investissement, un taux très
élevé d’accumulation. La notion de capital output ratio que l’on désigne également
sous le terme de coefficient d’intensité de capital, permet de faire le lien entre ces deux
phénomènes. Ce ratio représente le rapport liant l’investissement à l’accroissement de
la production, c’est-à-dire le rapport existant entre le montant du capital qu’il faut
investir et l’accroissement de la production qui résulte de l’investissement. Ainsi, s’il
faut investir 10 pour obtenir un accroissement de la production de 2, le capital output
ratio est de 5. En général, on s’accorde à retenir pour les pays du tiers-monde un
coefficient de 4 à 5. En adoptant un coefficient d’intensité de capital de 4,5, l’on peut
déduire que, pour maintenir le niveau de vie du tiers-monde, il faut une formation
brute de capital de l’ordre de 11% du PNB (4,5 x 2,5 =11,25). Pour obtenir un taux de
croissance très modeste du niveau de vie par habitant de l’ordre de 1%, la formation du
capital doit atteindre théoriquement près de 16% du PNB (4,5 x 3,5 = 15,75).
Lors des premières phases du développement des pays occidentaux, la formation
brute de capital ne dépassait pas 5 à 7%. Si l’on considère que le niveau de vie de
beaucoup de pays du tiers-monde est plus bas que ne l’était celui des pays occidentaux
au début de leur développement, et que, d’autre part, les conditions sont plus
défavorables à l’épargne dans les pays du tiers-monde qu’elles ne l’étaient dans les
pays occidentaux, on conçoit combien il est difficile voire impossible d’atteindre des
taux de formation de capital de l’ordre de 16% par les voies traditionnelles qui ont été
celles des pays occidentaux.
Le phénomène entièrement nouveau que représente l’inflation démographique
dont est affligé le tiers-monde constitue donc un obstacle majeur au démarrage
économique de cet ensemble. Non seulement cette inflation conduit à la nécessité de
taux extrêmement élevés d’investissement rien que pour maintenir le faible niveau de
vie, mais elle handicape sérieusement le progrès de la productivité agricole. Progrès
pourtant si nécessaire quand on connaît son bas niveau et surtout le rôle joué par la
demande agricole dans l’ensemble de la demande nationale. En outre cette inflation
démographique accroît considérablement le coût de l’éducation, de la formation
générale et technique.

369
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

2-L’obstacle technique

L’histoire des techniques et des sciences est celle d’une relation croissante entre
ces deux disciplines. La technique employée au début du développement industriel
était essentiellement basée sur des principes où la science était peu présente et où la
simple causalité opérationnelle était très largement dominante. Comme le notait
d’ailleurs le Philosophe Bertrand Russell (1947) en parlant des premières phases de la
technologie, « la plupart des machines, au sens le plus étroit de ce mot, ne comporte
rien qui mérite d’être appelé science. Les machines ont été à l’origine, de simples
moyens de faire exécuter à des objets inanimés des mouvements réguliers qui ont été
exécutés précédemment par le corps et plus spécialement par les doigts des hommes.
Ceci est particulièrement vrai du tissage et du filage. La science proprement dite n’a
pas non plus joué un rôle dans l’invention des chemins de fer et dans la navigation à
vapeur à ses débuts. Dans les deux cas, les hommes se sont servis de force qui
n’avaient rien de mystérieux, et si leurs effets les ont étonnés, ils n’avaient en soi rien
d’étonnant ».
La simplicité de la technique a surtout joué un rôle majeur dans la diffusion
internationale de la révolution industrielle. D’après P. Bairoch, le succès de
« l’assistance technique » que l’Angleterre fournit aux autres pays qui amorcèrent leur
développement au XIXe siècle s’explique non pas par l’ampleur du nombre des
« techniciens », mais par la possibilité de formation rapide de « non-techniciens ».
Ainsi, en raison de la simplicité de la technique, la circulation de l’information
était généralement une condition suffisante pour permettre la formation des ouvriers et
des cadres ; suffisante pour permettre l’imitation de la technique nouvelle. Bref, la
simplicité de la technique facilitait énormément la transmission de l’innovation,
laquelle permettait d’accélérer le processus de développement économique.
Mais insensiblement, au fur et à mesure qu’elle progressait, la technique est
devenue de plus en plus complexe, et a fait des appels de plus en plus fréquents à une
science qui, elle aussi, progressait très rapidement. Donc à mesure qu’on avance vers
la fin du XIXe siècle d’abord, et à l’intérieur du XXe siècle ensuite, on assista à une
évolution de la technique qui se caractérise par une complexité sans cesse croissante.
Cette complexité conduira progressivement à une rupture avec la technique
traditionnelle, rupture qui s’accentue dans les premières années du XXe siècle avec
l’introduction généralisée de l’électricité et du moteur à explosion notamment, et qui
deviendra totale avec les nombreuses applications de l’électronique. Cette rupture
conduit à modifier totalement le rôle et les possibilités de la technique dans le
développement. Il n’y a aucun rapport entre les possibilités de la technique au cours de
la révolution industrielle et les exigences de la technique moderne dans le cadre du
démarrage des pays du tiers-monde.
D’ailleurs, même dans les cas où la technique n’utilise pas de principes
scientifiques, celle-ci a tellement évolué, il y a tant de jalons intermédiaires, que
l’assimilation directe par la simple information est inopérante. La formation (en lieu et
place de la simple information comme autrefois) s’impose, qui impose à son tour le
préalable du niveau général de l’éducation. Et là apparaît le goulot d’étranglement

370
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

causé par l’analphabétisme, une des premières conséquences négatives de cette


évolution technique, et cette conséquence est très importante. En effet l’éducation de
masse, la généralisation de l’enseignement primaire doit, dans le cas des pays du tiers-
monde précéder le développement ou, dans la meilleure hypothèse, l’accompagner ;
alors que pour l’occident, cette généralisation de l’enseignement a pu suivre les
premières phases du développement.
L’impossibilité pratique d’une imitation, à l’aide des ressources traditionnelles,
des machines et des techniques en usage actuellement, jointe au problème de
formation (nécessité en plus d’une formation élémentaire généralisée, de la présence
massive de techniciens dont la durée de formation est longue) réduisent fortement les
incitations à la création d’une industrie locale de production de machines et
d’outillages. Cela sans oublier que la technique moderne nécessite des unités de
production de forte taille même pour les biens d’équipement ; or le faible niveau des
ressources des pays du tiers-monde limite considérablement les besoins et les situe
généralement à un niveau inférieur à celui nécessité par une productivité adéquate des
divers secteurs de l’industrie des biens d’équipement 2.
Dans le tiers-monde, cette situation a comme conséquence, une dépendance
quasi-totale envers les pays développés pour les biens d’équipement. Or ces biens
d’équipement ont joué, et jouent encore, un rôle essentiel dans la diffusion de
l’industrialisation. Ainsi, en raison, surtout de la simplicité de la technique – qui
permettait comme nous l’avons dit, l’imitation – il apparaît que l’ensemble des pays
qui ont amorcé leur développement au XIXe siècle ont basé l’équipement de leur
industrie sur des machines et des outillages produits, dans leur grande majorité,
localement.
Dans le cas du tiers-monde d’aujourd’hui, les données statistiques disponibles
montrent que les biens d’équipement importés ont représenté dans la période 1950-
1980, environ 80-90% de la consommation de ces biens pour le tiers-monde à
économie de marché. Cet état de choses, qui résulte surtout de la complexité de la
technique moderne, conduit à une perte considérable des effets de diffusion qu’aurait
entraînés la fabrication locale des biens d’équipement. L’importation de la quasi-
totalité des biens d’équipement rend un processus de croissance auto-entretenue très
problématique. La dépendance extérieure pour les biens d’équipement joue un rôle
important dans les blocages de croissance rencontrés par un grand nombre de pays du
tiers-monde. Dans les premières phases de l’industrialisation, les effets de cette
situation ne sont ni très sensibles ni, ce qui est plus grave, faciles à déterminer, donc à
prévoir. Les possibilités d’expansion industrielles sont alors assez vastes, notamment
grâce au processus de substitution de la production locale aux importations pour une
large gamme de produits qui n’impliquent pas de processus de fabrication trop
complexes ou des unités de production trop grandes. Ce n’est que dans les phases
ultérieures, alors que les possibilités de substitution aux importations sont saturées
qu’on se rend compte que l’industrialisation n’a pas fait tâche d’huile, comme ce fut le
cas en occident au XIXe siècle. C’est là une situation rencontrée surtout en Amérique
latine. Une des causes de l’absence d’effets induits de cette non-diffusion sectorielle
de l’industrialisation réside dans la non création d’industries locales de biens
d’équipement, et une des causes essentielles de cette non-création est la complexité de
la technique.

371
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Par ailleurs, la technique moderne est non seulement plus difficile, sinon
impossible, à intégrer, mais il est probable que du fait même du développement du
monde occidental, la technique traditionnelle de la plupart des pays du tiers-monde ait
subi une régression assez profonde qui rend vain tout espoir de lui faire jouer un rôle
un tant soit peu semblable à celui qu’a joué la technique traditionnelle occidentale lors
du développement de ces pays. La rupture entre la technique traditionnelle est celle
issue de la révolution industrielle se trouve, en outre, aggravée par la réduction des
coûts qui, d’ailleurs, résulte largement de cette nouvelle technique.

3-Le faible coût des transports et la concurrence des produits extérieurs

La baisse des coûts des transports, depuis la révolution industrielle a été ponctuée
essentiellement par deux grappes d’innovation majeures. La première – qui se place au
XIXe siècle et qui est à la fois la plus importante et la plus connue – est liée à
l’intervention de la machine à vapeur avec les chemins de fer et les navires. La
seconde comporte deux types d’innovations ; la première découle de l’amélioration
pendant la Seconde guerre mondiale des machines à mouvoir la terre permettant la
construction à faibles coûts et aussi dans les régions à faible population de routes et de
chemins de fer. La seconde série d’innovations est liée à la construction – à peu près à
la même période – de navires spécialisés dans le transport de certains types de
produits : pétrole, minerais, céréales. Quelles ont été les répercussions de ces
évolutions sur les pays du tiers-monde ? Pour P. Bairoch, elles sont au nombre de trois,
essentiellement :
- suppression de la barrière protectrice que représentaient les coûts de transport
pour les industries naissantes ;
- incitation à une spécialisation à outrance dans la production agricole non
vivrière ;
- possibilités d’établissement d’exploitations minières sans création
d’industries de transformation.
Toujours selon P. Bairoch, au cours du XIXe siècle, aucun pays n’a amorcé son
développement économique sans instituer des barrières douanières élevées afin de
protéger ses industries naissantes. Si cette protection douanière a été nécessaire à un
moment où les écarts de développement étaient plus restreints qu’aujourd’hui et
surtout à un moment où les coûts de transport constituaient une barrière naturelle
importante, on comprendra, dit-il, combien peut-être dommageable une absence de
protection des industries dans le cas du tiers-monde. Cela constitue peut-être une des
réponses à la question que se pose W.W. Rostow (1960), à savoir pourquoi la
croissance de l’industrie textile a conduit à une croissance généralisée dans les pays
occidentaux, alors que cela ne fut pas le cas pour les pays sous-développés (Inde,
Mexique) malgré un certain développement de leur industrie textile à la fin du XIXe
siècle. La réponse logique est donc que ces pays équipèrent entièrement leurs usines
textiles avec des machines d’importation : dont l’un des effets indirects majeurs de la
mécanisation du travail textile ne put produire ses effets. Un autre exemple de
l’importance de la barrière naturelle que constitue les coûts de transport nous est donné

372
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

par l’auteur du Manifeste communiste lui-même. Karl Marx écrivait au milieu du XIXe
siècle que l’installation de réseaux de voies ferrées dans les colonies allait entraîner
irrévocablement l’industrialisation de ces pays et ce, malgré une motivation différente
des métropoles. Industrialisation qui devait résulter, selon Marx, des effets induits de
l’installation de ces voies ferrées et de leur fonctionnement.
L’erreur de Marx, d’ailleurs compréhensible si l’on se place vers 1850, a été de
sous-estimer justement l’influence de la baisse des coûts de transport. Car dans ce
domaine spécifique, des répercussions et des effets induits résultant de la construction
et de l’exploitation des chemins de fer, il convient, comme nous l’avons vu, de faire
les remarques suivantes. Etant donné que le point de départ du réseau sera toujours
choisi en fonction de son accessibilité et qu’avec la progression des travaux la voie
prolonge cette accessibilité, le coût des transports vers les points où la construction des
chemins de fer suscite une demande des biens d’équipement sera toujours très faible.
Cela d’autant plus que les effets de la réduction des coûts des transports maritimes
étaient déjà très grands. D’autre part, une fois les lignes établies, aucun problème
sérieux ne se posera pour l’approvisionnement des chemins de fer tant en combustibles
qu’en pièces de rechange. Le coût réduit du transport permettant une dépendance
extérieure pour ces produits.
L’industrie, déjà handicapée par les problèmes de la complexité et
l’inaccessibilité de la technique moderne et par les faibles progrès de la demande
locale, se trouve ainsi exposée à la concurrence des entreprises infiniment plus
productives des pays développés. L’agriculture, elle, a été profondément perturbée par
l’extension presque toujours imposée des cultures non vivrières destinées aux
consommateurs des pays développés et les effets de cette extension ont été, en règle
générale, négatifs.

4-Les autres obstacles

a - Coût élevé des investissements industriels

Un des éléments favorables au XIXe siècle à l’amorce et au transfert international


de l’industrialisation ainsi qu’à l’émergence d’une classe nouvelle d’entrepreneurs a
été le faible coût des investissements. Il est évident que ce faible coût résultait
essentiellement du niveau peu évolué de la technique. Avec les progrès de celle-ci, la
situation se modifia profondément. Sur la base de données existantes et d’estimations
sur le coût des divers éléments, il a été conclu qu’on peut situer pour le tiers-monde
vers 1950, aux environs de 350 mois de salaire moyen masculin le coût du capital
nécessaire pour mettre un actif au travail dans une entreprise industrielle
techniquement assez avancée. Ces 350 mois (presque 30 ans !) représentent un ratio
douze fois supérieur à celui des Etats-Unis (vers 1950), et 32 à 39 fois supérieur à
celui de la France au début du XIXe siècle 3. Ce facteur s’ajoutant aux autres, on
comprend aisément pourquoi on n’assiste pas à un développement plus ou moins
spontané dans la plupart des pays du tiers-monde et ce malgré l’injection parfois
massive de capitaux.
Ceci sans oublier que la technique moderne exige des unités de production
beaucoup plus importantes qu’au début du XIXe siècle. Le niveau d’entrée dans un

373
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

secteur industriel exprimé en termes d’actifs employés est donc nettement supérieur.
D’autre part, durant la période de développement de l’Occident, la valeur représentée
par une exploitation agricole occupant un actif était très largement supérieure au coût
du capital nécessaire pour mettre un actif au travail dans l’industrie, même si cette
exploitation avait un rendement très inférieur à la moyenne. De ce fait, le passage de
l’agriculture vers l’industrie s’en trouva facilité et les capitaux agricoles purent
s’investir dans l’industrie. A l’époque, au XIXe siècle, une exploitation agricole sur
laquelle travaillait un actif et dont le rendement était égal à la moitié de la moyenne
nationale représentait un montant monétaire suffisant pour payer le capital nécessaire
pour mettre quatre actifs au travail dans l’industrie. Actuellement, dans le tiers-monde,
il faut probablement vendre des terres qui occupent environ 40 actifs, pour arriver aux
mêmes résultats. Mais avec cette différence que si, au cours du XIXe siècle, il était
possible de débuter dans la plupart des secteurs avec un nombre restreint d’actifs,
aujourd’hui cela n’est réalisable que dans un nombre réduit de secteurs.
Les coûts élevés des investissements ont pour conséquence majeure de rendre
particulièrement difficile l’émergence dans le tiers-monde d’une classe
d’entrepreneurs susceptibles de prendre en charge le processus de développement
économique. Les entrepreneurs d’origine modeste aux capacités techniques et
commerciales appropriées qui ont été à l’origine du développement du monde
Occidental ne peuvent pas intervenir dans le tiers-monde. L’obstacle représenté par le
coût élevé des investissements industriels est plus que suffisant pour expliquer et
justifier cette carence.
Et c’est pourquoi un simple accroissement de la demande, que celle-ci résulte
d’une augmentation des ressources découlant des progrès économiques ou d’une
simple infusion monétaire, a très peu de chances de donner naissance à un plus grand
nombre d’entreprises cherchant à satisfaire cette demande comme ce fut le cas au XIXe
siècle ; et de même si l’on fait abstraction des autres obstacles déjà exposés plus haut.

b -Hypertrophie du tertiaire

Dans une économie qui connaît un accroissement important de la productivité


tant agricole qu’industrielle et une élévation du niveau général de la consommation, le
secteur tertiaire doit connaître un développement adéquat qui lui permettra d’une part
d’assurer la distribution de la masse plus grande de biens produits par cette agriculture
et cette industrie à productivité accrue et, d’autre part, d’assurer la consommation d’un
vaste ensemble de services que l’élévation du niveau de vie rend possible. Par contre,
il est évident qu’un accroissement de ce même secteur tertiaire, dans le cadre d’une
économie où la productivité agricole et industrielle et relativement faible et ne
progresse que très lentement, constitue un facteur négatif du développement ne serait-
ce que par la pression qu’elle fait peser sur les prix des secteurs de production du fait
du coût additionnel occasionné par la distribution. Or, plus ou moins prononcée selon
les pays, cette hypertrophie est manifeste même au niveau de l’ensemble du Tiers-
monde. Cette hypertrophie du tertiaire s’explique par un développement pléthorique de
la distribution commerciale et des services publics qui résulte de l’impossibilité du
secondaire d’absorber le total du surplus d’actifs de l’agriculture.

374
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive. Il existe une multitude d’autres
obstacles plus ou moins importants, mais aucun négligeable. Les énumérer et les
expliquer rendrait cette partie du texte par trop chargée. Il s’agit à présent de connaître
les principales conséquences de cette incapacité des pays du tiers-monde à sortir de
l’impasse économique dans laquelle ils se débattent.

II- La loi implacable de la marginalisation

A- L’importance des investissements étrangers pour les PED

La majorité des PED font face aujourd’hui à une série de problèmes difficilement
surmontables. Le plus fondamental d’entre eux tous, c’est que ces pays ne sont
manifestement pas en mesure de dégager suffisamment de ressources productives
humaines et matérielles, en vue de les investir de façon à se doter d’une base
industrielle assez importante pour permettre la réalisation d’une croissance
économique relativement régulière. Sans cela, l’économie sera toujours marquée par
un degré élevé d’extraversion, c’est-à-dire, une situation où une part très importante de
la production nationale sert à payer les importations qui constituent l’essentiel des
ressources. La situation de ces pays est d’autant plus critique que les biens exportés
sont peu nombreux et sujets à des fluctuations erratiques des prix, et connaissent,
comme c’est le cas actuellement, des tendances à la baisse à long terme. L’activité
économique intérieure dépend principalement des exportations, et donc des prix qui
sont déterminés par la demande des pays riches, justifiant l’appellation d’économies
reflets pour les pays exportateurs. Dans ces conditions, les exportations ne suffisent
plus à assurer le service de la dette, et la dépendance extérieure s’aggrave et les
courbes représentatives du cycle économique auront tendance à prendre la forme d’un
L contrairement aux pays avancés où elles ressemblent à un U ou un V. Dans
beaucoup de pays du tiers-monde, le creux du cycle économique peut durer une
décennie ou plus contre quelques mois à une ou deux années dans les pays avancés.
Ce problème de retard pris par la reprise économique à se manifester de nouveau
est lié, entre autres, à l’immobilité qui caractérise le changement de propriété des
actifs des entreprises de production dans les PED. L’aspect formel de cette immobilité
peut être vu à travers le développement ralenti des bourses des valeurs mobilières dans
la plupart des PED. En Afrique par exemple, la seule place financière digne de ce nom
est celle de Johannesburg. Dans les pays à capitalisme développé, l’activité d’une
firme qui se trouve confrontée à des difficultés financières persistantes est vite cédée à
une autre du moment que cette dernière considère que l’activité en question est
toujours profitable. Une firme rachète une autre lorsqu’elle estime pouvoir faire un
meilleur usage des actifs productifs de cette dernière. Dans certains cas, la
privatisation d’entreprises publiques en Europe occidentale relève aussi de cet esprit 4.
Dans les PED, les changements de propriété des entreprises prennent souvent la forme
de projets de privatisation. Or ces programmes de privatisation donnent rarement une
entière satisfaction à leurs promoteurs gouvernementaux. Faute d’acquéreurs, et à

375
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

quelques rares exceptions de pays où existe une longue tradition capitaliste, les
opérations de privatisation se sont généralement soldées par un échec.

En dépit de la diversité des situations économiques des pays concernés, l’on peut
expliquer le peu d’empressement des investisseurs locaux à se porter acquéreurs des
firmes à privatiser par deux grands facteurs. En premier lieu si l’on se fie aux
propositions de A. Gerschenkron notées plus haut, et en les appliquant au cas des PED,
le retard considérable accumulé en matière d’industrialisation et de développement
économique par ce groupe de pays par rapport à ceux d’Europe occidentale et
d’Amérique du Nord aurait incité les gouvernements de ces pays à se lancer dans des
plans de développement économique basés sur des investissements considérables et se
traduisant par la création d’usines et d’entreprises (souvent des monopoles) de grande
taille. Dans ce cas, et pour des considérations historiques multiples et variées, les
décisions concernant l’allocation des ressources productives étaient prises d’une
manière très centralisées au niveau des grandes administrations publiques. L’Etat
planificateur intervenait donc comme le principal acteur économique. Donc, une
lecture inversée des propositions de A. Gerschenkron indique qu’il est tout à fait
normal que les programmes de privatisation actuels dans beaucoup de PED ne
rencontrent pas le succès escompté du fait notamment de la concentration des moyens
de production aux mains de l’Etat. L’absence d’une longue tradition capitaliste
(certains dirons esprit d’entreprise) qui se traduit par un nombre peu élevé
d’investisseurs locaux potentiels, d’une part, et la disproportion entre les capacités de
gestion et de financement de ces derniers et la taille et la valeur des actifs productifs
mis en vente, d’autre part, font que la méthode la plus plausible de privatisation
« nationale » est la rétrocession des actifs en question aux travailleurs des entreprises à
privatiser ou au grand public. Cependant, cette méthode a l’inconvénient de priver les
Etats de recettes financières importantes, mais plus grave encore, de ne pas changer
grand chose au problème, à savoir doter les firmes de moyens financiers à même de les
remettre sur le chemin de l’expansion. Du moment que ni les travailleurs, ni le grand
public ne disposent pas d’argent frais nécessaire à la remise à flot de ces entreprises,
l’opération de privatisation se limitera dans ces conditions à un simple changement de
propriété. Les entreprises en question ne pourront pas opérer les changements
structurels nécessaires et leur situation restera telle quelle.
En second lieu, il faut savoir que les investisseurs locaux n’acceptent pas
normalement de prendre le risque d’acquérir des entreprises publiques qu’une fois que
les perspectives et les conditions d’un progrès économique général se soient nettement
et irréversiblement précisées. Les investisseurs privés prennent leurs décisions
d’investissement ou d’acquisition d’entreprises publiques en fonction de
considérations qui concernent l’environnement économique général dans lequel ils
évoluent. Il serait très naïf de croire que ces décisions sont motivées par les seuls
critères de profit inhérents à l’entreprise. Les investisseurs privés savent pertinemment
qu’il est très difficile voire impossible de faire fructifier leurs affaires individuelles
lorsque tous les facteurs exogènes concourant à façonner l’environnement économique
général dans lequel évoluent leurs entreprises vont à l’encontre de cet objectif. Nous
ne pensons pas nous tromper en disant que le processus de privatisation dans les PED
doit suivre plutôt que précéder les autres volets du processus de réforme économique

376
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

qui touchent aux aspects les plus fondamentaux et les plus généraux de la
compétitivité économique globale. La bonne gouvernance est le terme qui est
couramment utiliser pour désigner l’ensemble des dispositions prises par les pouvoirs
publics en vue de corriger certaines lacunes, institutionnelles ou non-institutionnelles
qui entravent les acteurs économiques dans leur ensemble d’atteindre des
performances productives supérieures. La bonne gouvernance englobe un large
éventail de mesures qui va de la promotion des libertés politiques et de l’éducation de
masse, à la décentralisation administrative et la mise en œuvre d’infrastructures
publiques et scientifiques performantes5. Il semble que, aujourd’hui, même le FMI et
la Banque mondiale ne réclament plus aux PED fortement endettés avec la même
insistance qu’auparavant, la réalisation de programmes tout azimut de privatisation.
Les deux institutions financières internationales mettent maintenant davantage l’accent
sur les mesures susceptibles de toucher aux aspects les plus généraux de l’exercice de
l’activité économique et d’améliorer les conditions de vie et les compétences du plus
grand nombre.
Beaucoup de PED en bute actuellement à des difficultés économiques
structurelles n’ont ni les moyens techniques et financiers ni les compétences humaines
nécessaires à l’assainissement de leurs appareils productifs de manière à obtenir une
reprise stable et régulière de l’activité économique. Ce problème ne concerne pas
uniquement les PED mais touche également les pays de l’ex-bloc soviétique
aujourd’hui appelés pays en transition vers l’économie du marché. Ces pays font face
aujourd’hui aux mêmes problèmes économiques que beaucoup de PED. Ils n’arrivent
pas à retrouver le chemin de la croissance économique et surtout leur programme de
privatisation – pour les mêmes raisons citées plus haut – est pratiquement à l’arrêt. En
1999, le PIB de la Russie était de 185 milliards de dollars contre 529 milliards pour le
Brésil, 407 milliards pour la Corée, 1001 milliards pour la Chine et 600 milliards pour
l’Espagne6. Seules la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie arrivent à tirer leur épingle du
jeu grâce notamment à des flux d’investissements étrangers relativement importants.
En Pologne par exemple, les IDE ont atteint le chiffre de 40 milliards de dollars depuis
1990. L’adhésion de ce pays à l’Union européenne prévue d’ici l’an prochain va
certainement multiplier cette somme.
Dans le contexte économique mondial actuel, l’apport des IDE à la croissance
économique d’une nation est jugé de plus en plus important. Cela est plus vrai encore
dans le cas des PED ; en ce qui concerne les pays avancés (sauf pour le cas de petits
pays comme l’Irlande) et en tenant compte de toutes les formes d’investissements à
l’étranger, les flux d’entrée et sortie marquent une tendance à s’équilibrer si l’on se
réfère à une longue période. La Chine qui est le second plus grand pays d’accueil des
IDE après les Etats-Unis ne cache pas qu’une part non négligeable de sa vigoureuse
expansion économique des dernières décennies est due à ce facteur exogène que sont
les IDE.
Mais il est vain de croire que les IDE se dirigent vers les pays d’accueil de
manière indistincte ou du moins là où ils sont le plus sollicités. A vrai dire, mis à part
certains pays au parcours atypique comme Singapour, Honk Kong et peut-être aussi
Taiwan où les IDE semblent avoir jouer un rôle prépondérant par rapport aux facteurs
internes, il existe une forte corrélation entre potentiels économiques et la manière avec
laquelle ils sont utilisés par le pays d’accueil et l’importance des flux d’IDE que réussi

377
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

à attirer ce dernier. Dans certains cas, et qui sont certes l’exception plutôt que la règle,
des pays très démunis en termes de ressources physiques, ne se sont pas soumis à la
fatalité et ont mené des politiques de développement économique axées
essentiellement sur la promotion du facteur humain qui commencent maintenant à
donner leurs fruits. C’est cela qui explique la forte concentration des flux d’IDE sur un
nombre réduit de grands pays du Sud (Grands pays d’Amérique Latine et d’Asie de
l’Est) dont chacun d’eux est lié par de denses relations économiques à au moins un des
pôles de la triade.
Pour la majorité des PED, du fait de leur situation actuelle, le constat n’est pas
très reluisant et l’avenir ne se présente pas sous de bons auspices. D’une part, ils ne
sont pas en mesure de se doter d’une véritable base industrielle ce qui a comme
première grande conséquence le maintien des taux de chômage à des niveaux très
élevés. L’autre grande conséquence est qu’ils ne participent que d’une manière
marginale et relativement décroissante dans les échanges mondiaux de biens et
services, échanges qui connaissent pourtant une expansion soutenue et régulière.
D’autre part, ces pays ont encore plus de mal à convaincre les investisseurs étrangers
de l’opportunité de venir chez eux. Cette double marginalisation se comprend aisément
si l’on en juge par le fait que le petit groupe de PED qui participe le plus activement
dans les échanges mondiaux est celui-la même qui s’approprie la plus grande part des
flux d’IDE à destination des PED. En effet, la place occupée actuellement dans le
système mondial des échanges par de nombreux PED ne résulte pas uniquement d’une
dotation factorielle naturelle. Dans un grand nombre de cas, leur situation de
producteur et d’exportateur d’une ou deux matières premières de base, minière ou
agricole, souvent de moins en moins demandées sur les marchés mondiaux, est le
résultat d’investissements directs anciens, faits à partir de la fin du XIXe siècle par des
administrations ou des entreprises étrangères. Elles étaient généralement celles du pays
colonisateur ou de la puissance tutélaire au sein de la « zone d’influence » considérée.
Ce raisonnement peut s’appliquer également au cas du petit groupe de nouveaux pays
industrialisés (NPI) dont l’appellation est due au fait qu’ils soient d’importants
exportateurs de produits manufacturés. Pour un certain nombre de ces pays, cette
spécialisation est là aussi le résultat d’investissements réalisés par des FMN
étrangères, mais plus récemment que dans le cas précédent. Cette postériorité dans le
temps, ajoutée à d’autres facteurs encore, a fait que ces investissements soient en
meilleure adéquation avec les évolutions qui ont marqué l’économie mondiale ces
quarante dernières années. Il est donc juste de distinguer aujourd’hui entre deux
groupes de PED : le premier est composé de pays qui, au vu de leurs parts dans les
échanges mondiaux et les flux d’IDE qu’ils reçoivent, sont considérés comme des
acteurs importants de l’économie mondiale. Le second groupe est composé de tous les
autres qui ne participent que marginalement et de moins en moins à ces deux
phénomènes. C’est cette double exclusion qui définit ce qu’il faut appeler la loi de la
marginalisation économique internationale. Nul doute que l’appellation même de PED
s’avérera très insatisfaisante dans les prochaines décennies pour désigner l’ensemble
de ces pays si les tendances qui participent à ce processus de marginalisation ne
seraient pas inversées.

378
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

B- Commerce, IDE et polarisation internationale

L’intensification des échanges commerciaux internationaux et le développement


considérable des IDE sont parmi les faits les plus marquants qui ont caractérisé
l’économie mondiale depuis le début des années 1980. Ces deux phénomènes
concernent des mécanismes internationaux dont l’impact influe sur la structure et la
croissance de l’économie réelle7. Les statistiques montrent cependant que le
changement dominant concerne en premier lieu l’importance croissante et la
croissance rapide des IDE. Durant la période 1945-1973, le facteur dominant qui influa
le plus sur l’économie internationale fut le commerce international. Depuis le début
des années 1980, ce fut le tour des IDE. Cette alternance donne à penser à certains que
le régime de régulation proposé par le GATT lors de l’Uruguay Round est quelque peu
anachronique dans la mesure où il a mis l’accent sur le commerce en tant que
phénomène dominant. Le GATT et son successeur, l’organisation mondiale du
commerce (OMC), aspirent à promouvoir la croissance à travers la libéralisation, une
démarche peut être appropriée pour le commerce, mais qui s’avère incapable de
gouverner les flux et les conséquences des IDE.

Caractéristiques des IDE et du commerce

Le grand boom qui a caractérisé la période de l’après-guerre a été marqué par une
expansion massive du commerce mondial et de l’investissement domestique. La
prospérité de l’économie internationale était basée sur ces tendances. La principale
caractéristique de cette période peut être appréhendée à travers le graphique suivant,
qui montre l’ « export gap » entre la croissance de la production mondiale et celle des
exportations – les exportations croissant à un taux beaucoup plus important que la
production entre 1960 et 1990.

Graphique IV.1 : Le fossé entre les exportations et la production, 1960 – 1991

exportations

Production

379
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Le début des années 1980 voit apparaître une tendance différente de celle qui
peut être vue à travers le graphique précédent. Ce qui est frappant ici, c’est la brusque
augmentation des IDE par rapport aux exportations. Cela n’est pas pour dire que la
croissance des exportations s’est arrêtée par rapport à la production, mais que la
croissance des exportations a été éclipsée par l’expansion des IDE. Par exemple, entre
1983 et 1990, les flux d’IDE se sont accrus à un taux annuel de 34% contre 9% pour le
commerce global de marchandises8.

Graphique IV.2 : Valeur courante des flux d’exportations et d’IDE, 1975 - 1989

Source : FMI, World Economic Outlook, 1993.

Mais le tableau des principales tendances de l’IDE et du commerce


international dans les années 1980 et 1990 montre que les pays en développement
n’ont pas bénéficié de l’essor considérable de ces deux phénomènes durant cette
période. Dans son rapport de 1991, le centre des Nations-Unies sur les sociétés
transnationales (UNCTNC) montrait l’ampleur de ce processus. Il notait que, « entre
1980 et 1988, le montant de l’investissement direct étranger réalisé à l’intérieur de la
triade a presque triplé, passant de 142 milliards de dollars à 410 milliards de dollars ».
Le graphique réalisé par le département du commerce des Etats-Unis, montre la
diminution régulière de la part des PED dans le stock mondial de l’IDE. En termes de
flux, la part des PED est tombée à la fin des années 1980, aux niveaux les plus bas
depuis des décennies : 18,6% du total des flux d’IDE en 1985-1989 et même 16,9%
en 1988-1989. Au début des années 1990, ces pourcentages se sont accrus pour
atteindre environ 22%, mais ce sont des parts d’un ensemble en croissance ralentie

380
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

dont la remontée est due à la récession dans les pays de l’OCDE et à un ralentissement
provisoire des acquisitions/fusions.
Cette répartition est d’autant plus préjudiciable pour les PED que la plus grande
partie de ces investissements est concentrée sur une dizaine de pays, situés pour la
plupart en Asie du Sud-Est (y compris la Chine). Les données du tableau IV.1,
identifient certains aspects de cette concentration. Le tableau est divisé en trois
catégories, A , B et C, et montre les niveaux de population et de distribution de l’IDE
global pour différents groupes de pays et de régions.

Tableau IV.1 : Flux d’investissements et populations, 1980 – 1991

Population, 1990 Flux d’investissements, 1980 - 1991


(million) (%) (%)
Total mondial 5292.2 100
A
Etats-Unis et Canada 275.9
Union européenne 357.8 14 75
Japon 123.5
B
Les dix PED les plus importants en 1519.4 29 16.5
termes de flux a (66 % du total des flux vers les
C PED)
Les neuf premiers PED plus les 758.8 14
neuf premières provinces côtières
chinoises
A+B 43 91.5 (approx)
A+C 28
(a)
Singapour, Mexique, Chine, Brésil, Hong Kong, Argentine, Thaïlande, Malaisie, Egypte, Taiwan.
Source : P. Hirst et G. Thompson, op.cit, p. 68.

Le niveau A concerne les seuls pays de la triade qui, en totalisant 14% de la


population mondiale en 1990, attirent 75% des flux d’IDE sur la période des années
1980. La catégorie B regroupe les populations des dix plus importants PED en termes
de flux d’IDE reçus sur la période (ensemble, ils ont reçu 66% de tous les flux hors
triade et comptent 29% de la population mondiale). L’ensemble des deux niveaux
(A+B, au bas du tableau) donne un total de 43% de la population mondiale qui reçoit
91,5% des flux d’IDE. Mais le groupe de pays inclus dans le niveau B est dominé par
la Chine avec une population de 1,2 milliards de personnes en 1990. Il est
invraisemblable que c’est toute la population de la Chine qui bénéficie des flux d’IDE.
Il est connu que les IDE et la croissance sont très concentrés dans les provinces
côtières notamment celles du Sud. Ainsi, le niveau C inclut seulement les populations
des huit provinces côtières en plus de celle de Pékin, pour donner une estimation de la
destination des IDE en Chine. Avec ce nouveau calcul, A+C, avec seulement 28% de
la population mondiale, reçoit 91,5% de l’IDE. Sur la base de ces estimations, entre 57
et 72% de la population mondiale ne reçoit que 8,5% de l’IDE global. Cela signifie
que les deux tiers de la population mondiale sont totalement exclus de toute forme de
bénéfice pouvant découler de ces investissements.

381
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Le mouvement ne concerne pas seulement l’IDE, la même tendance au


recentrage « triadique », et donc à la marginalisation des pays exclus des processus qui
la commandent, est également à l’œuvre dans les échanges commerciaux. On constate
que le commerce au sein de la triade a lui aussi augmenté plus rapidement que
l’ensemble du commerce mondial. A cet égard, les données disponibles parlent d’eux-
mêmes. En 1980, comme le montre le tableau IV.2, la part des 102 pays les plus
pauvres dans le commerce mondial de produits manufacturés était de 7,9% du total
des exportations et 9% du total des importations. Dix ans seulement après, ces parts
sont tombées à 1,4 et 4,9% respectivement. Inversement, la part des trois régions de la
triade augmentaient de 54,8 à 64,0% du total des exportations mondiales et de 59,5 à
63,8% des importations mondiales.

Tableau IV.2. Parts relatives des différents groupes de pays dans le marché
mondial de produits manufacturés

Exportations Importations
1980 1990 1980 1990

Monde industrialisé (24 pays) 62.9 72.4 67.9 72.1


dont le G7 45.2 51.8 48.2 51.9
- la triade 54.8 64.0 59.5 63.8
- autres pays industrialisés 8.1 8.5 8.4 8.3
Monde en développement (148 pays)
dont groupe des 11 premiers 37.1 27.6 32.1 27.9
- groupe 4 : 20 pays 7.3 14.6 8.8 13.5
- groupe 3 : 7 pays 7.8
- groupe 2 : 8 pays
- groupe1 : les plus pauvres pays
(120) 7.9 1.4 9.0 4.9

Total 100 100 100 100

Source : R.Petrella, op.cit, p.79.

D’autres données montrent que, en 1970, les échanges intracontinentaux au sein


de chacune des trois régions de l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et l’Asie
Pacifique représentaient 21,4% du commerce mondial de biens. Si l’on ajoute les
échanges intercontinentaux entre elles (39,4%), ces trois régions représentaient 60,8%
du commerce mondial en 1970.
En 1990, le total des échanges intra-continentaux au sein de chaque région était
de 48,7% et les échanges intercontinentaux augmentaient à 24,9%. Ensemble, les
échanges des trois régions représentaient 73,6% du commerce mondial, les 26,4%
restants étant partagés entre la Russie et l’Europe Centrale, le Moyen Orient,
L’Afrique et l’Amérique latine.

382
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Figure IV.3 : Evolution des échanges commerciaux inter-régionaux entre 1970 et


1990

Asie / Pacifique

5.7

7.8 4.2 1.2


5.1
9.4 27.5 Europe de l’Ouest
Amérique
du Nord 6.3

2.2
2.6

3.7 3.0

0.9 5.9
Amérique 3.2 Europe centrale et
latine orientale et ex-URSS
0.6 1.1

6.1
1.2
2.2

Afrique et Moyen-Orient

Asie / Pacifique

10.2

9.9 7.7

7.3 33.4
Amérique Europe de l’Ouest
du Nord 5.1

0.2
1.6
3.6 3.1

Amérique 0.4 2.2 Europe centrale et orientale


0.6
latine et ex-URSS
0.4 0.4

2.3 5.3
1.5
0.4

Afrique et Moyen-Orient

383
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Dans son rapport de 1991, l’UNCTNC notait que « tant en termes


d’investissements directs qu’en terme de commerce, les interdépendances à l’intérieur
de la triade ont donc eu un effet supérieur aux interdépendances qui ont concerné aussi
bien le reste du monde que les liens entre la triade et le reste du monde, révélant une
vitesse d’intégration plus rapide au sein de la triade qu’entre la triade et le reste du
monde ».
Enfin, le graphique 5 du chapitre II montre que le mouvement conjoint de
concentration et de marginalisation s’étend, en s’aggravant encore, à la technologie.
Ainsi, nous assistons à une nouvelle division du monde, qui coïncide avec
l’émergence du processus de globalisation. Le délestage (ou la relégation, traduction
de l’anglais delinking) est le processus par lequel certains pays et certaines régions
perdent graduellement leurs relations avec les pays et régions les plus développés du
monde. Au lieu de participer au processus d’interdépendance croissante qui est en train
de donner naissance à un monde global nouveau, ils évoluent dans le sens opposé. La
déconnexion – qui n’a rien à voir avec le processus que préconisait Samir Amin –
concerne aussi bien tous les pays d’Afrique, la plupart de ceux de l’Amérique latine et
d’Asie que certaines parties de l’ex-Union soviétique et d’Europe de l’Est. La question
qui se pose est donc combien de temps durera encore cette sévère inégalité ?
Face à cette question, les économistes adoptent généralement deux sortes de
position. La première se base essentiellement sur des considérations d’ordre éthique ;
les conséquences de la situation actuelle en termes de conditions de vie, d’espérance
de vie et de sécurité sur les populations des pays pauvres sont patentes. Il est donc du
devoir de conscience des responsables des pays riches de tout mettre en œuvre pour
corriger cette situation. Cependant, même s’ils reconnaissent que les arguments
d’ordre éthique poussent rarement les hommes politiques et les chefs d’entreprises
occidentaux à agir, ils n’affirment pas moins qu’il y va de la prospérité et de la sécurité
des pays occidentaux de ne pas tolérer encore longtemps cette situation. Un plus grand
déséquilibre de l’économie mondial aura des effets immédiats sur les pays
industrialisés qui ne tarderont pas à « importer » les effets de ces perturbations.
La seconde position avance des arguments plutôt pragmatiques. Le déséquilibre
commercial des PED est tellement important que son absorption ne se fera qu’à très
long terme. Pour beaucoup d’auteurs, les politiques des pays asiatiques orientées vers
l’exportation ont été la clé de leur succès, mais il serait fallacieux d’appliquer cette
expérience à tous les PED. Si tous ces pays affichent les mêmes proportions d’entrée
d’IDE ou d’exportations dans le PIB que Taiwan ou la Corée, la nécessité d’absorber
un volume largement plus important d’exportations poserait d’énormes difficultés. Il
est vrai que le revenu supplémentaire obtenu grâce à de telles exportations serait
dépensé dans des importations additionnelles9.
Pour le moment, la répartition des flux d’investissement à l’étranger est analysée
à travers une logique de jeu à somme nulle, la part de ces investissements reçue par un
pays est considérée comme autant d’investissements perdus par tous les autres. Cette
optique que nous analyserons plus loin perd de vue l’idée fondamentale du manque
d’attractivité des PED aux IDE, en particulier ceux qui sont déterminés par les
nouvelles évolutions économiques très dépendantes, on le sait, des impératifs
technologiques.

384
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

C- La marginalisation des matières premières

Les nations qui avaient espéré pouvoir fonder leur développement sur une
meilleure valorisation de leurs ressources naturelles sans diversifier leurs bases
exportatrices font l’objet d’une marginalisation inexorable dans les relations
économiques internationales, dont les conséquences économiques peuvent être
désastreuses. Celles qui sont parvenues à transformer leurs spécialisations
internationales et à prendre pied sur les marchés mondiaux de produits manufacturés
constituent un important pôle d’attraction pour les capitaux étrangers.
Le pacte colonial, on s’en souvient, cantonnait les pays colonisés dans un rôle
d’exportation de produits de base, leurs marchés intérieurs étant réservés aux
productions manufacturières métropolitaines. Les stratégies de substitution
d’importations, mises en œuvre par nombre de PED après leur indépendance,
remettaient en cause ce dernier aspect, mais non les spécialisations à l’exportation
héritées de la période coloniale. Dans les années 1960, la revendication commune à
tous les PED, était de négocier avec les pays industrialisés la mise en place de
mécanismes de stabilisation des cours des produits de base à un niveau suffisamment
rémunérateur pour assurer leur développement à long terme. Pour ces pays, la
référence à un prix stable et rémunérateur des produits de base constitue une garantie
de pouvoir d’achat international permettant, en théorie, de programmer l’acquisition de
la technologie nécessaire à leur développement et de garantir l’accès aux sources
privées de financement international. Pour J. Adda, à travers cet espoir, transparaît en
filigrane « la conception d’une économie non soumise aux lois impersonnelles du
marché, d’une économie encastrée – selon l’expression de Polanyi – dans une sphère
sociale ici projetée au niveau international »
Longtemps controversée, la thèse de la dégradation des prix réels des matières
premières, énoncée dès 1950 par Raul Prebish et Hans Singer, n’est plus guère
contestée aujourd’hui. Les études récentes font état d’une tendance déclinante des prix
réels des matières de base non énergétiques de 0,6% par an depuis 1900. La notion de
prix réel se rapporte ici au prix relatif des matières premières par rapport à ceux des
produits manufacturés exportés par les pays industrialisés. Ainsi calculé, le prix réel
des matières se situant en 1992 au plus bas niveau observé au cour du XXe siècle, 55%
en dessous du niveau enregistré en 1900, 66% en dessous du sommet historique de
1917 et 60% en dessous du pic enregistré en 1973, lors de la dernière grande vague de
spéculation à la hausse10.
Cette tendance au déclin des prix réels des matières premières découle
fondamentalement du déclin rapide du contenu en produits de base de la production
industrielle et de la consommation mondiale. En 1972 et 1992, le poids à prix constant
de la consommation de matières premières dans le PIB de l’OCDE a ainsi chuté d’un
tiers, passant de 09 à 06%. Qu’il s’agisse des mutations industrielles dans les pays
développés (réduction du poids des industries lourdes grandes consommatrices de
produits de base, et montée des industries de l’information à valeur ajoutée
immatérielle), de la substitution aux matières traditionnelles (cuivre, fer, étain..) de
matériaux nouveaux (plastiques, fibres optiques, caoutchouc synthétique..)11 plus
fiables, plus performants et moins coûteux, de la miniaturisation des produits ou du
perfectionnement des techniques de récupération, tout concourt dans un contexte de

385
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

concurrence internationale exacerbée, au décrochage de la demande mondiale de


produits de base par rapport au rythme de l’activité. Il ressort ainsi d’une étude réalisée
par le FMI en 1985 que, depuis 1900, et exception faite des périodes de conflits, la
quantité de matières premières nécessaire à la production d’une unité de produit a
diminué de 1,25% par an et que ce déclin est en train de s’accélérer. Ainsi, au Japon, à
production égale, la quantité de matières premières nécessaires a diminué de 60%
entre 1973 et 1984 12.
La prise en compte de cette mutation incite à aller plus loin que la formule
lapidaire de P. Drucker selon laquelle il y a dissociation entre l’économie de matières
premières et l’économie industrielle. La question est au contraire bien plus celle d’une
nouvelle interaction entre conception des matériaux et conception des productions
dans lesquelles ils s’insèrent. En cela, si la consommation de matériaux a diminué en
volume, leur participation à ce qui fonde la valeur d’usage des produits s’est accrue et
le développement de l’industrie est plus que jamais lié à ce secteur. Plutôt que de
dissociation, il s’agit donc de réfléchir en termes d’une synergie renouvelée dans
laquelle les aspects qualitatifs prédominent sur les aspects quantitatifs, au travers de ce
qui peut être analysé comme la redéfinition des principes généraux de conception des
processus de production et des produits.
Dans ces conditions, le véritable problème pour les PED exportateurs de ces
produits n’est pas de se battre pour une inaccessible stabilisation des prix ; il est de
sortir du piège d’une spécialisation héritée de l’époque coloniale, qui constitue l’un
des facteurs les plus puissants de blocage de leur développement. Non seulement parce
qu’elle conduit à leur marginalisation dans l’économie mondiale, mais aussi parce
qu’elle encourage la formation d’économies de rente où les luttes pour l’appropriation
du surplus crée par l’agriculture ou le secteur minier l’emportent sur toute
problématique de création de richesses.

III- Globalisation et marginalisation

Nous avons vu que la globalisation peut être définie comme le processus par
lequel les firmes concernées procèdent à l’intensification de la valorisation de leur
capital dans un espace géographique élargi. L’investissement à l’étranger, les échanges
commerciaux, les flux financiers et monétaires ainsi que les transferts de technologie
sont les principaux vecteurs de ce processus. Or, dans la mesure où la plupart des PED
restent à l’écart de ces mouvements internationaux, beaucoup d’auteurs n’ont pas
hésité à imputer la marginalisation de ces pays sur la scène économique internationale
à ce même phénomène de globalisation. Les firmes mondiales et en deuxième lieu les
gouvernements des pays industrialisés sont donc responsable de la dégradation de la
situation économique des populations des pays du Sud.
En vérité, la réalité n’est pas aussi simple que ça, et ces affirmations tiennent plus
du discours idéologique que du raisonnement scientifique. Faut-il rappeler en effet,
que le phénomène de marginalisation des PED se manifeste essentiellement par la part
réduite qu’ont ces pays dans les échanges mondiaux et les flux d’investissements
directs. Le déclin continu du poids des PED dans le commerce, répétons-le, est dû au
fait que ces pays n’exportent pratiquement que des produits de base dont les prix
relatifs connaissent une baisse permanente. Cette baisse ne date pas des années 1980,

386
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

période d’émergence du mouvement de globalisation, mais remonte à une date


beaucoup plus lointaine. On observe certes qu’une accélération de la détérioration des
termes de l’échange des PED depuis la fin des années 1970 est concomitante à
l’émergence du phénomène de globalisation, mais c’est une évolution tout à fait
normale dans la mesure où ce phénomène se caractérise, entre autres, par une
sophistication intensive de la conception et de la production de services et de biens qui
nécessitent des quantités de moins en moins importantes de matières. Pendant ce
temps, les PED sont restés figés dans une spécialisation internationale se contentant de
produire et d’exporter les mêmes produits, à l’état toujours aussi brut et en des
quantités – y compris les denrées alimentaires – de plus en plus importantes. Dans ces
conditions, la loi immuable de l’offre et de la demande ne pouvait que défavoriser les
producteurs de produits de base. Ce constat est valable aussi pour les producteurs
agricoles des pays riches13. Sans les mesures d’aide à l’exportation, les subventions et
les limitations de production, la situation de ces producteurs aurait sûrement était
similaire à celle que prévoit la théorie micro-économique concernant un marché en
situation d’équilibre concurrentiel de long terme : l’équilibre sera atteint une fois que
le prix se stabilisera au niveau du coût total moyen, les producteurs ne réalisant dans
ce cas qu’un profit nul.
Pour résumer tout cela, nous pouvons dire que le schéma global qui caractérise
les échanges commerciaux des PED ne pouvait qu’engendrer leur éviction progressive
du système mondial des échanges. La caractéristique fondamentale de ce schéma est
qu’il se base sur l’exportation de matières de base agricoles et minières de façon à
financer les diverses formes d’acquisition de technologie qui permet au fil du temps de
passer à des niveaux toujours supérieurs de développement économique. Il est évident
que ce processus ne pouvait fonctionner conformément à ce schéma que pour une
période déterminée, le temps que l’essor en somme tout naturel des sciences et des
savoirs rende les technologies de plus en plus complexes et onéreuses et, ainsi, de
moins en moins accessibles aux pays dont l’essentiel des produits exportés n’a subi
aucune évolution qualitative. La détérioration actuelle des termes de l’échange des
PED, c’est-à-dire la baisse tendancielle des prix de leurs productions exportés par
rapport à leurs importations de biens manufacturés, apparaît ainsi comme étant un
élément inhérent à leur insertion dans l’économie mondiale. Dans ces conditions, il
était dans la logique des choses que l’expansion considérable du commerce mondial à
laquelle nous assistons ces trente dernières années eut lieu entre les pays développés
essentiellement. Sur le plan théorique, l’une des conséquences de cette évolution est
que les théories traditionnelles du commerce international n’expliquent plus qu’une
fraction de plus en plus marginale de ce commerce et que d’autre part, les théories
modernes mettent aujourd’hui l’accent sur des facteurs liés de près ou de loin aux
savoirs et au développement technologique.
Dans le domaine des investissements à l’étranger, tout le monde sait que le
facteur central qui détermine la décision de réaliser ces investissements ainsi que leur
destination est d’ordre micro-économique et relève des seuls intérêts des entreprises
qui seront appelées à prendre ce genre de décision. L’investissement à l’étranger
obéit en premier lieu à des critères qui se basent d’abord sur la rentabilité prévue de cet
investissement et les garanties de sécurité que le pays hôte s’engage à assurer à cette
opération. Or, force est de constater que, en matière de rentabilité des investissements,

387
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

les PED ne sont en mesure de soutenir la comparaison avec les pays développés que
dans certains secteurs d’activité, généralement à forte densité de main-d’œuvre et à
faible valeur ajoutée. Certains investissements, de par les conditions qu’ils requièrent
en termes de financement, de progrès technique et de ressources humaines spécialisées
sont, selon toute logique, inaccessibles à la grande majorité des PED. A titre
d’exemple, la surenchère à laquelle se livrent les pays industrialisés pour attirer chez
eux de nouveaux projets industriels, certaines autorités locales ou régionales n’hésitent
pas à débourser des sommes d’argent très importantes à titre de subventions pour
remporter les projets en question, synonymes pour eux d’un moindre chômage.
L’handicap des PED – et même des NPI – dans ce domaine est si important qu’il est
possible de dire que ces pays ne peuvent logiquement espérer attirer chez eux que les
projets dont leurs promoteurs étrangers avaient, dès le départ, opté pour l’un d’entre
eux. On observe donc une certaine hiérarchie dans la répartition mondiale des
nouveaux projets d’investissement ; en terme d’importance financière et d’avancée
technique et technologique, les pays industrialisés viennent en tête du classement, puis
les NPI et enfin les PED selon l’avantage propre de chacun.
L’emploi du terme « nouveaux projets d’investissement » n’est pas dû au hasard.
En ce qui concerne l’IDE, il faut en effet distinguer entre les opérations de fusion-
acquisition transnationales et les investissements dans de nouveaux établissements. La
première catégorie d’opération peut ne signifier qu’un simple transfert de propriété
motivée parfois par des activités spéculatives alors que la seconde implique
nécessairement la création d’une capacité productive nette. Rappelons donc que les
sommes dépensées en opérations de fusion-acquisition ont augmenté plus rapidement
que celles qu’a nécessité la réalisation de nouveaux établissements. L’activité de
fusion-acquisition a connu un essor considérable aux Etats-Unis passant de 67% du
total de l’investissement entrant durant la première moitié des années 1980 à 80% dans
la seconde moitié14. La même tendance fut observée dans les autres pays de la triade.
De cette constatation, on peut en déduire que la faible importance de l’IDE capté par
les PED s’explique en partie aussi par le nombre relativement limité d’entreprises
susceptibles d’intéresser les firmes étrangères. Même si nous ne disposons pas de
statistiques officielles à ce sujet, il semble bien que, dans les PED, exception faite de
certaines formes d’investissement comme la sous-traitance, ce soit l’investissement
dans de nouveaux projets qui l’emporte sur les opérations d’acquisition.
Rappelons aussi que, dans une certaine mesure, la « défection » relative des
firmes multinationales à l’égard des PED est due également à l’hostilité que montrait
jusqu’à il y a peu les seconds à l’endroit des activités des premières sur leur sol. Le
monde en développement, en général, considérait les multinationales comme des
exploitants et comme une menace à son autonomie économique nationale. On constate
aujourd’hui que les multinationales sont plus présentes dans les régions et les pays où
les autorités politiques entretenaient des relations plus pragmatiques avec le
capitalisme mondial. Cette présence devient plus significative là où ce sont plusieurs
pays voisins qui adoptent cette attitude en même temps. C’est le cas par exemple d la
région de l’Est et du Sud-Est de l’Asie – y compris la Chine depuis 1979.

388
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Nous venons donc de voir que les critères qui fondent les décisions de
localisation internationale des FMN n’ont que peu à voir avec les considérations
d’ordre moral que certains milieux politiques attendent une meilleure prise en compte
de la part de ces firmes en vue de réserver une part plus importante de leurs
investissements aux PED de manière à enrayer leur tendance à la marginalisation
économique. En fait, les multinationales ne peuvent pas faire autrement ; le contraire
supposerait de leur part d’ignorer les lois impersonnelles du marché qui régissent leurs
activités. Cela est notamment le cas des règles de la concurrence économique qu’il
faudrait réviser et rendre obligatoirement universelles. A vrai dire, il est parfaitement
vain d’attendre qu’une démarche, quelle qu’elle soit, soit entreprise dans ce sens tant
que la sphère économique restera toujours autonome par rapport à la sphère sociale.
Comment en sera-t-il autrement quand on sait que les pouvoirs publics dans les pays
avancés ont le plus grand mal à obtenir des entreprises de s’engager au moins à ne pas
sacrifier l’emploi au profit d’une meilleure rentabilité de leurs affaires ?
Donc, d’un point de vue moral, le problème de la marginalisation économique
des pays du Sud n’est pas indépendant des autres grands défis économiques comme le
chômage massif, l’inégalité économique et la pauvreté du plus grand nombre.
Résoudre ces problèmes, d’une manière ou d’une autre, passe nécessairement par
l’accomplissement de la grande transformation dont parlait K. Polanyi il y a plus d’un
demi-siècle. Cet économiste anthropologue s’employait à montrer que la « Grande
transformation » est ce qui est arrivé au monde à travers la grande crise économique et
politique des années 1930-1945 et qu’elle signifie la mort du libéralisme économique.
Or ce libéralisme, apparu un siècle plutôt avec la révolution industrielle et concerne
une société spécifique où le marché autorégulateur, jusque-là, élément secondaire de la
vie économique, s’est rendu indépendant des autres fonctions16.
L’innovation consistait essentiellement dans un mode de pensée. Pour la
première fois, on se représentait une sorte particulière de phénomènes sociaux, les
phénomènes économiques, comme séparés et constituant à eux seuls un système
distinct auquel tout le reste du social devait être soumis. L’économie avait été
désocialisée, et si l’on en juge par les arguments de Polanyi, la fin des grands fléaux
économiques mondiaux passe par la re-socialisation de l’économie. Chez Polanyi, ce
terme signifie la soustraction au marché des éléments de la production ; la terre, le
travail et la monnaie.
Si les firmes et les multinationales ne sont pas prêtes à prendre en compte des
considérations d’ordre moral pour rééquilibrer leurs investissements dans les pays
pauvres, elles ne semblent pas non plus convaincues par les arguments, purement
économiques ceux-là, de certains auteurs qui affirment qu’une distribution plus
équilibrée des ressources mondiales servira aussi les intérêts mêmes des
multinationales. Ce nouvel équilibre générera un surcroît de demande effective à
l’échelle mondiale ce qui se traduira par une solide reprise économique dans les pays
industrialisés qui font face aujourd’hui encore à divers problèmes de stagnation et de
surcapacité16.

389
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

IV- La persistance du sous-développement

La partie précédente montre combien il est malaisé d’affirmer que la


marginalisation économique et politique de beaucoup de PED découle directement du
processus de globalisation. La relation entre ses deux phénomènes s’accommode mal
de la simplicité d’une telle affirmation. Nous avons vu que cette marginalisation est
due à la participation de plus en plus secondaire des PED dans le système mondial des
échanges et leur mise à l’écart par les multinationales dans leurs choix
d’investissement. Nous avons défini aussi le mouvement de globalisation comme
étant le processus à travers lequel les firmes concernées participent à la création d’un
marché mondial du travail dans le but d’intensifier la valorisation de leur capital sur
une base géographique élargie. Cette définition fait ressortir que, à priori, le
phénomène de globalisation doit avoir un caractère universel. Ses aspects doivent
normalement toucher toutes les régions du monde. Il est connu en effet du capitalisme
que sa quête du profit le pousse à traiter avec tous les peuples de la planète sans tenir
compte de préjugés raciaux, religieux ou même idéologiques. Ce pragmatisme s’est
révélé très tôt avec le développement considérable du commerce international qui en
peu de temps avait fini par désenclaver toutes les parties reculées de la terre. Là où
l’atteinte de gisements agricoles et miniers hors d’Europe ne pouvait avoir lieu qu’à
travers la réalisation d’investissements directs et d’infrastructures de transport, le
capitalisme s’était frayé le chemin en s’appuyant sur la force militaire et politique
qu’entretenait sur place et à cette fin l’autorité coloniale ou la puissance tutélaire. La
fin de l’ère coloniale n’avait pas apporté de grands changements à ce schéma, car les
pays nouvellement indépendants du Sud n’avaient pas les moyens pour se libérer
totalement du modèle économique hérité de l’époque coloniale.
Durant la période 1945-1980, le commerce international connaissait une forte
expansion, tandis que celui des pays du Sud était, en général, en stagnation. Les
investissements à l’étranger, dont une grande partie était d’origine américaine, se
concentraient pour l’essentiel sur les secteurs industriels en Europe Occidentale. Ceux
qui se dirigeaient vers les pays du tiers-monde bénéficiaient essentiellement au secteur
minier, notamment celui de l’énergie. Les investissements industriels se concentraient
quant à eux sur un petit nombre de pays situés pour la plupart en Asie de l’Est. Le
phénomène de marginalisation, telle que nous l’avons défini plus haut, précède et ne
date donc pas du début du mouvement de globalisation. Ce dernier a comme repère de
commencement l’essor sans précédent des IDE à partir du début des années 1980.
Cette expansion de l’investissement direct a été caractérisée par une concentration plus
élevée encore sur les pays de la triade et quelques PED désormais appelés nouveaux
pays industrialisés (NPI). Le poids des autres PED s’en est trouvé amoindri.
Cette polarisation accrue de l’investissement, caractéristique du mouvement de
globalisation donne l’impression que celui-ci est responsable de la marginalisation des
PED même si les manifestations de cette dernière sont apparues à une période
antérieure au phénomène mis en cause ici. Il est plus juste de parler d’une aggravation
de l’isolement économique des PED à la suite de l’émergence de la globalisation
plutôt que de dire que cette dernière traduit en elle-même l’exclusion de ces pays des
grands courants d’échange et d’investissements internationaux. Et l’on ne peut parler à

390
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

ce sujet d’un désengagement des multinationales à l’égard des PED puisque leur
présence dans ces derniers n’a jamais été d’une importance significative. Si les PED
n’ont pu attirer qu’un faible pourcentage des investissements massifs qui ont marqué
l’émergence d’une économie mondiale en voie de globalisation, c’est tout simplement
que ces pays ne disposent pas d’un potentiel économique global attractif. Celui-ci
englobe des facteurs aussi divers et aussi variés que la stabilité politique, le niveau
d’instruction de la population, l’état des infrastructures, le nombre, l’importance et la
capacité productive et technique des entreprises locales, les politiques économiques
des gouvernements, la capacité d’acquisition des nouvelles technologies, etc. Il est
parfaitement clair que le volume des investissements entrants que parvient à réaliser un
pays est très proportionnel à l’état de sophistication de son potentiel économique
global. Certains types d’investissement ont une forte corrélation avec l’un ou l’autre
des facteurs énumérés plus haut . Par exemple, les dépenses de R&D dans les
nouvelles technologies se dirigent presque exclusivement vers les laboratoires et les
entreprises dont les réseaux sont répartis à travers les pays développés, uniquement.
Les investissements nécessitant des productions à grande échelle et un niveau
technique élevé profitent souvent aux entreprises des NPI.
A vrai dire, il nous semble qu’il n’est pas possible d’appliquer ce concept de
potentiel économique global de manière indifférenciée. Il faut en effet distinguer entre
les pays selon qu’il s’agit de pays développés et de NPI, d’un coté et de PED d’un
autre coté. Pour les deux premiers groupes de pays, le problème se pose en termes de
lacunes de diverses sortes qu’il s’agit d’éliminer pour pouvoir arriver à une meilleure
utilisation des ressources disponibles. Pour le groupe des PED, les déficits
économiques sont si importants que même une utilisation maximale des potentialités
économiques existantes ne pourrait pas porter les performances économiques globales
à des niveaux significativement élevés. Dans ce cas précis, le problème ne se pose pas
tant en termes de potentiel économique à parfaire et à mieux utiliser qu’en termes de
persistance du sous-développement qu’il s’agit de vaincre d’une façon définitive.
Il faut dire que les PED que menace une marginalisation économique croissante
ne l’ont pas été à cause de l’émergence et la diffusion du phénomène de globalisation
car dans ce cas là, il faut croire que d’une manière ou d’une autre, le phénomène en
question est dirigé contre ces pays. Or nous avons vu que la globalisation économique
signifie avant tout de nouvelles réponses inventées par les firmes des pays
développés ; celles-ci voulaient affronter sur des bases nouvelles et plus solides
l’exacerbation de la concurrence économique entre elles, d’une part, et entre elles et
certaines firmes originaires de pays en voie d’industrialisation rapide. D’ailleurs, cela
n’a pas empêché ces derniers de poursuivre et de consolider leur stratégie de
croissance. Beaucoup d’entre elles font aujourd’hui partie intégrante des réseaux des
grandes entreprises mondiales. Il faut donc retenir que, mis à part un boycott
généralisé et de longue durée organisé par les PED exportateurs de produits de base à
l’encontre du monde occidental, les firmes originaires de ce dernier ne percevaient pas
de réelle menace de la part de ce qu’il convenait d’appeler le tiers-monde17.
Nous disons donc que la globalisation de l’économie internationale n’était pas
« dirigée » contre les PED et ne peut pas être tenue pour responsable de la menace de
marginalisation qui pèse très sérieusement sur bon nombre d’entre eux. Ce n’est pas la
globalisation qui et la cause de la marginalisation des PED ; c’est plutôt leur incapacité

391
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

à vaincre le sous-développement qui les empêche de prendre part au mouvement de


mondialisation en cours et les confine dans des positions économiques, culturelles et
politiques marginales sur la scène internationale. L’examen des performances
économiques réalisées par les différents groupes de pays au cours des vingt-cinq
dernières années va dans le sens de cette affirmation. Il montre en effet qu’il existe
une relation étroite entre les résultats économiques obtenus – sinon en matière de
développement économique, du moins, en matière de croissance économique – par
chaque groupe de pays et la capacité de chacun d’eux de prendre part au phénomène
de globalisation. Cette relation peut être vue à travers la redistribution mondiale des
activités productives et de la nouvelle structure des échanges internationaux.

La redistribution mondiale des activités productives

La première vague de diffusion de l’industrialisation hors d’Europe occidentale


avait touché, au XIXe siècle, les Etats-Unis, l’Europe orientale et le Japon. Au cours
des deux premiers tiers du XXe siècle, la seule région nouvelle à se doter d’un appareil
industriel fut l’Amérique Latine. Malgré cela, en 1960 comme au début du siècle, les
trois quarts de la production manufacturière mondiale étaient concentrés dans les pays
actuellement développés (Europe Occidentale, Amérique du Nord, Océanie et Japon).
L’Europe de l’Est et les PED (y compris la Chine) ne réalisaient alors, d’après les
estimations disponibles, qu’un peu plus d’un sixième et un peu moins d’un dixième
respectivement de la production mondiale18. L’industrialisation accélérée de l’Asie à
partir des années 1960 et l’effondrement économique récent du bloc soviétique ont
bouleversé cette carte. Au milieu des années1990, la plupart des pays développés
étaient revenus à moins des deux tiers, celles des anciennes économies communistes à
un dixième, tandis que les économies en développement réalisaient le quart de la
production manufacturière mondiale18.
Cette poussée industrielle des régions en développement se traduit par une
montée importante de leur contribution globale au produit mondial. Mesurée aux taux
de change de parités de pouvoirs d’achat, la part des PED dans le PIB mondial
atteignait 40% en 1994, d’après les estimations du FMI [1995], au lieu de 34% dix ans
plus tôt. Cette montée en puissance du monde en développement est en fait une
montée en puissance de l’Asie, et plus particulièrement de l’Extrême-Orient. Dans le
même temps, la contribution au produit mondial des trois autres régions en
développement – Amérique latine, monde arabe et Afrique subsaharienne – a diminué
sous l’effet notamment de la crise de la dette et du contre-choc pétrolier.
La poussée asiatique est intimement liée à son insertion dynamique dans les
échanges internationaux. Celle-ci se manifeste aussi bien à l’exportation qu’à
l’importation. Les NPI asiatiques de la première et de la seconde génération sont
responsables de la quasi-totalité de l’augmentation de la part des PED dans les
exportations mondiales de produits manufacturés de 5% en 1970 à 22% en 1993. Hors
Asie, seuls le Brésil et le Mexique jouent un rôle significatif sur les marchés
mondiaux. A l’importation, l’Asie en développement fait désormais figure de
locomotive de la demande mondiale (tableau ci-dessus). Son poids dépasse en 1995
celui des Etats-Unis et du Canada réunis. Il est presque trois fois plus important que

392
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

celui de l’OPEP à son apogée, à l’issue du second choc pétrolier. Ce dynamisme


commercial n’est, à son tour, pas dissociable du caractère rapidement évolutif de la
spécialisation internationale de la région. Cette évolution se traduit simultanément par
une montée en gamme technologique et par une diffusion régionale des avantages
acquis à chaque stade du développement. Les deux phénomènes sont liés. L’élévation
du contenu technologique des productions dans les NPI de la première génération
entraîne une appréciation tendancielle de leurs taux de change réels, qui réduit leur
compétitivité sur les produits bas de gamme, tout en décourageant la délocalisation de
leurs productions vers leur propre périphérie. A son tour, la concurrence des nouveaux
venus dans les industries de main-d’œuvre et leurs propres efforts de remontée des
filières de production contraint leurs prédécesseurs à accélérer leur engagement dans
les secteurs à plus fort contenu technologique. Encore une fois, seule l’Asie orientale
est, parmi les régions en développement, le théâtre d’un tel processus de
démultiplication du travail à l’échelle régionale. En ce sens, la redistribution mondiale
des activités productives et avant tout l’expression de l’émergence d’un nouveau pôle
de puissance. La progression des revenus par habitant de cette région est nettement
supérieure à celle de toutes les autres régions en développement. En ce sens, elle est la
seule à pouvoir menacer à long terme l’hégémonie occidentale sur l’économie
mondiale.

Tableau IV.3 : Structure des exportations et des importations mondiales de


marchandises par grandes régions (%)

Exportations Importations
1977 1985 1995 1977 1985 1995
Groupe des Sept a 50.5 50.9 50.1 50.9 52.4 47.8
Autres pays
industrialisés 18.3 18.2 21.2 22.9 19.4 21.8
Asie en développement
Amérique latine b 7.6 11.3 17.5 8.0 11.5 19.3
OPEP 3.9 3.1 2.6 4.9 2.7 3.7
Autres pays b 14.7 8.1 4.1 7.0 4.7 2.7
Total 5.0 8.4 4.5 6.3 9.3 4.7
100 100 100 100 100 100
(a)
Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Canada.
(b)
Hors OPEP
Source : OCDE, Perspectives économiques, Paris, 1998.

393
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Les écarts internationaux de revenus

Certaines théories sur le développement économique prévoyaient que les pays


pauvres réaliseraient sur une longue période des taux de croissance économiques plus
élevés que ceux des pays industrialisés d’Europe et d’Amérique. Ces prévisions ne se
sont révélées justes qu’en partie. Les données de la Banque mondiale montrent en effet
que le revenu par habitant des économies en développement d’Afrique, d’Asie et
d’Amérique Latine s’est accru de 22% par an en moyenne entre 1965 et 1993, au lieu
de 2,6% dans les pays industrialisés. Ces moyennes recouvrent évidemment
d’importantes disparités régionales. Dans le cas de l’Extrême Orient, la progression du
revenu par habitant est deux fois plus rapide depuis 1965 que celle des pays
industrialisés. Mieux, l’écart des taux de croissance tend à s’accentuer au profit de
cette région dont le PIB par habitant croît trois fois plus vite que celui des pays
industrialisés depuis le début de années 1980. Les autres régions en développement,
exception faite de l’Afrique sub-saharienne, ont connu des évolutions similaires, à des
temps différents, mais tous pour une période limitée. Sur l’ensemble de la période,
cependant, le revenu par habitant de ces régions s’est accru moins vite que celui des
pays riches.
Pour pouvoir faire une comparaison des niveaux de revenus réels, autrement dit
des pouvoirs d’achat, qui ne peut s’appuyer sur la seule utilisation des taux de change
courants, il faut recourir aux taux de change de parité de pouvoir d’achat (PPA). Ces
taux de change théoriques sont ceux qui égalisent en moyenne les niveaux de prix
entre les différents pays. Le tableau suivant présente, pour les différentes régions, une
mesure de pouvoir d’achat moyen des populations à différentes époques, rapporté à
celui observé aux Etats-Unis. Il montre que si des processus de convergence des
niveaux de vie sont à l’œuvre au sein du monde industrialisé, d’une part, et entre
l’Extrême-Orient, Chine incluse, et les pays industrialisés d’autre part, il n’en va pas
de même pour les autres régions en développement.

394
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Tableau IV.4 : Evolution du pouvoir d’achat moyen des populations de différents


groupes de pays
Taux de croissance Ecarts internationaux PIB par
annuel moyen du PIB par habitant (taux de PPA Etats-
habitant (en pourcentage) Unis=100)
1965-1980 1980-1993 1960 1978 1994
Etats-Unis 100 100 100
Japon 31 68 85
Union européenne à 15 3.0 2.2 58 71 72
Autres pays industrialisés 50
45 54
re
NPI d’Asie, 1 génération
a
5.1 6.4 11 23 57
e
NPI d’Asie, 2 génération
b
11 14 18
Chine 4 5 13
Europe de l’Est et Asie
centrale 4.4 c - 0.3 29 34 17
Amérique latine 3.2 - 0.1 26 29 24
Monde arabe 4.0 - 2.4 21 31 19
Autres Pays asiatiques 1.4 3.0 6 5 6
Afrique subsaharienne 1.3 - 0.8 9 8 4

(a) Corée du sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour.


(b) Malaisie, Thaïlande et philippines.
(c) 1970-1980.
Source : Banque mondiale [1991 et 1995b]

Le cas de l’Afrique sub-saharienne est le plus dramatique. Dans cette région, le


revenu réel par habitant est deux fois moins élevé en 1994 qu’il ne l’était au début des
années 1960. La crise africaine qui s’est révélée dans toute son ampleur dans les
années 1980, à l’issue d’une longue période de stagnation économique, menace les
fondements mêmes d’un grand nombre d’Etats de la région. Une large partie du
continent est désertée par les capitaux étrangers et marginalisée dans les échanges
internationaux, ce qui fait d’elle un angle mort du processus de mondialisation.
L’Asie du Sud n’a guère vu sa position s’améliorer sur la carte économique
mondiale depuis près de quarante ans. Les politiques de libéralisation économique
mises en œuvre dans la période récente lui valent cependant un regain d’intérêt de la
part des capitaux privés. Avec une croissance moyenne de revenu réel par habitant de
3% par an depuis 1980, elle enregistre la meilleure performance économique régionale
après celle de l’Extrême-Orient (6,4%). Mais, même si la marginalisation économique
qui se dessinait dans les années 1970 semble quelque peu enrayée, la résorption de la
pauvreté de masse demeure cependant le défi majeur auquel est confrontée la région.
Le monde arabe et l’Amérique latine, qui étaient jusqu’à la fin des années 1970,
les deux régions en développement les plus avancées sur le plan économique, ont tous
deux enregistrés des régressions dangereusement importantes de leurs revenus réels

395
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

dans les années 1980. La chute du prix du pétrole, dans un cas, la crise de la dette,
dans l’autre, sont les traumatismes majeurs qui expliquent, en première analyse, la
marginalisation de ces deux régions dans les flux commerciaux au cours de cette
période. La prégnance jusqu’à ce jour des phénomènes d’accoutumance à la rente dans
un cas, à l’endettement extérieur dans l’autre, constitue assurément l’obstacle majeur
au redressement à long terme de ces deux régions.
L’Europe de l’Est et les pays d’Asie centrale, qui composaient l’ancien bloc
soviétique, connaissent eux aussi une évolution fortement régressive de leurs revenus
relatifs depuis le début des années 1980, suivie d’un effondrement après la chute du
mur de Berlin. Cette région qui réalise moins de 5 % des exportations mondiales de
biens et services, a une structure d’exportation proche de nombreux PED, où les
produits de base et intermédiaires occupent une place prépondérante. Le
démantèlement du réseau des échanges intra-régionaux au début des années 1990 et le
coût social considérable de la conversion à l’économie de marché ont ramené le
revenu réel par habitant au niveau de l’Amérique Latine et du monde arabe.
Au total, les comparaisons internationales de revenu par habitant évoquent bien
moins l’existence d’une convergence que d’un fossé véritable entre la partie
développée et relativement peu nombreuse de la planète et l’immensité humaine du
tiers-monde. Ces démonstrations montrent en tous les cas que le problème du
développement économique des PED reste plus que jamais d’actualité. Il est à craindre
en effet que ce problème soit négligé par la communauté internationale après le revers
politique majeur subi par les pays du tiers-monde avec la fin de la guerre froide. Il faut
se rappeler que le mouvement tiers-mondiste avait le vent en poupe tout au long des
années 1960 et ses membres étaient activement courtisés par les protagonistes de la
guerre froide. C’est ainsi que les nations du tiers-monde parvinrent à faire décider
l’Organisation des Nations-Unies que la décennie 1970 soit décrétée celle du
développement. Un tiers de siècle a passé et on ne parle plus aujourd’hui que de
mondialisation. Les problèmes dus à la persistance du sous-développement de
l’immense majorité de la population mondiale ne semblent plus préoccuper les
principaux décideurs mondiaux comme par le passé.

V- Le développement économique dans une perspective historique

Selon Kuznets, la notion de développement économique qui se distingue de la


croissance économique (élévation du revenu par tête et du produit intérieur brut)
combine trois éléments : une croissance économique auto entretenue, des changements
structurels de la production et le progrès technologique .Les historiens du
développement de la nouvelle école institutionnelle et les économistes néoclassiques
du développement ajoutent à ces éléments la modernisation institutionnelle qui permet
aux marchés d’orienter rationnellement les décisions économiques des individus. Les
théoriciens de la modernisation ajoutent le développement politique et social à la liste
tandis que l’école de l’esprit d’entreprise insiste sur l’évolution socioculturelle.
Pour Immanuel Wallerstein, la notion de développement a fait l’objet de diverses
critiques. D’abord, elle fait de l’accumulation technico-économique « le préalable à
tout changement social ce qui revient à nier le caractère indissociablement culturel

396
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

des processus économiques et la dimension multidimensionnelle du changement


social. Ensuite elle traduirait la volonté des occidentaux d’imposer leur modèle
culturel ». Le développement serait alors « un paradigme occidental qui recouvre une
expérience historique faussement exemplaire, celle de l’Europe de l’Ouest »19.

A- Le développement à travers ses principaux concepts

Le « consensus de Washington ». Il désigne l’ensemble des recommandations


internationales (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale) vis-à-vis des PED
pour rétablir les équilibres interne et externe et pour accélérer la croissance. Les
recommandations portent sur la réduction des déficits budgétaires, l’élimination des
subventions, l’affectation des dépenses publiques en faveur de l’éducation, de la santé
et de l’infrastructure, la libéralisation du système financier, la fixation d’un taux de
change compétitif, la libéralisation des échanges, l’encouragement de l’investissement
direct étranger, la privatisation, la déréglementation de l’économie et une meilleure
définition des droits de propriété.
La croissance appauvrissante. Cette situation peut se produire lorsqu’un pays
pratique le libre-échange et qu’il connaît une amélioration de ses techniques de
production et/ou une amélioration de sa dotation factorielle. Ces améliorations
entraînent une baisse du prix mondial du bien exporté d’où une détérioration des
termes de l’échange. Cette situation a d’autant plus de chances de se produire que la
croissance provient essentiellement du seul secteur des exportations et que l’élasticité
prix de la demande du produit exporté est élevée, que le pays en question a été le seul
à connaître ces améliorations.

Développement durable ou soutenable. Défini par le rapport Brundtland, cette


notion affirme la nécessité d’assurer une croissance économique soutenue qui soit
compatible avec la gestion prudente des ressources naturelles et qui assure l’équité
intra et intergénérationnelle.
Economie politique de l’ajustement. Les objectifs sont d’analyser comment les
intérêts de groupes de pression et les hommes politiques ainsi que les institutions
influencent l’échelonnement dans le temps, la cohérence et la crédibilité des
politiques d’ajustement et d’étudier les conséquences sociales et politiques du
processus d’ajustement.
Esprit d’entreprise et développement économique. Cette théorie recherche les
barrières socioculturelles et psychologiques aux attitudes entrepreneuriales ce qui
expliquerait l’incapacité de la société sous-développée à générer et à mettre en œuvre
l’innovation technologique et organisationnelle.
Inégalité et développement. Knuzets (prix Nobel d’économie en 1971) montre
que le rapport entre le PNB individuel et les inégalités dans la répartition des revenus
prend la forme d’une courbe en « U » renversée. Lorsque les revenus individuels
augmentent, les inégalités s’aggravent dans un premier temps, atteignent un maximum
pour un niveau intermédiaire de revenus puis déclinent pour des niveaux de revenus
élevés.

397
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Le modèle de l’économie duale de Lewis. Le modèle décrit une économie duale


constituée de deux secteurs, le secteur capitaliste et le secteur traditionnel. Dans ce
dernier, il existe une offre illimitée de main-d’œuvre. Si les disponibilités de main-
d’œuvre dans le secteur traditionnel, jusqu’à présent inemployés, sont utilisés dans le
secteur moderne, le salaire reste stable durant la phase de transfert en raison
précisément de l’excédent de l’offre de travail comparativement à la demande. Dans le
secteur en expansion, la croissance permet des profits qui sont épargnés puis investis.
La hausse du taux d’accumulation du capital permet d’accélérer le développement.
Stratégie de développement par substitution d’importations. Il s’agit de repérer
les débouchés importants du marché intérieur, de s’assurer de la capacité des
industriels locaux à maîtriser les techniques de production et d’ériger des obstacles
protecteurs (tarifs douaniers ou contingents à l’importation) afin de couvrir les coûts
initiaux élevés de production et éviter la concurrence étrangère.
Stratégie de spécialisation dans la production de matières premières pour
l’exportation. Le libre-échange conduit à des résultats optimaux pour tous les pays
échangistes et cela quelles que soient les différences de départ dans les proportions
capital/travail. Pour un pays donné, la croissance des échanges et de la production
entraîne une augmentation des coûts initialement faibles du facteur relativement
abondant car ce dernier devient de plus en plus rare et, inversement, pour le facteur
initialement rare. L’avantage relatif initial va progressivement disparaître. Au final, la
spécialisation internationale suscitera une augmentation généralisée des revenus
mondiaux et créera partout les mêmes conditions et les mêmes chances de
développement en raison de la tendance à long terme à l’égalisation des prix de
facteurs.
Théorie de la croissance équilibrée. Toute croissance repose sur un effort
minimum d’investissement de départ mais à la condition de respecter en permanence
l’interdépendance entre l’offre et la demande aussi bien au niveau global qu’au niveau
de chaque secteur ce qui à terme, permet un équilibre de croissance auto-entretenue.
Théorie de la dépendance. L’économie mondiale est constituée de deux pôles, le
centre capitaliste représentant les nations occidentales industrialisées, la périphérie
constituée des pays du tiers-monde. La dépendance de ces derniers vient de la
dégradation des termes de l’échange, des multinationales, des transferts de
technologie, de l’aide et de l’alliance objective des classes dominantes des pays
dépendants avec les intérêts des capitalistes. Seule une modification des relations
économiques avec les pays industrialisés peut permettre un développement des pays
du tiers-monde.
Théorie de la gouvernance. Cette théorie combine les approches de la science
politique et de l’économie institutionnelle. Elle vise à démontrer que les Etats qui sont
les plus aptes à favoriser le développement sont ceux qui exercent les fonctions
régaliennes universelles et les seules politiques publiques que d’autres acteurs que
l’Etat ne serait pas en mesure d’élaborer à sa place avec la même efficacité. Ce sont
également des Etats suffisamment désengagés de la société civile et du marché pour
laisser les mécanismes d’autorégulation de ceux-ci produire tous leurs effets.
Théorie de la recherche de rente. Les systèmes administratifs de nombreux pays
en développement se caractérisent par diverses formes de clientélisme, de népotisme
ou de corruption. L’intervention de l’Etat offre, de par les emplois et les législations,

398
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

des possibilités de rente. Les individus et les groupes de pression seront incités à
investir des ressources pour rechercher des rentes et obtenir des privilèges au lieu de
chercher à accroître la production. Les responsables politiques offriront des rentes en
échange de rémunérations monétaires et/ou de soutien politique. Cette recherche de
rente entraîne un gaspillage de ressources et un facteur de violence politique pour
s’approprier des rentes.
Théorie de l’échange inégal. Les difficultés des pays en développement trouvent
leur origine dans la différence des taux de salaire entre nations et dans la péréquation
internationale des taux de profits. Les pays à bas salaires vendent leurs marchandises à
un prix inférieur à leur « prix de production », même si leur productivité est similaire à
celle des pays industrialisés. Une partie de leur sur-travail est donc transféré à ces
derniers et contribuent à leur appauvrissement.
Théorie des effets d’entraînement. Elle part de l’existence d’effets
d’entraînement de l’amont du processus productif vers l’aval, et de l’aval vers l’amont
et de l’interdépendance à long terme des décisions en matière d’investissement. Les
gouvernements sont incités à pratiquer une politique d’investissement sélective en
faveur des secteurs industriels jugés les plus stratégiques en termes de retombées
économiques tout en soutenant l’existence de la libre entreprise et du libre-échange.
Théorie des étapes de la croissance. Toute société passe par cinq phases :
tradition, transition, décollage (take off), maturité et consommation intensive. Le
problème soulevé par le développement se situe au niveau de la troisième séquence. Le
décollage se produit grâce à une forte augmentation du taux d’investissement,
déclenchant une dynamique auto-entretenue de la croissance.
Théorie des industries industrialisantes. Les industries industrialisantes sont
celles qui dans leur environnement local modifient structurellement la matrice
interindustrielle, transforment les fonctions de production et augmentent la
productivité de l’ensemble de l’économie. La priorité donnée à ces industries repose
sur une forte intervention de l’Etat via la planification et la nationalisation des
entreprises.
Théorie du cercle vicieux de la pauvreté. Les pays sous-développés, en raison de
la faiblesse de la demande interne liée aux faibles revenus, sont dans l’incapacité de
lancer des projets d’investissement rentables et capables de déclencher le processus de
développement. Du coté de l’offre, la faible capacité d’épargne résulte du bas niveau
de revenu réel qui lui-même reflète la faible productivité qui résulte, à son tour, du
manque de capital qui lui-même est le résultat de la faible capacité d’épargne ; ainsi,
le cercle est fermé.

B- Petite histoire de la pensée du développement

Dans leur contribution lors de la seconde conférence européenne sur le


développement, organisée par la Banque mondiale et le Conseil d’analyse économique
à Paris du 26 au 28 juin 2000, intitulée : « Fifty Years of Development ». Paul Collier,
Davis Dollar et Nicolas Stern résument sommairement, comme ils le soulignent, les
principaux changements dans l’histoire de la pensée du développement de ces
cinquante dernières années. Ces changements sont dus d’une part aux expériences

399
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

menées dans les différents pays et d’autre part, aux évolutions de la science
économique.
Dans les années 1950 et 1960, de nombreux économistes considéraient que le
principe du marché ne pouvait répondre de manière satisfaisante aux phénomènes
particuliers des pays en développement. L’Etat devait jouer un rôle majeur dans
l’allocation des ressources et, notamment, en matière d’investissement. La grande
dépression des années 1930 et la réussite à l’époque des expériences de planification
que cela soit en URSS ou bien au Royaume-Uni au cours de la Seconde guerre
mondiale expliquent une telle position. Même s’il existait des différences sur la nature
de la croissance équilibrée ou déséquilibrée, l’Etat était appelé à jouer un rôle
essentiel. Seuls des économistes comme Peter Bauer, Gottfried Haberler et Friedrich
Von Hayck s’opposaient à ce consensus. Un deuxième paradigme de la pensée du
développement à l’époque est son pessimisme vis-à-vis des stratégies de
développement fondées sur les exportations et, au contraire, l’encouragement donné
aux stratégies de substitution d’importation.
Dans les années 1960 et 1970, plusieurs études de nature micro-économique
mirent en évidence les distorsions de prix et les inefficacités qui résultaient des
stratégies de substitution d’importations. Parallèlement, la théorie économique a été
amenée de plus en plus à s’intéresser aux problèmes d’information et d’incitation et à
la manière dont les arrangements contractuels développés pouvaient soit résoudre, soit
au contraire, aggraver ces problèmes. C’est au cours des années 1960 et 1970 que se
sont également développées les études concernant la mesure de la pauvreté et des
inégalités et les analyses de la relation entre concentration de revenus et la croissance,
initiée par la courbe en « U » renversée de Kuznets.
Les années 1980 ont marqué un tournant. D’une part, la disponibilité des données
ainsi que les progrès en matière de traitement informatique des données ont permis
une analyse empirique d’un certain nombre de mécanismes du développement. D’autre
part, les maigres résultats obtenus par les stratégies de développement mises en avant
dans les années 1950 ont conduit à la fois à une faible croissance et des problèmes
d’ajustement et de dette.
Au cours des années1990, l’accent a été mis sur le rôle des institutions dans le
développement et notamment l’importance des systèmes juridique et financier. Des
travaux ont été menés dans les domaines de l’économie politique de la réforme et de la
construction institutionnelle. Le capital social (degré de cohésion sociale, normes,
associations, réseaux d’influence) est maintenant analysé comme un facteur important
dans la mise en œuvre des politiques économiques, des réformes ainsi que le
fonctionnement des institutions. Parallèlement, un ensemble de travaux a été consacré
à l’efficacité du rôle de l’aide au développement. Ils ont mis en évidence le rôle des
institutions et des politiques dans les résultats de cette aide.

Concrètement, les stratégies de développement mises en œuvre par les différents


groupes de PED peuvent être regroupées dans trois grandes approches :

- L’approche quantitative (1950-1970). Grâce à des apports massifs de capitaux


extérieurs, les PED peuvent brûler les étapes et décoller. C’est la théorie du big
push (impulsion massive). Elle fait du développement un processus historique

400
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

linéaire comportant cinq phases. D’où la construction d’infrastructures et


d’industries lourdes (Algérie, Inde, Brésil) censées entraîner les autres secteurs de
l’économie. Au début des années 1960, un correctif est apporté à cette vision de
l’aide, celui du self-help (effort propre). Pour avoir une croissance entretenue, les
PED doivent mobiliser leur épargne intérieure et compter sur le facteur travail (un
effort accru est demandé à la population active). Les prémices du développement
des pays asiatiques sont déjà esquissées.

- L’approche qualitative (1970-1980). Au début des années 1970, on découvre que


les PED se caractérisent d’abord par une grande masse de pauvres, dont il faut
satisfaire les besoins fondamentaux (basic needs). Former les hommes par de
vastes programmes d’éducation, puis satisfaire leurs besoins alimentaires devient la
priorité de l’aide. La croissance économique n’est pas acceptable sans lutter contre
les inégalités internes.

- Les plans d’ajustement structurel (1980-1990). L’ajustement structurel prend le


relais au début des années 1980. Il répond à l’échec de l’aide dite de programme, à
la crise financière des Etats et aux nombreux dysfonctionnements apparus dans des
économies dépendant de capitaux extérieurs, aide ou crédit. L’importance de la
dette obère les perspectives de développement et oblige les théoriciens à revoir leur
approche du décollage économique. L’ajustement structurel consiste à allouer aux
Etats des sommes forfaitaires, déboursés par tranches, à condition qu’ils appliquent
certaines mesures économiques : amélioration du système d’incitation à
l’exportation, réforme budgétaire et fiscale, assainissement des entreprises
publiques. Privatisation de certains secteurs de l’économie, modification agricole.
D’abord expérimenté en Asie et en Amérique latine, dans des pays très endettés
mais ayant amorcé un processus de diversification économique et
d’industrialisation endogène, l’ajustement structurel a permis de rétablir les grands
équilibres financiers et de restaurer la confiance des investisseurs étrangers, au prix
néanmoins d’un coût social élevé, surtout en Amérique latine où l’on parle de
« décennie perdue du développement ». Appliqué en Afrique au milieu des années
1980, l’ajustement structurel n’y obtint pas les résultats escomptés. La situation
économique de départ était très différente : mauvais fonctionnement des
infrastructures, agriculture très dégradée, absence d’intégration villes-campagnes,
etc…

- Retour au développement humain (1990). L’ajustement structurel se poursuit dans


les pays qui présentent d’importants déséquilibres structurels, en Afrique
notamment, mais on assiste en même temps au retour de l’idée du développement
humain : recours accru aux ONG, redécouverte du rôle majeur joué par les
femmes ; appui aux politiques de planning familial. Le PNUD insiste d’ailleurs
pour que l’aide soit désormais affecté aux secteurs clé du développement : par
exemple, la santé et l’éducation et, depuis le sommet de Rio en 1992,
l’environnement.

401
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Figure IV.4 : Aide au développement et théories du développement dans l’histoire

VI- Le développement économique : Une nécessité pour les pays du Sud

L’examen des multiples obstacles qui ont fait l’objet de la section précédente
peut laisser à penser que les chances qu’ont la plupart des pays du Sud de réussir un
développement économique rapide sont très minimes. De l’inflation démographique à
certaines caractéristiques sociales comme l’analphabétisme de masse, en passant par la
complexité de la technique moderne, les faibles coûts du transport, la sur-urbanisation
et l’hypertrophie du tertiaire, les effets de démonstration, il y a là une série
impressionnante d’obstacles dont chacun d’entre eux pris isolément peut à lui seul
bloquer un processus de développement. Face à cette adversité, et au bilan plutôt
négatif des expériences de développement passées, on est obligé de se poser la
question délicate suivante : le développement économique des pays du Sud constitue-t-
il une nécessité ou une alternative ? Si en effet les objectifs de croissance économique
permanente sont si difficiles à atteindre, et si, en même temps, les bouleversements et
les déséquilibres sociaux entraînés par les efforts que nécessite tout processus de
développement risquent de détruire toute l’harmonie de tant de sociétés, n’est-il pas
plus sage alors de décréter que le développement rapide n’est pas une voie inéluctable
et qu’il constitue une option parmi d’autres ? Ainsi, au lieu de s’obstiner de vouloir
atteindre des volumes de production toujours plus importants, il serait peut-être plus
raisonnable de privilégier à travers des actions et des politiques essentiellement
sociales l’instauration et le maintien d’une harmonie et d’un équilibre social basés sur
un art de vivre propre aux sociétés sous-développées. Bien sûr, il ne s’agit pas
d’accepter la fatalité et de baisser les bras devant la misère et la pauvreté, mais
d’améliorer les conditions de vie des masses populaires en empruntant des voies autres

402
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

que celle de la recherche systématique de niveaux de revenus collectifs et individuels


toujours plus élevés. Il est clair qu’une telle stratégie, aussi fondée et raisonnable
soit-elle, s’avérera toujours plus facile à énoncer qu’à mettre en œuvre. Cependant et
pour dire les choses simplement, il semble bien que les pays concernés n’aient plus
d’autres choix que de s’engager résolument dans la voie du développement
économique rapide. Celui-ci ne constitue pas au début de ce troisième millénaire une
option pour les pays pauvres mais une nécessité impérieuse.
Pour l’historien P. Bairoch, l’option était peut-être possible au XVIIIe siècle et
partiellement au XIXe siècle, car dit-il, les sociétés traditionnelles connaissaient un
équilibre relativement stable. Equilibre dû en grande partie aux famines périodiques et
aux épidémies fréquentes qui intervenaient comme régulateurs démographiques en
ramenant le nombre de population au niveau des ressources alimentaires disponibles.
D’après P. Bairoch, le coût humain élevé n’empêchait pas l’existence d’un art de vivre
propice au bonheur. Mais l’introduction de règles sanitaires et de techniques médicales
issues du développement du monde occidental a rompu cet équilibre. L’inflation
démographique qui s’en est suivie ne sera pas maîtrisée avant longtemps car, à sa base,
la pyramide des âges est très fortement élargie. On estime généralement que durant les
prochaines décennies le taux de progression démographique sera de l’ordre de 1,9 à
2,0%. Dans une telle perspective, des taux d’investissements élevés et des
accroissements substantiels de la production seront à peine suffisants pour maintenir le
niveau de vie tel quel. Le développement n’est plus dans ce cas une option, il est
devenu une nécessité vitale.

Les impératifs

Les pays qui ne parviennent pas encore à réunir les conditions de leur démarrage
économique ne peuvent espérer le faire sans avoir au préalable vaincu certains
obstacles qui rendent vaine toute stratégie de développement économique. Pour cela,
ces pays sont tenus de prendre sans tarder des mesures que tout le monde qualifie
d’impératives. Ce sont des mesures indispensables, en ce sens que, si elles étaient
omises, « il y aurait extrêmement peu de chances pour ne point dire pas du tout , de
s’engager avec tant soit peu de succès dans un processus de développement
économique et social rapide »20. Si l’urgence de certaines de ces mesures est plus
pressante dans certains pays par rapport à d’autres, il est certain que le freinage
démographique constitue presque partout la première des priorités.

1 - La maîtrise de la progression démographique

Si les problèmes liés à l’inflation démographique semblent déjà affecter des pays
aussi riches et relativement peu peuplés que les monarchies du Golfe, qu’en est-il alors
pour les autres pays qui sont moins bien lotis ?
Dans une région aussi pauvre que ne l’est en moyenne le tiers-monde et où la
progression démographique est, et restera, proche du niveau jugé élevé de 2% par an,
le freinage de cette inflation constitue une nécessité impérieuse. Tant que l’inflation
démographique ne sera pas jugulée, il est tout à fait illusoire de s’attendre à des
progrès réels dans le domaine du développement économique. Nous avons vu

403
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

précédemment que l’inflation démographique est très largement responsable de la


stagnation de la productivité agricole, qu’elle implique un taux d’investissement très
élevé pour le seul maintien d’un niveau de vie déjà très bas, conduit à une
augmentation plus rapide de la proportion et, par là, de la charge d’inactifs et accroît le
coût de la formation. Pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres encore, il est
proprement vain de concevoir uniquement la continuation des taux de croissance
antérieurs, sans un ralentissement sensible du rythme de la progression
démographique. Cela sans parler d’une accélération de la croissance économique.

2 - Le nécessaire développement agricole

Les enseignements fournis par les expériences historiques du développement


économique des pays occidentaux montrent que le développement agricole a constitué
le préalable indispensable à toute stratégie d’industrialisation. A l’époque, plus de 80%
de la population active était employée dans des activités agricoles, et dans pareille
condition, l’essor de l’industrie ne pouvait avoir lieu sans un supplément de main-
d’œuvre, libérée par le secteur agricole qui réalise des chiffres d’affaires supérieurs
avec des travailleurs moins nombreux. Les pays du Sud doivent réaliser aujourd’hui ce
même préalable, mais pour des raisons quelque peu différentes. Pour eux le problème
ne se pose pas en termes de transfert de main-d’œuvre d’un secteur, l’agriculture, à
l’autre, l’industrie, mais en termes de pouvoir d’achat. S’il est impossible de concevoir
dans la majorité des cas, un développement économique rapide sans une
industrialisation accélérée, celle-ci n’est cependant possible que grâce à une
progression rapide de la demande intérieure, dans laquelle la demande rurale joue un
rôle prépondérant. Le cas de quelques pays d’Asie faiblement peuplés et où
l’agriculture est quasiment inexistante comme Singapour et Honk Kong et dont
l’industrialisation a été basée sur des débouchés extérieurs ne peut servir de modèle et
d’exemple à suivre que pour une petite minorité de pays. Au Maroc, par exemple, les
années de récession correspondent à des périodes de sécheresse et de mauvaises
récoltes.
Mais ce n’est là qu’un aspect du problème, l’autre concerne le risque de famine
auquel doit faire face une grande partie des peuples du tiers-monde. Les excédents
agricoles des pays développés ne peuvent résoudre ce problème qu’à court terme. Et
cela n’est pas sans poser le problème des flux financiers à destination de l’étranger que
doivent supporter les pays en situation de déficit agricole pour payer leurs
importations ; ces pays auraient pu utiliser ces capitaux à d’autres fins plus
productives.

3 - L’industrialisation

Chez les économistes spécialistes du développement économique, celui-ci est


systématiquement assimilé à l’industrialisation. On ne saurait imaginer le premier sans
la seconde. A plus ou moins long terme, l’industrialisation constitue pour la majorité
des pays du tiers-monde une option indispensable. Si par le passé, certains pays ont pu
se développer et devenir parmi les plus riches de la planète sans s’industrialiser – on
pense en particulier à l’Australie, le Danemark, le Norvège, la Nouvelle Zélande et les

404
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Pays-Bas – une telle option n’est concevable aujourd’hui que pour un nombre réduit
de pays. Les riches pays exportateurs de pétrole du Golfe constituent le seul cas où
cette possibilité pourrait s’avérer faisable. Dans d’autres pays de faible importance
démographique aussi , c’est le secteur des services qui pourrait jouer le rôle de moteur
de la croissance économique.
L’industrialisation qui représente pour le tiers-monde plus un objectif qu’un
moyen pose cependant une série de problèmes qui dépassent largement le cadre de la
seule économie nationale. Il s’agit de savoir d’abord si un tel processus doit s’inscrire
dans le cadre d’une économie pratiquant le protectionnisme commercial ou, au
contraire, l’ouverture sur les autres économies. Les économistes qui prônent le
protectionnisme rappellent à cet égard l’exemple historique des pays développés qui
tout en prêchant le libéralisme en matière de commerce international aux pays du tiers-
monde oublient qu’eux-mêmes avaient érigé des barrières douanières extrêmement
élevées durant leur phase de décollage et parfois bien au delà de celle-ci. Ils insistent
notamment sur le cas des Etats-Unis considérés aujourd’hui comme le chantre du
libéralisme commercial, pays qui en 1913 pratiquait des droits de douane de 44% en
moyenne pour les articles manufacturés. Tous les pays actuellement développés ont
amorcé leur développement à l’abri de barrières douanières. Et les périodes de libre
échangisme n’ont été qu’un court intermède dans l’histoire économique. Or, selon ce
point de vue, si cette protection s’est avérée nécessaire pour les pays occidentaux qui
ont emprunté la voie de l’industrialisation au XIXe siècle, à un moment où non
seulement les coûts des transports élevés constituaient une barrière naturelle très
efficace, mais où, surtout, les écarts entre les niveaux de développement étaient sans
commune mesure avec ceux existant aujourd’hui, on comprendra aisément qu’une
telle protection soit nécessaire pour le tiers-monde. A l’inverse, les économistes qui
souhaitent voir les pays du Sud pratiquaient des politiques libre-échangistes rappellent
à cet effet les résultats décevants des stratégies de substitution aux importations mises
en œuvre par certains pays en développement durant la période 1950-1970 et les
retombées négatives sur le plan interne suite à l’application de certaines mesures
comme la fixation de taux de change élevés21.
Par ailleurs, l’industrialisation du tiers-monde pose le problème de l’existence de
marchés extérieurs suffisamment nombreux et assez vastes pour pouvoir accueillir le
surcroît de production qui découlera de la mise en œuvre de ce processus. Une bonne
partie de cette production supplémentaire devrait être en toute logique écoulée sur les
marchés des pays développés. Ces derniers n’accepteront de jouer le jeu qu’à deux
conditions principales et interdépendantes. La première est que leurs importations
accrues en provenance des pays nouvellement industrialisés soient accompagnées et
compensés par des volumes d’exportation plus importants à destination de ces mêmes
pays. La seconde suppose que les nouvelles productions exportés par les pays du Sud
vers les marchés des pays riches du Nord ne concurrencent pas des productions
similaires et ne risquent pas de provoquer des pertes d’emplois massives et la
disparition de pans entiers de l’économie de ces pays. Cela implique que les pays
occidentaux auraient déjà accompli la restructuration des secteurs productifs les plus
exposés à cette concurrence. Il y aura alors une nouvelle division internationale du
travail dans la mesure où les pays développés auraient avantage à abandonner les
secteurs où les niveaux de rémunération sont faibles au profit d’autres nécessitant une

405
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

capacité technique plus élevée et, de ce fait, des niveaux de rémunération et de profit
plus importants. Des secteurs qui trouveraient d’ailleurs dans les marchés du tiers-
monde une possibilité supplémentaire d’écoulement de marchandises plus importante.
Les modalités d’accès au marché mondial constituent toujours une des conditions
les plus importantes de la réussite de toute stratégie d’industrialisation. Jusqu’à
présent, les pays en développement ont toujours envisagé cet accès au marché mondial
d’un point de vue individuel, chacun voulant tirer le maximum de profit de ses
relations commerciales avec le monde extérieur, notamment avec les pays
occidentaux. L’objectif étant de réaliser le plus grand excédent commercial possible
afin de pouvoir financer des volumes d’importation accrus ce qui favoriserait le
processus d’industrialisation. Cependant, cette voie n’est concevable que si elle est
mise en œuvre par un nombre limité de pays. Les marchés des pays développés ne
pourront offrir de débouchés qu’à une partie des productions supplémentaires en
provenance des pays du Sud. Un partie substantielle de ces productions doit donc être
écoulée sur les marchés intérieurs de ces mêmes pays. Cela ne sera possible que si ces
pays parviennent à réaliser entre eux une véritable intégration économique régionale.
Car il faut convenir que l’industrialisation des pays en développement ne se fera pas
dans le cadre de marchés nationaux individuellement séparés. En effet, dans les
premières phases du développement, en raison des coûts élevés de transport et de la
capacité restreinte de production des équipements, l’étroitesse d’un marché national
n’était pas un facteur négatif. A l’époque, les marchés des diverses entreprises
n’étaient-ils que rarement nationaux pour être plus souvent régionaux. Actuellement,
en raison de l’éclatement des anciens empires coloniaux, on compte un grand nombre
de pays en développement, qui pour la plupart sont faiblement peuplés. Il y avait en
1990 dans le tiers-monde près de 100 pays de moins de 10 millions d’habitants (dont
plus de 80 avaient moins de 5 millions). Mais ce problème démographique aurait une
importance tout à fait relative comparé à la faiblesse endémique du pouvoir d’achat de
ces pays. Aujourd’hui, même les marchés nationaux des grands pays de l’Union
européenne ne sont plus considérés comme étant de taille adéquate. Or, il est bon de
savoir que le pays du Sud qui a le PNB le plus élevé, à savoir la Chine, représente
encore le dixième de celui des Etats-Unis et la moitié de celui de la Grande-Bretagne.
Ainsi donc face au faible nombre de leurs populations et au bas niveau de vie de
celles-ci qui ne leur permettent pas encore de consommer certains biens qui nécessitent
de très grandes unités de production, les pays en développement, à l’exception peut-
être de la Chine, de l’Inde et du Brésil, n’ont d’autres choix que de se regrouper en
communautés économiques régionales. Ces pays ne peuvent pas faire autrement s’ils
veulent réellement peser d’un poids significatif dans les flux des investissements
internationaux. La taille du marché et le nombre de populations qui le composent est
un critère important dans le choix d’un pays d’accueil. Les diverses économies
d’échelle incitent en effet les investisseurs étrangers à implanter leurs unités de
production dans un pays membre d’une zone de libre échange plutôt que de multiplier
les implantations d’usines dans des pays différents et isolés. Bien entendu, ces
raisonnements ne tiennent pas compte du problème que ne manquera pas de poser
l’industrialisation rapide des pays du Sud en matière d’environnement. Ce n’est pas le
lieu ici de débattre de ce problème.

406
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

VII- La théorie du développement : leçons et perspectives

La première leçon à tirer dans ce domaine est que l’impulsion originelle qui avait
été donnée à la théorie du développement par la décolonisation et la guerre froide est
maintenant révolue. Le cadre théorique de la théorie du développement doit donc être
révisé. Il doit l’être en premier lieu par ceux qui en sont le plus concernés, c’est-à-dire
les théoriciens du développement économique originaires des PED.

A- l’histoire de développement économique revisité

Les différentes étapes de la théorie du développement témoignent d’une longue


tradition d’intérêt porté dans la période de l’après-guerre par le premier monde aux
pays sous-développés. Les théories du développement doivent être comprises comme
étant des raisonnements caractéristiques des modes de pensée et d’action qui
constituent et orientent la dynamique du système global dans lequel nous vivons.
L’histoire des idées de développement économique fait partie d’une série de grands
discours ou paradigmes qui tournent autour de trois engagements intellectuels
fondamentaux que sont l’Etat, le marché et la politique

Le paradigme de l’Etat

Au début, si l’on considère la recherche qui s’était basée sur le rôle de l’Etat, il y
a lieu de noter que les travaux effectués sous l’égide des Nations-unies avaient subi
l’influence précoce de la théorie de la croissance en provenance de la Grande-Bretagne
au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Ces premières manifestations théoriques
ont trouvé une plus large expression à travers la théorie de la modernisation et la
théorie institutionnelle. La théorie de la modernisation a subi l’influence idéologique
de la guerre froide. Elle a été adoptée par les institutions du capitalisme industriel et
peut-être considérée comme le principal courant orthodoxe de la théorie du
développement. La théorie institutionnelle est par contre plus sophistiquée
intellectuellement et plus radicale politiquement et s’est développée au sein des
organisations des Nations-unies. Une approche distincte a été produite en Amérique
Latine sous l’appellation de théorie de la dépendance par l’agence des Nations-unies et
certains organes étatiques des pays de la région.

La modernisation

Le courant intellectuel dominant de la théorie du développement et son idée clé


de modernisation découle de l’épisode de démantèlement du système colonial qui a
administré les pays sous-développés à partir de quelques centres métropolitains, et ce ,
dans le contexte particulier de l’émergence des Etats-Unis en tant que superpuissance
économique et militaire. Alors que le système global subissait une profonde
réorganisation, de nouveaux agents ont émergé en même temps que de nouveaux
modèles structurels. Les élites locales des nouveaux pays du tiers-monde ont été

407
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

porteuses de nouveaux arguments et de programmes d’action. Eu égard aux discours


sur le développement de cette époque particulière, une série de facteurs, parmi lesquels
la logique du système industriel capitaliste, la rhétorique nationaliste et les théories
économiques et sociales de l’époque, qui ensemble ont dévolu aux élites des nouveaux
Etats du tiers-monde (The Task of the Pursuit of effective nation statehood),c’est-à-
dire une récapitulation de l’expérience historique du premier monde22.
Les attentes des premiers théoriciens étaient fortement influencées par
l’expérience de la reconstruction de l’Europe dans la période de l’après-guerre. On en
est arrivé à penser que le savoir scientifique était disponible pour caractériser d’une
manière autoritative la dynamique du système et offrir des instruments appropriés
d’intervention. La poursuite de l’objectif d’un Etat-Nation viable pouvait être
présentée comme une opération de planification à l’échelle internationale, nationale,
régionale et locale. Par ailleurs, ce savoir et cette expérience étaient considérées
comme inhérents aux experts des pays développés. Une relation asymétrique s’était
établie au sein même du discours sur le développement lui-même. Le savoir
scientifique était occidental, et ses récipiendaires dans le tiers-monde étaient
considérés comme de simples consommateurs des schémas produits. L’élément final
était d’ordre éthique, à savoir que l’obligation d’aide du monde développé envers le
tiers-monde était une obligation morale qui découle de la possession du savoir
nécessaire et des capacités matérielles appropriées.

La recherche d’un développement national autonome

Un discours opposé à celui noté dans le paragraphe précédent a été l’œuvre de la


théorie de la dépendance. Cette approche découle de l’expérience historique
particulière de l’Amérique Latine durant la période 1940-1960. Cette période a été
caractérisée par l’application de mesures significatives d’industrialisation de type
substitution aux importations et l’émergence des Etats-Unis comme puissance
tutélaire.
L’idée de départ de cette théorie est un rejet des théories économiques sur la
spécialisation et les échanges internationaux, principalement les théories des avantages
comparatifs et de la division internationale du travail qui confinaient l’Amérique latine
dans le rôle d’exportateur de produits primaires. Le modèle alternatif présenté par cette
approche devait permettre de poursuivre la tâche de développement industriel de la
région. Cette approche s’insère dans une nouvelle théorie économique structuraliste
qui insiste sur le fait que les images d’économies nationales intégrées et auto-régulées
de la théorie néo-classique étaient inappropriées pour les économies périphériques.
Selon ce point de vue, il était plus juste de décrire ces économies comme étant une
série de secteurs plus ou moins interreliés, dont chacun est doté de ses propres liens
distinctifs aux systèmes national et global, et donc de ses propres intérêts et politiques.
La théorie de la dépendance se distingue cependant par rapport à l’approche
structuraliste en ce qu’elle considère que les structures des centres économiques et
financiers qui délimitent les aspirations nationales se trouvent dans les centres
métropolitains du système capitaliste industriel. Elle insiste donc sur l’asymétrie des
relations internationales entre centre et périphérie qui fait accentuer la dépendance du
second à l’égard du premier23. Ainsi, contre les schémas d’analyse et les

408
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

recommandations de politique économique préconisées par les théoriciens du


développement des pays avancés qui s’inspirent de la théorie économique orthodoxe,
l’approche de la dépendance critique les analyses keynésiennes en ce qu’elles
supposent que le développement et la modernisation sont les produits naturels et
quelques peu spontanés de l’industrialisation et de la croissance des marchés
domestiques. L’économisme et l’apolitisme de ces analyses ont été critiqués eu égard
au peu d’intérêt qu’elles accordent à la qualité de la croissance et du développement.
Pour l’école de la dépendance, la question clé devient : quel style de développement et
pour qui ? Les promoteurs des thèses dépendantistes insistent sur :

- l’importance à considérer l’expérience historique des pays périphériques et les


phases de leur insertion dans des systèmes élargis ;
- la nécessité d’identifier les liens spécifiques qui lient le centre et la périphérie dans
les domaines politico-économiques et socio-institutionnels ;
- la nécessité d’une implication active de l’Etat dans la poursuite de la tâche de
développement.

Les théoriciens de la dépendance ont proposé une théorie prospective,


pluridisciplinaire et engagée qui souligne le rôle politique des élites engagées dans la
poursuite de stratégies de développement national. Comme les attentes manifestées
durant les années 1960 à propos des perspectives de développement du tiers-monde
cédaient la place aux scepticismes des années 1970 et à la déception des années 1980,
l’approche de la dépendance a été rejetée comme étant intellectuellement mal élaborée.

Le paradigme du marché

Durant la période qui a suivi l’abandon du système de Bretton Woods en 1971, le


compromis social basé sur le rapport salarial fordiste a fait l’objet d’une sévère
pression intellectuelle et politique. En Amérique cela s’est traduit par un transfert du
pouvoir effectif du capital productif au capital financier. La décennie 1980 a vu une
forte résurgence politique et intellectuelle du libéralisme économique et le rôle du
marché a été souligné.
Les doctrines basées sur l’ordre spontané du marché ont trouvé de larges échos
au sein de la théorie du développement. En vérité, la nouvelle droite, représentée par
les théoriciens néo-classiques a fait du principe du marché auto-régulée une contre-
révolution dans la théorie du développement du tiers-monde24. Le rôle du marché a été
jugé central par cette approche au développement qui a trouvé un appui institutionnel
déterminant auprès du FMI et de la Banque Mondiale. En plus du rôle central du
marché, les autres propositions de cette doctrine sont :
(i) l’établissement d’un Etat minimal et la libéralisation des mécanismes du
marché avec la privatisation, la déréglementation et la réduction des dépenses
gouvernementales ;
(ii) le démantèlement des obstacles socio-politiques qui nuisent au libre
fonctionnement du marché avec la suppression des syndicats, le démantèlement
de la législation sur l’Etat providence, et le relâchement des contrôles du
gouvernement sur les firmes privées ;

409
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

(iii) encouragement de l’esprit d’entreprise avec des abattements fiscaux pour les
firmes et l’affirmation du droit au libre management ;
(iv) ouverture des économies au système global élargi avec le désarmement de
l’arsenal des barrières tarifaires et non tarifaires et la libre circulation des
capitaux.

Pour beaucoup d’auteurs l’expérimentation de ces recommandations à la fois


dans les pays développés et dans ceux du Tiers-monde est responsable des
dysfonctionnements qui ont touché les économies de ces régions durant les années
1980 et 1990.

Examen du projet moderniste

Pour Gellner, la transition au monde moderne se présente comme un épisode


continu de changement tous azimuts et dont on a pas une idée précise sur l’issue
finale25. La notion de changement complexe indique quant à elle ces modèles de
changement inter-reliés, diffus et extensifs appliqués au monde social. Les travaux sur
l’économie mondiale donnent un premier aperçu sur ces questions. Strange affirme
que l’ «économie politique globale » doit être comprise comme un réseau de structures
de pouvoir au sein desquels des agents (habituellement les Etats) manœuvrent pour des
positions26. Strange identifie quatre principales structures de pouvoir:

- La structure de sécurité (qui inclut tout ce qui a trait au déploiement de la force, en


plus des liens concomitants de régulation multilatérale et bilatérale) ;
- La structure productive (qui englobe toutes les questions concernant la production
par un pays de ses biens et services) ;
- La structure financière (qui concerne la capacité des pays ou des organisations à
obtenir ou créer des crédits) ;
- La structure du savoir (qui indique l’endroit où sont développés les nouvelles idées
et les nouvelles technologies).

C’est en référence à ces structures de pouvoir fondamentales que les groupes


d’agents manœuvrent et opèrent, principalement mais pas exclusivement les organes
étatiques. Le résultat pratique de ces manœuvres est donc de modifier en retour ces
structures. Ces réseaux de pouvoir constituent la structure sous-jacente du système
global et alors que les ressources de pouvoir, de production, de finance et de savoir
sont inégalement distribués, elles constituent la condition indispensable à toute activité
menée par un Etat.
Le développement incessant du système économique global se présente comme
un processus historique permanent de reconfiguration mené par les différents agents en
réaction aux demandes du système capitaliste. Aussi, au système issu de la Seconde
guerre mondiale et basé sur l’existence du Premier, du Second et du tiers-monde a
succédé ces derniers temps une nouvelle configuration basée sur l’existence non pas de
trois mondes mais sur l’intégration et l’interdépendance croissantes des trois pôles du
système capitaliste global que sont l’Amérique du Nord, l’Union européenne et la

410
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

région pacifique de l’Asie. Le mouvement pendant à cette intégration de ces trois


régions est la marginalisation croissante du tiers-monde à part quelques grandes
économies comme le Brésil, le Mexique, l’Inde.
Les théories du développement et à travers elles les stratégies de développement
doivent tenir compte de cette nouvelle donne. Un des traits dominants de la période de
la Deuxième guerre en ce qui concerne l’analyse de la situation des pays du tiers-
monde a été la prééminence intellectuelle des chercheurs et des experts des pays
développés. La contribution initiale des auteurs originaires des pays du tiers-monde
tendait à se limiter à la sphère de la théorie politique et à l’action politique en tant que
membres de mouvements nationalistes d’indépendance. A cet époque, le courant
dominant dans la théorie de développement considérait que ses analyses s’appliquent
similairement à différentes cultures. Cette affirmation se réfère à l’hypothèse de
l’universalité de la science occidentale. Au même moment, les défenseurs de l’ordre
spontané du marché faisaient la même affirmation en raison du caractère prétendument
universel de la rationalité du matché. On supposa aussi que le processus de
modernisation industriel qui touchera les pays du tiers-monde fera converger les
modèles de pensée de ses peuples vers la structure cognitive du monde occidental.
Cependant, il est devenu clair que le processus de développement ne peut être envisagé
en termes de récapitulation par le tiers-monde de l’expérience historique du monde
occidental. Les philosophes et les sociologues soutiennent maintenant que toute
théorie sociale sera fortement marquée par le contexte intellectuel et pratique dont elle
constituera l’émanation. En d’autres termes, tout exercice de théorisation social sera
façonné par des contextes culturels particuliers.
Il est clair que les théoriciens issus des pays développés ont présenté des analyses
générales qui véhiculaient un certain nombre d’idées inhérentes aux pays
métropolitains et ont négligé les processus de changement dans les pays du tiers-
monde. Les ressources intellectuelles, éthiques et politiques des pays du tiers-monde
n’ont pas eu la place qu’elles méritaient dans ces analyses. Il convient donc que les
ressources de ces pays soient reconnues comme étant à la base des actions de
développement et de modernisation qui devront être initiées. Ainsi, ce qui doit être
entrepris dans le cadre du développement doit être déterminé au niveau local.
La tendance dominante dans la théorie du développement tendait à souligner une
idée importante sur la nature des études sociales. Il était supposé que les
méthodologies des sciences naturelles pourraient être reproduites au sein de la sphère
des sciences sociales. Le type de savoir produit et l’usage auquel il pourrait servir
étaient supposés réfléchir essentiellement le savoir produit par les sciences naturelles.
Ceci est caractéristique d’explications simplistes sur la nature des sciences naturelles
qui considèrent que les objectifs vers lesquels est orientée la recherche est la
production d’un modèle général du système naturel. Mais la tendance dominante de la
théorie sociale a pris ses distances par rapport au modèle naturalistique pour se
rapprocher des notions d’interprétation et de criticisme pour élucider la dynamique du
changement complexe. Dans le domaine plus étroit de la théorie du développement, les
implications de ce changement intellectuel font que toute réclamation d’une expertise
technique autoritaire doit laisser place à la notion de dialogue entre les théoriciens et
les hommes politiques des pays développés et leurs pairs des PED.

411
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Cinquante ans de développement : qu’avons nous appris ?

Lors de la seconde conférence européenne sur le développement organisée par la


Banque Mondiale et le Conseil d’analyse économique qui s’est déroulée à Paris du 26
au 28 juin 2000, Irma Adelman, dans sa communication intitulée : « Fifty years of
Economic Developement : What have we learned ? » (« Cinquante ans de
développement : qu’avons-nous appris ? », recense huit leçons :
- le développement économique des pays en développement est possible, Ce qui
dans les années cinquante n’était pas aussi évident que cela peut l’être aujourd’hui ;
- le processus de développement économique est à la fois multidimensionnel et non-
linéaire. Il correspond à un changement dynamique non seulement au niveau de la
structure de production et de la technologie mais également au niveau des
institutions sociales, politiques et économiques aussi bien qu’au niveau des
éléments constitutifs du développement humain ;
- il existe pour les gouvernements un éventail de choix en matière d’institutions, de
politiques de développement et de stratégies de mise en œuvre dans le temps, et
cela même à des niveaux de développement identiques. Les choix faits, à leur tour,
génèrent les conditions initiales pour un développement ultérieur. C’est pourquoi
comprendre comment le développement s’est enclenché est tout à fait essentiel à
l’analyse des différentes situations ;
- le développement a lieu de manière inégale, les différents aspects du processus
changent par sauts et conduisent à un jeu continuel de rattrapage. Les réussites de
chaque phase constituent les conditions initiales de la phase suivante ainsi que des
défis. L’évolution créatrice, les modifications de trajectoires mais aussi la
destruction constituent l’essence même d’un développement réussi à long terme ;
- les changements technologiques, démographiques et économiques, les conditions
sociales et institutionnelles fournissent l’impulsion principale du processus de
développement. Ils entraînent à la fois de nouveaux défis et de nouvelles
opportunités pour le développement du pays. Ils ont de multiples implications et
enclenchent des effets de seuil et de modifications de trajectoire dans le
développement ;
- les facteurs nécessaires au développement sont à la fois de nature matérielle et
immatérielle. Par ordre d’importance, ce sont : l’engagement des autorités
politiques en faveur du développement économique ; le niveau du capital social
(qui inclut les ressources humaines, le degré de cohésion sociale et la volonté
d’agir en coopération) ; les biens matériels (infrastructure, capital physique et
humain, investissement et systèmes financiers) ; des politiques appropriées
notamment en ce qui concerne la politique commerciale, la politique
d’investissement et la gestion macroéconomique (ces politiques pouvant être
modulées dans le temps et en fonction des secteurs ; les institutions et la culture ;
l’adaptation sociale et institutionnelle) ;
- la relation entre croissance et répartition dépend principalement du facteur intensif
de la croissance et de la manière dont est réparti le plus important des facteurs de
production ;
- les facteurs culturels jouent un rôle significatif à former les institutions et les
réponses sociétales aux nouveaux défis et opportunités.

412
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

SECTION II

La globalisation, un défi et une opportunité

I- La nécessité d’une approche plus réaliste au mouvement de globalisation

Une des idées les plus répandues en ce qui concerne les perspectives
économiques des PED est que le mouvement de globalisation de l’économie mondiale
qui est en cours constitue une menace sérieuse pour ces pays. Et l’on cite à cet égard
les chiffres presque insignifiants qui caractérisent la part des PED dans les
phénomènes économiques internationaux qui sont caractéristiques du mouvement de
globalisation. Les PED n’interviennent que dans des proportions très marginales et
décroissantes dans les échanges commerciaux et les flux d’investissement
internationaux. Leur part est aussi plus réduite dans la création de richesse et de
nouvelles technologies27. Cette coïncidence entre l’essor du mouvement de
globalisation et le recul de la participation de beaucoup de PED dans les phénomènes
caractéristiques de ce mouvement a fait dire à de nombreux auteurs que le processus
de globalisation constitue un obstacle important au développement de ces pays et un
facteur déterminant de leur marginalisation sur la scène économique internationale.
Nous avons déjà examiné ce point de vue et avons montré que ce n’est pas tant le
mouvement de globalisation qui est responsable du déclin de la part des PED dans
l’économie mondiale mais la persistance de leur sous-développement économique. Il
faut savoir en effet que le déclin de la part des PED dans les différents phénomènes
économiques internationaux ne traduit pas un recul en termes absolus mais en termes
relatifs. Si par exemple la part des PED dans les échanges commerciaux internationaux
baisse effectivement au cours d’une période donnée en pourcentage du total du
commerce mondial et que, au même moment, ce dernier connaît une expansion
soutenue, cela signifie dans la plupart des cas que la part des PED stagne ou progresse
faiblement alors que les autres groupes de pays réalisent l’essentiel de cet
accroissement du commerce mondial. Le problème est principalement inhérent aux
pays qui n’arrivent pas à suivre le rythme des autres groupes de pays et à occuper dans
l’économie mondiale une place qui soit proportionnelle à leur poids démographique et
à leurs potentiels économiques. Le problème de ces pays est que la persistance de leur
sous-développement les empêche de prendre part de manière active au mouvement de
globalisation et d’en tirer profit. C’est sous cet angle qu’il faut analyser les
phénomènes de marginalisation des PED et non l’inverse.

413
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Dans le premier chapitre nous avons examiné le concept Schumpétérien de


destruction créatrice qui met en avant le caractère perpétuellement changeant des
structures économiques. Schumpeter disait que l’évolution ne procède pas par
accumulation, mais par renouvellement, c’est-à-dire disparition des structures
obsolètes et leur remplacement par de nouvelles formes efficaces : La révolution des
transports au XIXe siècle ne s’est pas faite par accumulation de moyens hippomobiles,
mais par régression et disparition (destruction) de cette forme de transport, que
remplaceront (création) le chemin de fer, l’automobile et l’avion. L’évolution
économique lui apparaît comme « un processus de mutation […] qui – si l’on me passe
cette expression biologique – révolutionne constamment de l’intérieur la structure
économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant
continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la
donnée fondamentale du capitalisme »28.
Nous avons noté aussi dans le premier chapitre que la première impulsion au
mouvement de globalisation est due au fait que les premières entreprises occidentales
qui avaient mis en œuvre ce processus en mettant en place des structures en réseau en
remplacement des traditionnelles structures hiérarchiques essayant ainsi de répondre
aux difficultés croissantes de maîtrise du système économique fordiste et de relever le
défi des producteurs étrangers qui accaparaient des parts de marché croissantes en
devenant plus compétitifs qu’elles dans la maîtrise des processus de production de
masse standardisée. Au départ, la globalisation représentait donc les moyens et
mesures à mettre en œuvre pour relever un défi majeur. Et c’est ce dont il s’agit pour
les PED qui occupent une place marginale dans l’économie mondiale. En s’étendant et
en s’approfondissant, le mouvement de globalisation a conduit à l’émergence de
phénomènes économiques internationaux majeurs comme l’essor du commerce et des
investissements internationaux, la multiplication des flux financiers transnationaux, le
développement des innovations techniques et technologiques et la densification des
échanges culturels internationaux. Dans tous ces phénomènes, les PED s’avèrent
incapables de hisser leurs parts aux niveaux qui soient en adéquation avec leur poids
démographique et leurs besoins économiques.
Le problème des PED n’est pas que le processus de globalisation soit porteur de
facteurs défavorables à ces pays, mais que ceux-ci n’arrivent pas à prendre part de
manière active à ce phénomène. Le mouvement de globalisation affecte l’économie
mondiale dans son ensemble et, de ce fait, les PED en sont concernés au même titre
que tous les autres groupes de pays. Maintenant que ce mouvement est devenu une
réalité incontournable, il se pose alors comme un défi à relever. Dans cette situation,
ce défi se présente sous une double nature ; il est une opportunité économique
indiscutable pour les pays, les régions et les personnes qui réussiront à le relever, et un
risque considérable pour ceux qui n’y parviendront pas et pire encore, pour ceux qui
préféreront éviter d’avoir à le faire. A mon avis cette dernière option est la pire des
solutions à choisir. En économie, les structures, les contextes et les règles du jeu entre
les différents partenaires sont en perpétuel changement ; le mouvement de
globalisation est une illustration à grande échelle de toutes ces transformations.
L’expérience a toujours montré que les perdants sont les agents économiques qui
adoptent des postures attentistes face aux mutations économiques qui sont en cours.
J.K.Galbraith disait le plus sérieusement du monde que dans le domaine des opérations

414
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

militaires comme celui de l’activité économique, le plus grave n’est pas de prendre des
décisions erronées mais de les prendre tardivement. Laisser un problème en suspens
pour ne pas avoir à supporter les sacrifices qui en découleront nécessairement, cela
non seulement ne résout en rien le problème en question, mais rendra plus tard sa prise
en charge plus complexe et plus difficile et les sacrifices à supporter encore plus
douloureux.
Malheureusement, nous remarquons que la tendance dominante parmi les
gouvernements des pays du Sud, les syndicats et les mouvements associatifs est de
rendre la globalisation économique responsable de bien des difficultés économiques et
sociales que subissent aussi bien les pays pauvres que les couches défavorisées des
populations des pays riches. Les manifestations anti-mondialisation qui mobilisent de
plus en plus de mécontents et sont de plus en plus violentes et qui vont même jusqu’à
annuler des rendez-vous économiques internationaux importants sont révélatrices de
cette tendance. Il est sûr cependant qu’une telle démarche ne saurait constituer une
politique en soi et une réponse adéquate de la part de ces pays aux défis qui les
attendent.
S’il est facile d’admettre que la pratique qui consiste à temporiser en face des
problèmes posés et à fuir devant les défis que pose le mouvement de globalisation
représentent de toutes les manières la politique à ne pas suivre, il faut se demander en
revanche quelles sont les opportunités que représente ce mouvement et quelles sont les
mesures à mettre en œuvre et les stratégies à suivre pour tirer profit de ces
opportunités. Nous pensons sincèrement que dans tous les pays, si le gouvernement
central et les autorités régionales ne prennent pas en charge cette tâche, ce sera les
individus qui le feront mais pour leur seul bénéfice personnel. Leur nombre et l’effet
de leur action seront néanmoins de moindre importance que si ces actions étaient
prises en charge par les pouvoirs publics. Nous reviendrons sur ce point dans la suite
de cette section.
Nous avons déjà défini le processus de globalisation comme étant la tendance à
l’unification du marché mondial du travail à travers la constitution de firmes-réseaux
mondiales. Nous avons dit au début de ce travail que la grande firme nationale n’est
plus une « grande » entreprise mais ce n’est pas non plus un simple ensemble
d’entreprises plus petites. C’est un réseau d’entreprises. Son centre apporte la
perspicacité stratégique et relie les éléments entre eux. Mais ceux-ci gardent souvent
une autonomie suffisante pour établir des connexions profitables avec d’autres
réseaux. Dans ces réseaux, la puissance et la richesse vont aux groupes qui ont
accumulé les compétences les plus fortes en matière de résolution et d’identification de
problèmes. En effet, dans les réseaux mondiaux, les produits sont des assemblages
internationaux. Ce qui est échangé entre les nations, c’est moins souvent des produits
finis que des services de résolution de problèmes (recherche, développement,
fabrication) d’identification de problèmes (marketing, publicité, études de marché) et
management (financement, mise en relation de participants, contrats). Les groupes qui
offrent ces services sont en train de se multiplier partout sur la planète. L’efficacité
accrue des télécommunications et des moyens de transport réduit la taille du monde, et
permet à un groupe localisé dans un pays de combiner ses compétences avec celles
d’autres groupes localisés dans d’autres pays pour créer la plus grande valeur possible.
Ainsi, une bonne partie du savoir, des capitaux et des services que les différents nœuds

415
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

du réseau mondial souhaitent échanger est maintenant facilement transformée en


signaux électroniques qui traversent l’atmosphère sous formes d’ondes magnétiques à
la vitesse de la lumière.
Toutes ces évolutions signifient que la multiplication et la densification des
réseaux mondiaux participent à l’émergence d’un marché mondial du travail en voie
d’unification. Pour R. Reich, grand théoricien de cette mutation « le point important
est que les américains sont devenus une partie d’un marché international du travail
englobant l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine, l’Europe de l’Ouest et, de plus en plus
l’Europe de l’Est et la CEI […] Les autres nations subissent exactement la même
transformation, certaines plus lentement que les Etats-Unis, mais toutes en participant
à la même tendance à la suppression des frontières[…] Les américains affrontent donc
la compétition international toujours plus directement, sans l’intermédiation
d’institutions nationales »29. Maintenant que le mouvement de globalisation est
identifié sous son principal trait, il convient de se demander en quoi il représente un
défi pour les PED et quelles sont les opportunités qu’il offre à ceux qui arrivent à le
relever et les dangers qu’il représente dans le cas inverse .
Les pays qui ne parviennent pas à prendre pleinement part au mouvement de
globalisation prennent ainsi le risque de n’être que des acteurs marginaux sur la scène
économique internationale. Leurs parts dans les échanges internationaux de biens et
services, dans les flux d’investissement et de financement extérieurs, dans les
inventions techniques et la production de richesse à l’échelle mondiale n’atteindront
pas des proportions significatives. Pour faire changer cette situation, ces pays doivent
faire en sorte qu’un nombre de plus en plus élevé de leurs concitoyens fasse partie des
réseaux mondiaux d’entreprises et participent activement à la création de valeur au
niveau de l’économie mondiale. Cette participation peut s’étaler sur toute la chaîne de
création de valeur, c’est-à-dire de la R&D en amont au service après-vente en aval en
passant par la production proprement dite.
Lorsqu’il s’agit d’un grand pays en développement dont l’économie est
relativement prospère, épargnée des graves crises économiques et pas trop dépendante
des exportations de matières premières – on appelle ces pays Prochains Pays
Emergents – les entreprises performantes seront relativement nombreuses et
représenteront autant de candidats potentiels prêts à joindre les réseaux mondiaux qui
sont en perpétuelle extension. Lorsque ces conditions sont réunies, les bourses de titres
sont généralement très actives et le système financier est relativement développé, ce
qui facilite ce genre d’opération. Par exemple le rachat par une firme étrangère du
capital d’une entreprise locale qui deviendra un nœud d’un réseau international plus
vaste. Il arrive aussi que de grandes firmes originaires de certains de ces pays forment
elles-mêmes le noyau central du réseau international. Mais cela reste une exception et
constitue des cas rares. Dans tous les cas, les grandes économies du Sud, malgré leur
faible nombre sont liées aux réseaux mondiaux par des relations économiques et
financières beaucoup plus denses que les autres pays en développement . Dans ces
derniers, les relations avec les réseaux mondiaux se limitent le plus souvent à la sphère
de la production standardisée. Les autres composantes de la chaîne de valeur dont la
contribution à la valeur ajoutée est plus importante restent faiblement représentées. Le
mode de connexion à ces réseaux reste d’autre part dominé par les IDE des firmes
étrangères sous forme d’implantation d’unités d’assemblage.

416
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Nous disions donc que le mouvement de globalisation de l’économie mondiale


représente un défi majeur pour les Etats mais aussi pour les citoyens du monde entier
du fait que la concurrence économique s’exerce désormais sur un marché international
du travail. Dans ce marché le pouvoir et les plus gros revenus vont à ceux qui
possèdent des compétences professionnelles et scientifiques qui leur permettent
d’identifier rapidement et de résoudre facilement des problèmes complexes. Ces
prestataires de services de manipulation de symboles combinent leurs compétences à
l’échelle internationale pour réaliser une plus grande valeur ajoutée que s’ils le
faisaient avec leurs seuls concitoyens au sein de firmes dites nationales.
Les PED ne peuvent pas faire l’impasse sur le phénomène de globalisation en se
dérobant face au défi qu’il représente. Une attitude d’immobilisme de leur part ne
ferait qu’empirer leur situation économique. Relever le défi de la globalisation suppose
de la part de ces pays que les réseaux mondiaux qui sont en train de se multiplier et de
s’étendre géographiquement en se substituant aux firmes nationales traditionnelles
fassent appel aux compétences sophistiquées de leurs concitoyens. Nous verrons dans
la suite de cette section quelles sont les mesures à prendre et les moyens à mettre en
œuvre pour atteindre cet objectif. Lorsque les autorités d’un pays ne sont pas
conscientes de l’importance de l’enjeu de doter leurs citoyens des capacités qui leur
permettent d’affronter la concurrence directe à laquelle ils s’exposent chaque jour
davantage à travers le marché international du travail ou qu’elles sont dans l’incapacité
de le faire, le résultat sera un recul général de la participation du pays et de ses
institutions dans les différents phénomènes économiques internationaux. En vérité, la
marginalisation dont sont victime de nombreux PED reflète en fait l’incapacité des
firmes et des travailleurs de ces pays à s’imposer comme de véritables partenaires au
sein des réseaux économiques qui voient le jour et s’étendent à l’échelle mondiale. Si
le nombre des personnes talentueuses qui possèdent les compétences spécialisées que
les réseaux mondiaux demandent avec insatiabilité reste désespérément bas, le pays en
question n’aura qu’un faible volume d’échanges commerciaux internationaux et
n’attirera qu’un nombre limité d’investisseurs étrangers et ne sera à l’origine de
presque aucune invention technique, ce qui fermera la quadrature du cercle.
Lorsque l’implication dans le processus de globalisation s’avère impossible à
l’échelle d’un pays ou d’une région de celui-ci – la puissante industrie informatique
indienne est concentrée dans la région de l’Uttar Pradesh – ce sont les individus les
plus doués qui le font, mais à titre personnel. Lorsqu’ils ne sont pas recrutés par des
firmes étrangères pour être leurs représentants locaux, ils sont le plus souvent
accueillis dans leurs structures principales sous forme de main-d’œuvre immigrée.
Dans tous les cas de figure, l’effet positif de cette adhésion aux réseaux mondiaux ne
dépasse pas le cadre familial étroit du technicien recruté.
Il faut donc convenir que le mouvement de globalisation n’est pas pour les PED
une option parmi d’autres ou une alternative à une autre stratégie. Il n’est pas possible
de choisir entre le prendre et le laisser selon les avantages qu’il permet d’atteindre et
les coûts qu’il implique. Au contraire, y prendre part est maintenant une nécessité
impérieuse car il s’agit en fait d’un mouvement universel qui s’impose à tous les
peuples du monde du moment qu’il implique que les citoyens de toutes les nations sont
exposés à une concurrence directe à travers l’émergence d’un marché international du
travail débarrassé des intermédiations domestiques et des cloisonnements nationaux.

417
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Rester totalement à l’écart de ce mouvement ne constitue nullement une stratégie


délibérée et unilatérale que les autorités d’un pays prétendent mettre en œuvre en vue
de préserver le pays des turbulences économiques externes et pour être plus
autonomes, politiquement et économiquement. Cela signifie tout simplement que la
compétition qui a lieu au sein de ce marché international du travail a déjà tourné dans
l’ensemble au bénéfice des citoyens d’autres nations mieux formés et plus conscients
des enjeux des défis qu’ils affrontent. Dans un championnat, une équipe qui ne se
présente pas sur le terrain le jour de la rencontre ne peut espérer ainsi remporter le
match car elle est déclarée automatiquement vaincue sur tapis vert. Cette métaphore
rappelle la position de beaucoup de gouvernements par rapport au mouvement de
globalisation. Ils souhaitent en effet bénéficier des avantages que procure ce
phénomène sans avoir à supporter les sacrifices qu’il implique. Cette position est
confortée par l’idée de certaines ONG et syndicats qui présentent le phénomène de
globalisation comme étant une stratégie délibérée poursuivie par les grandes firmes
multinationales pour multiplier leurs bénéfices. Par ailleurs, la virulence des réactions
des mouvements anti-mondialisation laisse à penser qu’il s’agit plutôt d’un complot
ourdi par les grandes firmes en connivence avec les gouvernements des grands pays
avancés. La vérité est que le processus de globalisation s’inscrit dans la logique
naturelle des dynamiques économiques qui ont de tout temps marqué l’économie
capitaliste et dont la finalité a toujours été une meilleure valorisation du capital à
l’échelle internationale. Si au départ cette dynamique est enclenchée par certaines
firmes parfois avec l’aide de certains gouvernements, elle finit toujours par s’étendre à
l’ensemble du système capitaliste et au final ne peut être contrôlée au bénéfice exclusif
d’aucune partie ou gouvernement. La globalisation est donc le produit de mutations et
mouvements perpétuels qui caractérisent l’économie capitaliste qui est par nature
dynamique. L’opposé de dynamique est bien sûr statique qui signifie que l’écoulement
du temps n’a que peu d’incidences sur une structure donnée. Une telle hypothèse n’est
pas envisageable dans une économie qui progresse. La définition que nous avons
donné du phénomène de globalisation décrit un processus concurrentiel éminemment
dynamique. Ce processus peut s’appliquer à terme à tous les agents économiques –
groupes de personnes, firmes, syndicats et Etats – partout dans le monde. Les Etats ou
les régions qui ne prennent pas à temps les mesures qui s’imposent pour relever le défi
que ne manquera pas de leur poser le mouvement de globalisation seront, plus tard,
obligés de le faire mais dans des conditions nettement moins avantageuses et avec des
résultats beaucoup moins satisfaisants.

En résumé, les gouvernements, les entreprises ou les personnes qui ne sont pas
conscients de la nature véritable du mouvement de globalisation et qui ne vont pas de
l’avant pour faire face au défi qu’il représente seront rattrapés par les conséquences et
les problèmes dues à une attitude d’immobilisme négative. Il convient donc de poser la
question de savoir quelles sont les mesures à prendre et les moyens à mettre en œuvre
pour relever le défi de la globalisation ?
Il faut savoir que les premiers concernés par ces mesures sont les personnes
eux-mêmes. Les hommes doivent être conscients que c’est à leur niveau que se pose la
problématique fondamentale de la globalisation et qu’ils forment l’enjeu primordial
des stratégies mises en œuvre autour de cette question. Chaque personne doit

418
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

parfaitement savoir et le plus tôt possible qu’elle représente le fantassin sans lequel le
défi de la globalisation ne sera pas relevé. Il faut savoir en effet que si par le passé, les
individus tenaient à acquérir une éducation et une formation adéquates pour eux et
pour leurs progénitures, c’était essentiellement aux fins de gravir des échelons qui les
mèneront aux catégories sociales supérieures. Aujourd’hui, une telle entreprise est
indispensable à ces personnes si elles ne veulent pas subir l’exclusion économique et
sociale.
Les hommes ne sont donc pas exempts de responsabilité vis-à-vis du nouveau
contexte économique qui est issu du phénomène de la mondialisation. Plus que par le
passé, le confort moral et matériel d’une personne va désormais dépendre moins de
l’entreprise pour laquelle elle travaille et du pays dans lequel elle vit et plus de tout ce
que cette personne entreprendra pour acquérir en permanence de nouvelles
connaissances et parfaire ses compétences. Pour la personne concernée, cet effort
continu et sans relâche doit avoir comme objectif d’intéresser les meilleurs réseaux
mondiaux et d’être en mesure d’offrir ses services partout dans le monde où ils sont
demandés. C’est à ce prix que l’on peut gagner la compétition qui se joue maintenant
au niveau du marché international du travail. Déjà, dès à présent, les grandes
entreprises mondiales recrutent leurs hauts responsables sur une base internationale en
recourant aux services de cabinets d’affaires spécialisées. Ainsi, ces firmes
cosmopolites n’hésitent pas à recruter et à promouvoir des cadres de toutes les
nationalités. Dans la logique de la montée des « industries du savoir » qui caractérise
l’économie contemporaine, des firmes qui hésitent à attribuer les postes les plus élevés
à des étrangers ont des difficultés à recruter les meilleurs talents dans le monde ; ceux-
ci ne veulent évidemment pas rejoindre une organisation qui ne laisse entrevoir aucune
promesse de promotion. Nous voyons là le bon coté de l’économie globale
mondialisée à l’inverse de l’ancienne économie nationale hiérarchisée et relativement
isolée, dont ces emplois de cols blancs étaient nécessairement limités en proportion du
nombre de cols bleus en dessous d’eux ; l’économie mondiale n’impose pas de limite
particulière en nombre de citoyens d’un pays susceptibles de vendre des services
d’identification et de résolution de problèmes dans le monde entier. La demande
mondiale pour ce genre de services est insatiable et croit si vivement qu’il n’existe pas
de problème de jeu à somme nulle. Si les travailleurs d’une nation sont mieux formés,
ils sont en mesure d’ajouter plus de valeur à l’économie mondiale ce qui aura des
retombées positives sur tous les habitants de la planète. Il est vrai, bien sûr, que la
nation dont les membres font les premiers des découvertes en tirera vraisemblablement
un bénéfice disproportionné. Cela ne signifie pas que la maîtrise par les citoyens d’une
nation de certaines technologies paralysera les progrès technologiques dans les autres
pays. Les technologies ne sont pas des biens pour lesquels la demande mondiale est
finie ; elles n’existent pas non plus en quantités finies que certains recueillent au
détriment des autres. Les technologie sont des domaines de connaissances ; et la
connaissance n’a pas de frontières et ne connaît pas de limites. Les avancées d’une
nation dans un domaine sont autant d’acquis potentiels pour les chercheurs et les
scientifiques des autres nations. La prémisse néo-mercantiliste selon laquelle « ils
gagnent ou nous gagnons » est à ce sujet tout simplement inexacte.

419
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Mais si la nouvelle économie est pleine de problèmes non identifiés, de


solutions inconnues, de moyens encore jamais essayés de résoudre les premiers à
l’aide des secondes, la maîtrise des anciens domaines de connaissance n’est plus
suffisante pour garantir un travail gratifiant et un revenu convenable. Ni, ce qui est
plus important encore, n’est même nécessaire. L’ensemble des connaissances établies
est souvent accessible via la consultation des différents supports multimédia. Les faits,
le codes, les formules sont faciles à atteindre. Ce qui a beaucoup plus de valeur, c’est
la capacité à utiliser effectivement et de manière créative et originale ces
connaissances. La possession d’un diplôme ne garantit pas une telle capacité
innovatrice. En fait, son apparition dans la vie active peut être compromise par un
enseignement qui s’est appesanti sur l’acquisition machinale de connaissances plutôt
que sur l’originalité de la pensée. En effet, nous nous acheminons rapidement vers un
monde où la majorité des faits que les adultes auront appris des années auparavant
auront plus tard changé ou auront été réinterprétés (y compris certains faits
historiques).
Dans un monde où, de manière croissante, la capacité de chacun de disposer
d’une richesse à la fois matérielle et immatérielle et déterminée par la valeur que
l’économie mondiale accorde à ses compétences et à sa perspicacité les parents
d’élèves et les responsables de leur éducation doivent mettre l’accent sur
l’apprentissage par les enfants de la conceptualisation des problèmes et des solutions.
En ce sens, l’éducation d’un enfant capable de réaliser cet effort de conceptualisation
implique le perfectionnement de quatre facultés fondamentales : l’aptitude à
l’abstraction, à la pensée en termes de système à l’expérimentation, et au travail en
équipes30.
La capacité d’abstraction, qui consiste à découvrir des formes et des
significations constitue l’essence même de l’analyse symbolique ; celle-ci doit
simplifier la réalité de telle sorte qu’elle puisse être comprise et manipulée dans de
nouvelles directions. Cette aptitude est fortement compromise par le type
d’enseignement qui au lieu de permettre aux élèves et aux étudiants de construire eux-
mêmes des significations, ils se les voient imposer. Ce qui doit être appris est
préemballé dans des plans de leçons, des cours et des manuels scolaires. L’effort de
simplification de la réalité a déjà été fait et l’élève n’a qu’à apprendre par cœur. C’est
quelqu’un d’autre que lui qui a la responsabilité d’interpréter et de donner un sens à la
multitude de données, d’événements et de sensations dont fourmille le monde
extérieur. Cette façon de faire ne peut que compromettre la capacité future des
étudiants à réussir dans un monde débordant de possibilités de découvertes. Au lieu de
cela, l’accent doit être mis sur le jugement et l’interprétation plutôt que sur la
transmission des connaissances qui n’éveille pas l’esprit au scepticisme, à la curiosité,
et à la créativité.
La pensée en termes de système pousse l’abstraction encore plus loin. C’est la
capacité d’avoir sur les problèmes une vue d’ensemble, et de comprendre les processus
qui lient entre eux les fragments de la réalité. Dans le monde réel, il est rare que les
problèmes émergent déjà définis et nettement séparables. Ainsi, au lieu d’enseigner
aux étudiants comment résoudre un problème qui leur est exposé, l’enseignement qui
insiste sur la pensée en termes de systèmes leur apprend à examiner pourquoi le
problème apparaît et comment il est relié à d’autres problèmes. La solution qui doit

420
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

être recherchée est une solution globale qui traite tous les aspects du problème en
question et non pas une solution parcellaire qui ne le résout qu’au prix de l’aggravation
d’autres problèmes. Je crois que la biologie cellulaire offre une bonne illustration de ce
que doit être la pensée en termes de système. Les pathologies sont analysées en effet
comme un dysfonctionnement général pour que les remèdes trouvés n’apaisent pas le
mal en question en causant bien d’autres.
La maîtrise des formes les plus élaborées de l’abstraction et de la pensée en
termes de système est impossible sans le recours à l’expérimentation. L’habitude
d’expérimenter permet de raccourcir le temps de résolution des problèmes. C’est cette
caractéristique qui lui confère une importance cruciale dans la nouvelle économie, où
les technologies, les goûts, les produits et les marchés changent perpétuellement.
Enfin, il y a la capacité à coopérer. Apprendre à coopérer, à communiquer des
concepts abstraits et à atteindre un consensus est une préparation idéale pour la vie de
travail en équipes des travailleurs du savoir. Comme nous l’avons déjà fait remarquer,
dans les firmes réseaux, l’ambiance de travail habituelle des travailleurs du savoir est
le partage des problèmes et des solutions.
Ces aptitudes, qui ne sont pas exhaustives, doivent ensemble devenir ce sujet
sur lequel doit insister l’éducation formelle dés les premières étapes de la formation et
continuer jusqu’à la fin des études universitaires.

De ce qui précède, il est possible d’en déduire qu’au vu des conditions


économiques prévalant aujourd’hui, il n’est pas faux d’affirmer que les économies
nationales – notamment celles des pays avancés et des pays émergents – sont en réalité
de simples régions de l’économie mondiale et leurs populations, la main-d’œuvre de
celle-ci. Il est de l’intérêt de chaque citoyen et du devoir de chaque autorité publique
de relever le défi que représente cette situation à la fois nouvelle et inédite. Dans une
économie mondialisée où le rôle d’intermédiation joué par les diverses institutions
nationales est de moins en moins sensible et efficace, le niveau de rémunération du
travailleur tend à être déterminé par la vigueur de la demande mondiale pour les idées
nouvelles qu’il développe et qui permettent d’identifier et de résoudre des problèmes
complexes. Cette demande mondiale pour ces idées nouvelles s’accroît, et avec elle la
valeur qu’elle accorde à celles-ci à mesure qu’elles circulent plus vite et plus
facilement. Ce n’est pas un hasard que les stars du cinéma, de la musique et du sport
dont la facilité de manipuler des symboles visuels et auditifs est appréciée dans le
monde entier reçoivent les rémunérations les plus élevées.
Si l’on juge que c’est cette image qui correspond le mieux à la réalité
économique actuelle, c’est-à-dire que l’on reconnaisse la réalité du phénomène de
globalisation tel qu’il est réellement, le mieux à faire dans ce cas n’est pas
d’incriminer ce mouvement et de le rendre responsable des maux que connaissent
beaucoup de PED. Le mieux à faire est de le considérer comme un défi à relever et
tout mettre en œuvre pour accomplir cette tâche. Dans chaque pays, cette tâche
incombe en premier lieu au gouvernement central et aux autorités régionales.

421
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

II- Pour une politique de la globalisation : l’investissement dans le capital


humain

D’après la Banque mondiale, la notion de gouvernance recouvre, à la fois, la


capacité des gouvernants d’un pays donné à définir une politique économique de façon
autonome et à la mettre en œuvre31. S’il est difficile de ne pas conclure à l’érosion de
la gouvernance, cela ne signifie pas pour autant que les gouvernements ne disposent
plus d’aucun instrument d’action dans la sphère économique. La dilution croissante de
la gouvernance au niveau des Etats-nation ne concerne pas tous les domaines
d’intervention des pouvoirs publics. Elle touche en priorité les rapports des Etats-
nation aux firmes transnationales. La transformation de l’attitude des gouvernements
nationaux vis-à-vis des investissements étrangers doit être placée dans le cadre plus
vaste de la remise en cause de l’Etat keynésien, de l’Etat interventionniste et, a fortiori,
de l’Etat planificateur. Le succès du tatcherisme renforcé par la reaganomics, la grave
crise financière des pays du Sud au début des années 1980, ont conjointement
déclenché un vaste mouvement de libéralisation des économies. Désormais, le secteur
privé doit être le moteur principal de la croissance. Pour favoriser son dynamisme, un
ensemble de mesures ont été adoptées. L’encadrement des marchés a été démantelé :
suppression du contrôle des prix, réduction des barrières douanières, convertibilité de
la monnaie, liberté des mouvements de capitaux, flexibilité du marché du travail.
Simultanément, des programmes de privatisation des entreprises publiques ont été mis
en place afin de réduire la place du secteur public et de réduire les transferts
budgétaires sources des déficits publics et éliminer le « crowding out » (effet
d’éviction) des entreprises privées sur les marchés financiers. Cette politique
économique est indissociable d’une nouvelle conception de la stratégie du
développement à long terme. La poursuite d’une industrialisation fondée sur la
demande interne selon le modèle de substitution aux importations est abandonnée.
Dorénavant, la croissance doit être tirée par les exportations et l’initiative privée.
Dans cette nouvelle perspective, les gouvernements ne sont plus dans la
position de pouvoir négocier avec les firmes étrangères l’autorisation de s’implanter
dans leur pays en fonction de leur contribution à l’industrialisation dont elles devaient
constituer l’une des composantes. Aujourd’hui, ces contraintes de performance sont en
voie de disparition dans presque tous les pays. Ces contraintes – les « TRIMs » (Trade
Related Measures) dans la terminologie du GATT– étaient imposées aux investisseurs
étrangers comme une condition préalable à l’autorisation de leur implantation.
Maintenant, les incitations se sont substituées aux contraintes de performances.
Cette révolution a eu lieu à la fin des années 1980. Elle a été directement induite
par le processus de globalisation. Elle touche aussi bien les pays les plus industrialisés
que les économies en développement. Dans les deux cas, les Etats doivent devenir des
promoteurs de l’investissement et non plus des entrepreneurs. Désormais, il ne suffit
plus de soutenir les firmes nationales qui investissent à l’étranger au nom du principe
de la compétitivité, mais il faut aussi chercher à attirer les investissements des firmes
étrangères sur le territoire national. En un certain sens, les pouvoirs publics attendent
des investissements étrangers qu’ils compensent l’effet négatif qui a pu résulter de la
délocalisation des activités des entreprises nationales. C’est l’impératif de

422
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

l’attractivité. Avec lui le marketing a trouvé un nouveau champ d’application : la vente


des territoires nationaux.
Avec l’apparition de l’impératif de l’attractivité, les relations entre les Etats et
les firmes transnationales se sont profondément modifiées. Ces changements affectent
les pays avancés comme les PED ou émergents. La globalisation a entraîné un profond
consensus néo-libéral qui place les transnationales comme l’acteur majeur dans
l’économie mondiale, à la place occupée par les Etats dans l’économie internationale.
L’attrait d’un territoire pour les firmes multinationales se mesure à l’aide de
plusieurs paramètres. Ces paramètres peuvent être regroupés en trois catégories. Il y a
d’abord l’aspect juridique matérialisé par la libéralisation des codes d’investissement
et des lois sur les investissements étrangers. Cette libéralisation obéit à un principe
général, à savoir l’abandon de la discrimination entre les investisseurs étrangers et les
investisseurs locaux par l’application du principe du traitement national. La réforme du
cadre juridique et réglementaire vise aussi l’allégement des démarches administratives
pour prévenir la possibilité d’un blocage ou d’un conflit « dû à un service de
l’administration qui n’aurait pas encore compris que le nouveau rôle est de servir les
investisseurs et non plus, comme dans la conception bureautique antérieure, pour leur
demander des comptes et les contrôler »32.
Le second impératif concerne l’existence d’infrastructures de transport, de
communication et de télécommunication. Des infrastructures performantes constituent
un critère de premier plan dans les décisions d’implantation des groupes
internationaux. Il n’est pas raisonnable de s’attendre à un afflux des investissements
étrangers – et même des investissements locaux – si les différents réseaux de transport
et de communication ne sont pas développés ou sont fortement dégradés. Tous les
investisseurs le disent, la première chose à laquelle ils s’intéressent en débarquant dans
un pays étranger, c’est l’état de fonctionnement du téléphone pour pouvoir contrôler
leurs affaires en permanence.
Le troisième impératif est la disponibilité en nombre suffisant de travailleurs
qualifiés, dotés d’un bon niveau d’éducation et de compétences professionnelles
avérées. Aujourd’hui, il existe un consensus parmi les économistes sur l’importance
prééminente du facteur humain sur les autres facteurs de production. Le capital et les
ressources matérielles sont passés au second plan. L’importance des ressources
humaines se confond avec l’idée même de développement économique. En effet, le
produit intérieur brut (PIB) se définit comme étant la valeur de l’ensemble de la
production (brute) d’un pays dont on soustrait celle de toutes les consommations
productives ou intermédiaires. Cette différence définit également la somme des valeurs
ajoutées brutes réalisées par les travailleurs d’un pays. Plus cette différence est grande,
plus la valeur ajoutée brute d’une nation est grande, ce qui traduit une capacité plus
importante des travailleurs d’un pays à créer de la richesse. Cependant dans les PED,
la somme des valeurs ajoutées brutes et donc le PIB sont relativement en stagnation,
car toute progression de la production brute nécessite une progression à peu près
équivalente des consommations intermédiaires ou productives, du fait de la capacité
limitée des travailleurs de ces pays à produire de la valeur ajoutée. Par ailleurs, dans la
comptabilité nationale, la somme des valeurs ajoutées d’une économie est égale à la
somme des revenus distribués à tous ceux qui ont participé à la réalisation de cette
valeur ajoutée. Pour accroître les revenus global et individuel, c’est-à-dire la richesse

423
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

nationale, il faut donc accroître la valeur ajoutée au niveau national. Ce dernier


objectif ne peut être atteint que si le niveau général de la population est en constante
progression. Ce sont donc les compétences au sein de la population active d’une nation
et la qualité de ses infrastructures qui la distinguent des autres, et la rendent plus
attractive. Aujourd’hui, c’est principalement par leurs investissements dans ces
facteurs de production relativement immobiles que les nations se différencient les unes
des autres ; à l’inverse, l’argent se déplace aisément dans toute la planète.
L’argent mondial sera attiré par une population active bien formée pour
accomplir des tâches difficiles, et qui peut facilement transporter les fruits de ses
efforts dans l’économie mondiale. Cette attraction peut mettre en route un cercle
vertueux : des individus bien formés et des infrastructures modernes attirent les
réseaux d’entreprises mondiaux, qui investissent et apportent des emplois relativement
satisfaisants ; ces emplois, à leur tour, sont à l’origine d’une expérience et d’une
formation par la pratique supplémentaires, créant ainsi une puissante attraction sur
d’autres réseaux mondiaux. A mesure que les compétences s’accroissent et que
l’expérience s’accumule, les citoyens d’une nation ajoutent une valeur de plus en plus
grande à l’économie mondiale, obtenant une rémunération toujours croissante, et
améliorant leur niveau de vie.
Evidemment personne ne conteste que les compétences au sein de la population
d’une nation et la qualité de ses infrastructures exercent un puissant attrait sur le
capital mondial. Mais le problème est de réunir l’argent nécessaire pour réaliser les
investissements humains et matériels qui permettent en même temps de doter la nation
d’infrastructures adéquates et de donner à ses citoyens la possibilité d’acquérir en
permanence de nouvelles connaissances scientifiques et techniques. Ce problème
auquel sont confrontés même les pays les pus riches du monde prend des proportions
plus dramatiques dans les PED.La grande question qui se pose à leurs gouvernements
est de savoir répartir les maigres ressources dont ils disposent pour obtenir les
meilleurs résultats possibles. Il s’agit donc de faire un classement des priorités et de
trancher pour les plus urgentes d’entre elles.

A- Développement : priorité à l’investissement en capital physique ou au


capital humain ?

Le manque de moyens matériels et humains est l’une des manifestations les plus
évidentes du problème de pauvreté de masse. Ainsi, si l’on veut recenser les
nombreuses explications possibles de la persistance de la pauvreté dans les nations en
développement, il convient d’avoir à l’esprit deux thèses extrêmes. La première
repose sur une pénurie « matérielle » ou de capital physique : des nations sont pauvres
parce qu’elles ne disposent pas de certains biens ayant une valeur, tels que des usines,
des routes ou des matières premières. La seconde interprétation met en jeu une
insuffisance de capital humain : des nations sont pauvres parce que leurs citoyens
n’ont pas accès aux connaissances qu’utilisent les pays industriels pour créer ce qui a
une valeur sur le plan économique. Ces deux implications ne sont pas exclusives l’une
de l’autre. Les nations en développement pâtissent le plus souvent de ces deux
insuffisances en même temps.

424
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Néanmoins, à chacune de ces insuffisances correspond un type particulier


d’analyse de la politique du développement. La pénurie matérielle met en avant
l’épargne et l’accumulation du capital ; de son coté, l’insuffisance des connaissances
attire l’attention sur les formes d’interaction entre un pays en développement et le reste
du monde, et suggère notamment que les firmes multinationales ont un rôle particulier
à jouer en tant que canaux de circulation du savoir productif entre régions et pays.
Il n’est pas facile de remédier à l’insuffisance en capital physique. Le
Professeur Paul Romer nous révèle que les travaux récents sur le sujet ont, de ce fait,
conduit à des recommandations politiques d’une « tonalité pessimiste et quelque peu
calviniste ». « Ces pays sont pauvres parce que, dans le passé, ils ont trop consommé.
S’ils veulent connaître un meilleur niveau de vie dans l’avenir, ils doivent se serrer la
ceinture, consommer moins aujourd’hui, accumuler du capital, et faire les frais d’un
meilleur système public d’éducation »33.
Le manque de connaissances, au contraire, peut être aisément comblé, du moins
en principe. Si c’est cet argument qui est retenu pour expliquer la persistance de la
pauvreté, les perspectives de développement rapide paraissent plus optimistes. Sans
nier que l’équipement et les ressources aient leur importance, de nombreux cas
permettent de penser que, à l’échelle du monde, une grande part de la pauvreté est
peut-être due à une insuffisance des connaissances à laquelle on peut, du moins en
principe, remédier assez rapidement et à un coût relativement faible.
L’analyse du développement économique sous l’angle du manque de
connaissances ne met pas en évidence seulement le fait que les pays avancés disposent
déjà du savoir nécessaire pour procurer à chaque être humain un niveau de vie décent.
Il est certain que les citoyens des pays les plus pauvres pourraient tirer d’immenses
avantages de ce savoir, s’ils pouvaient y accéder. Cependant, les problèmes du sous-
développement qui sont liés aux différents aspects du capital humain ne se limitent pas
à l’accès libre au savoir. Ils touchent à d’autres domaines, politiques et socioculturels
que nous examineront dans la suite de ce chapitre.
Nous avons vu précédemment en examinant le grandes tendances de l’aide au
développement que celle-ci était fortement corrélée dans le temps aux théories sur le
développement économique. La nature des projets bénéficiant d’un financement
prioritaire sur l’aide au développement était grandement déterminée par les théories
qui étaient en vogue à l’époque. Au début des années 1990 par exemple, sous
l’impulsion d’économistes comme P. Krueger, Bhagwati et Bela Balassa, la priorité
était à la réforme ces politiques économiques, au libéralisme et à l’ouverture. La
confiance est à nouveau mise dans le marché ; les Etats se désengageant de celui-ci
pour laisser ces mécanismes d’autorégulation produire tous leurs effets. Cette
approche coïncide avec une remise en question de l’aide, et les capitaux privés
prennent peu à peu le relais de l’aide publique.
Les années 1990 voient aussi la prédominance du rôle des facteurs humains
dans la lutte contre la pauvreté et le sous-développement. La caractéristique de cette
nouvelle prise de conscience est qu’elle va au-delà des traditionnels intérêts pour
l’éducation et la santé et englobe des domaines comme la réforme du système
politique et la promotion des droits de l’homme.

425
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Des auteurs comme Théodore W Schulz, Gary S. Becker, Jacob Mincer ou


Simon Kuznets se sont considérablement préoccupés des investissements en capital
humain. En plaçant le comportement humain au centre de la réflexion économique, ils
ont ouvert des perspectives nouvelles particulièrement prometteuses. Le mouvement
de globalisation économique qui reconnaît au savoir et aux compétences humaines une
importance fondamentale vient ainsi consacrer les travaux novateurs de ces auteurs 34.
L’idée centrale commune à ces travaux est que le lien essentiel entre
productivité économique et bien-être humain se retrouve dans tous les pays, les
pauvres aussi bien que les riches. Il y est démontré que les investissements dans
l’homme et dans le savoir sont des facteurs décisifs permettant d’assurer le niveau de
vie. L’opinion courante mais erronée, selon laquelle les ressources limitées en espace,
en énergie, en terres arables et autres caractéristiques physiques de la terre
constitueraient un obstacle insurmontable à l’amélioration du sort de l’humanité est
donc rejetée. Ce sont au contraire les aptitudes acquises par les individus – éducation,
expérience, compétence et santé – qui sont déterminantes pour le progrès économique.
Dans son livre intitulé à juste titre « Il n’est de richesse que d’hommes », Théodore
Schulz note que : « la clé de la productivité économique à venir et de sa contribution
au bien-être humain se trouve dans l’accroissement des aptitudes acquises de la
population du monde entier et dans le progrès des connaissances utiles. » et ajoute
que : « ce sont les investissements en qualité de la population et en savoir qui
déterminent pour une bonne part les perspectives futures de l’humanité. La prise en
compte de ces investissements ne peut qu’entraîner une réfutation des prédictions
d’épuisement des ressources naturelles. » 35.
Ce ne sont donc pas les données naturelles qui constituent le facteur
déterminant de la pauvreté, il faut le rechercher en fait dans les données humaines ; par
conséquent, les investissements visant à élever la qualité de la population peuvent
grandement améliorer les perspectives économiques et le niveau de vie des plus
démunis. Le concept de qualité se rapporte ici à différentes formes de capital humain.
La notion de capital humain recouvre les composantes acquises de la qualité de la
population qui ont une valeur pratique et sont en général susceptibles d’être améliorées
par des investissements appropriés. La qualité est traitée comme une ressource rare, ce
qui implique qu’elle a une valeur économique et que son acquisition entraîne un coût.
La clé de l’analyse du comportement humain réside dans le rapport existant entre les
recettes provenant de la qualité additionnelle et son coût d’acquisition. Si les recettes
sont supérieures au coût, la qualité de la population s’élève, ce qui signifie que
l’accroissement de l’offre d’une des composantes de la qualité n’est que la réponse à
une demande accrue de cette composante.
Pour Théodore Schulz, l’élévation de la qualité de la population équivaut à un
accroissement de la « valeur économique du temps humain ». Dans tous les pays
riches, la valeur économique du temps humain est élevée et très supérieure à ce qu’elle
est dans les pays pauvres ; cet écart peut être mesuré par le différentiel de
rémunération qui est beaucoup plus élevée et dépend fondamentalement de
l’accroissement de sa productivité. On y constate également que le taux de rentabilité
des investissements en capital humain à eu tendance à dépasser celui des
investissements en capital physique. L’accroissement de la contribution du travail à la
formation du revenu national a pour corollaire la baisse de celle de la propriété.

426
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Kuznets a suivi l’évolution de ce phénomène dans les pays occidentaux sur une
période assez longue, et il a constaté que la part relative de la propriété dans le revenu
national était tombée de 45 à 25%, pendant que celle du travail passait de 55 à 75% 36.
De tous les éléments qui sont regroupés sous la notion de capital humain, c’est à
l’instruction que revient le rôle prépondérant. L’enseignement représente plus qu’une
simple consommation. Il n’est, en effet, pas suivi à la seule fin de retirer satisfaction et
utilité au moment même de la fréquentation de l’école. Au contraire, les dépenses
publiques et privées qu’il entraîne sont supportées volontairement afin d’acquérir un
stock productif, incorporé dans les êtres humains et générateur de revenus futurs. Ces
revenus consistent en gains futurs escomptés, en l’aptitude à exercer un emploi
indépendant ou à effectuer des travaux domestiques, et en la satisfaction des
consommations futures.
Dans leurs travaux sur le rôle de l’éducation, Anderson et Bowman nous offrent
une perspective historique des progrès de l’alphabétisation au début du processus de
modernisation et du rôle de l’éducation dans le développement économique des
dernières décennies. Ils établissent une corrélation entre alphabétisation et débuts de
l’industrialisation en Occident et avancent que les taux d’alphabétisation étaient, à
cette époque, supérieurs à ce que l’on admettait généralement. Ils montrent que la
progression et la transmission des compétences pratiques et des connaissances
intellectuelles sont à la base du développement économique et remarquent en
conclusion : « Une économie dynamique ne peut être lancée et maintenue à son
rythme que par la conjonction des efforts des individus de toutes les couches sociales,
donc par la mise en jeu tant de connaissances générales que d’aptitudes techniques et
manuelles – en particulier l’aptitude à décoder des instructions et à s’initier aux
procédés nouveaux. Une économie complexe ne peut reposer que sur l’utilisation
massive d’instruments de diffusion, de stockage et de remise en circulation des
connaissances. »37.

Le capital santé

Bien que l’on ait souvent mis en avant les effets négatifs de l’amélioration de la
situation sanitaire, puisqu’elle se traduit par un accroissement de la population, pour T.
Schulz cependant, aucune composante de la qualité n’a un impact aussi important et ne
contribue autant qu’elle au bien-être général des populations des pays pauvres. Il est
vrai en effet que la plus grande part de la croissance démographique actuelle est due à
la chute des taux de mortalité et à la persistance de taux de natalité relativement élevés,
mais ce que l’on a peu vu par contre, c’est que l’accroissement démographique
n’excluait pas forcément une progression du bien-être. D’après certains auteurs, c’est
le contraire même qui est vrai, car l’allongement de la vie humaine s’accompagne
d’importants effets bénéfiques. Cet allongement se traduit par une série d’effets sur les
incitations à acquérir davantage de capital humain, et notamment par une plus grande
propension à acquérir un supplément d’instruction et de formation au sein de
l’entreprise, investissements générateurs de bénéfices futurs. Il incite par ailleurs les
parents à investir davantage dans le capital humain de leurs enfants. L’amélioration de
l’état de santé et l’allongement de la vie humaine provoquent en outre un
accroissement de la productivité des travailleurs : tant par allongement de leur période

427
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

d’activité que par l’amélioration de leur aptitude physique au travail et la réduction du


temps perdu pour cause de maladies.
Dans la plupart des pays du monde, le travail continue à ne rapporter que des
salaires de misère et une majorité d’entre eux ne disposent que de revenus très faibles.
La valeur du temps des travailleurs n’est élevée que dans un petit nombre de pays. Ce
prix élevé du temps humain, spécificité de quelques rares pays, constitue un
phénomène récent. L’augmentation du salaire réel et l’élévation du bien-être matériel
qu’elle y a entraînée représentent les succès les plus significatifs du processus de
croissance économique. On constate ainsi que le temps alloué à des activités
rémunérées y a diminué et que, dans l’ensemble, le travail y est de moins en moins
pénible physiquement. Le niveau d’aptitudes requis y est lui, de plus en plus élevé, et
l’offre de compétences qui répond à cette demande accrue se manifeste
vigoureusement. Dans le domaine de la formation du capital humain, la lumière est
venue des réflexions pénétrantes de Kuznets : « Certains éléments actuellement inclus
dans la consommation pourraient être assimilés à des investissements en capital non
pas que ce soient des dépenses portant sur des biens durables, mais parce que l’usage
de ces biens influe directement sur l’efficacité du consommateur dans ses activités de
producteur. Il s’agit essentiellement des dépenses d’éducation (enseignement magistral
ou bien formation au sein de l’entreprise) et de certaines dépenses de santé ou de
loisirs. Le coût direct de l’enseignement magistral représente déjà à lui seul vingt pour
cent de la formation brute de capital, mais les dépenses d’éducation, de santé et de
loisirs susceptibles d’être considérées comme des investissements dans l’homme
pourraient bien, elles, atteindre les 4/10 du volume de la formation du capital »38.
Ce sont les investissements publics et privés dans le capital humain et dans les
connaissances qui permettent dans une large mesure d’expliquer l’augmentation de la
valeur du temps humain. Cela a été souligné de manière claire dés la fin du XIXe siècle
par Alfred Marshall qui notait que : « le capital consiste pour une plus grande partie en
connaissances et en organisation : la science est notre plus puissant instrument de
production… »39.
Le capital humain constitue aujourd’hui plus que jamais la clef du
développement économique, et, de ce fait, l’intervention des pouvoirs publics dans les
pays pauvres doit être remise en question dans la mesure où elle empêche
fréquemment l’utilisation la meilleure de cet atout.
Sans doute, quelques pays n’ont pas les ressources requises pour l’éducation et
la santé, mais pour un grand nombre d’entre eux, il s’agit plutôt de traduire
l’engagement qu’ils ont pris en faveur du développement humain en programmes
efficaces de prestations de service essentiels. Pourtant, les expériences historiques ne
manquent pas pour indiquer clairement l’existence de cette relation de cause à effet
entre promotion du capital humain et développement économique. La prospérité
économique des antiques cités-Etat méditerranéennes, celles des villes libres
médiévales d’Europe septentrionale et, de nos jours, de Honk Kong et de Singapour,
tout comme les succès des économies danoise, suisse et japonaise sont des exemples
concrets de cette relation. Ils constituent aussi autant d’incitations aux gouvernements
des pays pauvres à s’engager de manière résolue dans une politique d’investissement
intensif dans le capital humain.

428
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Droits de l’homme et développement

Cette politique doit être analysée d’un point de vue très large qui ne se résume
pas à l’éducation et à la santé mais prend en compte le capital humain dans toute sa
diversité. Les analyses récentes portant sur le développement expriment de manière
unanime l’idée que les droits économiques, sociaux et culturels doivent être placés sur
le même plan que les droits civils et politiques. Les notions de droits de l’homme et de
développement humain qui présentent des différences seraient donc à la fois
compatibles et complémentaires. C’est sous cet aspect que le rapport mondial sur le
développement humain 2000 publié par le programme des Nations-unies pour le
développement humain (PNUD) perçoit la relation entre ces deux concepts.
Le principe qui sous-tend le développement humain – à savoir qu’il est essentiel
d’améliorer la vie et d’accroître les libertés de chacun – présente de nombreux traits
communs avec les préoccupations exprimées dans les différentes déclarations sur les
droits de l’homme. La lutte pour le développement humain et la réalisation des droits
de l’homme repose, à bien des égards, sur une même motivation. Elles reflètent un
engagement fondamental en faveur de la liberté, du bien-être et de la dignité des
individus dans toutes les sociétés.
Du fait de cette relation fondatrice entre développement humain et droits de
l’homme qui passe en particulier par l’engagement de chacun à garantir les libertés
fondamentales aux yeux des individus, les notions de développement humain et de
droits de l’homme sont à la fois compatibles et complémentaires. Si le développement
humain se concentre sur le renforcement des capacités et des libertés dont jouissent les
membres d’une communauté, les droits de l’homme constituent eux, les créances que
les individus ont sur le comportement des agents individuels et collectifs et sur la
structure des dispositifs sociaux en vue de faciliter ou de garantir ces capacités et ces
libertés.
C’est là que l’approche fondée sur les droits de l’homme peut offrir une
dimension supplémentaire et très utile à l’analyse du développement humain. Elle relie
cette dernière à l’idée que les autres ont des devoirs pour faciliter et faire avancer le
développement humain. La première étape consiste à se rendre compte que
l’évaluation du développement humain, si elle est combinée à l’approche fondée sur
les droits de l’homme, peut renseigner sur les devoirs d’autrui, au sein de la société, en
vue de renforcer le développement humain d’une manière ou d’une autre. La notion de
développement renvoie à une multitude d’autres préoccupations, telle que le fait de
rendre des comptes, la culpabilité et la responsabilité. Ainsi, proclamer le droit des
individus à un enseignement de base gratuit, ce n’est pas simplement dire qu’il serait
bien que tout le monde accède à une instruction élémentaire, ni même que tout le
monde doive y accéder. En affirmant ce droit, nous faisons en fait valoir que tous les
individus sont en droit de recevoir une instruction élémentaire gratuite, et que, si
certains n’y ont pas accès, le coupable se trouve certainement quelque part dans le
système social. Et rechercher ceux qui doivent rendre des comptes pour de telles
carences peut fortement contribuer à la découverte de remèdes.

429
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Démocratie et croissance économique

Le respect et la promotion des droits de l’homme sont indispensables à la


réalisation du développement humain, et ces deux objectifs ne peuvent être atteints que
dans un pays qui applique les principes de la démocratie. La démocratie garantit les
libertés économiques et, en faisant cela, la croissance économique. Il suffit pour s’en
convaincre de se rappeler l’écart dans le niveau de développement économique entre
deux pays comme l’Allemagne Fédérale et l’ex-République Démocratique
d’Allemagne que rien, à part le caractère démocratique du gouvernement, ne distingue
l’un de l’autre. Il reste vrai aussi que, dans le monde contemporain, presque tous les
pays les plus riches sont démocratiques et presque tous les pays les plus pauvres ne le
sont pas. La répartition des pays en fonction du revenu par habitant (élevé, moyen et
faible) ne serait pas très différente de la répartition politique, même si certains
observateurs politiques ont tendance à considérer que, à mesure que les peuples
s’enrichissent, ils aspirent à la démocratie et qu’il devient de plus en plus difficile à
leurs gouvernements de la leur refuser. Ils citent à cet égard le cas des pays de l’Asie
de l’Est pour faire accepter l’idée selon laquelle gouvernement fort et réussite
économique vont de pair. Certains auteurs ont ainsi montré à propos de ces pays que
si le gouvernement a pu intervenir intelligemment dans la gestion de son économie,
c’est parce que l’opinion publique ne l’a pas obligé à intervenir inintelligemment. Au
lieu de sauver des emplois dans des secteurs voués au déclin, il a pu prendre les
mesures propres à faire naître de nouveaux emplois et une nouvelle richesse 40.
Il est cependant plus juste de voir dans la réussite des pays de l’Asie de l’Est
l’effet de facteurs plus déterminants encore que l’autoritarisme des gouvernements.
D’autres pays démocratiques ont, en effet, pu mener à bien des réformes économiques
tout aussi difficiles.
Si l’idée selon laquelle démocratie et réforme économique profonde ne
s’accordent pas bien doit être remise en question, que penser alors de celle qui affirme
que, quand la démocratie est en place, elle freine la croissance. Cette question a été
moins étudiée par les économistes que par des politologues. Parmi les économistes qui
ont analysé les lacunes économiques des gouvernements démocratiques, il y a Mancun
Olson. Il a bien décrit de façon rigoureuse le mécanismes de la recherche de rente de
lobbying et de l’action destructive des groupes de pression. Mais il démontre
également avec vigueur que la démocratie est beaucoup plus favorable à la croissance
que la dictature, même s’il s’agit d’une dictature apparemment bienveillante.
M. Olson reconnaît que le principe de la propriété privée est mieux ancré dans
une démocratie que dans un régime autoritaire. Il considère que, pour qu’une
démocratie puisse durer, elle doit avoir le souci des droits de l’individu. Cette
précaution est nécessaire pour que puissent être durablement assurés le respect de la
propriété privée et des contrats. C’est pourquoi on peut constater dans le monde que la
démocratie et le respect de la propriété privée, ou bien vont de pair, ou bien sont l’un
et l’autre absents.
En conséquence, M. Olson et d’autres auteurs considèrent qu’au cours des
siècles, la croissance économique en Europe a été intimement liée à un développement
préalable de la démocratie. Après la glorieuse révolution de 1688, les droits de
propriété ont été mieux assurés en Angleterre que nulle part ailleurs, grâce à une

430
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

monarchie qui n’était pas toute puissante et à une justice indépendante . Et c’est en
Angleterre que, peu après, a commencé la révolution industrielle. D’autres recherches
ont constaté une forte corrélation entre l’absolutisme et la stagnation économique dans
les grandes cités européennes entre le XIIe siècle et le début du XIXe siècle.
Tout ceci peut paraître éloigné des problèmes de réformes politiques et
économiques qui se posent aujourd’hui aux pays en développement, mais ce n’est pas
le cas. L’argument selon lequel l’autoritarisme favorise le développement est
circonstanciel et ne s’appuie que sur l’exemple d’une seule région, l’Extrême-Orient,
sur une période comparativement courte. De toute façon, cet exemple, n’est pas très
convaincant, car si l’Extrême-Orient est un cas spécial ce n’est pas du fait du caractère
autoritaire du régime. Il est encore moins convaincant si l’on élargit le débat,
historiquement et géographiquement. Les dictatures qui suivent une politesse
économique sage peuvent obtenir une croissance économique rapide ; mais elles sont
rares, et, étant des dictatures, elles n’ont pas les atouts économiques des démocraties
stables. Les partisans de la «voie asiatique» qui soutiennent que la démocratie sape le
développement ont tort, car loin de freiner la croissance, la démocratie la facilite.
Aujourd’hui, cette relation entre le politique et l’économique est partagée par
les institutions financières de Bretton Woods, elles-mêmes. Le Fonds monétaire
international et la Banque mondiale sont, en effet, engagés dans une révolution qui ne
vise rien de moins qu’à remettre en cause l’organisation qui a été établie au sortir de
la Seconde guerre mondiale. Celle-ci s’est appuyée sur une vision « libérale » du
monde, au sens d’une séparation claire entre les domaines du politique et de
l’économique. Cette séparation entre l’économique et le politique fait aujourd’hui
l’objet d’une profonde remise en question de la part des deux institutions. FMI et
Banque mondiale dépassent désormais leur mission originelle pour s’engager dans des
actions politiques directes dans les pays où elles interviennent. Les deux institutions
définissent ainsi un cadre entièrement nouveau pour les politiques multilatérales d’aide
au développement.
Cette prise de conscience, issue de l’expérience pratique, de la nécessaire prise
en compte du « politique » au sens large dans la définition des politiques de
coopération, s’est effectuée dans un contexte financier qui a contribué à la renforcer.
La diminution progressive des ressources financières apportées par les Etats qui
permettent l’octroi de prêts à des conditions favorables (faible taux d’intérêt, longue
période de remboursement, etc.) obligeait alors les politiques de coopération à devenir
plus sélectives. Elles ont cherché pour cela à définir les critères qui leur permettraient
de choisir les pays dans lesquels leurs interventions pourraient s’avérer les plus
efficaces. Ainsi, le document de travail du G7 de Halifax de juin 1995, consacré à
l’avenir des institutions multilatérales, indiquait clairement que « les ressources
concessionnelles devront être allouées en priorité aux pays qui en ont le plus besoin et
ont démontré la capacité de l’utiliser efficacement ». Parmi les nouveaux critères de
sélection discutés, le critère politique et institutionnel a pris une place de choix 41.
La prise en compte des aspects institutionnels du développement a d’abord pris
le chemin d’une discussion animée par la Banque Mondiale autour de la notion de
« bonne gouvernance ». Celle-ci servait à poser « la question des lieux de contrôle et
de pouvoir effectifs dans les pays dénués de structures étatiques fortes, en Afrique
notamment »42.

431
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Ainsi, même si le Rapport sur le développement dans le monde de 1997,


consacré au rôle de l’Etat est-il emprunt de cette vision libérale du politique qui le
conçoit comme un obstacle à l’efficacité économique, il va pourtant plus loin. Il
représente une avancée indéniable vers la prise en compte du politique par la Banque
mondiale. On y trouve la reconnaissance du rôle essentiel des capacités
institutionnelles, en particulier de l’Etat, pour mener à bien des réformes en
profondeur. Le message général du rapport est bien que l’effondrement des Etats pose
au moins autant de problèmes aux pays en développement que leur poids excessif. Si
le rapport reste surtout préoccupé par les obstacles à la mise en œuvre des réformes, il
ne se prive pas de s’interroger également sur les processus de légitimation politique
des Etats. Le choix est clairement indiqué en faveur de la démocratie politique dont il
est de la responsabilité de l’Etat d’assurer les conditions d’établissement et de bon
fonctionnement 43.

Le FMI et la politique

Cette tentation du politique s’exprime également au Fonds Monétaire


International. L’institution reconnaît l’importance grandissante de son rôle politique
par ses interventions explicites dans les domaines des dépenses militaires, de la
corruption, des liens entre acteurs publics et privés et même dans celui de la
démocratie. En août 1997, le conseil d’administration, définissant les nouveaux
principes d’intervention du FMI, souligne qu’il lui est « légitime de rechercher des
informations sur la situation politique de pays membres en tant qu’élément essentiel
de son jugement pour la possibilité de mise en œuvre des réformes ».
L’approche politique des institutions de Bretton Woods pose deux principes qui
pourraient mériter un large soutien. Le premier affirme qu’une aide au développement
efficace dépend moins des montants distribués que de la réelle volonté des dirigeants
politiques qui la reçoivent de l’utiliser à bon escient. Le second principe de l’approche
politique se pose alors que l’on ne peut se contenter en la matière d’une approche
économique de court terme. Le développement est une affaire de longue période qui
met en jeu des déterminants complexes, relevant autant de la politique, de
l’organisation sociale et de la culture que de l’économie.
A cet égard, ni la Banque mondiale, ni à fortiori le FMI, ne disposent
aujourd’hui des ressources humaines et des moyens intellectuels leur permettant
d’assurer ce que serait un jugement politique sérieux, tel qu’il vient d’être défini.
Cependant, l’attirance pour le politique d’une institution comme la Banque mondiale
pourrait peut être, paradoxalement, servir de fondement à une remise en cause de
l’approche simpliste et économiciste qui a présidé à la définition contemporaine des
politiques d’aide au développement. C’est une évolution qui est en train de se faire et
sur laquelle il est possible d’avoir de l’influence pour l’orienter dans le sens souhaité.

432
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

B- La lutte contre la pauvreté

S’appuyant sur de nouvelles observations et une meilleure compréhension des


conséquences et des causes de la pauvreté, le rapport sur le développement dans le
monde 2000/2001 – combattre la pauvreté publié par la Banque mondiale – affirme
qu’il est possible de réduire considérablement la pauvreté dans le monde. Le
développement économique reste crucial pour y parvenir. Mais la pauvreté est aussi le
produit d’une dynamique économique sociale et politique intégrée dont les divers
éléments se renforcent de telle façon qu’ils peuvent atténuer ou aggraver le
dénouement dans lequel vivent les pauvres. Le combat contre la pauvreté exige de
mener l’action – aux niveaux local, national et mondial – sur trois fronts :
opportunités, insertion et sécurité matérielle.

Opportunités, insertion et sécurité matérielle

Les événements des années 1990 ont débouché sur une approche plus large de
la lutte contre la pauvreté, selon laquelle les politiques visant à remédier aux inégalités
profondes, aux défaillances des institutions, aux barrières sociales et aux vulnérabilités
des personnes sont aussi cruciales que la poursuite de la croissance économique. Cette
approche plus large découle aussi d’une plus grande prise de conscience du fait que la
définition de la pauvreté ne se borne pas à de faibles revenus, au manque d’instruction
et à la mauvaise santé. Une étude de fond pour le rapport sur le développement dans le
monde 2000/2001 montre que les pauvres n’ont souvent aucun moyen d’agir sur les
facteurs sociaux et économiques qui déterminent leur bien-être. Outre l’exclusion
sociale, le manque de réceptivité des institutions publiques, la brutalité de la police et
le comportement arbitraire des fonctionnaires sont souvent incriminés. En résumé, les
pauvres définissent leur condition comme le manque d’opportunités, de possibilités
d’insertion et de sécurité matérielle. A définition plus large de la pauvreté, il faut une
plus large panoplie de mesures pour la combattre, et il est plus difficile de la mesurer
et de comparer les résultats entre pays et dans le temps.

Opportunités. Les pauvres soulignent systématiquement l’importance cruciale


des opportunités matérielles : emplois, crédit, routes, électricité, marchés pour les
produits, écoles, eau salubre, services d’assainissement et soins de santé. Une
croissance économique globale est indispensable à la création d’opportunités.
L’investissement et l’innovation technologique sont les principaux déterminants de la
croissance de l’emploi et des revenus. Une politique budgétaire et monétaire stable,
des régimes d’investissement clairs et stables et des systèmes financiers sains créent un
climat propice à l’investissement privé, lequel a également plus de chances de se
développer là où le harcèlement administratif est refréné, où l’Etat de droit règne et où
l’on combat la corruption. En outre, l’investissement privé doit être étayé par
l’investissement public, en particulier par le développement des infrastructures et des
communications et la formation de la population active afin de combler l’écart
technologique.

433
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Insertion. Les dispositions visant à améliorer le fonctionnement des institutions


publiques et sociales sont favorables à la fois à la croissance et à l’équité dans la
mesure où elles réduisent les entraves administratives et sociales à l’activité
économique et à la mobilité sociale. La participation des communautés à la définition
des priorités budgétaires peut aider à focaliser l’action publique sur les priorités
sociales. La décentralisation, avec l’appui de ressources financières et techniques
adéquates ainsi que de mécanismes participatifs pour empêcher la domination des
élites locales, peut rendre les institutions de l’Etat plus réceptives aux besoins des
pauvres en multipliant les interactions avec eux.
Les pauvres tendent à manquer des ressources et informations nécessaires pour
accéder au système judiciaire. En soutenant les organismes d’aide juridique qui
diffusent des informations sur les droits et procédures légales et aident les pauvres à
défendre leurs droits, on peut réduire l’incidence de la brutalité policière et des
pratiques arbitraires et protéger le peu de biens qui appartiennent aux pauvres.
L’insertion des pauvres implique aussi de rendre les systèmes politiques plus inclusifs
et participatifs.

Sécurité matérielle. La prévention des épidémies, ou des maladies par des


campagnes de santé publique, des inondations par la construction de barrage et des
crises économiques par des politiques macro-économiques et financières saines est un
moyen d’atténuer la vulnérabilité. Mais les efforts les plus résolus ne peuvent
empêcher toutes les calamités. Il est essentiel d’être prêt à réagir aux chocs, financiers
ou naturels, qui frappent l’ensemble de l’économie. En cas de crise économique ou
financière, il faut veiller à ce que les mesures d’austérité laissent intactes les dépenses
publiques importantes pour les pauvres. Il est tout aussi important d’assurer le
maintien de programmes de protection sociale contra-cycliques et d’être prêt à les
mettre en œuvre en cas de choc. Une approche exhaustive des risques et vulnérabilités
devrait inclure des « fonds d’urgence » destinés à financer les secours en cas de
catastrophe naturelle, ou des règles budgétaires qui assurent le financement des filets
de protection quand ils sont nécessaires.

Besoins d’actions internationales

Les actions nationales et locales ne sont souvent pas suffisantes pour assurer un
recul rapide de la pauvreté. Il y a bien des domaines où un effort international,
notamment des pays industrialisés, est nécessaire. Les pays industrialisés pourraient
créer des opportunités en ouvrant davantage leurs marchés aux importations provenant
des pays pauvres (produits agricoles, textiles et services notamment). On estime que le
protectionnisme de la part des pays industrialisés cause chaque année une perte de
bien-être équivalent à plus du double de l’aide au développement 44. Une plus grande
participation des pays pauvres et des groupes déshérités pourrait conduire à une plus
grande équité des règles qui gouvernent les interactions de l’économie mondiale. En
outre, les pays donateurs pourraient renforcer la capacité des pays en développement à
combattre la pauvreté en augmentant l’aide à ceux dont la politique générale soutient
la lutte contre ce fléau ainsi qu ’en finançant l’initiative renforcée du FMI et de la

434
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Banque mondiale en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) de manière à
approfondir l’allégement de la dette dans tous les cas possibles.

III- La nécessité impérieuse d’une transition à un modèle économique


performant

Tout au long de notre travail, nous avons déterminé un certain nombre


d’éléments de réflexion qui permettent de définir le mouvement de globalisation
comme étant une tendance à l’unification du marché mondial du travail. Les barrières
économiques et institutionnelles qui divisaient ce marché en marchés nationaux
isolément séparés, même s’il est inconcevable de les voir totalement éliminées,
deviennent moins étanches que par le passé. D’un coté, le critère de compétitivité fait
que les grandes entreprises étendent en permanence leur présence à l’étranger afin de
mieux contrôler leurs marchés, réduire leurs coûts et améliorer leurs chiffres
d’affaires. D’un autre coté, le critère ou l’impératif de l’attractivité traduit la volonté
des pouvoirs publics, dans les pays développés comme dans les pays en
développement, d’attirer le maximum d’investissements étrangers pour pouvoir
bénéficier de leur contribution aux processus de croissance et d’industrialisation
nationale.
Nous avons déjà vu que la globalisation a pour vecteur prépondérant les
activités des firmes. Alors que dans le cadre de la conception traditionnelle de
l’économie internationale, les Etats-nation étaient au centre du modèle, avec la
globalisation ce sont les acteurs privés – groupes industriels et/ou financiers
transnationaux – qui en sont le cœur.
L’émergence de grands groupes mondiaux composés de réseaux d’entreprises,
couvrant un grand nombre de pays et fonctionnant selon une logique réticulaire est le
principal facteur de la transformation décrite plus haut. Ces entreprises réseaux sont de
plus en plus grandes et concentrées du fait de la multiplication des opérations de
fusion-acquisition transnationales qui les concernent. Ces opérations mettent en jeu
des sommes considérables et concernent des entreprises de premier ordre au point que
le classement des pays en termes d’investissements reçus s’en trouve profondément
modifié à la suite de la réalisation de ce genre d’opérations 45. Les contours de ces
groupes mondiaux, nés de multiples opérations de croissance externe ne coïncident
évidemment pas avec les frontières nationales qui délimitaient jadis les marchés
nationaux du travail. Ils passent désormais à l’intérieur des frontières et englobent des
espaces géographiques répartis sur un nombre croissant de pays. La mondialisation
recouvre donc une dimension spatiale qui, par définition, déborde les frontières
nationales. La dynamique de la mondialisation est orientée vers la création d’un espace
mondial homogène à l’intérieur duquel les différentes dimensions qui la constituent
pourront se développer sans entraves.
La tendance à l’unification du marché mondial du travail qui fonde le
mouvement de globalisation signifie que les travailleurs d’un pays sont de plus en plus
en concurrence directe avec leurs homologues des autres nations. Lorsqu’un réseau
mondial s’étend dans un pays en y établissant une usine, une filiale ou une nouvelle
firme, cela signifie que les travailleurs qui vont être embauchés par ce réseau offraient
de meilleures opportunités en termes de qualifications techniques et de compétences

435
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

managériales que leurs collègues situés dans les autres pays qui étaient en compétition
avec eux pour l’obtention de ces emplois. Cette concurrence qui avait lieu jadis au sein
d’un seul pays implique aujourd’hui un nombre considérable de pays.
Comme nous l’avons déjà noté, le rôle prépondérant des compétences
scientifiques et techniques, du savoir et de l’aptitude à l’expérimentation dans la
création de richesse font que, aujourd’hui, ce sont les travailleurs du savoir les plus
talentueux qui tirent pleinement parti de cette évolution. Le fait que l’activité
essentielle de ces travailleurs du savoir prenne la forme de « manipulation de
symboles » dont les résultats sont facilement transférables d’un endroit de la planète à
un autre fait que le marché potentiel pour les services de cette catégorie de travailleurs
atteint des proportions véritablement mondiales. Il résulte de cette caractéristique que
les rémunérations auxquelles ont droit ces manipulateurs de savoir sont fonction du
nombre de consommateurs qui sont susceptibles d’acquérir leurs services de par le
monde. Ces rémunérations peuvent, du reste, atteindre des niveaux très élevés. De
manière croissante donc, la capacité de chacun de disposer d’une richesse à la fois
matérielle et immatérielle est déterminée par la valeur que l’économie mondiale toute
entière accorde à ses compétences et à sa perspicacité.
L’inventivité qui donne droit à des revenus au titre des droits de propriété est
devenue un élément important dans toutes les économies et aspire à être rémunérées à
sa juste valeur. Des pays comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France ou la
Suisse s’appuient fermement sur les structures de l’Organisation Mondiale du
Commerce pour défendre les intérêts de leurs producteurs dont les droits de propriété
constituent une partie importante de leurs revenus. L’importance de cet élément est
devenue telle que l’ancien directeur général du GATT de 1980 à 1993, le Suisse
Arthur Dunkel, répartit les revenus de l’activité économique en trois catégories : les
revenus tirés de la vente de biens (agricoles et industriels) de la prestation de services,
et de l’exploitation de droits de propriété 46. En donnant une place à part aux droits de
propriété qui étaient auparavant confondus avec les services, le conférencier voulait
ainsi distinguer les services à haute valeur ajoutée qui génèrent des produits brevetés et
sont rémunérés par les droits de propriété, des services ordinaires qui reçoivent de
simples salaires et des primes.
Le nombre de brevets déposés est considéré aujourd’hui comme un sérieux
indicateur de la capacité d’innovation d’un pays. Dans un entretien récent, le
consultant allemand Roland Berger déclarait à propos de l’Allemagne, que ce pays
vivait une crise d’innovation du fait qu’il n’enregistre que 120 brevets par an et par
million d’habitants, alors que les Etats-Unis en enregistrent 292. Pour ce consultant,
ces statistiques traduisent l’existence d’une structure industrielle encore trop orientée
sur l’ancienne économie, alors que d’autres pays sont beaucoup plus tournés vers les
services et les nouvelles technologies. L’Allemagne dépense 1,9% de son Produit
Intérieur Brut pour subventionner les vieilles industries alors que les Etats-Unis n’y
consacrent que 0,4%. La focalisation des allemands sur l’industrie est telle qu’ils ont
besoin de 2,4% de croissance pour créer des emplois, alors que les Etats-Unis n’ont
besoin que de 0,5% de croissance pour obtenir le même résultat 47.

436
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

En Allemagne, le problème ne vient pas des multinationales qui vont plutôt bien
et se développent à l’étranger pour améliorer leurs performances, mais plutôt des 3,3
millions de PME qui ont encore les vieilles structures des sociétés industrielles. Elles
emploient 70% des salariés et 80% des apprentis allemands mais ne génèrent que 57%
du PIB. Le système de l’apprentissage n’est pas adapté à une économie de services
développée. L’apprentissage américain est celui de la nouvelle économie avec des
étudiants qui vont voir des capital-risqueurs et qui montent des start-up. En l’an 2000,
142 milliards d’euros avaient été dépensés par le capital-risque dans le monde. Les
Etats-Unis en ont capté 73%, l’Allemagne uniquement 3,5%.
Le mouvement ou la politique de mondialisation est en passe de changer
complètement la face du monde 48. L’importance cruciale du facteur humain dans le
processus de globalisation du fait de l’émergence des savoirs et des compétences en
tant qu’intrants suprêmes dans toute activité de production de biens ou services est en
train de creuser l’écart entre ceux qui sont parfaitement intégrés dans ce processus et
ceux qui en sont exclus. A l’inverse des premiers, les derniers n’ont pas les
compétences qui leur permettent de tirer profit des opportunités, en tous genres, que
rend possible le mouvement de mondialisation. Les gouvernements qui sont conscients
de cette évolution craignent que la poursuite de cette tendance ne débouche sur la
scission de la société en deux parties et de leur coexistence en deux humanités que tout
ou presque sépare 49.
C’est pour cette raison qu’ils mettent en œuvre des politiques qui mettent
l’accent sur le développement de la faculté de leurs citoyens à acquérir des
compétences et à pouvoir les utiliser de manière productive. Les réussites
économiques globales de pays faiblement dotés en ressources économiques et
relativement peu peuplés comme Hongkong, Singapour, la Malaisie ou la Corée,
découlent moins de la pertinence des politiques économiques gouvernementales mises
en œuvre au début du processus d’industrialisation de ces pays que de l’élévation du
niveau d’instruction et de professionnalisation de leurs populations actives. Ces pays
parviennent, non sans peine, à relever le défi de la mondialisation mieux que tous les
autres pays en développement et même certains pays avancés. Leur expérience, en ce
qu’elle a de positif, doit servir de leçon aux autres pays du Sud.
Deux aspects de cette expérience nous semblent être d’une grande importance.
Le premier est que ces pays, situés pour la plupart en Asie de l’Est, se caractérisent par
de taux d’épargne très élevés, ce qui signifie que leurs systèmes financiers arrivent à
canaliser une grande partie de cette épargne vers les projets d’investissement. Le
second est relatif au rôle décisif qui a été joué par les investissements étrangers dans la
modernisation de ces pays et leur accès au rang de puissances économiques
intermédiaires. C’est ce second point qui nous importe le plus ici.
Dans son rapport annuel sur les investissements internationaux, la Conférence
des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) a noté que
jamais ces transactions transfrontalières n’ont été aussi élevées qu’en l’an 2000. Ils ont
alors atteint la somme record de 1300 milliards de dollars. Cette croissance
spectaculaire des investissements à l’étranger « renforce le rôle de la production
internationale, en faisant la principale force dans l’intégration économique
internationale », souligne l’étude. Avec leurs 800 000 filiales et leurs millions de
salariés, les 63 000 groupes internationaux sont le fer de lance de ce mouvement. A

437
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

eux seuls ils ont totalisé les deux tiers des investissements transfrontaliers réalisés en
l’an 2000. Ce poids leur permet d’imposer leur vision de la mondialisation. Car leurs
choix sont précis, tant sur les cibles que sur les régions. La triade, comme le rapport
surnomme la réunion des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon, reste la destination
première. Ces pays qui abritent l’essentiel des grands groupes internationaux, ont attiré
en l’an 2000 l’essentiel des investissements mondiaux (1000 milliards de dollars),
principalement sous la forme de fusions-acquisitions. La montée en puissance de
l’Union européenne, l’intégration de part et d’autre de l’Atlantique ont nourri ces
grandes concentrations, soutenues aussi par les marchés financiers.
Face à ces masses financières mises en jeu par les grandes firmes occidentales,
les sommes investies dans les pays en développement font pâle figure. Même si elles
ont représenté 240 milliards de dollars, leur part dans le total mondial n’est plus que de
19%, « le plus bas niveau depuis 1991 » note le rapport. Mais là encore quelques
destinations sont privilégiées, la Chine – du fait de l’anticipation de son entrée dans
l’Organisation mondiale du commerce – avec 64 milliards de dollars d’IDE reçus, en
Asie, le Brésil et le Mexique en Amérique latine. Quant à l’Afrique, la chute
inexorable se poursuit. En l’an 2000, les investissements internationaux ont été de 9,1
milliards de dollars contre 10,5 milliards en 1990, soit moins de 1% du total mondial.
Mais ce qui nous intéresse le plus, ce n’est pas tant la géographie des
investissements qui, du reste, semble peu évoluer, mais leurs formes. Celles-ci, en
revanche, connaissent de profondes modifications. Les grands groupes ne veulent plus
seulement implanter des usines d’assemblage. Ils se pensent en réseaux, n’hésitent
plus à transférer, y compris dans les pays en développement, des missions comme la
recherche et le développement, le marketing, le design, la finance. Des fonctions qui
semblaient réservées au siège, il y a encore peu de temps. Selon la CNUCED, ces
transferts sont appelés à s’amplifier dans les prochaines années, ce qui forcera les pays
à adopter d’autres politiques pour attirer les grands groupes. Taxes et coûts du travail
peu élevés ne seront plus, d’après le rapport, des éléments suffisants. Une main-
d’œuvre qualifiée, un tissu industriel répondant aux attentes des multinationales et
intégré dans des bassins économiques seront les arguments de demain.
Ceci n’a rien de surprenant vu les développements que nous avons notés
auparavant. Rappelons-nous, en effet, qu’un des traits majeurs de la globalisation est la
montée en puissance du savoir, incarné par le facteur humain, qui éclipse le capital en
tant que facteur de production jusque-là décisif. Le savoir et les compétences sont la
raison d’être de firmes véritablement mondiales constituées en réseaux et présentes sur
les cinq continents. Ce sont des schémas techniques, des informations scientifiques,
des renseignements qui circulent en synergie au sein de ces réseaux. Lorsqu’un réseau
est ainsi constitué, la mobilisation de capital ne pose pas de problèmes importants. Les
responsables du groupe peuvent faire appel à des capitaux originaires de chaque pays
d’implantation des filiales du réseau et même d’ailleurs. On ne compte plus
aujourd’hui le nombre de firmes qui sont cotées dans les bourses étrangères. Ceci
constitue un autre indice de la prééminence du facteur humain sur le facteur capital.
Les pays du Sud doivent orienter leurs politiques de développement de façon à
tirer pleinement profit des opportunités que renferme cette évolution stratégique et
structurelle. L’ascendant pris par le savoir sur le capital dans le processus de
production et de création de richesse ouvre de nouvelles perspectives aux pays en

438
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

développement en matière de développement économique. C’est la première fois que


le sort économique de ces pays semble reposer plus sur des facteurs endogènes que sur
des facteurs exogènes. Par le passé, le manque flagrant de capital était considéré
comme un obstacle rédhibitoire. Il rendait très improbable toute amélioration globale
et durable de la situation économique d’un pays, même si ses dirigeants faisaient de
bons choix en matière de politique économique. La théorie du cercle vicieux de la
pauvreté stipule que la faible capacité d’épargne résulte du bas niveau de revenu réel
qui lui même reflète la faible productivité qui résulte, à son tour, du manque de capital
qui lui même est le résultat de la faible capacité d’épargne. Aujourd’hui ce cercle peut
être brisé grâce au recours à des sources de financement extérieurs. Mais cet accès aux
fonds étrangers est soumis à la réalisation d’un certain nombre de conditions dont
l’existence d’une politique résolue de promotion des ressources humaines n’est pas des
moindres. Cet effort de formation qui vise à créer une population active bien formée,
dotée de compétences diversifiées et de qualité est, bien sûr, une entreprise de longue
haleine. Il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une telle politique produise des
résultats tangibles en un court laps de temps. L’horizon temporel de l’investissement
dans le capital humain se mesure en termes de générations. A titre d’exemple, les
origines du succès sensible que connaît aujourd’hui l’Inde dans le domaine des
programmes informatiques remontent au début des années 1960 lorsque, à l’époque, le
président Nehru confia à certains hommes d’affaires la tâche de financer une grande
école d’ingénieurs. C’est de cette école que sont issus certains dirigeants des grandes
entreprises mondiales du secteur des nouvelles technologies de l’information.
Si cette politique de développement humain ne peut commencer à donner des
résultats qu’a long terme et nécessite patience et persévérance, elle a cependant le
mérite d’être claire et jouit d’un très large consensus parmi les experts et les
économistes. Tous s’accordent en effet à dire que les pays qui accordent l’intérêt
qu’elle mérite à la promotion des compétences finiront bien par cueillir dans le futur,
les fruits d’une telle politique. Si le principe d’une politique de valorisation des
compétences humaines est unanimement approuvé, en revanche, le choix des
domaines et des spécialités qui doivent bénéficier d’une priorité dans la répartition des
ressources et des personnels est moins tranché et moins visible.
Nous avons déjà noté que le développement des capacités de production est
intimement lié à celui des connaissances et des savoirs dans les différents domaines
des sciences physiques. C’est le développement de la physique qui a été à l’origine de
l’industrialisation et de l’expansion de l’Europe. Dans les pays en développement, le
faible niveau des capacités de production ne laisse présager qu’un nombre limité de
postes de travail pour les diplômés des sciences physiques, ce qui explique le faible
engouement des étudiants pour les différentes filières de cette discipline. Cette
situation doit cesser si ces pays veulent rattraper un tant soit peu leur retard sur les
pays avancés. Il faut savoir que le nombre d’ingénieurs par rapport à chaque millier
d’habitants est l’un des ratios qui expriment le degré de développement industriel d’un
pays. L’augmentation du nombre de spécialistes et de techniciens dans les filières des
sciences exactes est non seulement nécessaire pour accroître les potentialités
productives mais aussi pour maximiser l’effet positif dû à la concrétisation de projets
d’investissement étrangers. En effet, lorsqu’un pays ou une région dispose de
techniciens et de scientifiques bien formés en nombre suffisant, cela constitue d’une

439
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

part, une incitation supplémentaire aux investisseurs étrangers pour y installer leurs
unités de production ; et lorsque de telles unités sont déjà implantées, cela permet,
d’autre part, d’accroître le nombre de nationaux qui travaillent dans ces installations,
ce qui leur offre l’occasion d’affiner leurs connaissances et d’acquérir une plus grande
expérience. On évite ainsi que le personnel local ne soit limité à l’exécution de tâches
administratives routinières et peu gratifiantes.
Les autorités concernées possèdent ainsi un élément d’information qui doit
orienter leurs actions dans le sens d’une meilleure prise en charge de la problématique
de l’orientation des ressources vers les secteurs prioritaires de l’éducation et de la
formation.
L’autre élément qui doit guider les actions publiques dans ces domaines précis
tient aux évolutions et aux tendances lourdes qui caractérisent l’économie mondiale.
Aujourd’hui, nous constatons un foisonnement d’expressions polyphoniques telles que
les révolutions du temps, le temps zéro, la bombe informatique qui, toutes, renvoient
aux changements historiques auxquels nous assistons, avec le sentiment mal maîtrisé
d’en être les dupes, d’où une oscillation entre la résignation et la protestation. Mais les
pouvoirs publics ne doivent pas se résigner à cette alternative. Il est de leur devoir
d’être attentifs à ces transformations et de mettre en œuvre toutes les mesures
nécessaires pour tirer profit des opportunités dont elles sont porteuses. Parmi les
changements les plus significatifs et les plus prometteurs, l’on peut citer
l’accroissement de la contribution des services à la production et aux transactions
marchandes, notamment dans les économies développées. Les mutations du système
productif expliquent en partie que les secteurs des services occupent aujourd’hui une
part prépondérante dans l’emploi, dans les consommations intermédiaires comme dans
la valeur ajoutée des économies avancées et même des NPI.
L’autre élément tient à la croissance rapide, au sein des services intermédiaires,
de services à fort contenu informationnels, résultat de l’externalisation par les firmes
de certaines fonctions de services mais aussi de l’apparition de nouveaux secteurs liés
à la diffusion des technologies de l’informatique et des télécommunications. Ces
« services informationnels » regroupent toutes les activités à forte composante de
« matière grise » consistant à traiter, mettre en forme et transmettre les diverses
informations nécessaires au fonctionnement des entreprises et des marchés. Ces
activités, telles que les services de conseil, les services informatiques, les services de
communication ou certains services financiers réclament des investissements (initiaux
et permanents) importants pour transformer les informations collectées et accumulées
en connaissances et en savoirs stratégiques d’aide à la décision et à l’action, qui sont
indispensables au fonctionnement des entreprises et au développement de l’échange
marchand.
Ces savoirs accumulés et mis en forme dans des « produits par les prestataires
de services informationnels ont de plus en plus tendance à être érigés en normes de
gestion et principes d’action des entreprises dans un contexte de mondialisation
accrue. Ce faisant, le degré de polarisation des pays sources de tels services, de même
que les niveaux atteints par ces services ont des incidences croissantes en terme de
polarisation des échanges internationaux de services, mais aussi de localisation de
telles activités tendant vers une hiérarchisation forte de la production au niveau

440
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

mondial, au sein même des pays avancés et de façon encore plus accentuée entre pays
industrialisés et pays en développement.
La somme des compétences critiques nécessaires pour que les entreprises
restent dans la course a constamment évolué. Aujourd’hui, ces blocs de savoir ne
reposent pas sur les seules technologies issues des principes scientifiques et techniques
(eux-mêmes souvent d’origines diverses) mais aussi sur des savoirs relatifs au design,
au marketing, à la logistique, à la gestion financière, à la gestion des organisations, à la
gestion des ressources humaines, à la connaissance des marchés, etc. Ils supposent un
investissement de départ important dans la qualité des ressources humaines à
disposition de l’entreprise et d’un investissement permanent pour maintenir cette
qualité.
Une proportion importante des activités de services s’internationalise sous la
forme de l’investissement direct plutôt que de l’échange. Le mode
d’internationalisation des services et plus souvent contraint par la nature du service
qu’il ne se présente pour l’entrepreneur sous la forme d’une alternative. Les formes
prises par le processus d’internationalisation dans le conseil et l’audit sont sans doute
parmi celles les plus avancées de globalisation et de réseau. Elles sont organisées en
un véritable partenariat intégré de compétences au niveau mondial, qui leur permet
d’organiser leur « production » sur des bases locales et de l’adapter aux spécificités
des marchés.
Les pays en développement qui arriveront dans les années à venir à donner au
plus grand nombre de leurs citoyens les compétences et l’expérience nécessaires qui
leur permettront de faire partie de ces réseaux intégrés auront réussi à relever un grand
défi de développement économique. Et cela pour plusieurs raisons. La première est
que, même si le taux de croissance du commerce et des investissements internationaux
reste vigoureux, il n’en demeure pas moins qu’il sera insuffisant pour permettre aux
dizaines de pays en développement dont la part des exportations mondiales est
marginale d’augmenter celle-ci dans des proportions significatives sans réduire de
manière drastique celle des autres pays (OCDE et NPI). Une telle perspective
risquerait alors de déboucher sur une guerre commerciale à grande échelle. En
revanche, la possibilité pour les pays en développement d’investir le créneau des
activités de services à forte valeur ajoutée en intégrant des réseaux de compétences
internationaux lui donneront l’occasion d’accroître leurs revenus en moyens de
paiement internationaux. Ils pourraient de la sorte porter la valeur de leurs
importations à des niveaux supérieurs sans qu’ils aient besoin, au préalable,
d’augmenter la valeur de leurs exportations, chose que ces pays ont toujours eu du mal
à réaliser.
L’expansion du commerce mondial selon un scénario aussi favorable
permettrait d’abord de favoriser le développement économique des pays en
développement du fait de l’impact positif de l’importation de biens d’équipements en
quantités supérieures. Ce faisant, ces pays deviendraient de gros marchés pour les pays
développés et seraient moins dépendants de leurs exportations en direction de ces
derniers même si celles-ci seraient en constante progression. Les grands groupes
mondiaux trouveront alors la situation propice pour s’engager dans une nouvelle étape
de restructuration industrielle qui devrait déboucher sur une nouvelle division
internationale du travail plus étendue et plus favorable à toutes les parties prenantes.

441
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Le mouvement de mondialisation sera alors parvenu à un stade d’accomplissement


avancé. Cette brève analyse montre qu’à ce stade là, et à condition que tous les agents
qui sont concernés par ce processus soient conscients de sa véritable nature et prennent
les décisions qui vont dans ce sens, les bénéfices qui découlent du processus de
mondialisation seraient largement partagées entre les différentes régions du monde.
La deuxième raison tient au fait que les pays en développement ne peuvent pas
passer par les mêmes étapes de développement économique que les pays actuellement
développés. Dans ces derniers, le progrès économique a été obtenu sur une période de
temps relativement longue. Et les populations qui y étaient impliquées n’étaient pas
très nombreuses, de l’ordre de dizaines de millions de personnes. De ce fait, les
changements dans les différentes sphères et structures découlant de ce processus,
même s’ils étaient très profonds, n’atteignaient pas l’ampleur de bouleversements
incontrôlables. Les choses sont très différentes en ce qui concerne les pays du Sud.
Leur développement économique doit être mené à un rythme accéléré, sur une brève
période, surmonter des obstacles bien plus difficiles, et bénéficier à des populations
qui se comptent en milliards de personnes. Partout où ce processus fait des avancées
appréciables, cela tient lieu ou s’apparente à un miracle ; on parle de miracle chinois,
de miracle coréen, de miracle brésilien. Mais la différence n’est pas d’ordre quantitatif
seulement. Elle est essentiellement qualitative. La tâche qui attend les pays du Sud en
matière de progrès économique et social, aussi grandiose et imposante que celle-ci
puisse se révéler, ne peut pas se limiter à réitérer les performances qui ont été réalisées
par les pays du Nord au cours des XIXe et XXe siècles. Cette distinction (non-
similarité) ne concerne pas seulement des critères ou des éléments qui se rapportent à
la nature des politiques temporelles à mettre en œuvre comme la désignation des
secteurs industriels prioritaires ou l’octroi de facilités élargies aux investisseurs
étrangers et la promotion des exportations. Le développement économique des pays du
Sud ne doit pas être perçu comme un simple retard à combler par rapport aux pays du
Nord, c’est-à-dire qu’il suffit de suivre le même chemin qu’eux et poursuivre les
mêmes politiques qui ont été les leurs pour arriver au même résultat. Mais le
mouvement de développement économique n’est pas ahistorique dans la mesure où le
temps ne se révèle pas être un facteur neutre. L’écart de temps qui sépare les
processus de développement dans les pays du Nord et dans les pays du Sud fait que les
conditions globales dans lesquelles se déroulent ces deux mouvements sont très
différentes les unes par rapport aux autres. Cette différence implique que les éléments
constitutifs des efforts de développement économique dans les pays en développement
soient particuliers à ce groupe de pays. Ainsi, si les pays actuellement avancés ont
connu d’abord l’expansion de l’agriculture, puis l’industrialisation rapide et enfin
l’essor des secteurs tertiaires à forte valeur ajoutée, il n’en sera pas forcément de
même des pays en développement ni même des la majorité d’entre eux. Nous sommes
aujourd’hui en face d’une situation où bon nombre de pays en développement doivent
impérativement brûler l’étape d’industrialisation telle qu’elle a été vécue par les pays
capitalistes développés.
Il devient de plus en plus évident, que les conditions physiques et
démographiques du monde d’aujourd’hui sont incompatibles avec la poursuite d’un
développement économique basé sur la réalisation d’un nombre croissant d’unités de
production manufacturière occupant la majeure partie de la main-d’œuvre dans des

442
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

emplois consistant à exécuter des tâches routinières. Dans l’état actuel de l’économie
mondiale, et en l’état actuel des connaissances scientifiques et des méthodes
techniques, la mise en œuvre d’une telle politique n’est envisageable que pour un
nombre limité de pays en développement. Si un grand nombre de ces pays se mettait à
poursuivre une politique résolue d’industrialisation et d’accroissement des capacités de
production en guise de stratégie de développement, cela provoquerait d’abord des
bouleversements écologiques et environnementaux dont les conséquences
dépasseraient de loin les profits qu’il serait raisonnable d’attendre de ces politiques.
Cela aboutirait ensuite à de graves désordres dans le commerce international dans la
mesure où le surcroît de production qui en découlerait de l’application de pareille
stratégie est de loin supérieur à la capacité d’adaptation des différentes parties
prenantes à l’émergence de nouvelles puissances commerciales. Pour que les marchés
mondiaux puissent accueillir ces nouveaux venus, il faudrait envisager une nouvelle
division internationale du travail qui sera basée sur une spécialisation poussée à
l’extrême.
Ceci dit, les pays en développement ne sont pas condamnés à choisie entre
renoncer à toute forme effective de développement économique et opter pour une
politique de croissance aux effets si néfastes qu’elle s’avérerait inacceptable. La
solution existe. Elle passe par une transition historique d’un modèle économique
défaillant à un autre performant.
La situation actuelle des pays en développement se caractérise généralement par
un secteur agricole prépondérant en termes de main-d’œuvre, avec des rendements
faibles ou insuffisants. Les taux très élevés de chômage, l’importance du secteur
informel et l’urbanisation archaïque ( le phénomène des bidonvilles) traduisent à la
fois le fait que le secteur industriel soit resté limité et fortement lié aux activités
extractives, et d’autre part, la difficulté à promouvoir des secteurs tertiaires
performants.
Le nouveau modèle économique qui doit se substituer à l’ancien dont nous
venons de voir les principaux traits doit s’appuyer sur une démarche originale et
d’avant-garde. Il n’est pas sûr en effet que la modernisation de l’agriculture et le
développement concomitant de larges secteurs industriels capables d’absorber le
surcroît de main-d’œuvre ainsi libéré par les exploitations agricoles soit, comme ce fut
le cas en Europe aux XIXe et XXe siècles, la solution qui traduirait le passage à ce
modèle de croissance plus performant. La démarche qui est la plus en phase avec les
caractéristiques de notre époque voudrait que le passage soit fait avec une période
transitoire minimale d’un système économique à dominance agricole à un autre à
dominance de services sophistiqués. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel genre de
services. Les services en grand nombre consistant en l’exécution de tâches routinières
ne nécessitant qu’une faible qualification, et faiblement rémunérés ne peuvent à
l’évidence prétendre servir de moteur au nouveau modèle souhaité. Au contraire,
celui-ci doit être basé sur la prestation de services à forte valeur ajoutée, à hauts
rendements et, par conséquent, hautement rémunérés. Cependant, l’existence d’un tel
schéma de croissance ne signifie pas qu’il s’agit là de services totalement
dématérialisés qui n’aient aucun lien avec la production de biens matériels.
Simplement, il serait nécessaire que la production matérielle en question ne soit pas
une production de masse. L’idéal serait qu’un grand nombre de techniciens,

443
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

d’ingénieurs et de spécialistes dans des disciplines très variées, rassemblent leurs


talents et leurs compétences pour élaborer et mettre en œuvre des produits de très
haute complexité technique et à forte valeur ajoutée. La répartition de la valeur du
produit entre facteur humain, capital physique et capital financier doit être largement
favorable au premier. Il faut réussir le défi de rééditer à grande échelle et, relativement
en peu de temps, dans les pays en développement ce qui est déjà existant sous forme
de tendance croissante dans les pays capitalistes développés.
Une telle entreprise qui s’apparente plus à l’exploit extraordinaire plutôt qu’à
une action ordinaire ne doit pas être pensée dans un cadre national séparé. Elle n’a de
véritables chances de connaître un tant soit peu de succès qu’à la condition d’être
menée, conjointement, par plusieurs pays qui peuvent ainsi répartir entre eux les coûts,
qui sont très élevés, et rassembler les ressources nécessaires, qui sont très rares. Si ce
genre d’initiatives est en passe de devenir la règle plutôt que l’exception parmi les
firmes et les gouvernements des pays capitalistes avancés ; en revanche, ils restent à
l’état de projets utopiques dans les pays en développement.
Le terme utopie ne doit pas être pris en son sens négatif. Sans les utopies les
hommes n’auraient jamais quitté les cavernes. Dans le cas qui nous intéresse, l’utopie
signifie seulement que l’objectif visé est très difficile à atteindre et qu’il nécessite des
efforts titanesques et ininterrompus ; elle ne signifie surtout pas de céder au désespoir
et de s’incliner face à la fatalité. Les pays en développement doivent dès à présent
entreprendre les efforts nécessaires pour atteindre les ambitieux projets décrits plus
haut. Il faut savoir que dans ce genre de situation, les premiers à mettre en œuvre
pareille politique obtiennent un avantage certain et une longueur d’avance appréciable
sur les concurrents. Les pays qui prendront, avant les autres, les mesures qui
s’imposent en matière de promotion et d’investissement dans le capital humain seront
les premiers à être intégrés dans les réseaux mondiaux de compétences et à tirer le plus
de profits d’une pareille évolution. Des pays comme Singapour, Honk Kong, Taiwan,
la Malaisie ou la Corée, semblent être en train de réitérer dans ce domaine, la même
expérience qu’ils ont eue par le passé dans le domaine industriel. Leurs entreprises ont
acquis une grande expérience dans la conduite des affaires et la mise en œuvre des
grands projets industriels. Ce savoir-faire et cette proximité avec le monde de
l’investissement et de la finance les placent idéalement pour accéder au club des
économies à prédominance de services à forte valeur ajoutée.
Cette transition qui est valable également pour les pays en développement –
même si leur tâche est à coup sûr beaucoup plus difficile – passe par un
approfondissement du processus de globalisation. La mondialisation économique qui
reste pour le moment un mouvement confiné aux frontières des nations capitalistes
développées doit s’étendre aux autres régions du monde pour que celles-ci puissent en
tirer les bénéfices que recouvre ce phénomène. Les firmes et les individus issus des
pays en développement doivent savoir qu’il revient à eux de trouver les solutions qui
leur ouvriraient la voie à une plus grande implication dans le processus de
mondialisation. Celui-ci, s’il est conçu correctement comme étant un phénomène
naturel de concurrence économique accrue par le biais d’une plus grande intégration
du marché mondial du travail, et non pas une politique délibérée visant à nuire aux
intérêts de nations moins puissantes, alors, il sera facile pour ces acteurs de
comprendre que le plus grand danger n’est pas tant de participer et d’échouer dans le

444
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

mouvement de mondialisation – car l’échec économique n’est le plus souvent que


relatif et temporaire – mais de se maintenir délibérément à l’écart. De la sorte, le fossé
qui sépare pays riches et pays pauvres deviendra infranchissable et toute politique de
développement conçue dans un tel esprit isolationniste débouchera inévitablement sur
un échec absolu.

Nous devons assumer notre position qui est celle de considérer la


mondialisation économique comme un formidable défi que les pays en développement
se doivent absolument de relever. Ce point de vue n’exprime pas une position
minoritaire parmi les économistes. Beaucoup d’entre eux partagent cette opinion à
l’instar de Avinash Persaud qui résume bien ce point de vue en précisant que : « les
critiques de la globalisation et de la libéralisation prétendent que ces mouvements
marginalisent les pays pauvres et aggravent la misère. En vérité, les manifestations
actuelles de ces phénomènes, lèsent les intérêts des pays les plus pauvres des PED
parce que ces derniers ne maîtrisent pas le savoir et l’innovation indispensables pour
exploiter les opportunités offertes par le processus de globalisation »50. Dans un livre
paru très récemment, Daniel Cohen semble partager ce même point de vue, même s’il
formule sa thèse de manière différente51. D’après lui, la mondialisation actuelle est le
troisième acte d’une histoire commencée il y a un demi millénaire. Le premier s’est
ouvert avec la conquête de l’Amérique au XVIe siècle par les conquistadores et le
second s’est joué au XIXe siècle dans les comptoirs des marchés anglais. Chacun s’est
terminé en tragédie pour les populations concernées. Les ennemis de la mondialisation
se recrutent dans deux camps que tout oppose, mais qui se nourrissent de ce
témoignage de l’histoire. Celui des « Mollahs » (sic) qui résistent contre ce qu’ils
désignent comme l’« occidentalisation du monde ». Et celui des ennemis du
capitalisme qui luttent contre l’exploitation des peuples par le grand capital. Le
premier groupe arme la guerre des civilisations, le second la lutte des classes
planétaire. Malgré leurs différences, les deux camps se retrouvent dans l’idée que la
mondialisation impose un modèle dont les peuples ne veulent pas. La thèse de ce livre
est que la vérité est aujourd’hui inversée. Le monde fait voir aux peuples un monde qui
bouleverse leurs attentes ; le drame est qu’elles se révèlent totalement incapables de
les réaliser. Jamais, par le passé, les moyens de communication, les médias, n’avaient
crée une telle conscience planétaire ; jamais les forces et les réalités économiques
n’avaient été autant en retard sur celle-ci. C’est parce qu’elle n’advient pas, et non
parce qu’elle est déjà advenue, que la mondialisation aiguise les frustrations. Pour
l’auteur, se méprendre sur ce point, « c’est construire la critique du monde
contemporain sur un formidable malentendu ».

Inverser une situation aux sombres perspectives

Je dois dire, en outre, que les tendances actuelles, n’augurent rien de bon en ce
qui concerne les capacités des pays du Sud, dans l’ensemble, à tirer profit des
opportunités de la mondialisation. Celle-ci s’appuie de plus en plus sur le savoir, les
compétences et l’innovation 52. Or, dans ces domaines, les pays en développement ne
semblent pas déployer les efforts nécessaires pour enrayer la tendance actuelle au

445
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

creusement du fossé qui les sépare des pays avancés ; l’examen du potentiel
scientifique et de savoir des différents pays ne pousse pas à l’optimisme en ce qui
concerne la réduction de l’écart de revenus entre pays riches et pays pauvres. Il n’est
pas sûr que la révolution du savoir permettra à un grand nombre de pays en
développement de faire un bond pour atteindre des niveaux plus élevés de
développement économique et social comme le laissent entendre de nombreux apôtres
de l’Internet. En fait, il est plus vraisemblable que l’écart en matière de savoir élargisse
les disparités entre riches et pauvres, condamnant ainsi de nombreux pays en
développement à vivre dans une relative pauvreté même si ce pessimisme est rarement
exprimé de nos jours.
De l’an 1995 à l’an 2000, – lorsque les secteurs technologiques ont d’abord
connu un essor, puis la dégringolade et restent maintenant à des niveaux élevés – les
bourses des pays émergents ont baissé de 27% alors que celles des pays développés
ont augmenté de 43%. Cette comparaison serait encore plus illustrative, si des pays
comme Hongkong, Taiwan et Singapour, classés parmi la première catégorie de pays,
en étaient exclus.
Pourquoi les marchés considèrent que le monde développé recèle de meilleures
opportunités en comparaison du monde en développement ? La raison est due au fait
que la « titrisation » favorise les pays riches et désavantage les pays pauvres. Cette
différence découle du « knowledge gap » (l’écart de savoir) et les facteurs qui lui sont
liés comme la faiblesse des institutions, la grande dépendance par rapport aux
exportations de certains biens ou l’inégalité qui caractérise les règles de l’économie
mondiale.
Il n’existe pas de divergence parmi les experts quant à considérer qu’une
innovation continue et profitable requiert trois conditions : le développement du
savoir, la fécondation croisée des idées parmi des personnes bien informées, ainsi que
la bonne gouvernance. Sur chacun de ces fronts, existe un fossé croissant entre pays
riches et pays pauvres, et qui est plus décourageant que l’actuelle disparité de revenu
entre ces deux groupes de pays.
Le savoir est le fruit du travail de personnes qui se consacrent à des activités
d’analyse, de pensée et d’expérimentation. Une mesure approximative de ces activités
est le nombre de scientifiques et de techniciens engagés dans la recherche et le
développement. D’après le plus récent rapport de la Banque mondiale sur le
développement dans le monde, les Etats- Unis, l’Allemagne et le Japon ont en
moyenne 3805 chercheurs et scientifiques pour chaque million d’habitants. Ce ratio est
31 fois supérieur à celui de la Malaisie, la Thaïlande et le Brésil – 121/un million.
Pourtant le rapport du ratio du PIB / habitant pour ces deux groupes de pays est
seulement de 3 à 1 (calculé en terme de pouvoir d’achat).
Le développement de l’innovation requiert la mise en place de réseaux
regroupant des personnes bien formées. Les pays en développement manquent de
moyens pour accéder à cette facilité. La diminution des prix des ordinateurs et des
coûts d’accès à l’Internet pourrait suggérer que l’information et le savoir deviennent
plus accessibles, mais les pays pauvres font face à différentes contraintes de coûts,
d’organisation et de formation. Ainsi, et alors qu’en 1998, il existait aux Etats-Unis en
moyenne 557 lignes téléphoniques pour chaque millier d’habitants, il n’en existait que
3 seulement pour le même nombre d’habitants au Bangladesh, 4 au Nigeria et 19 au

446
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Pakistan. Dans des pays à niveau de revenus moyen comme la Malaisie, la Thaïlande
et le Brésil, la moyenne était de 134 pour 1000.
Plus important encore, les catégories de savoir les plus décisives ne peuvent pas
être transférées à travers des lignes téléphoniques. Elles nécessitent une proximité
physique des personnes concernées pour être mutuellement bénéfiques à toutes les
parties prenantes. Les experts des disciplines qui sont à la pointe de la recherche
scientifique ont tendance à se regrouper dans des centres situés dans des endroits très
peu nombreux. Cela à tendance à maintenir dans l’isolement leurs collègues des pays
en développement ou pire encore, favoriser leur immigration. En outre, de nombreuses
technologies dans des domaines comme l’automation, l’information et la génie
génétique sont mieux exploités par des compagnies qui se trouvent au centre de larges
réseaux de recherche interdisciplinaire. Comme les données sur les revenus le révèlent,
les diplômes sont habituellement nécessaires mais loin d’être suffisants pour le succès
des travailleurs du savoir. L’apprentissage se poursuit par l’apprentissage. Robert
Reich, ministre du travail dans le premier gouvernement de Bill Clinton, considère que
l’une des raisons qui fait que les travailleurs du savoir américains continueront à
exceller sur les marchés mondiaux, est leur concentration dans des secteurs
géographiques spécialisés où ils vivent, travaillent apprennent avec d’autres
travailleurs du savoir qui se consacrent à un même type de résolution et
d’identification de problèmes. A l’intérieur de ces zones, et dans beaucoup d’autres,
« des zones encore plus spécifiques rassemblent des manipulateurs de symboles encore
plus spécialisés qui vendent directement leurs compétences aux marchés mondiaux :
au Nord et à l’Ouest de Boston, des informaticiens qui se consacrent particulièrement
aux logiciels graphiques, entre Little Rock et Fayetville, dans l’Arkansas, des
scientifiques spécialisés dans la biologie moléculaire et les biotechnologies ; … » 53.
De telles zones sont difficiles à reproduire ailleurs. Alors que les inventions ou
les idées nouvelles et spécifiques qui en émanent peuvent traverser le monde en
quelques secondes, la formation cumulative et partagée qui est à la source de ces idées
est beaucoup moins facile à transporter. Dans ce système hautement efficace mais
informel, les capacités et les talents se dirigent là où ils peuvent ajouter le plus de
valeur.
Les brevets constituent une mesure directe de l’écart en terme d’innovation
entre pays du Nord et pays du Sud. Le nombre total de brevets enregistré aux Etats-
Unis, en Allemagne et au Japon a atteint 539347. La Chine et l’Inde qui totalisent une
population combinée de 2,1 milliards d’habitants, ont enregistré 17862 brevets. Cet
écart béant entre pays développés et pays en développement en termes de dépôt de
brevets indique là où a lieu l’essentiel de l’innovation 54.
Non seulement les brevets mesurent l’écart d’innovation, mais ils la renforcent.
Un brevet offre, en effet, un monopole temporaire sur l’exploitation d’une innovation,
ce qui accroît davantage sa valeur. Une certaine protection peut-être nécessaire, voire
importante pour qu’une innovation ne devienne pas un bien public, sans quoi ils ne
serait pas profitable de la développer. Mais comme le savoir gagne en importance, les
pays riches réagissent en renforçant la protection des droits de propriété intellectuelle.
Le bureau américain des brevets a tenté de breveter les modèles de gestion, les
méthodes et les processus, et ainsi assurer leur respect à l’échelle mondiale.

447
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

IBM, souvent considéré comme une simple firme de fabrications d’ordinateurs,


gagne actuellement 1,5 milliards de dollars chaque année sous forme de droits de
licence – ce qui constitue un signe du nouveau rôle commercial du savoir. Dans ce
monde de vitesse, il faut de moins en moins de temps aux idées pour se transformer en
produits profitables ; ainsi, l’extension récente et le renforcement des droits de
propriété intellectuelle par l’Organisation mondiale du commerce s’apparentent à une
épreuve de force plutôt qu’à un jugement économique rationnel. Jusqu’à quel point
pourrait aller cette protection des brevets n’est pas tranché, mais les développements
récents dénotent d’un renforcement de l’avantage des firmes et des pays qui
développent des idées protégées par des brevets. Ce déséquilibre enfonce encore un
autre clou entre riches et pauvres.
Le passage à un contexte où l’accent est mis plus sur la valorisation des idées –
par rapport aux revenus – accroît l’incertitude. Le climat des affaires devient plus
important, notamment la stabilité et la transparence des droits de propriété. C’est
l’environnement fiscal et réglementaire national qui fait la différence ; plus
l’incertitude dans le développement d’une idée est plus grande, plus les investisseurs
sont peu disposés à se lancer dans l’innovation.
En conséquence, des pays avec de faibles institutions se trouveront dans une
spirale qui s’auto renforce. Le savoir favorise la bonne gouvernance et la nouvelle
économie du savoir met l’accent sur la bonne gouvernance. Donc, si un pays ne
dispose pas d’une bonne base de savoir, il est probable qu’il manque de bonne
gouvernance, partant, dissuade le capital de venir. Le résultat de cette combinaison de
facteurs défavorables rend plus difficile le développement d’une base de savoir. Les
pays en développement peuvent prendre un certain nombre d’initiatives afin de faire
en sorte que l’écart technologique qui les sépare des pays développés n’élargisse
l’écart de revenus entre eux et ce groupe de pays. En premier lieu, les pays en
développement ont besoin de poursuivre une double stratégie d’une ouverture accrue
sur les investissements directs étrangers et d’amélioration de l’éducation de base. Le
savoir se diffuse plus facilement du fait que les compagnies étrangères introduisent des
technologies qui leur sont propres. Mas le savoir ne peut pas s’ancrer dans un lieu sans
un degré correct d’alphabétisation. Les priorités de gouvernements qui font face à des
restrictions financières devraient être de garantir l’éducation à tous, d’élargir les
opportunités d’acquérir plus de savoir à travers les investissements directs étrangers et
d’offrir des réductions d’impôts afin d’encourager le secteur privé à participer à
l’effort de généralisation de l’éducation et de la formation.
Deuxièmement les pays en développement ont besoin de démanteler leurs
monopoles de communication. Le savoir se densifie à chaque fois qu’il traverse les
lignes téléphoniques, les courriers électroniques et les moyens de communication. Il
faut donc comprendre que, plus ces moyens de communication sont chers et restreints,
plus le savoir a du mal à se diffuser.
Troisièmement, les pays en développement peuvent aider leurs firmes
domestiques à avoir accès aux marchés financiers internationaux et aux
investissements étrangers en les encourageant à adopter les normes internationales
standards en matière de comptabilité, d’audit et de règles de contrôle prudentielles.

448
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

Quatrièmement, les pays en développement ont besoin de donner la priorité à ce


qui peut contribuer à améliorer la bonne gouvernance : un personnel civil bien formé
et nommé sur la base des critères de mérite, des droits de propriété clairs, une justice
indépendante, ainsi que des lois conte la corruption sévères et applicables. A cet égard,
les meilleurs garants de la bonne gouvernance sont une démocratie effective des
électeurs dotés d’une bonne éducation, et une presse libre.
Cinquièmement, les pays développés doivent quant à eux mettre en pratique ce
qu’ils prêchent en matière de commerce. Leur richesse leur permet en effet, d’ouvrir
leurs marchés aux produits de tous les pays à faible revenu – et pas seulement les plus
pauvres d’entre eux. Cette ouverture économique ne permettra pas seulement de
promouvoir le développement économique, mais favorisera aussi leurs propres intérêts
économiques. Jusqu’à présent, les pays riches ont souvent fait montre d’un
comportement digne des périodes mercantilistes. En agissant de la sorte, ils accroissent
la vulnérabilité du système commercial actuel à une réaction violente de la part des
pays en développements. Les pays du Nord ont profité de leur influence
disproportionnée pour réclamer une libéralisation commerciale uniquement dans le
domaine des services où ils sont dominants. Ils se sont également opposés aux paradis
fiscaux qui peuvent menacer leur puissance financière, et ont appelé à l’instauration de
normes sociales et environnementales pour protéger leurs industries au détriment de
celles des pays en développement. Plus grave encore, ils ont longtemps traîné les pieds
à propos de la réduction des tarifs douaniers sur les produits agricoles et les biens
semi-facturés en provenance des pays du Sud. Si les pays riches ne changent pas ce
comportement en insistant toujours sur l’extension de la protection des brevets, il est
probable que les pays en développement perdent tout intérêt à jouer le jeu de la
globalisation. La capacité des pays occidentaux à garantir la prospérité et la paix s’en
trouvera compromise.

Aucune de ces cinq initiatives ne dépend uniquement de la révolution du savoir.


Il s’agit d’initiatives que les gouvernements doivent mettre en œuvre en permanence.
Mais l’écart de savoir entre pays riches et pays pauvres a donné à ces mesures un
caractère vital et prioritaire. Il n’y a pas de doute que les pays en développement qui
saisissent cette opportunité ont de bonnes chances de progresser et que ceux qui ne le
font pas trouveront plus tard que la pente est devenue plus raide.

Dans ce quatrième chapitre, nous avons tenté d’analyser ce que représente le


phénomène de globalisation pour les pays en développement et d’élucider certains
aspects des rapports qui peuvent exister entre ce phénomène et ce bloc de pays. Nous
avons cherché à travers cet examen à déterminer dans quelle mesure les forces et les
facteurs qui agissent dans le sens d’une réduction de la part des pays en
développement dans le commerce et les investissements internationaux, observable
depuis quelques temps, sont imputables au mouvement de globalisation comme c’est
clamé par beaucoup d’auteurs. La définition du processus de globalisation que nous
avons retenue tout au long de ce travail ne permet pas d’adhérer à ce point de vue ni de
valider ce lien de causalité. Il s’est avéré en effet que la marginalisation de ce groupe
de pays sur la scène économique internationale est due avant tout à leur incapacité à
vaincre leur sous-développement endémique. De la sorte le mouvement de

449
LA GLOBALISATION ET LES PAYS EN DEVELOPEMENT

globalisation se présente comme étant avant tout un défi que les pays du sud se doivent
de relever. Un certain nombre d’entre eux, une minorité très certainement vu les
conditions et les tendances prévalant actuellement, auront assez de clairvoyance et
feront preuve de suffisamment de bonne volonté pour rassembler tous les moyens qui
leur permettront de gagner ce pari. Les gains qu’ils en tireront seront tels que ces pays
ne feront plus partie de ce bloc de pays. Pour les autres nations l’avenir ne présage pas
de bons augures. Les handicaps qu’elles ont accumulés et les facteurs d’adversité
auxquels elles font face sont d’une ampleur et d’une complexité telles qu’il n’est pas
raisonnable d’espérer les voir suivre le même chemin que leurs prédécesseurs à
l’image d’un vol d’oies.
Ce travail est terminé, la recherche ne fait que commencer, disait Michel Beaud
pour conclure un de ses ouvrages. Cette phrase traduit parfaitement notre état d’esprit
par rapport à la nécessité d’entreprendre des travaux de recherche sur le sujet de la
globalisation qui soient à la mesure de l’importance de ce phénomène.

450
CONCLUSION GENERALE

CONCLUSION GENERALE

Le mouvement de globalisation doit être analysé dans le cadre de la dynamique


grandiose du capitalisme. Il constitue une nouvelle étape dans l’histoire du capitalisme
mondial. Il révèle de manière éclatante l’extraordinaire aptitude de l’économie
capitaliste à accomplir les changements et les transformations les plus radicales de
méthodes de production, de structures organisationnelles et de produits afin de sortir
des situations de blocage auxquelles elle fait face périodiquement et résoudre les
problèmes qui peuvent abaisser ses performances.

La crise des années 1970 constitue bel et bien un exemple de situation de


rupture où le système capitaliste n’a d’autres choix qu’à mener des réformes si
profondes qu’elles finissent par déboucher sur un nouveau régime économique. Cette
crise a été une étape transitoire entre deux systèmes économiques très différents l’un
de l’autre. Le premier, basé sur le principe de la production de masse standardisée était
parvenu au tournant des années 1960 et au terme de plusieurs décennies de
développement, à un stade où il était difficilement perfectible. Ses imperfections et ses
points faibles ne cessaient de prendre de l’ampleur et commençaient à remettre en
question sa cohérence et ses performances de manière sérieuse.

Le second, qui est toujours en gestation, repose fondamentalement sur


l’innovation technique et le développement technologique à travers l’offre de produits
et de services qui incorporent une grande variété de savoirs de haut niveau.
L’appellation d’économie du savoir donnée à ce nouveau système est à ce titre tout à
fait fondée.

La façon avec laquelle s’est opérée cette transformation d’un système


économique à l’autre est de la plus grande importance. Dans l’économie de production
de masse standardisée, l’équilibre du système était bâti sur une alliance d’intérêt
voulue et favorisée par l’Etat, entre les syndicats, la technostructure et les détenteurs
de capital. Les arrangements institutionnels mis en œuvre à l’occasion de cette alliance
étaient dictés par les exigences du système productif fordiste caractéristique du
système de production en vigueur à l’époque. Marqué surtout par des secteurs
oligopolistiques aux grandes capacités de production et par une relative fermeture
extérieure due à des considérations historiques particulières, son bon fonctionnement
dépendait fortement d’une évolution harmonieuse entre production et consommation.
La production de masse ne pouvait pas exister sans une consommation de masse qui
soit à sa hauteur.

C’est la classe ouvrière de par son importance numérique et en jouissant d’un


certain pouvoir d’achat qui devait naturellement jouer ce rôle d’adéquation entre ces
deux agrégats macro-économiques. Bien sûr, les produits qui étaient destinés à cette
classe sociale n’avaient rien d’original et étaient tout à fait banals. Leur production

451
CONCLUSION GENERALE

nécessitait en outre la réalisation d’économies d’échelle substantielles afin de


maintenir les coûts sous contrôle et permettre aux firmes de réaliser les profits
nécessaires. C’est l’accroissement croissant et important des taux de productivité du
travail qui a marqué la période de l’après-guerre qui assurait à ce système sa cohérence
et son harmonie. Ce sont ces taux de productivité élevés qui faisaient le lien entre
production de masse et consommation de masse et impulsaient à cette relation une
dynamique de cercle vertueux. La crise des années 1970, peu importe les
interprétations théoriques dont elle a fait l’objet, et qui a été caractérisée entre autres
par un net ralentissement des taux de productivité, a brisé cette relation vertueuse entre
consommation et production. Dans un contexte économique international marqué par
une relative ouverture commerciale, les tentatives qui ont été faites par les différents
gouvernements occidentaux pour remédier à cette situation par le recours aux
traditionnelles politiques de relance sont restées vaines.

Ainsi, et d’un point de vue rétrospectif, si les mesures qui ont été mises en
œuvre pour sortir de la crise des années 1930 ont été le fait de l’Etat, essentiellement,
celles qui devaient permettre de trouver une issue à la crise des années 1970 ne
pouvaient provenir, par contre, que des entreprises elles-mêmes. Dans ces conditions,
il était difficilement concevable que les stratégies de ces firmes dont le comportement
relevait désormais de considérations micro-économiques, puissent tenir compte à la
fois des intérêts des travailleurs, des managers et des propriétaires. En effet, la solution
qui a été imaginée par les grandes firmes occidentales pour renouer avec la croissance
et la prospérité s’est révélée être très avantageuse pour les managers et les travailleurs
les plus qualifiés, ainsi que pour les propriétaires, mais défavorable en général pour
les ouvriers de la production courante.

Ainsi, et pour faire face à une concurrence interne et externe exacerbée,


favorisée par une conjoncture économique générale des plus défavorables, les
dirigeants d’entreprises occidentales ont entrepris une vaste et profonde opération de
restructuration de leurs activités. L’objectif de cette stratégie est de centrer ces
activités sur l’avantage concurrentiel le plus décisif de ces firmes. Or, l’on sait très
bien qu’en occident, ce sont les sciences et les technologies qui constituent aux mains
des firmes un formidable atout concurrentiel. Ainsi, et à partir des années 1970, les
grandes entreprises vont utiliser de manière très intensive les connaissances et les
savoirs scientifiques et techniques de leurs employés les plus talentueux afin d’offrir
des services et des produits à très haute valeur ajoutée permettant ainsi d’accroître leur
chiffres d’affaires et, du coup, effacer les séquelles de la crise. De la sorte et au fil du
temps, le centre de gravité des économies avancées s’est déplacé vers les secteurs les
plus intimement liés aux savoirs les plus récents et aux technologies les plus avancées.
Historiquement, la science et le savoir n’avaient que des rapports distendus avec la
production de biens. Ce n’est que récemment que ces rapports sont devenus de plus en
plus étroits au point que ces deux domaines en sont arrivés quasiment à fusionner à
partir de la seconde moitié du XX° siècle. Un tel mouvement a été une véritable
mutation aux multiples conséquences économiques et sociales.

452
CONCLUSION GENERALE

Pour faciliter cette mutation et la rendre plus effective, les firmes concernées devaient
adopter une structure qui permet de mettre en valeur les nouveaux facteurs
concurrentiels privilégiés par les entreprises. C’est ainsi que la structure pyramidale et
fortement hiérarchisée caractéristique du système de production de masse standardisée
a cédé peu à peu la place à la firme-réseau. Le réseau est une structure flexible et
ouverte, employant surtout des hommes et des femmes qui combinent des
compétences et des savoirs variés et de haut niveau. Cette transformation structurelle
confirme une fois encore une loi inhérente au capitalisme qui veut que, à chaque mode
de production dominant, corresponde une structure organisationnelle spécifique. La
firme-réseau a ainsi succédé à la grande firme pyramidale qui a elle même succédé à la
petite firme entrepreneuriale et familiale du capitalisme du XIX° siècle. Mais
contrairement aux formes structurelles précédentes, la firme-réseau produit avant tout
des services à haute valeur ajoutée qui génèrent donc pour ceux qui les produisent des
niveaux de revenu très élevés. La production proprement dite tient une place de moins
en moins importante pour la rentabilité de la firme. Ainsi, lorsqu’elle n’est pas tout
simplement délocalisée dans des pays à bas salaires, la production est de plus en plus
automatisée et occupe donc un nombre marginal d’ouvriers. Un nombre croissant de
ces derniers est ainsi contraint de choisir entre un chômage qui peut durer longtemps et
une conversion vers une activité de services aux personnes, généralement précaire et
faiblement rémunérée.

Dans le système de production standardisée, la rentabilité de l’entreprise


reposait essentiellement sur la transformation de grandes quantités d’énergie et de
matières premières et l’emploi de grandes masses de travailleurs peu expérimentés.
Dans la firme-réseau, ces éléments, même s’ils n’ont pas totalement disparu de
l’organigramme de ce genres d’entreprises, ils sont le plus souvent externalisés à
travers des accords d’association ou de sous-traitance avec des firmes spécialisées.
Dans la firme-réseau, la rentabilité de l’entreprise dépend de l’aptitude de ses
employés les plus talentueux à manipuler des symboles scientifiques, financiers,
culturels et autres en vue d’élaborer des solutions originales aux problèmes complexes
posés par les clients de la firme.

Le passage de la firme de production de masse standardisée à la firme-réseau a


donc été très dommageable pour les ouvriers de la production courante mais aussi à
tous ceux qui n’ont que leur force de travail brute à offrir. En érigeant la science et le
savoir comme les principaux facteurs de création de richesse, les travailleurs du savoir
des firmes-réseaux se sont, en fait, séparés des autres catégories de travailleurs et ont
favorisé leurs propres intérêts au détriment de ceux des autres. Ils ont ainsi marginalisé
le travail routinier et contraint ceux dont la profession n’exige pas de compétences ou
de savoirs particuliers à la pauvreté et à l’exclusion sociale. En France , par exemple,
le terme de fracture sociale qui fait référence à cette réalité, a été au centre de toutes
les campagnes électorales depuis qu’il a été utilisé pour la première fois en 1974. La
crise des années 1970 a donc signé la fin du pacte social qui a uni depuis les années
1930, syndicats et patrons des grandes entreprises.

453
CONCLUSION GENERALE

Le capitalisme a montré une nouvelle fois à l’occasion de cet épisode sa


répugnance à fonctionner au sein d’un cadre social régi par des règles d’autorité ou de
tradition. Si nous examinons cette marginalisation qui touche les ouvriers de la
production courante dans une perspective historique, il est possible de dire que cet
épisode constitue en réalité le second acte d’un processus qui a commencé avec
l’application et la généralisation des principes de production Tayloriens. La séparation
entre la conception et l’exécution dans le processus de production et la standardisation
des modes opératoires que véhicule le Taylorisme a, en effet, dépossédé les
travailleurs de leur savoir-faire et a dévalorisé leur contribution dans la création de
richesse. Ce n’est pas un hasard si nous constatons aujourd’hui que la marginalisation
que nous évoquions précédemment sévit plus particulièrement dans les secteurs où les
principes de la standardisation de la production ont été appliqués avec le plus de
vigueur. A l’inverse, dans les districts industriels d’Europe, la fabrication de produits
originaux et sur de courtes séries nécessite un savoir-faire de haut niveau ; dans ces
districts la main-d’œuvre n’a pas subi les mêmes phénomènes de marginalisation que
dans les autres secteurs de la production industrielle. Dans les districts industriels les
plus prospères, c’est au contraire à une pénurie de main-d’œuvre spécialisée que font
face certains producteurs.

Ce constat global ne concerne pas des régions ou des pays en particulier. Les
changements évoqués plus haut se sont étendus à toutes les économies avancées et
émergentes et la firme-réseau est vite devenue un réseau-mondial qui obéit aux mêmes
principes partout dans le monde. On peut dire aussi qu’une telle évolution était inscrite
dans l’ordre des choses. En effet, le réseau ne peut être que mondial car le savoir sur
lequel est fondé sa prospérité est universel. Ainsi, des manipulateurs de symboles
situés aux quatre coins de la planète n’ont d’autre choix que d’unir leurs efforts et
leurs compétences pour identifier et résoudre des problèmes complexes. Cette
combinaison de talents transcende les limites des économies nationales et n’est pas
soumise aux intermédiations des entités économiques nationales comme ce fut le cas
jusque-là.

Les économies nationales deviennent de simples régions de l’économie


mondiale et leurs travailleurs, la main-d’œuvre de celle-ci. Un marché mondial du
travail intégré est ainsi en passe de voir le jour. Au sein de ce marché, la concurrence
entre les travailleurs des différents pays qui s’exerçait autrefois indirectement par
l’intermédiaire des entreprises domestiques, devient maintenant directe. Aussi, lorsque
par exemple une firme allemande réalise un investissement dans son pays et emploie
des travailleurs allemands, cela signifie que les dirigeants de cette entreprise ont
estimé que ces travailleurs sont plus productifs que leurs semblables des autres pays du
monde. Si tel n’était pas le cas, la firme en question n’hésiterait pas à recourir aux
services des employés d’un autre pays.

Nous définissons donc la globalisation comme une tendance à l’unification du


marché mondial du travail qui se traduit par la levée des barrières et des
intermédiations nationales qui confinaient la concurrence entre les travailleurs des
différents pays dans un cadre étroit et peu ouvert. Auparavant, cette concurrence se

454
CONCLUSION GENERALE

faisait indirectement à travers les produits de chaque nation. Désormais, elle s’exerce
directement à travers les services productifs des travailleurs de chaque pays. Les
ouvriers de la production courante et les travailleurs du savoir, notamment les plus
talentueux d’entre eux, vendent leurs services directement au niveau de l’économie
mondiale. Ils sont rémunérés en fonction de la valeur qu’accorde cette dernière à leur
travail. Dans ces conditions, le critère de la nationalité des firmes devient de moins en
moins pertinent. Peu importe en effet qu’une firme appartenant en majorité à des
étrangers soit en position dominante sur un marché domestique ou qu’elle prenne le
contrôle d’une firme locale qui développe des technologies dites sensibles ou encore
qu’elle puisse bénéficier des aides et subventions prévues généralement au bénéfice
exclusif des entreprises domestiques ; le plus important est que le travail
d’identification et de résolution de problèmes complexes soit toujours réalisé par des
nationaux. Dans une économie en voie de globalisation où les produits sont un
assemblage cosmopolite de services productifs, la prospérité matérielle de ceux qui
participent à l’élaboration de ce genre de produits est fonction de la qualité de savoir
qu’ils déploient pour exécuter la tâche qui leur est dévolue. Cette évolution
fondamentale montre que le savoir a irrésistiblement pris le dessus sur l’argent en tant
que facteur de création de richesse. Le fait qu’une université aussi prestigieuse que
Harvard puisse lever des montants d’argents de l’ordre de 4 milliards de dollars est très
illustratif de cette évolution. Il faut donc s’attendre à ce que le pouvoir social passe
progressivement aux mains des détenteurs de capital dans la mesure où le travail
humain le plus créatif n’a jamais été rémunéré à des taux aussi élevés. Bill Gates,
patron et fondateur de la firme mondiale de programmes informatiques Microsoft, est
l’homme le plus riche de la planète ; il ne doit sa fortune qu’à son talent et sa
perspicacité.

L’acheminement vers cette perspective est d’autant plus vraisemblable que la


demande de l’économie mondiale pour les services des travailleurs du savoir est
illimitée. Le monde est en effet plein de problèmes sans solution, d’énigmes non
encore résolues, de besoins non encore assouvis. Les familles, les firmes, les régions et
les pays qui feront le nécessaire pour que leurs enfants, leurs employés et leurs
citoyens soient bien préparés pour trouver des solutions et des réponses aux problèmes
qui se posent, se frayeront ainsi une voie vers une période de prospérité sans
précédent. Le phénomène de globalisation se présente avant tout comme une
extraordinaire opportunité de prospérité et de progrès pour ceux qui acceptent de faire
les sacrifices nécessaires afin d’acquérir les savoirs et les compétences qui feront
d’eux des travailleurs du savoir accomplis. Il est surprenant de constater que cet aspect
fondamental de ce phénomène est rarement pris en considération. Il est occulté par un
mouvement anti-mondialisation très médiatisé. Le mouvement anti-mondialisation est
traversé par des courants idéologiques aux origines très diverses. Ce qui les unit tous,
c'est peut être leur incapacité à appréhender et à accepter l’accélération du rythme des
changements dans les divers aspects de la vie qui caractérise notre époque. Il est vrai
que ces changements sont d’une ampleur et d’une vitesse qui dépassent la capacité
d’adaptation de beaucoup de personnes. De nombreux auteurs se réclamant du
mouvement anti-globalisation en appellent ainsi pour une régulation et un contrôle de
ces transformations même si pour cela il fallait recourir à l’interdiction de certaines

455
CONCLUSION GENERALE

innovations techniques et scientifiques. En tout état de cause, le processus de


globalisation ne peut être contré qu’aux prix de décisions politiques très autoritaires
qui remettraient en cause les fondements même de l’économie capitaliste avec ce que
cela implique comme baisse importante de l’efficacité et de la richesse économiques.
Il est clair que toute politique qui a pour objectif de combattre et de limiter le
processus de globalisation ne sera au final qu’une opération d’automutilation qui ne
bénéficiera à personne et encore moins aux couches sociales les plus défavorisées dont
elle est censée protéger les intérêts.

Aujourd’hui, nous devons comprendre qu’avec le mouvement de globalisation,


nous sommes passés d’un monde à un autre. Dans le monde qui a prévalu jusqu’à
l’époque de nos parents, l’acquisition de savoirs en tous genres donnaient à ceux qui
en enduraient les souffrances et les sacrifices l’occasion de s’élever à un rang social
supérieur. Mais cette possibilité était difficile à réaliser et seule une petite minorité
parvenait à se hisser dans l’échelle sociale et à appartenir à la classe bourgeoise . La
bourgeoisie restait un club très fermé et demeurait la quintessence de l’humanité. A
l’époque, le rythme des changements dans la société était long, ce qui fait que les
structures sociales étaient marquées par une grande stabilité à travers le temps. Tout
compte fait, l’incapacité à réunir les moyens qui ouvrent la voie à la promotion sociale
n’était pas passible d’une sanction sociale aux conséquences dramatiques.

Les choses ont totalement changé maintenant. La globalisation est passée par là,
elle a fait en sorte que les activités économiques se résume de plus en plus à une
manipulation de savoirs en tous genres. Ceux qui ne possèdent pas les savoir requis ou
seront incapables de les acquérir sont soumis à la loi inexorable de l’exclusion sociale.
Il est certes difficile de donner une définition précise à ce terme ; on peut cependant
dire que celui qui subit cette exclusion ne peut même pas prétendre à la vie, au moins
sereine, que menait ses aïeux. Le système économique a beaucoup évolué, il ne tolère
ni régression, ni immobilisme. A l’image du vélo dont le mouvement ne peut être en
situation d’équilibre qu’en progressant vers l’avant, les forces qui sont derrière le
mouvement de globalisation ne laissent à tout un chacun le choix qu’entre deux
options, soit progresser et s’épanouir, soit régresser et souffrir.

Le processus de globalisation est un bon exemple d’un phénomène à double


tranchant. Pour les riches et les travailleurs du savoir les plus talentueux, la
globalisation apporte des solutions de plus en plus originales et de plus en plus
adaptées aux problèmes qu’ils affrontent et aux besoins qu’ils expriment. Nul doute
que cette catégorie sociale ne soit insensible aux arguments des animateurs du
mouvement anti-mondialisation. A l’inverse, l’accentuation des aspects progressistes
du capitalisme que représente le mouvement de globalisation constitue pour une
multitude de personnes un défi insurmontable. La globalisation est l’appellation que
beaucoup d’entre nous donnent à la phase d’accélération actuelle qui est sans
précédent dans l’histoire de l’humanité et qui est en train de déboucher sur le
basculement du monde. Ce basculement pourrait être le prélude à la décomposition de
la nation et à l’émergence de deux humanités vivant en juxtaposition même si c’est sur
le même sol national.

456
CONCLUSION GENERALE

L’évolution du processus de globalisation sera un des facteurs déterminants de


l’avenir de l’humanité pour les prochaines décennies. Deux grands scénarios peuvent
être retenus à cet égard. Le premier scénario évoque une situation où le mouvement de
globalisation s’étendra peu à peu pour englober au final toutes les régions du globe. Le
capitalisme qui est derrière ce mouvement d’expansion géographique occupe une place
de premier ordre dans la nature et le destin de cette phase de l’aventure humaine qu’il
est convenu d’appeler la modernité. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse que
nous vivons présentement une transition historique décisive entre la phase européenne
/ occidentale de la modernité et son extension planétaire. La modernité qui a
commencé par être, entre le XVII° et le XIX° siècle, un trait culturel européen était en
fait non pas une civilisation nouvelle, mais la matrice de civilisations possibles à
inventer. Une hypothèse de cette nature ne saurait se démontrer sinon
rétrospectivement dans quelques siècles. Si elle venait à se confirmer, nous serons en
présence d’une vision ternaire de l’aventure humaine depuis son début jusqu’à ce jour.
Pendant une centaines de millénaires, l’humanité a vécu son histoire naturelle,
dispersée en une multitude de bandes et de tribus paléolithiques. Au cours de la
dernière dizaine de millénaires, cette même humanité a vu ses représentants se
regrouper en chefferies, en royaumes , en empires, se partager en civilisations
distinctes et vivre des histoires séparées. En ce moment même, nous vivons la sortie
de la phase néolithique, et l’entrée dans la première histoire unifiée de l’humanité unie.

Le deuxième grand scénario est moins optimiste et se base sur l’hypothèse de la


continuation des tendances actuelles en matière d’investissements étrangers et de
commerce international. La polarisation croissante qui caractérise déjà ces deux
phénomènes pourrait, à terme, se muer en ligne de fracture dont les contours
coïncideront avec les frontières de l’Amérique du Nord, de l’Europe et des économies
de l’Asie de l’Est les plus prospères. Dans le reste du monde, la globalisation se verrait
alors comme un stratagème imaginé par les occidentaux afin de préserver leur
supériorité et leur puissance par des moyens plus subtils et compenser leur infériorité
numérique. Nous serons peut être témoins d’un repli et d’une crispation plus virulents
et plus violents de chaque peuple sur ses caractères identitaires. Le choc des
civilisations ou peut être la guerre des civilisations ne sera peut être pas simplement
une vue d’esprit mais une réalité bien réelle.

457
NOTES DU CHAPITRE I

1. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, édition Enad, Alger, 1990.


2. Idem, p.167.
3. La théorie malthusienne sur l’évolution de la population défend la thèse que la croissance ou
la progression du nombre de population agit, à long terme, en sens inverse sur l’évolution du
salaire moyen. Cette relation, dit Malthus, est réciproque, c’est-à-dire qu’une hausse
prolongée du salaire moyen tend à accroître le nombre des naissances et que de ce fait, quinze
à vingt ans plus tard, le nombre d’ouvriers sera plus important, ce qui a pour conséquence de
ramener les salaires à un niveau plus bas. L’histoire contemporaine, du moins pour ce qui est
de cet aspect de l’analyse de Malthus, a montré que la hausse des revenus agît plutôt dans le
sens d’une réduction durable des naissances.
4. J.B.Say, op.cit, p.138
5. Malthus, l’un des pères de l’économie classique n’avait pas omis l’importance de la demande
dans l’écoulement de la production et, contrairement à d’autres économistes classiques, il ne
voyait pas d’un mauvais œil les revenus considérables des propriétaires terriens sous forme de
rente qui favorise selon lui la demande pour les produits manufacturés.
6. Peter Drucker, Au-delà du capitalisme ; la métamorphose de cette fin de siècle, Dunod,
Paris,1993.
7. Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Calman-Levy, Paris, 1976, p.94
8. Robert Reich, l’économie mondialisée, Dunod, Paris, 1990, p.30.
9. M.J.Piore et Ch.F.Sabel, Les chemins de la prospérité, Hachette, Paris, 1984.
10. M.Aglietta, op.cit, p.74.
11. Le qualificatif fordiste est inapproprié puisqu’il évoque la stratégie consciente d’un individu et
non pas un processus social d’ensemble. En effet, les études des spécialistes de l’industrie
automobile montrent que les innovations introduites par Ford, avaient pour but de répondre
aux difficultés de gestion de la main-d’œuvre (montée de l’absentéisme, problème du turn-
over, etc) et non pas directement à un objectif macro-économique.
12. M.Aglietta, op.cit, p.96.
13. Dès 1926, aux usines Ford, 43% de la main-d’œuvre nécessitaient moins d’une journée de
formation.
14. Dès 1930, la moitié des biens manufacturés produits aux Etats-Unis sortait des usines de
sociétés géantes ayant adopté le principe de la production de masse. D’après M.J.Piore et
Ch.F.Sabel, op.cit, p.73.
15. Ainsi en France, tandis qu’entre 1920 et 1930, la productivité du travail dans l’industrie
s’élève à un rythme rapide de près de 5% par an, le taux de salaire réel stagne. Le même
phénomène a été observé pour les Etats-Unis.
16. Le doublement par Ford du salaire moyen de ses ouvriers en 1914- présentée comme une
invention géniale de sa part- est en réalité une décision qui lui fut imposée par une conjoncture
sociale spéciale. Tout d’abord le turn-over (instabilité de main-d’œuvre), déjà élevé dans les
usines taylorisées, s’amplifia considérablement avec l’introduction du travail à la chaîne en
1913. La Ford Company était arrivée à une situation où tout en possédant une grosse usine,
elle n’avait pas assez d’ouvriers pour la faire marcher. Le dégoût du travail était tel, vers la fin
de 1913, que pour ajouter 100 travailleurs au personnel de l’usine, la compagnie dut en
embaucher 963. c’est donc face à une sévère crise de l’emploi que Ford dut se résoudre à une
hausse sensible des salaires. L’objectif immédiat de Ford est largement atteint : le turn-over
descend rapidement à 0.5%.
17. Si les différentes décisions d’accroître l’épargne ne sont pas compensées par des décisions
d’investir un montant équivalent, ou si les décisions de réduire les placements de capitaux et
autres investissements n’ont pas pour contrepartie la réduction de l’épargne, alors une partie
de la production courante du système industriel ne trouvera pas d’acquéreurs. La
production et l’emploi baisseront. L’une des antiquités familières de la science
économique est la loi des marchés de Say. Elle soutient qu’une économie fournit
toujours une demande capable d’absorber sa production, est que toute défaillance du

458
pouvoir d’achat ou de la demande est de ce fait impossible. Au temps de son auteur,
voilà près de deux siècles, la loi de Say était tenue en haute estime.
18. J.M.keynes, Essai sur la monnaie et l’économie, Payot, Paris, 1971.
19. J.M.Keynes, « Suis-je libéral ? » in Essai de persuasion, Gallimard, 1933, p.243.
20. Pour une lecture satisfaisante des différentes constructions théoriques qui se sont penchées
sur la crise de cette fin de siècle, se référer à l’ouvrage collectif de CH- Barrere, G.Kebadjain,
O. Weinstein, Lire la crise, P.U.F, Paris,1983.
21. On peut définir le temps de transfert comme celui qui sépare deux interventions ouvrières le
long de la chaîne, « temps » pendant lequel le produit en cours de fabrication est « transfère »
d’un poste à l’autre sans être travaillé. Historiquement, la mise en œuvre de ce principe de
mouvement par le machinisme (convoyeurs, tracteurs,…) a permis en fixant de façon
extérieure à l’ouvrier sa cadence de travail, de réaliser des gains substantiels dans le
rendement du travail. Pourtant, en se développant, le principe va révéler la contradiction qui
l’anime :
-d’un côte, pour satisfaire à l’exigence de parcellisation (elle-même commandée par la volonté
de s’approvisionner à une main-d’œuvre non qualifiée), il faut décomposer au maximum le
travail et donc multiplier le nombre de postes de travail.
-de l’autre, la multiplication corrélative des distances et donc des temps pendant lesquels le
produit est simplement « transporté » - et non transformé.
En un mot, le problème naît de ce qu’on ne peut parcelliser le travail qu’en accroissant les
temps de transfert ; les temps « morts » évacués d’abord de la production reviennent par un
autre côté. Il en résulte qu’à partir d’un certain d’un certain seuil de « pertes », il redevient
utile de s’interroger sur « l’économie » de temps véritablement réalisée.
Le problème de l’équilibrage naît de la nécessité de « gérer » et coordonner un ensemble de
postes séparés de travail de façon tout à la façon à :
-respecter du point de vue technique des contraintes d’antériorité ; certaines opérations de
fabrication et/ ou de montage ne pouvant être effectuées qu’après d’autres ;
-minimiser la main-d’œuvre nécessaire ;
-maximiser le temps « d’occupation » de chaque ouvrier sur chaque poste et à « équilibrer » le
temps global d’occupation de chacun des ouvriers employés.
La mise en œuvre de cette procédure est extrêmement complexe et mobilise une
importante force de travail occupée à la « préparation » du travail. Le problème est de parvenir
à ce que chaque ouvrier posté soit occupé sans interruption, malgré les variations du cycle
opératoire de l’un à l’autre (que la somme d’occupation de chacun soit égale au temps
d’occupation des autres).
Benjamin Coriat, L’atelier et le chronomètre, Christian Bourgesis Editeur, 1979, p.200.
22. « Données sociales », Edition 1978, collections de l’INSEE, n° 62-63 p.103-04.
23. Le turn-over, toujours important dans les industries taylorisées se gonfle encore dans les
années 1960-1970 pour atteindre des taux de 60% à 100%. Quant à l’absentéisme, il coûterait
1000 francs français par ouvrier spécialisé et par an en 1970, et ce chiffre augmenterait de
25% par an depuis cette date. Ces deux éléments de la « crise du travail » pourraient conduire
à accroître de 50% le coût salarial, in B.Rosier et P.Dockes, op.cit, p.207.
24. Les thèses opéraîstes souffrent de l’accent exclusif mis sur les luttes socio-politiques au
détriment des contradictions économiques. Elles ne peuvent pas, de ce fait, rendre compte de
certains aspects de la crise, en particulier dans la production.
25. Alice.M.Riveling, Reviving The American Drean : The Economy, The states and the
Government. The Brooking Institutions, 1992, p.68.
26. Denis Clerc, Alain Lipietz, Jean-Satre. Buisson, La crise, Alternatives économiques, Syros,
1985, p.61.
27. On peut faire remarquer que dans la thèse du primat du taux de profit, quel que soit le contenu
particulier donné au rapport de causalité taux de profit- crise, le rapport se trouve toujours pris
dans sa dimension micro-économique, de même que son ressort actif est toujours attribué à
une logique élaborée en termes de comportement des capitalistes. Il peut difficilement en être
autrement à partir du moment où l’on cherche à faire du taux de profit un élément premier,
actif, et que l’on essaye de trouver un moyen par lequel il soit en mesure d’agir réellement sur

459
l’économie et de déterminer son évolution. On doit aussi signaler la confusion relevée par
Jean Robinson entre baisse et insuffisance du taux de profit. La baisse, à supposer qu’elle soit
d’ampleur significative, n’explique pas pourquoi le taux de profit devient insuffisant et met en
cause la poursuite de la production capitaliste. Il faut préciser en quoi le taux de profit
se révèle insuffisant et constitue un facteur de blocage de la croissance. De toute
manière, il serait pour le moins hasardeux de répercuter au niveau global une prétendue
relation de comportement dont le sens ne peut être situé qu’au niveau micro-économique.
28. Frederich..Von Hayek, Prix et production, Calman-Levy, Paris, 1975.
29. Michel Beaud, Le basculement du monde, Editions la découverte, Paris, 1997.
30. Imanuel Wallerstein, « les Etats dans le vortex institutionnel de l’économie monde
capitaliste », revue internationale de sciences sociales, vol.XXXII, 1980, n°4, p.797-805.
31. Jean Fourastié, les trentes glorieuses, pluriel, Paris, 1979, p.257.
32. Ajustement structurel dans l’industrie automobile, STI revue, n°3, avril 1988, p.23.
33. J.Fourastié, op.cit,
34. Pierre Rosanvallon, la crise de l’Etat providence, seuil, Paris, 1981, p.55.
35. P.Drucker, Façonner l’avenir, Intereditions, Paris, 1986, p.118
36. Anne Mayer, Pour une économie de l’information, C NRS, Paris, 1990.
37. R.Nelson, S.Winter, An Evolutionary Theory of Economic change, Cambridge, Mass,
Harvard University Press, 1990.
38. G.Stigler, The Organization of Industry, Homewood, ILL, Irwin, 1968, p.67.
39. J.Bain, Barriers to New Competition, Harward University Press, Cambridge, Mass, 1956.
40. David Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, Calman-Levy, Paris, 1970.
41. Les travaux initiateurs de la théorie du capital humain remontent au début des années 1960. Ils
ont eu pour précurseurs les économistes américains G.Becker, «Human Capital », Columbia
University Press, 1964 et T.W.Schultz (prix Nobel d’économie 1971), « The Economic value
of Education », Columbia University Press, 1964.
42. P.Dasgupta, P.David, Toward a New Economics of Science, Stanford University, 1992.
43. Claudia H.Deutsh, Le rush vers l’eldorado des services, dépêche de l’AFP.
44. La tribune, 04 mars 1998.
45. Stan David et Jim Botkin, « The Coming of Knowledge Based Business”, The Harvard
Business Review, Sept-Oct 1994.
46. Andrew Wyckoff, l’observatoire de l’OCDE, n° 200, juin-juillet 1996.
47. M.Dertouzos, R.Lester, R.Solow, Made in America ; pour une reprise de l’initiative
industrielle, Inter éditions, Paris, 1990, p.21.
48. D.Ricardo, Works and Correspondances of David Ricardo, P.Sraffa, vol.I., Cambridge
University Press, 1951, p.292.
49. Le savoir chez Socrate signifie la connaissance de soi alors que chez Protagoras il signifie
savoir quoi dire et le dire bien. C’est cette dernière signification qui a dominé le monde
occidental pendant plus de deux mille ans. Ce qu’aujourd’hui nous considérons comme le
savoir fait ses preuves dans l’action. Les résultats sont extérieurs à la personne ; ils concernent
la société et l’économie ou bien l’avancement du savoir lui-même. P.Drucker, op-cit , p.55.
50. J.L.Gaffard, Economie industrielle et de l’innovation, Dalloz, Paris 1990, p.251.
51. Ce genre de travail, routinier et ne nécessitant pas une qualification élevée, explique peut-être
l’ambiguïté dont on a parlé précédemment au sujet des statistiques sur la répartition
sectorielle des activités économiques. Ainsi, sous prétexte que ce genre d’emplois, et bien
d’autre lui ressemblant, consistant en en le traitement répétitif et routinier de l’information,
doit être considère comme étant un travail de service, beaucoup d’observateurs défendent
l’idée de l’émergence d’une « économie de services». Le camp adverse inverse ce
raisonnement et défend l’idée selon laquelle ce genre de travail, du fait de sa grande différence
des emplois de service traditionnels comme le nettoyage ou la restauration rapide, il serait
donc préférable de parler d’une économie de l’information plutôt que de services.
52. U.S. Department of Commerce, Bureau of Labor Statistcs,
53. J.K. Galbraith, le nouvel Etat industriel, Gallimard, Paris, 1968, p.81.
54. Jean Fourastié, op.cit, p.84.

460
55. François Chesnais, La mondialisation du capital, Syros, Paris, 1994, p.111.
56. R. Boyer, J. Mistral,
57. Financial Times, 21 août 1991.
58. M. Destouzos, et al, op.cit, p.21.
59. A.Mayer, op.cit, p.232.
60. J.Voge, “Information, structure et complexité dans l’économie des services” dans l’Europe
face à la nouvelle économie de services, (sous la dir.) O.Giarini et J.R. Roulet, P.U.F, 1988.
61. Parmi les transformations les plus importantes analysées par John Naïsbitt on peut citer le
passage d’une société industrielle à une société d’information, l’avènement de l’économie
mondiale à la place de l’économie nationale, la décentralisation au détriment de la
centralisation, la substitution de l’auto assistance à l’assistance institutionnelle, le passage
d’une démocratie participative à une démocratie participative.
John Naisbitt, Megatrends ; Ten New Directions Transforming our Lives, Warner Books
Edition, New York, 1984.
62. Voir à ce sujet O.Williamson, « Markets and hierarchies, Analysis and Anti-trust
Implications », the Free Press, Collier Mac Millan, Pub, 1975.
63. Sur les notions d’entreprises en réseaux, se référer en particulier aux travaux d’A.Bressand,
notamment : « Competing in the Global Network of Networks » promethee, 1986 et A.Rallet,
« de l’entreprise réseau aux réseaux d’entreprises », réseaux, n°36, juin 1986.
64. D.Kaisergruber, Frontières de l’emploi, frontières de l’entreprise, futuribles, déc.1994.
65. D’après une étude du cabinet Peat Marwick, citée par J.de Bandt et P.Petit, compétitivité ; la
place des rapports industrie/services, in Benjamin Coriat, D.Taddéi, Made in France, 1993.
66. J.C.Michalet, le capitalisme mondial, Paris, PUF, 1985.
67. P.Veltz, Mondialisation : villes et territoires ; l’économie d’archipel, PUF, Paris, 1996.
68. O.C.D.E., les technologies dans un monde en évolution, Paris, 1990.
69. The New York Times, 18 avril 1988.
70. J.Cantwell, Technological Innovation and Multinational corporations, London, Blackwell,
1989.
71. J.K. Galbraith, op.cit, p.409.
72. Ashoka Mody, “ Changing Firm Boundaries : An Analysis of Technology – Sharing
Alliances”, The World Bank, The Working Papers, n°3, feb.1989.
73. Ingmar Granstedt, L’impasse industrielle, seuil, Paris, 1980.
74. Lire à ce sujet l’article de Woody Hocshwender, “How Fashion Spreads Around The World at
the Speed of Light”, The New York Times, 13 mai 1990.
75. On oppose les firmes multinationales japonaises (J) au modèle hiérarchique (H) des firmes
occidentales. En H, l’organisation hiérarchique à transmission verticale de l’information, se
traduit par un fort coût de supervision des filiales étrangères. En J, la décision collective se
fonde sur des échanges horizontaux d’information, un ajustement mutuel et une coordination
semi-autonome entre filiales, entre ateliers et entre employés. Le degré d’intégration de H est
supérieur à celui de J. la firme japonaise a davantage recours à la sous-traitance et aux
participations minoritaires au capital dans les filières étrangères. Le degré de formalisation est
inférieur en J qu’en H : organigramme moins net, moins de directives écrites aux filiales,
moins de rapports et de manuels d’instruction. Le modèle H, performant en environnement
économique stable, l’est moins quand augmente l’incertitude sur les marchés, les produits et
les techniques, ce qui est le cas avec la crise et le passage d’une production en masse de biens
standardisés à une production fluide de lots réduits de biens diversifiés à demande
personnalisée et fabriqués à la commande. La flexibilité et l’informalité du modèle J
deviennent alors des avantages.

461
NOTES DU CHAPITRE II

1. F. Chesnais, op. cit, p. 93.


2. M. Porter, L’avantage concurrentiel des nations , Intreditions, Paris, 1990.
3. Marc Humbert ( sous la dir), Investissement international et dynamique mondiale, Economica,
1991.
4. C.A Michalet, op. cit, p. 83.
5. W.Andreff, Les multinationales globales, la découverte, 1996, Paris, p. 45.
6. Delapierre M. et Mytelka L.K, « Décomposition, recomposition des oligopoles », Economies
et sociétés, série 3, p. 31, 1988.
7. E.M Mouhoud, Changement technique et division internationale du travail, Economica, Paris,
1992.
8. W.Andreff, op, cit.
9. F. chesnais, op, cit, p. 93.
10. Harvard Business Review, Making local knowledge Global, May – June, 1996.
11. Anne Mayère, op, cit, p.262.
12. Global Compagnies and Public Policy: The Growing Challenge of Foreign Direct Investment,
Londres, 1990.
13. Politiques industrielles dans les pays membres : tour d’horizon annuel, Paris, OCDE, 1992
14. Performances des filiales étrangères dans les pays de l’OCDE, Paris, OCDE, 1994.
15. Bourguinat H., Finance internationale, Paris, PUF, 1992.
16. M. Delapierre, Les FMN et la mondialisation, Economie et Finances, n° 283, mai-juin 1995.
17. Les enjeux de la mondialisation, la Nouvelle République, 4 décembre 1999.
18. W. Andreff, op. cit., p.11.
19. Jacques Adda, La mondialisation de l’économie. 1. Genèse. La découverte, 1997, p. 83.
20. CNUCED, Rapport annuel, 1991, p.36.
21. J. Adda, op. cit, p. 83.
22. Delapierre M, Milleli. Ch, op. cit, p.28.
23. K.Ohmae, L’entreprise sans frontières, nouveaux impératifs stratégiques. Inter Editions, 1991,
p.165
24. T.M. Collins, T.L. Doorley, Les alliances stratégiques, Inter Editions, 1992, p.13.
25. Pour une synthèse, voir G. Dosi, C. Freeman et al, Technical Change and Economic Theory,
Londres, Pinter Publishers, 1988.
26. F. Chesnais, op. cit, p. 137.
27. Pour prendre quelques exemples de coûts de projet de recherche, de conception et de
développement technologique : dans l’aéronautique civile, le lancement du Boeing 747 au
début des années 1970 a coûté près de 1 milliard de dollars. La mise au point du Boeing 767 a
coûté près de 5 milliards de dollars au début des années 1980. Le 777, nouveau modèle à
fuselage large de Boeing, aurait représenté un investissement de 5 à 6 milliards de dollars. De
tels montants sont énormes, même à l’échelle des géants de ce secteur d’activité. Ainsi, à
l’exception du B757 et du moteur PW 4000 de Pratt et Whitney, aucun appareil ou moteur à
usage civil n’a été développé ces dix dernières années sans que ce soit sur la base d’une joint-
venture. Dans les télécommunications, les systèmes de commutation numérique des années
1980 ont coûté entre 1,3 et 1,8 milliards de dollars en dépenses de R&D. Dans la pharmacie,
le coût de la R&D et des essais cliniques d’un médicament nouveau se situe entre 200 et 250
millions de dollars (pour une seule substance active).
28. Andreff W., Les multinationales hors la crise, Paris, le Sycomore, 1982.
29. F. Chesnais, op. cit. P.76.
30. K. Ohmae, La Triade, Seuil, Paris, 1989.
31. C. Pottier, Les acquisitions des groupes français dans la dynamique de spécialisation-
mondialisation, in Investissement international et dynamique de l’économie mondiale, Marc
Humbert, (ed), Economica, 1990, p.564.
32. L’évolution des investissements directs, des placements financiers et de la croissance externe
en France depuis le premier choc pétrolier. D.Pene, in M. Humbert (Ed), op. cit, p. 628.

462
33. C. Oman, Mondialisation et Régionalisation : Le défi pour les pays en développement, Paris,
OCDE, 1994.
34. B.Madeuf, Du paradoxe à l’auto-organisation : pour une nouvelle approche de l’économie
mondiale, CEREM, 1981, p.41
35. M. Byé, G. de Bernis, Relations économiques internationales, Dalloz, 1977, p.912.
36. M. Fouquin, Industrie mondiale : la compétitivité à tout prix, Economica, Paris, 1986, p.
XXIII
37. J. Mistral, « Régime international et trajectoires nationales » in capitalismes fin de siècle, R.
Boyer, PUF, Paris, 1986, p.170.
38. CEPII, Economie mondiale : la montée des tensions, Economica, 1983, p.306.
39. G. Lafay, la spécialisation internationale, reflet et instrument de la transformation de
l’économie mondiale, in H. Bourguinat, Internationalisation et autonomie de décision,
Economica, Paris, 1982, p.112.
40. CEPII, Economie mondiale, 1980-1990 : la fracture ? Economica, 1984.
41. S.Amin, L’accumulation, Anthropos, 1970.
42. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV – XVIe siècle, A.Collin,
Paris, 1979, p.10, où l’auteur rappelle d’où lui vient l’idée et le sens qu’il donne à ce concept.
Pour lui, les économies-monde de l’histoire n’avaient pas besoin d’être planétaires. En
quelque sorte le monde en question, c’est la périphérie propre à une économie centre,
autonome sur la planète où elle exerce son empire.
43. G. de Bernis, op. cit., p. 40.
44. Ibid., p.797.
45. M. Beaud, le système national mondial hiérarchisé, La découverte, Paris, 1987.
46. G.Lafay,op. cit., p.2.
47. Marc Humbert, Le concept de système industriel mondial, dans M. Humbert (ed)
Investissement International et dynamique de l’économie mondiale, Economica, 1991.
48. B. Madeuf, op. cit. P.43.
49. H. Atlan, Entre le cristal et la fumée- Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Seuil
50. C. Antonelli, « Les nouvelles technologies de l’information et l’économie industrielle », in
Technologies de l’information et nouveaux domaines de la croissance, Paris, OCDE, 1989.
51. Le contenu réel de l’Uruguay Round, qui a porté sur l’investissement, le droit d’installation
dans les services et la propriété intellectuelle, traduit mieux que les discours sur le commerce
international, les questions qui intéressent les groupes industriels aujourd’hui.
52. C.Oman, Globalisation et Régionalisation, Les enjeux pour les PED, Paris, OCDE, 1994, p.
35
53. F.Chesnais, op. cit., p.15.
54. Ibidem.
55. Claude Julien, Un monde à vau-l’eau, Le Monde Diplomatique, septembre 1995
56. Pour une lecture plus approfondie des problèmes conceptuels que pose le phénomène de
mondialisation, voir dans la collection Les points de vue, l’article de Maurice Bertrand, « les
défis conceptuels de la mondialisation » publication des cercles Condorcet, n° 14, Juin 1995
57. M. Wolf, The Global Economy Myth, The Financial Times, 13 Février 1996
58. M. Taniguchi, J. West, Vers une économie mondialisée, L’observateur de l’OCDE, n°207,
août-septembre 1997.
59. Elie Cohen, La tentation hexagonale, Fayard, Paris, 1996, p.20.
60. Idem, p.15.
61. F. Lazar, Corporate Strategies : The Costs and Benefits of Going Global, in States Against
Markets, The limits of Globalization, R. Boyer et D Drache (ed), Routledge, NewYork et
London 1996, p.272.
62. J. Niosi, B. Bellon, Une interprétation évolutionniste des politiques industrielles, Revue
d’économie industrielle, Transformation des politiques industrielles dans les années 1990,
n°71, 1995, p.213.
63. J. Adda, op cit., p.3
64. C-A.Michalet, op. cit, p.309.
65. R. Reich, op. cit, p.158

463
66. R. Reich, idem, p.202
67. certaines entreprises « allemandes » parmi lesquelles Siemens ont récemment adopté l’anglais
comme langue officielle du groupe et abandonné l’allemand. K. Ohmae, op. cit., p.135.
68. A.Berle, G. Means, The Modern Corporation and Private Property (1932).
69. J.K. Galbraith, op. cit, p.232.

70. S. Shwartz ; « General Electric Finds Running Kidder, Peabody & Co. Isn’t all that easy »,
The wall street journal, 27 janvier 1989, p.1.
71. Alvin Toffler, Les nouveaux pouvoirs, Fayard, Paris, 1992.
72. Ricardo Petrella, Le retour des conquérants, Le Monde diplomatique, mai 1995.
73. P.Chapignac, Les prémisses d’une transformation structurelle du système économique,
Problèmes économiques ; Les nouvelles technologies de l’information et de la
communication, n° 2464-2465, 20-27 mars 1996, La documentation française.
74. G. Archier et H. Serieyx, L’entreprise du troisième type, Le Seuil, Paris, 1988
75. A.Mayer, op, cit, p.233.
76. D. Bell, The Coming of Post Industrial Society, a Venture in Social Forecasting, Basics Books
Inc. Publishers, New York, 1976, p.507.
77. P.F. Drucker, Façonner l’avenir ; les transformations de l’économie mondiale, les éditions
d’organisation, p.40.
78. N. Wiener, Cybernétique et société, édition des Deux rives, 1952, p. 294.
79. Le Capital, dans « artisanat et manufacture » vol 1, p.422.
80. V. Forrester, L’horreur économique, Paris, Fayard,1996, p.14.
81. J. Rifkin, La fin du travail, la découverte, Paris, 1996.
82. J.K.Galbraith, op., cit., p.266.
83. K. Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps,
1944, édition française, Paris, Gallimard, 1983.
84. Idem, p.75.
85. Idem, p.21.
86. Ibidem.
87. Idem, p.108.
88. Idem, p.322.
89. F.Chesnais,op.cit, p.30.
90. P.Delfaud, les théories économiques, P.U.F, 1986.
91. S.Amin, Mondialisation et accumulation du capital in Amin S (sous la direction de), Paris,
L’Harmattan, 1990.
92. L. Levasseur, Les autoroutes de l’information : un nouveau contrat social . La Revue
QUADERNI , été 1995.

464
NOTES DU CHAPITRE III

1. A. G. McGrew, P. Lewis, et al. Globalisation and the Nation States, Polity Press, Cambridge,
1992, p.22.
2. P. Patel et K. Pavitt, « Large firms in the production of the World’s Technology : An Important
Case of non-globalization », Journal of International Business Studies, 1eTrimestre, 1991, pp.1-
21.
3. R. Vernon, Sovereignty at Bay : The multinational Spread of US Entreprises, New York, Basic
Books, 1971.
4. E. Cohen, op. cit., p.11.
5. Le Monde Diplomatique, « Le Japon en panne », Octobre 1995.
6. W. Andreff, op. cit., p.67.
7. K. Ohmae, La Triade, Flammarion, 1985, p.270.
8. Il est paradoxal de noter que les thèses les plus répandues sur le phénomène de globalisation sont
l’œuvre de ces deux auteurs. Tous les autres auteurs s’y réfèrent soit pour en prendre appui, soit
pour développer des thèses différentes ou opposées.
9. R. Reich, op. cit, p.103.
10. K. Ohmae, op. cit., p.26.
11. R. Reich, op. cit., p.157.
12. K. Ohmae, op. cit., p.277.
13. R.Petrella, op. cit., p.73.
14. The New York Times, 20 Février 1990.
15. S. Berger, National Diversity and Global Capitalism, Cornell University Press, London, 1996.
16. K. Ohmae, The Borderless World : Power and Strategy in the Interlinked Economy, (New York :
Harper Perenial 1991), pp. X- XI.
17. Idem, p. 18.
18. R. Boyer, The Convergence hypothesis revisited : Globalization but still the century of nations ?
in S. Berger et R.Dore (ed), op. cit., pp. 47,48
19. Charles Kindelberger, American Business Abroad, New haven : Yale University Press, 1969, pp.
207, 208, 182. Cité dans R. Wade, National Diversity and Global Capitalism, op. cit., p. 60.
20. E. Cohen, op. cit., p. 409.
21. R. Boyer, State and Market : A new engagement for the twenty-first century ? in States against
Markets. The limits of globalization, op. cit., p. 111.
22. E. Helleiner, « Explaining the Globalization of Financial Markets: Bringing the States Back” in
review of International Political Economy, vol. 2, n° 2, Printemps 1995.
23. Global Compagnies and Public Policy : The Growing Challenge of Foreign Direct Investment,
Londres, Riia, 1990. Cité dans E. Cohen, op. cit.
24. K. Ohmae, op. cit., p. 201
25. McKinsey Quarterly, hiver 1990
26. Jean Jacques Servan-schreiber, Le défi américain, Paris, Denoël, 1967, p.25.
27. P. Drucker, op. cit., p. 88.
28. R. Passet, L’illusion néo-libérale, Fayard, Paris, 2000, p.111.
29. 29. En 1986, le salarié américain moyen d’une firme industrielle gagnait 32 887 dollars si elle
appartenait à des étrangers, et 28945 dollars si elle appartenait à des américains. Voir Bureau of
Economic Analysis, Foreign Direct Investment in the U.S : Operations of US Affiliates
(Washington, DC : U.S Department of Commerce).

30. National Security Council, Draft Report on Military Dependency on Foreign Technologies, Avril
1987, pages 5-6.
31. R. Reich, op. cit., pp. 141-142
32. cité dans G. Jacob, le re-engineering de l’entreprise, Hermès, 1994. p.20

465
33. R. Passet, Production, emploi, revenu : le divorce, Futuribles, n° 131, avril 1989.
34. B. Cassen, La technologie ? Connais pas. Le Monde Diplomatique, juillet 1994.
35. Ce n’est pas la première fois que la relève de l’homme par la machine soulève des problèmes :
on en trouve la trace dès 1539 dans les motivations qui déterminent la « grande grève » des
imprimeurs de Lyon ; elle est au cœur des révoltes des tisserands au début du XIX siècle, mais
quelle que soit la gravité de ces manifestations, le recul du temps nous révèle qu’il s’agissait de
réactions ponctuelles contre des désajustements momentanés compensés, dans le long terme, par
l’expansion de la sphère productive.

36. Si le phénomène revêt aujourd’hui une portée et une signification nouvelles, c’est que deux
mécanismes qui assuraient cette expansion cessent de jouer. Le premier consiste en un glissement
de la main-d’œuvre des secteurs d’où elle est chassée vers ceux qui se développent. Ce glissement
constitue d’ailleurs un des mécanismes essentiels de la croissance : c’est d’abord le primaire qui
se déverse sur le secondaire ; puis, lorsque la productivité l’exige, c’est le secondaire qui, à son
tour, trouve un exutoire dans le tertiaire. Moyennant un certain chômage frictionnel – aggravé
périodiquement par les crises économiques conjoncturelles – le glissement d’un secteur à l’autre
assure en longue période la permanence de l’emploi. Il semble qu’aujourd’hui ce premier
mécanisme commence à s’enrayer : le tertiaire, longtemps resté à l’écart du progrès technique,
devient le champ de prédilection des technologies informationnelles. Non seulement il absorbe de
moins en moins de main-d’œuvre, mais il commence à supprimer des emplois. Le second
mécanisme tient aux créations d’emplois exigées par la fabrication de la machine elle-même.
Dans le passé, nous dit-on parfois, celle-ci qui supprimait de l’ouvrage au stade de la fabrication
du produit fini, en créait finalement, à long terme, beaucoup plus : d’abord directement pour sa
propre fabrication, ensuite indirectement par la stimulation de la demande liée à la baisse relative
des prix des produits finis et accompagnée de la mise en circulation de nouveaux revenus. Au
début du XIX° siècle, dans l’ardeur des controverses entourant le machinisme, cette position, qui
était celle de Ricardo a reçu la confirmation des faits. La nature des équipements en cause permet
de comprendre qu’il est pu en être ainsi. Songeons par exemple au développement des chemins de
fer avec l’appel de main-d’œuvre exigé par la manipulation de quantités considérables de
matière : l’extraction de minerais, leur transport ; leur transformation, la construction de
locomotives, de rails de traverses, le bouleversement du sol pour faire passer les voies, la mise en
place d’infrastructures lourdes. Rien de comparable donc entre la main-d’œuvre que requiert la
fabrication du microprocesseur et les gigantesques mobilisations humaines exigées par les
équipements du siècle précédent.
37. H. Arrendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Levy, 1983.
38. R. Reich, op. cit. p.152
39. U.S. Department of Labor, Bureau of Labor Statistics, « Reemployment Increases among
Displaced Workers », 14 Oct. 1986.
40. R. Reich, op. cit., p. 272.
41. Idem, pp. 284-285.
42. Idem, p. 237.
43. L’express, n°2546 – Semaine du 20 au 26 avril 2000.
44. Le Figaro, 14 juin 2000.
45. bulletin du FMI, 11 Avril 1994.
46. P. Morin, La grande mutation du travail et de l’emploi, Les Editions D’organisation, Paris, 1994.
47. Le Monde Diplomatique, Chômage : des illusions au bricolage, octobre 1995, P.7.
48. Le Monde Diplomatique, septembre 1995, P.20.
49. P. Krugman, Pourquoi les crises reviennent toujours, Seuil, Paris, 224 Pages.
50. L’express du 13 Avril 2000.
51. Au début des années 1990, une série télévisée allemande a provoqué une véritable polémique
politique dans le pays. Elle montrait les images du démantèlement du mur de Berlin en novembre

466
1989 mais en utilisant la technique du play-back, ce qui donnait l’impression d’un mur en
construction et non pas le contraire. On a compris qu’elle faisait ainsi allusion au fait que
beaucoup d’allemands de l’Ouest regrettent la réunification.
52. Douglass Massey et Nancy Danton, American Apartheid : Segregation and the Making of the
Underclass, Harvard University Press, Cambridge, 1993.
53. Benjamin R. Barber. Djihad vs McWorld, Futuribles n° 170.
54. B. Badie, La fin des territoires, Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du
respect, Fayard, 1995.
55. L’expansion, du 30 mai au 12 juin 1996.
56. L’express, n°2546.

57. Dès la fin des années 1970, S. Leinhardt y voit d’ailleurs un paradigme en plein développement.
Sciences Humaines, n°104, Avril 2000.
58. Pour une lecture critique de cette littérature, voir L. Boltansky et E. Chiappello. Le nouvel esprit
du capitalisme. Gallimard, 1999.
59. L’économie mondiale dans les années quatre-vingt, La découverte, 1988 et, l’économie
mondiale : un système national / mondial hiérarchisé » .
60. F. Chesnais, op. cit., p.34.
61. E. Cohen, op. cit, p.255.
62. M. Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, ED. du Seuil, 1991.
63. Idem, p. 217.
64. M. Porter, L’avantage concurrentiel des nations, Inter Editions, Paris, 1993.
65. Idem, p.96.
66. R. Reich, op. cit., pp. 309-310.
67. J. Cantwell, Technological Innovation and Multinational Corporations, London, Blackwell, 1989.
68. M. Porter, op. cit, p. 53.
69. « The Global Economy Myth », The Financial Times du 13 février 1996.
70. Globalization in Question, Polity Press, London, 1996, p. 227 .
71. Idem, p. 9.
72. R. Boyer, les mots et les réalités, in Mondialisation, au delà des mythes, La découverte, 1997,
p.32.
73. Domestic Savings and International Capital Movements, European Economic Review, juin 1983.
74. Bosworth, B.P. Saving and Investment in a Global Economy, Brookings institutions, 1993.
75. Pour un examen des travaux utilisant les données des balances de paiements voir, UNCTC, World
Investment Directory, 1993 (United-Nations). Peter Dicken, Global Shift : The
Internationalization of Economic Activity. London: Chapman and Hall, 1992. John Dunning,
Multinational Entreprises and The Global Economy Wokingham: Addison-Wesley. 1993.
76. L. Tyson (1991), They are not us : Why american prospect, winter, pp. 37-49. E.B. Kapstein
(1991), We are us: The Myth of the Multi-national, The National Interest, winter, pp. 55-62.
77. Idem. p.38.
78. R.Boyer, Mondialisation au-delà des mythes, op.cit, p. 21.
79. Winfred Ruigrok et Rob Van Tulden, The Logic of International Restructuring, Londres,
Routledge, 1996.
80. Denis Encarnation et Mark Mason, Does Ownership Matter, Oxford Clarendon Press, 1994.
81. National Roots of a « Global » Economy, Revue d’économie industrielle, n° 71, 1er trimestre
1995.
82. Les philosophes du XIX° siècle Herbert Spencer (1820-1903) et Henri Saint-Simon (1765-1825)
ont anticipé beaucoup d’idées sur ce débat dans leurs écrits sur la société industrielle. Pour la
présentation des thèses de l’après-guerre en faveur de la convergence, voir Raymond Aron, Dix
huit leçons sur la société industrielle (Paris, Gallimard, 1962) ; Clark Kerr, John.T. Dunbridge,
Frederick Harbison, et Charles A. Meyers, Industrialism and Industrial Man, ( Cambridge :

467
Harvard University Press, 1960) ; et Daniel Bell, The Coming of Post-Industrial Society, (new
York : Basic Books, 1973). Pour une critique de ces idées, voir Suzanne Berger et Michael J.
Piore, Dualism and Discontinuity in Industrial Societies, (New York : Cambridge University
Press, 1980), et Charles F. Sabel, Work and Politics (New York ; Cambridge University Press,
1982).
83. Sur le commerce stratégique, voir Paul R. Krugman, ed., Strategic Trade Policy and the New
International Economics, (Cambridge :MIT Press, 1986) ; sur la théorie de la croissance endogène
et sa relation avec la controverse sur la convergence, voir Paul Romer « The Origins of
Endogenous Growth », Journal of Economic Perspectives, n°1, 1994.
84. Yutaka Kosai, Competition and Competition Policy in Japan: Foreign Pressures and Domestic
Institutions, in S. Berger et R. Dore, op. cit.
85. Carl W. Kester, American and Japanese Corporate Governance to best Practice ?
86. R.Boyer, op. cit, p.67.
87. Richard O’Brien, Global Financial Integration : The End of Geography, Pinter Publishers, 1992.
88. J. Zysman, op.cit, p.135.
89. Daniele Archibigi et Jonathan Michie, « The Globalization of Technology : Myths and
Realities », University of Cambridge Research Papers in Management Studies, 1992-1993, n° 14,
(Cambridge: University of Cambridge Press, 1993).
90. I. Prigogine, Stengers I. Order out of Chaos, (London, Fontana).
91. J.Niosi, R. Bellon, P. Savioti et M. Crow, les systèmes nationaux d’innovation : unité et diversité,
Revue française d’économie, numéro d’hiver 1992.
92. B. Bellon, J. Niosi, « Des systèmes nationaux d’innovation ouverts », Revue Française
d’économie, vol. pp. 79-130, 1994.
93. M. Horsmann, A. Marshall. After the Nation State, London : Harper Collins. 1994.
94. G. Thompson, P. Hirst, op. cit, p. 176.
95. le Monde Diplomatique, janvier 1994.
96. «The Rise of the Region State», Foreign Affairs, Spring, 1993.
97. E. B. Kapstein, Governing the Global Economy : International Finance and the State. Cambridge,
MA : Harvard University Press.

468
NOTES DU CHAPITRE IV

1. P. Bairoch, Le Tiers monde dans l’impasse, Seuil, Folio, Paris, 1992.


2. Au début des années 1970, un seul petit pays comme la Suède (8 millions d’habitants)
consommait en moyenne chaque année plus de biens d’équipement que le Pakistan,
l’Indonésie et le Nigeria réunis (315 millions d’habitants) – ibid.
3. P. Bairoch, p.525.
4. Cependant, dans beaucoup d’autres cas, la privatisation est motivée par des considérations
d’ordre plutôt juridique. En effet certaines firmes publiques auraient du mal à concrétiser des
projets de rapprochement avec des firmes d’autres pays ou a en acquérir certaines d’autres du
fait des oppositions ou des craintes des autorités des pays hôtes quant à l’éventualité que leurs
firmes domestiques ne tombent sous l’influence des pouvoirs publics du pays de la firme
acquéreuse. Le statut de firme publique du constructeur automobile français Renault a été l’un
des facteurs qui n’ont pas permis la finalisation de l’accord d’alliance qu’il entendait signer
avec le suédois Volvo. Dans d’autres cas aussi, la privatisation a pour objectif d’avoir des
recettes budgétaires supplémentaires sans avoir à recourir à une augmentation des impôts.
5. D’après une idée du professeur M.L. Kellou, une des tâches les plus croissantes et qui
rencontre le plus large acquiescement est d’ordre éthique et consiste à préserver
l’environnement de façon à assurer aux générations à venir un cadre de vie sain, significatif
des possibilités d’un développement durable.
6. l’expansion, n° 639, du 15 au 28 février 2001.
7. Les flux financiers internationaux de court terme ont eux aussi connu une expansion similaire
depuis l’abandon des taux de change fixes et les contrôle de capital dans les années 1970. Les
flux de capitaux de court terme ont un impact indirect sur la croissance économique du fait
qu’ils affectent les niveaux de taux de change et ceux des taux d’intérêt. Mais on soutient
généralement que ces mouvements de capitaux ne font que redistribuer l’échec et le succès à
travers le système, et n’augmentent que peu la capacité structurelle d’une économie à générer
la croissance.
8. OCDE , FDI : Policies and Trends in the 1980s, Paris, 1992.
9. Paul Streeten, la mondialisation, Intégration et désintégration. Mondes en
développement,1998, Tome 26, n° 103, p. 29.
10. Reinhart C. et Wickam P.“Commodity Prices, Cyclical weakness or secular decline”, FMI
Staff Papers, vol 41, juin 1994.
11. Il ressort de certains calculs que la production de cinquante kilos de câbles de fibre de verre ne
requiert pas plus de 5% de l’énergie nécessaire pour produire une tonne de cuivre et la
transformer en fil. De même, les matières plastiques qui supplantent de plus en plus l’acier
dans les carrosseries de voitures, représentent un coût en matières premières, y compris
l’énergie, inférieur de moitié à celui de l’acier, voir P. Drucker, Façonner l’avenir, op. cit, p.
72.
12. D. Sapsford, « Real primary commodity prices : an analysis of long run movements”,
memorandum interne du FMI, 1985.
13. En 1980, l’administration du président Carter conclut dans son rapport sur l’an 2000 (Global
2000 Report) que la demande mondiale pour les denrées alimentaires continuerait de croître
régulièrement pendant au moins vingt ans ; que dans le même temps, la production
alimentaire ne cesserait de décroître sauf dans les pays développés ; et qu’ainsi, les prix
auraient doublé. Cette prévision explique en grande partie pourquoi les agriculteurs
américains ont acheté toute la terre disponible se mettant sur le dos de lourdes dettes qui
menaçaient tant d’entre eux. P. Drucker ; « The changed world economy », Foreign Affairs,
1986.
14. OCDE, 1992, op. cit, p. 21.
15. K. Polanyi, op. cit.p.55.
16. G. Thompson, P. Hirst, op. cit, p.72
17. Au début des années 1970, le rapport du Club de Rome prévoyait de graves pénuries sur
toutes les matières premières à l’horizon de 1985. Bien sûr, l’effondrement des cours et le
ralentissement de la demande formèrent après un contraste saisissant avec ces prévisions.

469
18. Bairoch Paul, 1982, «International Industrialization levels from 1750 to 1980 », Journal of
European Economic History, 11.
19. I. Wallerstein, C’était quoi le tiers-monde ? Le Monde Diplomatique, n°557, août 2000.
20. P. Bairoch, op. cit, p. 570.
21. P. Samuelson, l’économique, Economica, Paris, 13°édition, 1982.
22. Preston, P.W. Development Theory, Oxford, Blackwell, 1996.
23. H.M. Bouchet, The Political Economy of International Debt, Quorum Books, New YORK,
1987.
24. Toye, J., Dilemmas of Development, Oxford Blackwell, 1987.
25. Gellner, E., Thought and Change, London, Weidenfeld & Nicholson, 1964.
26. In Development Theory :Learning the lessons and moving on, P.W. Preston, The European
Journal of Development Research, vol. 11, n°1, Juin 1999.
27. Il faut préciser que ce constat ne s’applique pas aux économies émergentes de l’Asie et les
grands pays d’Amérique latine comme le Brésil, le Mexique, l’Argentine, l’Uruguay et le
Chili.
28. J. Schumpeter, capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951, (ed 1984) .
29. R.Reich, op. cit. P.158.
30. Pour une présentation particulièrement intéressante de la façon d’enseigner les méthodes de
pensée « de haut niveau » voir Laurent Resnick, Education and Learning to Think, National
Academy Press, Washington , D.C, 1987.
31. World Bank, Governance, The World’s Bank Experience, Washington, 1994.
32. C-A. Michalet, Globalisation et Gouvernance : les rapports des Etats-nations et des
transnationales, Mondes en développement, Tome 22, n° 88, 1994, p. 27
33. Paul Romer, Washington Economic Report, 17 février 1993, USA
34. Voir à ce sujet : Théodore W. Schulz, « The Economic value of Education, Columbia
University Press, New York, 1963 » et « Investments in Human Capital; The Role of
Education and of Research, Mac Millan Co., Free Press, New York, 1971” Gary S. Becker
“Human Capital: A theorotical and Empirical Analysis with Special Reference to Education,
National Bureau of Economic Research and Columbia University Press, New York, 1964,
Simon Kuznets: “Modern Economic Growth, Yale University Press, New Haven,
Connecticut, 1966.
35. Bonnel Editions, Paris, 1983, p. 11.
36. S. Kuznets, Croissance et structure économique, Calman-Levy, Paris, 1972.
37. C. Arnold Anderson et Mary Jean Bowman, « Education and Economic Modernization in
Historical Perspective », dans Schooling and Society: Studies in the History of Education, ed.
Laurence Stone, John Hopkins University Press, Baltimore, 1976, pp. 3-19
38. Modern Economic Growth, Yale University Press, New Haven, 1966, p. 228.
39. A. Marshall, Principles of Economics, livre 4, pp. 138-139.
40. Robert Wade, Governing the Market : Economic Theory and the Role of Government in East
Asian Industrialisation, Princeton University Press, 1990, cité dans the Economist du 27 août
1994
41. C. Chavagneux, « Le FMI et la Banque mondiale tentés par la politique ». La revue Esprit, n°
6, juin 2000.
42. Marie-Claude Smouts, « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales » Revue
Internationale des sciences sociales, n° 155, mars 1998.
43. The World Bank, The State in a Changing World, World Development Report, Washington,
1997.
44. Finances et Développement, FMI, Nora Lustig, Nicholas Stern, Une approche plus large de la
lutte contre la pauvreté, décembre 2000, p. 6.
45. Le rachat de l’opérateur téléphonique allemand Mannesmann par la firme britannique
Vodafone qui a nécessité le déboursement de 124 milliards de dollars a propulsé à cette
occasion l’Allemagne à la première place dans le classement mondial des IDE reçus.
46. Conférence donnée le 9 juillet 2002 à Djenane El Mithak.
47. Le Monde du 16 avril 2002.

470
48. Pierre Bourdieu utilise le terme de politique pour indiquer qu’elle traduit une série de mesures
voulues pour atteindre des buts précis et non un processus naturel. Voir le Monde
Diplomatique, avril 2002.
49. Michel Beaud, le basculement du monde, La découverte, Paris, 1997.
50. The Knowledge Gap, Foreign Affairs, mars - avril 2001, Vol 80, n°2.
51. Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Graset, Paris, 2004.
52. Durant le premier trimestre de l’an 2000, par exemple, les entreprises de biotechnologie sont
parvenues à lever 20 milliards de dollars sur les marchés financiers pour financer des
recherches sur les gènes, même si les revenus escomptés ne sont pas attendus avant plusieurs
décennies. En dépit de leur manque de profit et leur récente « décote », plusieurs firmes de la
nouvelle économie sont, cependant, évaluées à plusieurs milliards de dollars. Idem .
53. R. Reich, op. cit, p. 218.
54. Foreign Affairs, vol 80, n°2, 2001.

471
Bibliographie

Adda J., La mondialisation de l’économie. 1. Genèse. 2. Problèmes, La découverte,


1997.
Aglietta, M., Brender, A., et Coudert, V. Globalisation financière ; l’aventure
obligée, Economica, Paris, 1990.
– Régulation et crises du capitalisme, Calmann-Lévy, Paris, 1976.
– Macroéconomie financière, La Découverte, Paris, 1995.
Albert, M., Capitalisme contre capitalisme, Paris, Ed du Seuil, Paris, 1991.
Allais, M., La mondialisation ; la destruction des emplois et de la
croissance ; vingt-cinq ans de politiques erronées, Edition Clément
Juglar, 1999.
Amable, B., Barré, R., Boyer, R., Les systèmes d’innovation à l’ère de la
globalisation, Economica, Paris, 1997.
Amin, S., L’accumulation, Anthropos, Paris, 1970.
– La déconnexion pour sortir du système mondial, La Découverte, Paris, 1986.
– Mondialisation et accumulation du capital (sous la direction de), Paris,
L’Harmattan, 1990.
– L’empire du chaos. La nouvelle mondialisation capitaliste. L’Harmattan, 1991
Andreff, W., Les multinationales hors la crise, Paris, le Sycomore, 1982.
– Les multinationales globales, la découverte, Paris, 1996.
Antonelli, C., Les nouvelles technologies de l’information et l’économie
industrielle , in Technologies de l’information et nouveaux domaines de
la croissance, Paris, OCDE, 1989.
Archier, G., Serieyx, H., L’entreprise du troisième type, Le Seuil, Paris, 1988
Aron,R., Dix huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962.
Arrendt, H., Condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Levy, 1983.
Atlan, H., Entre le cristal et la fumée- Essai sur l’organisation du vivant, Paris,
Seuil.
Badie, B., La fin des territoires, Essai sur le désordre international et sur l’utilité
sociale du respect, Fayard, Paris, 1995.
Baechler, J., Le capitalisme ; 1. Les origines ; 2. L’économie capitaliste
Gallimard, Paris, 1995.
Bain, J., Barriers to New Competition, Harward University Press, Cambridge,
Mass, 1956.
Bairoch, P., Le tiers-monde dans l’impasse,Seuil, Folio, Paris, 1992.
Barrere, Ch., Kebadjian,G., Weinstein, O., Lire la crise, P.U.F, 1983.
Beaud, M., Le basculement du monde, Editions la découverte, Paris, 1997.
– Le système national mondial hiérarchisé, La découverte, Paris,1987.
– L’économie mondiale dans les années quatre-vingt, La découverte, 1988.
Becker, I.G., Human Capital , Columbia University Press, 1964 .
– Human Capital: A theorotical and Empirical Analysis with Special
Reference to Education, National Bureau of Economic Research and
Columbia University Press, New York, 1964.

472
Bell, D., The Coming of Post Industrial Society, a Venture in Social Forecasting,
Basics Books Inc. Publishers, New York, 1976.
Berger, S., National Diversity and Global Capitalism, Cornell University Press,
London, 1996.
Berle, A., Means, G., The Modern Corporation and Private Property, ( McMillan
New York,1932).
Boltansky, L., Chiappello, E., Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, Paris,
1999.
Bouchet, H.M., The Political Economy of International Debt, Quorum Books,
New York 1987.
Bourguinat, H., Finance internationale, Paris, PUF, 1992.
– La tyrannie des marchés ; essai sur l’économie virtuelle, Economica, Paris,
1995.
Braudel, F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV - XVI siècle,
A.Colin, Paris, 1979.
Boyer, R., Capitalismes fin de siècle, PUF, Paris, 1986.
– Mistral, J., Accumulation, inflation, crises. PUF, Paris, 1978.
Briys, E., De Varenne, F., La mondialisation financière : enfer ou paradis ?
Economica, Paris, 1999.
Byé, M., de Bernis, G., Relations économiques internationales, Dalloz, 1977.

Cantwell, J., Technological Innovation and Multinational corporations, London,


Blackwell, 1989.
CEPII, Economie mondiale : la montée des tensions, Economica, Paris, 1983.
– Economie mondiale, 1980-1990 : la fracture ? Economica, Paris, 1984.
Chesnais, F., La mondialisation du capital, Syros, Paris, 1994.
Clerc, D., Lipietz, A., Buisson, J-S., La crise, Alternatives économiques, Syros,
1985.
Cohen, E., La tentation hexagonale, Fayard, Paris, 1996.
Collins, T.M., Doorley, T.L., Les alliances stratégiques, Inter Editions, 1992.
Coriat, B.,.Taddéi, D., Made in France, InterEditions, Paris, 1993.
– L’atelier et le chronomètre ; essai sur le taylorisme, le fordisme et la
production de masse, Christian Bourgois Editeur, Paris, 1979.
Dasgupta, P., David, P., Toward a New Economics of Science, Stanford
University, 1992.
Delapierre, M., Milleli, Ch., Les firmes multinationales ; des entreprises au
cœur d’industries mondialisées, Vuibert, Paris, 1995.
Delfaud, P., Les théories économiques, P.U.F, Paris, 1986.
Dertouzos, M., Lester, R., Solow, R., Made in America ; pour une reprise de
l’initiative industrielle, Inter éditions, Paris, 1990.
Dockes, P., Rosier, B., Rythmes économiques, crises et changement social,
La Découverte, Paris, 1983.
Dosi, G., Freeman, C., et al, Technical Change and Economic Theory, Londres,
Pinter Publishers, 1988.
Douglass,M. , Danton, N., American Apartheid : Segregation and the Making of
the Underclass, Harvard University Press, Cambridge, 1993.
Drache, D., Boyer, R., (Ed), States Against Markets, The limits of Globalization,
Routledge, NewYork et London 1996.
Drucker, P., Au-delà du capitalisme ; la métamorphose de cette fin de siècle,
Dunod, 1993.

473
– Façonner l’avenir ; les transformations de l’économie mondiale, les
éditions d’organisation,1986.
Durand, J-P., Vers un nouveau modèle productif ? Syros, Paris, 1993.
Dupuy, J-P., Ordres et désordres ; enquête sur un nouveau paradigme, Seuil,
Paris, 1990.
Encarnation, D., Mason, M., Does Ownership Matter, Oxford Clarendon Press,
1994.
Forrester, V., L’horreur économique, Paris, Fayard,1996.
Fouquin, M., Industrie mondiale : la compétitivité à tout prix, Economica, Paris,
1986.
Fourastié, J., Les trente glorieuses, pluriel, Paris, 1979.
Fukuyama, F., La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, Paris, 1992.
Gaffard, J.L., Economie industrielle et de l’innovation, Dalloz, Paris, 1990.
Galbraith, J.K., Le nouvel Etat industriel, Gallimard, Paris, 1968.
– The Culture of Contentment, ( Cambridge : Harvard University Press), 1996.
Gellner, E., Thought and Change, London, Weidenfeld & Nicholson, 1964.
Glanstedt, I., L’impasse industrielle, seuil, Paris, 1980.
Goldsmith, E., (sous la dir), Le procès de la mondialisation, Fayard, Paris, 2001.
Hayek, F, Von., Prix et production, Calmann-Lévy, Paris, 1975.
Heilbroner, R., Les plus grands économistes, L’Harmattan, Paris, 1989.
Horsmann, M., Marshall, A., After the Nation State, London : Harper Collins.
1994.
Houtait, F., L’autre Davos ; mondialisation des luttes et des résistances,
Harmattan, Paris, 1999.
Humbert ( sous la dir), Investissement international et dynamique mondiale,
Economica, 1991.
Huntington, S., Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 2001.
Jacob, G., Le re- engineering de l’entreprise, Hermès, Paris, 1994.
Kafalas, A.G., Global Business Strategy, Southwestern publishing Co, 1999.
Kapstein, E.B., Governing the Global Economy : International Finance and the
State. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1999.
Keynes, J.M., Essai sur la monnaie et l’économie, Payot, Paris, 1971.
– « Suis-je libéral ? » in Essai de persuasion, Gallimard, Paris, 1933,
Kindelberger, C., American Business Abroad, New haven : Yale University Press,
1969 .
Kebadjian, G., L’économie mondiale; enjeux nouveaux, nouvelles théories,
Seuil, Paris, 1994.
Kerr, C., Dunbridge, J.T., Harbison, F., Meyers, C.A., Industrialism and
Industrial Man, ( Cambridge : Harvard University Press), 1960.
Krugman, P., Pourquoi les crises reviennent toujours, Seuil, Paris.
– La mondialisation n’est pas coupable,Casbah Edition, Alger, 1999.
Kuznets, S., Modern Economic Growth, Yale University Press, New Haven,
Connecticut, 1966.
– Croissance et structure économique, Calman Levy, Paris, 1972.
Lanzarotti, M., La Corée du Sud : une sortie du sous-développement, PUF,
Paris,1992.
Lafay, G., Comprendre la mondialisation, Economica, Paris, 1997.
– Herzog, C., Commerce international : la fin des avantages acquis,
Economica, Paris, 1989.

474
Marshall, A., Principles of Economics, livre 4
Martin, H-S., Shumann, H., Le piège de la mondialisation, Solin Actes Sud,
Paris, 1997.

Mayer, M., Pour une économie de l’information, CNRS, Paris, 1990.


McGrew, A.G., Lewis, P., et al. Globalization and the Nation States, Polity Press,
Cambridge, 1992.
Mouhoud, E..M., Changement technique et division internationale du travail,
Economica, Paris, 1992.
Michalet, .J.C., Le capitalisme mondial, Paris, PUF, 1985.
Mises, L.Von., L’action humaine, traité d’économie , PUF, Paris, 1985.
Morin, P., La grande mutation du travail et de l’emploi, Les Editions
D’organisation, Paris, 1994.
Naisbitt, J., Megatrends ; Ten New Directions Transforming our Lives, Warner
Books Edition, New York, 1984.
Nelson, R., Winter, S., An Evolutionary Theory of Economic change, Cambridge,
Mass, Harvard University Press, 1990.
O’Brien, R., Global Financial Integration : The End of Geography, Pinter
Publishers, 1992.
OCDE., Les technologies dans un monde en évolution, Paris, 1990.
– Politiques industrielles dans les pays membres : tour d’horizon annuel, Paris,
1992.
– Performances des filiales étrangères dans les pays de l’OCDE, Paris, 1994.
– Les industries stratégiques dans une économie globale, questions pour les
années 1990. Paris, 1997.
– FDI : Policies and Trends in the 1980s, Paris, 1992.
Ohmae, K., La Triade, Flammarion,Paris,1985.
– The Borderless World : Power and Strategy in the Interlinked Economy, New
York : Harper Perenial, 1991.
Oman, C., Mondialisation et Régionalisation : Le défi pour les pays en
développement, Paris, OCDE, 1994.
Passet, R., L’illusion néo-libérale, Fayard, Paris, 2000.
Piore , M.J et Sabel, Ch.F., Les chemins de la prospérité, Hachette, Paris, 1984.
Polanyi, K., La grande transformation : aux origines politiques et économiques
de notre temps, 1944, édition française, Paris, Gallimard, 1983.
Porter, L’avantage concurrentiel des nations, Inter Editions, Paris, 1993.
Preston, P.W., Development Theory, Oxford, Blackwell, 1996.
Prigogine, E., Stengers, I., Order out of Chaos, (London, Fontana).
Reich, R., L’économie mondialisée, Dunod, Paris, 1990.
Resnick, L., Education and Learning to Think, National Academy Press,
Washington , D.C, 1987.
Ricardo, D., Principes de l’économie politique et de l’impôt, Calmann-Lévy,
Paris, 1970.
Rifkin, J., La fin du travail, la découverte, Paris, 1996.
Riveling, A.M., Reviving The American Dream : The Economy, The states and
the Government. The Brooking Institutions, 1992.
Rosanvallon, P., La crise de l’Etat providence, seuil, Paris, 1981.
Ruffini, P-B., Les banques multinationales, PUF, Paris, 1983.
Samuelson, P., L’économique, Economica, Paris, 13° édition, 1982.
Say, J-B., Traité d’économie politique, édition Enad, Alger, 1990.

475
Schumpeter, J., Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951, (ed
1984).
Schultz, T.W., The Economic value of Education, Columbia University Press,
1964.
– Investments in Human Capital; The Role of Education and of Research,
Mac Millan Co., Free Press, New York, 1971.
Servan-schreiber, J.J., Le défi américain, Paris, Denoël,1967.
.Sraffa, P., Works and Correspondances of David Ricardo, vol.I., Cambridge
University Press, 1951.
Stigler, G., The Organization of Industry, Homewood, ILL, Irwin, 1968.
Stoléru, L., L’ambition internationale,Seuil, Paris, 1989.
Thompson, G., Hirst, P., The Globalization in Question, Polity Press, London,
1996.
Toffler, A., Les nouveaux pouvoirs, Fayard, Paris, 1992.
Toye, J., Dilemmas of Development, Oxford Blackwell, 1987.
Veltz, P., Mondialisation : villes et territoires ; l’économie d’archipel, PUF,
Paris, 1996.
Veiner, N., Cybernétique et société, Ed. des Deux rives, Paris, 1952.
Vernon, R., Sovereignty at Bay : The multinational Spread of US Entreprises,
New York, Basic Books, 1971.
Virilio, P., La vitesse de libération, Galilée, Paris, 1996.
Voge, J., “Information, structure et complexité dans l’économie des services”
dans l’Europe face à la nouvelle économie de services, (sous la
dir.) O.Giarini et J.R. Roulet, P.U.F, 1988.
Wade, R., Governing the Market : Economic Theory and the Role of
Government in East Asian Industrialisation, Princeton
University Press, 1990.
Wahavandi, F., Globalisation et néolibéralisme dans le tiers-monde,
Harmattan, Paris, 2000.
Williamson, O., Markets and hierarchies, Analysis and Anti-trust
Implications , the Free Press, Collier Mac Millan, Pub,
1975.
World Bank, Governance, The World’s Bank Experience, Washington, 1994.
– The State in a Changing World, World Development Report, Washington,
1997.

476

S-ar putea să vă placă și