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DE L'ANNÉE 1925
SYMBOLISME FIGURATEUR
ET SYMBOLISME DÉNONCIATEUR
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à l'œuvre même, d'un point de vue proprement littéraire, et sans
chercher à faire jouer à celle-ci, coûte que coûte, le rôle de
modèle; délaissons une fois pour toutes les projections forcées
de l'idéologie et considérons dans sa fraîcheur originelle l'inaliénable
épaisseur de ce texte.
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son œuvre qui est justement le plus immédiat pour lui, en tant
qu'auteur, et que l'on peut concevoir comme le geste même de
son écriture.
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proses poétiques des Herbes sauvages un symbolisme fïguratéur
aboutit à la production de tout un « paysage » — le plus souvent
onirique — qui accable le Moi et l'opprime tandis que dans les
essais de Sous le dais fleuri la dimension symbolique du signe
permet de mettre en évidence à partir des moindres « détails »
de la vie quotidienne la dimension véritable qui est la leur en re-
situant ceux-ci au sein de l'idéologie.
1. Cet aspect a souvent été noté : cf. Pierre Ryckmans : « La période de la compo-
sition de la Mauvaise herbe (« Les Herbes sauvages ») correspond (...) à la phase de créa-
tivité peut-être la plus riche et la plus intense de toute la carrière de Lu Xun... ». La
Mauvaise herbe (pp. 23 - 24) Bibliothèque asiatique, 1975.
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Ce paysage tragique de la « Nuit d'Automne » est à mi-chemin
de la description littérale et de l'évocation symbolique : la dimen-
sion symbolique ( et sa valeur d'antagonisme) ne fait qu'approfon-
dir ou rehausser — par l'effet de symétrie — la valeur descriptive du
paysage (comme contraste). Mais dans le recueil des Herbes sauvages
un tel équilibre est souvent rompu en faveur d'une aspiration sym-
bolique plus essentielle quand les données descriptives du récit se
révèlent inaptes à organiser le paysage de façon suffisamment
cohérente et impliquent le dépassement de leur littéralité. Tel ce
paysage de glace qu'évoque le début de « Feu mort » («Sihuo fcîK
I, p. 503) dans la mesure où les divers éléments qui composent le
paysage affichent une même hostilité à travers l'insistance marquée
de leur identité : montagne et ciel de glace, nuages gelés et forêt
gelée. C'est qu'ici la diversité morphologique des différents éléments
se voit désintégrée par leur identité d'essence : l'essence (la glace)
l'emporte sur l'objet — montagne, ciel ou cyprès — de même que la
dimension symbolique triomphe de la valeur purement littérale et
descriptive de l'évocation. Un autre signe en est donné par la radi-
calisation de ce paysage, la crevasse où le voyageur est tombé et
où s'abolit toute différenciation morphologique. Seule subsiste
désormais l'accumulation d'une même essence (la glace) : en même
temps que s'accuse la clôture du décor, l'identité d'essence — et
donc l'appel symbolique du signe — l'emporte progressivement sur
la diversité des formes et la variété de la lettre.
Par opposition à l'éclat de corail du feu mort que le rêveur
découvre à ses pieds au fond de la crevasse, cette radicalisation
d'une même essence pourrait figurer, dans le « Feu mort », le gel
d'une situation historique dont la diversité des manifestations
sociales — de même que les divers éléments du paysage — ne
sauraient dissimuler l'essentielle unité : à cette radicalisation de la
négativité s'oppose la seule survivance d'un espoir figuré par ce
«feu mort» que seule l'adhésion individuelle (le rêveur le prend sur
lui) ranime et fait rayonner. Or le poème s'achève sur une autre
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figuration du même antagonisme, dynamique et non plus statique,
non plus comme paysage mais comme scène : la charrette chargée
de pierres surgie à la fin du poème — autre figure d'une accumu-
lation de l'identité — qui survient en sens inverse et broie le rêveur
sous ses roues avant de verser dans l'abîme.
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qu'Evénement — ce qui coopère à la persistance de la vitalité
et la signale.
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toute variété descriptive se réduit à l'opposition quasi-géomé-
trique qu'y dessinent des axes ou des pôles.
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La tension qui oppose implacablement entre elles les réalités
hétérogènes qu'évoque le paysage luxunien tend à réorganiser celui-
ci en conférant aux éléments descriptifs une portée symbolique.
Ce que pourrait confirmer a contrario le seul paysage qui, dans les
Herbes sauvages, soit absolument positif, celui qu'évoque le rêveur
quand il se souvient de Shaoxing (dans « Une belle histoire »,
« Haode gushi »-j&è§#cJ>) (I, P- 490) : paysage dont tous les
éléments se laissent appréhender spontanément au gré de la barque
et tissent à la surface de l'onde une trame harmonieuse et animée.
De fait, tout le cadre dans lequel s'évoque cette « belle histoire »
— le claquement des pétards dans le voisinage, l'opaque fumée du
tabac et la « nuit noire » — indique que ce paysage joue ici la
fonction d'un anti-paysage : à l'hétérogénéité des paysages précé-
dents, à l'impossible cohabitation de leurs éléments s'oppose ici
(au sein de périodes qui s'amplifient démesurément) la simple asso-
ciation énumérative des réalités évoquées; et, qui plus est, au gré de
chaque nouveau battement de rame, ces réalités abolissent leur
démarcation individuelle — leurs contours et leurs limites —, s'inter-
pénétrent et se fondent les unes dans les autres. Un paysage que ne
parcourt aucune tension mais dont le rythme général est une har-
monieuse ondulation, une respiration commune.
Ce paysage s'écrit sur l'eau et par reflet, le monde s'y énonce
comme une image du plaisir qui adhère à elle-même et n'appelle
vers aucun dépassement. Enchantée d'elle-même, l'évocation est
asymbolique. Au contraire, c'est parce qu'ils contiennent les indices
d'une dynamique antagoniste que les paysages précédents
détenaient leur valeur de symbole.
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de la « Nuit d'Automne », l'un est un jujubier et « il y en a un
autre, qui est aussi un jujubier ». De ce simple effet stylistique naît
un pouvoir d'insistance que Lu Xun met à contribution dans la
figuration de maints antagonismes : le paysage de glace qu'évoque
le début du « Feu mort » n'est que l'accumulation diversifiée
du même élément ( la glace, omniprésente au sein des divers objets
du décor, opposée à la précarité du feu) et, de même, le poème des
« Mendiants » s'achève sur la répétition insistante d'un seul terme,
la « poussière » (« huitu » jfojc). L'effet d'accumulation aboutit
ici à une simple répétition puisque la négativité y est réduite à son
ultime expression, l'identité; uniforme d'une matière décomposée,
d'autant plus envahissante qu'elle est devenue absolument incon-
sistante. (Cette poussière est la forme ultime de la décomposition
du Mur qui figurait un monde figé dans son passé et s'oppose ainsi,
comme ultime rien du Monde en ruine, au « Vide » que récoltera
au moins le mendiant). La mise en scène la plus diversifiée n'est
donc le plus souvent que le déguisement d'une même négativité
essentielle (d'autant plus dangereuse qu'elle simule la variété) de
même que dans le « camp des illusions » d'un « Combattant comme
ça » (« Zheyang de zhanshi » î|r$kà*J.S&-* r )• L'idéologie
s'affuble des masques les plus divers pour mieux déguiser son iden-
tité « structurelle » au sein de la société. Ainsi, sauf dans le cas de
l'énumération heureuse d'« Une belle histoire », l'accumulation
qu'évoque le paysage luxunien est toujours maléfique. L'antago-
nisme est fondamentalement déséquilibré : tout le paysage nous
englobe de sa masse hostile et toute autre position n'est que margi-
nale. L'ensemble du décor est tendu pour peser sur la conscience et
l'assiéger, c'est — au sens propre de ce terme — un paysage d'obsession.
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l'Homme et l'Oeuvre, de tels paysages se présenteraient logiquement
comme la projection directe — ou le reflet — d'un drame intérieur
vécu intensément par l'écrivain; ils figureraient ainsi, chez Lu Xun,
une grave crise de « pessimisme et de dépression », voire de
profondes aspirations nihilistes 1 .
1. Thèse traditionnelle soutenue en particulier en Chine par Cao Juren ainsi que
l'un des frères même de Lu Xun, Zhou Zuoren. Elle a été reprise par Pierre Ryckmans
dans La mauvaise herbe de Lu Xun dans les plates-bandes officielles (Bibliothèque asia-
tique, p. 23) : « La période de composition de la Mauvaise herbe correspond psycho-
logiquement à une seconde crise de pessimisme et de dépression. »
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construction systématique sert progressivement à promouvoir
la valeur allégorique) il demeure encore ici — réduit au minimum —
un élément fictif (ou ludique) qui relève du statut même de la
fable. Un essai aussi bref que celui consacré à « La Grande muraille »
(« Changcheng »J^J^{) (III, p. 63) nous fait percevoir au contraire
de la façon la plus nette, et comme en raccourci, le type de procès
symbolique qui est couramment à l'œuvre dans l'ensemble du
recueil. A peine se fait-il l'écho de l'éloge attaché traditionnellement
à ce grand monument (« Comme elle est sublime, la Grande
muraille! ») que Lu Xun présente aussitôt l'envers de cette répu-
tation (puisqu'aussi bien "ta Grande muraille n'a toujours servi
qu'« à faire mourir des ouvriers en corvée » et qu'elle « n'a jamais
arrêté les Barbares »): à partir de cette dévalorisation de l'objet
s'opère, de façon subreptice mais logique (puisqu'en étant à ce point
dévalorisée la Grande muraille perd déjà sa consistance d'objet),
un glissement généralisateur qui de lui-même déclenche un proces-
sus de symbolisation nous faisant passer de l'objet concret,
individuel et particulier, la Grande muraille, à sa dimension
d'essence (« J'ai constamment l'impression que nous sommes
entourés de toutes parts d'une Grande muraille...»). La valeur
symbolique qu'incarne dès lors la Grande muraille vis à vis du passé
de la Chine, comme l'expression d'un carcan aussi pénible qu'inutile,
se particularise et s'approfondit par l'opposition de détail — qui
découle de la réalité historique de la Muraille — entre les « briques
anciennes » et les « briques neuves » qui composent le mur : ce
carcan est donc bien celui de l'idéologie traditionnelle de la Chine,
— cette « vieille idéologie que la Chine moderne s'acharne à
restaurer sans cesse au lieu d'avoir le courage de reconnaître sa
nullité et, par conséquent, de l'abandonner.
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commence par évoquer l'étroite ruelle qu'il habite et dont ceux
qu'on nomme les « charrieurs de terre» viennent chaque mois
débarrasser la cendre et les déchets en entassant ceux-ci sur la voie
publique, « ce qui fait que le niveau du sol s'élève de jour en jour »
et qu'il est des vieilles maisons dont seule la moitié supérieure de la
façade émerge encore, « annonçant le sort réservé aux autres ».
Dans un tel passage le sectacle initial des maisons chinoises
ensevelies sous leurs déchets s'oriente naturellement vers une valo-
risation symbolique dans la mesure où il introduit, sans rupture et
de façon analogique (par le code du « charroi » et de « l'ensevelis-
sement », huomai f è ^ ï ), le thème, infiniment troublant, d'un
enlisement du monde chinois sous l'accumulation des déchets de sa
propre tradition.
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(« pour l'essentiel, mes opinions restent les mêmes... ») : s'il
s'attache ainsi aux « petits détails » (xiao shiqing/J* $>^ ) , c'est
que Lu Xun commence à percevoir, comme il nous le laisse ironi-
quement entendre au début de cette préface, que ceux-ci ont une
tout autre dimension — une tout autre siginifcation — que celle
que nous leur prêtons ordinairement. Et cette dimension pro-
fonde, c'est celle que révèle, de façon indirecte et « détournée »,
le procès symbolique.
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(associant la femme à la neige, à la mousse, à la soie...) chez ceux-là
même qui se croient parfaitement libres de toute représentation
idéologique de la féminité. En citant ainsi le moindre fait, et même
le moindre fait de langue, Lu Xun laisse donc entrevoir, par la
tension symbolique du signe, quelle en est la vraie dimension,
— qui est idéologique : si la possibilité du déploiement symbolique
repose sur l'existence d'une analogie, ce rapport analogique est ici
celui de l'idéologie en tant que structure, telle que Lu Xun com-
mence à la concevoir, — et c'est à travers elle que les signes les plus
divers découvrent et recouvrent leur identité.
Il s'agit donc d'une démarche littéraire nouvelle — ou du moins
dont Lu Xun est désormais conscient comme d'une originalité —
et elle prépare l'orientation idéologique ultérieure de l'auteur.
D'autant plus que cette démarche stylistique prend ici un caractère
méthodique : le processus de symbolisation exploite la signification
du détail (apparemment « individuel » et accidentel) en réinsérant
systématiquement celui-ci dans son contexte idéologique : en
dotant ce détail d'une valeur symbolique Lu Xun lui confère sa
dimension idéologique et réintègre dans le tout de l'idéologie tout
ce qui aurait pu sembler y échapper. Le symbolisme luxunien opère
donc un dévisagement idéologique du réel et par la tension symbo-
lique du signe Lu Xun rend compte de la dimension idéologique des
choses.
1. Voir notamment Dave Laing, The Marxist Théorie ofArt, Sussex 1978.
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symbolisme luxunien travaille essentiellement dans l'implicite et
la dimension idéologique des signes se profile seulement au-delà
des mots (yan wai "if/f- ) comme leur ombre insondée. Ainsi,
tandis que les comparatistes se sont plu à analyser tout ce que le
symbolisme figurateur des Herbes sauvages peut devoir aux influ-
ences de l'Occident, celle de la poésie moderne comme celle des
conceptions nouvelles, bergsonniennes et surtout freudiennes,
auxquelles s'initie alors Lu Xun au travers du japonais 1 , — la
technique stylistique que mettent en œuvre ces essais polémiques
relèverait plutôt d'une des traditions les plus authentiquement
chinoises ( le « Chunqiu bifa» Jtg+fà.^'& , rattaché au patronage
même de Confucius) selon laquelle il suffît de citer un fait anecdo-
tique — un « détail » — sans avoir besoin de le commenter, pour
qu'on laisse implicitement entendre le jugement que l'on porte
sur lui et la portée qu'on lui attribue. Si le projet d'exploiter systé-
matiquement la dimension symbolique des signes en vue de dé-
construire l'illusion de naturalité ou d'évidence (qu'entretient sur
elle-même toute idéologie) relève d'une forme de conscience
absolument moderne, le mode littéraire de ce fonctionnement
symbolique n'en reste donc pas moins riche, chez Lu Xun, de tout
le génie de la prose chinoise ( comme tradition d'une expression
critique) dans la mesure où — moins sans doute par un effet de
censure que par choix proprement esthétique — la tension symbo-
lique est ici d'autant plus intense qu'elle se manifeste implicitement
(clandestinement) et garde donc une virtualité toujours nouvelle :
1. C'est à cette époque que Lu Xun traduit deux œuvres japonaises traitant de la
création littéraire à partir des conceptions modernes de l'Occident, le Symbole de la
souffrance ( Kumende xiangzheng -%*?») fc^.#v.4lJO etHorsde la tour d'ivoire (Chule
xiangyazhi ta j£v-3 ^ - î f i-tj'ê- ) de Kuriyagawa Hakusan (traductions reprises dans
Luxun quanji, tome XIII).
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disposée ironiquement comme un piège sous chaque ligne de ces
essais et prête à désemparer continûment la bonne conscience de
son lecteur.
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-iC$^),(I, p. 517) Lu Xun peut évoquer à partir d'une vision
onirique l'impossibilité objective dans laquelle est tout sujet
d'exprimer sincèrement ce qu'il pense, Lu Xun conclut aussi le
même jour (8 juillet 1925) une analyse sur le rôle politique que
peuvent avoir les étudiants dans la société (voir Sous le dais fleuri,
« Entrefilets », « Bubai »%$ & ) (III, p. 111) par une exhortation
à l'effort patient et tenace qui peut venir à bout de toutes les
difficultés (en citant Han Fei : « il n'y a pas à rougir d'arriver le
dernier ») : « progresser sans s'arrêter, même si c'est lentement,
et quitte à être le dernier, quitte à être battu, on est néanmoins sûr
d'atteindre le but qu'on s'est fixé ». Ainsi, tandis que le poème en
prose se complaît dans l'évocation d'une contradiction absolue
et indépassable, les dernières lignes des Entrefilets , composées le
même jour, concluent sur une vision ostensiblement positive et
dynamique.
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