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Histoire
de la sexualité
1
La volonté
de savoir
Gallimard
© tditions Gallimard, 1976.
1
L 'hypothèse répressive
1
e
XVII siècle : ce serait le début d'un âge de
répression, propre aux sociétés qu'on appelle
bourgeoises, et dont nous ne serions peut être pas
encore tout à fait affranchis. Nommer le sexe
serait, de ce moment, devenu plus difficile et plus
coûteux. Comme si, pour le maîtriser dans le réel,
il avait fallu d'abord le réduire au niveau du lan
gage, contrôler sa libre circulation dans le dis
cours, le chasser des choses dites et éteindre les
mots qui le rendent trop sensiblement présent. Et
ces interdits mêmes auraient peur, dirait-on , de
le nommer. S an s même avoir à le dire, la pudeur
moderne obtiendrait qu'on n'en parle pas, par le
seul jeu de prohibitions qui renvoient les unes
aux autres : des mutisme s qui, à force de se taire,
imposent le silence. Censure.
Or, à prendre ces trois derniers siècles dans
leurs transformations continues, les choses appa
raissent bien différentes : autour, et à propos du
sexe, une véritable explosion discursive. Il faut
s'entendre. Il se peut bien qu'il y ait eu une épu
ration - et fort rigoureuse du vocabulaire
26 La volonté de savoir
autorisé. Il se peut bien qu'on ait codifié toute
une rhétorique de l'allu sion et de la métaphore.
De nouvelles règles de décence, s an s aucun doute,
ont filtré les mots : police des énoncés. Contrôle
des énonciations aussi : on a défini de façon b eau
coup plus stricte où et quand il n'était pas pos
sible d'en parler ; dans quelle situation, entre
quels locuteurs, et à l'intérieur de quels rapports
sociaux ; on a établi ainsi des régions sinon de
silence absolu , du moins de tact et de discrétion :
entre parents et enfants p ar exemple, ou éduca
teurs, et élèves , maîtres et domestiques . Il y a eu
là, c'est presque certain , toute une économie res
trictive. Elle s'intègre à cette politique de la langue
et de la p arole - spontanée pour une part, concer
tée pour une autre qui a accompagné les redis
tributions sociales de l'âge classique .
E n revanche, a u niveau d e s discours e t de leurs
domaines, le phénomène est presque inverse. Sur
le sexe, les discours des discours spécifiques,
différents à la fois p ar leur forme et leur objet -
n'ont p as cessé de proliférer : une fermentation
discursive qui s 'est accélérée depuis le XVIII e siècle .
J e ne pense p as tellement ici à la multiplication
probable des discours « illicites » , des discours
d 'infraction qui, crûment, nomment Je sexe p ar
insulte ou dérision des nouvelles pudeurs ; le res
s errement des règles de convenance a amené vrai
semblablement, comme contre effet, une valorisa
tion et une intensification de la p arole indécente.
M ai s l'essentiel, c'est la multiplication des dis
cours sur le sexe, d ans le champ d'exercice du
p ouvoir lui même : incitation institutionnelle à
L 'hypothèse répressive 27
Scientia sexualis
Je suppose qu' on m'accorde les deux premiers
points ; j'imagine qu'on accepte de dire que le dis
cours sur le sexe, depuis trois siècles maintenant,
a été multiplié plutôt que raréfié ; et que s'il a
porté avec lui des interdits et des prohibitions, il
a d'une façon plus fondamentale assuré la soli
dification et l'implantation de tout un disparate
sexuel. Il n'en demeure pas moins que tout cela
semble n'avoir joué essentiellement qu'un rôle
de défense. A tant en parler, à le découvrir démul
tiplié, cloisonné et spécifié là justement où on l'a
inséré, on ne chercherait au fond qu'à masquer le
sexe : discours écran, dispersion évitement. Jus
qu'à Freud au moins, le discours sur le sexe - le
discours des s avants et des théoriciens - n'aurait
guère cessé d'occulter ce dont il parlait. On pour
rait prendre toutes ces choses dites, précautions
méticuleuses et analyses détaillées pour autant
de procédures destinées à esquiver l'insuppor
table, la trop périlleuse vérité du sexe. Et le seul
fait qu'on ait prétendu en parler du point de
vue purifié et neutre d'une science est en lui-
Je suppose qu'on m'accorde les deux premiers
points ; j 'imagine qu'on accepte de dire que le dis
cours sur le sexe, d epuis trois siècles maintenant,
a été multiplié plutôt que raréfié ; et que s'il a
porté avec lui des interdits et des prohibitions, il
a d'une façon plus fondamentale assuré la soli
dification et l'implantation de tout un disparate
sexuel. Il n'en demeure pas moins que tout cela
semble n'avoir joué essentiellement qu'un rôle
de défense. A tant en parler, à le découvrir démul
tiplié, cloisonné et spécifié là justement où on l'a
inséré, on ne chercherait au fond qu ' à masquer le
sexe : discours écran, dispersion évitement. Jus
qu'à Freud au moins, le discours sur le sexe - le
discours des savants et des théoriciens n'aurait
guère cessé d'occulter ce dont il parlait. On pour
rait prendre toutes ces choses dites, précautions
méticuleuses et analyses d étaillées pour autant
de procédures destinées à esquiver l'insuppor
table, la trop périlleuse vérité du sexe. Et le seul
fait qu'on ait prétendu en parler du point de
vue purifié et neutre d'une science est en lui-
72 La volonté de savoIr
même significatif. C'était en effet une science
faite d'esquive s puisque dan s l'incapacité ou le
refus de parler du sexe lui-même, elle s'est réfé
rée surtout à ses aberrations, perversion s , biz ar
reries exceptionnelles, annul ations pathologiques,
exaspérations morbide s . C'était également une
science subordnnnée pour l'essentiel aux impé
ratifs d 'une morale dont elle a, sous les e spèces
de la norme médicale, réitéré les partage s . Sous
prétexte de dire vrai, partout elle allumait des
peurs ; elle prêtait aux moindres oscillations de
la sexualité une dynastie imaginaire d e maux
destinés à se répercuter sur des générations ; elle
a affirmé dangereuses pour l a société tout entière
les habitudes furtives des timides et les petites
manies les plus solitaire s ; au bout des plaisirs
insolites, elle n'a placé rien moins que la mort :
celle des individus, celle des génération s , celle de
l'espèce .
Elle s'est liée ainsi à une pratique médicale
insistante et indiscrète, volubile à proclamer ses
dégoûts, prompte à courir au secours de la loi et
de l'opinion, plus servile à l'égard des puissances
d 'ordre que docile à l'égard des exigences du
vrai. Involontairement naïve dans les cas les
meilleurs, et d an s les plus fréquents, volontaire
ment mensongère, complice de ce qu'elle dénon
çait, hautaine et frôleuse, elle a in stauré toute
une polis sonnerie du morbide, caractéristique du
XIXe siècle finissan t ; des médecins comme G arnier,
P ouillet, Ladou cette en ont été, en France , les
scribes s ans gloire, et Rollinat le chantre . M ais,
au-delà de ces plaisirs troubles, elle revendi-
Scientia sexualis 73
Le disposit if de sexualité
Ce dont il s'agit dans cette sene d'études?
Tran scrire en histoire la fable des Bijoux indis
crets.
Au nombre de ses emblème s, notre société porte
celui du sexe qui parle. Du sexe qu'on surprend ,
qu'on interroge e t qui, contraint e t volubile à la
fois, répond intarissablement. Un certain méca
nisme, assez féerique pour se rendre lui-même
invisible, l'a u n j our capturé . Il lui fait dire dans
un jeu où le plaisir se mêle à l'involontaire, et le
consentement à l'inquisition, la vérité de soi et
des autres . Nous vivon s tous, depuis bien des
années, au .royaume d u prince M angogul : en
proie à une immense curiosité pour le sexe, ob sti
nés à le questionner, insatiables à l'entendre et à
en entendre parler, prompts à inventer tous les
anneaux magiques qui pourraient forcer sa dis
crétion. Comme s'il était essentiel que nous puis
sions tirer de ce petit fragment de nous-mêmes,
non seulement du plai sir, mais du savoir et tout
un jeu subtil qui p asse de l'un à l'autre : savoir
du plaisir, plai sir à savoir le plaisir, plaisir-
102 La volonté de savoir
ENJ EU
MÉTHODE
1. Règle d 'immanence
DO M A I N E
1. Cf. supra, p. 5 1.
Le dispositif de sexualité 143
P É R I O D I SAT I O N
goûté s .
Que me p ardonnent c e u x p o u r qui bourgeoisie
signifi e élision du corps et refoulement de la
sexualité , ceux pour qui lutte de classe implique
combat pour lever ce refoulement. La « philo
sophie spontani-e Il de la bourgeoisie n'est peut
être pas aussi idéaliste ni castratrice qu'on l e dit;
un d e ses premiers soin s en tout cas a été de se
donner un corps et une sexualité de s'as surer la
force. la pérennité, l a prolifération sécul aire de ce
corp s p ar l'organisation d'un dispositif de sexua:
lité . Et ce processus était lié au mouvement par
lequel elle affirmait sa différence et son hégémonie.
I l faut sans doute admettre qu'une des formes
primordiales de l a conscience de clas se, c'est
l'afrmation du corp s ; d u moins, ce fut le cas
p our la bourgeoisie au c o urs du X Vlll e siècle ; elle
a converti le sang bleu d e s nobles en un orga
nisme bien portant et en une sexualité saine ; on
Le dispositif de sexualité 167