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6, N° 1, 1985
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Parler de la créativité telle qu'elle se manifeste en science, en art et
dans les sciences humaines, c'est aller au-delà de la créativité de la vie
quotidienne pour considérer ces nouveaux fruits d'urie intelligence vive et
disciplinée, de talents et d'aptitudes qui ouvrent la voie à des perceptions
inédites et poussent les limites du connu.
Comme Rom Harre (1978, p. 171) l'a souligné, nous aurions à donner
un sens aux choses en élaborant et en comprenant les structures. Cette
qualité architectonique de créer des structures repose dans le «potentiel
génétique de l'homme». La créativité, par ce biais, est le fruit de la sura-
bondance du système nerveux central, qui fait place au jeu imaginaire
indépendant de l'environnement immédiat de l'organisme. «Les possibili-
tés d'élaboration conceptuelle et de jeu sont constamment enrichies par
un processus relativement indépendant de l'environnement» (Harre,
1978, p. 170). La survie des élaborations conceptuelles dépend de leur
capacité à passer au travers de ce que Harre appelle le filtre «darwinien».
Il arrive qu'elles ne réussissent pas ce test même si leur acceptation
s'avère cruciale pour l'humanité. Tout acte créateur de grande valeur, que
ce soit en art ou en science, est éminemment conceptuel. «Si le monde
était limpide, l'art n'existerait pas», (Camus, 1959, p. 86).
L'art médiéval renferme sans doute des idées dont les formes styli-
sées, les rythmes profonds et les traces de processus primaires ont fait
éclore des microcosmes dans le grand univers. Ces idées ont contribué à
l'émergence d'un état d'esprit qui cherchait à se détacher du connu, des
conventions établies et à dévoiler une structure, voire même l'existence de
phénomènes complexes que personne n'avait imaginés auparavant. Ce
fait d'exécuter, si important à l'époque de De Vinci, n'explique pas pour-
quoi la Mona Lisa s'impose comme un symbole énigmatique s'apparentant
à la transgression de Duchamp mais la transcendant par son sourire
conceptuel; conceptuel de par sa complexité formelle -le jeu mystérieux et
désiré entre la forme et le contenu, le «chiaruscuso» et la perspective ... -
qualités d'une intelligence perceptive et organisatrice qui donnent à la
peinture cette perpétuelle dynamique interrogative qui lance le défi de dire
pourquoi l'attraction et la répulsion oscillent aux limites de la conscience.
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tant qu'art, ce type de production ne prétend pas avoir pour buts de repous-
ser les limites et de provoquer la discontinuité. Il s'inscrit dans la grande
tradition de l'art dont il est issu, participant à un certain sens de la dignité
humaine et de la valeur - - une consolation pour tous ceux qui se situent à
la limite de l'avant-garde.
Le désir inassouvi de l'artiste, tel que Blanchot l'a fait ressortir dans
ses romans (Hartman, 1978, p. 107-109), est d'approcher encore plus le
réel que le conscient.
" peut être utile ici d'envisager brièvement les changements dans les
systèmes de valeurs contemporains, ayant pénétré et «perturbé» tous les
domaines de la vie psychique, pour mieux saisir la nature stressante (et
constante) de la démarche dans l'art du défi.
Dans toute société, l'artiste est cet individu pour qui il est de toute pre-
mière importance de chercher des alternatives, de rejeter le connu et l'ac-
quis, de défier les dieux quelle que soit l'apparence qu'ils donnent à leurs
manifestations. De quelle façon l'artiste a-t-il livré sa bataille durant le 20e
siècle et comment cela a-t-il affecté la collectivité?
J'ai déjà énoncé que le sort de l'artiste au cours du XXe siècle résidait
dans la confrontation de la «chute de l'homme» de l'épicentre. Afin de
reprendre le contrôle, de replacer «l'homme/femme» dans la position cen-
trale, l'artiste a emprunté la seule voie possible: établir la suprématie de
l'esprit: l'esprit et son individualité corrosive et son détachement: l'esprit
dégagé des contraintes imposées par convention sociale, moralité ou sen-
timentalité, l'esprit revigoré chassant celui qui s'amenuisait soumis à sa
propre image compatissante et romantique. L'art du XXe siècle qui procla-
me cette doctrine, s'exprime par des manifestations qui véhiculent de pro-
fondes ambiguïtés et souvent des contradictions, à un tel point qu'on doute
de la valeur de la démarche entreprise. Le grand dessein de l'art fut de se
libérer, et par le fait même la société, des encombrants reliquats d'une
moralité ancienne, vieil héritage de 2500 ans de classicisme et de roman-
tisme nébuleux. Peu importe les nouveaux visages qu'empruntera le futur,
un consensus s'établit autour de la notion d'un «salut» issu d'un esprit
«compatible avec la technique déductive-inductive de la science» (Burn-
ham, dans Battcock, 1973, p. 68), car c'est un point de non-retour.
Le style en tant que mode expressif de l'artiste est aussi devenu une
chose indésirable. Durant les années 1960 et 1970, le style parfait était
celui qui s'approchait du point nul, du degré «zéro», i.e. un style qui ne
comporte qu'une minime portion de projection de soi. Le credo stipule que
l'art ne doit être rien de plus qu'un énoncé à propos de l'art à travers un
medium artistique. L'art devient une méthode de recherche ou de décou-
verte de soi. La motivation à créer s'explique de diverses façons selon
qu'on s'arrête à l'énoncé de Andy Warhol qui dit que «l'art, c'est une activi-
té qui me permet de ne plus être dans la rue», ou à Picasso pour qui l'art
est un «travail de nécessité» ou à Tony Smith qui y voit «un intérêt pour
l'impénétrabilité et le mystère des choses». D'autres, comme Beuys, iront
jusqu'à dire que «la sculpture n'a de valeur que lorsqu'elle participe au
développement de la conscience humaine».
Les vieux concepts qui, déjà, furent utiles, ne sont plus aptes à ouvrir
de nouvelles voies vers la connaissance. Actuellement, la seule approche
valide qui ne s'appuie pas sur un nouveau paradigme, c'est l'approche
phénoménologique, c'est-à-dire, une approche descriptive.
Le vrai mystère demeure: quelle est l'unique qualité d'un nouveau pro-
duit justifiant sa distinction en tant qu'objet d'art? Il ne s'agit pas d'un pro-
blème de définition ni de critère. S'il en était ainsi, il faudrait exiger une
connaissance préalable de l'art; façon trompeuse d'e'xaminer quelque
chose d'aussi complexe et fuyant que l'art, qui se remet toujours en ques-
tion. Chaque époque projette son image, formule ses définitions et établit
ses propres critères. Une réalisation artistique constitue toujours une nou-
velle façon de percevoir une situation socio-psycho-politique à caractère
unique. Si on sait l'accueillir avec ouverture d'esprit, l'oeuvre d'art peut
révéler plusieurs nuances implicites et explicites. L'art peut s'interpréter
suivant des besoins fort divers: l'art peut être perçu comme un mystère,
une édification, un défi, une surprise, une intuition, un choc, une horreur,
un rien; et peut-être même tout cela à la fois. Au lieu de contempler l'art en
tant qu'objet (ce qu'il est aussi), l'âge des ordinateurs exige que nous le
considérions comme un système (suivant la suggestion de Irwin). Nous
pouvons alors demander à quel genre de système fait-on référence, selon
quels paramètres s'éiabore-t-il et à quel auditoire s'adresse-t-il.
Si l'art du 20e siècle a connu un échec, c'est par son manque de cou-
rage et par l'absence de cette passion de surpasser le simple reflet de son
temps, de réaliser une prise de conscience intégrale. Les événements
traumatisants du 20e siècle ont peut-être anéanti l'âme humaine. De ne
plus être au centre de l'univers de Dieu peut devenir tolérable; mais de
prévoir sa propre destruction et la disparition de toute trace de vie sur la
terre, c'est une terreur qui paralyse le coeur, que seul l'intellect peut
contempler. Et voilà, un art muet, un art à la carapace durcie derrière
laquelle le volcan rassemble ses forces pour éclater, au cours des années
1980, dans un style expressionniste d'une violence sans précédent (e.g.
l'expressionnisme allemand).
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correspond en partie à ce que nous appelons la magie. Cet acte éphémère
a créé un étonnement merveilleux, a fait constater que malgré la mort iné-
vitable, la vie est une aventure folle et passionnante offrant comme seul
but discernable, le retour à ses origines. Si un artiste peut édifier une clôtu-
re, tout un peuple ne pourrait-il pas créer un univers?
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