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Revue québécoise de psychologie, Vol.

6, N° 1, 1985

La Créativité: ni oblique, ni isocèle...


Reflets sur l'art de l'avant-garde du 20e siècle
DUDEK, Stéphanie Z.
Université de Montréal

Ce titre est en fait, un abrégé d'une citation attribuée à Bishop Berke-


ley qui l'aurait formulée alors qu'il éprouvait quelque difficulté à imaginer
un triangle «qui n'est ni oblique, ni rectangulaire, ni équilatéral, isocèle ou
scalène, mais tout et rien de cela à la fois.'> Dans l'article où ils rapportent
cette citation, Newell, Shaw et Simon (1962) font ressortir qu'à partir du
moment où nous convenons de la complexité de la relation entre les signi-
fications d'un objet et ses représentations internes, il n'est pas difficile de
reconnaître que ces représentations ne comprennent qu'une partie des
attributs de l'objet. Ainsi en est-il des innombrables facettes de cette pierre
précieuse qu'est la créativité: ni réalité, ni illusion, ni concept ou fruit de
l'imagination, ni une créature venue d'ailleurs; en sa forme abstraite, elle
est tout cela, ou rien de tout cela, ou alors, elle partage toutes ses natures
en même temps.

Il est sans doute plus sensé de décrire d'abord la créativité comme


une fonction innée du système nerveux central, système dont les caracté-
ristiques fondamentales sont la souplesse et l'activité constante. En som-
me, le cerveau est un détecteur de problèmes infatiguable, à la recherche
de solutions, au pouvoir d'adaptation continue et les solutions qu'il propose
s'avèrent nécessairement nouvelles et efficaces: autrement, qu'en serait-il
de la survie de la race humaine!

La nouveauté et l'efficacité constituent, de toute évidence, les points


forts de la créativité. En ce sens, tout acte qui sort de la routine, est créatif.
Il s'ensuit qu'aucun de nous ne peut s'abstenir d'être créatif.

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Parler de la créativité telle qu'elle se manifeste en science, en art et
dans les sciences humaines, c'est aller au-delà de la créativité de la vie
quotidienne pour considérer ces nouveaux fruits d'urie intelligence vive et
disciplinée, de talents et d'aptitudes qui ouvrent la voie à des perceptions
inédites et poussent les limites du connu.

Il faut alors distinguer les qualités d'originalité et de signification asso-


ciées à la production créatrice en examinant la plasticité du système ner-
veux central: l'originalité, en art ou en science, se retrouve dans les décou-
vertes ou les formes symboliques composant un minimum de répétition et
le plus grand nombre possible d'informations inédites. Il en résulte donc
une discontinuité. La créativité provoque ainsi une ouverture dans l'incon-
nu par laquelle l'état des connaissances traverse les frontières établies et
invite le cerveau à réorganiser la dynamique de ces connaissances en
exerçant son grand pouvoir d'adaptation. La tension résultant de cette
ouverture peut, en fait, être difficile à tolérer pour certains, suscitant des
réactions de choc, de rejet, de dégoût et parfois de panique. La motivation
à créer se manifeste donc comme l'effet du système nerveux central dont
le niveau d'intégration est rehaussé par ce que les circonstances de la vie
procurent de stimulations canalisées en désir et curiosité, acquisition de
connaissances et d'habiletés et offrent à l'individu le défi d'une affirmation
authentique de soi. En d'autres termes, l'élan créateur en art et en science
reflète ce désir de percer le mystère dont l'homme représente l'expression
la plus exaltante dans le domaine artistique, auquel cet exposé est consa-
cré. Créer c'est en quelque sorte, «donner forme à son propre destin» (Ca-
mus, 1959, p. 86); formule sans laquelle nous ne pourrions pas tolérer l''ab-
surdité de notre destin et le«silence de ce monde».

Comme Rom Harre (1978, p. 171) l'a souligné, nous aurions à donner
un sens aux choses en élaborant et en comprenant les structures. Cette
qualité architectonique de créer des structures repose dans le «potentiel
génétique de l'homme». La créativité, par ce biais, est le fruit de la sura-
bondance du système nerveux central, qui fait place au jeu imaginaire
indépendant de l'environnement immédiat de l'organisme. «Les possibili-
tés d'élaboration conceptuelle et de jeu sont constamment enrichies par
un processus relativement indépendant de l'environnement» (Harre,
1978, p. 170). La survie des élaborations conceptuelles dépend de leur
capacité à passer au travers de ce que Harre appelle le filtre «darwinien».
Il arrive qu'elles ne réussissent pas ce test même si leur acceptation
s'avère cruciale pour l'humanité. Tout acte créateur de grande valeur, que
ce soit en art ou en science, est éminemment conceptuel. «Si le monde
était limpide, l'art n'existerait pas», (Camus, 1959, p. 86).

Nous pouvons affirmer qu'il en fut toujours ainsi. La structure concep-


tuelle sous-jacente à l'art médiéval apparaît évidente. Le récit dominant
auquel la collectivité s'identifiait, pouvait déjà agrémenter le contenu
d'écarts stylistiques et d'innovations, en transformant parfois, de façon
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subtile, la portée significative. En art, l'élaboration conceptuelle implique
une exécution formelle, mais cette exécution conserve toujours un carac-
tère secondaire (et l'art conceptuel a plus qu'adéquatement illustré cette
assertion).

L'art médiéval renferme sans doute des idées dont les formes styli-
sées, les rythmes profonds et les traces de processus primaires ont fait
éclore des microcosmes dans le grand univers. Ces idées ont contribué à
l'émergence d'un état d'esprit qui cherchait à se détacher du connu, des
conventions établies et à dévoiler une structure, voire même l'existence de
phénomènes complexes que personne n'avait imaginés auparavant. Ce
fait d'exécuter, si important à l'époque de De Vinci, n'explique pas pour-
quoi la Mona Lisa s'impose comme un symbole énigmatique s'apparentant
à la transgression de Duchamp mais la transcendant par son sourire
conceptuel; conceptuel de par sa complexité formelle -le jeu mystérieux et
désiré entre la forme et le contenu, le «chiaruscuso» et la perspective ... -
qualités d'une intelligence perceptive et organisatrice qui donnent à la
peinture cette perpétuelle dynamique interrogative qui lance le défi de dire
pourquoi l'attraction et la répulsion oscillent aux limites de la conscience.

La créativité, à l'origine des grands chefs-d'oeuvre, diffère de la créati-


vité définie comme un talent naturel ou comme processus d'actualisation
de soi. L'art comporte un engagement personnel, comme dans les autres
professions, avec son propre cheminement et ses propres règles. La défi-
nition et les buts de l'art sont spécifiques aux temps et aux lieux où ils nais-
sent et auxquels ils répondent. La définition de l'art du XXe siècle est évasi-
ve. L'art du XXe siècle comporte une variété de buts, de manifestations et
d'expressions dont plusieurs n'auraient jamais été jugés légitimes dans le
contexte du XIXe siècle et qui sont restés suspects même en leur temps.
Peut-être que la seule définition qui conviendrait à toutes les formes de l'art
du XXe siècle, du Dadaisme à l'art corporel, en serait une qui le quali.fierait
de ce que l'artiste fait ou veut atteindre dans un contexte propre à l'art ...
une définition formulée par les artistes eux-mêmes.

Robert Irwin (cité par Johnson, 1982, p. 144) situe le problème de la


signification de l'art en ces termes: «Si je vous disais que le sujet de l'art,
comme le temps, renferme autant de sens qu'il y a de points d'incidence
dans le monde ... et que ... chacun de ses objectifs est une solution condi-
tionnelle ... est-ce bien là une explication métaphysique ou plutôt un état de
fait?» Car André (in Johnson, 1982, p. 121) ajoute un autre repli: «Je pense
que l'art est expressif mais qu'il est l'expression de ce qui ne peut s'expri-
mer autrement... Alors, on ne peut pas dire que l'art véhicule un sens qui
est inséparable de son existence propre en ce monde».

La perception traditionnelle de l'art soucieux de produire des objets


aux qualités d'excellence et de valeur permanente, persiste et ne peut pas
être rejetée comme non fondée. Quelle que soit la valeur de son statut en

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tant qu'art, ce type de production ne prétend pas avoir pour buts de repous-
ser les limites et de provoquer la discontinuité. Il s'inscrit dans la grande
tradition de l'art dont il est issu, participant à un certain sens de la dignité
humaine et de la valeur - - une consolation pour tous ceux qui se situent à
la limite de l'avant-garde.

L'art défini par les critères de l'avant-garde, constitue le point central


de cet exposé c'est-à-dire l'avancement de la pensée et de l'expression
présenté en des formes qui sont parfois outrageusement provocantes et
décidément peu banales en leurs implications. Un tel art, que son medium
soit la peinture, l'écriture, la danse ou la musique, s'adresse à un public
restreint et ne dit que peu de choses à la collectivité. Il n'en demeure pas
moins qu'il est le fer de lance et le signe d'un changement au coeur
même de sa discipline, et encore plus important, au coeur même de la
société dont il articule les perceptions en des symboles si nouveaux que
leur portée significative doit passer l'épreuve du temps. «Et quand cette
grande forme (symbolique) est finalement comprise, alors l'époque est
passée ... et quelque chose de nouveau surgit», (Mies van der Rohe, in
Heyer, 1966, p. 31).

Le vrai drame de l'art demeure le drame des idées, là où la vision de


l'artiste peut être définie comme une proposition, qui n'est pas discursive,
mais qui convainc d'une façon plus globale. De nouvelles façons de voir
vont inévitablement présupposer des retraits, des modifications dans l'ex-
pression du phénomène spontané. Toute perçée artistique jette une
lumière, mais pas trop vive, de sorte que le profil du nouveau phénomène
puisse paraître de façon claire et immédiate. Le cerveau reconnaît ce
phénomène comme différent, peut-être comme étonnant; mais comme la
qualité esthétique est très dense, c'est à la fois ambigüe et spécifique; la
préhension juste de cette qualité repose sur les connaissances et les
expériences de celui qui reçoit. La préhension s'avère à la fois une appré-
ciation et une participation aux dimensions de cette nouvelle expérience
rendue perceptible en tant que forme. Le sens mystique des événements
ne réside pas dans les événements, dit James, mais chez l'observateur.
De nouvelles formes produisent une aliénation et commandent une révi-
sion profonde ou un transfert appréciatif des valeurs et attitudes tradition-
nelles. L'artiste voit à évacuer le mode irréel de toute réalité rejetée, à bri-
ser la structure afin de la restructurer, à combler le vide créé.par la déshu-
manisation inévitable que produit la position déroutante de l'artiste. Rani-
mer le monde dont l'esprit s'éteint, voilà la mission perceptive de l'artiste.

Le désir inassouvi de l'artiste, tel que Blanchot l'a fait ressortir dans
ses romans (Hartman, 1978, p. 107-109), est d'approcher encore plus le
réel que le conscient.

Considérer l'oeuvre d'art avant tout comme une organisation dramati-


que des idées, c'est faire violence à ces diverses dimensions. «L'oeuvre
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d'art perçue comme une oeuvre d'art constitue une expérience et non pas
un constat ou une réponse à une question», dit Sontag, 1966, p. 21. L'ar-
tiste «enregistre, dévore, transfigure son expérience» (p. 26) et ses oeu-
vres en tant qu'art, implique «une expérience des qualités et des formes
de la conscience de l'homme» (p. 27). Ces oeuvres d'art nous aident à
comprendre quelque chose de singulier et d'une manière intégrale. «Cette
expérience de compréhension accompagnée d'une certaine volupté cons-
titue la seule fin, et l'unique justification nécessaire, de l'oeuvre d'art» Son-
tag, 1966, p. 29). L'art en tant qu'expérience ne se situe pas en premier
lieu au niveau conceptuel; toutefois, en tant qu'acte de compréhension, à
quelque niveau de la conscience que cela se produit, l'art peut susciter
autant la terreur que l'émerveillement, favoriser une approche de la réalité
ou inviter à la transgresser; cette expérience nous touchera et nous enri-
chira, et changera peut-être notre perception du monde. En somme, cette
nouvelle compréhension par l'art peut en effet s'avérer périlleuse.

Des développements dans le domaine artistique démontrent une évo-


lution qui est aussi alarmante qu'excitante. En moins d'un siècle, la cons-
cience humaine a parcouru un long chemin pour remiser les reliquats d'un
héritage culturel glorieux. Déjà au milieu du XIXe siècle, le point central de
cet héritage commençait à perdre sa position stratégique lorsque les rebel-
les Romantiques proclamèrent le caractère individuel et unique de leur
identité, rendant crédible la conscience d'une sensibilité retrouvée, d'une
nouvelle façon de structurer une vision du monde. Cette vision accordait la
place centrale à l'homme plutôt qu'au symbole. En cela se retrouvent l'es-
sence et l'ambiguïté de la lutte de l'art contemporain: maintenir l'humanité
en ce point central malgré les adversités mises en place par ce monde
technologique où le cerveau électronique est en train de dessiner le profil
d'un empire technocratique. La gloire qui prit l'image d'un dieu, mit l'hom-
me en valeur durant la Renaissance, fut florissante au cours de la révolu-
tion romantique et tomba en ruines à l'ère de la technologie lorsque le Nar-
cisse du XXe siècle vit son visage réfléchi par les fragments de verre que
lui offraient les déchets industriels. L'art fut incapable de transgresser cette
image. Ses efforts ont servi à démontrer cette impuissance. Les gestes
répétitifs recherchaient la qualité magique de l'incantation afin d'enrayer le
mal. La préoccupation persistante d'une absence de signification doit être
interprétée comme cet acte de pointer du doigt: la complainte qui module
une accusation. Et ceci nous amène à confronter la structure et la portée
de l'art contemporain, l'art dit de notre temps, de notre milieu, de notre
situation - l'art qui parle de nos vies et de nos attentes. En littérature, le
rêve du 20e siècle que nous projettent les écrits de ce siècle, est un «cau-
chemar de répétition, d'action avortée et de sensation vide» (e.g. Genet,
Beckett). C'est le reflet d'une époque qui perçoit «l'innovation comme un
acte de terreur» (Sontag, 1966, p. 135), offrant l'image, avec une insistan-
ce croissante, d'un monde où un «self» diffus, rencontre un monde étrange
qui ne porte plus aucun sens, aucune vérité, aucune origine, mais où seule
la mort est certaine. En peinture, cette incantation répétitive prend la forme
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de l'art pour l'art et rien au-delà. «L'art est la forme qu'il prend» (Buren,
1965, p. 67). «la culture requiert un vide signifiant» (Carl André, dans
FULLER, 1981, p.131).

L'histoire de l'art du XXe siècle est l'histoire de sa confrontation née


de la prise de conscience de ce dilemme spirituel et du besoin désespéré
d'occuper à nouveau l'avant de la scène. C'est la prise de conscience
d'une réalité altérée en son coeur même, modification se retrouvant dans
le changement de paradigme en sciences et dans les croyances spirituel-
les, et dans l'incertitude insinuante au sujet de la capacité de l'homme à
survivre à la blessure narcissique qui le définit comme un engrenage dans
une société sur le point de devenir un servomécanique.

La violence destructive de l'art contemporain du XXe siècle et la vitali-


té de son énergie se sont clairement manifestée au tournant du siècle dans
la fragmentation cubisée du portrait de l'homme/femme. Ce courant a
connu une suite aux proportions exagérées dans le mouvement dada qui
poursuivait le but explicite de détruire les anciennes valeurs structurales
par lesquelles l'art contemporain du XXe siècle se sentait trahi. Il poursuivit
son cours quelque peu mitigé dans l'espoir de retrouver les sources natu-
relles de son énergie dans l'expérience surréaliste et plus tard dans l'ex-
pressionnisme abstrait. Et aussi fort que jamais, il s'épanouit aujourd'hui
en promouvant une profonde confusion par ses modes d'expression
innombrables et extravagants, qui se réclament tous de l'étiquette de l'art.
L'activité frénétique de l'art, ses changements et sa quête continue
démontrent bien que le point-mort est loin d'être atteint. Nous sommes au
début de la tempête.

" peut être utile ici d'envisager brièvement les changements dans les
systèmes de valeurs contemporains, ayant pénétré et «perturbé» tous les
domaines de la vie psychique, pour mieux saisir la nature stressante (et
constante) de la démarche dans l'art du défi.

Les découvertes au début du siècle ont modifié les principes de réalité


de façon si radicale qu'une nouvelle emprise ne s'est pas réalisée. Dans le
domaine des sciences, les nouvelles notions de temps et d'espace ne ren-
dent le monde compréhensible qu'aux seuls scientistes. Dans le domaine des
arts, l'émergence du solipsisme a provoqué le même résultat. Cela crée
une impression de mouvance et de métamorphose, la sensation que l'être
humain ne contrôle plus la destinée du genre humain. Peut-être sommes-
nous devenus une petite partie d'un grand destin ... L'érosion continue de
notre environnement physique, la prise de conscience des limites de la
croissance et de l'expression, et le sens aigu du danger pour l'homme non
pas seulement d'un équilibre écologique précaire mais peut-être surtout
d'une rationalité menaçante aux contrôles d'une force nucléaire, ont pro-
voqué un profond malaise en regard des valeurs rattachées à la vie, dans
un passé encore tout récent. S'il n'y a plus de justice, plus de réalité en
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dehors de celle qu'au jour le jour nous fabriquent les média, y a-t-il vrai-
ment une raison de survivre ... une survie qui, toutefois, promet d'être
gagnée au prix de la liberté et de la dignité. Si la vie ne comporte pas plus
de sens que celui qui est le lot des animaux ... c'est-à-dire de vivre sa vie au
jour le jour, pourrait-on continuer de vivre«avec sagesse»? Ou alors, à la
limite de l'épuisement de ses forces, de l'auto-destruction, de sorte que le
self se vide de tout sens dans un court laps de temps? Une vie d'excès qui
se transforme en une passivité totale en regard des conditions présentes.
L'incapacité de concevoir l'immortalité sous quelque forme que ce soit, ne
peut conduire qu'à l'acceptation de l'instinct de mort. Alors pourquoi pas
une fin en super-cataclysme nucléaire? .. un glorieux bang! sans un cri de
douleur.

Dans toute société, l'artiste est cet individu pour qui il est de toute pre-
mière importance de chercher des alternatives, de rejeter le connu et l'ac-
quis, de défier les dieux quelle que soit l'apparence qu'ils donnent à leurs
manifestations. De quelle façon l'artiste a-t-il livré sa bataille durant le 20e
siècle et comment cela a-t-il affecté la collectivité?

J'ai déjà énoncé que le sort de l'artiste au cours du XXe siècle résidait
dans la confrontation de la «chute de l'homme» de l'épicentre. Afin de
reprendre le contrôle, de replacer «l'homme/femme» dans la position cen-
trale, l'artiste a emprunté la seule voie possible: établir la suprématie de
l'esprit: l'esprit et son individualité corrosive et son détachement: l'esprit
dégagé des contraintes imposées par convention sociale, moralité ou sen-
timentalité, l'esprit revigoré chassant celui qui s'amenuisait soumis à sa
propre image compatissante et romantique. L'art du XXe siècle qui procla-
me cette doctrine, s'exprime par des manifestations qui véhiculent de pro-
fondes ambiguïtés et souvent des contradictions, à un tel point qu'on doute
de la valeur de la démarche entreprise. Le grand dessein de l'art fut de se
libérer, et par le fait même la société, des encombrants reliquats d'une
moralité ancienne, vieil héritage de 2500 ans de classicisme et de roman-
tisme nébuleux. Peu importe les nouveaux visages qu'empruntera le futur,
un consensus s'établit autour de la notion d'un «salut» issu d'un esprit
«compatible avec la technique déductive-inductive de la science» (Burn-
ham, dans Battcock, 1973, p. 68), car c'est un point de non-retour.

A partir de quelles propositions puis-je faire ces inférences? Afin de


répondre de façon succincte, je vais dégager les principales caractéristi-
ques des innombrables activités qui, au cours du XXe siècle, se retrouvent
sous le vocable «art» et contribuent à mettre en valeur l'unicité de l'art.
C'est là une démarche qui comporte bien des risques! Il est toujours péril-
leux de répertorier un domaine de l'intérieur, surtout lorsque l'époque qui
le soutient n'en est pas arrivée à sa fin. Il est parfois impossible de circons-
crire le sens de l'origine ou de l'apogée d'une époque sans pouvoir être
témoin de la fin de cette même époque.
En examinant les développements aux diverses directions émanant
du domaine des arts depuis 1900, quelques repères se distinguent en
signalant là où une interprétation significative peut commencer:

1. Le premier point de référence se trouve dans la façon par laquelle


Marcel Duchamp a posé la question de la signification et de la fonction de
l'art. Par le simple fait de qualifier d'oeuvre d'art une remise de bouteilles,
il a secoué le monde artistique. L'art venait de rejeter 2500 ans de tradition
comme étant inapplicable dans le contexte du XXe siècle. L'art en tant que
système de pensée, relève le défi de remettre en question la réalité et non
celui de créer des illusions. C'est en cela que réside le caractère dominant
de l'art contemporain.

2. Le deuxième repère est l'étonnante éclosion de formes irrationnel-


les, en commençant par le Dadaïsme et le surréalisme et en poursuivant
avec une vigueur inouïe jusqu'à l'apparition d'une forme connue sous le nom
d'«art de gouttières» (gutter art). Et ceci, en dépit de l'insistance à affirmer
que l'art est essentiellement conceptuel. Comment peut-on expliquer l'art
absurde dans cette conception de l'art vu comme un fruit de l'esprit?

3. Un troisième aspect à souligner, réside dans le fait que l'expression


constante de l'art contemporain en fut une de nihilisme croissant, ponctuée
d'énoncés apocalyptiques. La préoccupation persistante de l'art par rap-
port à son propre «vide», alliée à son refus de se prendre au sérieux, est
mitigée jusqu'à un certain point par l'émergence d'un style dans les «arts
de la terre»(Earthworks) et de la transformation (process art), dont les thè-
mes sont la revendication et la célébration.

4. Le quatrième développement important se trouve dans l'apparition


d'une nouvelle forme artistique (quoiqu'aucun nouveau paradigme ne l'ali-
mente). C'est un processus: l'art-performance. Cette voie débouche vers
une nouvelle dimension, diamétralement à l'opposé du nihilisme, sous-
produit de l'art conceptuel.

En ses grands traits, l'histoire de l'art contemporain commence par


l'admission d'un profond malaise dans le monde des arts au début du siè-
cle, un malaise dont les origines sont politiques, sociales, et philosophi-
ques. On en retrouve l'expression dans la grande désillusion créée par la
première guerre mondiale, la guerre qui devait mettre fin à toutes les guer-
res, mais surtout la prise de conscience que les valeurs qui avaient soute-
nu un sentiment de fierté et l'optimisme, étaient vouées à l'échec. Et il n'y
avait plus aucune direction à emprunter. Les manifestations de désespoir
existentiel s'avéraient de plus en plus puissantes. Partout on pouvait sentir
une angoisse considérable. Mais les institutions de l'art traditionnel conti-
nuaient leur recherche d'excellence sans en prendre note.

Marcel Duchamp était un jeune peintre inconnu dont la principale qua-


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lité, à l'époque, était de s'adonner à des frivolités intellectuelles. Ainsi en
est-il de la qualification d'oeuvre d'art attribuée à une remise de bouteilles
sans aucun autre critère que celui de choisir arbitrairement, insistant sur
l'absence de critère artistique. C'était là l'acte initial de violence qui annon-
çait une nouvelle vision de l'art et qui fermait la porte à 2500 ans de tradition
portant l'art au niveau de la forme idéale. La suite de ces actes pervers de
profanation: exposer un urinoir dans une galerie en tant qu'oeuvre d'art,
ajouter une moustache à une copie de la Mona Lisa, élaborer en sculpture
un vélo sur un tabouret de cuisine (symbole de Cupidon s'accouplant à une
Psyché consentante), fut critiquée par le monde des arts comme un scan-
dale. Ce comportement, qui en d'autres termes, aurait pu passer pour des
blagues de collégiens, a été accueilli par l'avant-garde comme un nouveau
paradigme de l'art. Le temps était venu de jeter un regard neuf sur le mon-
de. L'art, mûr par la force motrice de l'esprit, sera dorénavant le fruit d'une
décision conceptuelle. Ce phénomène est apparu comme étant porteur de
la manière juste et cette approche s'affirme encore avec beaucoup de
vigueur.

Le carré blanc sur fond noir de Malevich, présenté durant la même.


période mais de façon indépendante, proclamait dans un style plus tradi-
tionnel (i.e. un tableau dans un cadre) que l'esprit est le medium de l'art.

L'art avait déjà connu des changements de direction qui menaçaient


de briser les styles anciens, notamment avec Cézanne, avec Braque et
Picasso, mais l'acte de Duchamp se situait complètement à l'écart de la
vieille tradition: un bris, une discontinuité, la fin d'une époque et le début
d'une ère nouvelle. Ces actes d'éclat ont donné le coup de grâce à l'art
figuratif, et vers la fin de 1945, l'abstraction est devenue le langage univer-
sel de l'art. En Amérique, l'acceptation facile de l'énoncé de Duchamp
démontre que la société était prête à accueillir le dernier prolongement de
l'homme: le cerveau, medium électronique, a depuis usurpé le trône uni-
versel.

Ces diverses manifestations artistiques durant le premier quart du


XXe siècle (Dadaïsme, surréalisme, constructivisme, futurisme, vorti-
cisme) ont donné lieu à des prises de position contradictoires sur l'art, mais
elles énoncaient unanimement que l'abstraction constituait le nouveau
langage artistique et que l'art du futur n'avait rien à voir avec les concepts
de vérité, de beauté ou de portée spirituelle, de l'époque précédente. De
nos jours, ces qualités demeurent des sujets tabous, quoique les discus-
sions au sujet de la signification de l'art connaissent un regain, de même
que celles portant sur la spiritualité. Toutefois, les perceptions de l'art vu
comme un moment unnique, figé pour l'éternité, ou comme la recherche de
la forme idéale, ou l'expression spirituelle, sont dépassées. Dans ce
contexte de l'art contemporain, on ressent une certaine gêne à citer Jung
qui décrivait l'art comme cette force qui habite l'artiste et l'amène à traduire
les archétypes de l'inconscient collectif. «En cette fin du XXe siècle, nous
savons que l'art existe en fait en tant qu'une idée. Et nous savons que la
qualité vit dans la pensée de l'artiste, et non pas dans l'objet qu'il utilise, si
jamais il en utilise un. Nous commençons à comprendre que la peinture et
la sculpture sont devenues irréelles à l'âge des ordinateurs et des voyages
artificiels» (Donald Karshan, 1970, cité par Fuller, 1981, p. 26).

Le style en tant que mode expressif de l'artiste est aussi devenu une
chose indésirable. Durant les années 1960 et 1970, le style parfait était
celui qui s'approchait du point nul, du degré «zéro», i.e. un style qui ne
comporte qu'une minime portion de projection de soi. Le credo stipule que
l'art ne doit être rien de plus qu'un énoncé à propos de l'art à travers un
medium artistique. L'art devient une méthode de recherche ou de décou-
verte de soi. La motivation à créer s'explique de diverses façons selon
qu'on s'arrête à l'énoncé de Andy Warhol qui dit que «l'art, c'est une activi-
té qui me permet de ne plus être dans la rue», ou à Picasso pour qui l'art
est un «travail de nécessité» ou à Tony Smith qui y voit «un intérêt pour
l'impénétrabilité et le mystère des choses». D'autres, comme Beuys, iront
jusqu'à dire que «la sculpture n'a de valeur que lorsqu'elle participe au
développement de la conscience humaine».

Le courant artistique du 20e siècle a continué à être agressif, rebelle,


et conceptuel, attaquant délibérément les traditions anciennes et nouvel-
les, et les illusions, désirant choquer et secouer une société perçue comme
gardienne de traditions sacrées et dépassées. Mais l'art qui se pose com-
me objectifs de remettre en question l'art et la nature de la réalité ou de
renier la réalité et la spiritualité, constitue un mouvement inacceptable pour
la majorité.

Cette nouvelle perspective psychologique de l'art se retrouve dans


tous les domaines artistiques: littérature, musique, danse, philosophie. Ils
ont en commun le même langage et le même besoin. «A l'exemple des
artistes contemporains, des constructivistes aux minimalistes, qui ont
recherché le plus haut degré de détachement dans leur expression artisti-
que par l'introduction des systèmes technologiques et mathématiques, les
musiciens ont conçu l'art comme une méthodologie scientifique en s'ap-
propriant une logique moderniste», (Battcock, 1981, X).

Les musiciens ont déclaré que«la continuité formelle ne caractérise


plus la musique moderne ... » ce qui est important c'est la façon dont la
musique utilise le temps et comment l'auditeur comprend le temps (Kramer
in Battchock, 1981, p. 55). Une pièce musicale qui n'intègre pas les possi-
bilités de l'ennui et du danger «ne fait qu'agrémenter la vi~ et n'est qu'une
simple commodité» (Higgins, dans Battcock, 1981, p. 27). Comparons ces
énoncés à celui de l'artiste conceptuel Kosuth (1972, p. 159): la faculté
d'être de l'art repose sur le fait qu'il ne rend pas un service, tel que le diver-
tissement, l'expérience visuelle ou l'ajout décoratif, qui peuvent facilement
être remplacés par la culture «Kitsch», et la technologie».
128
En 1969, on pouvait lire dans un catalogue dédié à l'>>art du réel» pré-
sentant des planches, des monochromes ternes et des cubes (Andre, Fee-
ley, Judd, Kelley, McCraken, Nolland, Stella, etc.): «De nos jours, «le réel»
ne fait pas appel aux émotions et ne cherche pas à rehausser quoi que ce
soit, mais semanifeste plutôt sous la forme de l'objet simple, irréductible et
irréfutable», cité par Fuller, 1981, p. 88). Par contre, les expressionnistes
abstraits (Rothko, Pollock, Newman) (1945-53) s'intéressaient à l'expres-
sion des émotions de l'homme: le tragique, l'extase, le malheur et bien
d'autres.«Mais si vous n'êtes sensible qu'à leur jeu de couleurs, alors vous
n'avez pas compris le message». (Rothko, cité par Fuller, 1981).

Si le but de l'art contemporain fut de redonner à l'artiste (homme/fem-


me) sa place centrale, il fut atteint en mettant en valeur le travail de l'esprit,
un esprit dépouillé du corps. Toutefois, si cette démarche devait aussi
humaniser l'art, ce fut un échec total. L'art du 20e siècle est reconnu pour
sa déshumanisation, son silence et son solipsisme et les inévitables
conséquences d'aliénation: la solitude et le désespoir nihiliste. Un seul
domaine artistique ruineur et qui va s'affaiblissant, a pu échapper à ce cou-
rant: la transformation et les arts céramiques de la terre (Earthworks). Les
forces de la technologie ont probablement exercé trop de pression pour
laisser éclore le côté humain, dont le vrai visage n'est pas l'esprit mais le
coeur.

Qu'est ce que le traité de la créativité en art apporte au psychologue


intéressé à l'étude des arts? En bref, le champ d'étude de la créativité, par-
ticulièrement en ses liens avec les arts, est à la recherche d'un nouveau
paradigme. Les chercheurs ne pensent plus suivre un modèle qui exige de
concentrer leurs énergies sur des questions dépasées telles que les
définitions de la créativité, la problématique des critères, l'équivalence des
instruments de mesure qui renferment une validité concurrente et prédicti-
ve. Est-ce que ces questions demeurent vraiment pertinentes en regard
de la créativité artistique du 20e siècle qui se situe dans un paradigme tota-
lement différent? De quelle façon les termes pensée divergente, régres-
sion au service du moi, démarche associative se rapportent-ils au proces-
sus créatif de l'art conceptuel, des arts de la terre.

Les vieux concepts qui, déjà, furent utiles, ne sont plus aptes à ouvrir
de nouvelles voies vers la connaissance. Actuellement, la seule approche
valide qui ne s'appuie pas sur un nouveau paradigme, c'est l'approche
phénoménologique, c'est-à-dire, une approche descriptive.

Il s'avère plus facile de démontrer ce qui ralentit le progrès que d'indi-


quer les voies que la recherche doit emprunter. Certains faits s'imposent
tout de même. La question des définitions n'est plus opportune. Toute épo-
que exige les siennes. La problématique des critères a toujours constitué
une boîte à surprises. Comme Burnham disait, il est inutile de demander
qui est un bon artiste ou un mauvais artiste. La question importante serait
129
plutôt de savoir pourquoi ne sommes-nous pas tous des artistes? Les
hypothèses relatives aux conditions associées à l'éclosion de la créativité
ne s'avèrent pas plus prometteuses. Nous savons que dans le cas de la
plupart des artistes, ces conditions sont immatérielles. Quelque chose
d'autre soutient «le désir de faire» sans lequel il n'y a pas de démarche
créative. Quelle est la nature de ce ferment intérieur? Le talent constitue
sûrement un facteur même s'il est évident qu'en art comme dans tout autre
domaine, les clichés encombrent les premiers élans. C'est dans l'effort
continu que réside la différence. La démarche créative est preque identi-
que dans toute création et cependant le produit conserve toujours son
caractère unique. Le mouvement des idées en ce qu'il structure en de nou-
veaux schèmes suivant un rythme lent, ne doit pas nécessairement suivre
une cadence régulière. Il importe peu de savoir à quel moment survient
l'illumination. Les questions relatives à la force du moi et à l'accès aux pro-
cessus primaires s'avèrent très pertinentes dans l'étude de la créativité,
mais, au 20e siècle, il semble que le progrès de l'art a pris son essor à partir
de divers types de moi et avec ou sans l'apport des processus primaires (à
preuve, l'art du cube). Il peut être fascinant de savoir si l'art est ou n'est pas
communication et si oui, de quel genre de communication il s'agit, mais le
chercheur ne peut ruminer de façon obsessive la question de savoir s'il
s'agit d'une vraie communication, d'une méta-communication ou d'une
expression artistique. De plus, étant donné la qualité disjonctive d'une nou-
velle création, qui peut la comprendre, et par surcroît, qui est celui qui peut
l'affirmer?

Le vrai mystère demeure: quelle est l'unique qualité d'un nouveau pro-
duit justifiant sa distinction en tant qu'objet d'art? Il ne s'agit pas d'un pro-
blème de définition ni de critère. S'il en était ainsi, il faudrait exiger une
connaissance préalable de l'art; façon trompeuse d'e'xaminer quelque
chose d'aussi complexe et fuyant que l'art, qui se remet toujours en ques-
tion. Chaque époque projette son image, formule ses définitions et établit
ses propres critères. Une réalisation artistique constitue toujours une nou-
velle façon de percevoir une situation socio-psycho-politique à caractère
unique. Si on sait l'accueillir avec ouverture d'esprit, l'oeuvre d'art peut
révéler plusieurs nuances implicites et explicites. L'art peut s'interpréter
suivant des besoins fort divers: l'art peut être perçu comme un mystère,
une édification, un défi, une surprise, une intuition, un choc, une horreur,
un rien; et peut-être même tout cela à la fois. Au lieu de contempler l'art en
tant qu'objet (ce qu'il est aussi), l'âge des ordinateurs exige que nous le
considérions comme un système (suivant la suggestion de Irwin). Nous
pouvons alors demander à quel genre de système fait-on référence, selon
quels paramètres s'éiabore-t-il et à quel auditoire s'adresse-t-il.

Le temps est venu de circonscrire ceque l'art d'aujourd'hui nous expri-


me, et particulièrement à nous psychologues. Il n'est pas difficile de saisir
le sens de l'image et de la forme modernes, et leur message de plus en
plus clair à mesure que ce siècle s'achemine vers la fin.«L'évidente impuis-
130
sance des gribouillis calligraphiques de l'art du 20e siècle lorsque compa-
rée à l'étonnant pouvoir des sciences modernes, est le reflet direct, voir
même une réaction à l'incapacité de l'homme à agir et à espérer face aux
forces scientifiques révolutionnaires qui menacent la vie terrestre. Les tra-
cés primitifs sur le canevas du 20e siècle sont gravés par le sang bien que
d'un point de vue historique ils se perdent à l'ombre des réalisations des
civilisations paléolithique, sumérienne, égyptienne, grecque, aztèque,
inca et même de la Renaissance dont les images s'inscrivaient dans un
grand esprit de certitude et d'espoir, la grande tradition qui n'est plus viable».
(Dukek, 1982).
La spiritualité de l'art du 20e siècle qui se renie lui-même, qui affirme
n'être que surface pure et rien d'autre, qui trouve son sens dans son propre
rejet, qui déclare ne produire que pour se distraire, est vitale et intense
comme nous n'aurions pas pu l'imaginer avant le 20e siècle. Sa vitalité
repose sur la recherche et l'expérimentation continues de modes d'expres-
sion de l'intellect. C'est l'avènement de la métaphysique des sciences. Les
nouvelles formes créées par ce besoin de révéler l'intellect expriment les
«mêmes vieilles choses» mais d'une façon radicale et inédite. Elles sont
chargées d'émotions dans un style si éclaté qu'il évoque la confusion, la
douleur, la colère et l'aversion. Le style qui les a fait naître est à ce point
marqué du sceau de l'intellect que la chair palpitante et sensible disparaît
derrière les os alors que sa substance originelle, mystérieuse, ne peut se
dérober (par exemple, les formes tubulaires rampantes de Eva Hesse).
Les structures et les buts très diversifiés des arts dits du corps, de
«performance» et de l'environnement, souvent aux frontières du rituel et
de la magie (Vito Acconci, Chris Burden, Dennis Oppenheim, Robert
Smithson, Christo, pour n'en nommer que quelques-uns) provoquent la
confusion. Ils introduisent la configuration particulière de leur étonnant
mystère. Comment peut-on réagir en présence du lit de semences de
Acconci ou de la jetée spirale de Smithson après avoir contemplé une plan-
che de McCracken ou les rayures de Stella? L'art du 20e siècle se distin-
gue de façon remarquable par la dé-matérialisation de la forme. Quand le
projet prend forme, l'artiste fait un effort conscient pour céder à la technolo-
gie le soin d'une réalisation technique excellente. Les bavures, les écla-
boussures, les lignes tordues et les griffonnages indéchiffrables sont cons-
ternants. Est-ce que la destruction de ce qui fut jadis le miroir de la réalité
renferme la quête de l'>>ultime réalité» sous-jacente dont Clive Bell parlait
en 1913? Danto soutient que le 20e siècle a poursuivi son évolution dans
«la ligne de subversion constante tracée par les promesses techniques
comme si en détruisant la possibilité d'atteindre la virtuosité, un individu
peut capturer la réalité que l'art conquiert dans ses plus grandes réalisa-
tions», (Danto, dans Hook, 1966, p. 234). La virtuosité laisse de côté et le
corps et l'esprit. Le secret tient en ce que chacun reste en contact avec ses
sources, et non pas au-dessus d'elles «Quand je deviens trop habile en
dessinant de la main droite, dit l'artiste Betty Goodwin, j'adopte la main
gauche», (Goodwin, 1970).
131
Et cette vibrante réalité, ne se retrouve-t-elle pas dans la palpitation
innocente, originelle et vive, pas encore entachée par trop de conscience,
qui découvre sa forme unique, vitale, en tentant toujours comme si c'était
la première fois, d'émettre un son, de marquer d'un signe, de toucher un de
ses semblables (ou soi-même) de la seule manière possible à un moment
bien spécifique dans le temps?

Malraux parle de façon éloquente de l'éternelle réalité de l'art, fruit de


ce perpétuel élan. «Les milliers d'années recouvrant ses cendres n'arri-
vent pas à étouffer la voix de l'artiste qui repose dans sa tombe ... la mort
n'est plus assurée de sa victoire lorsque défiée par le dialogue provenant
des âges lointains ... » (Malraux, 1956). Même en cette ère de dé-matériali-
sation, il est impossible de croire que la victoire n'appartienne qu'à l'intel-
lect. La vraie dimension cachée de l'art nouveau se révèle dans son pou-
voir révolutionnaire d'imposer une nouvelle emprise dans l'espace tempo-
rel, de circonscrire un vide pour y abriter temporairement l'esprit, et d'en
émerger pour chercher une fois de plus de nouvelles orientations.

Les formes inédites, encore aveuglantes, ont dévoilé la terreur de la


condition humaine: sa vulnérabilité et la brutalisation de la société-machi-
ne. «Au moment où l'art semble être le moins pertinent en regard des
dilemmes de l'ère post-moderne, les principes sous-jacents de l'art reflè-
tent précisement les lacunes des méthodologies techniques. C'est le sens
des forces naturelles imposant leurs lois internes au comportement
humain», (Burnham, dans Battcock, 1973, p. 66).

Si l'art du 20e siècle a connu un échec, c'est par son manque de cou-
rage et par l'absence de cette passion de surpasser le simple reflet de son
temps, de réaliser une prise de conscience intégrale. Les événements
traumatisants du 20e siècle ont peut-être anéanti l'âme humaine. De ne
plus être au centre de l'univers de Dieu peut devenir tolérable; mais de
prévoir sa propre destruction et la disparition de toute trace de vie sur la
terre, c'est une terreur qui paralyse le coeur, que seul l'intellect peut
contempler. Et voilà, un art muet, un art à la carapace durcie derrière
laquelle le volcan rassemble ses forces pour éclater, au cours des années
1980, dans un style expressionniste d'une violence sans précédent (e.g.
l'expressionnisme allemand).

Si on examine à nouveau le déroulement de ce siècle, il est évident


que l'art a été et continue d'être un cri d'angoisse trop profond pour s'expri-
mer en des formes articulées, un cri trop fort et trop important pour ne pas
influencer le cours des événements et de leur évolution. Et déjà à l'horizon,
peut-être sous la forme des arts de la terre, nous pouvons percevoir une
lueur insistante annonçant que l'art est un sphinx qui renaîtra de ses cen-
dres. Le Running Fence de Christo en est un signe avant-coureur. La jetée
spirale de Smithson, le nouvel expressionnisme allemand, en sont d'au-
tres.
132
Avec le Running Fence, le solipsisme de l'artiste a éclaté alors qu'une
joie collective sillonnait des milles de terres agricoles pour célébrer un droit
irrationnel sous le nez de la technologie. Ce projet a coûté trois millions de
dollars ete fut réalisé grâce à la ténacité d'un artiste convaincu. Pour ériger
une clôture de 18 pieds de haut sur un parcours de 26 milles en direction de
l'océan, Christo a dû faire appel à la collaboration de centaines de fermiers,
dont plusieurs ne connaissaient même pas le sens du mot art, pas plus
d'ailleurs que n'en connaissaient nos ancêtres de l'ère paléolithique lors-
que mis en face de leurs déesses sculptées dans la pierre. La clôture (Run-
ning Fence) s'est rendue jusqu'à l'océan. Elle fut érigée en deux semaines,
et elle fut démontée. Mais on en garde un souvenir profondément ancré
dans la mémoire. Ce fut une aventure dans laquelle les sources du mythe
et de la magie, comparables à un langage non-verbal et irrationnel, sont
apparues des plus puissantes. Qui aurait pû croire qu'une entreprise aussi
insensée serait viable et susciterait une exbubérance de trois millions de
dollars en ce pays plongé dans le monde des affaires; achat, vente et profit.

Cette clôture galopante fut un geste symbolique sans utilité pratique


et traduisait une idée pure, s'il faut y chercher une raison d'être. Elle repré-
sente un saut dans une autre réalité: la réalité de l'art contemporain et de
l'irrationalité collective à l'époque de la technocratie, de la nécessité pré-
exécutive et de l'ordre.

Rien n'exprime l'examen de conscience de l'art (voire même de la


société) avec autant d'ironie que cette alternative au nihilisme épuisé: la
merveilleuse qualité d'une clôture se déroulant sur des milles, à travers
champs, dans un esprit de folie collective. Ce geste se qualifie d'oeuvre
d'art mais ne comporte aucun rapprochement avec les formes traditionnel-
les. Et pourtant, son esprit correspond à celui de l'art romantique et son
défi exige un effort individuel capable de provoquer, durant une courte
période, un geste collectif affirmant le droit d'être un homme, libre et uni
dans une célébration porteuse d'une compréhension intuitive d'une signifi-
cation qu'aucun mot ne peut décrire. Si cette manifestation n'est pas de
l'art, alors quel est le mystère intrinsèque de ce phénomène?

L'importance psychologique de Running Fence, en tant qu'oeuvre


d'art moderne, est profonde. Bien qu'à l'époque, seulement une petite pro-
portion des deux millions d'individus vivant aux Etats-Unis ait pu prendre
connaissance de cette manifestation, cela n'enlève rien à la portée de ce
geste. C'est arrivé, ce fut noté, et c'est inscrit dans la mémoire comme un
événement du 20e siècle. La priorité accordée à l'émotion par l'oeuvre
Running Fence en ce contexte mercenaire et matérialiste, a suscité une
réponse dans laquelle l'esprit a très bien saisi par intuition projetée et qui
relève encore plus de l'intuition que d'une connaissance bien articulée. Il
s'agissait là d'un geste qui rétablissait le pouvoir de l'art de vivifier ses
anciens rôles mythiques et magiques dont notre époque a grand besoin.
La corde très sensible qu'il a fait vibrer malgré son apparence inoffensive

133
correspond en partie à ce que nous appelons la magie. Cet acte éphémère
a créé un étonnement merveilleux, a fait constater que malgré la mort iné-
vitable, la vie est une aventure folle et passionnante offrant comme seul
but discernable, le retour à ses origines. Si un artiste peut édifier une clôtu-
re, tout un peuple ne pourrait-il pas créer un univers?

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