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Le berbère est un ensemble de langues parlées sur une zone couvrant tout le nord de
l’Afrique, allant de Siwa, en Égypte, jusqu’à l’Atlantique ; de la Méditerranée jusqu’au sud
du fleuve Niger. Au niveau historique, nous n’avons aucune trace de l’arrivée des peuples
berbères sur ce territoire, ni dans la littérature, ni dans la tradition orale : il s’agirait ainsi du
peuple présent en Afrique du nord avant les invasions puniques, romaines et arabes, pour ne
citer que celles-ci. Ces différentes dominations successives ont poussé les Berbères à se
retrancher dans des zones constituant des protections naturelles : montagnes et déserts. Ainsi,
le territoire berbère se présente aujourd’hui sous la forme d’îlots, séparés par des zones où
d’autres langues ont pris le dessus. Ces faits historiques permettent d’expliquer l’unité
linguistique et culturelle profonde dans le domaine berbère, mais aussi les divergences,
engendrées par l’éloignement. Il est d’usage, pour décrire le monde berbère, de parler d’unité
dans la diversité.
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Citation donnée par Cohen dans son article Racines (1993 : 165), reprise ici.
64 C. Lux
zdʏγ « habiter + accompli » ; zʏddʏγ « habiter + inaccompli » ; zd iγ « habiter + accompli
négatif » ; taz duγt « le fait d’habiter » ; amʏz daγ « habitant »2.
Les trois consonnes /zdγ/ sont présentes dans tout le paradigme, en corrélation avec le sens
général « d’habitat », ce qui correspond à la définition de la racine énoncée ci-dessus.
Toutefois, ce qui est spécifique aux racines des langues afro-asiatiques est qu’elles sont
exclusivement consonantiques. Aussi, la racine est souvent définie, pour le berbère, comme
une consonne ou une succession de consonnes ordonnées « véhiculant une notion générale à
l’état brut » (Cadi, 1987 : 37).
Une autre particularité afro-asiatique pour la construction du lexique est la notion de
schème : les consonnes radicales, qui ne peuvent exister seules, s’insèrent dans des moules
grammaticaux composés de consonnes et de voyelles spécifiques, ainsi que de places vides,
qui seront occupées par les consonnes de la racine. Le fait que le nombre de schèmes existant
dans ces langues soit assez restreint permet d’identifier la racine avec certitude. Si l’on
compare les termes tazduγt « le fait d’habiter » et tamyurt « le fait d’être habitué », en
tachelhit toujours, on peut identifier un schème ta--u-t, composé de deux consonnes et de
deux voyelles, dans lequel peuvent être insérées les consonnes de différentes racines,
porteuses d’une notion sémantique générale.
Ces deux unités, racine et schème, sont considérées comme les unités de base du lexique
berbère, unités qu’on ne peut dépasser.
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Pour les verbes, les morphèmes de personnes et la particule propre à l’inaccompli sont laissés de côté,
par commodité. Les données ici sont tirées du dictionnaire de Destaing (1920). Nous avons adopté,
pour toutes les données, l’API.
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Le tamazight est une variété du berbère parlée dans la zone centrale du Maroc.
La théorie des matrices et des étymons en berbère ou nouvelle hiérarchisation du lexique 65
définir la racine, il convient d’associer ce sens commun aux deux radicales FR, et non à la
racine dans son intégralité.
La notion de racine, considérée comme une unité lexicale de base, peut donc être dépassée,
et il semble exister des groupes de deux consonnes liées à un sens plus général que celui de
la racine. Si l’existence de telles unités se révèle être effective, cela permettrait de mettre en
évidence des relations phonético-sémantiques profondes du lexique berbère. Il faut noter que
la notion de racine est inopérante ici puisqu’elle n’explique nullement la relation entre les
termes cités précédemment, elle les sépare même.
2.2. Racines triconsonantiques ou bases biconsonantiques ?
Dans la littérature, la position par rapport à l’existence de telles bases biconsonantiques,
reflet de structures profondes du lexique, est assez ambiguë. En effet, la notion de racine est
très largement utilisée dans le domaine berbère, c’est notamment le fondement pour la
réalisation des dictionnaires. Or, si de nombreuses discussions portent sur l’origine
biconsonantique ou triconsonantique des racines, l’idée la plus répandue est que le nombre
de radicales normal est de trois (Galand, 1988 : 72), la présence de nombreuses racines
bilitères pouvant être expliquée, le plus souvent, par l’érosion phonétique forte en berbère.
Toutefois, plusieurs auteurs ont eu l’intuition de l’existence de groupes biconsonantiques tels
que FR, liés à une notion sémantique plus abstraite que celle véhiculée par la racine. Le plus
précis allant dans ce sens est justement Galand (1988 : 76) qui, après avoir abordé la
question des racines, parle d’un « autre type d’organisation du lexique », signalant
l’existence de « bases bilitères », à relier à une « valeur générale ». Plusieurs articles ont
aussi été dédiés, nous le verrons, à l’étude d’autres bases biconsonantiques, de manière assez
anecdotique et hors de tout cadre théorique.
Ces structures profondes du lexique, structures biconsonantiques véhiculant un sens propre
sont donc relativement reconnues en berbère, mais les auteurs ont toujours écarté la
possibilité d’une étude poussée et exhaustive de ces unités, la jugeant trop aléatoire pour des
données trop réduites en berbère. L’étude de tels groupes reste donc à un stade primaire ;
leur réelle nature et leur importance au sein de l’organisation du lexique reste encore
inconnue. C’est dans le but d’apporter une contribution à l’identification et à la définition de
ces groupes biconsonantiques que j’ai choisi d’étudier ici plus précisément deux de ces
unités profondes du lexique, afin de déterminer s’il s’agit d’un phénomène périphérique ou
central dans le lexique berbère.
5. Conclusion
Ainsi, au sortir de cette étude, nous avons confirmation que la proposition de différents
auteurs à propos de la possibilité d’un autre type d’organisation du lexique berbère était
justifiée : il existe bien des unités lexicales plus fines que la racine, établies grâce au même
raisonnement, reliant, dans des ensembles dérivatifs, deux phonèmes communs à un sens
général constant. Les notions de racine et de schème, si elles permettent de décrire le lexique,
sont impuissantes pour mettre en lumière ces relations phonético-sémantiques profondes du
lexique. Cette étude nous a aussi permis de constater, en mettant en commun les différents
travaux déjà effectués et en les complétant, que l’ensemble du lexique semble être régi dans
son ensemble par ces unités biconsonantiques profondes ; ces « étymons » auraient donc un
rôle central dans l’organisation du lexique berbère, et, s’il est encore difficile de les identifier
avec certitude, ils ne doivent pas pour autant être négligés. Le fait de pouvoir reconnaître un
fonctionnement équivalent dans une langue sœur du berbère conforte encore l’existence de
ces bases et permet d’adopter un cadre théorique qui manquait à cette étude.
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