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La référence des noms fictionnels

Sylvain Hurni
Mémoire de Master en Philosophie
Septembre 2009
Université de Genève
Sous la direction du Professeur Fabrice Correia

Tél : +41764189719
Tél. privé : 0041223203093
Email : syhurni@gmail.com

1
Abstract
Dans ce travail, nous cherchons à savoir si un nom
fictionnel comme « Emma Bovary » peut fonctionner
comme un nom propre ordinaire, à savoir s’il peut être
un nom propre de quelque chose. Nous examinons deux
thèses : la thèse référentialiste selon laquelle les noms
fictionnels font référence à des objets, la thèse non-
référentialiste qui le nie. A travers une exploration des
différents types de discours fictionnels et réels, nous
montrerons que ces deux thèses concurrentes peuvent
être complémentaires.

2
Table des Matières

Abstract ___________________________________________________________ 2
Table des Matières __________________________________________________ 3
1. Introduction______________________________________________________ 4
2. Exposé général et bref des théories : _________________________________ 7
2.1 Les théories non-référentialistes ___________________________________ 7
2.2 Les théories référentialistes ______________________________________ 13
3. Exposé général des types de discours _______________________________ 16
4. Contexte fictionnel : que disent les non-référentialistes et les référentialistes
du : ______________________________________________________________ 19
4.1 Discours de l’auteur _____________________________________________ 19
4.2 Discours intrafictionnel __________________________________________ 24
5. Contexte réel : que disent les non-référentialistes et les référentialistes du :
__________________________________________________________________ 31
5.1 Discours métafictionnel __________________________________________ 31
5.2 Discours existentiel négatif _______________________________________ 37
6. Récapitulation et Conclusion ______________________________________ 42
7. Bibliographie ____________________________________________________ 44

3
1. Introduction

La théorie de la référence directe de Saul KRIPKE est le paradigme


dominant pour expliquer le fonctionnement des noms propres dans les
langues naturelles telles que l’anglais et le français. Selon cette théorie, un
nom réfère directement à son porteur. « Directement » veut dire qu’il n’y a
pas de mode de présentation (comme « la femme qui est F ») qui
s’interpose entre le nom et l’objet.
Il y a deux thèses kripkéennes au sujet des noms propres qui sont
importantes pour nous. La première, c’est qu’il y a deux manières de fixer
la référence d’un nom propre : ou bien le nom propre acquiert initialement
sa référence grâce à un acte de baptême ou bien la référence est fixée par
une description définie. Dans le premier cas, il s’agit d’associer
directement un nom à un individu : le locuteur stipule en présence de
l’individu perçu qu’il se référera à lui par le nom « N » : « Tu t’appelleras
« N » ». Dans le second cas, le locuteur utilise un énoncé (« le Français
dans la salle B121 ») pour fournir une référence à un nom : « quel que soit
le Français dans la salle B121 , je stipule qu’ il s’appellera « Sam » ». Dans
ce cas c’est la description définie qui a servi initialement à fixer la
référence du nom 1. Comme le note KRIPKE (1980), la référence du nom
propre « Neptune » aurait été fixée par description par l'astronome Le
Verrier pour se référer à tout ce qui était la cause planétaire des
perturbations observées dans l'orbite d'Uranus, avant même que cette
planète ne soit découverte. 2
La seconde thèse concerne la manière dont la référence est transmise : une
fois que la référence du nomest fixée, le nom passe de locuteur à locuteur à
travers une chaîne causale. C’est ainsi que la référence du nom est
transmise et préservée :

Cette association initiale se transmet de locuteur à locuteur sur la base


d’une relation, accompagnée de l’intention (caractéristique d’une
communauté linguistique) que chaque locuteur a d’utiliser le nom tel
qu’il est utilisé par les locuteurs qui lui en enseignent l’utilisation. Cette
«chaîne» d’utilisation du nom est nommée par Kripke chaîne causale,
parce que la référence est transmise par des relations causales (…).3

Précisons que cette théorie a formulé trois objections importantes à


l’encontre de la théorie descriptiviste. Selon cette théorie, un nom propre
désigne un objet via le contenu descriptif que le locuteur associe au nom.
Par exemple, quand le locuteur utilise le nom propre « N », il réfère à un

1Je dois cette précision à Fabrice Correia.


2REIMER, Marga, Reference, first published Jan 20, 2003 ; substantive revision May 20, 2009, Stanford
Encyclopedia of Philosophy : http://plato.stanford.edu/entries/Reference.
3 Ibid., p.27.

4
objet particulier x parce qu’il associe au nom « N » un certain contenu
(l’unique F) et que l’objet x est en fait l’unique F.
La première est une objection sémantique : les amis de la théorie
descriptiviste soutiennent que la référence est synonyme (sémantiquement
équivalente) à une description qui s’interpose entre le nom et l’objet. Or,
en reprenant notre précédant exemple, Sam aurait très bien pu ne pas être
français ou ne pas être dans la salle B121. La référence n’est donc pas
synonyme à la description (ou à un faisceau de description).
La seconde est l’objection de l'ignorance et de l'erreur : « Shakespeare a
écrit Hamlet ». S’il y a un rapport de synonymie entre le nom «
Shakespeare » et la description définie (« a écrit Hamlet »), alors si on
découvre que c’est Bacon qui en fait a écrit Hamlet, cela impliquerait que
Bacon soit Shakespeare.
La troisième est l’objection des nécessités non voulues : si « Aristote » est
synonyme du « philosophe né à Stagire auteur de la métaphysique », il
s’ensuit que l’énoncé « Aristote est né à Stagire et écrivit la
métaphysique » est analytique et donc nécessaire. Or, c’est un fait
contingent qu’Aristote soit né à Stagire et ait écrit la métaphysique.

Que dire maintenant des expressions comme « Tintin », « Gregory


House », « Chihiro » « Dean Corso », « Emma Bovary », « Jack Bauer »,
« Indiana Jones » etc. ? Si nous suivons la théorie de la référence directe, il
semble que nous ayons un premier problème avec le statut de ces
expressions : contrairement aux noms propres ordinaires, ces noms
fictionnels ne semblent pas faire directement référence à une personne
réelle. L’intuition contraire semble plutôt la bonne, à savoir que ces
expressions manquent de référence. Or, une phrase prédicative qui
contient un nom propre peut difficilement être vraie ou fausse, si le nom
n’a pas de porteur, puisque, selon la théorie standard, une phrase de ce
type est vraie ssi le référent du nom appartient à l’extension du prédicat.
Nous avons également un second problème. Si le référent d’un nom doit
être causalement lié à notre usage de ce nom, les objets fictionnels
semblent devoir être des objets concrets et non pas, par exemple, des
objets non existants ou des objets abstraits. Nous verrons dans la suite de
ce travail les solutions proposées pour remédier à ces deux difficultés.

Il y a au moins deux façons d’aborder la question de la référence des noms


propres fictionnels : la première manière est de considérer que le nom
propre fictionnel est vide. Selon cette approche, les noms fictionnels ne
réfèrent pas. En ce sens, ces expressions ne seraient pas littéralement des
noms propres. Il faut paraphraser ces termes de manière à ce que ressorte
leur véritable forme logique. Cette thèse regroupe des philosophes comme
RUSSELL, d’après lequel les noms fictionnels sont des abréviations de
descriptions définies, et des philosophes comme CURRIE, pour qui les
noms fictionnels ont la fonction de servir d’appui (props) dans un jeu de
faire semblant, dans lequel il s’agit d’imaginer des personnes réelles
porteuses de ces noms. La seconde manière est de considérer que les noms
fictionnels ne sont pas vides. Cette dernière thèse regroupe à la fois des

5
philosophes comme THOMASSON, qui acceptent un engagement
ontologique envers des entités existantes, et des philosophes comme
PARSONS qui acceptent un engagement ontologique envers des entités
non existantes.

6
2. Exposé général et bref des théories :
2.1 Les théories non-référentialistes
Il y a plusieurs options possibles pour défendre une thèse non-
référentialiste : on peut choisir la solution des paraphrases de RUSSELL, la
solution de la théorie de la pretense ou celle de la théorie du « make-
believe ». On peut également s’inspirer des théories linguistiques et de
celles du « make-believe » comme le fait Gregory CURRIE dans the nature
of fiction (1990).

La solution des paraphrases :


Les amis des paraphrases fournissent une analyse du discours fictionnel
en dépit du fait que les termes fictionnels sont considérés comme non-
référents. Ils essaient de reconstruire des phrases qui semblent porter sur
des objets fictionnels de telle manière que ressorte leur véritable forme
logique. Pour un russellien, par exemple, une phrase comme « Emma
Bovary est la femme de Charles » est évaluée de la manière suivante : « il y
a un unique objet x tel que x est Emma Bovary et x est la femme de
Charles ». En réalité, bien sûr, il n’y a pas de tel x. Cette technique de la
paraphrase permet de réécrire des phrases qui semblent être à propos de
personnages de fiction de telle manière que les noms de ces personnages
ne réfèrent plus à des objets fictionnels. Pour un Frégéen, préfixer des
phrases telles que « Emma Bovary est la femme de Charles » d’un
opérateur4 comme « Dans l’histoire de Madame Bovary » permet de
déplacer la phrase originale dans un contexte indirect. Dans ce contexte, la
phrase préfixée peut avoir une valeur de vérité indépendamment du fait
que le nom fictionnel ne réfère pas. Pour un Russellien, les phrases
préfixées peuvent être vraies, puisque le nom fictionnel a dans ce cas une
occurrence secondaire : dans l’histoire, il y a un objet x tel que x est la
femme de Charles. Mais si elles sont non préfixées, elles ne sont pas
fausses : certaines phrases non préfixées pourraient être vraies pour
Russell comme la phrase « le chien des Baskerville n’existe pas. ». Dans
cette phrase, en effet, il est bien vrai qu’il n’y a pas d’objet x tel que cet
objet est le chien des Baskerville5.
Mais la stratégie de l’opérateur semble avoir du mal à faire sens des
phrases telles que « Emma est un personnage de fiction ». Si nous ajoutons
en effet à cette phrase le préfixe « Dans l’histoire de Madame Bovary »,
cette phrase est fausse. Cela dit, une grande variété de solution a été
proposée pour éviter les difficultés du discours fictionnel. Une phrase
telle que « Emma Bovary est un personnage de fiction » est évaluée par les
Russelliens et les Frégéens, respectivement, comme suit : « le nom « Emma
Bovary » est non-référent » ou « le sens Emma Bovary ne présente rien ».

4 Un opérateur en logique est un terme qui prend une ou plusieurs propositions pour faire une
proposition.
5
Merci à Amanda Garcia pour ce commentaire.

7
Ainsi, le discours fictionnel ne porte plus sur des objets fictionnels mais
sur des noms ou sur des sens. Certains considèrent que le discours
fictionnel porte en réalité sur l’auteur ou sur l’histoire elle-même . Une
phrase qui semble concerner un personnage de fiction telle que « Emma
est la femme de Charles » serait paraphrasée comme disant : « Quelqu’un
a écrit une histoire qui contient « Emma est la femme de Charles » ». Mais
cette stratégie ne permet pas de paraphraser des phrases comme « Emma
est un personnage de fiction », car il n’est pas le cas que l’histoire contient
une telle phrase. D’autres soutiennent que le discours fictionnel porte sur
des activités de personnes réelles ou sur des séquences de mots dans le
texte. Une stratégie que nous considérerons en particulier dans ce travail
est celle de CURRIE. Elle consiste à paraphraser une partie du discours
fictionnel avec la notion de rôle : une phrase comme « « Emma Bovary »
est le nom propre d’Emma Bovary » s’analyserait comme suit : « Parmi les
caractéristiques qui déterminent le rôle d’Emma, il y a celle de s’appeler
« Emma » ». En bref, pour chaque cas, une stratégie différente a été
développée pour défendre l’idée que le discours fictionnel n’a pas besoin
de référer à des objets fictionnels.
Une objection générale à cette solution des paraphrases est de dire que
même si une paraphrase était disponible pour chaque cas, il se pourrait
très bien que nous découvrions une phrase complexe impossible à
paraphraser, rendant ainsi ad hoc toute la stratégie. Cette solution ne peut
donc offrir une analyse systématique du discours fictionnel.

La théorie de la pretense :
La théorie de la pretense offre une analyse alternative du langage
fictionnel. Comme la stratégie précédente, elle cherche à éviter de postuler
des objets fictionnels. Les amis de cette théorie soutiennent qu’un auteur
de fiction prétend affirmer ce qu’il écrit, sans l’affirmer réellement. Selon
cette théorie, quand nous énonçons une phrase commme une partie d’un
discours non-fictionnel nous l’assertons et quand nous énonçons une
phrase comme une partie d’un discours fictionnel nous sommes en train
de faire semblant (pretending) de l’asserter.6

SEARLE est un des principaux partisans de cette théorie. Il soutient que


les auteurs de fiction n’affirment rien quand ils produisent un énoncé
fictionnel mais qu’ils font semblant d’affirmer quelque chose. Il s’agit en
réalité d’une pseudo performance. Selon lui, ce n'est pas le niveau de la
signification qui determine la fictionnalité d’un texte mais le niveau de la
force illocutoire7. Il soutient le principe suivant:
Principe FP (functionality principle): l’acte illocutoire accompli dans
l’énonciation d’une phrase est fonction de la signification de la phrase8.

6 CURRIE, Gregory, The nature of fiction, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p 12.
7 Promesse, questions et affirmations ont des forces différentes.
8 ibid., p. 14.

8
En d’autres mots, une fois qu’on fixe la signification de la phrase, on fixe
l’acte illocutoire accompli: la signification d’une phrase détermine le type
d’acte illocutionnaire que la phrase accomplie.

SEARLE critique la théorie selon laquelle l’acte de raconter une histoire est
un acte illocutoire particulier: alors que l’écrivain de non-fiction accomplit
un acte illocutoire d’asserter, l’écrivain de fiction accomplirait un acte
fictionnel. Car, selon lui, cette conception est inconsistante avec (FP) : une
même phrase avec la même signification peut se trouver dans la fiction
comme dans la non-fiction. Selon le principe (FP), ces phrases doivent
avoir la même force illocutoire. Imaginons qu’une même phrase
apparaisse à la fois dans le discours fictionnel et dans le discours réel.
Dans les deux cas, la phrase a la même signification. Elle devrait donc
avoir la même force illocutoire. L’idée que raconter une fiction est un acte
illocutoire particulier est donc inconsistante avec le principe FP. Mais est-
ce que le principe (FP) est plausible ?

Cela ne semble pas être la cas selon CURRIE : la même phrase peut, selon
le contexte, être utilisée pour faire une assertion, poser une question ou
donner un ordre : «Tu partiras maintenant.» peut être prononcé pour
affirmer que tu partiras maintenant mais également pour donner l’ordre
de partir. Cet énoncé a donc la même signification mais permet de réaliser
deux actes illocutoires distincts.

Le second argument de SEARLE en faveur de la théorie de la pretense est


que sa théorie permet de répondre à la question de savoir comment il est
possible de dire une chose vraie en prononcant une phrase fictionnelle
telle que « Holmes n’a jamais été marié », étant donné que Holmes n’existe
pas. Quand le lecteur prononce cette phrase, il affirme quelque chose de
vrai au sujet de la fiction, à savoir que Holmes n’a jamais été marié. Il ne
prétend pas se référer au réel Sherlock Holmes, mais il se réfère réellement
au personnage fictif Sherlock Holmes.
Cela présuppose, selon CURRIE, l’existence d’un Sherlock Holmes
fictionnel, à savoir l’existence d’un Sherlock Holmes tel qu’il est décrit
dans la fiction : « Holmes et Watson n’ont jamais existé du tout, ce qui
bien sûr n’empêche pas qu’il existe dans la fiction ».9 Pour comprendre
une phrase comme « Holmes n’a jamais été marié », il faut introduire une
distinction entre exister et exister dans la fiction.
Qu’est ce qui rend possibles ces illocutions feintes ? Selon SEARLE, ces
illocutions feintes sont rendues possibles par l’existence d’un ensemble de
conventions institutionnelles qui suspendent l’opération normale des
règles sémantiques et pragmatiques reliant les actes illocutoires et le
monde. Ce sont par exemple ces conventions qui suspendent le
fonctionnement référentiel des énoncés dans la fiction.

Mais l’objection est la suivante. La possibilité que l’audience se trompe sur

9 ibid., p.17.

9
le statut fictionnel d’une œuvre est ouverte. On pourrait penser par
exemple collectivement que telle œuvre est une œuvre de fiction et
apprendre par la suite que ce n’est pas le cas. Et inversement on pourrait
penser que tel texte est une oeuvre non-fictive et découvrir qu’il s’agit en
réalité d’une pure fiction. Dans ces deux cas, le texte serait ou ne serait pas
fictionnel indépendammant de ce qu’en jugent les lecteurs. En ce sens les
croyances collectives de la communauté ne sont ni nécessaire ni suffisante
pour établir le statut fictionnel d’une œuvre.

La théorie du « make-believe » :
La théorie du « make-believe » (faire semblant de croire) est le paradigme
dominant pour expliquer l’usage des noms propres fictionnels dans le
type de discours fictionnel. Selon cette théorie, il y a un jeu de faire
semblant à la racine de toute fiction :

Children are active participants in make-believe, and they belong to the


worlds of their games. It is "true in the world of a game of cops and
robbers" that one child is a cop and another a robber. It might appear
that appreciators of representational art, by contrast, merely stand back
and observe fictional worlds from the outside. Appreciators (usually)
do not belong to the worlds of paintings and novels; nothing is "true" of
the reader "in the world of Crime and Punishment." I claim, however,
that appreciators use paintings and novels as props in games of make-
believe, much as children use dolls and toy trucks, and that
appreciators participate in these games. In addition to the world of the
work, there is a world of the appreciator's game. And the appreciator
belongs to this world. What is most distinctive about my approach is its
emphasis on appreciators participation in games of make-believe. » 10

Plusieurs notions sont centrales pour un théoricien du « make-believe »11 :

(i) la notion d’activité mentale ou d’attitude mentale qu’on appelle


imaginer : cette activité consiste pour l’appréciateur à faire comme si un
auteur fictif asserte une proposition. Cette activité à laquelle prennent part
les lecteurs de fiction est comparée par ces théoriciens à des jeux d’enfants,
dans lesquels des poupées sont des personnes, des camions jouets, des
camions, des bouts de bois, des pistolets, etc., puisque le jeu en question
prescrit que c’est ce que l’enfant doit imaginer.

(ii) la notion de prescription : il y a prescription dans le domaine de la


fiction, comme dans celui de la vérité : la vérité est ce qui doit être cru, la
fictionnalité est ce qui doit être imaginé. Le devoir en question implique
qu’il y a certaines choses à imaginer plutôt que d’autres. Si j’imagine par
exemple qu’Emma Bovary est une enseignante féministe, je me trompe sur

10 WALTON, Kendall, Mimesis as Make-Believe, On the Foundations of the Representational Arts, Cambridge,
Harvard University Press, 1990.
11 Nous offrons ici un aperçu groupé des notions importantes auxquelles recours WALTON (1990) et

CURRIE (1990) dans leurs théories respectives.

10
ce que j’imagine. Par contre, imaginer qu’Emma est une femme insatisfaite
est conforme à ce que l’œuvre prescrit d’imaginer dans le cadre du jeu de
« make-believe ».

(iii) la notion d’acte performatif : le discours fictionnel impliquerait un


authentique acte performatif de l’auteur fictionnel :

«Fiction making is distinguished by the performance of a fictive


utterance, an utterance produced in order to fulfill certain specific
intentions ; we may call them fictive intentions.» 12

Cet acte, comme l’explique Amanda GARCIA (2008), est la performance


d’une énonciation fictionnelle, une énonciation produite dans le but de
réaliser l’intention fictionnelle de l’auteur. C’est donc l’acte de l’auteur qui
fait qu’une œuvre est une fiction ou non. Cette stratégie permet de rejeter
la théorie de la pretense, en montrant que la présence de pretense n’est pas
nécessaire à la fiction. Il y a d’autre part, des cas de prétendues
affirmations qui ne produisent aucune fiction, comme c’est le cas
lorsqu’un professeur présente à ses étudiants un mauvais argument. Par
conséquent, la pretense n'est pas non plus une condition suffisante pour la
fiction.

(iv) la notion d'intention : tout acte de fiction making est selon CURRIE le
produit d’une intention fictionnelle. Une intention est fictionnelle ssi elle
est une intention de l’auteur fictif que l’audience aborde le texte avec
l’attitude imaginative du « make-believe ».

(v) les notions d’ « être vrai dans une fiction » ou d’« être fictionnel(le) »,
qui sont pour Walton sémantiquement équivalentes. Une question
soulevée par Walton est de savoir comment déterminer ce qui est vrai
selon la fiction. Selon Walton, il y a certains principes de génération des
vérités fictionnelles. Le premier est le principe de réalité (PR), le second,
celui de la croyance mutuelle (PCM) :

(PR) : « If p1, …, pn are the propositions whose fictionality a


representation generates directly, another proposition, q, is fictional in
it if, and only if, were it the case that p1, …, pn, it would be the case that
q. »13.

Selon ce principe, les personnages humains sont à considérer comme des


êtres humains : ils boivent, ont du sang, perçoivent, souffrent, l’idée étant
que c’est le monde réel qui permet de dériver des vérités fictionnelles.

CURRIE, Gregory, The nature of fiction, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p.11.
12

WALTON, Kendall, Mimesis as Make-Believe, On the Foundations of the Representational Arts,


13

Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 145.

11
(PCM) : « If p1, …, pn are the propositions whose fictionality a
representation generates directly, another proposition, q, is fictional in
it if and only if it is mutually believed in the artist’s society that were it
the case that p1, …, pn, it would be the case that q. »14

Ce principe, qui prend en compte les croyances, permet d’éviter de dériver


des propositions intuitivement fausses, comme par exemple, qu’il est
fictionnellement vrai, dans le cadre d’une œuvre antique, que la terre est
ronde.

THOMASSON, une adversaire de cette théorie, résume très bien les points
forts de la théorie du « make-believe » : selon elle, cette théorie est
séduisante pour au moins trois raisons : premièrement, en niant que les
noms fictionnels réfèrent à des objets particuliers, les théories du faire
semblant sont consistantes avec notre intuition que Mme Bovary n’existe
pas. Si on accepte que les noms fictionnels réfèrent, on doit expliquer
pourquoi les existentiels négatifs15 impliquant des noms fictionnels nous
semblent vrais. Deuxièmement, si on accepte que les noms fictionnels
réfèrent, on doit expliquer à quoi ils réfèrent, ce qui, au moins depuis les
débats entre MEINONG et RUSSELL, est considéré comme un chemin
marécageux. Grâce à la théorie du « make-believe », on peut l’éviter.
Troisièmement, le fait de postuler que le discours fictionnel implique
l’activité de feintise (« make-believe ») nous permet d’éviter certaines
contradictions apparentes, comme de dire par exemple que le monstre
Frankenstein est à la fois une création du Dr Frankenstein et une création
de Mary Shelley, ou de dire que Sherlock Holmes est à la fois un détective
et un personnage de fiction qui ne peut résoudre aucun crime. En
précisant qu’une partie du discours est dans la portée du « make-believe »,
on évite cette apparente contradiction. Néanmoins, THOMASSON
n’accepte pas l’idée waltonnienne selon laquelle l’ensemble du discours qui
implique des noms fictionnels contient un élément « de make-believe ».

14ibid., p.151.
15
Les existentiels négatifs sont, comme le nom l’indique, des énoncés du type : « Mme Bovary n’existe
pas ».

12
2.2 Les théories référentialistes
Toutes les théories référentialistes valident le principe suivant :

(GE) : principe de la généralisation existentielle : Fb → ∃x(Fx)

Ce principe dit que si Mme Bovary est F alors il y a un certain individu qui
est F. Mais, par opposition à la théorie des objets abstraits, la théorie des
objets non-existants 16 nie que : Fb → b existe (si Mme Bovary est F alors
Mme Bovary existe). Par contraposition, elle nie aussi que si l’individu en
question n’existe pas, le prédicat ne peut s’appliquer à lui. Pour cela, cette
théorie introduit une distinction entre ce qu’il y a au sens du
quantificateur existentiel (∃)17 et le prédicat d’existence (E). Le
quantificateur n’a pas de signification existentielle pour les amis de cette
théorie, et donc pour eux, ∃x(x=b) n’implique pas que b existe. Mais,
même si les objets de fiction n’existent pas, on peut quand même
quantifier sur des objets qu’il y a. Cette stratégie permet de distinguer les
types de discours intrafictionnels comme «Emma est la femme de Charles»
,qui quantifient sur des objets qu'il y a au sens de (∃), des types de
discours sérieux comme « Barack Obama est le président des USA » qui
quantifient sur des objets qui existent au sens de (E)18.

Par opposition, il y a plusieurs façons de défendre une théorie des objets


existants comme références des noms fictionnels : un individu
existant peut être selon les théories soit (a) un individu existant non-
actuel19 ; (b) un artefact 20 abstrait ; (c) un individu abstrait non-artefact21.
Les amis des théories du type (a ou b ou c) soutiennent que les noms
propres fictionnels réfèrent à des objets existants. Ces théories sont en
désaccord sur le type d’entité que sont les personnages de fiction. La
théorie du type (a) introduit une distinction entre des existants non actuels
et des existants actuels : elle distingue le monde actuel @ dans lequel nous
vivons des mondes fictionnels qui ne sont actuels que pour les habitants
de ces autres mondes. «Actuel» est une notion indexicale au même titre
que « ici » et « maintenant » ; sa référence dépend du contexte
d’énonciation. Dans un monde fictionnel, l’histoire est énoncée par un
narrateur qui connaît l’ensemble des faits réels qui ont eu lieu dans ce
monde. Chaque personnage a des contreparties dans les mondes possibles
auxquels il n’appartient pas. Ces répliques sont identifiées par une
similarité qualtitative qu’elles entretiennent avec lui.

16 Théorie de PARSONS, (1980).


17 il y a un objet x tel que x est F.
18 Nous verrons par la suite que cette théorie encourt un risque de contradiction.
19 Théorie de LEWIS, (1984).
20 Théorie de THOMASSON (1999) .
21 Théorie de WOLTERSTORFF, (1980).

13
Grâce aux mondes possibles, cette théorie est en mesure d’assigner une
valeur de vérité relativement à un monde possible. Pour indexicaliser la
notion de monde actuel, cette théorie propose de préfixer le discours
fictionnel d'un opérateur fictionnel. Elle analyse ainsi la vérité fictionnelle:

A sentence of the form « in the fiction f », is non-vacuously true iff,


whenever w is one of the collective belief worlds of the community of
origin of f, then some world where f is told as known fact and is true
differs less from the world w, on balance, than does any world where f
is told as known fact and is not true. It is vacuously true iff there are no
possible worlds where f is told as known fact.22

Les amis de la théorie du type b soutiennent, quant à eux, que les


personnages de fiction sont des artefacts abstraits. Qu’est-ce qu’un
artefact ? Les artefacts sont des objets qui ont été créés. Un bout de papier
qui compte comme de l’argent est un exemple d’artefact. Dans ce cas, il
s’agit d’un objet social. Mais tout artefact n’est pas nécessairement un objet
social (par exemple, une table).

Qu’est ce qu’un objet abstrait ? Les nombres sont souvent considérés


comme des objets abstraits, car ils n’existent pas dans l’espace temps et
sont causalement inertes. Mais contrairement aux nombres, les artefacts
ont été créés. Ils ont en fait une situation intermédiaire: ils commencent
dans le temps (ne peuvent pas exister sans une réalisation dans l'espace
temps) et se comportent comme des objets abstraits, puisqu'ils sont
causalement inertes. Selon les amis de cette théorie, les personnages de
fiction ne sont pas des objets plus étranges que les mariages. Pour qu’il y
ait des mariages, il est logiquement suffisant qu’il y ait certaines lois
prescrivant des conditions suffisantes pour qu’il y ait des mariages. Quel
sens pourrait-il y avoir à accepter qu’il y ait de telles lois, et nier qu’il y a
des mariages ? La même chose vaut pour la fiction. Puisque nous
acceptons qu’il y a des choses comme des œuvres de fiction, il ne fait pas
sens, au nom de la parcimonie, de rejeter qu’il y a des intrigues, des
personnages de fiction, des symphonies etc. L’existence des personnages
de fiction est garantie par l’existence des œuvres fictionnelles.

Si les personnages de fiction ne sont pas spatiotemporels, comment la


référence est-elle fixée ? Selon la théorie de la référence directe, le référent
doit être causalement lié à l’usage du nom. Pour THOMASSON, c’est le
texte lui-même qui est une fondation spatiotemporelle des référents. Les
référents sont dépendants du texte. Par conséquent, on peut faire référence
aux objets fictionnels à travers le texte.

Comment la référence est-elle transmise ? Etant donné que le baptême de


l’objet fictionnel est effectué par le texte23, la transmission du nom
22 LEWIS, 1984, p.273.
23 “Lorsque, dans une œuvre, une description est associée au nom d’un personnage, le baptême officiel a
lieu. La fondation textuelle d’un personnage peut être considérée comme une référence quasi-indexicale

14
fictionnel peut passer de locuteur à locuteur à travers une chaîne causale
de référence. Même si les personnages de fiction ne sont pas spatio-
temporellement localisables dans le texte, cela ne semble pas poser
problème pour lier causalement le référent à l’usage du nom. En effet, la
nature de l’objet de référence (concret ou abstrait) ne devrait pas avoir
d’impact sur la question de savoir s’il peut y avoir transmission de la
référence par chaîne causale. On peut penser par exemple au nom
« deux »24.

Les amis de la théorie du type c autorisent, quant à eux, que les


personnages de fiction soient des objets abstraits mais ils nient qu’ils
soient des artefacts. Contrairement à la théorie du type b, les personnages
de fiction sont conçus comme des genres de personnes, qui ne sont pas
créés par un auteur, mais « sélectionnés ».

Dans ce travail, nous examinons en particulier l’opposition entre les


théories non-référentialistes et la théorie référentialiste du type (b), la
théorie des artefacts abstraits.

La stratégie référentialiste consiste à distinguer des usages fictionnels


d’après le jeu de faire semblant prescrit par l’histoire (« Mme Bovary est la
femme de Charles »), des usages réels dans lesquels le locuteur asserte
qu’il est en train de référer à quelque chose qui s’appelle « Emma Bovary »
ou « Sherlock Holmes ». L’exemple qui suit pourrait rendre sensible à cette
distinction : un policier qui dirait à son collègue « Appelle Sherlock
Holmes », n’est pas dans un type de discours sérieux. Ce discours est
intuitivement très différent de celui qui consisterait à expliquer à des
touristes naïfs, qui prendraient Sherlock Holmes pour un personnage
historique, qu’il est en fait un personnage de fiction. Au moins dans ce
second type de discours, la théorie du type (b) autorise que le nom
« Sherlock Holmes » puisse être utilisé pour référer sérieusement à Sherlock
Holmes. La question de la distinction des types de discours nous amène à
notre prochaine section.

au personnage, en tant que fondé sur les phrases de ce texte, référence quasi-indexicale grâce à laquelle le
baptême est effectué. » Amanda Garcia (2008), p.42.
24 Je dois cet exemple et ce commentaire à Fabrice Correia.

15
3. Exposé général des types de discours
Pour le philosophe qui veut savoir si les noms propres fictionnels réfèrent,
une difficulté surgit bien vite, qui tient à l’usage qui est fait des noms
propres fictionnels dans différents type de discours. L’auteur de fiction ne
fait probablement pas le même usage d’ « Emma Bovary » quand il
invente une fiction que le théoricien de la littérature quand il évalue ou
décrit le contenu d’une œuvre. Il est alors naturel de commencer par
enquêter sur la sémantique des noms fictionnels en distinguant différents
types de discours.

Il y a au moins sept types de discours que nous pouvons distinguer:


certains types de discours sont dits réels25, d’autres fictionnels. Les types
de discours sont réels quand le discours est à propos des personnages de
fiction en tant que personnages de fiction. Les types de discours sont
fictionnels quand il s’agit en général d’un discours dans la fiction (les
phrases écrites dans une œuvre fictionnelle). Toutefois, la distinction
dans/à propos de ne recoupe pas la distinction fictionnel/réel. En effet, les
types de discours fictionnels peuvent également être à propos de la fiction,
à condition qu’il s’agisse d’un discours dans une œuvre fictionnelle. C’est
par exemple le cas, comme nous le verrons, du discours intrafictionnel et
du métadiscours du narrateur. Il s’agit dans ces cas de discours à propos
de la fiction dans une œuvre fictionnelle.

Nous pouvons répartir ces types de discours dans au moins deux grands
contextes de discours :

Le contexte fictionnel :

Le discours de l’auteur :

1. Emma, rentrée chez elle se plut d'abord au commandement des


domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta son couvent.26

Ce discours pose le problème de la référence de manière différente que le


reste du discours fictionnel. Si on accepte en effet que le discours de
l’auteur est créé, la question se pose de savoir comment on peut faire
référence grâce à un nom tout en le créant. Il s’agit d’une catégorie spéciale
du type de discours fictionnel.

Le discours intrafictionnel :

2. Emma Bovary est la femme de Charles.

25 Je reprends ici la distinction d’Amie THOMASSON (1999).


26 FLAUBERT, Gustave, Madame Bovary, éditions Larousse, Paris, 2007, p. 56.

16
Il s’agit ici d’un discours que nous utilisons pour décrire le contenu d’une
œuvre fictionnelle. Ce discours n’est pas seulement un discours interne ou
dans le cadre de la fiction mais également un discours à propos de la
fiction, puisque nous décrivons le contenu de l’œuvre :

Le métadiscours du narrateur :

3. Et bien lecteurs, à quoi tient que je n’élève une violente querelle entre
ces trois personnages (…) 27

Ce discours du narrateur est un commentaire de la structure ou des objets


fictionnels de l’œuvre narrative :

Le contexte réel :

Le discours existentiel négatif réel :

4. Emma Bovary n'existe pas.

Ce discours est à distinguer des existentiels négatifs fictionnels, lorsque


nous disons par exemple, « dans le chien des Baskerville, le chien des
Baskerville n’existe pas. »28

Le discours métafictionnel :

5. « Emma Bovary » est le nom propre d’Emma Bovary.


6. Emma est un personnage de fiction.
7. Mme Bovary apparaît à la page 12 du roman de Flaubert.
8. Mme Bovary a été créée par Flaubert.

Le discours interfictionnel :

9. Mme Bovary est plus irrationnelle que Phèdre.

Dans cette phrase, nous comparons les contenus d’œuvres différentes.

Le discours mixte :

10. Mme Bovary est plus bête que Carla Bruni.

Il s’agit, dans cette dernière catégorie de discours, de comparer des objets


réels et des créatures de fiction :

Les théories du « make-believe » nient en général qu’il est primordial de


distinguer des types de discours réel (à propos de la fiction) versus des

27 Diderot, Jacques le Fataliste, p.121).


28 Cette distinction m’a été suggérée par Amanda Garcia.

17
types de discours fictionnels pour expliquer l’usage des noms propres
fictionnels.

Dans ce travail, j’examine en particulier l’usage des noms propres


fictionnels dans le discours de l’auteur, le discours intrafictionnel, le
discours métafictionnel et les existentiels négatifs et réels.

18
4. Contexte fictionnel : que disent les non-
référentialistes et les référentialistes du :
4.1 Discours de l’auteur

Stratégie non-référentialiste :

Selon cette stratégie, il s’agit de reformuler les expressions comme


« Emma », « Tintin », « Chihiro », « Jack Bauer » par des paraphrases, de
telle manière que le discours fictionnel ne porte plus sur des objets
fictionnels. Considérons la phrase qui suit :

1. Emma, rentrée chez elle se plut d'abord au commandement des


domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta son couvent.

Cette phrase qui appartient au discours de l’auteur semble remplir au


moins 4 conditions : (a) c’est une phrase prédicative de la forme Fb, où F
est un prédicat complexe et b un terme singulier29 en position de sujet; (b)
le terme singulier est un nom propre (c) pour un objet fictionnel ; (d) il
s’agit d’un énoncé vrai.

Comment expliquer l’usage de l’expression « Mme Bovary » dans cet


énoncé ? Si l’on compare l’usage de ce nom à celui qui n’impliquerait
qu’un authentique nom propre, on peut se demander si l'expression
« Emma » ne serait pas en fait autre chose qu'un nom propre ? D'autre
part, parlons-nous vraiment de quelque chose de particulier lorsque nous
disons des phrases à propos de la fiction comme « Emma est F » ?

Stratégie russellienne :
RUSSELL rejette les conditions (a), (b) et (c). Sa thèse est que les noms
fictionnels ne sont pas des noms propres et donc ne font pas référence. Les
noms fictionnels sont en réalité des abréviations de descriptions définies.
Dans la phrase (1), « Emma » cache la véritable forme logique d’une
description définie (le F). Selon RUSSELL, une phrase comme « Emma est
G » se reformule par exemple de la façon suivante :

1’. Il y a un unique x qui est F, et tous les x qui sont F, sont G 30.

Cette stratégie linguistique met en lumière la véritable forme logique de la


phrase. Puisqu'il est faux qu'il existe un tel x, la fonction propositionnelle
(x est F) est fausse. Néanmoins, le sens du nom « Emma » est donné par
cet ensemble de descriptions définies. La forme logique de l’énoncé
montre que le discours de l’auteur ne porte pas sur un objet fictionnel.

29 Un terme singulier (« Paris ») est une expression linguistique qui désigne un objet unique, Paris.
30 Je remercie Fabrice Correia pour son commentaire.

19
Selon cette approche, (1) est faux et possède un sens. Cette théorie
s’applique également au discours intrafictionnel. Toutefois, la stratégie de
RUSSELL prête le flanc à au moins trois objections générales :

(i) En supposant que le discours fictionnel est toujours faux, il semble que
nous ne pourrions plus discriminer les phrases suivantes :

2. Madame Bovary est la femme de Charles.


11. Emma Bovary est une astrologue.

Pour cette raison, l’analyse russellienne en termes de descriptions définies


n’est pas acceptable. Si la fausseté recoupe ces deux catégories de phrases
nous n’avons plus le moyen de distinguer ce qui est distinguable en
termes de valeur de vérité.

(ii) Si le sens d’un nom fictionnel est donné par un ensemble de


descriptions définies, le lecteur normal n’a la capacité de comprendre que
partiellement le nom fictionnel. En effet, ce dernier ne possède pas toutes
les descriptions définies qui concernent tel ou tel personnage dans
l’histoire. Il faudrait donc qu’il soit un lecteur idéal (objection de CURRIE).

(iii) La troisième critique consiste à indiquer qu’il y a parfois des objets


concrets (figures historiques, lieux, événements) qui apparaissent dans le
discours de l’auteur. C’est par exemple le cas quand des personnages
comme Napoléon ou quand des villes, comme Rouen ou Londres,
apparaissent dans des œuvres de fiction. Dans ces cas, il y a bel et bien
des entités concrètes auxquelles réfèrent ces noms propres. Il est donc au
moins faux en ce qui concerne ces entités de soutenir que le discours de
l’auteur est toujours faux.

Une alternative serait de considérer ces entités non comme des objets
concrets mais comme des substituts (surrogates31). Londres par exemple
n’apparaîtrait pas dans les romans de Sherlock Holmes en tant qu’objet
concret, mais en tant que substitut de Londres. Cette stratégie est celle en
particulier des amis de la théorie des objets non-existants. En refusant
l’usage de l’opérateur de fiction, ils ne peuvent pas fournir, grâce à ce
dernier, un sens dans lequel les énoncés fictionnels à propos d’individus
concrets seraient vrais sans que soient contredits les faits empiriques. Par
exemple, dans les récits de Sherlock Holmes, il est dit que Londres est la
ville dans laquelle habite SH. Mais dans un contexte réel, ce serait dire une
fausseté à propos de Londres, puisque c’est un fait que Londres n’a jamais
été la ville de SH. En préfixant l’énoncé « Londres est la ville dans laquelle
habite SH » de l’opérateur de fiction, Les amis de l’opérateur fictionnels
peuvent rendre compte de la vérité de cet énoncé sans contredire les faits
empiriques. C’est donc pour remédier d’une autre manière à ce problème

31 PARSONS, 1984.

20
de la référence que les tenants de la théorie des objets non-existants
distinguent Londres S (substitut) de Londres C (objet concret). Cette
stratégie a néanmoins un coût selon THOMASSON : en abandonnant
l’idée que des lieux et des figures historiques apparaissent dans des
œuvres de fiction, de nombreuses fictions historiques perdraient de leur
intensité ou de leur humour. Mais c’est une critique que nous ne
considérerons pas plus en détails.

Stratégie du « make-believe »
Selon cette stratégie, il ne faut pas comprendre les noms fictionnels comme
des noms propres. Cette stratégie rejette, comme la théorie de RUSSELL,
les conditions (a), (b), (c). Le nom fictionnel est considéré comme rien de
plus qu’un appui (prop) à un jeu de faire semblant. Il ne réfère donc pas.
L’énoncé (1) manque donc de valeur de vérité ; il n’est pas vrai ou faux
simpliciter, c’est-à-dire vrai dans le monde actuel. Toutefois, (1) ne manque
pas pour autant de signification, comme le montre CURRIE.

L’énonciation de (1) ne doit pas être comprise comme disant qu’il est vrai
dans l’histoire qu’Emma, rentrée chez elle se plut d'abord au
commandement des domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et
regretta son couvent, puisque le discours de l’auteur ne peut être préfixé
par un opérateur de fiction. Lorsque l’auteur écrit en effet p, il n'invite pas
le lecteur à croire que dans la fiction, il est vrai que p, mais il accomplit
bien l’action de rendre p fictionnel. En ce sens, il n’est pas tout à fait exact
de dire que le discours de l’auteur n’est que prétendu, que l’auteur ne
ferait qu’un usage prétendu des noms fictionnels.

Comment, selon CURRIE, utilise-t-on les noms fictionnels ? Dans le


discours d’auteur, le nom propre n’a pas pour fonction de faire référence à
un individu, puisqu’un tel individu n’existe pas ; les noms propres
fictionnels ne servent pas, dans les types de discours fictionnels, à faire
référence à des personnes réelles, mais ont la fonction de servir d’appui
(props) dans un jeu de faire semblant, dans lequel il s’agit d’imaginer des
personnes réelles porteuses de ces noms. « Emma » dans (1) ne fonctionne
pas comme un nom propre (ni comme un nom vide) ; nous sommes
invités à faire semblant qu’« Emma » est un nom propre véritable.
Toutefois, cette expression possède un sens. CURRIE compare cette
expression à « l’actuel roi de l’Angleterre ». Cette expression possède un
sens, quand bien même l’actuel roi de l’Angleterre n’existe pas.

Le contenu permet selon CURRIE de définir cet usage du nom fictionnel.


En suivant la technique des paraphrases de RAMSEY, il définit le contenu
d’une histoire fictionnelle de la façon suivante, un nom étant remplacé par
une variable liée à un quantificateur existentiel :

21
12. ∃x1…∃xn[F(x1…xn)]32.

Puisque les quantificateurs existentiels ont, dans leur portée, l’histoire


entière [F(x1…xn)], seule (12) forme une proposition. Il nous faut ainsi
comprendre l’histoire dans son entier pour comprendre le sens du nom.
D’autre part, CURRIE soutient que le contenu de l’histoire est vrai dans les
mondes qualitatifs33 de l’œuvre et faux dans tous les autres mondes, dont
le monde actuel.

Pour un philosophe comme KRIPKE a critiqué l’idée que les noms


fictionnels pourraient être des abréviations de descriptions définies, car
les noms des personnages fictionnels pourraient référer par accident à des
personnes réelles. Dans ces cas, il serait faux de dire que les noms propres
fictionnels ne référent pas. Toutefois, cette critique n’affaiblit pas la théorie
du CURRIE. Ce dernier ajoute en effet à son analyse le concept d’auteur
fictionnel : chaque histoire implique un auteur fictionnel par qui le texte
est produit qui est supposé connaître l’ensemble des faits racontés : la
lecture d’un texte de fiction revient ainsi à explorer les croyances de cet
auteur fictionnel. En ce sens, la théorie de CURRIE rejoint celle de David
LEWIS :

The storyteller purports to be telling the truth about matters whereof he


has knowledge. He purports to be talking about characters who are
known to him, and whom he refers to, typically, by means of their
ordinary proper names. But if his story is fiction, he is not really doing
these things. 34

Ce qui est vrai dans une histoire a à voir avec ce qu’il est raisonnable
d’inférer que l’auteur fictionnel croit. Pour qu’ « Emma » désigne une
personne réelle, quelqu’un devrait être au courant de tous les faits que
cette personne a accompli. Mais cela est impossible. Par conséquent, même
s’il existait une personne réelle qui a fait tout ce qu’Emma a fait dans Mme
Bovary, le nom « Emma » ne dénoterait pas cette personne.

Stratégie référentialiste :
A priori, un avantage des théories qui acceptent que les noms fictionnels
réfèrent à des personnages de fiction est qu’elles fournissent une solution
facile au problème suivant : d’après la théorie millienne, si l’on nie que les
noms fictionnels réfèrent, alors les phrases dans l’œuvre ne pourront pas
exprimer de propositions, à savoir elles ne pourront être ni vraies ni
fausses. Et si des phrases telles « Sherlock Holmes est un détective » ne
sont ni vraies ni fausses, alors, selon certains amis de la théorie millienne

32 Il existe quelqu’un x qui s’appelle « Mme Bovary », qui habite à y, qui est la femme de z, qui a des
amants, qui se suicidera etc.
33 Un monde dans lequel si tout ce qui est littéralement vrai selon l’histoire est littéralement vrai dans ce

monde. Sans entrer dans les détails, il s’agit d’un sous-ensemble des mondes possibles.
34 LEWIS David, « Truth in Fiction », in Philosophical Papers, Oxford University Press, 1984.

22
comme SALMON, les phrases qu’un lecteur de fiction prononcerait en
décrivant le contenu d’une œuvre telles que « Dans l’histoire, Sherlock
Holmes est un détective », ne pourront pas avoir de valeur de vérité. En
attribuant une référence au nom fictionnel, la solution référentialiste
permet d’éviter cette conséquence.

Pour les avocats de la théorie des objets abstraits, le problème de la


référence ne se pose pas dans le discours de l’auteur. Dans une phrase
comme

13. She was a fat old woman, this Mrs. Gamp with a husky voice and a
moist eye, which she had a remarkable power of turning up, and only
showing the white of it. (Martin Chuzzlewit, XIX.)

Mrs Gamp n’existe pas telle qu’elle est décrite dans la fiction. Par
conséquent, dans un tel contexte, l’usage des noms fictionnels n’est que
prétendu.

La thèse de SALMON est qu’en dernière analyse les noms fictionnels


réfèrent à des objets abstraits (artefacts). Selon lui, une fois que l’on
accepte que les personnages de fiction existent, il ne serait pas rentable de
soutenir que ces noms échouent à référer dans le discours de l’auteur.

Once fictional characters have been countenanced as real entities, why


hold onto an alleged use of their names that fails to refer to them? It is
like buying a luxurious Italian sports car only to keep it garaged.35

Il distingue le problème de la référence du problème de l’usage des noms


fictionnels. Il souligne qu’un usage prétendu des noms fictionnels
n’implique pas que les noms fictionnels dans ces contextes ne font pas
réellement référence. Puisqu’il s’agit que d’usages prétendus des noms
pour désigner des objets réels, cela n’est pas un problème pour la question
de la référence. Cela serait un problème pour la question de la référence
seulement si l’usage prétendu des noms dans le discours de l’auteur
impliquait un échec de la référence des noms fictionnels dans ce discours.
Mais cela n’est pas le cas. Il ne s’agit pas ici d’un authentique nom propre
et donc pas d’un nom vide. L’idée d’un usage prétendu des noms
fictionnels est tout à fait compatible avec la thèse selon laquelle il y a des
objets abstraits.

35
Cité dans THOMASSON, Amie L., « Speaking of Fictional Characters », in Dialectica, Vol. 57,No. 2 : 207-
226, 2004, p. 6.

23
4.2 Discours intrafictionnel

Stratégie non-référentialiste :

Considérons l’énoncé suivant :

2. Mme Bovary est la femme de Charles.

Par opposition au type de discours qui a été présenté dans la section


précédente, cette phrase n’est pas celle que tient l’écrivain de fiction
(Flaubert), mais celle que tient un lecteur à propos d’Emma Bovary. Il
concerne le contenu de la fiction, il s’agit d’un discours intrafictionnel36.

Un non-référentialiste tient à distinguer l’usage du nom dans les deux


types de discours. Selon CURRIE, (2) est une assertion, quelque chose que
le lecteur croit vrai et qu’il veut que nous croyions également vrai,
contrairement à (1) qui n’est pas assertorique. Mais en quoi s’agit-il ici
d’un usage fictionnel ? En réalité, (2) doit être interprété comme
implicitement précédé par un opérateur de fiction F. En effet, « Mme
Bovary est la femme de Charles » n’est pas vrai simpliciter, c’est à dire vrai
dans le monde réel, mais peut être vrai dans la fiction :

2’. Dans Madame Bovary, Mme Bovary est la femme de Charles.

En préfixant cet énoncé par l’opérateur de fiction « Dans Madame Bovary »,


le locuteur affirme que l’énoncé est une vérité fictionnelle. (2) est fausse ;
préfixée d’un opérateur fictionnel, (2) est vrai. Dire que P est une vérité
fictionnelle est une manière de dire que P fait partie d’une histoire.

Que signifie « Madame Bovary » dans cet énoncé ? Comme on l’a vu, cette
expression ne peut pas être un nom propre. Si c’était le cas, alors
comprendre cet énoncé impliquerait de savoir qui est Mme Bovary. Mais il
n’y a pas de tel objet à connaitre. L’expression « Mme Bovary » ne
fonctionne pas non plus comme variable liée comme dans le discours de
l’auteur. En effet, dire qu’il est vrai dans l’histoire que Mme Bovary est la
femme de Charles ne peut pas être équivalent à dire qu’il est vrai dans
l’histoire qu’il y a exactement une personne appelée « Mme Bovary » et
qui est la femme de Charles. L’histoire pourrait en effet contenir deux
personnes qui s’appellent « Mme Bovary » et qui sont la femme de
Charles.

Un nom doit plutôt être considéré dans ce type de discours comme une
abréviation de description définie. Une description définie est une
expression qui, contrairement au nom propre, ne fait pas référence au

36 CURRIE parle d’usage fictif (discours d’auteur), d’usage métafictif (discours intrafictionnel) et d’usage
transfictif (discours métafictionnel et interfictionnel). Je respecte ici la terminologie mise en place par
Amanda Garcia dans son mémoire de pré-doctorat.

24
même objet dans tous les mondes possibles. Pour éviter que nous
puissions associer des descriptions différentes au nom « Mme Bovary »,
CURRIE propose de considérer cette description comme faisant partie
d’un idéal sémantique : le sens de Mme Bovary serait donné par
l’ensemble de descriptions définies que le lecteur le plus rationnel aurait la
capacité de comprendre.

Stratégie référentialiste :
Par opposition au discours de l’auteur, le discours intrafictionnel peut se
reformuler à l’aide de l’opérateur de fiction. Les noms fictionnels peuvent-
ils référer à des objets abstraits dans ce type de discours ? Notons que la
théorie des objets abstraits a intérêt à postuler un certain type d’activité de
feintise pour éviter de dire par exemple que dans la fiction, un objet abstrait
s’appelle Emma et qu’il est la femme de Charles, ce qui serait faux.
Comme dans le cas du discours de l’auteur, il semble que nous avons ici
un usage prétendu des noms fictionnels. Néanmoins, la théorie des objets
abstraits tente d’aller à l’encontre de la thèse du « make-believe » en
essayant de montrer que la référence des noms fictionnels dans ce contexte
fictionnel n’intervient pas dans des jeux de « make-believe ».

Dans « Speaking of Fictional Characters », THOMASSON envisage dans


quel cas les noms fictionnels pourrait référer. Elle distingue deux types de
pretense37 :

There are (at least) two different forms pretense can take. 1) It can be de
re, as when children pretend, of a lump of mud, that it is a pie, or 2) It
can be de dicto, as when children pretend that there is a monster in the
closet (though there is no one, and no thing, of which they pretend that
it is the monster). So one question that arises naturally for anyone who
accepts that sentences within works of fiction (inscribed by the author)
involve a mere pretense of asserting various things, is whether the
pretense involved in fictionalizing contexts is de re or de dicto.38

La pretense est de re quand les enfants prétendent par exemple d’un certain
objet (tasse en plastique) qu’il a certaines propriétés (être en porcelaine) ;
la pretense est de dicto quand les enfants prétendent qu’il y a un monstre
dans le placard, bien qu’il n’y ait aucun objet dont on puisse prétendre
qu’il est un monstre. En d’autres termes, la pretense de re porte sur des
objets, par opposition à la pretense de dicto, qui porte sur des phrases. Les
théories du faire semblant que nous avons examinées ne prennent en
considération que la pretense de dicto. Or, THOMASSON prend en
considération les deux types d’activité de feintise et se demande laquelle
appliquer au type de discours fictionnel.

37 THOMASSON fait partie des philosophes qui ne distinguent pas la pretense du « make-believe ». Ces
deux notions sont ici synonymes.
38 Ibid., p. 5.

25
Selon THOMASSON, le philosophe qui accepte que ce type de discours
fictionnel peut être à propos d’objets réels (personnes, villes, événements)
doit opter pour une forme de pretense de re. La phrase « Emma est la
femme de Charles » pourrait être interprétée comme disant d’un certain
objet (Emma) qu’elle est telle que, dans le jeu de faire semblant de
l’histoire, elle est la femme de Charles :

(2’) pretense de dicto : Dans l’activité de feintise, il y a un objet x tel que x


s’appelle « Emma » et x est la femme de Charles.

Cette interprétation dit qu’il est prétendu qu’il y a un objet x tel que x est
la femme de Charles. Elle est à distinguer de l’interprétation qui suit :

(2’’) (pretense de re) : Il y a un objet x tel que x s’appelle « Emma » et tel


que dans l’activité de feintise, x est la femme de Charles.

Le quantificateur et le nom sont ici hors de la portée de la pretense. Selon


cette interprétation, ce nom pourrait référer à un personnage de fiction au
sujet duquel il est prétendu qu’il est la femme de Charles. Tandis qu’il n’y
a aucun objet impliqué dans (2’), cela pourrait être le cas dans (2’’).
Selon THOMASSON, puisque l’objet x n’est pas dans la portée du « make-
believe », il ne s’agit pas à la fois d’une femme et d’un objet abstrait. Mais,
selon nous, (2’’) n’est pas pour autant plausible. L’activité de feintise en
effet semble être à propos d’une femme de chair et de sang et non d’un
artefact abstrait, ce qui nous amène à opter plutôt pour l’interprétation
(2’). En effet, on fait comme si Emma s’appelle « Emma » et est la femme
de Charles et non comme si un abstractum s’appelle « Emma » et est la
femme de Charles. Mais, en choisissant cette interprétation de dicto, on ne
rend plus compte de l’idée que le discours puisse être à propos d’objets
réels. Cette interprétation de dicto n’implique pas en effet que les objets
fictionnels existent dans le contexte fictionnel et donc que nous devons y
référer.
Supposons maintenant que la phrase (2’’) implique qu’il y a un objet
abstrait x qui s’appelle « Emma ». Même si l’objet abstrait x peut
exemplifier la propriété de s’appeler Emma, contrairement à la propriété
d’être la femme de Charles, cette stratégie implique que dans la fiction, un
objet fictionnel s’appelle « Emma », ce qui est faux. En réalité, c’est le
personnage de fiction tel qu’il est décrit dans la fiction, qui s’appelle
« Emma » et non l’abstractum.
Or, d’après la théorie des objets abstraits, cet être de fiction n’existe pas et
ne peut donc exemplifier la propriété de s’appeler « Emma ». Il semblerait
donc que (2’’) doit être reformulé comme suit :

(2’’’) (pretense de re) : Il y a un objet x tel que dans l’activité de feintise, x


s’appelle « Emma » et x est la femme de Charles.

(2’’’) semble impliquer :

26
(5’) (pretense de re) : Il y a un objet x et un nom y, tel que dans l’activité de
feintise y est le nom propre de x.

Bien qu’il soit vrai que dans l’activité de feintise y est le nom propre de x,
cela n’implique pas que y est le nom de l’objet abstrait x. Par conséquent,
cela n’implique pas que y réfère à l’objet x.

La distinction entre une forme de pretense de re et de dicto ne semble donc


pas appropriée au problème de la référence des noms fictionnels dans le
contexte intrafictionnel. Si le discours intrafictionnel implique une forme
de pretense de dicto, on ne prétend pas d’Emma (l’objet abstrait) qu’elle
s’appelle « Emma » mais que dans l’activité de feintise, Emma Bovary
s’appelle « Emma Bovary ». Préfixée de l’opérateur fictionnel, cette phrase
serait vraie, mais il ne s’agirait que d’une vérité fictionnelle. Si l’on
suppose que le discours intrafictionnel implique une forme de pretense de
re, une phrase comme « Emma Bovary s’appelle « Emma Bovary » » serait
fausse, non pas parce qu’aucun objet abstrait ne pourrait s’appeler
« Emma Bovary » mais parce que nous faisons comme si une personne de
chair et de sang s’appelle « Emma » et non comme si un abstractum
s’appelle « Emma ».
Mais, comme le dit SALMON, si nous acceptons qu’il y a des personnages
de fiction il serait peu rentable de dire que dans une phrase comme (2)
« Emma » ne réfèrerait pas. Il y aurait une alternative39, si nous
comprenons bien, qui serait de dire que le personnage de fiction s’appelle
« Emma », parce qu’il est dit qu’« Emma » est le nom de la femme de
Charles. On aurait ici deux noms : « EmmaF » désignant la femme de
Charles ; « EmmaR » désignant le personnage de fiction. Néanmoins, une
phrase telle que « Emma est la femme de Charles » ne dit pas qu’EmmaR
est la femme de Charles pour les raisons que nous avons vues.

VAN INWAGEN essaie également de montrer que la théorie des objets


abstraits est plus fondamentale que la théorie du « make-believe ». Selon
VAN INWAGEN, il n'est pas possible d'expliquer le jeu de faire semblant
à la manière de WALTON sans reconnaître qu'il existe des objets
fictionnels. Selon cette thèse, ce sont de tels objets qui permettent l’activité
de feintise.

Don Quichotte autorise un jeu de faire-semblant dans lequel il est lui-


même un appui et dans lequel quelqu’un disant « Don Quichotte prit
des moutons pour des armées » dit fictionnellement la vérité. Je suggère
qu’il en est ainsi parce qu’il y a un personnage dans Don Quichotte
appelé “Don Quichotte” qui prit des moutons pour des armées40.

VAN INWAGEN distingue deux types de propriétés : les propriétés


intrafictionnelles sont les propriétés attribuées dans l’œuvre fictionnelle.

39
Suggérée par Amanda Garcia.
40 Cité dans Pelletier 2000, p.17.

27
Les propriétés extrafictionnelles sont celles qui ne sont pas attribuées en
accord avec ce que dit le discours fictionnel. Il peut s’agir de propriétés
métafictionnelles (avoir été crée), de propriétés formelles (être identique à
soi-même), de propriétés esthétiques (beau, laid, kitsch, sublime,
satirique). En clair, il distingue des propriétés telles que A :

A) Etre vieille ; être grosse ; s’appeler « Sarah Gamp », avoir une amie
appelée « Mrs. Prig ».

et des propriétés telles que B :

B) Etre un personnage de roman ; être une entité théorique de la critique


littéraire ; être incomplet, avoir été crée par x, (on peut ajouter) être
identique à soi même.

On trouve principalement les propriétés de type (A) dans les types de


discours fictionnels et celles de type (B) dans les types de discours réels.
Selon VAN INWAGEN, un personnage de fiction (Sarah Gamp) n’a
aucune des propriétés du type (A) qu’il est dit avoir. Un personnage est en
effet une entité théorique dont il serait faux de dire qu’elle est vieille,
grosse ou qu’elle s’appelle Sarah Gamp. Si Sarah Gamp possède certaines
propriétés, elles sont du type B. Ces propriétés sont, contrairement à celles
de type A, les seules à être appropriées à son mode d’être. Le mode d’être
est différent selon qu’un objet x est un objet abstrait et selon que x est un
détective, qu’il est l’ami du docteur Watson ou qu’il prend de la cocaïne. Les
propriétés d’ avoir été créé, d’être kitsch, d’être grotesque, d’être incomplet,
d’être identique à soi même, correspondront au mode d’être du personnage
de fiction (créature de fiction). Les propriétés d’être un détective, d’être l’ami
du docteur Watson, de fumer la pipe ou de prendre de la cocaïne
correspondront au mode d’être d’une personne de chair et de sang.
Selon cette distinction, (6) « Emma est un personnage de fiction » est vrai,
puisqu'il s'agit d’une propriété extrafictionnelle qui est en accord avec le
mode d'être des personnages de fiction (être des objets abstraits). Mais que
dire d’une énoncé comme (2) « Emma est la femme de Charles » ? Doit-on
dire qu’il est faux, puisque la propriété d’être la femme de Charles ne
correspondrait pas au mode d’être de l’objet abstrait ?

Pour résoudre cette difficulté, VAN INWAGEN distingue deux types de


prédications : la relation d’exemplification, qui est une prédication réelle et
la relation d’ « ascription », qui est une prédication fictionnelle. Alors que
des propriétés du type (B) peuvent être exemplifiées par une créature de
fiction, les propriétés du type (A) lui sont seulement attribuées (ascribed).
Cette distinction implique que le discours intrafictionnel peut être vrai ou
faux. Pour que l’énoncé soit vrai à propos d’une créature de fiction, il faut
satisfaire : ascription (x, y, z). Il faut que x soit une propriété
intrafictionnelle, y un personnage de fiction, z une œuvre de fiction.

14. Mrs Gamp est grosse.

28
15. Napoléon est vaniteux.

Ces énoncés se paraphrasent de la façon suivante :

14’. Dans Martin Chuzzlewit, la grosseur est attribuée (ascribed) à Mrs


Gamp41.

15’. Dans War and Peace, la vanité est attribuée (ascribed) à Napoléon42.

La relation d’ ascription permet d'attribuer des valeurs de vérité aux


énoncés (14’) et (15’), même si les personnages de fiction sont des
abstractum et qu’ils ne sont pas des objets spatio-temporels : (14’) est vrai
même s’il est faux de dire que Mrs Gamp exemplifie la grosseur. Pour
qu’il y ait relation d’exemplification avec ce genre de propriétés
empiriques (la grosseur), il faudrait que le personnage de fiction occupe
une certaine région spatiotemporelle. Par contre, ces entités théoriques
peuvent exemplifier des propriétés formelles comme celle d’exister, d’être
identiques à soi même, d’avoir été créé par x. Quant à (15’), cet énoncé est faux,
puisque Napoléon n’est pas une créature de fiction mais un personnage
réel43, les propriétés ne lui sont pas seulement attribuées mais il les
exemplifie.
En ce qui concerne la question de la référence des noms fictionnels dans ce
contexte, (2) « Emma est la femme de Charles » peut se reformuler de la
façon suivante :

(2’’’’) Il y a un objet x, une propriété Φ (s’appeler Emma) et une propriété


Ψ (être la femme de Charles) tels que, dans l’activité de feintise, les
propriétés Φ et Ψ sont attribuées (ascribed) à l’objet x.

Mais dans ce cas, l’objet x ne possède pas réellement les propriétés de


s’appeler « Emma » et d’être la femme de Charles, car il s’agit d’une
relation d’attribution (ascribed) et non d’exemplification. La distinction
entre des types de prédication ne semble donc pas appropriée à la
question de la référence des noms fictionnels dans le discours
intrafictionnel.
Cette conclusion est compatible avec notre intuition que si l’objet x est un
objet abstrait, il ne peut posséder des propriétés telles que s’appeler Emma
ou être la femme de Charles. Une propriété comme s’appeler Emma, si elle
était exemplifiée, devrait l’être par la personne Emma dans la fiction de
Flaubert, et non par le personnage en tant qu’entité théorique. Dans ce
sens, nous voyons mal comment un nom comme « Emma » pourrait
référer ici à un objet abstrait.
D’après cette conclusion, même si des objets fictionnels existent en tant
qu’objet abstrait, cela n’implique pas qu’ils puissent exemplifier les

41 A (grosseur, Mrs Gamp, Martin Chuzzlewit).


42 A (vanité, Napoléon, War and Peace).
43 A condition que l’on choisisse de ne pas considérer l’objet x (Napoléon) comme un substitut à la façon

de PARSONS.

29
propriétés intrafictionnelles des personnages tels qu’ils sont décrits dans la
fiction. Puisque la propriété de s’appeler Emma est une propriété
intrafictionnelle attribuée au personnage de fiction, nous pensons donc
plutôt avec les amis du « make-believe » que le nom « Emma », dans un
contexte intrafictionnel, n’a pas la fonction de référer hors de la portée de
la pretense.
Cela dit, cette conclusion n’implique pas que nous ne pouvons pas référer
aux personnages de fiction. Dans le contexte fictionnel, le problème de la
référence ne se pose tout simplement pas, car il s’agit de référence
prétendue. Le fait que la référence soit seulement prétendue dans ce
contexte n’implique pas qu’il y a un échec référentiel, (que le nom
fictionnel est vide), auquel cas, il ne serait pas vrai que les noms fictionnels
réfèrent.

30
5. Contexte réel : que disent les non-référentialistes et
les référentialistes du :
5.1 Discours métafictionnel

Stratégie non-référentialiste :

Les explications de l’usage des noms propres fictionnels de la théorie du


« make-believe » se compliquent dans les types de discours réels. En effet,
il semble que cette théorie a plus de mal que la théorie référentialiste à
rendre compte du fait que ce que disent les écrivains de fiction en disant
« Mme Bovary » n’est pas équivalent à ce que disent les critiques littéraires
quand ils font usage de cette même expression.

Problèmes pour la stratégie waltonnienne :


Il semble en effet que les théoriciens littéraires ou les lecteurs qui
prononceraient (6) « Emma est un personnage de fiction » ne se situent pas
dans le même registre de discours que l’écrivain de fiction. L’intention des
théoriciens et des lecteurs n’est pas que le nom serve d’appui à un jeu de
faire semblant. Au contraire, ils veulent que le contenu de leur énonciation
soit cru par l’audience.

D’autre part, Walton voudrait pouvoir dire que Mme Bovary est à la fois
un personnage de fiction et la femme de Charles. Mais comme les deux
propositions s’excluent mutuellement, cela n’est pas possible. WALTON
tente de résoudre ce puzzle en distinguant des jeux standards (officiels) de
faire semblant et des jeux ad hoc (non officiels). Dans les deux cas, le jeu de
faire semblant est impliqué : la phrase « Mme Bovary est la femme de
Charles » implique un jeu de faire semblant standard ou officiel selon
lequel Mme Bovary réfère à qqn ; (6) « Emma est un personnage de
fiction » implique un jeu de faire semblant ad hoc selon lequel il y a deux
genres de personnes, les personnes réelles et les personnages de fiction.
Dans les deux cas, les noms fictionnels servent d’appui à des jeux de faire
semblant. Toutefois, cette stratégie semble aller contre l’intuition du sens
commun : la distinction entre des jeux officiels et non officiels ne permet
pas de distinguer des énoncés littéralement vrai ou faux. On ne pourrait
pas distinguer en effet (6) « Emma Bovary est un personnage de fiction »
de (16) « Sblithers Scolby est un personnage de fiction », puisque tous
deux feraient partie de jeux non officiels de faire semblant. Or, (6) est
littéralement vrai et (16) littéralement faux. En refusant de distinguer
l’usage des noms propres fictionnels dans les types de discours réels de
leur usage dans les types de discours fictionnels, WALTON ne parvient
pas à résoudre l’inconsistance.

31
Stratégie russellienne :
Une solution russellienne suggérée par Amanda Garcia (2008) est de dire
que l’expression « Emma » est en fait ambiguë : le discours qui contient ce
nom pourrait s’analyser différemment selon les contextes grâce aux
paraphrases russelliennes : dans les contextes fictionnels, une phrase
comme (2) « Emma Bovary est la femme de Charles » signifierait :

17. Il y a un unique objet x tel que Fx, et tous les objets x tels que Fx sont
la femme de Charles.44

Les types de phrases tels que (6) « Emma Bovary est un personnage de
fiction » auraient la forme logique suivante :

18. Il y a un unique objet x tel que Fx, et tous les objets x tels que Fx sont
un personnage de fiction.

La première interprétation serait fausse parce qu’il y a pas de tel x, alors


que la seconde serait vraie. Mais elle présuppose qu’il y a des personnages
de fiction et donc de défendre une théorie des objets, ce que RUSSELL ne
fait pas.

Stratégie currienne :
Dans un type de discours réel, les noms propres fictionnels ne peuvent
plus être considérés comme des descriptions définies ou des faisceaux de
descriptions définies. Etre Emma ne revient plus à satisfaire une certaine
description définie, car, dans ce contexte, aucune description définie ne
peut remplacer ce nom. Il propose l’analyse suivante de l’usage des noms
fictionnels dans le discours métafictionnel. Considérons les deux phrases
suivantes :

19. « Emma » est le nom propre d’Emma.

20. Emma aurait pu ne jamais accomplir les actions décrites dans Madame
Bovary.

il faut distinguer Emma / « Emma »/ Emma / « Emma » : dans le


discours intrafictionnel, Emma est considéré comme une abréviation de
description définie ; « Emma » est considéré comme le nom d’une
abréviation de description définie (ce nom est un usage descriptif et donc
non-rigide45) ; Dans l’histoire de Madame Bovary, Emma est un individu
44
Je remercie Fabrice Correia pour cette formulation.
45Les noms propres et les noms d’espèce naturelle sont des désignateurs
rigides au sens de (DR) : (DR) Un terme t est un désignateur rigide si t désigne la même chose dans tous
les mondes possibles, dans lesquels l’objet existe.
Les noms possédant des concepts comme les descriptions définies sont des désignateurs non rigides au
sens de (D¬R) : D¬R) Un terme t est un désignateur non rigide s’il désigne des choses différentes à
travers les mondes possibles.

32
particulier : la personne qui aurait été identique à elle-même, même si elle
n’avait pas fait toutes les actions décrites dans l’histoire. En effet, l’identité
d’Emma n’est pas liée aux actions qu’elle accomplit dans Madame Bovary;
Dans cette même histoire, « Emma » est un désignateur rigide.

Aucune description définie, selon CURRIE, ne peut remplacer le nom


« Emma ».

19’. « Emma » est le nom d’une description définie (par exemple celle qui a
fait ce que l’histoire dit d’elle qu’elle a fait.)
20’. Celle qui a fait ce que l’histoire dit d’elle qu’elle a fait, aurait pu ne
pas être celle qui a fait ce que l’histoire dit d’elle qu’elle a fait.

(19’) est vraie dans l’histoire de Madame Bovary, mais ne capture pas ce
que Emma exprime dans (19). (19’) est vrai dans un monde où la
description définie est appelée « Emma », mais (19) est supposé être vrai
dans un monde où un individu particulier Emma est appelé « Emma». (19)
et (19’) n’ont donc pas la même valeur de vérité dans tous les mondes.
(20’) est vrai dans un monde w quand la chose qui est le F (celle qui a fait
ce que l’histoire dit d’elle qu’elle a fait) dans w, échoue à être la chose qui a
fait ce que l’histoire dit d’elle qu’elle a fait. Mais (20) est supposé être vrai
dans un monde w quand l’individu Emma est celle qui a fait ce que
l’histoire dit d’elle qu’elle a fait dans w et échoue dans d’autres mondes à
être celle qui a fait ce que l’histoire dit d’elle qu’elle a fait.

Doit-on pour autant croire en des personnes fictionnelles ? En effet, si


« Emma » désigne rigidement une personne fictionnelle a, on pourrait
dire que (19) est vrai dans w si « Emma » désigne a dans w et que (20) est
vrai dans w si a est le F (celle qui a fait ce que l’histoire dit d’elle qu’elle a
fait) dans w et pas le F dans d’autres mondes. Mais pour rejeter cet
engagement ontologique, CURRIE est forcé d’accepter que (19) et (20), de
même que F(19) et F(20), où F symbolise l’opérateur de fiction,
n’expriment aucune proposition. En postulant l’existence de personnage
de fiction, nous faisons une inférence fallacieuse : il est vrai dans Macbeth
que Lady Macbeth a un certain nombre d’enfants. Mais en raison de
l’incomplétude des personnages de fiction46, il ne serait possible ni de
savoir que Lady Macbeth a la propriété d’avoir plus que deux enfants, ni
de savoir qu’elle n’a pas la propriété d’avoir plus que deux enfants. De la
même manière, il est vrai dans Madame Bovary que « Emma » est le nom
propre de quelqu’un. Mais il n’y a pas d’individu au sujet duquel nous
pouvons dire que son nom est « Emma ». En supposant qu’il y a une
Emma, c’est à dire un individu dont il serait vrai que dans l’histoire, son
nom est « Emma », nous faisons la même inférence fallacieuse qu’en
supposant qu’il y a un nombre déterminé d’enfants de lady Macbeth.

46Selon le principe de l’incomplétude de la fiction, il n’est pas le cas que pour toute propriété F, soit x a F,
soit x a non-F

33
Par contre, les phrases suivantes :

21. (19) exprime une proposition vraie


22. (20) exprime une proposition vraie

expriment des propositions mais qui sont fausses. F(21) et F(22) expriment
des propositions vraies. Selon CURRIE, il est vrai dans Madame Bovary que
(21) et (22) expriment des propositions vraies. Cependant, nous ne
pouvons pas en déduire que (19) et (20) expriment quelque proposition
que ce soit.

Dans cette théorie, il est étonnant que CURRIE fasse appel à la notion de
rôle pour faire sens du discours interfictionnel et du discours mixte47 et
qu’il ne fasse pas appel à cette même notion pour faire sens du discours
métafictionnel. Cette notion de rôle semble pouvoir être appliquée
également à une partie du discours métafictionnel.

Un rôle, pour CURRIE, est une fonction (partielle) qui correspond à SH et


qui détermine qui est SH dans chaque monde où quelqu’un est SH :

The question who, if anybody, is Holmes in a given world is answered


by determining who, if anybody, satisfies the description in that world.
So there is a (partial) function from worlds to individuals that picks out
Holmes in each world where somebody is Holmes (…)48

Les énoncés suivants se paraphrasent ainsi :

23. Les méthodes de Holmes sont très différentes de celles d’Hercule


Poirot. (discours interfictionnel)
24. Holmes aurait été plus efficace que Scotland Yard dans la résolution
d’une affaire. (discours mixte)

(23’) Parmi les caractéristiques qui définissent le rôle de SH, il y a celles


d’avoir certaines méthodes d’enquête, et celles-ci sont différentes des
méthodes d’enquête qui définissent partiellement le rôle de Poirot.
(24’) Parmi les caractéristiques qui définissent le rôle de SH, il y a le genre
de capacités qui permettraient à son possesseur de résoudre l’affaire de
manière plus efficace que Scotland Yard.

Contrairement à (23’), nous parlons dans (24’) des conséquences probables


liées au fait d’occuper le rôle correspondant à SH dans un monde w.

5. « Emma » est le nom propre d’Emma.


20. Emma aurait pu ne jamais accomplir les actions décrites dans Madame
Bovary.

47 Types de discours que CURRIE appelle transfictifs.


48 CURRIE, Gregory, The nature of fiction, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p.172

34
semblent pouvoir se paraphraser de la manière suivante :

(5’’) Parmi les caractéristiques qui déterminent le rôle d’Emma, il y a celle


de s’appeler « Emma ».

Pour occuper ce rôle dans un monde w, l’objet x Emma doit s’appeler


« Emma » dans le monde w.

(20’’) Parmi les caractéristiques qui déterminent le rôle d’Emma, il y a


celles qui permettraient à son possesseur de ne jamais accomplir les actions
décrites comme accomplies par Emma dans Madame Bovary.

Pourrions-nous généraliser ainsi l’usage de la notion de rôle aux énoncés


du discours métafictionnel comme (6) (7) (8) ?

6. Emma est un personnage de fiction.


7. Mme Bovary apparaît à la page 12 du roman de Flaubert.
8. Mme Bovary a été créée par Flaubert.

se paraphraseraient :

(6’) Parmi les caractéristiques qui déterminent le rôle d’Emma, il y a celles


d’être un personnage de fiction.
(7’) Parmi les caractéristiques qui déterminent le rôle d’Emma, il y a celles
d’apparaître à la page 12 du roman de Flaubert.
(8’) Parmi les caractéristiques qui déterminent le rôle d’Emma, il y a celles
d’avoir été crée par Flaubert.

Pour remplir le rôle de Mme Bovary, il faut être intelligente, ou bête, ou


être mariée, mais il ne faut pas être un personnage de fiction, ni un objet
abstrait. Par conséquent, (6’), (7’) et (8’) seraient fausses.
Par contre l’engagement envers des rôles n’implique pas que de telles
entités théoriques puissent exemplifier des propriétés comme la grosseur,
etc. En effet, le rôle de Mrs Gamp n’est pas gros; la grosseur est une des
caractéristiques qui définit le rôle de Mrs Gamp. Occuper le rôle de Mrs
Gamp dans le monde w implique que quelqu’un est gros dans w. Ce qui
implique selon CURRIE que l’engagement envers des créatures de fiction
au sens de VAN INWAGEN (entités théoriques) n’est pas un engagement
envers les personnages tels qu’ils sont décrits dans la fiction.
Par contre, nous pourrions tenter d’identifier le rôle lui-même a un objet
abstrait. Cela permettrait, comme le souligne Amanda GARCIA, de
défendre une théorie des objets abstrait au niveau du discours
métafictionnel, interfictionnel et mixte. Si CURRIE autorise qu’un rôle
puisse être un objet abstrait, cette notion de rôle correspondrait à la notion
de genres de personne dans la théorie des objets abstraits de
WOLTERSTORFF.

35
Stratégie référentialiste :

Nous avons vu dans la section 2.2 que selon la stratégie référentialiste des
objets abstraits, (i) les noms font référence dans les contextes réels, (ii)
qu’ils font référence dans ces contextes à des objets fictionnels qui existent
et (iii) que ces objets sont des artefacts abstraits.
Dans une phrase comme (6) « Emma est un personnage de fiction »,
« Emma » désigne Emma, un artefact abstrait qui rend vraie la proposition
selon laquelle Emma est un personnage de fiction. Les amis de cette
théorie soutiennent que la technique de la paraphrase à l’aide de
l’opérateur de fiction n’est pas en mesure d’expliquer le discours
métafictionnel. En effet, dans ce contexte, le lecteur dirait une fausseté en
disant : « dans l’histoire, Emma est un personnage réaliste », puisque dans
l’histoire, Emma est une femme réelle ; il dirait également une fausseté en
disant « dans l’histoire, Emma a été créée par Flaubert », puisque dans Mme
Bovary, Emma a été crée par ses parents, M. et Mme Rouault.

Mais un problème pour la stratégie référentialiste pourrait être le suivant :


la propriété d’être un personnage de fiction, classée comme propriété
extrafictionnelle, ne pourrait-elle pas être également une propriété
intrafictionnelle ? Il y a en effet des cas de fictions dans la fiction qui
autorisent ce genre de situations. Il en va ainsi dans la célèbre pièce de
Luigi Pirandello, Six Characters in Search of an Author. Dans cette satire, une
pièce de théâtre est soudainement interrompue par l’arrivée de six
personnes étranges. Le metteur en scène, furieux de l’interruption,
demande des explications. Ces personnages se présentent eux-mêmes
comme des personnages de fiction incomplets à la recherche de leur
auteur. La propriété d’être un personnage de fiction est bien ici une propriété
intrafictionnelle attribuée à un personnage tel qu’il est décrit dans la
fiction. Puisque les propriétés de type intrafictionnel ne peuvent être
possédées par des objets abstraits, ces personnages ne possèderaient pas
littéralement la propriété d’être un personnage de fiction et donc ne
l’exemplifieraient pas.
Mais cette objection n’a pas de poids, puisque, dans ce cas, il ne s’agit pas
d’une propriété extrafictionnelle. On pourrait dire que Dans le type de
discours intrafictionnel, les propriétés extrafictionnelles, ne sont pas
conformes au mode d’être du personnage de fiction. La propriété d’Etre un
personnage de fiction ne peut pas être exemplifiée par le personnage tel qu’il
est décrit dans la fiction, même si cette propriété est attribuée par le
narrateur. Par contre, cette propriété est exemplifiée par l’objet fictionnel
dans un contexte réel.
Un autre problème concerne les objets contradictoires : étant donné que les
objets fictionnels seraient incomplets, ils pourraient avoir des propriétés
contradictoires. Dire qu’un objet particulier x est incomplet, c’est dire qu’il
n’est pas le cas que pour toute propriété F, soit x a F, soit x a non-F. Par
exemple, dire que Sherlock Holmes est incomplet, c’est dire qu’il n’est pas
le cas que pour toute propriété F d’être un grain de beauté sur le dos, soit

36
Sherlock Holmes a la propriété d’avoir un grain de beauté sur le dos, soit
il n’a pas la propriété d’avoir un tel grain de beauté. Mais cela va à
l’encontre du principe du tiers exclu49.

Selon THOMASSON, on peut accepter l’existence d’entités fictionnelles


sans abandonner le principe de contradiction ou la loi du tiers exclu (p ou
¬p). En fait, THOMASSON soutient que les personnages de fiction ne sont
pas incomplets. Elle le fait en distinguant des types de discours réels et des
types de discours fictionnels. Les phrases

21. Emma a un groupe sanguin de type A


22. Emma n’a pas un groupe sanguin du type A

doivent être comprises dans le discours intrafictionnel comme


implicitement préfixées par l’opérateur de fiction; (21) et (22) sont toutes
deux fausses dans ce type de discours, puisque l’histoire n’implique rien à
ce propos. Dans la portée de l’opérateur de fiction, (21) et (22) ne décrivent
donc pas des propriétés réelles d’Emma mais des propriétés
intrafictionnelles. Dans les types de discours réels maintenant , (21) est
fausse et (22) vraie, car les objets abstraits n’ont pas de sang, et donc pas
de groupe sanguin. Par conséquent, le fait que nous ne sachions pas
qu’Emma a ou n’a pas la propriété d’avoir un groupe sanguin de type A,
n’implique pas qu’il s’agit d’un personnage incomplet.

Un des points forts de cette théorie est qu’elle permet de résoudre le


problème des propriétés incompatibles que les personnages de fiction
posséderaient. Par exemple, Emma posséderait les propriétés
incompatibles d’être la femme de Charles et d’avoir été créée par Flaubert.
Selon cette théorie, Emma ne possède pas la première (elle lui est
seulement attribuée) alors qu’elle possède réellement la seconde.

5.2 Discours existentiel négatif

Stratégie non-référentialiste

Si « Mme Bovary n’existe pas » est vrai, comment attribuer à ce qui


n’existe pas des propriétés telles qu’être la femme de Charles ? Autrement
dit, comment notre discours intrafictionnel peut-il être consistant avec la
vérité de « Mme Bovary n’existe pas » ? Est-ce que les objets fictionnels
peuvent avoir des propriétés incompatibles ?

Dans la querelle ontologique qui oppose les amis du « make-believe »,


pour lesquels n’y a pas d’objets fictionnels, et certains amis du
référentialisme, qui soutiennent que des objets fictionnels existent, les amis
de la théorie du « make-believe » semblent à première vue mieux placés

49
Cela signifie que pour toute proposition φ, on doit accepter soit φ, soit non φ.

37
pour préserver notre intuition que des énoncés tels que « Sherlock Holmes
n’existe pas », « Emma n’existe pas », sont des énoncés vrais.

Selon WALTON, dire que Emma existe, c’est dire que la tentative de
référer à réussi ; dire que Emma n’existe pas, c’est dire que cette tentative a
échoué. En attachant les prédicats existe, n’existe pas aux noms, le locuteur
est en train d’avouer ou désavouer la tentative de référer :

Neptune exist, is to say:


Neptune, that was successful.
To say Falstaff doesn’t exist is to say:
Falstaff : That didn’t work 50

Attacher les prédicats n’existe pas, est un personnage de fiction, est fictionnel
aux noms propres fictionnels revient à dire que la tentative de référer a
échoué. Il s’agit d’un désaveu de la pretense. Par opposition, attacher les
prédicats existe, est réel, est actuel , veut dire que la tentative de référer à
réussi. Mais, dans les cas qui servent à dire que la référence a échoué,
l’activité de feintise est encore impliquée. Dans ces cas, on continue cette
activité, en prétendant attribuer une propriété à un objet qui est supposé
référer à quelque chose, même si on avoue en fait l’échec de la référence.
Une mère qui dirait à son fils de ne pas sauter la clôture à cheval alors
qu’il fait du vélo, participerait au jeu de faire semblant de l’enfant tout en
l’avertissant des dangers de la circulation hors du jeu de faire semblant.
Elle serait dans une situation où elle continuerait l’activité de feintise de
son fils tout en le faisant revenir à la réalité. Quand un locuteur prononce
une phrase comme « Emma n’existe pas », nous dit WALTON, on
continue l’activité de feintise en faisant comme si « Emma » référait à un
objet, mais, en même temps, on sort de cette activité en attribuant une
propriété qui désavoue cette activité. Cela implique que l’engagement
imaginatif est de deux types simultanés : à la fois interne (discours
prétendu) et externe (discours sérieux).

Pour WALTON, il n’y a pas d’inconsistance à dire que Mme Bovary


n’existe pas, mais qu’elle s’est empoisonnée à la fin du livre. Il y aurait
inconsistance si WALTON comptait sur l’existence d’Emma Bovary pour
rendre vrai l’énoncé « Mme Bovary s’est empoisonnée ». Or, ce n’est pas le
cas : les phrases prétendues comme « Mme Bovary s’est empoisonnée » ne
sont pas vraies ou fausses mais sont appropriées ou non dans le cadre
d’un jeu de « make-believe » autorisé par l’œuvre :

« There is no need to assume that in engaging in acts of pretense like


these one is genuinely asserting something that is true or false in order
to explain the acceptability or unacceptability of the utterances. » 51

50 WALTON, Kendall, Mimesis as Make-Believe, On the Foundations of the Representational Arts,


Cambridge, Harvard University Press, 1990.
51 WALTON, 1990, p. 398.

38
Stratégie référentialiste :

Problèmes pour la Stratégie de la Théorie des objets non existants :


Les théories des objets non existants nient que Mme Bovary est
F implique que Mme Bovary existe. Le mérite de ces théories est qu’elles
essayent de préserver nos intuitions que les existentiels négatifs sont vrais
et qu’il y a une référence pour les noms fictionnels. Pour cela, elles
acceptent un engagement ontologique envers des entités non existantes.
Même si « Mme Bovary n’existe pas » est vrai, on peut quantifier sur des
objets qu’il y a. La théorie meinongienne introduit une distinction entre ce
qu’il y a (∃) et ce qui existe (E). Mais cette théorie doit expliquer une autre
incohérence du discours fictionnel, le fait qu’on dise de Mme Bovary
qu’elle habite à Yonville-l’Abbaye et qu’elle n’existe pas, ou même qu’elle
existe et qu’elle n’existe pas, ce qui est une contradiction. Selon la thèse
meinongienne, une entité fictionnelle est supposée avoir toutes les
propriétés qui lui sont assignées dans le type de discours fictionnel
pertinent. De plus, selon MEINONG, les objets fictionnels sont des objets
qui n’existent pas. Toutefois, exister est souvent une propriété assignée au
personnage par l’auteur, de la même façon qu'il assigne la propriété d’être
la femme de Charles à Emma. L'histoire attribuerait à Emma non
seulement la propriété d'être une personne et d’être la femme de Charles,
mais aussi la propriété d'exister, en conflit avec la vérité apparente qu’elle
n’existe pas. En considérant à la fois l’objet Emma comme un objet existant
et comme un objet non existant, cette théorie semble aller à l’encontre de la
loi du tiers exclu.
Pour résoudre ce problème sans l’aide de l’opérateur de fiction, PARSONS
introduit une distinction entre des propriétés nucléaires (être la femme de
Charles) et extranucléaires (exister). Les premières sont des propriétés
attribuées en accord avec ce que dit l’œuvre fictionnelle (cf. propriétés
intrafictionnelles), les secondes correspondent aux propriétés
extrafictionnelles. Les personnages de fiction ont les propriétés nucléaires
qui leur sont attribuées dans la fiction. PARSONS ajoute qu’à chaque
propriété extranucléaire correspond une propriété nucléaire qu’on obtient
en « diluant » (« watered down52 ») le prédicat extranucléaire. Cela permet
d’opérer une distinction entre deux prédicats d’existence : Emma n'a pas
l’existence comme propriété extranucléaire mais comme propriété
nucléaire diluée. Il n'y a donc pas violation de la loi du tiers exclu. Pour
éviter cette violation, VAN INWAGEN distinguait, quant à lui, des
relations de prédication en plus de types distincts de propriétés :
l’existenceE fait référence à une propriété extrafictionnelle : cette existence
peut être exemplifiée par Emma. L’existenceI fait référence à une propriété
intrafictionnelle : cette propriété peut seulement être attribuée (ascribed) à
Emma. Mais cette stratégie implique l’existence d’un objet théorique
existant (Emma), ce que nie PARSONS.

52 Cité dans Thomasson (1999), p.23.

39
Le problème, selon THOMASSON, est que la théorie de PARSONS
attribue littéralement des propriétés comme être gros, habiter à Baker Street,
s’appeler Emma aux personnages de fiction. Or, si les propriétés attribuées
sont des propriétés contradictoires, comme dans le cas de la blessure de
guerre de Watson, qui est tantôt à la jambe tantôt au bras, le personnage
de fiction Watson serait non seulement un objet non-existant mais
également un objet contradictoire. Par opposition à cette théorie, VAN
INWAGEN fait usage de la relation d’ascription pour ne pas avoir à
attribuer littéralement de telles propriétés aux personnages de fiction dans
le type de discours intrafictionnel.

D’autre part, cette stratégie ne semble pas être la bonne pour la raison
suivante : en niant l’existence des objets fictionnels et en affirmant qu’il est
possible d’y faire référence, le concept de référence devient problématique:
si les objets fictionnels n’existent pas, la référence ne peut plus être une
relation.

D’autre part, THOMASSON montre que, sans l’aide de l’opérateur de


fiction, cette stratégie peut difficilement analyser les types de discours
fictionnels dans lesquels des entités réelles (villes, personnes, événements)
apparaissent : les énoncés fictionnels comme « Hamlet est un prince »
décrivent certaines propriétés nucléaires possédées par Hamlet. Mais
supposons, nous dit THOMASSON, que dans une histoire, Richard Nixon
devienne prince en se mariant à une jeune reine au lieu d’être un
président. Comment la théorie des objets non existants peut-elle analyser
l’énoncé « Nixon est un prince »? PARSONS ne peut pas lire cet énoncé de
la même façon que « Hamlet est un prince », car il faudrait soutenir que
Nixon a la propriété nucléaire d’être un prince, ce qui contredit les faits
empiriques.

Maintenant, comment le partisan de la théorie référentialiste des objets


abstraits interprète-t-il (4) « Emma n’existe pas « ?

Il semble qu’il soit face à un dilemme. Comment dire en effet à la fois que
les personnages de fictions existent et dire que « Mme Bovary n’existe
pas » est vrai ? Second problème : si « Mme Bovary n’existe pas » est vrai,
quelle est la stratégie adoptée pour rendre compte de notre conviction que
(4) est tout aussi vrai que certains énoncés du discours intrafictionnel ?

Stratégie référentialiste de la théorie des objets abstraits


Les amis de la théorie des objets abstraits semblent avoir des difficultés à
interpréter ces expressions: si on est réaliste au sujet des personnages de
fiction (qu'on croit qu'ils existent) «Mme Bovary n'existe pas» est faux.
Intuitivement, l’énoncé semble pourtant vrai. Est-ce que les noms
fictionnels réfèrent dans ces types de discours ? La solution réaliste de
THOMASSON, dans « Speaking of Fictional Characters », consiste à
introduire une distinction entre la personne réelle et le personnage de

40
fiction : si le locuteur a l’intention de référer par son usage du nom « Mme
Bovary » à une personne réelle, alors le nom est vide, et son affirmation,
« Mme Bovary n’existe pas » est vraie. Mais si son intention est de référer
au personnage de fiction, alors son usage du nom réfère à Mme Bovary en
tant que personnage de fiction, et son affirmation « Mme Bovary n’existe
pas » est fausse. Mais cette solution, selon THOMASSON, n’est pas
vraiment appropriée : si quelqu’un a l’intention de référer à une personne
par son usage du nom « Mme Bovary », il ne réalise pas qu’il n’y a pas une
telle personne et donc n’aurait pas asserté (4). Il en va de même dans le
cas de celui qui veut référer à un personnage de fiction par (4) : s’il pense
qu’il y a un tel personnage, il n’affirmera pas (4). Néanmoins, en
restreignant le domaine de quantification aux objets concrets,
THOMASSON préserve l’intuition que « Emma n’existe pas » est vrai.
Dans ce cas (4) est parfaitement consistant avec la thèse : il y a un x tel que
x est un personnage de fiction et x est Emma. Pour la bonne raison que
dans (4) la quantification est limitée aux objets concrets. Il en va de même
lorsque nous disons qu’il n’y a plus de bonbons. Dans ce cas
naturellement nous limitons le domaine de quantification au paquet de
bonbons.

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6. Récapitulation et Conclusion

Nous avons vu que la théorie référentialiste distingue les contextes dans


lesquels l’usage des noms fictionnels est prétendu des contextes dans
lesquels les noms fictionnels font réellement référence. Néanmoins, le fait
qu’il n’y a qu’un usage prétendu des noms fictionnels dans le contexte
fictionnel n’implique pas que les noms fictionnels ne font pas réellement
référence. en effet, les amis de la théorie des objets abstraits distinguent le
problème de la référence des noms fictionnels du problème de l’usage des
noms fictionnels.
Dans un contexte fictionnel, les énoncés sont non-vrais : selon les
approches, ou bien ils sont faux et doués de sens ou bien ils sont ni vrais ni
faux et doué de sens. La théorie du « make-believe » est la meilleure pour
expliquer les types de discours fictionnels. Par opposition, la stratégie
référentialiste réaliste peut mieux rendre compte de l'usage des noms
propres dans les types de discours réels. Dans ces types de discours, les
noms fictionnels ont du sens, font référence et les phrases dont ils font
partie ont une valeur de vérité. L’engagement ontologique doit être de
préférence un engagement envers des entités abstraites. Si le discours fait
référence à Napoléon, la référence obtient (personne réelle), si le discours
fait référence à Emma Bovary, la référence obtient également.
Mme Bovary peut être un personnage de fiction et la femme de Charles,
selon le contexte de discours. Dans un contexte réel, la première
proposition est vraie, parce que la propriété être un personnage de fiction
correspond au mode d’être des objets abstraits ; dans un contexte
fictionnel, la seconde est vraie, parce que la propriété être la femme de
Charles est seulement attribuée à Emma.
Les énoncés « Mme Bovary n’existe pas » et « Mme Bovary s’est
empoisonnée » s’avèrent tous les deux littéralement faux, ce qui permet
d’éviter des inconsistances ; pour qu’un énoncé soit littéralement vrai, le
domaine de quantification doit être restreint dans « Mme Bovary n’existe
pas » aux domaines des objets concrets (or, Mme Bovary en tant qu’objet
concret n’existe pas).

En conclusion, la réponse à notre question initiale, qui était de savoir si les


noms fictionnels référaient, semble être plutôt oui, dans les types de
discours réels, et plutôt non, dans les types de discours fictionnels.
Nous avons tenté de défendre ici une théorie mixte de la référence des
noms fictionnels : dans les contextes fictionnels, c’est l’interprétation de la
pretense de dicto qui convient : nous faisons comme si un objet fictionnel
s’appelle « Emma » et qu’il est la femme de Charles, ce qui n’implique pas
qu’il y a un tel objet fictionnel.
La théorie référentialiste des objets abstraits semble donc compatible avec
la théorie du « make-believe ». En effet, les interprétations du contexte
fictionnel proposées par CURRIE peuvent convenir à la théorie

42
référentialiste et son interprétation du contexte réel (avec la notion de rôle)
également, à condition qu’il généralise l’application de cette notion au
discours métafictionnel. Pour CURRIE, travailler avec une théorie des
objets est nécessaire s’il entend définir plus spécifiquement la nature des
objets que sont « les rôles ».
Dans ce travail, nous avons tirer le meilleur parti de la théorie du « make-
believe » et celui de la théorie des objets abstraits. Mais, pour montrer que
ces deux théories sont vraiment complémentaires, il conviendrait de
savoir comment une théorie mixte peut rendre compte du type de
discours mixte comme « Emma Bovary est plus intelligente que Carla
Bruni. On devrait expliquer comment il est possible de dire qu’il y a à la
fois dans cette phrase un usage réel et un usage prétendu des noms
propres.

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7. Bibliographie

CURRIE, Gregory, The nature of fiction, Cambridge University Press,


Cambridge, 1990.
GARCIA, Amanda, Philosophie de la Fiction, les théories classiques, mémoire de
pré-doctorat, (non publié), 2008.
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