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Michel Haar

TEXTES
DIVERS

Nietzsche dans la Pléiade

BIOGRAPHIE1

Friedrich Nietzsche est né le 15 octobre 1844 à Röcken, près de Leipzig.


Son père est pasteur luthérien, sa mère issue elle aussi d'une famille de pasteurs.
Après la mort prématurée du père (1849), il passe son enfance dans un
milieu exclusivement féminin, auprès de sa mère, de sa soeur Elisabeth, de deux
années plus jeune, et de ses deux tantes.
De quatorze à vingt ans, il fait d'excellentes études secondaires au
célèbre gymnase de Pforta (où avaient déjà été formés Fichte et Schlegel).
À sa sortie du gymnase il entreprend des études de philologie et de
théologie à l'université de Bonn, où il devient le disciple du grand helléniste
Ritschl, qu'il suivra en 1865 à sa nouvelle chaire de Leipzig. C'est là qu'il reçoit
la révélation de sa vocation philosophique à travers la lecture enthousiaste de
Schopenhauer.
C'est aussi le début de plusieurs amitiés qui vont marquer son existence,
celle d'Erwin Rohde, profond connaisseur de l'antiquité grecque, celle, par-dessus
tout, de Richard Wagner, qui lui apparaît comme l'Eschyle des temps modernes,
le héraut d'une renaissance de la tragédie.
Très brillant philologue, il est nommé à vingt-cinq ans, sans thèse, sur
une simple mais vibrante recommandation de Ritschl, professeur de philologie
classique à l'université de Bâle. Il rend de nombreuses visites à Wagner et à sa
femrne Cosima, qui se sont établis à Tribschen, près de Lucerne. Il leur lira, en
1871, le manuscrit de la Naissance de la tragédie.
Engagé volontaire comme ambulancier et infirmier pendant la guerre
franco-allemande, dont les atrocités le bouleversent, il tombe gravement malade
de diphtérie et de dysenterie. De retour à Bale, il se trouve en butte à la vive
polémique que son premier livre suscite parmi les philologues, mais aussi dans
des cercles plus larges.
Dès 1873 se déclarent les premières manifestations des maux de tête et
des troubles oculaires dont il ne cessera de souffrir. Il est impossible d'affirmer
avec certitude qu'il s'agit là de prodromes de la paralysie générale qui finalement
le terrassera.
Sa maladie et le développement de sa pensée vont le plonger dans un
isolement de plus en plus grand: c'est en 1875 qu'il rencontre le musicien Peter
Gast («Maestro Pietro»), avec lequel il poursuivra l'amitié la plus continue et
échangera la correspondance la plus volumineuse et la plus importante. Gast est
le seul ami auquel Nietzsche se soit confié de façon parfaitement sincère,
quelques illusions qu'il ait eues sur son talent de musicien. Mais aucune des
amitiés de Nietzsche n'aura été heureuse. L'inlassable échange de lettres qu'il

1 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.307 et suivantes.

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entretient avec d'anciens camarades dc classe (Deussen, von Gersdorff), avec des
connaissances plus «mondaines» (Malvida von Meysenbug, von Seydlitz), avec
des personnalités académiques - célèbres comme Burckhardt, ou
occasionnellement avec de grands écrivains comme Taine ou Strindberg, enfin
avec des amis constants mais un peu distants comme l'historien Overbeck, sert, à
l'évidence, de compensation à une solitude grandissante et répond à un besoin de
communication immense et quasi désespéré.
En 1876, Nietzsche assiste aux premières représentations wagnériennes
de Bayreuth. Il est amèrement deçu, tant par la pompe nationaliste que par la
résurgence visible des thèmes chrétiens les plus décadents. Il envisage, la même
année, d'abandonner ses fonctions de professeur, de plus en plus inconciliables
avec l’aggravation de son état de santé et l'approfondissement de sa tâche
philosophique. En congé de maladie, il passe l'hiver 1876 à Sorrente chez
Malvida von Meysenbug qui l'a invité en compagnie du psychologue Paul Rée
dont il vient de faire la connaissance, et également du couple Wagner. C'est, de
sa part, le dernier essai de rapprochement: la rupture avec Wagner et avec le
wagnérisme sera consommée et rendue publique dès le début de 1877.
De plus en plus éprouvé par la maladie, Nietzsche prend sa retraite de
l'université de Bâle au printemps 1879). Il obtient, à la suite de ses dix années
d'enseignement et grâce à plusieurs appuis, en particulier celui de Burckhardt une
maigre pension qui lui permet à peine d'éviter la misère. Commencent alors neuf
ans de séjours variés et de voyages continuels, motivés par la recherche du climat
le plus favorable à sa santé et à l'éclosion de sa pensée. Ce sont, en hiver, les
bords accueillants de la Méditerranée (Nice, Rapallo, Gênes), en été les Alpes de
Haute-Engadine (Davos, Sils-Maria). C'est pendant l'été 1881, au cours d'une
promenade près de Sils-Maria, «à six mille pieds au-dessus de l'humanité», que
Nietzsche reçoit la révélation, éprouve l'expérience instantanée, atteint la
certitude vécue de «l'Éternel Retour». C'est alors aussi que surgit «à côté de lui»
son «double» Zarathoustra.
L'année suivante se situe l'épisode Lou Salomé. Nietzsche veut d'abord
faire de la brillante jeune Finlandaise, aux talents intellectuels exceptionnels (qui

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publiera le premier ouvrage sur le philosophe, et sera plus tard l'amie de Freud et
de Rilke), sa disciple et la confidente privilégiée de ses pensées. Il s'éprend d'elle,
mais son projet de mariage échoue, de par sa propre maladresse (il charge Paul
Rée, alors son rival, d’adresser à Lou la demande) et à cause de la jalousie de sa
soeur, qui craint que son frère ne lui échappe. Il compose, cette même année
1882, les quatre premiers livres du Gai savoir.
Après cet échec sentimental, l'isolement grandit, l'alternance des séjours
se poursuit, l'oeuvre s'édifie hiver 1882 à Rapallo et à Nice (premier livre du
Zarathoustra); été 1883 à Sils-Maria (Zarathoustra II); hiver 1884 à Nice
(Zarathoustra IV); nouveaux étés à Sils-Maria, jusqu'en 1888.
À partir de 1886, le rythme de la production s'accélère: c'est le livre V du
Gai savoir, puis la Généalogie de la morale. Les notes et les esquisses pour la
grande oeuvre projetée s'accumulent. La dernière année de lucidité permet à
Nietzsche d'entreprendre et d'achever fiévreusement la rédaction de cinq écrits où
le ton s'élève jusqu'aux plus hautes tensions. De la même époque datent aussi les
Dithyrambes de Dionysos, ses derniers poèmes.Georg Brandes prononce à
Copenhague le premier cours sur «le philosophe allemand Nietzsche».
Le 3 janvier 1889, sur la place Carlo Alberto à Turin, Nietzsche
embrasse un cheval de fiacre qu'un cocher vient de frapper, puis tombe sans
connaissance. De quelques jours auparavant datent les billets et lettres de la folie,
adressés à des amis ou à des inconnus et signés le plus souvent «Dionysos» ou
«le Crucifié». Nietzsche a définitivement perdu son «identité». Il n'écrira plus et,
bientôt plongé dans un mutisme total, continuera cependant, pendant quelques
années, de jouer parfois des morceaux de musique et d'improviser au piano.
Ramené à Bâle par Overbeck, il est conduit ensuite par sa mère à léna, où la
clinique psychiatrique prononce le diagnostic de paralysie générale.
Il habitera désormais auprès de sa mère qui le soignera jusqu'à sa propre
mort en 1897, puis auprès de sa soeur Mme Förster-Nietzsche, à Weimar, dans la
maison ou il meurt le 25 août 1900 et qui abritera le premier Nietzsche-Archiv

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LES MOTS CLEFS DE LA PENSEE NIETZSCHEENNE2

Depuis un peu plus d'une décennie, un soupçon a grandi à propos de


Nietzsche ne serait-il pas plus inaccessible, plus inabordable, et plus
inévitablement «trahi» qu'aucun philosophe avant ou après lui? Ne serait-il pas
plus masqué, et aussi plus impensé, et donc plus riche d'avenir, que tout autre?
Pourquoi cela? Sans doute d'abord parce qu'une apparente facilité de lecture, due
à la séduction du «style » (polémique, poétique, aphoristique), due aussi à ce qui
peut passer superficiellement pour l'absence d'un vocabulaire « technique », a
suscité l'illusion que ce philosophe était à la portée du profane. D'où inversement
le mépris des « spécialistes », au début, pour une philosophie si peu «cohérente »,
si manifestement antiphilosophique qu'ils purent aisément la rejeter du côté de la
« littérature ». L'avertissement donné par le sous-titre du Zarathoustra n'avait pas
été entendu un «livre pour tous» et «pour personne». Et puis sont venus oblitérer
cette pensée quantité de préjugés (comme celui, propagé par Gide en particulier,
d'un «esthétisme» de Nietzsche), de mythes (comme celui qui consiste à croire
que la folie a hypothéqué l'oeuvre, alors qu'elle n'a fait que l'interrompre), de
falsifications et de contresens (dont le plus odieux et le plus souvent rebattu est
celui d'un antisémitisme de Nietzsche). Les obstacles ne se limitent pas là. De
l'oeuvre restée inachevée, les fragments posthumes représentent plus de la moitié:
or les éditions dont nous disposions en français reproduisaient jusqu'ici le texte
de façon partielle et tronquée, sans véritable respect ni du manuscrit ni de la
chronologie. Si l'on aligne enfin les versions «littéraires» du nietzschéisme
(Thomas Mann, Musil, Jünger, Borges) et les commentaires proprement
philosophiques (Heidegger, Jaspers, Fink, Bataille, Klossowski), on obtient une
diversité déconcertante d'interprétations qui montrent l'ampleur encore difficile à
cerner du champ ouvert par cette pensée.
Cependant, il semble que l'inaccessibilité de Nietzsche provienne
d'ailleurs, qu'elle tienne surtout au statut étrange et ambigu de son langage vis-a-
vis du langage traditionnel de la philosophie. Nietzsche développe en effet contre

2 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.310 et suivantes.

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cette tradition et contre son langage une forme particulièrement insinuante,
insidieuse, complexe, de subversion. D'une part, s'il se sert du système des
oppositions métaphysiques courantes (qui se ramènent toutes pour lui à
l'opposition platonicienne du «monde vrai» et du «monde apparent»), c'est pour
aboutir à la suppression radicale, à l'abolition de ces distinctions elles-mêmes.
Aussi une ambiguïté pèse-t-elle inévitablement sur l'usage qu'il fait de termes qui
ont un sens précis dans cette tradition, comme «vrai» et «faux», ou «bien» et
«mal ». D'autre part, les mots clefs du vocabulaire nietzschéen (Volonté de
Puissance, Nihilisme, Surhomme, Eternel Retour) échappent à la logique du
concept. En effet, le concept, classiquement, comprend, contient, de façon
identique et totale, le contenu qu'il subsume. Or la plupart de ces mots, on le
verra, font au contraire apparaître une pluralité de sens qui ruine toute logique
fondée sut le principe d'identité. Ces mots seraient en quelque sorte des mots en
éclatement dans la mesure où ils renferment des significations incompatibles: un
mot comme Nihilisme désigne à la fois la plus méprisable et la plus « divine »
des formes de pensée. Mais ils jouent surtout comme des mots destinés à faire
éclater une identité traditionnellement admise (par exemple, la Volonté, le Moi,
l'Homme).
Ce recours à la polysémie et cette tentative de détruire les grandes
identités traditionnelles s'appuient sur une théorie du langage conçu comme
machine à fabriquer de fausses identités. Et toute identité est «fausse» pour
Nietzsche, en particulier l'identité née de la conceptualisation. «Tout concept, dit-
il, naît de l'identification du non-identique.» Tout concept résulte d'une chaîne de
transpositions métaphoriques (si primitives qu'elles sont toujours oubliées) et le
concept le plus «vrai» n'est que celui qui correspond à l'identification, c'est-à-dire
à l'image la plus courante, la plus commune (la plus effacée en tant qu'image).
Loin d'atteindre la «vérité», le concept comme le langage en général fonctionne
comme un instrument de «grégarisation»: c'est-à-dire qu'il est l'identification
pour le plus grand nombre.
Tandis que les mots dominants de son discours (surtout Volonté de
Puissance et Éternel Retour) ont pour effet de subvertir, de fracturer et de

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destituer le concept, Nietzsche tente, de façon générale, de faire agir l'ensemble
de l'appareil logique, sémantique, grammatical (au sein duquel s'était abritée
naïvement la tradition philosophique) à contre-courant de sa finalité constante:
savoir l'attribution du nom propre, la réduction à l'identique et le passage à
l'universel. C'est dire que la spécificité de ce discours pourrait d'abord se définir
comme un essai en vue de pratiquer l'incroyance à l'égard des lois de la logique et
des règles de la grammaire (dernier refuge de la théologie défunte) il faut, dit-il,
«savoir danser avec les mots», «danser avec la plume» (le Crépuscule des idoles).
Cette écriture dansante veut faire vaciller, veut culbuter, disjoindre,
éparpiller toute conformité. Avec ses jeux d'ironie, de parodie, d'interrogation, de
sous-entendus, mais surtout de ruptures, de décalages, de déplacements, etc.
(qu'il faudrait repérer en détail), le style vise enfin à détruire, ou du moins à
déjouer le «sérieux» logique, et spécialement dialectique, dont le but est toujours
de fixer des identités ou de révéler l'Identité absolue.
Enfin, la méthode critique découverte par Nietzsche, la généalogie, qui
se présente comme un art de déchiffrer des symptômes à l'infini, soulève un type
de difficulté qui touche au mode d'exposition de la pensée nietzschéenne. Cette
méthode qui, contrairement à la méthode platonicienne (consistant à ramener la
diversité sensible à l'unité de l'essence), veut démasquer, décrypter, mais
indéfiniment, c'est-à-dire sans jamais prétendre lever le dernier voile sur une
quelconque identité originaire, sur un quelconque premier fondement, manifeste
une répugnance profonde à l'égard de toute systématisation. Hostile à l'idée d'une
révélation ultime de la vérité, refusant toute interprétation unique et privilégiée
(«il n'y a pas d'interprétation seule béatifiante ») la généalogie est hostile à toute
codification de ses propres résultats. D'ailleurs l'aspect fragmentaire,
aphoristique, éclaté, du texte, correspond à la saisie nietzschéenne du monde:
monde répandu en éclats, parcouru d'explosions, monde délivré du lien de
pesanteur (c'est-à-dire du rapport à un fondement), monde fait de surfaces
mouvantes et légères, où le glissement incessant des masques s'appelle rire,
danse, jeu.
Aussi le langage et la méthode de Nietzsche possèdent-ils une énergie

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explosive ce qui est volatilisé, c'est toujours l'identité, sur laquelle repose tout
système.
Cependant, à chaque fois, la destruction n'est possible que sur le fond
d'une affirmation nouvelle, plus radicale. D'où, une des questions les plus aigués:
n'y aurait-il pas, chez Nietzsche, une restauration subtile de la métaphysique et de
la morale (dans la mesure, par exemple, où il est difficile de ne pas se représenter
le Surhomme, à son tour, comme un idéal)? D'où une perplexité suprême qui peut
demeurer à l'horizon de notre interrogation en quoi Nietzsche «dépasse» -t-il la
métaphysique qu'il combat?
Sans doute la structure proprement platonicienne de la métaphysique (qui
repose sur la séparation d'un étant véritable et d'un moindre étant) est-elle abolie
et non pas simplement retournée. Tout « arrière-monde », tout fondement est
dissous, et le symbole final de Dionysos - autre mot pour la Volonté de Puissance
- rassemble tous les attributs de l'étant, aussi bien le «vrai» que le «faux», le
«réel» que le «fictif». Ces termes en effet deviennent interchangeables dans la
mesure où le «vrai » de Platon se révèle comme fictif donc faux, et où le réel est
vrai si on le pense comme faux au sens de Platon, mais contient aussi en lui le
fictif.
Cependant si, suivant une autre définition (plutôt heideggérienne), la
démarche métaphysique consiste à «identifier» l'étant en sa totalité, c'est-à-dire à
désigner d'un seul nom le caractère de l'étant comme tel et dans son ensemble,
Nietzsche n'est-il pas encore un métaphysicien?
Car Si la pensée métaphysique est la pensée qui tend à découvrir le mot
unique et ultime qui assigne à toute chose présente le trait de la présence, il
pourrait sembler que Nietzsche, en prononçant le mot de « Volonté de Puissance
», ait refait le geste traditionnel de la métaphysique.
Mais en quoi ce mot de Volonté de Puissance est-il encore une identité?
Ne renvoie-t-il pas plutôt, comme tous les grands thèmes nietzschéens, à des
identités brisées, défigurées, à jamais dispersées et introuvables? Telle est la
question qui servira d'arrière-plan à cette approche de la Volonté de Puissance,
du Nihilisme, de la Généalogie, du Surhomme et de l'Eternel Retour.

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Si une telle approche laisse de côté la question de l'élaboration
progressive de ces thèmes finaux (et du même coup le problème de la
périodisation de l'oeuvre), c'est à la fois parce que de tels problèmes
déborderaient les limites de cette présentation et que nous nous appuyons sur la
thèse (également indémontrable ici) suivant laquelle l'essentiel de la tentative
nietzschéenne se trouve déjà présent de façon enveloppée, impensée et masquée,
dans ce premier livre que Nietzsche ne cessera de repenser, de défendre et enfin
d'accomplir: la Naisance de la tragédie.

LA VOLONTE DE PUISSANCE3

Que tout ce qui existe soit en son fond et dans son ensemble Volonté de
Puissance, Nietzsche le souligne expressément et l'affirme de diverses manières
«l'essence du monde est Volonté de Puissance», «l'essence de la vie est Volonté
de Puissance», «l'essence la plus intime de l'être est Volonté de Puissance»:
Monde, Vie, Etre ne sont pas les instances dernières, mais seulement des figures
de la Volonté de Puissance: c'est elle le «fait le plus élémentaire». C'est pourquoi
il faut écarter d'emblée, comme un contresens grossier, une interprétation
seulement psychologique et anthropologique de la Volonté de Puissance. Celle-ci
serait alors simplement synonyme d'appétit de pouvoir.
Il s'agirait seulement du désir de chaque individu de dominer les autres et
de se soumettre les choses. Une telle volonté, il est facile de le montrer, serait en
réalité impuissante, puisque souffrant sans cesse d'un manque et éprouvant une
nostalgie perpétuelle. À moins qu'au contraire, devenue synonyme de «complexe
de supériorité», comme dira Adler, elle veuille toujours s'étendre sans voir de
limite à son impérialisme. Quoi qu'il en soit, dans l'interprétation
psychologisante, la puissance serait un but concret, empirique, extérieur à la
volonté (richesse, pouvoir politique, gloire), but recherché ou manipulé avec
outrecuidance. Il y aurait en tout cas une distinction entre puissance et volonté,
l'une étant l'objet désiré ou possédé par l'autre.

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Or la Volonté de Puissance est autre chose que le rapport psychologique
d'un vouloir-sujet et d'un pouvoir-objet. Elle est bien «le mot de l'être », mais ce
mot est une locution, dont les deux termes sont indissociables et dans laquelle
chacun de ces termes perd son sens habituel. Bien qu'il s'agisse d'une affirmation
concernant la totalité de l'étant, et en ce sens-là « métaphysique », la locution
opère en premier lieu la destruction et l'élimination du concept métaphysique
traditionnel de volonté. Le terme de «Puissance », pour sa part, ne prendra son
sens qu'à partir de cette tentative de dépasser le concept de volonté. Il désignera
l'essence propre de cette volonté nouvellement pensée. Ainsi la Volonté de
Puissance, mot en éclatement, mot irréductible à l'identité, va exprimer tout sauf
une variété de volonté.
La représentation classique de la volonté fait d'elle, en effet, soit une
substance métaphysique, soit plus ordinairement une faculté du sujet; par
ailleurs, elle voit en elle la cause, la source de nos actes, enfin, elle la conçoit
comme une unité, une identité.
À cette conception Nietzsche oppose, comme le thème directeur de ses
analyses de la volonté, cette affirmation surprenante: «Il n'y a pas de volonté.»
Pourquoi? D'abord parce que la volonté comme faculté consciente n'est ni une
unité, ni un terme premier. Elle est pluralité, complexité et dérivation. Ce que
nous appeIons vouloir n'est que le symptôme et non la cause. D'un côté la
«volonté», au sens psychologique, constitue la simplification dans le langage
courant d'un jeu complexe de causes et d'effets. De l'autre, la métaphysique de la
volonté établit faussement une origine unique dans la réalité comme dans
l'individu en posant la volonté comme un centre ou un fondement. Or il n'y a ni
centre ni fondement. Pas de volonté cela signifie, contre Schopenhauer, qu'il
n'existe pas de vouloir unique et universel constituant l'en-soi des choses, qu'il
n'y a pas de substantialité de la volonté derrière les phénomènes.
Pas de volonté: l'individu ne possède pas un vouloir identique,
permanent, d'où découleraient ses actes. Ce qu'il appelle sa «volonté » est une

3 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.314 et suivantes.

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pluralité d'instincts, de pulsions, en lutte incessante pour la prépondérance. Une
analyse du « je veux » individuel démontre que ce que nous appelons volonté
résulte d'une réduction, obéissant à une nécessité pratique aussi bien qu'à une
structure du langage, et ne représente qu'une entité imaginaire, une pure fiction.
Le vouloir est composé d'émotions et de polarités distinctes il y a le voulant et le
voulu et, au sein même de I' «individu», ce qui commande et ce qui obéit, le
plaisir de triompher d'une résistance et celui, différent, de se sentir un instrument
qui exécute.
Ce que le langage désigne sous le nom de volonté n'est en réalité qu'un
sentiment, complexe et tardif: celui qui accompagne la victoire d'une pulsion sur
d'autres ou la traduction en termes conscients de l'état d'équilibre temporaire qui
est intervenu dans le jeu des pulsions.
En effet, comme la conscience elle-même, la volonté n'est pas pour
Nietzsche un commencement, mais un aboutissement, non pas le premier terme,
mais le « dernier maillon d'une chaîne ». La volonté (comme la conscience et la
pensée en général) est l'écho lointain d'un combat déjà disputé en profondeur, un
remous à la surface, ou le « langage chiffré » d'une lutte souterraine des pulsions.
Vouloir, c'est sentir le triomphe d'une force qui s'est frayé un chemin à notre insu
et l'illusion suprême consiste à prendre ce sentiment pour une causalité libre. Pas
de volonté: c'est-à-dire pas de centre fixe et définitif (le centre se déplace sans
cesse, et il est insaisissable), mais une pluralité de « volontés » élémentaires, ce
qui veut dire de pulsions inconscientes, sans cesse en conflit, en passe tantôt de
s'imposer, tantôt de se subordonner. « il n'y a pas de volonté; il n'y a que des
fulgurations de volonté dont la puissance croît et décroit sans cesse. » En face de
ces pulsions, toute notre motivation consciente relève de la fiction, ou plutôt du
symptôme. Nous ne cessons de confondre en psychologie les effets et les causes.
D'une manière générale, le domaine intellectuel et la sphère du conscient ne sont
que des symboles à déchiffrer, des symptômes des mouvements pulsionnels,
c'est-à-dire des symptômes des mouvements du corps. C'est pourquoi il faut
désormais philosopher, c'est-à-dire interpréter les phénomènes, en prenant le
corps comme «fil conducteur».

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La Volonté de Puissance serait-elle alors seulement le nom qui désigne le
domaine de l'inconscient ou du corps? Bien au contraire. La locution, d'une part,
s'applique à toute force: elle concerne non point uniquement les forces qui sous-
tendent les phénomènes psychiques, c'est-à-dire les pulsions du corps, mais
l'ensemble des phénomènes du monde; d'autre part, elle s'applique plus
précisément au dynamisme propre de ces forces, à l'oriention qui les qualifie. En
effet, plutôt que les forces prises en elles-mêmes, comme de nouvelles substances
métaphysiques, que Nietzsche rejette comme fictives, la Volonté de Puissance
nomme la polarité qui les oriente, les structure et définit leur sens. Non pas un
sens absolu, une direction univoque, une finalité quelconque, mais un sens
multiple qui se dessinera à partir de la diversité mouvante des perspectives. Dans
sa signification la plus large, la Volonté de Puissance désigne le déploiement non
finalisé, mais toujours orienté, des forces. Toute force, toute énergie, quelle
qu'elle soit, est Volonté de Puissance, dans le monde organique (pulsions,
instincts, besoins), dans le monde psychologique et moral (désirs, motivations,
idéaux) et dans le monde inorganique lui-même, dans la mesure où «la vie n'est
qu'un cas particulier de la Volonté de Puissance».
Toute force participe de cette même essence: «C'est la même force qui se
dépense dans la création artistique et dans l'acte sexuel; il n'y a qu'une seule sorte
de force.» Mais le concept d'une force unique qui se diversifie ne suffit pas à
rendre compte de la Volonté de Puissance: «Il faut encore, dit Nietzsche,
attribuer à la force un vouloir interne, que j'appellerais "Volonté de Puissance",
c'est-à-dire exigence insatiable de démonstration de force.»
C'est cette « exigence insatiable de démonstration de force » qu'exprime
le complément «de Puissance», génitif traduisant d'ailleurs fort mal en français le
«mouvement vers» contenu dans le «zur» Macht. Qu'est-ce donc que la
Puissance? Elle est la loi intime de la volonté, ou de la force, qui est ainsi faite
que vouloir c'est vouloir son propre accroissement. La volonté qui est Volonté de
Puissance répond originairement à son impératif interne: être plus. Cet impératif
la conduit à l'alternative: ou bien s'augmenter, se surpasser; ou bien décliner,
dégénérer. Selon la direction que prend la force (progression ou régression),

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selon la réponse (oui ou non) à la condition qui s'impose à la vie ou que la vie
s'impose à elle-même: «je suis ce qui est contraint de se surmonter sans cesse soi-
même» (Zarathoustra: «Des mille et une fins»), apparaissent dès l'origine, au sein
de la Volonté de Puissance, deux types de force ou de vie: la force active et la
force réactive, la vie ascendante et la vie décadente. Si tout vouloir signifie
vouloir être plus fort, si toute puissance est sur-puissance, le vouloir peut tenter
de se dérober à lui-même, à son exigence d'accroissement. Il y a là un paradoxe.
Car en toute rigueur, cesser de «vouloir» est impossible: ce serait cesser d'être.
La volonté décadente qui refuse «d'admettre les conditions
fondamentales de la vie» n'en reste pas moins une volonté: «L'homme préfère
encore avoir la volonté du néant plutôt que de ne point vouloir du tout.» Seule la
direction du vouloir est inversée: l'accroissement devient progrès dans la
décadence. Le «renforcement» essentiel à la Volonté de Puissance s'exercera à
l'envers. Tel sera le cas en particulier de l'extrême création de la décadence
morale: l'idéal ascétique.
C'est donc toujours à elle-mêrne que la Volonté de Puissance a affaire.
Elle possède une réflexivité fondamentale, ce qui veut dire qu'elle est toujours
autodépassement, soit dans l'action, soit dans la réaction. Elle se présente
originairement à elle-même comme la diversité chaotique et contradictoire des
pulsions élémentaires; elle est l'affectivité primitive. Ce que Nietzsche appelle le
«Chaos» désigne cette indétermination primitive de la Volonté de Puissance.
Indéterminée en soi, elle peut prendre toutes les formes qui sont autant de
masques: elle est «Protée». Informe par excès de possibilités, le Chaos signifie
d'une part, non pas le désordre, mais la multiplicité des pulsions, l'horizon entier
des forces, à l'intérieur desquelles la connaissance ou l'art vont dessiner leurs
perspectives. D'autre part, le Chaos représentera également un moment, celui de
l'effondrement des valeurs où se produit un retour à soi, une sorte de retour à
zéro, de la Volonté de Puissance. Vis-à-vis du Chaos, la Volonté de Puissance
apparaît à la fois comme le principe de hiérarchisation des forces en lutte pour la
prépondérance et comme la tendance à l'appropriation d'un espace de jeu toujours
plus grand.

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Forte sera la volonté capable d'harmoniser ses propres forces, en elles-
mêmes divergentes, de dominer leur constant développement. L'homme puissant
est «celui qui a envie de voir le Chaos», c'est-à-dire qu'il est celui qui accepte
d'affronter l'ensemble des pulsions (ou du moins le plus grand nombre possible)
et qui peut les maîtriser. C'est cette maîtrise que traduisent les expressions:
«grand style», «grande politique», «grande raison», «grand éducateur», «grande
espérance», dans lesquelles l'adjectif «grand» désigne chaque fois une Volonté de
Puissance atteignant sa plénitude d'affirmation. Faible sera au contraire la volonté
incapable de supporter cette tâche et qui cherchera une solution dans l'élimination
ou le refoulement de certaines forces. Affirmative et forte, la Volonté de
Puissance assumera la variété, la différence et la pluralité. Négative et faible, elle
se rétrécira dans des réflexes de fuite et de protection, elle voudra son propre
amoindrissement à l'ombre d'un idéal exsangue, tout à l'opposé de la grande
simplification que produirait la parfaite maîtrise.
C'est à partir de la bipolarité initiale de la Volonté de Puissance que se
définira toute la démarche généalogique. La critique «généalogique» des valeurs
consistera à rapporter toute valeur à la direction originaire (affirmative ou
négative) du vouloir, à dévoiler le long lignage issu de cette orientation primitive,
à détisser la trame lointaine des rencontres figées en «valeurs».
Mais que sont les valeurs? Instruments que se donne la Volonté de
Puissance pour se confirmer dans sa direction initiale, les valeurs constituent ses
conditions d'existence; ce sont les «points de vue» qui lui permettent de se
maintenir et de se développer. Nietzsche définit les valeurs: «conditions de
conservation et d'accroissement, pour des êtres complexes, de durée relative
[souligné par nous], à l'intérieur du devenir». La production aussi bien que la
«hiérarchie» des valeurs, c'est-à-dire leur situation respective (situation
essentiellement mobile), par exemple le rang qu'occupe, à tel ou tel moment, l'art
par rapport à la connaissance, n'auront de sens que rapportées à la direction
originaire de la Volonté de Puissance; la «place» des valeurs favorise, soutient,
propulse cette direction.
Origine des valeurs, origine de toute hiérarchie de valeurs, la Volonté de

14
Puissance fixe la valeur des valeurs. Mais cette origine ne peut se ramener à une
unité primitive, à une identité, car elle n'est qu'une direction toujours à
déterminer. D'autre part, cette origine ne prend et ne donne sens que
rétrospectivement par le développement généalogique issu d'elle et ou elle est
reconnue.

LE NIHILISME4

Mais que découvre le regard généalogique quand il se porte sur les


valeurs régnantes, sur les valeurs «suprêmes»? Il les trouve en proie à cette crise
qui est nommée Nihilisme. Dans ce mot se lit également une dualité (sinon une
pluralité) de sens. En effet, il désigne d'une part la situation contemporaine
(probablement destinée à durer très longtemps) dans laquelle les valeurs
«suprêmes», c'est-à-dire absolues, sont frappées de nullité et d'invalidité. D'autre
part, il s'applique au déroulement ainsi qu'à la «logique» interne de toute
l'histoire dite «européenne» depuis Platon. En ce second sens, le Nihilisme a
davantage de continuité historique que la « décadence » qui marque des moments
de « relâchement » de la Volonté de Puissance (la civilisation alexandrine contre
la Grèce ancienne; le christianisme contre la Rome impériale; la Réforme contre
la Renaissance). En tant qu'il a présidé initialement à l'instauration des valeurs
actuellement chancelantes et qu'il commande leur évolution et leur éventuelle
transmutation, le Nihilisme est pour ainsi dire toujours présent, toujours à
l'oeuvre avant, pendant et après le moment de son explosion violente. Coïncidant
avec l'humanité même de l'homme, il peut à juste titre être appelé I' «état normal
de l'humanité». (Un type d'homme qui ne connaîtrait plus le Nihilisme serait-il
encore un homme?) Mais il constitue aussi, et surtout, en tant que maladie
spécifique de l'homme contemporain (maladie qui exigera un remède
homéopathique), un «état pathologique transitoire».
En effet, c'est comme expérience et sentiment d'un état critique devenu
brutalement actuel que le Nihilisme assaille l'homme et la culture, bien plutôt que

15
comme une pensée critique que l'homme et la culture tourneraient contre les
croyances, les valeurs ou les idéaux. Car avant d'accabler lourdement, le
Nihilisme s'approche, dit Nietzsche, «comme le plus inquiétant de tous les
hôtes», s'installe insidieusement comme le sentiment d'abord attristant puis
effrayant de la débâcle de tout sens. C'est l'épuisement progressif de toutes les
significations, le règne grandissant des significations vidées, exténuées à
l'extrême.
C'est le moment où est ressenti, à la manière d'une chute de cauchemar,
ou à la façon d'une désorientation complète dans l'espace et le temps, la coulée ou
le flottement vers les confins indistincts où tout sens antérieur subsiste encore,
mais inversé en non-sens. « Le désert croît. » Tous les sens anciens (moraux,
religieux, métaphysiques) se dérobent, s'éloignent, se refusent «les buts
manquent». Le sens tout entier chancelle, vacille, jette encore quelques lueurs
comme un soleil qui va s'éteindre. Le Nihilisme, comme expérience de la fatigue
du sens, se traduit par la grande lassitude, «le grand dégoût», en l'homme, et de
l'homme pour lui-même. Rien ne vaut plus, tout se vaut, tout s'égalise. Tout est
égal, équivalent le vrai, le faux, le bien, le mal. Tout est dépassé, usé, vieilli,
terni, mourant. C'est une agonie indéfinie du sens, un interminable crépuscule.
Non pas un anéantissement défini des significations, mais leur naufrage indéfini.
Parce qu'il est désorientation compIète, un tel Nihilisme peut
brusquement renverser sa Stimmung, cesser d'être inquiétude pour devenir
quiétude béate. C'est alors l'expérience d'une volonté satisfaite du non-sens,
heureuse qu'il n'y ait plus de sens à chercher, ayant trouvé son confort dans le
vide du sens, son bonheur dans la certitude qu'il n'y a pas de réponse à la
question «pourquoi?», ou même « qu'est-ce que?». Tel est le stade que Nietzsche
décrit comme celui du «dernier homme».
Un mot prononcé par Zarathoustra et repris dans le Gai savoir
paragraphe 125), le mot «Dieu est mort», résume cet effondrement de toutes les
valeurs. Car la désaffection vis-à-vis de la Foi religieuse n'est qu'un signe parmi

4 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.320 et suivantes.

16
d'autres de la ruine de tout idéal. Non seulement de tout idéal, mais de toute
intelligibilité, de toute idée. Avec Dieu disparaît la garantie d'un monde
intelligible, la garantie aussi de toutes les identités stables, y compris celle du
moi. Tout retourne au Chaos. Aussi Nietzsche compare-t-il cet événement à une
catastrophe naturelle, à un déluge, à un séisme, mais le plus souvent à une éclipse
de soleil. Le Soleil intelligible s'est obscurci, la Terre a rompu son lien avec lui.
Devenue un astre errant, elle souffre de cette éclipse comme de son propre
obscurcissement. Tel est le «Nihilisme complet», qui n'est ni la première ni
l'ultime figure du Nihilisme.
Originellement, le Nihilisme est l'expression de la volonté décadente, de
la Volonté de Puissance impuissante qui recule devant l'affirmation de la «vie» et
se change en négation, car ce qui est nié dans et par le Nihilisme, c'est ce que
Nietzsche appelle la «vie», c'est-à-dire le monde comme pluralité, devenir,
contradiction, souffrance, illusion, mal. Cette négation de la «vie» et du monde
est celle qui proclame: «Ce monde-ci ne vaut rien et rien ne vaut en ce monde.»
À partir de là, le Nihilisme invente un « monde vrai », c'est-à-dire un monde qui
possède tous les attributs que la «vie » n'a pas: unité, stabilité, identité, bonheur,
vérité, bien. Aussi la scission des deux mondes accomplie par Platon constitue-t-
elle l'acte nihiliste par excellence.
Toutes les valeurs métaphysiques et toutes les catégories intelligibles
contiennent implicitement une volonté de nier, c'est-à-dire de déprécier, de
calomnier la vie. Ainsi dans sa forme première (socratico-platonicienne) le
Nihilisme reste latent. La négation ne se montre pas. Seules apparaissent des
affirmations: celle des grandes valeurs supra-sensibles (le Vrai, le Beau, le Bien),
plus tard celle des grands principes de la logique (d'identité, de causalité, raison
suffisante, etc.).
Entre le Nihilisme larvé de la métaphysique triomphante et le Nihilisme
«complet» (rien de tout cela, aucune valeur, n'a de sens), se situent les diverses
formes du «Nihilisme incomplet», dans lesquelles la volonté de négation se
démasque progressivement. Le Nihilisme incomplet est le produit de la
décomposition du «monde vrai»: on tente de trouver des valeurs de

17
remplacement pour les substituer à l'idéal platonicien et chrétien (car Ie
christianisme n'a fait que «populariser» le concept de «monde vrai» avec son idée
de l'au-delà). C'est, entre autres substituts, la morale kantienne, qui ne peut plus
que postuler l'autre monde: «L'ancien soleil au fond , mais obscurci par le
brouillard et le doute; l'idée devenue sublime, pâle, nordique, königsbergienne.»
Ce sont les idéaux «laïques»: foi dans le Progrès, religion du Bonheur-pour-tous
(le socialisme en tant qu'il promet le bonheur sur terre apparaît comme un
succédané du christianisme), mystique de la Culture ou de l'Homme. Mais
l'Homme qui, après avoir tué Dieu, c'est-à-dire reconnu le néant du «monde
vrai», prend sa place, demeure hanté par son geste iconoclaste: il ne pourra
s'adorer lui-même, il finira par retourner contre soi son impiété et par briser cette
nouvelle idole. Parmi les figures du Nihilisme incomplet se situent les
personnages que Zarathoustra appelle les «hommes supérieurs», «vestiges de
Dieu sur la terre», soutenant désespérément un idéal dont ils savent la fragilité.
Tel ce «consciencieux de l'esprit» qui, s'accrochant à l'idéal d'une science
parfaite, Si limitée et dérisoire soit-elle, n'étudie qu'une seule chose, mais
intégralement: le cerveau de la sangsue! Pour cette étude, il donnera son sang, sa
vie, il s'anéantira.
Le Nihilisme est «complet», mais non encore «achevé», lorsque la
volonté de néant devient manifeste, patente. Jusqu'ici ce néant, c'est-à-dire la
condamnation de la «vie» comme non-être, était caché derrière toutes les
représentations de l'idéal et les fictions du suprasensible. Il se répand maintenant
sur elles: comme leur envers ou leur contrepartie. La méfiance qui avait donné
naissance au «monde vrai» se retourne contre ses propres créations. Le sensible
ayant été déprécié, le suprasensible cessant de valoir, la différence métaphysique
essentielle platonicienne, chrétienne, kantienne aussi) entre l'être en soi et
l'apparence, entre la vérité et l'illusion se trouve refusée. Ce qui est aboli, ce n'est
pas seulement le «monde vrai», avec corrélativement une revalorisation de
l'ancienne «apparence». C'est la distinction même de la «simple» apparence et de
l'idée qui se trouve supprimée: «Avec le "monde-vérité" nous avons aboli le
monde des apparences.»

18
L'«apparence» telle que la conçoit Nietzsche, devient I'«unique réalité»,
le Tout c'est pourquoi l'ensemble des prédicats de l'ancienne apparence «y
compris les prédicats contraires» peuvent lui convenir. Ce «nouveau» mot
d'apparence contient à la fois la vérité et le mensonge, la réalité et la fiction; il
signifie à la fois «apparence» au sens de paralogisme (faute contre la logique) et
image véridique de l'être comme Chaos; réunissant tous les contraires, il fait
délibérément éclater la logique de l'identité. L'apparence nouvellement pensée,
transfigurée par l'abolition de toutes les oppositions, ne se rapportera jamais à
aucun fondement dernier, à aucun foyer central de l'interprétation, à aucun en-
soi, mais renverra sans cesse à une autre apparence. Tout est masque. Tout
masque découvert découvre un autre masque. Le «devenir» n'est que ce jeu
indéfini des interprétations, ce glissement indéfini des masques.
Ainsi le Nihilisme ne se trouve pas dépassé simplement parce que la
différence métaphysique essentielle cesse de valoir. Pour transformer le
Nihilisme « complet » en Nihilisme « achevé » ou « extatique » (celui
précisément qui permet de sortir, ek-stasis, de la différence), il faut passer au
constat de la dissolution à une dissolution active, affirmative. La nouvelle
affirmation inclut un acte de destruction de tous les liens issus de la différence.
Cette unité de la création et de la destruaion au sein d'une force
suprêmement affirmative (le Nihilisme actif) renvoie à une perspective que
Nietzsche nomme aussi «dionysiaque» perspective de la joyeuse et pure
affirmation de l'unité des contraires.
C'est en ce dernier sens, comme annulation de toutes les différences
métaphysiques et comme suppression radicale du «monde vrai», c'est-à-dire
comme négation du Dieu unique (représentant chrétien de ce monde), que «le
Nihilisme pourrait être une manière divine de penser»: délivré de la paralysie de
l'Unique, l'instinct créateur de dieux multiples serait ranimé. Il annoncerait une
grande transition.

19
LA GÉNÉALOGIE ET LES TABLES ANCIENNES5

En tant que symptomatologie, sémiologie, la critique généalogique


interprète les valeurs comme autant de signes (elles sont un «langage chiffré» à
décoder) des pulsions souterraines, mais plus précisément comme des signes de
la direction originaire, ascendante ou décadente, de ces pulsions. La généalogie
montre à la fois une naissance et une filiation elle fait voir comment la direction
initiale qui commande telle ou telle évaluation persiste à travers toutes les
dérivations et les transformations les plus lointaines. Comme toutes les valeurs,
le Vrai et le Bien servent d'instruments, de conditions de possibilité pour une
Volonté de Puissance qui se conserve et se développe grâce à elles. La fixation
de la ligne de partage entre le vrai et le faux, le bien et le mal, dépend du type de
vie que ces valeurs défendent. Elles n'ont aucune vérité intrinsèque, mais toute
leur «vérité» réside dans leur adéquation à telle ou telle Volonté de Puissance.
«Vous n'aurez jamais que la morale qui sied à votre force», c'est-à-dire qui
concorde avec l'orientation de cette force. Valeurs de prudence, ou de risque, sont
commandées par tel ou tel type de force.
De même les prétendus principes immuables de la logique et les
découvertes de la science servent de soutien, de point d'appui pour un type
déterminé d'humanité: «La force des connaissances ne réside pas dans leur degré
de vérité, mais [...] dans leur caractère de conditions de vie.»
Aussi Nietzsche s'attache-t-il à démontrer, par la voie généalogique, que
la science (et la connaissance en général), contrairement à ce qu'elle prétend,
n'est nullement désintéressée, mais suprêmement «intéressée».
Il n'y a pas de «connaissance immaculée», comme le dit un chapitre du
Zarathoustra. Et Nietzsche s'en prend au mythe d'une connaissance «pure»,
objective, qui survolerait la réalité sans se compromettre avec elle, qui,
dépourvue de tout parti pris, voire de tout point de vue, en serait le miroir fidèle.
L'illusion propre à la connaissance, l'illusion de l'objectivité, consiste à
s'imaginer qu'il est possible de pénétrer jusqu'en son tréfonds l'essence des choses

5 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.325 et suivantes.

20
tout en la reflétant. Or la connaissance est essentiellement active, même
lorsqu'elle se croit passive, essentiellement solaire alors qu'elle se croit lunaire
(c'est-à-dire tournant autour de la réalité en lui empruntant le peu de la froide
lumière qu'elle possède en propre). Toute connaissance relève ainsi de la
croyance et de la conquête.
Croyance, pour autant que les vérités (y compris les principes et les
catégories logiques) ne correspondent à aucun en-soi des choses, ne sont pas
adéquation aux «objets», mais à la Volonté de Puissance. Nous sommes obligés
de croire à une logique pour nous soumettre les choses. «Déduire» la logique de
la Volonté de Puissance signifie la rapporter à des besoins et à des désirs; désir
de stabilité, qui introduit la simplicité, l'ordre, l'identité; besoin de prévoir, qui
invente les catégories de causalité et de finalité, catégories qui à leur tour rendent
possibles des systèmes répétitifs et la prévisibilité des phénomènes. La logique
repose sur une falsification utile et nécessaire (elle nait du besoin vital de
s'appuyer sur des identités alors que rien de réel n'est réductible à l'unité et à
l'identité). C'est pourquoi «la vérité est cette sorte d'erreur sans laquelle une
espèce déterminée d'êtres vivants ne pourrait pas vivre». Mais elle est, par
surcroît, «falsification du Faux», car I' «en-soi», ou le «pur devenir», se présente
comme Chaos, ce qui veut dire non-vérité (logique) éternelle et infinie.
Par ailleurs, la connaissance est conquête, pour autant qu'elle est
d'essence impérative, qu'elle impose des lois au Chaos, qu'elle est activité
d'assimilation. Elle agit despotiquement en ne cessant de supprimer, de
simplifier, d'égaliser. La logique, comme la morale, découle d'une volonté de
réduire tous les phénomènes à des «cas identiques». Alors qu'il feint i'objectivité,
le savoir schématise, crée des cohérences fictives, et d'autre part s'approprie avec
une sorte de voracité inépuisable tout ce qui lui est étranger, dans le seul but de
s'en rendre maître. Mais il y a plus: l'activité schématisante et assimilatrice de la
connaissance n'est pas même l'oeuvre de la conscience. Elle se produit déjà au
niveau du corps et, de là, émerge au conscient. Connaître, juger, ce n'est que
reconnaître un schéma d'assimilation qui se trouve dis- ponible parce que déjà
tracé par le corps, c'est-à-dire par Ia Volonté de Puissance.

21
La destruction de la logique par sa généalogie entraîne également la
ruine des catégories psychologiques qui se fondaient sur cette logique. Toutes les
catégories psychologiques (le moi, l'individu, la personne) relèvent de l'illusion
de l'identité substantielle. Mais cette illusion renvoie d'abord à une superstition,
qui ne trompe pas seulement le sens commun, mais aussi les philosophes, à
savoir la croyance au langage et, plus précisément, à la vérité des catégories
grammaticales. C'est la grammaire (la structure sujet-attribut) qui inspire à
Descartes la «certitude» que «je» est bien le sujet du verbe «pense»: alors que ce
sont plutôt les pensées qui viennent à «moi», et au fond, la croyance à la
grammaire ne ferait que traduire la volonté d'être la «cause» de mes pensées. Le
sujet, le moi, l'individu sont autant de concepts faux parce qu'ils transforment en
substances des unités fictives qui n'ont d'abord qu'une réalité linguistique. D'autre
part le «moi», rapporté à la Volonté de Puissance, se révèle comme une simple
illusion de perspective, dans la mesure où il est posé comme unité sousjacente,
centre permanent, instance de décision. Or le «moi» ou l'individu sont des
fictions qui masquent un assemblage, une pluralité de forces en lutte. L'identité
consciente et personnelle, outre qu'elle est une «habitude grammaticale», cache la
pluralité originelle et fondamentale que constitue la Volonté de Puissance comme
corps. «Nous sommes une multiplicité qui s'est construit une unité imaginaire»
une multiplicité de pulsions qui s'est donné un centre arbitrairement cohérent et
substantiel.
C'est à partir du corps comme une multiplicité originellement non
rassemblée qui s'attribue une unité que se découvre le mieux le «fonctionnement»
de la Volonté de Puissance. Philosopher en se servant du corps comme «fil
conducteur» revient à montrer le «moi» comme instrument, expression, interprète
du corps; à montrer le corps, par opposition à notre petite faculté de raisonner où
n'apparaissent que des «causes» de surface, comme la «grande raison», c'est-à-
dire la totalité des causes profondes dans leur diversité mobile et contradictoire.
La philosophie n'a cessé de mépriser le corps elle n'a pas voulu reconnaître que
c'est le corps qui souffle à l'«âme» ses pensées et que le conscient n'est qu'un
phénomène superficiel et terminal. La psychologie a toujours idolâtré des unités

22
superficielles par peur d'affronter la multiplicité déconcertante du fond de l'être.
C'est précisément de cette «volonté de trouver le vrai», c'est-à-dire le
fixe, le stable, l'identique et le non-contradictoire que provient la fausseté de nos
catégories logiques et psychologiques. Mais cette dévalorisation de la
contradiction et du changement révèle à la base de la connaissance un préjugé
moral. Ce préjugé se résume ainsi: le toujours-stable, le toujours identique n'est
pas seulement le Vrai, c'est aussi le Bien. En un double sens la connaissance
prétend apporter le salut et se trouve hantée par un idéal d'honnêteté morale: il est
honteux de tromper tout comme d'être trompé; le vrai a plus de valeur morale que
le faux. Mais si vouloir connaître le vrai, c'est vouloir être bon, et «sauvé» c'est,
pour Nietzsche, une manière de nier la «vie».
En effet, si le vrai logique se définit par une recherche de l'identité à tout
prix et par le refus du caractère contradictoire de la vie, la volonté du vrai se
rattache à une Volonté de Puissance nihiliste, et plus brutalement à une volonté
cachée de mort. Toute connaissance est mue par cette volonté ascétique, cette
volonté d'autodestruction qui va se révéler comme la forme suprême de la
morale. Il y aurait dans toute connaissance l'aspiration à se situer définitivement
en dehors de toute contradiction, c'est-à- dire, pour Nietzsche, dans le néant.
Ainsi toute généalogie (de la logique, de la science, de la psychologie,
etc.) renvoie à la généalogie de la morale, pour autant que l'idéal moral est
l'archétype et la source de tout idéal (de vérité en particulier). Il n'y a du vrai et
du faux que pour autant qu'il y a du bien et du mal. L'idéal de connaissance se
révèle comme un cas particulier et dérivé de l'idéal en général «Le besoin de
savoir ce qui doit être a suscité le besoin de savoir ce qui est.» La généalogie de
la morale, plus radicalement, pose la question du sens de l'idéal, c'est-à-dire de la
direction originaire de la Volonté de Puissance à laquelle une telle création
répond et rend service. En meme temps qu'elle détaille et démasque le processus
de fabrication de l'idéal, la généalogie fait apparaître la conscience morale
comme une formation issue d'un long développement et comportant différents
degrés.
D'un point de vue généalogique, il semble que la morale ne puisse

23
recevoir qu'une définition univoque, purement négative et péjorative: la
conscience morale ainsi que l'idéal sont analysés et démasqués comme créations
du «ressentiment». Or que signifie le ressentiment sinon la haine, la
condamnation, la dépréciation de la «vie»? En d'autres termes, la morale se
rapporte à une Volonté de Puissance faible, impuissante, en réaction contre les
pulsions les plus affirmatives, tendant à la négation et à la destruaion. Et en effet
Nietzsche la définit le plus souvent comme l'instinct négateur de la vie,
«l’instinct de décadence». Puisque toute valeur exprime le point de vue
nécessaire à la conservation et à I'accroissement d'êtres déterminés, pour un laps
de temps déterminé, puisque toute valeur sert de condition d’existence, la morale,
signe de maladie, constitue en même temps un remède, ou plutôt un essai de
guérison. Elle sert de muraille défensive, de système de protection contre les
pulsions fortes de sexualité, d'«égoïsme», (toute morale est mépris de soi,
dépossession de soi [Entselbstung]), d'agressivité, de cruauté, etc.: celles-ci ne
pouvant être assumées, extériorisées comme telles, sont tenues à distance ou, si
possible, extirpées (la morale joue alors pour Nietzsche comme un instrument de
castration), grâce à l'assignation de leur caractère spécifique: le Mal, l'immoralité.
Ce caractère «immoral» représente la projection de la peur qu'elles inspirent.
Mais pourquoi ces pulsions ne peuvent-elles pas être extériorisées? Deux
obstacles, l'un interne, l'autre externe, s'y opposent. D'une part, elles sont déjà
affaiblies, dégénérées et malsaines, de telle sorte qu'elles ne parviendraient de
toute façon pas à trouver un débouché satisfaisant (c'est le cas de Socrate qui se
méfie des instincts parce que les siens propres sont décadents). Or cet obstacle
interne est de loin le plus complexe; il relève d'une ambivalence: en effet si le
décadent type se caractérise par une extraordinaire défaillance du côté de
I'instinct (Socrate: être «amystique» par excellence, monstrueusement insensible
à l'art, à la musique) et une hypertrophie de la raison et du conscient, il est aussi
celui qui se sent «capable de tout le mal», c'est-à-dire qui est sans cesse à la
limite de l'extériorisation brutale de ses désirs, «à deux pas de l'excès», de
l'éruption de la bestialité. Le décadent sent l'effroyable proximité de l'animalité
en lui, mal contenue par une frêle pellicule de civilisation, de civilité et de bonnes

24
manières, prête à bondir au-dehors. «Les instincts veulent jouer au tyran, il faut
inventer un contre-tyran qui l'emporte.» La morale socratique («la vertu est un
savoir; on ne pèche que par ignorance; l'homme vertueux est un homme
heureux») représente cette contre-tyrannie, ultime et obligatoire recours face à
des instincts à la fois affaiblis et menaçant de déborder anarchiquement à tout
moment. D'autre part, une organisation extérieure répressive (la société
essentiellement) leur interdit d'avance l'extériorisation.
C'est à partir de cette impuissance des instincts à trouver à s'exprimer au-
dehors que va naître, par retournement vers le dedans, le processus de
l'«intériorisation» de l’homme et la naissance de la conscience morale. Il reste
pour rendre compte de l'origine de la morale ascétique une troisième possibilité
que Nietzsche envisage précisément à propos de son adversaire Platon, l'homme
Platon, qu'il sépare du philosophe Platon. Il existe des êtres chez qui la
surabondance de vie et de sensualité est telle que l'ascétisme représente pour eux
un redoublement de force, une victoire en face d'un obstacle qu'ils se créent à
eux-mêmes pour le seul plaisir d'en triompher. Platon serait une nature sensuelle
«éprise de son contraire». Mais cette explication ne vaut ni pour le platonisme ni
pour le christianisme.
Quoi qu'il en soit, l'illusion propre à toute morale est d'ériger en règle
universelle, en impératif, ce qui n'est que contrainte, c'est-à-dire besoin, condition
impérieuse d'existence.
Cependant la généalogie révèle en même temps l'ambivalence et la
duplicité du «concept» de «morale», car si celle-ci se rapporte ordinairement à
une Volonté de Puissance faible et réactive, elle peut aussi renvoyer aux valeurs
voulues par la volonté forte et active. Aussi le point de vue suprême de la
Volonté de Puissance affirma- tive se situe-t-il nécessairement par-delà le bien et
le mal puisque la distinction même du bien et du mal est l'oeuvre de la faiblesse.
Pour cette dernière, le fort et le faible (ainsi que les valeurs qu'ils soutiennent ou
qui les sou- tiennent) sont également moraux et également immoraux.
L'immoralité se trouve répartie des deux côtés. La morale unilatérale se trouve
dissoute. Et de fait: «Le concept "bon" n'est pas unique» (Généalogie de la

25
morale). Il n'y a pas de «vertus», ni de «vices» qui ne se prennent au moins en
deux acceptions opposées.
De même qu'il y a une prudence des faibles, basse et vile, il y a une
prudence des forts, noble et fière; une cruauté lâche et faible, une cruauté
courageuse et forte; un pessimisme symptôme d'épuisement et de décomposition,
et un pessimisme qui manifeste un surcroît d'énergie, qui constitue une espèce de
luxe de la force. Si bien que le besoin de destruction et de changement peut être
l'expression aussi bien d'une force exubérante et débordante que de la haine et du
mécontentement à l'égard de ce qui est, de la même façon que le besoin de
stabiliser, de fixer, d'«éterniser» peut provenir de la générosité et du bonheur
comme il peut émaner de la rancune et du désir morbide de perpétuer la
souffrance et le malheur. L'homme «bon» peut désigner, dans une même cul-
ture, le «débonnaire», mais aussi «celui qui convoite le combat et la victoire».
Ainsi le point de vue généalogique conduit à mettre au jour une typoIogie morale
anti- thétique: l'opposition fondamentale initiale «faible-fort» se retrouve dans
celle du type grégaire (passif, défensif, vulgaire) et du type solitaire (actif,
agressif, noble). L'idée profonde de Nietzsche est que cet antagonisme est
nécessaire, et indépassable: «L'instinct moral consiste à cons- truire des types; il
a besoin pour cela de valeurs antinomiques.»
Cela n'exclut évidemment pas qu'il y ait toutes sortes de degrés et
d'échelons intermédiaires, voire des types mixtes. Mais cet antagonisme des deux
types doit être pensé non pas comme lutte qui relie et rattache, mais comme
séparation qui détache et distingue. Entre les deux types, il y a une césure, une
faille. L'opposition hégélienne maître-esclave implique une dialectique, une
réciprocité de rapports. L'opposition nietzschéenne repose sur une rupture, un
clivage dans l'humanité. Ce fossé, Nietzscbe ne veut pas qu'il soit comblé. Il veut
encore accentuer ce qu'il appelle le «pathos de la distance». L'antagonisme devra
encore être aggravé, poussé le plus loin possible, suivant les deux pentes
irréversibles qui mènent d'un côté vers la grégarisation, le nivellement,
l'uniformisation, de l'autre vers la formation d'hommes plus élevés, d'hommes
d'exception, de «grandes individualités solitaires».

26
L'antithèse se trouvait initialement présente dans l'opposition non
seulement du «noble» comme auto- affirmation et du «vil» comme négation de
soi, mais aussi du tragique ou du «dionysiaque» (affirmation, même de la
souffrance) et du «théorique» ou du chrétien (négation, même du bonheur); elle
se répète dans l'opposition moderne du type classique (capable de maîtriser la
contradiction) et du type romantique (exprimant la fai- blesse de l'instinct), et elle
doit se retrouver à l'autre extrémité, c'est-à-dire pour Nietzsche dans l'avenir,
dans l'opposition ultime du «dernier homme», le nihiliste complet, et du
Surhomme.
Mais en définitive, pourquoi et comment le faible, l'homme du
ressentiment, est-il parvenu à s'identifer seul avec l'homme moral? D'où vient
cette longue immobilisation du Bien d'un seul côté, que Nietzsche appelle
ironiquement l'«hémiplégie de la vertu»?
C'est grace à l'invention de l'intériorité morale, à laquelle sont liées les
notions de faute et de justification, de dette et de responsabilité, que le faible a
«triomphé» du fort, c'est-à-dire de l'homme heureux, qui s'affirme lui-même dans
son individualité, hors de toute obligation et sans avoir besoin de ratification.
L'intériorité morale une fois découverte, le fort sera poussé à douter de la
légitimité de ses actes. Le Bien, depuis Socrate, ne va plus de soi; l'acte instinctif
est suspect; seul est bon l'acte dont on peut rendre raison devant le tribunal
intérieur. L'apparence logique et désintéressée de la dialectique socratique se
trouve démasquée comme étant l'«arme» du faible cherchant à ébranler
l'affirmatif, sans oser ni pouvoir engager avec lui la lutte à mort. Car l'homme du
essentiment ou l'«esclave» n'entre jamais avec le fort ou le «maître» dans un
rapport de véritable réciprocité il se définit comme celui qui refuse la moral du
«maître» Il est clair que pour Nietzsche le «maître» (et tels seront les
Surhommes, les futurs «Maîtres de la Terre») n'est pas le maître de l'esclave,
mais le maître de lui-même, de ses actes, et d'abord de son «chaos intérieur». Le
maître est l'individu qui se donne sa propre loi, dont la morale est fondée sur la
pure affirmation de soi. Le maître est le différent: «Ma morale serait de
dépouiller de plus en plus l'homme de son caractère général, de le rendre

27
inintelligible aux autres.» Tel est le principe moral du maître: «Ce qui est bon
pour moi est bon en soi.» L'homme du ressentiment rejette au contraire toute
forme d'affirmation, de joie, de bonheur. Il porte accusation contre la vie. Rien
n'est suffisamment bon pour lui.
Il pose l'Autre, le différent, l'affirmatif comme méchant. Il souffre
continuellement. Il est incapable aussi bien d'oublier que d'assimiler les
événements. Aussi est-il envahi par la mémoire, le passé. «On n'arrive à se
débarrasser de rien, on n'arrive à rien rejeter. Tout blesse. Les hommes et les
choses s'approchent indiscrètement de trop près; tous les événements laissent des
traces; le souvenir est une plaie purulente» (Ecce Homo). Aussi le sens profond
du ressentiment, que Nietzsche appelle aussi l'«esprit de vengeance», est-il
finalement un certain rapport de la Volonté de Puissance avec le temps c'est une
volonté qui se révolte, se venge contre une temporalité dominée par la dimension
du passé et conçue, à la façon platonicienne, comme disparition et non-être. Mais
cette volonté «folle» ne voit pas que c'est d'elle-même qu'elle est prisonnière.
L'impuissance du faible est si grande qu'il ne peut extérioriser son
ressentiment. Il ne peut que le retourner contre soi, le refouler. Cette haine et
cette cruauté rentrées, cette accusation (tournée non seulement contre les forts,
contre l'affirmation, mais contre le temps lui-même et le monde tout entier),
lorsqu'elles deviennent auto-accusation produisent la mutation du ressentiment en
mauvaise conscience. D'abord c'est toute l'extériorité qui était accusée et
coupable, maintenant c'est le moi. De même que le maître était le maître de lui-
même, l'esclave est celui qui devient l'esclave de lui-même.
L'«intériorisation» de l'homme résulte donc d'une «régression» de la
force qui agit de façon rétrograde contre elle-même: l'agressivité, la cruauté,
auxquelles leur propre impuissance ainsi que l'organisation sociale répressive
interdisent de s'exercer sur le dehors, se dirigent vers le dedans et trouvent dans
l'intériorité un champ de «satisfactions nouvelles et souterraines». La souffrance
prend alors pour la première fois une signification intérieure («c'est ma faute»)
que la religion chrétienne, religion des faibles, sait nourrir, affiner et exploiter
«Tu souffres, donc tu as péché: la souffrance est le châtiment d'une faute», dit le

28
prêtre, et il s'assure par là des pouvoirs infinis sur ceux qui acceptent cet article
de foi. Remarquons que, s'il y a une religion des faibles, il y a aussi une religion
des forts, ou plutôt deux: la religion grecque primitive, celle de Dionysos, et
celle, à venir, de l'Éternel Retour.
Mais le ressentiment évolue nécessairement vers son troisième stade qui
constitue la réalisation ultime de son but propre (but déjà initialement présent) la
suppression de soi. La conscience qui est son propre bourreau finit par ne plus
pouvoir se supporter elle-même. Elle veut sa mort, c'est-à-dire qu'il lui faut vivre
sa mort. L'idéal ascétique avec la ficton d'un outre-monde, d'un «monde vrai» qui
possède tous les caractères opposés au monde de la «vie», représente le moyen de
réaliser la mort au sein de la vie. La volonté pourra vivre son impossible auto-
abolition, continuer à vouloir, tout en voulant le néant (de soi-même et du
monde). L'auto-accusation se change en auto-destruction.
L'homme s'immole d'abord, par les privations d'une existence ascétique,
à l'au-delà religieux. Lorsque l'idéal religieux a fait faillite et se trouve remplacé
par l'idéal scientifique, le sacrifice reste toujours commandé par l'idéal ascétique.
Que la vie soit sacrifiée à Dieu ou à la vérité, cela ne change rien au principe de
l'idéal. Mais finalement, la suppression même de l'idéal, non seulement de
l’idéal-Dieu, mais de tout idéal quel qu'il soit, apparaît comme le prolongement
et l'oeuvre du principe de négation présent dans l'idéal ascétique. L'athéisme et le
nihilisme résultent de l'application, de la mise en pratique inconditionnée de
l'idéal de «vérité à tout prix», né de la morale ascétique. En effet, l'athéisme,
comme le montre Nietzsche, n'a pas d'autre source que l'idéal de sincérité
scrupuleuse, puis d'honnêteté intellectuelle rigoureuse tel qu'il s'est développé
sous l'influence des raffinements de conscience créés par le christianisme lui-
même. Aussi l'athéisme est-il, en son sens généalogique, «la catastrophe
imposante d'une discipline deux fois millénaire de l'instinct de vérité qui en fin
de compte s'interdit le mensonge de la foi en Dieu». (Généalogie de la morale, 3e
Dissertation).
Les athées sont les plus pieux des hommes, et surtout les esprits
scientifiques! Ainsi la religion et la morale meurent de leur propre exigence: elles

29
se suicident. «Dieu a tué Dieu.» Tout ce qui est grand ne peut périr que par «un
acte d'auto-suppression» ainsi le veut la Volonté de Puissance.
Le Nihilisme révèle que seuls jusqu'ici la douleur, le sacrifice, la
destruction de soi avaient donné un sens à la vie, qu'il n'y a jamais eu d'autre
idéal. Mais cet Idéal n'est plus: «les buts manquent». La Volonté de Puissance
exige de l'humanité son propre dépassement mais comment définir ce nouveau
but, le Surhumain, vis-à-vis de tous les types seulement humains?

LE SURHOMME ET LA TRANSMUTATION6

En tant que «but» ultime, le Surhomme ne peut évidemment s'identifier


avec aucun type d'humanité actuellement existant. En ce sens, la philosophie du
Surhomme va se présenter comme une philosophie de l'avenir, et constituer
cependant le contraire d'une philosophie du progrès.
Dans la mesure où, à l'époque actuelle du Nihilisme (complet ou
incomplet, mais non encore extatique), le type fort a disparu, dans la mesure où il
n'y a plus de «maîtres», il peut sembler que le Surhomme désigne
incontestablement le type fort de l'avenir, c'est-à-dire l'homme qui aura vaincu le
Nihilisme. Or il n'en est rien. Certes, I'«opposé» absolu du Surhomme, nous
l'avons déjà sous les yeux, c'est le «dernier homme», le représentant extrême de
la faiblesse, l'homme fixé au stade du Nihilisme passif, totalement réduit à la
«bête de troupeau», uniformisé, égalisé, nivelé (et qui a trouvé là le bonheur).
Mais, en tant qu'horizon ultime, le Surhomme ne se distingue-t-il pas
radicalement de tout type humain descriptible? Il n'est pas douteux qu'il n'est pas
incarné par l'«homme supérieur» (der höbere Mensch), encore prisonnier d'un
idéal (comme l'idéal scientifique du scrupuleux spécialiste de la sangsue) et par
là prisonnier du Nihilisme. Zarathoustra lui-même n'est pas le Surhomme, mais
son «porte-parole», son prophète. Le Surhomme serait-il alors l'homme «total»,
l'homme à nouveau afirmatif, l'«homme suprême» (der höchste Mensch), celui
qui accomplira la tâche de la transmutation des valeurs? Il ne semble pas, car

30
c'est tendus vers ce but, le Surhumain, que surgiront les «forts de l'avenir»; ils
devront lui préparer la voie, rendre possible son apparition. Zarathoustra annonce
certes la venue d'un nouveau type d'homme, il se dit «le héraut qui appelle de
nombreux législateurs»; cependant c'est parmi eux, mais hors d'eux, c'est au-
dessus des hommes suprêmes que jaillira, dans la solitude éparse, l'«éclair» du
Surhumain.
L'image de l'éclair semble bien indiquer l'émergence absolue. L'idée du
Surhomme semble correspondre à la possibilité d'une fracture extatique hors de
l'humanité. L’apparition du Surhumain n'est-elle pas prévue comme une
effraction hors de l'humain, comme une série de failles explosives qui détruisent
le concept même d’humanité comme identité, unité, et totalité universellement
englobante des êtres pensants? Le Surhomme ferait ainsi éclater l'identité de
l'humanité vis-à-vis d'elle-même en tant que forme suprême de la vie et en tant
qu'universalité.
La question est capitale: le Surhomme est-il à interpréter comme un type
suprême d'homme, l'accomplissement parfait de l'essence de l'homme (qui réalise
ce qui n'était qu'en puissance dans le passé), ou au contraire comme une espèce
supérieure à l'homme (un dieu peut-être), en tout cas comme un autre type de
vivant que l'homme? Question capitale, car il ne s'agit pas d'une simple querelle à
propos d'une différence de degré ou de nature. Il s'agit de savoir si le Nihilisme
est à tel point coextensif à l'essence de l'homme qu'il n'est possible de le dépasser
qu'en dépassant l'humanité elle-même. Or la réponse de Nietzsche est claire. Il
oppose à un humanisme du progrès impliquant l’accumulation pour l'espèce tout
entière de tous les gains, c’est-à-dire la répartition entre tous les hommes de leurs
«attributs» récupérés, une vision inégalitaire et anti-niversaliste de l'avenir où la
hiérarchie et la séleaion vont s'imposer de plus en plus. D'une part, en effet,
l'humanité grégarisée va subsister et prospérer, précisément en se stabilisant au
niveau nihiliste de la recherche du bonheur. De ce côté-là, le Nihilisme du
dernier homme va s'installer et s'amplifier. D'autre part, se tournant vers le but

6 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.335 à 341.

31
ultime, les nouveaux «maîtres» vont créer (à partir de la destruction des
anciennes valeurs par le «coup de marteau» - qui brise et qui détache - et grâce à
l'instauration de nouvelles tables) l'amorce d'un contre-mouvement qui rendra
possible, dans un futur indéterminé, le surgissement foudroyant du Surhumain.
C'est cette opération de rnise à part, d'isolement de certains hommes, qui
constituera la condition de possibilité de la production d'êtres dépassant l'homme.
L'homme total, l'homme synthétique, ne représente donc qu'une étape, qu'un type
de transition (comportant plusieurs degrés sans doute) sur le chemin qui conduit
au Surhomme.
L'homme «suprême», le «législateur de l'avenir» (c'est-à-dire celui qui
impose et qui s'impose sa propre loi) ne constitue qu'un «essai» de la Volonté de
Puissance en vue d'atteindre le Surhomme, une expérience, risquée et
dangereuse, qu'elle tente.
Mais le Surhomme est «un essai pour quelque chose qui n’est plus
l'homme» (souligné par nous). Une fois de plus la logique de l'identité se trouve
ici brisée, non pas parce que le Surhomme contient une ambivalence (il n'est pas
à la fois accomplissement et dépassement de l'homme), mais parce qu'il s'oppose
à l'identification de l'homme avec lui-même en tant qu'être vivant suprême.
L'homme ne peut plus s'idolâtrer lui-mêrne. La «volonté de justice» («justice»
signifie pour Nietzsche à la fois respect de la distance, de la séparation, et rapport
d'adéquation à la Volonté de Puissance) commande à Zarathoustra de «briser à
[son] image du Surhomme toutes vos images de l’homme» (souligné dans le
texte). L'humanité, qui s'est livrée elle-même irrémédiablement à l'esclavage,
cesse d'être le but «C'est le Surhumain qui est le but.» Le Surhomme se
caractérise comme ce type de vivant qui se sera irréversiblement arraché aux
liens que l'humanité, même affirmative, entretiendra toujours avec le Nihilisme.
Ce «détachement» constitue pour Nietzsche l'avenir de l'avenir. Il suppose en
effet déjà accomplie la tâche immense et elle-même future de la transmutation.
Le Surhomme, qui serait aussi différent de l'homme que l'homme de
l'animal, n'est pas un mythe, mais l'exigence «économique» de la Volonté de
Puissance. En effet il représente la compensation nécessaire de la dégradation ou

32
de la perte en énergie qui se produit du côté de l'espèce nivelée. Il faut que la
Volonté de Puissance puisse se retrouver intégralement de ce côté puisqu'elle
décline intégralement du côté de l'homme. Ainsi le Surhomme n'accomplirait pas
l'humanité mais ce qui, en elle, est plus originaire qu'elle, la Volonté de
Puissance: il serait l'accomplissement non pas de l'essence de l'homme, mais de
l'essence de la vie.
Le maintien «côte à côte» dans un avenir éloigné de deux espèces
pensantes, que Nietzsche voit «séparées autant que possible», peut sembler
utopique. Mais c'est parce qu'il nous est difficile de penser l'opposition maître-
esclave en dehors de tout lien de domination et de toute réciprocité dialectique.
Or l'opposition du Surhomme et de l'homme ne fait, d'une part, que continuer et
pousser à la limite l'antinomie fondamentale qui régit toute construction de types
moraux: l'opposition du grégaire/passif/vulgaire et du solitaire/affirmatif/noble.
Ces deux déterminations fondamentales de la Volonté de Puissance finiront par
exister dans l'absolue séparation. D'autre part, il est possible pour Nietzsche de
concevoir un règne qui ne soit pas une domination: «Au-delà des dominateurs
libérés de tous liens, vivent les hommes suprêmes, et les dominateurs leur servent
d'instruments.» Les futurs «Maîtres de la Terre» ne posséderont ni le pouvoir
politique, ni la richesse, ni aucune forme de domination effective. Les
dominateurs feront partie des esclaves.
Le Surhomme ne dominera pas l'humanité nivelée. Nietzsche le décrit
comme doux, austère, isolé, sobre, puissant, semblable à un «dieu d'Épicure», ne
se préoccupant pas des hommes. Son règne sera donc un règne secret. Mais
comment régnera-t-il alors qu'il se placera hors de toute action politique et sera
en butte au mépris des esclaves? Il regnera dans la mesure où il exercera sur
l'humanité une emprise indirecte, que Nietzsche désigne sous le nom de «grande
politique»: ayant seul gardé le pouvoir de créer, il dirigera le monde vers un but
nécessairement ignoré des hommes. Il régnera pour autant qu'il incarnera la
possibilité même de l'avenir. Il faut considérer le césarisme du Surhomme -
césarisme non violent («César avec l'âme du Christ») - comme une tyranie
d'artiste. Les «Maîtres de la Terre» modèleront et façonneront à leur gré en

33
artistes la masse humaine, dans la mesure où, à son insu, elle leur servira
d'instrument. Eux seuls en effet seront conscients d'un but supérieur. Or ce côté
«artiste» du Surhomme ne signale pas seulement qu'il réunira en lui les traits de
divers créateurs du passé (savants, héros, poètes); il indique en réalité autre chose
que des talents ou des dons artistiques même prodigieux, il indique que l'art est
désormais reconnu comme la valeur suprême, que le principe de l'évaluation a été
fondamentalement renversé.
Car le Surhomme n'est possible qu'une fois la transmutation des valeurs
accomplie. Dans son principe, cette transmutation suppose une transformation
radicale au sein de la Volonté de Puissance, par laquelle la faiblesse, la négation
sont désormais éliminées. Tout est transfiguré parce que la création se trouve
enfin libérée de toute entrave.
Dans son résultat, la transmutation ne retenant plus que l'affirmation,
place au sommet de la hiérarchie la valeur de pure affirmation, celle qui, à travers
ses infinies différences, procure la plus haute différenciation de la Volonté de
Puissance: l'Art. La domination platonicienne de la science sur l'art se trouve
ainsi abolie, ou plutôt renversée. Ce n'est plus l'artiste, mais le savant qui va se
situer à plusieurs degrés d'éloignement de la vérité (pensée ici comme adéquation
à la Volonté de Puissance). Pourquoi, en effet, l'art a-t-il «plus de valeur» que la
vérité? Il n'y a chez Nietzsche aucun esthétisme. L'art n'est pas un refuge, bien
que certaines formules puissent suggérer un recul devant la vérité (comme
savoir): «Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité.» Car la primauté
(future) de l'art repose sur une double nécessité, qui régit le rapport même de l'art
et de la connaissance, lorsqu'ils sont envisagés généalogiquement. D'un côté, la
connaissance est toulours dérivée elle découle d'une création artistique primitive
oubliée, qui n'est autre que la création même du langage comme «formation
artistique de métaphores» (métaphores ensuite momifiées en concepts). La
science retrouve sous forme de concepts glacés, exsangues, décolorés, les images
et les schèmes que le langage avait primitivement imposés au monde, mais c'est
l'art qui d'abord a rendu le Chaos anthropomorphe. L'homme de la connaissance,
conquérant et croyant, est un artiste qui s'ignore. Connaître consiste seulement à

34
redécouvrir des schémas que l’instinct artistique a déjà jetés sur les choses.
D'un autre côté, si l'art doit devenir la valeur suprême, c'est en tant qu'il
correspond le mieux, qu'il est le plus adéquat à l'essence de la Volonté de
Puissance comme accroissement permanent de soi, comme profondeur
insondable d'illusion, bénéfique, exaltante, et comme affirmation redoublée. Si
l'art est nommé par Nietzsche, dès la Naissance de la tragédie «la plus haute
tâche et l'activité métaphysique par excellence», c'est parce qu'il est le «grand
stimulant de la vie» l'art pousse le créateur à se surmonter lui-même, il élargit le
monde parce qu'il le rend à son caractère explosif, chaotique: il est ivresse, fête,
orgiasme, rupture de l'identité, alors que la science se contente d'ordonner ce qui
est dans le fond déjà acquis. Si l'art intensifie le sentiment de puissance, c'est en
tant qu'il réaffirme toute réalité en un redoublement qui installe en elle-même
toute «apparence» en la confirmant comme apparence. Apparence choisie,
corrigée, magnifiée, qui signifie adhésion à ce qui a toujours été regardé
seulement comme illusoire, qui glorifie l'illusion comme illusion.
La transmutation fait naître enfin l'idéal d'une connaissance qui ne serait
plus ennemie de l'art, mais qui en se soumettant à lui se soumettrait directement à
la Volonté de Puissance. Tel est l'idéal du Gai savoir qui est en même temps un
savoir tragique. Car le «tragique» au sens nietzschéen n'est pas triste, ni
pessimiste il est l'état qui, grâce à la plus haute affirmation, est capable d'inclure
en soi et de revendiquer même la plus profonde souffrance. Déjà dans la
Naissance de la tragédie, le tragique/dionysiaque trouvait sa symbolisation la
plus originelle dans le phénomène de la dissonance musicale, plaisir ressenti à
travers la douleur elle-même.
La souffrance cesse ainsi d'être un argument contre la vie. Or le savoir
n'a été jusqu'ici que sérieux, douleur et labeur (tous les jugements de valeur
antérieurs ont été dominés par l'idée du travail). Le savoir a été funèbre,
mortifère, désir d'en finir avec la vie, volonté de mort, ascèse individualisante et
moralisante. Au contraire un savoir artiste tendrait à briser les limites étroites de
l'identité individuelle qu'avait su rompre la sagesse dionysiaque des premiers
Grecs, des Grecs d'avant Platon. Qu’enseignerait ce Gai savoir sinon le suprême

35
enseignement de Nietzsche, ou de Dionysos - car il aura peut-être pour ultime
effet de détruire l'identité même du nom propre de celui qui le
profère:l’«innocence du devenir» qui ne fait qu'un avec I'«Éternel Retour de
l'identique»?

L'ÉTERNEL RETOUR7

La doctrine de l'Éternel Retour s'impose avant tout comme une


expérience: expérience multiple, car elle se présente à la fois comme un pur essai
de la pensée, comme une épreuve, comme un moment vécu particulier, et enfin
comme une tentative à caractère éthique.
Elle s'introduit d'abord dans le Zarathoustra, au chapitre «De la
délivrance», sous la forme d'une question: Comment la Volonté de Puissance
peut-elle se libérer du ressentiment, tourné ici précisément en haine contre le
temps? Comment peut-elle appréhender le temps autrement que comme passage,
disparition, non-être, où elle reconnaît son propre passage, sa propre disparition
et son propre néant? Comment peut-elle se libérer de tout le poids du négatif, qui
n'est, au fond, au coeur d'elle-même, que sa propre volonté de disparaître, sa
volonté de néant?
Comment peut-elle effacer la condamnation, la «vengeance» qui pèse sur
le devenir? Comment échapper à l'idée que tout ce qui passe mérite de passer,
donc est sans valeur, donc subit en disparaissant la juste punition du péché
d'avoir existé? (En somme la vieille idée que Nietzsche situe à l'origine même de
la philosophie grecque, la pensée d'Anaximandre selon laquelle le devenir est
coupable et la mort des êtres représente le châtiment de la faute d'être né.)
Comment retrouver contre cette longue tradition I’«innocence du devenir»? La
«délivrance» doit être pour la Volonté tout autre chose qu'une «réconciliation»,
qui consisterait à récupérer par une opération dialectique le négatif au sein du
positif. La Volonté délivrée doit se détacher absolument, radicalement, de la
Volonté du «non» pour se faire pure Volonté du «oui». Mais qu'affirmera ce

36
«oui»? Ce «oui» affirmera ce contre quoi se révoltait la volonté haineuse, à
savoir le temps lui-même, en tant que passé déjà écoulé et en tant qu'action de
passer, en tant que passage. Il faut que la Volonté de Puissance apprenne à
«vouloir en arrière» (zurückwollen), c'est-à-dire à vouloir si profondément le
passé et le passage que le passage s'abolira lui-même comme n'étant que passage,
se changera en continuel passage, en passage toujours présent, en Éternel Retour.
Non seulement le temps humain sera ainsi «sauvé» de la mort, mais le devenir du
monde tout entier trouvera sa rédemption.
Mais cette énigmatique métamorphose du devenir en revenir n'est
annoncée que comme une possibilité: c'est à condition que le vouloir puisse
«vouloir en arrière», c'est-à-dire d'une part, soit capable d'affirmer véritablement
le passé et le passage et, d'autre part, puisse se retourner vers lui-même, pour
s'affirmer comme voulant le passage. Cette possibilité est donc la possibilité
d'une conversion de la volonté. Au chapitre «De la vision et de l'énigme», la
possibilité toujours purement hypothétique réapparaît comme la possibilité non
plus d'un nouveau rapport du vouloir avec le passé, mais d'un nouveau rapport du
présent pris en lui-même avec le passé pris en lui-rnême. Nietzsche ne prétend
nullement démontrer que le Retour est effectivement inscrit dans le cours des
choses, mais il introduit une simple fiction, une hypothèse et comme un jeu de
l'imagination, qui s'exprirne sous la forme d'une question: «Et si tout ce qui est a
déjà été?» Or cette fiction possède une valeur intrinsèque dans la mesure où elle
s'avère aussitôt capable de conférer une valeur, ou de faire apparaître quelque
chose comme une double nécessité corrélative ou consécutive à une telle fiction:
si le présent est une répétition du passé, alors il faut que tout instant se trouve
multiplié à l'infini, en avant et en arrière, soit grossi de sa propre répétition
jusqu'à égaler l'éternité, alors il faut aussi que tout l'avenir soit déjà passé, que le
possible se définisse par le déjà accompli. Enfin, si tout revient, aucune cause
extérieure au devenir n'est pensable et le devenir se détermine lui-même parce
qu'il est déjà déterminé, du moment qu'il est passé. Tout est également

7 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.341 à 350.

37
nécessaire.
Cette conséquence apparaît d'emblée comme une idée sinistre et lugubre.
Aussi l’idée de l’Éternel Retour constitue-t-elle une épreuve: elle représente «le
poids le plus lourd». En effet, elle se rapproche de la façon la plus inquiétante du
Nihilisme complet. Si tout a déjà été, si tout doit revenir non pas d'une façon
semblable, mais identique, tout n'est-il pas égal? Quel but peut avoir une telle
répétition? Aussi est-ce l'affreux gnome, l’«esprit de pesanteur», qui énonce pour
la prernière fois cette affirmation propre à inspirer le dégoût d'exister, propre à
pousser au désespoir «Le temps lui-même est un cercle.» La formule «tout
revient» résonne dans sa bouche comme un éternel «en vain». Si tout revient,
tout est éternel, mais tout se vaut, tout est également utile et inutile, le meilleur et
le pire ont le même prix. Ainsi, bien qu'elle en soit l'inverse, l'idée de l'Éternel
Retour ressemble d'abord caricaturalement à la forme extrême du Nihilisme
«Concevons cette pensée sous sa forme la plus effrayante: l'existence telle qu'elle
est, dépourvue de sens et de but, mais revenant inévitablement sans s'achever
dans le néant: l’"Éternel Retour". Si Nietzsche met l'expression entre guillemets,
c'est parce que cette pensée est une épreuve, c'est-à-dire un instrument de
discrimination: qui voudrait recommencer sa vie dans des conditions absolument
identiques? Seuls les forts, seuls ceux qui tiennent leur existence pour digne
d'être intiniment répétée seront capables de supporter une telle pensée. Si cette
doctrine s'impose un jour, elle accentuera le clivage entre les forts et les faibles,
elle renforcera les forts, les poussera à s’affirmer davantage et au contraire
accablera les faibles, les poussera à vouloir se nier encore davantage.
En cela elle contribuera à la grande tâche de la sélection. Mais comment
cette doctrine s'imposera-t-elle? Comme une religion, dont les élus seront ceux
qui auront foi en leur propre vie comme en une vie valant d'être répétée
d'innombrables fois. Religion opposée à toutes les religions qui ne font que
promettre une vie meilleure, le bonbeur dans l'au-delà, la doctrine donne le
bonheur sur terre à ceux qui seront capables de cette foi. Religion qui, dit
Nietzsche, sera «douce» envers ses incroyants, car si elle a un paradis, elle n'a
pas d'enfer: «Celui qui n'y croira pas n'aura conscience que d'une vie fugitive.»

38
Religion sans péché ni faute, car tout ce qui se répète infiniment n'est ni bon ni
mauvais, est innocent, est tout simplement. Seule religion dépourvue de
nostalgie, supprimant tout désir de fuir le monde, toute dévalorisation de l’«ici-
bas» au profit d'une quelconque transcendance, la doctrine établit, comme toute
religion, un lien avec le divin, compris comme totalité, unité du moi et du monde.
Mais, comme on le verra, la «divinité» chez Nietzsche n'est pas synonyme de
perfection, mais d'affirmation absolue qui embrasse l’imperfection elle-même. Il
faut enfin considérer l'Éternel Retour comme une religion du pur possible de
même que la simple pensée de la damnation éternelle a pu modifier les actions
des hommes, de même la foi en chaque instant de la vie comme étant digne du
retour hausserait l'humanité au-dessus d'elle-même.
Si la religion du Retour représente une épreuve à l'échelle individuelle, le
retour du tout constitue une épreuve pour la Volonté de Puissance en général,
dans la mesure où il implique le retour de toutes les formes du Nihilisme, le
retour de la faiblesse, le retour de la décadence. Car le Retour signifie que rnême
si la Volonté de Puissance se libère et parvient au Surhomme, l'homme nihiliste
et réactif reviendra néanmoins éternellement. Tel est l'obstacle le plus grand que
la Volonté de Puissance ait à affronter. Elle ne pourra en triompher que par
l'adhésion à une nouvelle «nécessité», nécessité qui inclut le négatif lui-même,
sans cependant le récupérer.
Expérience au sens d'une possibilité, et d'une épreuve, le Retour apparaît
aussi comme l'expérience apparemment très simple d'un moment privilégié: celle
d'avoir dit «oui» à un instant L'affirmation véritablement pleine et entière d'un
instant, le pur «oui» est contagieux: il éclate en une affirmation en chaîne qui n'a
pas de limites. «Si nous disons oui à un seul instant, nous disons oui à toute
l'existence.» Mais cet instant est un instant privilégié seul un instant de joie peut
s'affirmer ainsi. Seule la joie possède le pouvoir de se vouloir elle-même, de
vouloir ainsi la totalité des choses, y compris la douleur: «Avez-vous jamais dit
oui à une joie? Ô, mes amis, alors vous avez dit oui à toute douleur. Toutes
choses sont enchaînées, enchevêtrées, liées par l'amour (Zarathoustra: «le Chant
d'ivresse», paragraphe 10). Dans un instant senti comme nécessaire lorsque dans

39
sa plus extrême contingence se découvre la nécessité qui le relie à tous les
instants.
Un tel instant ne peut exister sans impliquer tous les autres. Sa
contingence supprimée supprime toute contingence. L'expérience suprêmement
affirmative de la joie est, en tant qu'expérience du dédoublement et de la
multiplication de l'un, l'expérience de la nécessité du lien éternel et universel: «Si
votre volonté a jamais voulu qu' Une Fois revienne deux fois, [...] alors vous avez
voulu le Retour de Tout (Alles)» (même passage). Cette expérience représente
l'inverse de l'expérience fondamentale du Nihilisme, qui n'a conféré de valeur et
de sens au tout qu'à partir de la douleur, à partir de l'expérience d'une volonté qui
ne se veut pas, qui veut se défaire de soi. L'expérience de la joie est si forte
qu’elle peut vouloir la douleur elle-même, «les tombes», la mort, comme faisant
partie du lien éternel. «La joie veut l’éternité de toutes choses (aller Dinge), veut
une profonde, profonde éternité» (ibid., paragraphe II). L'idée du Retour est
enfantée et soutenue par la joie.
Enfin considérée comme applicable à l'action, la doctrine du Retour
constitue une tentative éthique. Agir à tout instant comme si chacun de nos actes
était destiné à être repeté une infinité de fois de la même façon. Essayer dans ma
propre vie de modifer mon rapport à l’instant, de vouloir chaque acte aussi
intensément que s’il n’était pas destiné à passer, mais à demeurer éternellement.
Cette idée que ce que je fais maintenant engage mon être éternel, je dois la
vouloir. Mais cette éthique oppose en réalité à tout impératif catégorique («je
dois») un impératif de la nécessité («je suis contraint de»). «Ma doctrine
enseigne à vivre de telle façon que tu sois forcé de souhaiter revivre à nouveau.»
La loi de l'Éternel Retour ne peut pas se formuler à l'indicatif, mais son
impératif est en même temps nécessité. «Imprimons sur notre propre vie le sceau
de l'éternité. Cette vie-ci, ta vie éternelle. Non alia, sed haec vita sempiterna.»
Agir de façon à être forcé de vouloir répéter ses actes et inversement vouloir ce
que je suis contraint de faire. Être forcé de vouloir une nécessité, qui est la
nécessité propre du vouloir: cette éthique repose sur un cercle. Ce cercle signifie:
la Volonté qui veut l'Éternel Retour est cette volonté qui se veut elle-même, qui

40
trouve en elle-même cette nécessité de se vouloir. Mais, enfin, de quelle
«nécessité» s'agit-il? Nietzsche déclare qu'il se propose de «liquider le concept de
nécessité». Et en effet, la formule qui résume la sagesse de l'Éternel Retour, amor
fati, fait éclater le concept traditionnel de nécessité. Car, dans le fatum
nietzschéen, il s'agit d'une nécessité qui n'est ni la nécessité causale des lois de la
nature (le mécanisme), ni celle d'une finalité, ni d'une fatalité aveugle et, comme
il le dit, «à la turque», ni celle d'une liberté qui se détermine elle-même. Cette
«nécessité» n'est plus une catégorie, mais comprend en soi les contraires logiques
que sont le Chaos et la Forme, le hasard et la loi. «Je veux aimer seulement ce
qui est nécessaire. Amor fati: que ce soit mon dernier amour.»
Dans la mesure où tout est nécessaire, l'amor fati est une contradiction
pour la logique du concept. Mais l'opposition entre l'amour comme activité de la
volonté et le destin comme détermination purement passive de ce qui est déjà
accompli se trouve précisément supprimée. Le vouloir transfiguré par le Retour
n'est plus qualifié par le désir, l'aspiration, le manque (il n'est plus volonté qui
recherche ce qui n'est pas encore), mais plénitude, perfection d'une volonté qui
porte sur ce qui est. Ce vouloir est amour au sens où aimer c'est vouloir que ce
qui est (tel quel et non autrement) soit une infinité de fois ce qu'il est. Dans ce
vouloir aimant la nécessité, s'atténue la différence apparente entre la Volonté de
Puissance, comme «être plus», et l’Éternel Retour comme «être accompli». La
«nécessité» englobe à la fois le faturn, la volonté et le lien qui unit les deux, qui
est aussi bien l’«anneau» qui unit toutes choses. Il n'y a plus de contradiction
entre le déterminisme, la liberté et la contingence pour un vouloir qui est amour
de la nécessité au point d'être sa propre nécessité (ego fatum). C'est pourquoi «le
fatalisme extrême est au fond identique avec le hasard et l'activité créatrice»: il
n'y a plus de hasard pour une Volonté qui s'affirme comme son propre destin et
celui du rnonde, indissolublement. Cette volonté est l'absolue liberté dans
l'absolue nécessité, puisqu'elle veut aussi fortement et affirme identiquement tout
ce qui arrive, à elle ou au monde, indistinctement, qu'elle l'ait ou non choisi.
«Tout ce qui fut est fragment, énigme et horrible hasard jusqu'à ce que la volonté
créatrice ajoute: mais je le voulais ainsi.»

41
Or, en s'unissant ainsi à la fatalité du Retour, l'ego ne va-t-il pas perdre
son unité et son identité propre? En effet, l'idée du Retour, expérimentée sous
diverses formes, provoque l'éclatement des grandes distinctions qui, selon les
principes d'identité et de contradiction, définissent traditionnellement la modalité
de l'existence: de même que l'individualité ne peut pas égaler la totalité du
monde, de même les choses ne peuvent pas appartenir à la fois aux catégories de
possibilité, de contingence et de nécessité, tout comme elles ne peuvent pas
relever à la fois du temps et de l'éternité. La logique traditionnelle interdit de
confondre l'ordre de la liberté, l'ordre du hasard, l'ordre du destin. Même la
logique spéculative hégélienne situe ces catégories comme des «moments» au
sein de la totalité réconciliée du Savoir absolu. Or Nietzsche s'en prend à l'idée
même d'opposition métaphysique, d'antinomie. Si la pensée de l’Éternel Retour
est la pensée «la plus légère», c'est parce qu'elle dégèle le glacis des antithèses
métaphysiques, volatilise les contraires logiques. En effet, l’Éternel Retour n'est
ni réel, ni idéal, mais quelque chose comme une possibilité fatale. En tant que
manière d'être d'une Volonté de Puissance suprêmement affirmative, il fait surgir
de la dissolution des vieilles oppositions un lien nouveau, une nouvelle nécessité.
Cette «nécessité» s'accorde, comme le fait le mot d' «apparence» (qui à la fin
contient en soi également le «monde vrai»), avec son ancien «contraire», avec le
hasard, le désordre, la dispersion.
En d'autres termes, le cercle entier du Retour (la cohérence du tout)
inclut le Chaos (l'incohérence du tout). L'anneau divin de l'éternité est un anneau
brisé, mais la théorie de l’Éternel Retour comme théorie du «cercle vicieux»
consiste précisément à prêter la valeur la plus positive, à attribuer la perfection à
la brisure du cercle. Cette brisure signifie que le cercle est une forme sans but,
qui contient en soi le Chaos. «Le Chaos universel, qui exclut toute activité à
finalité, n'est pas contradictoire avec l'idée du mouvement circulaire: ce dernier
n'est justement qu'une nécessité irrationnelle...» Donc l'inclusion du Chaos dans
la nécessité du cercle ne constitue pas une synthèse ou une réconciliation de style
hégélien: le hasard, le désordre n'est pas «dépassé», mais recueilli dans le cercle
parfait en tant qu'essentiellement défectueux. La totalité du Retour est une totalité

42
éclatée. Sa nécessité a pour symbole la cohérence qui unit les étoiles dispersées
d'une même constellation: «Suprême constellation de l’être! [...] Emblème de la
nécessité.» Produite par l'affirmation pure «que nul voeu n'atteint, que nulle
négation ne souille» (délivrée de tout désir et de tout manque), cette nécessité
dans le désordre et du désordre dépasse toute antithèse pensable elle est «cette
nécessité céleste qui oblige les hasards eux-mêmes à danser des rondes astrales»
(Zarathoustra, «Les sept sceaux»).
Il est clair que si Nietzsche n'a jamais pu donner une démonstration
scientifique de sa doctrine comme théorie physique, ni parvenir à un «réalisme»
de l’Éternel Retour, c'est qu'il aurait dû soumettre son argumentation aux
principes logiques auxquels se soumet la science et que sa doctrine renie.
Ainsi, tout en annulant l'opposition majeure de la métaphysique,
être/devenir, la pensée de l'Éternel Retour conserve l'un et l'autre des deux termes
comme des «points de vue» possibles. Le cercle demeure ce qui, dans le devenir,
est toujours permanent. En tant que loi du devenir, il n'est pas lui-même devenu.
Si le devenir est en soi l'instable, le Chaos, le cercle est la plus haute stabilisation
possible de cet instable. Aussi l’Éternel Retour apparaît-il comme une simple
interprétation, interprétation du devenir suivant la perspective de l’être, mais
comme l'interprétation suprême à la quelle puisse se hausser la Volonté de
Puissance. Car elle lui assure le plus grand triomphe, le triomphe éternel: par la
volonté du cercle elle s'assure de soi et s'assure la maîtrise constante du Chaos,
c'est-à-dire la certitude de surmonter indéfiniment le retour même du négatif. Tel
est ce que Nietzsche nomme le «sommet de la contemplation» et aussi la
«récapitulation», le résumé de sa pensée abyssale: «Imprimer au devenir la
marque de l'être telle est la forme suprême de la Volonté de Puissance [...] Dire
que tout revient, c'est rapprocher au maximum un monde du devenir de celui de
l'être.» Ainsi l’Éternel Retour apparaît comme cette perspective de la Volonté de
Puissance qui confère à un monde fondamentalement interprété comme monde
du devenir sa valeur suprême, qui l'éternise à partir du point de vue même qui,
tout au long de l'histoire, l'avait dévalué, à partir du point de vue fictif du monde
de l'être .Les valeurs sont doublement renversées.

43
Finalement la pensée du Retour, en effaçant toutes les différences sur
lesquelles se fondent le langage et l'histoire (en particulier l'opposition entre le
souvenir et l'oubli), nous laisse en face d'une suprême aporie. L'affirmation du
retour de l’Identique détruit, paradoxalement, toutes les identités partielles, en
particulier l'identité ferme du moi opposée à l'identité du monde, dans la mesure
où l'identité «totale» du moi et du monde supprime l'identité propre du moi
individuel. Quelle est cette «autre histoire» dont Nietzsche annonce le
commencement, une fois que l'idée du Retour se sera imposée? La «logique» de
la suppression de l'identité personnelle dans l'ego fatum fait dire à Nietzsche dans
une de ses dernières lettres (du 5 janvier 1889, à l'historien J.Burckhardt): «Au
fond, tous les noms de l'histoire, c'est moi.» Toute identité, y compris celle du
moi et du nom propre, se ramène à un masque interchangeable lié au Jeu
universel qui n'est que le glissement indéfini des masques.
Que signifie cette perte du nom «propre»?. Cette explosion ultime est-
elle seulement le saut dans la folie de l'homme Nietzsche, le moment vécu où
l'abolition des antithèses dont se nourrit le langage métaphysique réduit le
philosophe au silence? Le langage qui sert au moi à se donner un centre fictif, le
langage comme fixation arbitraire d'identités, semble lié à ce système
d'oppositions au point que le reniement de ce système renverrait à la force
dissociée et inexprimable du Chaos.
Dès que le moi de Nietzsche coïncide avec la totalité de l'histoire, il se
prive de la parole et de l'écriture. Comme Dionysos, qui est sa dernière
«identité», le moi de Nietzsche est déchiré, éparpillé, selon la perspective de la
totalité dispersée qu'il incarne désormais. Le mutisme final de la folie serait,
comme il l'écrit peu avant de cesser d'écrire, «le masque qui cache un savoir fatal
et trop sûr», mais de quel savoir? Du savoir peut-être que le langage ne peut pas
briser le principe d'identité sans se briser lui-même, ne peut pas s'y soumettre
sans renoncer à dire le fond de l'être. Ainsi la destruction du langage
métaphysique serait, chez Nietzsche, une expérimentation poussée jusqu'à
l'autodestruction du destructeur en tant que locuteur. Cette tentative de
subversion, à la fois réussie et avortée, parce qu'elle fait apparaître l'impasse

44
essentielle du discours de la métaphysique occidentale, définit Nietzsche comme
le plus grand «tentateur», pour nous qui n'avons pas d'autre langage.
Si, à partit de lui, «chaque mot est un préjugé», si la grammaire rétablit
indéfiniment les substituts du Dieu mort, que nous lègue-t-il de plus précieux
sinon ce qui, à travers la déroutante syntaxe de ces mots détruits, à travers la
surprenante distribution des termes, c’est-a-dire des limites, de ce langage
démonétisé, ne cessera d'éveiller l'interminable minutie d'un «grand soupçon», où
le langage est retourné vers ses propres tours?

CHRONOLOGIE8

• 1872 - La Naissance de la tragédie.


• 1873 - Considérations intempestives, I, David Strauss.
• 1874 - Considérations intempestives, Il, Utilité et inconvénients des études
historiques pour la vie; III, Schopenhauer éducateur.
• 1876 - Considérations intempestives. IV, Richard Wagner à Bayreuth.
• 1878 - Humain, trop humain, première partie.
• 1879 - Humain, trop humain, deuxième partie, Opinions et sentences
mélées; le Voyageur et son ombre (1880).
• 1881 - Aurore.
• 1882 - Le Gai savoir (I-IV).
• 1885 - Ainsi parlait Zarathoustra (I, II); III (1884) (première édition de
Zarathoustra IV: 1892).
• 1886 - Par-delà le Bien et le Mal; nouvelle édition de la Naissance de la
tragédie, avec un Essai d'autocritique.
• 1887 - Généalogie de la morale; le Gai savoir, livre V.
• 1888 - Le cas Wagner (dernier ouvrage publié par Nietzsche avant sa
maladie); Ecce Homo ne paraitra qu'en 1908.
• 1889 - Le crépuscule des idoles.
• 1894 - Nietzsche contre Wagner; l’Antéchrist.

45
• 1895 - publication des Nouvelles préfaces à diverses oeuvres.
• 1866-1878 - Oeuvres philologiques et Notes pour les cours professés à
Bâle (notamment: Introduction à l'étude des dialogues de Platon; les
Philosophes préplatoniciens).
• 1873 - La philosophie en Grèce à l’époque de la tragédie. Cinq
conférences Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement.
• 1875 - Fragments pour une 5e Inactuelle: «Nous philologue». Fragments
sur la Valeur de la vie de Dühring.
• 1879-1888 - Fragments et notes pour les ouvrages publiés (Aurore,
Zarathoustra) et pour les ouvrages projetés, à partir de 1885, pour lesquels
Nietzsche a envisagé divers titres: la Transmutation de toutes les valeurs,
la Volonté de Puissance, l’Innocence du Devenir.

Entretien avec Michel Haar

Michel Haar par lui-même9

Perspectives Philosophiques: Bonjour, M. Haar, pourriez-vous nous


présenter votre parcours universitaire et professoral?
Michel Haar: J’ai commencé mes études de philosophie au lycée Fustel
de Coulanges à Strasbourg, où j’ai eu un très bon professeur de khâgne, Julien
Freund, auquel je dois toute ma vocation. Il était pourtant du côté de Husserl
contre Heidegger. Après la rue d’Ulm et l’agrégation, j’ai enseigné au lycée. J’ai
passé ensuite trois années au CNRS, puis j’ai été élu en 1968 à la Sorbonne
jusqu’en 1991, d’une part parce que je n’ai fait ma thèse que très tard (en 1969),
et d’autre part parce qu’on me disait que pour avoir un poste de professeur, il
fallait partir en province. Je ne suis pas venu à Créteil avec une ambition de

8 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, T.3, p.350 à 351.

46
"carrière", mais j’ai voulu devenir "professeur" surtout pour diriger des thèses; ce
qui m’était interdit en tant que maître de conférences. Je souhaitais avoir des
échanges avec les étudiants à la fois au niveau de l’enseignement et au niveau de
la recherche.
P.P.: Comment s’est faite votre orientation philosophique et comment
l’expliquez-vous?
M. H.: Jusqu’à la licence, je ne me suis pas posé la question de mon
orientation (philosophique). Puis j’ai eu une sorte de crise, un dégoût pour la
philosophie. J’ai voulu abandonner. Pourquoi? Parce que je trouvais que la
philosophie était un jeu de concepts et qu’on ne revenait pas à une expérience
originelle. Je me suis dit que je devais me lancer plutôt vers la littérature ou la
poésie, d’ailleurs à l’époque je lisais Bachelard et j’avais même pensé faire un
mémoire sur "l’expérience de la nuit en poésie". C’est dans cette période de
dégoût de la philosophie que j’ai découvert Heidegger, en lisant la Lettre sur
l’humanisme et un texte dans Essais et Conférences qui s’intitule "dépassement
de la métaphysique". J’en ai eu un intérêt très profond. J’avoue que j’ai été alors
un heideggerien orthodoxe, c’est-à-dire adhérant à tout ce qui était écrit dans
l’œuvre de Heidegger. C’est d’ailleurs Heidegger qui m’a amené à lire les
auteurs dont il parle dans ses livres, et particulièrement Nietzsche. Jusque avant,
je prenais Nietzsche pour un poète inférieur. C’est en lisant Nietzsche que je me
suis rendu compte de la différence entre le Nietzsche de Heidegger et le véritable
Nietzsche. Le véritable Nietzsche n’est pas aussi systématique que Heidegger le
montre, il n’a pas de système anti-platonicien, anti-cartésien aussi rigoureux.
Ainsi, ma première idée de thèse était de faire une critique systématique de la
lecture heideggerienne de Nietzsche. C’était un projet très difficile, car il aurait
fallu que j’aie ma propre interprétation globale de Nietzsche. Cette recherche m’a
poussé à lire Deleuze, Klossowski, Jaspers, et Fink. Là dessus, j’ai écrit un texte
relativement global sur la philosophie de Nietzsche qui est publié dans l’Histoire
de la philosophie dans la Pléiade. Ce n’est pas une thèse mais une interprétation

9 Perspectives Philosophiques n° 1, novembre 1992.

47
de Nietzsche opposée à celle de Heidegger. J’ai ensuite écrit une série d’articles
où j’ai pris parti tantôt pour Nietzsche, tantôt pour Heidegger. Je dois dire que je
suis encore un peu dans ce flottement, mais je commence à en sortir, et ce ne sera
ni du côté de Nietzsche, ni du côté de Heidegger: je cherche une sorte de
troisième voie.
P.P.: Vos choix philosophiques répondent-ils aux grandes questions que
tout homme se pose sur le sens de l’existence humaine?
M. H.: Je crois que comme beaucoup de gens dans l’espace
philosophique contemporain, j’essaie de sortir d’abord de la fascination de
Heidegger. Je ne me prends pas pour un auteur, je tente de penser par moi-même
et je constate que les plus grands philosophes contemporains tels que Emmanuel
Lévinas, Michel Henry, cherchent à sortir de Heidegger. J’ai écrit récemment un
texte sur Paul Valéry, sur la poésie donc, et également un texte sur Van Gogh et
son éventuel rapport à Nietzsche, lecture de l’art inspirée de l’ontologie des
œuvres d’art de Heidegger et d’autres textes d’esthétique. Je crois que la
philosophie de l’art est une voie libératrice car on n’est pas prisonnier d’un texte,
c’est-à-dire que quand on est devant une œuvre, on peut mobiliser les ressources
d’interprétation et on n’est pas tenu à une stricte fidélité envers un auteur; ce qui
est la règle universitaire. Il faut éviter de faire trop d’histoire de la philosophie,
tâcher de reprendre par soi même les grandes questions, tout en connaissant, bien
sûr, la tradition d’où elles nous viennent.

Les questions philosophiques

P.P.: Pensez-vous que les traductions françaises d’auteurs étrangers


doivent être faites par des philosophes? Pour ce qui est des travaux de recherche,
pensez-vous qu’il faille nécessairement connaître la langue originale d’un texte
étranger? Les traductions sont-elles suffisantes?
M. H.: Mon expérience a été que le travail de traduction et le travail de
réflexion sur un texte sont totalement différents. Ainsi, j’ai traduit avec Jean Luc
Nancy, dans les années 70, les fragments contemporains de La Naissance de la

48
tragédie. Au moment où j’ai traduit ces textes, j’étais complètement obnubilé par
les problèmes de sémantique, de traduction, et je n’ai finalement rien pu tirer de
philosophique de ces textes. J’ai pu écrire un article dix ans plus tard, en lisant
cela comme des textes qui m’étaient totalement étrangers. Donc, honnêtement,
(me concernant), traduire est un exercice qui vous métamorphose et vous captive
et qui n’est pas directement fructueux pour la pensée, si ce n’est un exercice à
temps complet. Si, au contraire, vous prenez un mot, une expression, que vous la
remettiez dans son contexte, ou que vous l’analysiez pour elle-même, et que vous
en tiriez réflexion, ce n’est pas de la traduction, cela s’appelle revenir au texte, à
la lettre du texte, et là c’est intéressant. Je crois que la traduction comme exercice
continu n’est pas enrichissante sur le plan de la pensée. On peut faire un travail
très intéressant sur un auteur étranger sans connaître la langue car généralement,
sauf pour certaines traductions de Heidegger, car ce n’est pas le cas pour celles
de Kant, Hegel, Nietzsche, Husserl, la traduction ne fait pas écran ou obstacle à
la compréhension. Aucune langue n’est impénétrable. On peut toujours trouver
des équivalents.
P.P.: A propos du langage, vous avez écrit un article intitulé "Nietzsche
et la maladie du langage", comment aujourd’hui vous situeriez-vous sur la
question du langage, sur ce "vieux débat, aussi vieux que la métaphysique"
divisant les partisans du "nomos" et les partisans de la "physis", en précisant la
position de Nietzsche et la vôtre?
M. H.: Nietzsche serait plutôt du côté cratylien que du côté
d’Hermogène, c’est-à-dire du coté de celui qui pense que le langage est naturel.
Pour Nietzsche, il y a deux sources de la langue: la langue est d’un côté sonorité,
plus exactement, musique, et de l’autre côté, image et intuition: "les concepts
sont les résidus d’intuitions", les mots sont des abstractions, des
appauvrissements du sensible par la fonction de symbolisation du général qu’on
leur impose. La poésie, l’usage aphoristique du langage, peuvent contrebalancer
la tendance du langage à réduire l’expérience concrète et singulière à des
généralités, à des vérités banales à niveler. Qu’est ce que je pense du langage?
C’est une question difficile! On ne peut pas penser sans le langage. Chez

49
Nietzsche, le langage n’est pas condamné en soi, car on peut, par des jeux de
langage, par un jeu artistique et poétique, détourner le langage de sa tendance à la
vulgarisation et à la généralisation. Toute cette position est défendable à
condition de beaucoup la nuancer. Est ce que l’expérience quotidienne, ou
l’expérience la plus singulière, la plus rare ou étrange est transmissible? N’y a t-il
pas dans l’expérience quelque chose d’inexprimable ou d’irréductible à
l’expression linguistique ou à l’expression artistique? Cela me paraît impossible
à soutenir! Le langage peut tout évoquer, suggérer. Il y a des modes de
communication indirecte, surtout par l’art.
P.P.: Pensez-vous, comme Wittgenstein, que "les limites de mon monde
sont les limites de mon langage"?
M. H.: Je ne connais pas bien Wittgenstein et je ne sais pas ce qu’il
entend par "les limites du langage"! Mais on peut en parler: il s’agirait peut être
de savoir si les limites de mon dire sont celles de mon propre monde. Mais il n’y
a pas de monde absolument propre et c’est pourquoi je ne crois pas qu’il y ait de
l’indicible. Il y a des choses difficiles à formuler par le langage, mais ce n’est pas
de l’ineffable. Il y a d’autres mondes, des mondes individuels, ces mondes
peuvent m’être étrangers: ainsi j’ignore votre passé, votre famille, vos lectures,
mais tout de même nous sommes dans le même monde, dans le même siècle,
nous avons beaucoup de rapports et de points de communication. Tandis que si,
par exemple, nous pouvions parler à quelqu’un qui vivait au Vème siècle avant
J.C., on aurait probablement plus de mal à communiquer, bien que ce soit encore
possible. Cependant, je crois que le monde d’autrui n’est jamais entièrement
communicable. Mais cet autre monde n’est pas non plus inaccessible. Il faut que
la personne humaine s’exprime et l’exprime pour pouvoir y accéder, pour qu’elle
puisse y accéder elle-même, car comme nous le montre Kant, nous n’avons pas
de connaissance absolue, "nouménale", de notre propre moi, mais nous y avons
accès à travers une série de phénomènes, qui sont surtout des phénomènes de
langage. C’est ainsi que j’interprète la phrase de Wittgenstein.

50
A propos de l’engagement politique de Heidegger

P.P.: Pensez-vous que la question de l’être puisse rejaillir sur la question


politique?
M. H.: Oui, bien sûr, c’est inévitable et il y a là dessus beaucoup de
textes de Heidegger qui, malheureusement, ne sont pas traduits, sur la cité
grecque par exemple. Pour les Grecs, la vie individuelle était impensable sans vie
publique. Pour nous, c’est devenu une question: "dois-je m’engager ou non?". La
question est de savoir si la politique peut nous concerner dans notre être-au-
monde. Le militantisme politique est-il la meilleure façon de s’engager?
L’activisme politique est pour moi contradictoire avec la réflexion sur la société
ou sur la justice, ou sur la question de l’être, car il faudrait avoir une réponse
donnée d’avance.
P.P.: Ce serait donc une erreur pour l’homme que de se prendre pour
l’Etre lui-même?
M.H.: Assurément l’homme ne peut se prendre pour l’Etre lui-même, un
homme est un étant et l’être n’est aucun étant. Vous faites sûrement référence à
cette malheureuse phrase de Heidegger en 1933: "Le führer est l’Etre même".
Ceci n’a évidemment aucun sens dans sa propre philosophie, puisqu’aucun étant
ne peut être l’Etre même, c’est-à-dire ce qui donne sens à un monde!
L’aberration totalitaire est quelque chose de très difficile à comprendre pour
nous, parce que nous n’en n’avons pas fait l’expérience. On a reproché à
Heidegger de ne pas rendre sa carte du parti nazi en même temps qu’il a
démissionné de ses fonctions de recteur en 1934. Il faut quand même avoir
conscience de ce que cela signifiait: rendre sa carte, c’était comme faire une
déclaration de guerre, c’était comme demander à être arrêté et envoyé en camp de
concentration.
P.P.: A propos de cette question, vous écrivez dans l’avant-propos de
Heidegger et l’essence de l’homme, que l’engagement politique d’Heidegger est
tout à fait regrettable et compréhensible comme une mauvaise interprétation
(volontariste) de sa propre philosophie dans Etre et temps.
M. H.: Cette possibilité de compréhension de Etre et temps, il l’a reniée
51
après ce fâcheux engagement politique. Se serait-il lui même mis à critiquer le
volontarisme, cet excès de subjectivité, s’il n’avait pas fait cette grave erreur, je
ne sais pas. La philosophie de Etre et temps est l’idée d’intégrer dans son
existence individuelle tous les possibles, y compris le possible extrême qui est le
pouvoir mourir. Cela peut être compris comme l’idée de maîtriser absolument
son propre destin, donc comme un volontarisme. Mais cela n’implique pas
l’adhésion à un tel moment nationaliste, donc encore moins raciste! Heidegger
ne l’était pas. Il a condamné expressément le "biologisme". C’est une erreur que
d’essayer de tirer l’engagement politique de l’œuvre comme a tenté de le faire
Farias.
P.P.: Donc, vous essayez de comprendre cet engagement comme
"l’impatience de vouloir changer le monde", comme vous l’écrivez dans votre
livre sur Heidegger?
M. H.: Oui, c’est effectivement ce que je pense: je crois que Heidegger a
été séduit Par Nietzsche, par l’idée qu’il fallait un renversement des valeurs, qu’il
fallait se débarrasser de l’idée de l’homme tel que le représentait l’humanisme
traditionnel. Heidegger pensait qu’avec un changement brutal, une révolution, on
pourrait proposer un homme nouveau; et cela, Heidegger le pensait tout en étant
conservateur. Il y a un attachement à la terre d’un peuple, à la terre comme elle
est envisagée dans "L’origine de l’œuvre d’art", dans Chemins qui ne mènent
nulle part: la terre comme matériau d’une œuvre d’art et qui n’a rien à voir avec
"le sol et le sang" des nazis. Mais je ne veux surtout pas excuser Heidegger, je
crois que c’est très symptomatique du XXe siècle, que l’un des plus grands
penseurs ait été lui-même pris dans cette inquiétante erreur et ait côtoyé le
nihilisme le plus désespéré. Néanmoins, il est avéré qu’il n’a jamais été un nazi
actif. Il serait absurde de le traiter comme un criminel.
P.P.: Mais ne pensez-vous pas qu il aie lu Mein Kampf de Hitler?
M. H.: C’est une question très importante, mais je n’ai pas de réponse
certaine. Il me semble que logiquement, il devait l’avoir lu. Peut-être l’a-t-il lu
seulement après 1933, trop tard!
P.P.: De même, il avait dû voir ces livres brûlés sur la place publique.

52
M. H.: Oui, c’est très grave. Mein Kampf est plein de théories racistes, et
il y a dans Mein Kampf une version grossière, mensongère et fausse de la
philosophie nietzschéenne, à savoir que la race des forts doit éliminer celle des
plus faibles. Qu’il l’ait lu ou non, il n’a pas pu ignorer la politique de violence
prônée par Hitler. Heidegger aurait dû reconnaître qu’il avait eu tort de s’engager
comme il l’a fait. C’est très grave de n’avoir jamais reconnu s’être trompé là
dessus. Par ailleurs, il a sans doute pensé, à tort, qu’il pouvait influer sur
l’évolution du régime, ce qui était à la fois naïf et prétentieux.
P.P.: Ne pensez-vous pas que Heidegger aurait été victime de certains
contresens quant à la philosophie de Nietzsche, à savoir la considération de "la
volonté de puissance", comme "appétit de pouvoir", comme "volonté de
domination"; mais aussi d’avoir estimé et défini "le surhomme" comme "ce fauve
blond" casqué et botté?
M. H.: Ce que vous dîtes n’est pas du tout, à mon sens, l’interprétation
que Heidegger fait de Nietzsche. D’ailleurs, son interprétation vient bien après
les événements de 1933. Ses cours sur Nietzsche commencent en 1936. Ils sont
destinés à réfuter l’interprétation de la volonté de puissance comme volonté de
domination (cf. Nietzsche I, premier chapitre, c’est très clair). Du surhomme il
donne diverses interprétations, parfois contradictoires, par exemple comme
"fonctionnaire de la technique" ou comme "sage épicurien" retiré de toute action
politique. Mais aucune, heureusement, ne va dans le sens de l’idéologie nazie!
P.P.: M. Haar, nous vous remercions.
M. H.: Merci de vos questions. J’espère que vous me donnerez une autre
occasion, car il y aurait bien des précisions et des nuances à ajouter ici et là.

Le rôle décisif de la sexualité

Le plaisir recherché par l'inconscient est-il toujours un plaisir sexuel?


Mais qu'est-ce qu'un plaisir sexuel? Quelle est la définition freudienne de la
sexualité?

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Il est impossible d’apprécier le rôle nouveau assigné par Freud à la
sexualité si l'on ne comprend pas qu'il élargit considérablement le champ de
celle-ci et donne en réalité du fait sexuel une interprétation toute différente de
celle qu'on donnait avant lui et qu'on en donne encore couramment. « Ce qu'on
entend par sexualité en dehors de la psychanalyse, est une sexualité tout à fait
restreinte ». En effet on limite d'habitude le sexuel à toutes les conduites qui
tendent vers l'acte sexuel, l'accouplement, c'est-à-dire qu'on ici identifie à la
fonction de reproduction ou de procréation.
Le but sexuel normal serait défini pour un individu comme étant les
organes génitaux du sexe opposé au sien. Mais comment expliquer alors divers
modes « déviants » de satisfaction sexuelle, comme les actes masturbatoires, ou
l’homosexualité, ou encore les différentes perversions, où d'autres organes que
les organes génitaux sont source de plaisir sexuel, ou même une partie
quelconque du corps?
Mais une définition semblable ne permet pas même de comprendre un
acte simple qui a sa valeur propre, tel que le baiser. Il faut donc modifier la
notion de sexualité comme la notion de psychisme; dans le sens d'un
élargissement.
Freud va démontrer que la vie sexuelle de l'homme n'apparaît pas
brusquement, toute faite, après la puberté, mais commence dès la première
enfance, chez le nourrisson.
D'autre part elle ne se limite pas aux organes sexuels, mais investit le
corps humain tout entier. Toutes les époques de la vie. et toutes les parties du
corps sont, de façon implicite ou explicite, capables de jouer un rôle sexuel.
Ainsi on verra que les zones érogènes, c'est-à-dire capables d'exciter le désir
sexuel, ne sont pas limitées aux régions génitales; d'autres zones peuvent être
investies d'une fonction érogène, suivant l'évolution individuelle, tel le pied, les
seins, etc.
Les impulsions sexuelles, ou plutôt l'énergie qui est à la base de ces
impulsions et que Freud nomme la libido, sont susceptibles de maintes
transformations et adaptations. La libido est essentiellement plastique et mobile.

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Son refoulement est le plus souvent la cause prépondérante des troubles
psychiques. Sa sublimation, c’est-à-dire son détournement du but sexuel vers des
buts idéaux, sert à rendre compte de la plupart des productions culturelles,
sociales et artistiques de l'humanité.
On a qualifié péjorativement cette doctrine freudienne de «
pansexualisme »: ce qui signifie, voir la sexualité partout. Il est facile de
comprendre qu'une telle accusation ne serait justifiée que si les pulsions sexuelles
étaient les seules (elles sont très importantes, mais tout ne se ramène pas à la
sexualité quand même) et si la sexualité était un mécanisme rigide entraînant
l'homme vers certains buts déjà fixés par avance.
Or, dans la mesure où la sexualité n'est pas la procréation, celle-ci n'est
qu'un pouvoir indéterminé qui doit se donner un but et une forme. La sexualité
n'est qu'une possibilité qui peut aboutir à diverses réalités: telles relations
amoureuses, mais aussi des créations extrêmement variée, tel qu'un lien social,
une œuvre littéraire, etc.
Mais un des thèmes de la psychanalyse qui a plus scandalisé, c'est
incontestablement la découverte du fait que les enfants ont une vie sexuelle. Et ce
qu'en dit Freud est également scandaleux: il définit la sexualité infantile comme «
perverse ».
Qu'est-ce à dire? La perversion sexuelle consiste en effet à refuser le but
normal de la sexualité, l'accouplement des organes génitaux de sexes opposés,
pouvant aboutir à la procréation. Or l'enfant trouve un plaisir sexuel en dehors de
l'acte sexuel qu'il ne connaît pas encore.
Sa sexualité est en formation, en évolution, et n'est pas encore fixée.
C'est pourquoi il connaît successivement plusieurs types de sexualité: avant de se
concentrer sur les organes génitaux, le plaisir s'attache d'abord à tout ce qu'il peut
prendre ou toucher avec sa bouche.
Puis il éprouvera un grand plaisir à user des fonctions d'excrétion. Selon
une expression qui choquera beaucoup ses contemporains, Freud, loin d'attribuer
à l'enfance l'innocence et l'angélisme, décèle en elle une « perversité polymorphe
» (c'est-à-dire qui prend plusieurs formes).

55
Perversité signifie chez l'enfant ignorance des barrières morales, des
dégoûts physiques qui lui seront inculqués par l'éducation: telle que la barrière de
l'inceste avec les membres de la famille, tel le dégoût des excréments, etc.
Pour Freud, la perversion est en ce sens la forme originelle de la
sexualité. Ces tendances perverses, et en particulier tout l'auto-érotisme (c'est-à-
dire le plaisir sexuel solitaire), doivent subir un refoulement pour que la sexualité
devienne normale. Ce refoulement, cet « oubli », de ces traits de l'enfance et de
certains événements qui ont le plus marqué l'enfant dans son rapport avec ses
parents, peuvent paraître étranges.
Pourtant il est significatif que l'enfant doive oublier par exemple la
menace, réelle ou imaginaire, de la castration par son père, oublier aussi les
premières découvertes du plaisir qu'il peut obtenir de certaines parties de son
corps. Cet oubli est constitutif de l'inconscient. Ces premières expériences vont
conditionner toutes les conduites ultérieures, normales et anormales.
Ainsi non seulement la sexualité, mais l'enfance, jouent pour Freud un
rôle déterminant dans notre vie psychique. Les premières impressions de
l'enfance, la façon dont l'enfant a été traité, aimé, ses premiers conflits avec ses
parents, ses premières angoisse devant la solitude, la perte éventuelle de
l'affection, tous ces événements demeurent indélébiles et sont destinés à. donner
ensuite une certaine tonalité particulière à notre expérience future, à la couler
pour ainsi dire dans un moule. Car le propre de l'inconscient, c'est de ne rien
oublier, de tout conserver. L'inconscient se définit comme le refoulé et l'infantile.
Mais est-il aussi le sexuel?
Oui, répond Freud. Surtout si l'on considère que la sexualité n'est pas une
fonction parmi d'autres, mais la seule fonction concernant l'organisme tout entier
(tous les organes du corps peuvent outre leur rôle physiologique jouer,
symboliquement parfois, un rôle sexuel), la seule fonction qui dépasse l'individu.
L'inconscient tend en général et indifféremment vers la recherche et
l'obtention du plaisir, et forcément du plaisir sexuel, qui est le plaisir le plus
intense qui soit accessible à l'homme. Toute l'activité de l'inconscient, c'est-à-dire
du psychisme, tend vers le plaisir et fuit le déplaisir.

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L'inconscient est régi, dit Freud, par le principe de plaisir. Il n'en connaît
pas d'autre. Mais la vie en société, le travail, l'unité même de notre personnalité
ne seraient pas possibles si ce principe dominait.
Nous ne vivrions que dans le présent, poursuivant à la fois la satisfaction
de tous les désirs, ce qui est impossible, et dans un égoïsme forcené.
L'inconscient doit donc continuellement être refoulé, mais aussi utilisé, canalisé,
puisqu'il représente la source de toute l'énergie psychique que nous possédons, au
profit d'un autre principe, le principe de réalité.
La réalité signifie le contraire de l'inconscient: le choix, la patience, la
permanence et la succession dans le temps, la construction des œuvres et
l'établissement de relations humaines durables.

Le rêve et son interprétation en


Psychanalyse

L'hypothèse fondamentale de Freud au sujet du rêve est simple: le rêve


est un exutoire de l'inconscient «Tout le psychique étouffé apparaît dans le rêve.
» Interpréter les rêves signifie découvrir leur sens relativement à une pensée
inconsciente. Il nous est difficile aujourd'hui d'apprécier quelle fut la hardiesse de
Freud en ce domaine.
Traiter le rêve comme une pensée véritable, cela choquait aussi bien la
science que le bon sens, qui s'accordaient pour rejeter le rêve dans le domaine de
l'absurde, de l'irrationnel ou de l'insignifiant. Comment d'ailleurs trouver l'unité
de ce phénomène aussi divers que déconcertant puisqu'il y a des rêves longs,
d'autres très courts, des rêves cohérents et clairs, d'autres inintelligibles?
Mais, pour Freud, la diversité ou la confusion des rêves ne sauraient être
une objection suffisante pour les exclure de la recherche scientifique. Ce qui fait
la science, c'est la méthode, non l'objet. Il faut admettre les traits du rêve tels qu'il
sont, et les analyser sans mysticisme.

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Technique de l’interprétation

Pour interpréter un acte manqué (oubli, lapsus) on avait demandé à


l’auteur de cet acte manqué comment il en est-il venu à oublier ce mot, à
prononcer tel mot à la place de tel autre. On procède de la même façon pour le
rêve: on demande au rêveur ce que ce rêve évoque pour lui spontanément. Mais
un rêve se distingue d'un acte manqué par la multiplicité de ses éléments.
Aussi la technique d'interprétation consiste-t-elle à découper le rêve en
tous ses éléments. chacun d'entre eux devra être soumis à l'analyse séparément.
Par exemple je rêve que je voyage en avion, que je me trouve assis à côté d'un
ami qui me raconte une histoire, etc. Il faut trouver le sens de l'élément « voyage
», « avion », « ami », etc., en les prenant à part et en laissant s'éveiller les images,
les mots ou les idées qui surgiront par association autour de chaque élément.
La grande règle consiste à ne surtout pas se préoccuper de savoir si les
associations qui se présentent sont absurdes et déplacées, ou raisonnables et
pertinentes, justes ou fausses, cohérentes ou incohérentes. Comme toujours une
certaine mise en suspens du jugement, une « neutralité » est une condition
nécessaire de l'accès à l’inconscient.
A ce stade, nous comprenons pourquoi il est indifférent que le rêve lui
même soit clair ou confus. Ce que l'on vise à restituer, ce n'est pas le rêve lui-
même mais ce dont il est la manifestation. Aussi les souvenirs qui se trouvent
suscités à propos du rêve comptent-ils davantage que son contenu explicite.
Parmi les associations d'idées qui naissent lorsqu'on analyse ses propres
rêves ou ceux des autres, on est tenté de choisir, d'en rejeter une partie comme
étant déraisonnable, sans rapport avec le rêve, ou désagréable à exprimer. Or,
l’expérience, de la psychanalyse révèle que ce sont précisément les idées qu'on
voudrait ainsi rejeter, refouler, qui sont toujours les plus proches de la vérité
inconsciente à découvrir. Pour Freud, qui croit à un déterminisme psychologique,
toutes les associations sont rigoureusement déterminées, commandées par
l'inconscient.
La réaction qui consiste à rejeter une partie des idées qui viennent est une
réaction qui a ses motifs inconscients et que Freud appelle la résistance. La
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résistance nous pousse à échafauder des arguments pour démonter l'absurdité des
explications concernant les rêves. Cette t résistance plus ou moins consciente qui
s'oppose à toute manifestation de l'inconscient est l'effet de la censure.

Fonction du rêve: Le rêve est le gardien du sommeil

Pour Freud, le rêve n'a pas seulement un sens dans la vie psychique, mais
d'abord il a une fonction proprement physiologique. Il y a de toute évidence un
rapport entre le rêve et le sommeil. Avant la psychanalyse, on ne pensait pas que
le rêve pût avoir une fonction, un rôle à jouer vis-à-vis du sommeil. Freud est le
premier à formuler l'hypothèse selon laquelle le rêve sert à protéger le sommeil
contre toutes les excitations qui tendraient à l'interrompre.
Les excitations les plus fortes sont les excitations intérieures, et surtout
celles qui viennent des désirs insatisfaits, car pour Freud, nos désirs ne
s'endorment pas en même temps que notre conscience. Les rêves servent en
quelque sorte à faire écran à toutes les perturbations. Mais le rêve transforme
toute perturbation en lui faisant jouer un rôle dans une sorte de petite scène.
Ainsi celui qui dans son rêve voit tomber une pile d'assiettes, se réveille
et entend alors sonner son réveil. Aussi Freud peut-il écrire: « Tous les rêves sont
des rêves de commodité, faits pour nous permettre de continuer à dormir. Le rêve
est le gardien du sommeil et non son perturbateur. » Tout rêve provient donc
d'abord du besoin de dormir.

Sens du rêve: il est la réalisation (plus ou moins déguisée) d’un


désir refoulé

Lorsqu'on analyse les rêves, on s'aperçoit que derrière toutes les traces de
souvenirs qu'ils remuent, se tient un désir caché, qui est le plus souvent étranger à
la vie éveillée du rêveur. C'est dans le cas des rêves d'enfants que le sens du rêve
apparaît le plus clairement. Il n'est pas nécessaire d'appliquer une technique
quelconque il est inutile d'interroger l'enfant: le rêve se trouve toujours expliqué
de lui-même par un événement qui a eu lieu la veille.

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Exemple: une petite fille vient de faire son premier voyage en mer, elle
est si heureuse qu'elle pleure au moment de quitter le bateau; la nuit suivante, elle
rêve qu'elle a voyagé en mer. Les rêves d'enfants ne subissent aucune
déformation. Il apportent la réalisation directe, quoique hallucinatoire, d'un désir.
Chez les adultes, au contraire, il faut introduire une importante
distinction entre d'un côté le «contenu manifeste du rêve », c'est-à-dire « ce que le
rêve nous raconte», l'histoire ou la scène qui se déroule, et de l'autre côté ce que
Freud appelle les «idées latentes du rêve», c'est-à-dire « ce qui est caché », le
sens véritable.
Les désirs qui ne sont pas acceptés tels quels à cause de la censure
figurent dans le rêve sous toutes sortes de déguisements. Pour comprendre le lien
entre le contenu manifeste d'un rêve et les idées latentes, il faut saisir le
mécanisme des déformations, des transformations auxquelles l'inconscient
travaille. Freud appelle ce travail l'élaboration du rêve.

L’élaboration du rêve

Il s'agit de définir pour ainsi dire le secret de fabrication qui vaut pour
tout rêve. Par le travestissement les désirs revêtent une sorte de masque qui fait
qu'ils peuvent franchir sans se faire arrêter le barrage de la censure.
C'est comme si quelqu'un, à qui l'entrée d'un pays est interdite, prenait un
faux passeport, se donnait une fausse identité, mettait une moustache ou teignait
ses cheveux pour ne pas se faire reconnaître. Les désirs censurés sont ceux que le
rêveur dans son jugement de l'état de veille rejetterait comme indécents et
répréhensibles du point de vue moral, esthétique et social. La censure est en nous
une instance critique, d'interdiction, formée par l'éducation que nous avons reçue
et les règles morales qui nous ont été apprises.
On voit ici que Freud ne porte de jugement moral ni pour ni contre les
désirs censurés. Il se contente de constater que ces désirs sont comme mauvais du
point de vue de la censure.
Mais il ajoute que le moi du rêveur est caractérisé en général par «un

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égoïsme sans bornes et sans scrupules». «Il n'est d'ailleurs pas de rêve dans
lequel le moi du rêveur ne joue le principal rôle».
D'autre part il remarque la libération dans le rêve d'un instinct sexuel qui
ne connaît pas de limites, qui choisit même de préférence les objets défendus,
commet l'inceste sous toutes ses formes. Enfin l'inconscient exprime une
agressivité, une haine et des désirs de vengeance très violents contre les
personnes les plus aimées dans la vie.
Les désirs refoulés - des plus récents jusqu'à ceux de l'enfance, que
l'inconscient n'oublie jamais - sont à la source des rêves. Le sommeil ayant
diminué la force de la censure, les désirs surgissent de l'inconscient et deviennent
pour ainsi dire indépendants. Le matériau qu'ils rencontrent le plus
immédiatement en arrivant dans le préconscient, ce sont les souvenirs du jour
précédent.
Les désirs refoulés s'emparent des restes de la veille, ils les remanient et
s'en font une étoffe. C'est une loi générale que dans tout rêve on trouve un
élément par lequel il se rattache à une impression de la veille. Mais Freud montre
qu'un désir conscient, par exemple un problème non résolu, un souci pénible de
la veille, ne peut provoquer un rêve que lorsqu'il se trouve associé à un désir
inconscient qu'il a réveillé et qui le renforce. Seul le désir inconscient provoque
le rêve. Ainsi il n'y a pas de rêves insignifiants.
Tous les rêves traduisent profondément l'inconscient. Le plus souvent ce
sont les plus indifférents des restes diurnes (des souvenirs sans importance et qui
n'ont pas le caractère de désirs) dont les désirs se servent comme de couverture
pour former le contenu manifeste du rêve: c'est toujours pour échapper au
contrôle de la censure. De toutes les façons, l'élaboration du rêve tend à donner
une apparence inoffensive aux restes utilisés et à rendre l'expression du rêve
aussi anodine que possible pour faciliter le passage des désirs.
Mais quels sont les procédés utilisés par l'inconscient dans cette
élaboration?

Le travail du rêve: condensation; déplacement; figuration;

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élaboration secondaire

D'abord, la condensation. Le travail du rêve effectue une sorte de


compression qui fait qu'un petit nombre d'images du contenu objectif évoque une
diversité beaucoup plus grande d'idées latentes. On voit ainsi le rêve présenter sur
une même personne des traits appartenant à plusieurs personnes. Autre exemple
la mer signifie à la fois l'élément marin et la mère.
Un autre procédé, c'est le déplacement. Nous y avons déjà fait allusion. Il
s'agit d'une opération de substitution par laquelle l'intérêt est déplacé des pensées
importantes à des éléments indifférents. Ce qui est extérieur et accessoire est
placé au centre, et inversement. La possibilité d'un tel transfert rose sur le fait que
l'énergie psychique inconsciente n'est pas retenue par les contraintes et les
séparations logiques: elle peut glisser librement des représentations importantes
aux représentations insignifiantes, ce qui semblerait constituer pour la pensée
consciente une faute de raisonnement.
Grâce au déplacement, le désir se donne des équivalents symboliques, se
transpose dans des images, s'exprime par des allusions, toujours pour échapper à
la surveillance de la censure.
Remarquons que les deux procédés dont se sert l'inconscient sont des
structures du langage qui portent un nom. dans la rhétorique et la stylistique: la
condensation est une métonymie (la partie exprime le tout, comme lorsqu'on dit «
la voile » pour « le navire », ou « prendre le volant », pour « partir en voiture »);
le déplacement est une métaphore (une idée abstraite, comme par exemple «
devancer ses concurrents » qui est remplacé par une image sportive, « toucher le
premier le poteau»).
La figuration, la forme la plus importante du travail d'élaboration, «
consiste en une transformation d'idées en images visuelles ». Il s'agit d'une sorte
de mise en scène ou de dramatisation, ou, comme le dit Freud, d'un travail
semblable à la transposition d'un article de fond politique en une série
d'illustrations.
Or, dans cette transposition, certains éléments logiques du texte (des
liaisons comme «parce que») ne pourront pas être traduits en images. D'autre
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part, l'inconscient ne connaissant pas les catégories d'opposition et de
contradiction, le rêve ignore le «non». Il réunit souvent les contraires en un
même objet.
La seule relation logique que connaisse cette pensée du rêve, c'est la
ressemblance, l'assimilation, le «de même que, de même ».
Enfin le quatrième procédé, l’élaboration secondaire, est l’œuvre du
conscient. En effet la conscience qui perçoit le rêve, cherche, après coup, à lui
trouver une cohérence et une unité. A cet effet, il comble les lacunes, atténue les
illogismes pour obtenir une «façade» harmonieuse. Ainsi le rêve perd quelque
peu de son apparence d'absurdité.
Cependant le travail d'élaboration ne fait pas tout. Il ne peut fabriquer un
discours ni faire un calcul. Ce sont là en général des éléments (calculs, discours)
entendus ou faits la veille et simplement rapportés. Condenser, déplacer,
effectuer une représentation plastique, telles sont les activités psychiques qui
nous révèlent directement le fonctionnement de l'inconscient.
L'élaboration faite sous la pression de la censure n'est pas la seule
explication de la déformation du rêve. A la suite de multiples analyses, Freud est
parvenu à mettre en évidence un nombre considérable de traductions constantes
et invariables des désirs dans leurs principaux symboles.

Le symbolisme des rêves

Un symbole est ici en effet un rapport constant, et donc indépendant de


tel ou tel contexte individuel, entre la pensée inconsciente et sa manifestation
dans le rêve. Ce rapport est un rapport de comparaison. il n'y a que très peu
d'objets ou de situations qui trouvent dans le rêve une représentation symbolique.
Ce sont le corps humain, les parents, enfants, frères, sœurs, la naissance, la mort,
la nudité. Les parents sont symbolisés par le roi et la reine; les enfants, frères et
sœurs, sont représentés plus cruellement par de petits animaux ou de la vermine.
Tout ce qui a trait à l'eau symbolise la naissance. La mort imminente est
remplacée par le départ, ou par un voyage en chemin de fer; la nudité par des

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habits ou uniformes.
Mais c'est dans le domaine de la vie sexuelle que le symbolisme est le
plus riche et le plus varié. «La majeure partie des symboles dans le rêve sont des
symboles sexuels ». L'organe sexuel de l'homme a un très grand nombre de
symboles d'abord les substitutions symboliques qui lui ressemblent par la forme
(serpents, poissons, tiges, arbres, parapluies, etc.); ensuite les objets qui ont en
commun avec le pénis de pouvoir pénétrer, voire blesser (lames, sabres,
couteaux, mais aussi armes à feu, telles que fusils et revolvers).
Dans les cauchemars de jeunes filles on trouve souvent une poursuite par
un homme armé d'un couteau ou d'un revolver. Les rêves de vol en général
symbolisent l'érection ou l'excitation sexuelle. L'organe génital de la femme a
aussi un grand nombre de symboles: ce sont les objets qui forment une cavité
dans laquelle quelque chose peut être logé, objets tels que mines, fosses,
cavernes, vases, bouteilles, boites de toutes formes, coffres, surtout coffrets à
bijoux, caisses, poches.
L'union sexuelle elle-même est symbolisée par toutes sortes de jeux, en
particulier le jeu de piano, mais également par des mouvements rythmiques tels
que la danse, l'équitation, ainsi que des accidents violents, comme par exemple le
fait d’être écrasé par une voiture!
Le glissement, l’arrachage d'une branche sont des représentations de la
masturbation. L'extraction d'une dent est un symbole de la castration.
Bien d'autres symboles sont répertoriés par Freud, principalement dans
son grand ouvrage sur l'Interprétation des rêves.
Ainsi, la symbolisation aide à déguiser le désir, à rendre le contenu
manifeste mystérieux et incompréhensible.

Nietzsche dans la Pléiade ................................................................................................. 1

Entretien avec Michel Haar ............................................................................................ 46

Le rôle décisif de la sexualité ......................................................................................... 53

Le rêve et son interprétation en Psychanalyse................................................................ 57

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