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LU XUN ÉCRIVAIN : PERSPECTIVES

DE L'ANNÉE 1925
SYMBOLISME FIGURATEUR
ET SYMBOLISME DÉNONCIATEUR

Ce n'est point par de nouveaux éloges que nous saurions le


mieux célébrer aujourd'hui la mémoire de Lu Xun. Cela est vrai
à propos de tout écrivain eu égard au caractère trop désuet de la
rhétorique consacrée des commémorations, abusant du superlatif
et de l'exclamation; cela l'est sans doute plus encore à propos
de Lu Xun, compte tenu du fait que c'est constamment sous le
mode de l'éloge que la Chine contemporaine a abordé la critique
de cet auteur. On sait en effet que chaque étape de 1' « appro-
fondissement» de la révolution chinoise a projeté en Lu Xun ses
propres slogans pour ériger celui-ci en garant de sa propre perti-
nence idéologique (Lu Xun antirévisionniste de la « Révolution
jusqu'au bout », Lu Xun critique de Di Ke, Lu Xun favorable
aux langues étrangères et à l'ouverture sur l'Occident...)- Mais on se
lasse à un tel jeu et l'œuvre de Lu Xun, réduite à l'état de stéréo-
type, perd fatalement sa consistance : Le « Grand » Lu xun est
condamné à servir de guignol à l'idéologie et nous éprouvons
irrésistiblement une impression de lassitude à l'égard d'une œuvre
qui, avant même que nous commencions à la lire, s'est trouvée
ainsi figée, gelée, sous son commentaire. Prenons donc aujour-
d'hui le contre-pied d'une telle attitude en revenant délibérément

1. Commémoration du centenaire de Lu Xun (séance de TA.F.E.C. du 5 décembre


1981).

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à l'œuvre même, d'un point de vue proprement littéraire, et sans
chercher à faire jouer à celle-ci, coûte que coûte, le rôle de
modèle; délaissons une fois pour toutes les projections forcées
de l'idéologie et considérons dans sa fraîcheur originelle l'inaliénable
épaisseur de ce texte.

Cette densité du texte luxunien a connu sans doute son moment


le plus riche aux alentours de l'année 1925 alors que l'activité de
l'écrivain se tourne vers les horizons les plus divers -.parallèlement,
Lu Xun poursuit, sur la lancée des années précédentes, la rédaction
de contes et de nouvelles (rassemblés dans le recueil d' Errances,
Panghuangfâ 1\% », inaugure la composition de proses poétiques (les
Herbes sauvages, Yecao1, 9fJf- , rédigées pour l'essentiel de fin 24
à début 26) et s'adonne à la rédaction d'essais polémiques, zawen,
qui connaissent alors un saut quantitatif impressionnant puisque
les essais composés durant la seule année 1925 (et réunis dans le
recueil de Sous le dais fleuri, Huagaiji 4^ 3M£ ), sont comme le note
lui-même Lu Xun au début de la préface de ce recueil, beaucoup
plus nombreux que tous ceux qu'il a composés durant les cinq
années précédentes (réunis dans le recueil de Vents chauds, Refeng
-$hU0. Progressivement, c'est à la rédaction des essais que Lu Xun
consacrera l'essentiel de son énergie et le fameux « tournant » idéo-
logique de l'auteur (situé traditionnellement en 1927) est donc
précédé d'une réorientation des activités de l'écrivain : avant même
qu'il ne prenne plus clairement conscience — les événements
aidant — d'une modification de ses conceptions idéologiques, Lu
Xun a commencé à réenvisager, d'un genre à l'autre, l'aspect de

1. Aucune traduction de ce titre n'a été jusqu'ici parfaitement satisfaisante. Je


retiens celle d' «Herbes sauvages» parce que c'est sans doute celle qui a été le plus géné-
ralement acceptée. Quant au symbolisme de ce titre, il n'a guère de correspondant dans
notre propre littérature, si ce n'est peut-être chez Virgile : «Stériles avenae» (Géorgiques,
I,vl54).

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son œuvre qui est justement le plus immédiat pour lui, en tant
qu'auteur, et que l'on peut concevoir comme le geste même de
son écriture.

C'est donc en 1925 qu'au carrefour de ces tentations diverses


(nouvelles / proses poétiques / essais polémiques) l'écriture
luxunienne parcourt le champ le plus vaste et s'essaye dans les
directions les plus variées. Mais il reste un point commun, essentiel,
à travers cette diversité de l'écriture, qui est sa tension symbolique.
On sait que c'est le symbolisme, comme mouvement littéraire,
qui séduit le plus Lu Xun ainsi que son frère quand, étudiants,
lors de leur séjour au Japon l, ils découvrent tous deux les litté-
ratures occidentales et, de même, au début de sa carrière littéraire,
c'est au travers d'une projection symbolique que s'organise la
fiction luxunienne (dans le Journal d'un fou ou la Véritable histoire
d'A Q). En 1925, cette aspiration symbolique de l'écriture luxu-
nienne reste essentiellement présente à travers toute la création
littéraire de l'auteur comme l'évocation systématique d'antago-
nismes ou de contradictions — et c'est même, à chaque fois, par
(et à travers) la mise en évidence de l'antagonisme ou de la contra-
diction que se manifeste la dimension symbolique du texte —,
mais cette mise en œuvre généralisée du symbole connaît alors
des usages très différents en fonction de la diversité des orientations
que nous avons mentionnées : d'une part, un symbolisme poétique
qui est la figuration dramatisée des obsessions du Moi luxunien
et, de l'autre, un symbolisme polémique, non point dramatique
mais ironique, visant à rendre plus intense son projet de dénon-
ciation. L'écart entre ces deux recueils, les Herbes sauvages et le
Dais fleuri, se joue essentiellement sur cette différence : dans les

1. Voir à ce sujet l'excellent article de Patrick Hanan, « The technique of Lu


Hsûn's Fiction », Harvard Journal ofAsiatic Srurf/'es, XXXIV', 1974, pp. 53-96.

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proses poétiques des Herbes sauvages un symbolisme fïguratéur
aboutit à la production de tout un « paysage » — le plus souvent
onirique — qui accable le Moi et l'opprime tandis que dans les
essais de Sous le dais fleuri la dimension symbolique du signe
permet de mettre en évidence à partir des moindres « détails »
de la vie quotidienne la dimension véritable qui est la leur en re-
situant ceux-ci au sein de l'idéologie.

Si en 1925 le travail littéraire du Lu Xun est le plus riche1,


c'est d'abord parce que, entre ces deux tendances, sa fonction sym-
bolique connaît alors l'écart le plus grand, — et la tension la plus
féconde.

Paysage éminemment antagoniste que ce paysage de nuit (dans


« Nuit d'automne », « Qiuye »$PXJ$0 (Lu Xun quanji , I, p. 465)
sur lequel s'ouvre le recueil des Herbes sauvages : un même affron-
tement silencieux se répète à l'intérieur comme à l'extérieur de la
chambre. Au-delà de la fenêtre se déploie le conflit de la terre et
du ciel, — un ciel hostile'désireux de remporter ses astres et d'aban-
donner notre monde et contre lequel les jujubiers, qui sont la
conscience de la terre et « savent à quoi rêvent » les minuscules
fleurs roses recroquevillées dans la nuit, pointent leurs branches
acérées. Auprès de la lampe ce sont les insectes qui les relaient,
désireux d'arriver toujours plus près de la lumière mais se heurtant
aux parois. Le jardin ou la chambre, les astres ou la lampe, les
jujubiers ou les insectes, — deux scènes superposent leur symétrie
ainsi que l'affrontement analogue de leurs héros.

1. Cet aspect a souvent été noté : cf. Pierre Ryckmans : « La période de la compo-
sition de la Mauvaise herbe (« Les Herbes sauvages ») correspond (...) à la phase de créa-
tivité peut-être la plus riche et la plus intense de toute la carrière de Lu Xun... ». La
Mauvaise herbe (pp. 23 - 24) Bibliothèque asiatique, 1975.

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Ce paysage tragique de la « Nuit d'Automne » est à mi-chemin
de la description littérale et de l'évocation symbolique : la dimen-
sion symbolique ( et sa valeur d'antagonisme) ne fait qu'approfon-
dir ou rehausser — par l'effet de symétrie — la valeur descriptive du
paysage (comme contraste). Mais dans le recueil des Herbes sauvages
un tel équilibre est souvent rompu en faveur d'une aspiration sym-
bolique plus essentielle quand les données descriptives du récit se
révèlent inaptes à organiser le paysage de façon suffisamment
cohérente et impliquent le dépassement de leur littéralité. Tel ce
paysage de glace qu'évoque le début de « Feu mort » («Sihuo fcîK
I, p. 503) dans la mesure où les divers éléments qui composent le
paysage affichent une même hostilité à travers l'insistance marquée
de leur identité : montagne et ciel de glace, nuages gelés et forêt
gelée. C'est qu'ici la diversité morphologique des différents éléments
se voit désintégrée par leur identité d'essence : l'essence (la glace)
l'emporte sur l'objet — montagne, ciel ou cyprès — de même que la
dimension symbolique triomphe de la valeur purement littérale et
descriptive de l'évocation. Un autre signe en est donné par la radi-
calisation de ce paysage, la crevasse où le voyageur est tombé et
où s'abolit toute différenciation morphologique. Seule subsiste
désormais l'accumulation d'une même essence (la glace) : en même
temps que s'accuse la clôture du décor, l'identité d'essence — et
donc l'appel symbolique du signe — l'emporte progressivement sur
la diversité des formes et la variété de la lettre.
Par opposition à l'éclat de corail du feu mort que le rêveur
découvre à ses pieds au fond de la crevasse, cette radicalisation
d'une même essence pourrait figurer, dans le « Feu mort », le gel
d'une situation historique dont la diversité des manifestations
sociales — de même que les divers éléments du paysage — ne
sauraient dissimuler l'essentielle unité : à cette radicalisation de la
négativité s'oppose la seule survivance d'un espoir figuré par ce
«feu mort» que seule l'adhésion individuelle (le rêveur le prend sur
lui) ranime et fait rayonner. Or le poème s'achève sur une autre

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figuration du même antagonisme, dynamique et non plus statique,
non plus comme paysage mais comme scène : la charrette chargée
de pierres surgie à la fin du poème — autre figure d'une accumu-
lation de l'identité — qui survient en sens inverse et broie le rêveur
sous ses roues avant de verser dans l'abîme.

Cette radicalisation du paysage antagoniste qui nous fait passer


dans le «Feu mort» d'un paysage gelé à la crevasse toute en glace se
retrouve sous une autre forme dans le poème des « Mendiants »
(« Qiuqizhe » jfe^j7|") (I, p. 471). La description sur laquelle
s'ouvre le texte évoque en effet le contraste que forment un « mur
croulant » le long duquel marche le narrateur et les branches aux
feuilles encore vertes qui dépassent de ce mur : d'un côté, un
élément en ruine ( qui s'effrite et tombe en poussière) et de l'autre
un élément en vie (des branches « aux feuilles encore vertes »)
proéminent (... « qui dépassent du mur ») et animé (...« s'agitent
au-dessus de ma tête »). Or si une telle opposition au sein du décor
peut d'abord être perçue comme une notation concrète et descrip-
tive, sa valeur littérale devient néanmoins insuffisante quand
l'auteur en vient à répéter ce motif initial en supprimant l'un des
deux éléments, — l'ondulation des branches au-dessus du mur:
Du motif initial à sa répétition s'opère ainsi une modification qui
ouvre les données descriptives sur une dimension symbolique et
permet de reconstituer sous un mode figuré l'antagonisme du
premier paysage : ce mur croulant qu'est le monde chinois décadent
et clos sur sa ruine tandis que les branches vertes qui s'agitent dans
le vent figurent encore la possibilité d'un idéal ou d'un espoir
issus de la Chine même et accessibles au promeneur qui longe
ce mur (la branche qui dépasse du mur et s'étend jusqu'au-dessus
de la tête du promeneur relie encore l'un à l'autre, l'enclos et le
passant); quant à la brise qui agite les branches encore vertes, elle
peut aussi représenter, au sein de cet antagonisme — en tant

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qu'Evénement — ce qui coopère à la persistance de la vitalité
et la signale.

Lorsque ce motif descriptif est évoqué à nouveau au cours de


la scène il ne reste plus qu'un mur décomposé et colmaté : plus
rien ne dépasse au-dessus de lui, il est devenu le signe d'un monde
absolument vide ; en même temps ce mur a été restauré avec des
débris de briques : une restauration qui peut évoquer le retour
à la vieille idéologie quand à la persistance de l'espoir s'est sub-
stitué, comme seul déploiement d'énergie, l'acharnement d'une
réaction généralisée. Dès lors le vent qui est ici l'Evénement de la
scène et son seul élément dynamique — lui qui auparavant animait
le balancement des branches au-dessus du mur — ne met plus en
mouvement que de la poussière, dernier résidu de cette décom-
position.

Dans le paysage de la «Nuit d'Automne» il y avait continuité


de la valeur concrète d'un paysage contrasté à la dimension sym-
bolique d'une figuration antagoniste. Avec des poèmes tels que le
« Feu mort » ou les « Mendiants » la valeur concrète du contraste
descriptif n'a pu rendre compte suffisamment du progrès du texte
et elle a dû être érigée rétrospectivement en symbole d'opposition.
Le poème du « Passant » (« Guoke »i§>,3£.) (I, p. 493) représente,
quant à lui, un cas extrême : le paysage ne vaut que par son sym-
bolisme, c'est un paysage d'essences, définitivement abstrait.
Dans un tel poème, le passage à la symbolisation est impliqué
de façon impérative et explicite dans la mesure où le paysage se
réduit ici à une pure spatialisation dont le seul élément différen-
ciateur est l'orientation : les lieux n'existent plus que comme des
points cardinaux, envisagés antithétiquement deux à deux, — l'Est
et l'Ouest, le Passé et l'Avenir, le Connu et l'Inconnu, des tombes
ou des fleurs. A ce stade, l'antagonisme immanent au paysage
luxunien se trouve définitivement radicalisé et systématisé puisque

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toute variété descriptive se réduit à l'opposition quasi-géomé-
trique qu'y dessinent des axes ou des pôles.

Mais, quel que soit le mode de symbolisation qui s'attache


au paysage luxunien, — du spectacle infiniment riche de la nuit
d'automne à la spatialité pure que traverse le Passant, d'un paysage
riche de littéralité descriptive jusqu'à la transparence symbolique
des points cardinaux — il est un caractère commun à tous les lieux
de ce recueil : le caractère inhabitable de ces paysages. De même
que la terre est abandonnée du ciel et des astres, de même que le
feu s'éteint au milieu des glaces et que le Passant ne peut trouver
de halte possible, de même la neige, au nord du Fleuve, ne peut
habiter l'espace ni adhérer à la végétation du sol (dans « Neige »,
« Xue » j £ ) (I, p. 484) et,; de même, l'Ombre des « Adieux d'une
Ombre » («Ying de gaobie i-Jf^ é^Èrj&îp ( I, p.468) se découvre
radicalement étrangère à son entourage puisque tout accompa-
gnement lui est intolérable et qu'elle se sent exclusive de toute
autre réalité. La diversité des paysages des Herbes sauvages tend
donc constamment vers la figuration d'un même type d'antago-
nisme : d'un paysage à l'autre, — la Neige et le Nord, les jujubiers et
le ciel, le feu et la glace, l'arbre et le mur, l'est et l'ouest, l'Ombre
et le monde tout entier —, c'est à chaque fois une cohabitation qui
est impossible. Comme telle, cette cohabitation impossible est
l'indice d'une nécessaire symbolisation : à travers les différents
éléments qui composent ce paysage, comme à travers le rapport
qui s'établit entre le paysage et la réalité qui le traverse, se mani-
feste une hétérogénéité radicale, un contraste essentiel, qui, par
l'effet d'incohérence qu'ils suscitent au niveau de la littéralité du
texte, tendant d'eux-mêmes à orienter la dualité des éléments en
une opposition d'essences. Ainsi, c'est parce qu'il est travaillé né-
gativement, c'est dans la mesure de sa déchirure, que le paysage
se déploie selon une dimension symbolique.

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La tension qui oppose implacablement entre elles les réalités
hétérogènes qu'évoque le paysage luxunien tend à réorganiser celui-
ci en conférant aux éléments descriptifs une portée symbolique.
Ce que pourrait confirmer a contrario le seul paysage qui, dans les
Herbes sauvages, soit absolument positif, celui qu'évoque le rêveur
quand il se souvient de Shaoxing (dans « Une belle histoire »,
« Haode gushi »-j&è§#cJ>) (I, P- 490) : paysage dont tous les
éléments se laissent appréhender spontanément au gré de la barque
et tissent à la surface de l'onde une trame harmonieuse et animée.
De fait, tout le cadre dans lequel s'évoque cette « belle histoire »
— le claquement des pétards dans le voisinage, l'opaque fumée du
tabac et la « nuit noire » — indique que ce paysage joue ici la
fonction d'un anti-paysage : à l'hétérogénéité des paysages précé-
dents, à l'impossible cohabitation de leurs éléments s'oppose ici
(au sein de périodes qui s'amplifient démesurément) la simple asso-
ciation énumérative des réalités évoquées; et, qui plus est, au gré de
chaque nouveau battement de rame, ces réalités abolissent leur
démarcation individuelle — leurs contours et leurs limites —, s'inter-
pénétrent et se fondent les unes dans les autres. Un paysage que ne
parcourt aucune tension mais dont le rythme général est une har-
monieuse ondulation, une respiration commune.
Ce paysage s'écrit sur l'eau et par reflet, le monde s'y énonce
comme une image du plaisir qui adhère à elle-même et n'appelle
vers aucun dépassement. Enchantée d'elle-même, l'évocation est
asymbolique. Au contraire, c'est parce qu'ils contiennent les indices
d'une dynamique antagoniste que les paysages précédents
détenaient leur valeur de symbole.

Reste à considérer, pour mieux apprécier la signification subjec-


tive de ces figurations, quel peut être le rapport de forces que mani-
feste l'antagonisme mis en scène par de tels paysages. Car à la
désignation synthétique Lu Xun préfère souvent l'effet de
cumulation : des deux arbres qu'il aperçoit de sa fenêtre au début

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de la « Nuit d'Automne », l'un est un jujubier et « il y en a un
autre, qui est aussi un jujubier ». De ce simple effet stylistique naît
un pouvoir d'insistance que Lu Xun met à contribution dans la
figuration de maints antagonismes : le paysage de glace qu'évoque
le début du « Feu mort » n'est que l'accumulation diversifiée
du même élément ( la glace, omniprésente au sein des divers objets
du décor, opposée à la précarité du feu) et, de même, le poème des
« Mendiants » s'achève sur la répétition insistante d'un seul terme,
la « poussière » (« huitu » jfojc). L'effet d'accumulation aboutit
ici à une simple répétition puisque la négativité y est réduite à son
ultime expression, l'identité; uniforme d'une matière décomposée,
d'autant plus envahissante qu'elle est devenue absolument incon-
sistante. (Cette poussière est la forme ultime de la décomposition
du Mur qui figurait un monde figé dans son passé et s'oppose ainsi,
comme ultime rien du Monde en ruine, au « Vide » que récoltera
au moins le mendiant). La mise en scène la plus diversifiée n'est
donc le plus souvent que le déguisement d'une même négativité
essentielle (d'autant plus dangereuse qu'elle simule la variété) de
même que dans le « camp des illusions » d'un « Combattant comme
ça » (« Zheyang de zhanshi » î|r$kà*J.S&-* r )• L'idéologie
s'affuble des masques les plus divers pour mieux déguiser son iden-
tité « structurelle » au sein de la société. Ainsi, sauf dans le cas de
l'énumération heureuse d'« Une belle histoire », l'accumulation
qu'évoque le paysage luxunien est toujours maléfique. L'antago-
nisme est fondamentalement déséquilibré : tout le paysage nous
englobe de sa masse hostile et toute autre position n'est que margi-
nale. L'ensemble du décor est tendu pour peser sur la conscience et
l'assiéger, c'est — au sens propre de ce terme — un paysage d'obsession.

Du caractère continûment obsédant des paysages des Herbes


sauvages s'est aisément dégagée l'image d'un Moi luxunien profon-
dément accablé : dans la perspective de la correspondance fonda-
mentale que la tradition de la critique littéraire a instituée entre

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l'Homme et l'Oeuvre, de tels paysages se présenteraient logiquement
comme la projection directe — ou le reflet — d'un drame intérieur
vécu intensément par l'écrivain; ils figureraient ainsi, chez Lu Xun,
une grave crise de « pessimisme et de dépression », voire de
profondes aspirations nihilistes 1 .

Mais avant que d'envisager cette interprétation il est important


de prendre en considération le fait que le symbolisme luxunien —
au même moment (en 1925) — ne s'oriente pas toujours dans le
même sens et en vue du même usage. Tandis que, dans les Herbes
sauvages, le déploiement symbolique du texte repose essentiel-
lement sur l'élaboration d'une fiction, le plus souvent onirique
(même dans un poème comme « Nuit d'Automne »; si le décor du
jardin est d'abord perçu concrètement, la dimension symbolique
n'apparaît qu'à partir de la fiction d'un drame, celui qui oppose
les jujubiers au ciel ) —, la série des essais polémiques réunis dans le
recueil de Sous le dais fleuri présente un processus de symboli-
sation qui ne trouve pas son point de départ dans l'invention
imaginaire ou la fiction mais découle d'une appréhension concrète
et s'élabore à partir d'objets qui sont d'abord perçus au sein de
l'expérience commune selon leur valeur propre.

Une telle différence n'est pas encore totalement manifeste dans


le cas des quelques pages allégoriques du recueil (voir par exemple
« Les combattants et les mouches », « Zhanshi he cangying »$£ -t
•fojfe i$L ( m> P- 43) car si, à un tel stade, l'organisation de l'essai
trouve bien son point de départ dans une scène concrète (dont la

1. Thèse traditionnelle soutenue en particulier en Chine par Cao Juren ainsi que
l'un des frères même de Lu Xun, Zhou Zuoren. Elle a été reprise par Pierre Ryckmans
dans La mauvaise herbe de Lu Xun dans les plates-bandes officielles (Bibliothèque asia-
tique, p. 23) : « La période de composition de la Mauvaise herbe correspond psycho-
logiquement à une seconde crise de pessimisme et de dépression. »

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construction systématique sert progressivement à promouvoir
la valeur allégorique) il demeure encore ici — réduit au minimum —
un élément fictif (ou ludique) qui relève du statut même de la
fable. Un essai aussi bref que celui consacré à « La Grande muraille »
(« Changcheng »J^J^{) (III, p. 63) nous fait percevoir au contraire
de la façon la plus nette, et comme en raccourci, le type de procès
symbolique qui est couramment à l'œuvre dans l'ensemble du
recueil. A peine se fait-il l'écho de l'éloge attaché traditionnellement
à ce grand monument (« Comme elle est sublime, la Grande
muraille! ») que Lu Xun présente aussitôt l'envers de cette répu-
tation (puisqu'aussi bien "ta Grande muraille n'a toujours servi
qu'« à faire mourir des ouvriers en corvée » et qu'elle « n'a jamais
arrêté les Barbares »): à partir de cette dévalorisation de l'objet
s'opère, de façon subreptice mais logique (puisqu'en étant à ce point
dévalorisée la Grande muraille perd déjà sa consistance d'objet),
un glissement généralisateur qui de lui-même déclenche un proces-
sus de symbolisation nous faisant passer de l'objet concret,
individuel et particulier, la Grande muraille, à sa dimension
d'essence (« J'ai constamment l'impression que nous sommes
entourés de toutes parts d'une Grande muraille...»). La valeur
symbolique qu'incarne dès lors la Grande muraille vis à vis du passé
de la Chine, comme l'expression d'un carcan aussi pénible qu'inutile,
se particularise et s'approfondit par l'opposition de détail — qui
découle de la réalité historique de la Muraille — entre les « briques
anciennes » et les « briques neuves » qui composent le mur : ce
carcan est donc bien celui de l'idéologie traditionnelle de la Chine,
— cette « vieille idéologie que la Chine moderne s'acharne à
restaurer sans cesse au lieu d'avoir le courage de reconnaître sa
nullité et, par conséquent, de l'abandonner.

Un tel processus de symbolisation se retrouve couramment


à l'œuvre au cours des essais de Sous le dais fleuri. Au début de
« Correspondance » (« Tongxun » i ^ ' $ R . ) (III, p. 26), Lu Xun

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commence par évoquer l'étroite ruelle qu'il habite et dont ceux
qu'on nomme les « charrieurs de terre» viennent chaque mois
débarrasser la cendre et les déchets en entassant ceux-ci sur la voie
publique, « ce qui fait que le niveau du sol s'élève de jour en jour »
et qu'il est des vieilles maisons dont seule la moitié supérieure de la
façade émerge encore, « annonçant le sort réservé aux autres ».
Dans un tel passage le sectacle initial des maisons chinoises
ensevelies sous leurs déchets s'oriente naturellement vers une valo-
risation symbolique dans la mesure où il introduit, sans rupture et
de façon analogique (par le code du « charroi » et de « l'ensevelis-
sement », huomai f è ^ ï ), le thème, infiniment troublant, d'un
enlisement du monde chinois sous l'accumulation des déchets de sa
propre tradition.

Au cours des pages de Sous le dais fleuri l'art de Lu Xun est


donc de partir de petits détails de l'expérience concrète pour en
faire découler une valeur symbolique. C'est d'ailleurs cette façon
d'écrire que Lu Xun considère comme son originalité nouvelle
quand il commence par noter dans l'« Avant-propos » de son
recueil :
« En cette nuit qui est la dernière de l'année, j'ai mis en ordre
les articles que j'ai rédigés au cours de cette année et ils sont en plus
grand nombre que ceux que j'ai écrits en quatre ans, et qui sont
réunis dans le recueil de Vents Chauds. Pour l'essentiel, mes
opinions restent les mêmes, mais je n'ai pas été aussi direct qu'aupa-
ravant et il m'est fréquemment arrivé de m'exprimer de façon
détournée; de plus, j'ai souvent fait porter le débat sur de petits
détails, ce qui prêtera facilement à rire aux gens experts...»
Il apparaît ainsi très clairement, du propre aveu de l'auteur, que
Lu Xun a modifié sa « façon » d'écrire (par le plus grand nombre
de ses essais de même que par l'expression « détournée » à laquelle
il recourt) avant même qu'une modification ne se laisse percevoir
explicitement au niveau — médiat — des représentations de l'écrivain

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(« pour l'essentiel, mes opinions restent les mêmes... ») : s'il
s'attache ainsi aux « petits détails » (xiao shiqing/J* $>^ ) , c'est
que Lu Xun commence à percevoir, comme il nous le laisse ironi-
quement entendre au début de cette préface, que ceux-ci ont une
tout autre dimension — une tout autre siginifcation — que celle
que nous leur prêtons ordinairement. Et cette dimension pro-
fonde, c'est celle que révèle, de façon indirecte et « détournée »,
le procès symbolique.

Lu Xun nous apprend ainsi à déchiffrer la valeur de tout détail


apparemment « insignifiant » quand, par exemple, à propos de
l'étroitesse des marges dans les éditions chinoises (dans « Réflexions
impromptues » II, « Huran xiang dao » & $£ £?.5'J )(IH,p. 20)
symbolique d'une étroitesse d'esprit qui est digne de caractériser
la modernité chinoise toute entière, Lu Xun fait remarquer que
« si l'on pense à déduire analogiquement de là certaines questions
plus essentielles », « c'est aussi possible ». Non seulement ce simple
détail est exemplaire par rapport à d'autres faits (d'où la possi-
bilité de rapports « analogiques » «lei tui »|SlJttè), m ais il est
aussi en lui-même révélateur d'une identité propre puisqu'en
déployant sa valeur symbolique Lu Xun lui fait révéler — on
pourrait dire : avouer — la signification profonde qui est la sienne
et qui, le plus souvent, passe inaperçue. Aucun détail donc n'est
anodin, aucun détail n'est accidentel, mais le moindre détail revêt
une signification essentielle — pour qui sait le dévisager — par
rapport à la structure d'ensemble à laquelle il appartient.

Ainsi, quand Lu Xun commence à traiter dès le premier texte


du recueil (« Subtilités de langage I, «Yaowen jiaozi » " ^ J C ^ - ^ -
(III, p. 15) d'une simple particularité linguistique, cela signifie,
dès l'abord, que le moindre fait de langue, lui aussi, est significatif:
la traduction des noms propres de femme en chinois révèle combien
la femme chinoise reste encore asservie à tout un imaginaire culturel

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(associant la femme à la neige, à la mousse, à la soie...) chez ceux-là
même qui se croient parfaitement libres de toute représentation
idéologique de la féminité. En citant ainsi le moindre fait, et même
le moindre fait de langue, Lu Xun laisse donc entrevoir, par la
tension symbolique du signe, quelle en est la vraie dimension,
— qui est idéologique : si la possibilité du déploiement symbolique
repose sur l'existence d'une analogie, ce rapport analogique est ici
celui de l'idéologie en tant que structure, telle que Lu Xun com-
mence à la concevoir, — et c'est à travers elle que les signes les plus
divers découvrent et recouvrent leur identité.
Il s'agit donc d'une démarche littéraire nouvelle — ou du moins
dont Lu Xun est désormais conscient comme d'une originalité —
et elle prépare l'orientation idéologique ultérieure de l'auteur.
D'autant plus que cette démarche stylistique prend ici un caractère
méthodique : le processus de symbolisation exploite la signification
du détail (apparemment « individuel » et accidentel) en réinsérant
systématiquement celui-ci dans son contexte idéologique : en
dotant ce détail d'une valeur symbolique Lu Xun lui confère sa
dimension idéologique et réintègre dans le tout de l'idéologie tout
ce qui aurait pu sembler y échapper. Le symbolisme luxunien opère
donc un dévisagement idéologique du réel et par la tension symbo-
lique du signe Lu Xun rend compte de la dimension idéologique des
choses.

Considéré de ce point de vue, le symbolisme démystificateur


que met en œuvre Lu Xun à partir de Sous le dais fleuri pourrait
être comparé à la démarche sémiologique qui est celle d'un Barthes
dans ses Mythologies1. Mais on est aussitôt sensible, en dehors de la
différence des sociétés concernées, à ce contraste essentiel : alors
que Barthes érige l'ensemble des signes en un système explicite, le

1. Voir notamment Dave Laing, The Marxist Théorie ofArt, Sussex 1978.

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symbolisme luxunien travaille essentiellement dans l'implicite et
la dimension idéologique des signes se profile seulement au-delà
des mots (yan wai "if/f- ) comme leur ombre insondée. Ainsi,
tandis que les comparatistes se sont plu à analyser tout ce que le
symbolisme figurateur des Herbes sauvages peut devoir aux influ-
ences de l'Occident, celle de la poésie moderne comme celle des
conceptions nouvelles, bergsonniennes et surtout freudiennes,
auxquelles s'initie alors Lu Xun au travers du japonais 1 , — la
technique stylistique que mettent en œuvre ces essais polémiques
relèverait plutôt d'une des traditions les plus authentiquement
chinoises ( le « Chunqiu bifa» Jtg+fà.^'& , rattaché au patronage
même de Confucius) selon laquelle il suffît de citer un fait anecdo-
tique — un « détail » — sans avoir besoin de le commenter, pour
qu'on laisse implicitement entendre le jugement que l'on porte
sur lui et la portée qu'on lui attribue. Si le projet d'exploiter systé-
matiquement la dimension symbolique des signes en vue de dé-
construire l'illusion de naturalité ou d'évidence (qu'entretient sur
elle-même toute idéologie) relève d'une forme de conscience
absolument moderne, le mode littéraire de ce fonctionnement
symbolique n'en reste donc pas moins riche, chez Lu Xun, de tout
le génie de la prose chinoise ( comme tradition d'une expression
critique) dans la mesure où — moins sans doute par un effet de
censure que par choix proprement esthétique — la tension symbo-
lique est ici d'autant plus intense qu'elle se manifeste implicitement
(clandestinement) et garde donc une virtualité toujours nouvelle :

1. C'est à cette époque que Lu Xun traduit deux œuvres japonaises traitant de la
création littéraire à partir des conceptions modernes de l'Occident, le Symbole de la
souffrance ( Kumende xiangzheng -%*?») fc^.#v.4lJO etHorsde la tour d'ivoire (Chule
xiangyazhi ta j£v-3 ^ - î f i-tj'ê- ) de Kuriyagawa Hakusan (traductions reprises dans
Luxun quanji, tome XIII).

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disposée ironiquement comme un piège sous chaque ligne de ces
essais et prête à désemparer continûment la bonne conscience de
son lecteur.

En rédigeant parallèlement les proses poétiques des Herbes


sauvages et les essais polémiques de Sous le dais fleuri Lu Xun
oriente donc sa fonction symbolique selon deux directions très
différentes : d'un côté, un symbolisme figurateur qui opère le plus
souvent en milieu onirique et dresse face à la conscience un paysage
hostile et néfaste qui pèse de tout son poids sur le Moi qui l'évoque
et n'est traversé d'aucune lueur ni d'aucun espoir; de l'autre, un
symbolisme dénonciateur qui loin d'inventer ses motifs symbo-
liques élabore ceux-ci à partir des détails les plus quotidiens dont il
cherche à révéler — grâce à la tension symbolique par laquelle il
les exploite — la dimension idéologique, — qui est celle de l'impensé.
Qui tient compte de ces ceux aspects simultanés de l'écriture
luxunienne sera sans doute amené à nuancer la vision essentiel-
lement pessimiste que l'on a fréquemment attribuée à Lu Xun
comme auteur des Herbes sauvages, « l'effrayante confrontation »
avec ces « forces des ténèbres », ces « fantômes » et ces « poisons »
dont il se sent hanté (Pierre Ryckmans 1 ) : le symbolisme tragique,
obsessionnel, des Herbes sauvages, si radicalisé qu'il soit ( ou plutôt
dans la mesure même de sa radicalisation : lé tragique absolu devient
ironique) relève aussi d'un effet proprement littéraire et nous
conduit donc à tenir compte du procès de mise en scène et de
stylisation dont le Moi luxunien des Herbes saugages %. fait, comme
dans tout texte littéraire (même si le mode d'écriture paraît ici
plus intime), nécessairement l'objet. Si dans un poème des Herbes
sauvages, « D'une méthode pour exprimer son opinion » («Lilun»

1. in La Mau vaise herbe, p. 23.

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-iC$^),(I, p. 517) Lu Xun peut évoquer à partir d'une vision
onirique l'impossibilité objective dans laquelle est tout sujet
d'exprimer sincèrement ce qu'il pense, Lu Xun conclut aussi le
même jour (8 juillet 1925) une analyse sur le rôle politique que
peuvent avoir les étudiants dans la société (voir Sous le dais fleuri,
« Entrefilets », « Bubai »%$ & ) (III, p. 111) par une exhortation
à l'effort patient et tenace qui peut venir à bout de toutes les
difficultés (en citant Han Fei : « il n'y a pas à rougir d'arriver le
dernier ») : « progresser sans s'arrêter, même si c'est lentement,
et quitte à être le dernier, quitte à être battu, on est néanmoins sûr
d'atteindre le but qu'on s'est fixé ». Ainsi, tandis que le poème en
prose se complaît dans l'évocation d'une contradiction absolue
et indépassable, les dernières lignes des Entrefilets , composées le
même jour, concluent sur une vision ostensiblement positive et
dynamique.

Ce qui se laisse d'abord appréhender au travers des textes de


Lu Xun, c'est Lu Xun écrivain, cet individu dont la personnalité
même le conduit à être un artiste des signes. Il est clair que, s'il
est impensable de séparer radicalement le symbole littéraire de
son auteur, il est aussi impossible d'appréhender directement et
simplement la personnalité de Lu Xun (le « vrai Lu Xun ») à travers
le symbolisme littéraire qu'il a mis en œuvre. Reconnaissons donc la
dimension de jeu qui constitue l'espace littéraire lui-même et en
dehors de laquelle toute pratique de l'écrivain est inconcevable :
non pas qu'il convienne de séparer l'œuvre de Lu Xun de l'engage-
ment historique de son auteur, en tant qu'homme, mais parce que
si l'on traite des textes littéraires comme documents il importe
d'abord de lire ceux-ci d'un point de vue proprement littéraire
pour mieux tenir compte de cette marge de jeu qu'institue pré-
cisément le travail de symbolisation que nous avons brièvement
évoqué et qui caractérise cet auteur comme créateur.

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