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Hubert Comte

L’Art et la manière
de le regarder
Un manuel

Si tant de gens s’ennuient dans les musées, ce n’est pas manque


d’éducation artistique mais faute de savoir tirer plaisir et profit
de tels lieux. Ce que Hubert Comte veut partager, de façon
pratique, à partir d’expériences vécues, c’est l’entraînement
du regard et le mode d’emploi d’un musée personnel que cha-
cun peut se construire à tout âge.

CAR CE N’EST PAS ASSEZ D’AVOIR L’ESPRIT BON,


MAIS LE PRINCIPAL EST DE L’APPLIQUER BIEN.
DESCARTES
(Discours de la méthode pour bien conduire sa raison
et chercher la vérité dans les sciences. I)

Editions Volets verts


2 L’Art et la manière de le regarder

UN ŒIL AVEC DES AILES


Lorsque, pour la première fois, un éditeur me demanda
d’écrire un livre sur l’art, l’enthousiasme aidant, l’afflux des
idées me submergea. Puis une question vint : par où, par quoi
commencer ? Je voulais écrire un livre utile. La meilleure façon
d’opérer était de se demander de quoi les gens ont besoin.
Je me suis rendu au Louvre, exceptionnellement, non dans
le but et avec l’envie de voir des œuvres d’art, mais pour
observer les visiteurs.
La foule n’avait pas encore pénétré dans les lointaines pro-
fondeurs du grand palais. La salle habitée par le décor du Sacre
était vide. Un homme entra, son regard balaya littéralement les
quatre murs de ce hangar d’aviation. Il paraissait égaré. Il y avait
Un œil avec des ailes 3

de quoi. Reconnaissant le tableau de David, il lui adressa un


sourire amical. Il l’avait vu dans son manuel d’Histoire. Il fallait
vérifier. Il s’approcha de l’imposante planchette de bois doré
où l’on pouvait lire le nom du peintre, le titre de l’œuvre, la
date de sa création. Le résultat du contrôle s’avérant positif, il
soupira d’aise. Peut-être une photo ? La peinture était
véritablement immense. Il fallait reculer, encore et encore. Il
s’éloigna tant, tout rapetissa tellement qu’il renonça. Le cou-
loir de la sortie le happa.
4 L’Art et la manière de le regarder

De La Joconde, il n’émergeait que le haut du front. Sur la


pointe des pieds, oscillant de gauche à droite et de droite à
gauche suivant les mouvements du visiteur leur faisant écran,
des amateurs en grappe, attendaient le moment de leur vie :
« Voir La Joconde ». L’effort pour y parvenir avait été tel qu’il
ne resterait sans doute rien de la vision. Déçus par la petite
taille du tableau, poussés par d’autres arrivants, fatigués de se
tenir sur leurs jarrets tendus, pensant au fond d’eux-mêmes
qu’il n’y avait point là matière à longue contemplation, les
amateurs quittaient assez rapidement la mêlée.
Un œil avec des ailes 5

Les choses devraient se passer mieux dans la grande galerie.


La circulation y est facile, les tableaux si nombreux que l’on
peut à son aise se camper devant ceux qui vous plaisent. Là,
point de ces stars qui accaparent les attentions, provoquent de
dangereux attroupements. De nouveau quelque chose n’allait
pas.Tant de tableaux ! En choisir un et bien le regarder comme
disaient souvent les gens qui s’y connaissent… mais, lequel
choisir ? et pourquoi celui-ci ? Et pourquoi pas le suivant qui
justement m’intrigue car je le vois un peu déformé ? Du coup,
je me demande ce qu’il peut bien représenter… Allons voir.
Ainsi, pour une raison ou pour une autre, les visiteurs ne
s’attardaient pas devant les richesses qui méritent de longs
regards. Dès le premier jour, le futur amateur d’Art portait
en lui un handicap envahissant, caché. Ces yeux virtuoses,
entraînés par nos ancêtres, excellaient à embrasser un vaste
paysage pour y déceler à l’instant l’infime mouvement révé-
lant la menace d’un ennemi, ou dénonçant au chasseur son
gibier. L’urgence.
Un livre sur l’art est le condensé d’une visite dans un
musée organisée et arrangée par celui qui veut montrer l’art.
Qu’allais-je devoir dire aux visiteurs de mon musée imagi-
naire pour qu’ils restent avec moi le temps d’un voyage à
l’intérieur d’une œuvre d’art ?
6 L’Art et la manière de le regarder

L’IMPRESSIONNANT SILENCE…
Un rien peut vous faire voir les choses autrement. En regar-
dant comme si j’étais à la place des visiteurs la galerie des sta-
tues grecques, je l’ai trouvée froide dans la lumière blafarde de
l’hiver. Un défilé de corps pâles ; les alignements d’un cime-
tière ; l’entrepôt d’un marchand de statues décoratives pour
jardins, c’est ce qu’évoquait ce lieu pour nombre de visiteurs.
L’impressionnant silence 7

Cela se voyait à leurs yeux effarés, à leur démarche intimidée.


Tant de personnages colossaux, drapés ! Parfois, pour rompre
le charme, quelqu’un touchait du doigt un pied ou un genou de
marbre.
Encore une fois, je tentai de penser à la place des autres.
Depuis longtemps, je ne le ressentais plus mais, bien sûr, eux
devaient être désarçonnés par ces têtes sans corps, ces torses
décapités, ces mains absentes et ces épaules sans geste.
Et quel silence, pesant ici encore plus fortement que devant
les tableaux, ces images. La forme, le geste, la taille de véritables
êtres mais sans leur voix, le bruit de leur pas, le frôlement des
tissus. Un silence de pierre, un coup de baguette pétrifiante…
En fait, un double silence. Celui, normal, du marbre, de l’ob-
jet inanimé. Au-delà, celui de l’artiste. Ni Praxitèle, ni Rubens,
ni Goya, ni Rodin n’ont laissé une ligne pour dire ce qu’ils
avaient voulu faire ressentir à ceux qui verraient leurs œuvres
après eux, durant cette très longue durée qu’est l’éternité. S’ils
avaient été écrivains, cela, ils l’auraient dit avec des mots. Tout
est là : ils ont parlé avec des lumières, des ombres, des matières,
des couleurs. Une langue non naturelle, qu’aucun enfant n’ap-
prendra sur les genoux de sa mère. Une langue faite de corres-
pondances, d’équivalences variables, certes, d’un individu à un
autre, mais touchant aux profondeurs de l’homme.
8 L’impressionnant silence

Comme celui des êtres, le silence des musées oppresse. Bien-


tôt le visiteur se dit : « Je ne fais rien ici, même pas échanger
quelques mots, il ne se passe rien. » Alors il se lève et s’en va.
En quittant la grande salle vide, je souriais en moi-même à la
méticuleuse prévoyance de Louis xiv : il avait pris le soin et la
peine de rédiger son fameux Manière de visiter les jardins de
Versailles.
Mon livre allait devoir remplir ce silence ou plutôt montrer
à le remplir par autant de moyens qu’il le faudrait. De façon
immanquable. A défaut de fournir le magique « rossignol », ce
trousseau de clés à toutes serrures, je voulais proposer une
simple, une pratique boîte à outils. De celles qui vous donnent
la joie d’exercer votre savoir-faire.

*
**
L’Art et la manière de le regarder 9

LA RUSE DU PASSEUR
Mademoiselle Malo nous avait si bien raconté l’histoire de
Vercingétorix et de sa fin tragique que je suis revenu de classe
en serrant les poings. Il n’aurait pas fallu qu’un soldat de César
se trouve sur mon chemin !
Au déjeuner, j’ai demandé à mon père de me raconter cette
histoire, avec le secret espoir – j’avais sept ans – qu’elle se ter-
mine, cette fois, par une victoire. Que s’était-il passé ensuite ?
Où pouvait-on voir des choses laissées par ces Gallo-
Romains ? Mon père sourit : il tenait la réponse : nous irions
ensemble le dimanche suivant voir une statue et des objets de
cette époque conservés au musée de la ville. Dimanche n’était
pas éloigné, le musée Denon pas davantage : de la fenêtre de la
salle à manger, je dessinais sa façade en me croyant face à un
temple grec.

Le cheval ailé d’une monnaie


de la tribu gauloise des Elusates.
10 La ruse du passeur

Lion terrassant un gladiateur


(Chalon-sur-Saône, musée Denon)

Trouvé dans la ville même, le groupe en pierre Lion terrassant


un gladiateur trônait, seul, dans la demi-clarté d’une petite salle
voûtée. L’énorme crinière dessinait des collerettes rayonnantes,
solaires, autour de la tête du fauve. L’homme vivait ses der-
niers moments, l’animal posait dans une attitude de triomphe
face aux spectateurs de l’arène.
Naturellement, je posai une question sur ces jeux du cirque :
ils horrifiaient mon père. Nous devions maintenant rejoindre
la maison pour aller en famille voir ma grand-mère.
Du sous-sol à la sortie, notre chemin passait par deux des sal-
les du musée. En traversant, je sentis une présence au-dessus de
moi et levai les yeux. Dans une caisse en verre renforcée de
La ruse du passeur 11

bois aux arêtes, suspendue par des chaînes au plafond, un pois-


son. Féroce. Je questionnai. C’est ainsi que je fis connaissance
avec l’Esturgeon… Et quelle était cette momie paraissant gar-
der l’entrée de la salle ? La réponse vint : une armure de
samouraï. En cuir bouilli. Avant que je ne m’élance vers d’au-
tres énigmes et merveilles de ce cabinet de curiosité, mon
père me rappela notre promesse de ne pas nous attarder.
Main dans la main, nous quittâmes ce palais des ombres
pour rejoindre le monde animé des choses familières.
Bien longtemps après, un ami m’a demandé si j’avais toujours
été possédé de la même fringale – la rage, même – de visiter des
musées. J’ai cherché dans mes souvenirs et revu cette brève
incursion dans le palais des choses étranges et inconnues.
Un pédagogue virtuose avait mis en moi non pas une idée
mais une expérience vécue : un musée n’était ni une nécro-
pole, ni un orphelinat dirigé par le hasard, encore moins un
parcours obligatoire mais un lieu où des voix bien vivantes
répondaient à vos questions.
Ce « trop peu » était une magnifique invention. L’idée était
lancée : bien sûr, je saurais revenir seul. Car il y avait là les
fameux silex taillés de Volgu, les boucles de ceinture des guer-
riers mérovingiens…
Le fil qui m’a été tendu ce jour-là, je le tiens encore. (Merci).
12 L’Art et la manière de le regarder

L’ART DE PRENDRE AUX MUSÉES


CE QU’ILS PEUVENT DONNER

Nombre de musées ont été bâtis avec l’idée de faire honneur


à l’Etat ou à la ville qui les avait commandités. Du coup, ils res-
semblent à des temples grecs, à des mairies, à des banques, à
des chambres de commerce et… à rien du tout. Le résultat est
qu’ils glacent dès l’abord, faisant présager un moment
ennuyeux dans un lieu vaste, froid, fleurant bon le moisi.
Il faut dominer ce préjugé, franchir ce minime barrage d’un
saut. Entrer. En effet, on se moquerait de celui qui garderait
l’écrin en velours noir du beau collier d’émeraudes et… jette-
rait le bijou. Si l’on vous annonce que dix dessins de Dürer
sont exposés dans la grange d’une ferme, rien ne vous retien-
dra. Si des toiles de Matisse sont accrochées aux murs d’un
garage ou d’un entrepôt, vous serez le premier à relever le
défi, à vous rendre dans ce lieu avec le sourire, en affirmant
même que le cadre vous est totalement indifférent.
Alors, que l’on ne se laisse pas impressionner par les hauts
plafonds, les fresques, les lambris.

Une fois entré, l’amateur d’art doit confronter ses impéra-


tifs personnels à ses goûts, à ses possibilités. Le temps dont il
L’art de prendre aux musées ce qu’ils peuvent donner 13

dispose, sa résistance à la fameuse lassitude « muséenne »,


l’éventuelle spécialisation du musée, sa taille, enfin le degré de
familiarité du visiteur avec les lieux lui suggérant la conduite à
adopter. Il pourra, le cas échéant, opérer un « raid » jusqu’à
l’œuvre avec laquelle il entretient une conversation. (Je ne
passais pas par Rennes sans aller m’enivrer, même un bref ins-
tant, de la contemplation des monnaies gauloises ; à Berlin, il
me semblait avoir un perpétuel rendez-vous avec L’Enseigne
de Gersaint ; au musée d’art populaire de Lisbonne, j’allais
droit à « ma » carabine si fine, si gracile, si gaie avec son fût et
sa crosse passés au minium…)
Il n’est pas recommandé de se boucher les yeux en traver-
sant les salles avoisinantes du musée. C’est peut-être l’occa-
sion de découvrir une nouvelle passion, qui sait ? Un moment,
même court, face à une autre œuvre ne peut être que bénéfi-
que : il apportera son eau au moulin de la partialité, mettra en
œuvre l’effet de faire-valoir ou de contrepoids. De toute
façon, JE CRAINS L’HOMME D’UN SEUL TABLEAU.

*
**
14 L’Art et la manière de le regarder

DE L’AISANCE DANS LES MUSÉES, RAISONS ET MOYENS


Il arrive que l’on se fasse un monde de ses ignorances…
Si l’on ajoute à cette appréhension la gêne que ressentait le
paysan qui se rendait au château – sans parler de celle éprou-
vée par le matelot convoqué chez son commandant – on perd
de notables chances de tirer de lui ce qu’il peut vous donner. Il
ne faut pas s’avancer vers la maison des œuvres d’art sur la
pointe des pieds, comme le mendiant qui craint le chien, ni
comme le mineur encharbonné ou le chasseur errant par là,
qui craignent de salir… Non plus avec la résignation somno-
lente de qui se prépare à entendre un sermon. On doit entrer
au musée du pas ferme d’un propriétaire. Nationaux ou muni-
cipaux, les musées ont été remplis par les dons et les impôts de
nos ancêtres et les nôtres. Le droit payé à l’entrée correspond
à un « permis de voir » pour la journée. Peut-être les diamants
sont-ils au coffre, les tissus fragiles dans des tiroirs, les manus-
crits délicats à l’abri de leurs armoires… quiconque en fait la
demande peut se faire montrer telle monnaie du Cabinet des
médailles de la Bibliothèque Nationale ou telle feuille du Cabi-
net des dessins du musée du Louvre.
Le visiteur du musée partage donc avec ses contempo-
rains cette qualité de cohéritier des splendeurs créées par nos
De l’aisance dans les musées, raisons et moyens 15

prédécesseurs. On a tendance à opposer l’héritier au travail-


leur : le premier serait un fainéant dont l’assiette se remplirait,
comme par magie, d’alouettes tombées toutes rôties du ciel
tandis que l’autre aurait bâti, lui-même, sa fortune à force de
labeur, de patience. Certes, on a vu des héritiers dilapider leur
soudaine fortune, gaspiller le don qui leur avait été fait. Ils sont
les mauvais riches de la parabole. D’autres jouent un rôle émi-
nemment positif, ils relancent le moteur des choses, font fruc-
tifier les trésors amassés, arrosent les fleurs abandonnées, rou-
vrent les volets de la grande maison endormie.
Ainsi doivent se voir les visiteuses, les visiteurs des musées.
Elles, vêtues comme des fées, tenant la fameuse baguette
magique qui va délivrer le prisonnier de son terrible enchante-
ment. Eux, en princes charmants, sûrs d’eux, traversant à
grands pas les salles sonores de l’effrayant château enchâssé
dans sa forêt pour aller réveiller la princesse.
Non seulement les œuvres d’art vont sentir battre à nou-
veau leur cœur durant le temps du dialogue, celui de la visite,
mais l’avenir est déjà lancé. Les graines ont été semées. La
mémoire est là pour les accueillir. Subtilement, elles vont
habiter la vie intime des amateurs d’art, entrer dans la compo-
sition de leur moi intérieur, même de façon invisible. Atten-
dre, illuminer d’autres œuvres d’art, parler pour elles et
16 De l’aisance dans les musées, raisons et moyens

enfin, un jour, pour passer le témoin à un enfant, à un neveu, à


un ami. Sortir au grand jour, comme un papillon à la lumière
et, douées de la parole, celle qui fait comprendre et enflamme.
Parce qu’elles étaient là.
Les œuvres d’art mènent une vie double, une et multiple.
L’objet unique, précieux comme une relique, demeure dans
son écrin, sa châsse, son palais, sa forteresse. Pendant ce
temps, son image, et l’impression qui lui était accolée, divisée
à l’infini, court dans les mémoires des individus de l’innom-
brable fourmilière humaine. Des moulages relaient les statues.
Dans des musées, chez des particuliers. Dans les bibliothè-
ques, publiques ou privées, les livres, les reproductions sont
prêts à répondre présent. Les modestes cartes postales veillent
en piles dans les magasins ou chez leurs destinataires. Parfois
épinglées au papier peint d’une chambre.

*
**
L’Art et la manière de le regarder 17

ABRITANT LES TABLEAUX, LES STATUES, COMME


LES BANQUES LEUR OR, CES MUSÉES, QUI SONT-ILS ?

Des enfants du hasard, de l’enthousiasme, de certaines volon-


tés et enfin du puissant aiguillon de la vanité. Un attelage de pas-
sions humaines tantôt emballé, tantôt marchant au pas, ou
même ensommeillé. Une mosaïque de dons, d’achats, de collec-
tions, de trouvailles, et aussi d’échanges, même de réquisitions
et de confiscations pour ce qui est du mode d’acquisition. Dans
l’ordre du temps, l’échantillonnage le plus total depuis le fossile
antérieur au silex taillé jusqu’à une aquarelle encore fraîche en
passant éventuellement par les reliques de l’histoire de la ville.
Considérant les provenances dans l’espace, tout est possible : les
musées d’ethnologie affichent leur passion égale pour les cinq
parties du monde ; certaines galeries d’archéologie n’exposent
que les résultats des fouilles du cru. Les présentations, les range-
ments dépendent des goûts, des budgets des conservateurs, des
règlements du lieu, des testaments, des caprices des mécènes :
tel donateur impose que sa collection se présente comme un
tout isolé, qu’elle reste arrangée comme chez lui, les tableaux
serrés les uns contre les autres ou les sculptures modernes alter-
nant avec les statues aztèques, les plantes vertes. En somme, le
catalogue d’un musée, c’est très proche de la liste d’inventaire
18 ABRITANT LES TABLEAUX, LES STATUES, CES MUSÉES, QUI SONT-ILS ?

de plusieurs cabinets d’amateurs réunis en un avec, en plus, le


début de la collection que le ou les conservateurs auraient sou-
haité posséder. Quant au lieu qui abrite les précieux objets, ce
peut être d’anciens bains romains, un bâtiment public désaffecté
(gare, caserne, hôpital, halle, entrepôt, chantier naval), un
ensemble religieux (la chapelle, le cloître, le cellier, le dortoir,
le réfectoire, l’atelier, les cellules des moines…), un château, un
palais, un bâtiment édifié dans le dessein d’en faire un musée
(suivant l’époque, on peut obtenir le sosie des chambres de
commerce et autres succursales de banque ou une prestigieuse
et transparente maison de cristal et d’acier, invitation à franchir
un rayon impalpable pour accéder à la culture...)

Le passage de l’air libre du dehors au dedans parfois un peu


sombre, meublé d’un étrange silence surprend assurément. Un
arrêt au Louvre, devant le formidable donjon du sous-sol ; au
musée de Cluny devant l’agencement des bains romains ; face au
Centre Pompidou l’exposé des intentions de ses créateurs, le
récit de son succès, constituera une merveilleuse transition. Le
visiteur s’attendra à fouler le sol d’une grande couverture piquée,
il sentira le souffle d’une foule d’hommes divers ; connaissant un
peu de l’origine du lieu et quelques-unes des aventures des objets
qui y sont conservés : il entrera en pays connu.
L’Art et la manière de le regarder 19

LE POISSONNIER DU LOUVRE
Un jour, par le plus grand des hasards, j’ai fait la connais-
sance d’un homme d’affaires.Très vite, j’ai vu qu’il aimait tout
ce qu’il entreprenait. Sa curiosité était infatigable. Il question-
nait le maçon sur la pierre. Ecoutait. Le jardinier lui enseignait
la taille des rosiers. Je vois les éclairs de ses yeux si on lui avait
expliqué les principes de l’écriture cunéiforme. Naturelle-
ment, nous avons sympathisé. Il n’a pas tardé à découvrir que
mon plus récent livre avait pour sujet la peinture…
Ce diable d’homme devait avoir du vif-argent dans le sang :
huit jours plus tard, il me rendait visite, le livre à la main, en
me demandant une dédicace. Bien sûr, les mots les plus cha-
leureux surgirent au bout de ma plume à l’intention de ce
bouillant converti. (Il n’avait jamais de sa vie croisé le chemin
de l’Art.) Se sentant en confiance, il me demanda si j’accepte-
rais de passer un moment au Louvre avec lui. Je répondis que
ce serait un plaisir. Je le pensais : j’ai remarqué que l’on visite
mieux en faisant visiter.
— « Quelques personnes de sa famille pourraient-elles l’ac-
compagner ? »
Deuxième « bien sûr. »
Son fils de dix-sept ans était, lui aussi, un passionné.
20 Le poissonnier du Louvre

Une passion unique, depuis l’enfance, le dévorait : l’amour des


poissons. Il aurait pu opter pour les musées océanographiques,
la plongée, les films, la vente des poissons décoratifs tropi-
caux… non, lui, ce qu’il voulait, c’est être poissonnier. Rien
d’autre.
Il sursauta quand je lui dis, en montant à ses côtés le grand
escalier, que cela me paraissait passionnant et que j’aimerais
bien, un jour, aller le voir officier. Un pacte tranquille avait été
scellé : aujourd’hui je montrais ce que je connaissais, une autre
fois ce serait son tour.
À cet instant même, le dieu du hasard organisait l’avenir.
Tout peut arriver dans un musée. Ainsi, après avoir tourné
autour du donjon, goûté la fraîcheur des arbres près de Puget,
contemplé la gloire du Roi-Soleil, nous étions maintenant
chez Chardin. Le mot n’est pas trop fort : ses proches étaient
là, comme de paisibles apparitions, son autoportrait semblait
me sourire, nous souhaiter la bienvenue, m’encourager à
expliquer le monde calme, fraternel des natures mortes, ces
peintures de la vie silencieuse. Les objets familiers étaient
ceux-là mêmes qu’il avait eus en main. Je montrais un couteau
posé en diagonale, dépassant du bord de la table de pierre
quand le garçon, d’un pas décidé, quitta notre petit groupe.
Il avait vu la raie.
L’Art et la manière de le regarder 21

Dans ce lieu inconnu, dans ce palais immense, solennel,


parmi ces objets nouveaux, ces statues, ces images incompré-
hensibles, ces tableaux, voici qu’il était chez lui. Avec une
totale maîtrise, il détaillait le poisson à voix haute, comme s’il
avait voulu nous la vendre, cette raie. Elle était fraîche, elle
pesait certainement ses deux kilos, elle avait été ouverte en
application des meilleurs principes, c’était une femelle dont
on voyait les œufs… Du coup, on aurait pu déduire la saison
en laquelle cette toile avait été peinte.
22 Le poissonnier du Louvre

Les questions se mirent à pleuvoir. « Comment le peintre


avait-il pu faire ? Assurément, il avait disposé chez lui de cette
belle raie, achetée pour sa table, par son épouse ou leur ser-
vante. Il l’avait exposée face à lui afin qu’elle prenne une place
d’honneur dans la peinture à venir. Offerte à une certaine
lumière. Observée avec la plus grande attention. Représentée
avec la plus scrupuleuse, la plus modeste exactitude, bien que…
— Bien que…
— Si vous regardez de près, vous voyez que l’artiste n’a pas
décalqué le poisson, il n’a pas serti sa forme et son contour, il a
seulement posé, bien à leur place, des touches de lumière et
de couleur. De tout près, cela ressemble à un chaos, quand
vous reculez, à une certaine distance, la magie opère : l’image
du poisson réapparaît. C’est cela aussi la peinture.
— J’ai compris » dit sérieusement le jeune homme.
Ah ! Si j’avais été magicien, j’aurais, d’un coup de baguette,
réuni pour lui tous les poissons de la création peints et sculp-
tés. Les hôtes du Nil des fresques égyptiennes, les dauphins
joyeux des peintures de Santorin, les rougets minutieux des
mosaïstes romains, la baleine de Jonas d’un miniaturiste ita-
lien, la carpe dans un baquet de Stottskopf, la truite colossale
peinte par Courbet en prison… Et aussi, parce qu’il faut
savoir sortir de chez soi, sourire un peu, j’aurais ajouté à ce
Le poissonnier du Louvre 23

vivier les si beaux poissons en bois de l’aéroport de Bangkok,


la modeste carpe en chocolat de nos pâtissiers et les poissons
peints sur des tubes de tissu offerts au vent pour la fête des
garçons dans le ciel du Japon…
À la suite des ondulantes créatures marines, notre visiteur
affectionnait peut-être les peintures de bateaux, les vues de
marchés, les scènes de banquets ou encore, qui sait ? les paysa-
ges de bords de mer, les victuailles en général. Dans le grand
musée, la prochaine fois, je le conduirais vers eux.

Son enthousiasme, son naturel m’avaient donné une bonne


leçon : pourquoi tout compliquer, pourquoi chercher une
autre porte alors que le Louvre en comporte cent et que celle-
ci est grande ouverte ? Pourquoi affirmer que tout est dans la
façon de peindre, que le sujet est sans importance alors que, la
première fois, il s’agit surtout de ne pas rebuter ? Entrons au
Louvre par la porte des poissonniers, la poterne des fleuristes
ou le porche des athlètes. Selon la passion du visiteur, son
amour transformera le chemin escarpé, cahoteux, en une voie
lisse, pavée de cristal et d’or.

*
**
24 L’Art et la manière de le regarder

LA DISTANCE
Le choix de la distance qui sépare son œil de l’œuvre d’art fait
partie des libertés accordées à l’amateur d’Art, au visiteur du
musée. En effet, personne n’a marqué sur le parquet d’un musée
la place idéale du spectateur. En théorie, elle se situe entre une
proximité dangereuse pour l’œuvre et… le fond de la salle. En
pratique, elle est affaire de vue, de goût, elle est en rapport avec
la taille de la surface à regarder : le visiteur la trouve tout naturel-
lement en pénétrant dans la salle qui abrite le tableau.
Que serait une « mauvaise » distance ? Deux exemples tirés
de la vie pratique le feront comprendre. En utilisant la lentille
d’une forte loupe – qui réduit artificiellement la distance sépa-
rant l’œil de l’image – pour examiner une photographie noir et
blanc reproduite dans un quotidien, que voit-on ? La trame, un
échiquier de points noirs et gris sur fond blanc, plus ou moins
gros pour les zones claires et, pour les parties sombres, de
minuscules points blancs sur un fond où les noirs se sont telle-
ment élargis qu’ils se rejoignent pour créer une surface conti-
nue. L’image perd son sens, elle n’est pas reconnaissable. Le
lecteur du journal est allé trop loin : il est comparable à celui
qui irait au théâtre à bord d’un bolide et, trop pressé, traverse-
rait le fond de scène pour se retrouver dans la machinerie !
La distance 25

Les professionnels de la photographie travaillant avec l’agran-


disseur connaissent bien cette limite à ne pas franchir pour la
reproduction d’un négatif. L’image d’une monnaie de douze
millimètres de diamètre – même en parfait état de conserva-
tion – pourra être difficilement agrandie au-delà d’une ving-
taine de centimètres pour être reproduite dans un livre regardé
à une quarantaine de centimètres. En revanche, s’il s’agit d’une
affiche de quatre mètres sur six destinée à être apposée sur le
mur d’un immeuble, comme elle sera vue d’assez loin, peu
importe si, de près, elle n’est qu’une incompréhensible juxta-
position de points : ce n’est pas là la bonne distance.
En réalité, l’image du journal et l’affiche sur le mur « fonc-
tionnent » parce que, de façon certaine, l’utilisateur sera placé
à la bonne distance. L’extrémité du bras du lecteur pour la
première, la largeur d’une avenue pour l’autre. Dans l’un et
l’autre cas, c’est à notre vue insuffisamment perçante que
nous devons de voir des lignes continues, des plages unies là où
il n’y a que des pointillés, des zones piquées de petits points.
De façon comparable, c’est une impuissance de l’œil qui nous
fait prendre pour un mouvement continu le passage de vingt-
quatre instantanés en une seconde du cinématographe…
La bonne distance est celle qui permet d’embrasser d’un seul
regard le tableau dans son intégralité, sans que le lointain
26 La distance

produise les effets de flou. Sans être déformé, l’ensemble est


perçu sans que, nulle part, l’impossibilité de « lire » un détail soit
ressentie comme un manque. Cette distance que nous trouvons
d’instinct, la toile elle-même la transporte avec elle. Elle corres-
pond au nombre de pas que le peintre dans son atelier parcourait
en reculant pour juger l’effet de ce qu’il venait de peindre.
Ceci nous fait imaginer l’œuvre d’art dans son lieu de créa-
tion.Voici le miniaturiste devant son minuscule chevalet avec sa
forte lampe, sa loupe. Le graveur attablé devant sa plaque de cui-
vre. Soutine peignant ses harengs dorés accrochés à la poignée de
sa fenêtre. Magritte dans l’ordre immuable de son appartement.
Modigliani sans doute dans une chambre nue meublée d’un seul
divan. Géricault dans l’immense atelier loué tout exprès pour
peindre la terrible histoire du Radeau de la Méduse. Cézanne
inondé d’une lumière qui illumine la nappe, se change en la
matière des pommes et jette des arcs-en-ciel de cristal sur le
verre des bouteilles. Certaines grandes toiles vénitiennes sor-
taient d’ateliers équipés de rouleaux : tout avait été si minutieu-
sement préparé que le peintre travaillait fragment par fragment.
Il verrait l’œuvre en entier quand elle serait en place. Et Michel-
Ange, minuscule silhouette s’attaquant à des colosses, couché en
haut d’un vertigineux échafaudage, tout arrosé de peinture, dans
le vaisseau vide de la Sixtine… Cette dernière évocation fait bien
La distance 27

voir ce qu’est cette distance impérativement imposée au peintre


et au spectateur par le lieu : on ne voit, on ne verra le plafond de
la Sixtine que du sol. Michel-Ange a peint sans oublier cette loi
un seul instant. Avant que l’on dévoile l’œu-
vre, il n’avait pu en voir, le matin en arrivant,
le soir en reprenant – tout courbatu – contact
avec le sol, que des fragments. Jamais le travail
en cours, toujours caché par des planches.
Et pourtant, comme toute œuvre sortie des
mains de l’homme – et non pas seulement de
son cerveau – ces peintures ont été faites à
distance de pinceau tenu à bout de bras. Cette
distance qui ne permet plus de voir l’ensem-
ble est celle du travail de l’artiste.Tout n’a pas
été prévu pour être vu obligatoirement de si
loin que le plafond de la Sixtine. On s’avance
vers la fresque dans une cathédrale, vers les Michel-Ange s’est
représenté peignant
mosaïques des églises de Ravenne, les tapisse- la voûte de la
ries des châteaux ou tout simplement en Chapelle Sixtine
direction de la peinture accrochée au mur du dans la marge d’un
sonnet : « A faire ce
salon. Alors, que découvre-t-on au cours de travail, il m’est déjà
cette avancée vers la surface peinte ? venu un goître… »
28 L’Art et la manière de le regarder

EXTRAIT DU JOURNAL D’EUGENE DELACROIX


25 janvier 1857. – Liaison.

Quand nous jetons les yeux sur les objets qui nous entourent,
que ce soit un paysage ou un intérieur, nous remarquons entre
les objets qui s’offrent à nos regards une sorte de liaison pro-
duite par l’atmosphère qui les enveloppe et par les reflets de
toutes sortes qui font en quelque sorte participer chaque objet à
une sorte d’harmonie générale. C’est une sorte de charme dont
il semble que le peintre ne peut se passer. Cependant il s’en faut
que la plupart des peintres et même des grands maîtres s’en
soient préoccupés. Le plus grand nombre semble même n’avoir
pas remarqué dans la nature cette harmonie nécessaire qui éta-
blit dans un ouvrage de peinture une unité que les lignes elles-
mêmes ne suffisent pas à créer, malgré l’arrangement le plus
ingénieux. Il semble presque superflu de dire que les peintres
peu portés vers l’effet et la couleur n’en ont tenu aucun
compte ; mais ce qui est plus surprenant, c’est que chez beau-
coup de grands coloristes cette qualité est très souvent négligée,
et assurément par un défaut de sentiment à cet endroit.
L’Art et la manière de le regarder 29

DE NOUVEAUX MONDES
Nos yeux sont ainsi faits que, lorsque nous nous approchons
d’un tableau, nous focalisons notre attention sur une partie de
la toile, sans doute en forme d’ovale couché. Nous ne faisons
que « sentir » la présence du reste de la peinture. C’est en
déplaçant cette « fenêtre » sur la peinture que, peu à peu, nous
l’aurons vue en détail et en entier. Il faut penser au rond de
clarté que projette une lampe sur un mur examiné dans une
pièce sombre. Ou mieux : le tableau serait divisé en un certain
nombre de petites peintures apparaissant successivement par
une fenêtre ménagée dans l’écran noir qui masquerait l’œuvre.
Le catalogue de ce qui vient alors à votre rencontre est long,
varié. Il peut cependant être ramené à deux grands ensem-
bles : on va découvrir « comment c’est fait » et aussi des cho-
ses « nouvelles ».
En ce qui concerne la technique du peintre, l’écart est
ouvert à l’extrême. D’un côté, les maîtres de la peinture
ancienne (qu’il s’agisse des primitifs flamands, de Dürer ou de
Léonard de Vinci) qui rendent invisibles les traces de leur pin-
ceau aussi sûrement que les fameux Peaux-Rouges balayant
derrière eux pour redresser les herbes couchées sur leurs
empreintes. À l’opposé, le chemin sinueux, bien affirmé, de la
30 De nouveaux mondes

brosse de Kokoschka ; les serpents et les bâtons de la touche


en épaisseur de Van Gogh ; les mille et un confettis de Signac ;
la balafre d’escrimeur laissée par le pinceau de Toulouse-Lau-
trec ; les encroûtements des pastels de Degas…
Le champ entier d’une nouvelle graphologie s’ouvre à nous.
Voici la sûreté de main ou l’hésitation, la reprise et le repentir, la
violence et la hâte face à l’ouvrage qui avance trop lentement.
Surtout l’infaillibilité du coup d’œil de Velázquez ou de Frans
Hals : ce qui était net à la fameuse bonne distance l’était en raison
d’une mystification de nos yeux. Ce qui était – sûrement – un
nœud de ruban de soie sur le vêtement de la ménine devient, de
près, une explosion d’or et de feu. Quant aux mains de la
Régente de Hals, au fur et à mesure que l’on s’en rapproche, elles
perdent volume et matière pour devenir un signe élémentaire de
main fait de bâtonnets clairs plus ou moins bien disposés. Et
pourtant, comme on en était sûr, de ce nœud, de cette main !
À l’inverse, la proximité fera découvrir de subtiles et délica-
tes variations là où l’œil croyait trouver de longues plages de
couleur unie. Je pense en particulier aux ciels si pleins, si
tremblants de Turner, de Corot, de Boudin.
Parfois, on aura la surprise de découvrir, trahie par une légère
épaisseur, la présence fantomatique d’une poire et d’un compo-
tier qui figuraient en bonne place dans la première version du
De nouveaux mondes 31

tableau. Cependant ceci appartient au domaine de ces anecdotes


qui permettent aux guides des musées de ne pas rester cois
devant une peinture plutôt que de faire progresser les visiteurs
vers le partage du sens, ou tout simplement des plaisirs et des
bonheurs que donne la peinture.

Venons-en aux « apparitions ». Il n’est certainement pas


question de ces jeux auxquels se livrèrent certains peintres. Le
spectateur s’approche de l’image d’un gros rocher et y décou-
vre, esquissés, les traits du visage d’un ogre. En jour rasant,
une mante religieuse apparaît aux pieds de quatre saints dans
une peinture de Botticelli d’une église de Lucques. Enfin, le
visiteur prévenu saura voir (Tête coupée de Saint Jean-Baptiste
posée sur un plat à pied, par Andrea Solario au musée du Lou-
vre) répété deux fois, déformé dans le sens vertical, l’autopor-
trait de l’artiste dans un reflet lumineux sur le métal.
Non. Il s’agit de parties du tableau que la distance empêche
de distinguer. Exactement comme, de loin, seule la masse du
figuier nous apparaît et non pas le dessin, si remarquable, de
chacune de ses feuilles. De la même façon, je reconnais la
silhouette d’un homme qui marche de l’autre côté de la rue, je
pourrai désigner la couleur de son manteau et de son chapeau
mais pas décrire la forme des boutons de son vêtement.
32 De nouveaux mondes

Au fur et à mesure que je m’approche de l’immense toile de


Véronèse Les Noces de Cana et donc que je choisis d’en examiner
un fragment, des détails se précisent. Les visages et leur expres-
sion, les mains et leur position, les vêtements et leurs dessins,
leurs broderies, la table et la vaisselle, les couverts qui y sont dis-
posés, l’occupation de chacun, les regards qui relient les convives
entre eux… et jusqu’à quelques pigeons passant dans le ciel.
De nouveaux mondes 33

D’un fragment à un autre, de détail en détail, l’œil s’enchante


à voyager longuement, à inventorier précisément la vaste
composition. Maintenant, si je m’éloigne, tels des lampes qui
s’éteindraient, les détails vont disparaître peu à peu, pour se
fondre dans la teinte d’ensemble de la zone à laquelle ils
appartiennent. En commençant par les plus ténus, les plus
fouillés. Et le tableau va se recomposer en larges fragments.
Quelques pas en arrière et ils vont se souder pour reconstituer
le grand tableau. Grâce à mon déplacement, je sais qu’ils sont
34 De nouveaux mondes

là : déjà ma vision de la peinture entière n’est plus la même.


Sans les voir, là où ils sont, je les devine, je les sens. Ils sont uti-
les à leur place, dans l’ensemble qui semble les absorber,
comme chaque pierre dans la composition du mur : il n’y a pas
de vide dans une peinture.
Naturellement, Les Noces de Cana, ce tour de force, consti-
tuent un cas extrême de grande surface et donc de profondeur
du déplacement demandé au spectateur. Si nous prenons
maintenant un tableau de dimensions beaucoup plus modestes
comme la Nature morte à la raie de Chardin et nous en appro-
chons, qu’allons-nous découvrir ? Le masque repoussant,

quelque peu diabolique, de la raie nous fera sursauter ; nous


pourrons identifier et compter les objets alignés ; en voyant les
taches noires qui marquent, de façon cocasse, le museau du
chat et lui donnent la figure d’un apprenti ramoneur, nous
De nouveaux mondes 35

savons que le peintre nous fait l’amitié de nous inviter à péné-


trer dans son intimité : cet amateur de poisson n’est ni une
abstraction, ni n’importe qui, c’est le protégé du peintre lui-
même ; dans Le Buffet, en haut à droite, sur fond d’ombre,
haut perché, un perroquet nargue le chien. De loin, le visiteur
36 De nouveaux mondes

du musée n’avait vu que deux animaux vivants ; de près, il en


trouve un troisième. Comme nous sommes loin des objets
silencieux à en être fantomatiques, de l’abandon des gibiers
morts ! Chardin s’est évadé du cadre strict de la nature morte
pour y introduire la vie, avec ses appétits, ses colères, ses
batailles. Il vous prend l’idée d’inventer une fable qui s’intitu-
lerait : le chat, le chien et le perroquet. Et sa morale prévien-
drait qu’un bon gardien doit se méfier davantage d’un voleur
sur pattes de velours que d’un bruyant chapardeur…
D’autres tableaux sont de dimensions si réduites que la dis-
tance-impression d’ensemble et celle permettant l’observation
des détails se fondent en une seule. Le spectateur se trouve
dans la position du lecteur d’une page imprimée qui règle lui-
même la distance de l’œil au papier pour une lecture claire et
sans fatigue. Même si le visiteur du musée se concentre sur un
détail, tout le reste de la peinture n’est pas loin.
On devait s’y attendre – l’Art n’est-il pas d’abord affaire
d’individus, de personnalités qui tiennent à manifester leur
caractère unique – certains tableaux échappent à cette loi des
deux postes d’observation. Les artistes qui les peignirent – et
parmi eux nombre de Primitifs flamands – ont voulu étirer au-
delà du vraisemblable, prolonger jusqu’à un incroyable infini-
ment petit le champ de notre vision. C’est ainsi que, au-delà
De nouveaux mondes 37

de la Madone au Chancelier Rolin et de son donateur, on


pourra voir une fenêtre ouverte, à travers son encadrement un
jardin bordé de créneaux ; ceux-ci, à leur tour, laissent entre-
voir le panorama en miniature d’une ville, dans une rue un
cavalier, au-delà, un pont, sur l’eau un bateau, et, à bord, quel-
ques personnages.
Même vertige dans une peinture de Bruegel l’ancien
conservée au musée du Prado représentant le Golgotha : pour
38 De nouveaux mondes

distinguer les corbeaux qui tournoient autour des bois du sup-


plice, il faut savoir qu’ils s’y trouvent, les avoir vus sur un
agrandissement photographique… et écarquiller les yeux. Le
très grand peintre des paysans flamands a, fort légitimement,
pu vouloir montrer une virtuosité provoquant étonnement et
surprise chez le spectateur. Cependant, ce parti ne nous intri-
gue pas : nous connaissons son attirance pour les scènes mises
à leur juste place – petite – dans le vaste monde et sa longue
histoire.Ainsi, tandis qu’Icare, de la taille d’un insecte, est déjà
presque complètement happé par les flots, le soleil se lève, un
grand galion appareille, un berger rêve en gardant son trou-
peau, un laboureur trace avec ardeur et application son sil-
lon… Le héros est bien seul. Tandis qu’il agonise, la terre
tourne, le soleil luit, ses frères les hommes vaquent à leurs
affaires.
Parfois, en s’enfonçant dans le détail, le peintre ne fait
qu’appliquer une parfaite logique. Il veut aller jusqu’au bout
de sa représentation de la vérité, charger de sens même les
parties du tableau qui pourraient être neutres ou inertes. Dans
le retable d’Issenheim, Grünewald met un livre entre les
mains de l’un de ses personnages. Nous nous doutons bien
qu’il s’agit de la Bible. Le peintre, lui, veut nous le garantir. Il
refuse de laisser sa liberté au spectateur. Liberté de supposer,
De nouveaux mondes 39

d’imaginer, de rêver, même. Non, il se donnera le mal de calli-


graphier en caractères gothiques miniatures le passage du
texte sacré. Ce texte et sa portée font partie de ce qu’expose,
de ce que prouve la peinture. L’artiste sentirait l’absence de
ces lignes comme un manque, un inachèvement, rétrospecti-
vement, comme une amputation.
Le thème, souvent repris, du changeur et de sa femme, ou
des deux changeurs installés à leur comptoir, a donné aux artis-
tes l’occasion de fixer des visages – pas toujours avenants –, de
décrire des gestes, d’inventorier les objets de la profession
(comme les registres ou les balances à peser l’or), enfin de faire
briller des pièces de monnaie éparses ou empilées.Aidés certai-
nement par des experts numismates, des historiens détectives
de l’art ont voulu en savoir plus sur ces monnaies. Elles étaient
déformées par la perspective. Il fallait, en quelque sorte, les
« redresser » pour les identifier. Ces chercheurs y sont parve-
nus. Ils ont pu constater que les monnaies posées sur la table
des changeurs dans le tableau étaient les reproductions absolu-
ment fidèles de pièces de l’époque provenant de divers pays
d’Europe. Elémentaire, implacable logique : sans diversité des
monnaies, il n’y aurait pas de changeur !
Jérôme Bosch (et d’autres ayant fait le même choix)
échappe souverainement à cette règle. On devait s’y attendre :
40 De nouveaux mondes

son génie se situe en dehors du réel, ses personnages (il vau-


drait mieux, pour la plupart, user du terme « créatures » : ces
êtres sont des produits de sa délirante imagination) bâtards de
l’inerte et du vivant, monstres issus de rencontres impossi-
bles, ces personnages nous laissent stupéfiés, interloqués,
avant de nous entraîner dans un irrésistible tourbillon. Un
De nouveaux mondes 41

grand axe, comme dans le Jardin des Délices , ne prétend que


timidement, presque abstraitement, organiser l’espace de la
peinture. Nous sommes au pays du surprenant, de l’incongru,
de l’illogique, de l’impossible…
Un auteur de pièces de théâtre avait eu l’idée de montrer sur
un seul et même plateau deux scènes distinctes se déroulant
simultanément. C’était déjà beaucoup… Dans les peintures de
Jérôme Bosch, les personnages participent à cinquante ou cent
scènes différentes. Le lien entre elles, fort vague, est souvent celui
de la loi du coq-à-l’âne… D’un peu plus loin, c’est le royaume de
l’indistinct, l’empire de la confusion… À distance de lecture de
livre d’images, quel émerveillement, quels sourires, quels éclats
de rire, que d’interrogations, de questions, d’inquiétudes, de
frayeurs ! La démarche du spectateur qui circonscrit son regard,
de tout près, sur une scène puis sur une autre, est légitime, adaptée :
le tableau est une mosaïque d’une infinité de pièces taillées irré-
gulièrement, subtilement encastrées les unes dans les autres.
Ainsi le bon examen d’un tableau qui seul, permettra de
l’approcher bien, imposera au spectateur quelques règles allant
de soi, découlant principalement des dimensions de la peinture
et de son caractère plus au moins compliqué.Temps : on consa-
crera naturellement de plus longues minutes à faire connais-
sance avec les invités des Noces de Cana qu’à appréhender les
42 De nouveaux mondes

trois flacons d’une nature morte de Morandi… Espace : si la


bonne distance pour le regard est trouvée spontanément pour
un tableau moyen, il ne faut cependant pas omettre de s’en
approcher ; pour une grande toile, il faut non seulement regar-
der de loin et de près mais combiner les deux regards tout en
s’approchant et en s’éloignant. (Travelling.)

*
**
L’Art et la manière de le regarder 43

LA LEÇON DE LA CARICATURE
L’artiste en caricature opère à la façon d’un chimiste : face à
une matière brute, composite, il l’observe longuement, il la
sonde, l’inventorie, puis il choisit ce qu’il va en tirer. Un métal
précieux sortira du creuset, un élixir s’écoulera dans l’alam-
bic. Cette essence, cet essentiel, il ne lui restera qu’à les gros-
sir afin de mettre en valeur le trait choisi. Alors le miracle se
produira : le personnage représenté, réduit à quelques élé-
ments, sera parfaitement, instantanément reconnaissable. Cer-
tains s’écrieront même : « C’est plus vrai que nature ! »
Une seconde étape, celle de la moquerie ou de la satire,
consistera à mettre ce personnage en situation, à le faire gesti-
culer, à lui prêter des paroles, à inventer un dialogue. C’est le
coup de griffe de la caricature politique.
Choisir, isoler un élément, le grossir, ou éliminer ce qui
n’est pas lui est exactement une démarche de créateur. Que
l’on se souvienne de ces paysages du Midi de la France vus par
les Fauves : les troncs des pins parasols au bord de la mer sont
rouge vif ou bleu foncé suivant qu’ils sont exposés au soleil ou
à l’ombre de leur propre feuillage.
Ce que nous acceptons, ce que nous comprenons immédiate-
ment dans le travail du caricaturiste, pourquoi ne l’accepterions-
44 L’Art et la manière de le regarder

nous pas du peintre ? Ces arbres correspondent bien à la vision.


Souvenir que nous en avions : les simplifications, les choix tran-
chés, les contrastes violents disent la force brutale de la lumière
du Sud. Comme le caricaturiste, le peintre a traduit, élagué, exa-
cerbé. Montrant à peindre à Sérusier, Gauguin disait : « S’il y a
un vert, mets le plus fort de ta palette. »
Le rapprochement de deux formes d’art en apparence éloi-
gnées ouvre un chemin aisé de plus vers l’Art.
MOYENS DE DONNER DU TEMPS À UN TABLEAU SANS
POUR AUTANT S’ENNUYER : LES INVENTAIRES
Pour lutter contre cette fâcheuse tendance, si répandue, si
naturelle, à regarder sans voir, à passer trop vite, tous les
moyens sont bons. On peut, par exemple, imaginer de se forcer
à rester, montre en main, un certain nombre de minutes face à
un tableau. Cependant cette attitude passive peut fort bien
engendrer la lassitude et déboucher sur ce silence tant redouté.
Alors que si l’on adopte une attitude active, que l’on se
lance un défi, on se prend au jeu et l’on retire de cette action
des découvertes simples qui représentent un profit immédiat.
L’amateur, comme il a été dit, cherchera quel serait le mot
caractérisant le mieux son impression par rapport à une
œuvre d’art.
Moyen de donner du temps à un tableau sans pour autant s’ennuyer… 45

Il peut aussi tenter, en esprit, de rapprocher cette peinture


d’une autre qu’il connaît, qui appartient au même genre, et de
la même époque, ou traite du même sujet…
Un des très bons stratagèmes est celui des dénombrements.
Que peut-on compter dans un tableau ? Le nombre de person-
nages, de visages, de mains, de pieds… La gamme des cou-
leurs. Le nombre d’objets d’une nature morte… À quelle ori-
gine se rattachent-ils ? (animal, végétal, minéral, produits de
l’énergie humaine…). Combien de plans dans la profondeur ?
Les parties lumineuses, celles qui sont dans l’ombre. Même
des énumérations aussi simplettes que le nombre de branches
à l’arbre, de boutons à l’uniforme, de maisons dans le village,
de fenêtres au château contribueront utilement, et de façon
immédiatement gratifiante à ce travail de dressage, de domes-
tication, de direction de l’œil. L’amateur deviendra le metteur
en scène et le cameraman du film qu’il tourne en lui-même
sur l’impalpable pellicule de sa mémoire.

*
**
46 L’Art et la manière de le regarder

LES LUTINS LUMINEUX


Un matin, au musée Rodin, j’étais à regarder L’Homme
qui marche, ce grand bronze sans tête ni bras. Les deux pieds
prennent appui sur le sol, dans un ins-
tant la jambe gauche va dépasser la
droite, le tronc se redresser après ce
début de chute en avant.
Aucun détail. Ni la beauté du visage
et son expression, ni la forme de la
main et son geste. Cette statue vous
donnait une leçon de sculpture pure.
Elle appelait le regard, elle invitait à
plusieurs façons de l’écouter.
D’abord, on pouvait la mesurer de
loin, la voir sur un fond de boiseries ou
de portes-fenêtres du musée, se dépla-
cer aussi pour l’amener à se rapprocher
d’autres statues du même sculpteur.
Immédiatement, le caractère monu-
mental de ce bronze ressortait. Sa
forme en Y renversé. Son jaillissement
du sol sur deux racines jumelles se
Les lutins lumineux 47

rejoignant pour former un seul tronc. Un arbre, par cette atta-


che au sol. Mais aussi la marche, le mouvement, malgré l’im-
mobilité du bronze. Et pourquoi cela ? Parce que Rodin avait
très exactement représenté, mis en scène ce perpétuel dés-
équilibre, cette chute sans
arrêt retardée qu’est la mar-
che. Aussi cette double assise
du corps de l’homme debout,
cet effet de contrepoids, de
contrebalancement : le poids
du corps non seulement se
projette d’arrière en avant,
mais encore se déplace d’un
côté à l’autre suivant le point
d’appui. La sculpture, toute-
fois, n’agissait pas que sur
mon regard mais aussi sur
mon imagination. Comme si
j’étais moi-même plongé à
l’intérieur du bronze, je sen-
tais cet effort, ce balance-
ment, cette continuité de la
marche. Véritable engrenage :
48 Les lutins lumineux

on imagine le pas suivant de l’homme et l’on en arrive même à


se demander comment l’on peut s’arrêter de marcher.
En observant le marcheur de loin, j’avais vu que sa
silhouette semblait parcourue de dizaines de petites vagues.
Pourtant, un corps humain est lisse… Nous sommes en pré-
sence d’un corps d’athlète :
tout poids superflu étant éli-
miné, rien ne vient enrober
les muscles qui, seuls, appa-
raissent sous la peau. Ils sont
le siège de la force en action,
tension de ceux de la cuisse
et du mollet allongés,
contraction de ceux, sai-
llants, de la jambe verticale,
bombements multiples de la
cuirasse qui s’étend des
épaules au ventre, clé de
voûte du mouvement. La
découverte est bientôt faite :
on marche avec tout son
corps. Ces muscles qui s’al-
longent ou se bombent,
Les lutins lumineux 49

s’étirent ou se resserrent, luttent entre eux pour trouver leur


place sous l’enveloppe élastique de la peau. Cette illusion du
bouillonnement conduisait à la vision de la vie.
Je sentais que chaque portion de la surface, même de la
taille d’une carte de visite n’était jamais plate, ou prise à un
cylindre plus grand, vertical ou hori-
zontal mais toujours souplement ani-
mée, fuselée, pour aller rejoindre, en
douceur ou en rupture, la masse avoi-
sinante. Comment apercevoir toutes
ces variations que sur la patine bril-
lante du bronze la lumière fait vire-
volter et courir comme autant de
reflets dans l’eau ?
À un endroit au moins, ces mouve-
ments étaient saisissables : sur le pro-
fil de la statue, son contour, la
silhouette du bronze sur le fond clair
du mur. Une ligne extrêmement
sinueuse, belle dans sa continuité, sa
souplesse identique à celle de la
découpe d’un paysage. Mais ce profil
vertical saisi d’un seul point de vue
50 Les lutins lumineux

rendrait seulement compte d’une image analogue à ces


silhouettes noires que les romantiques découpaient dans une
feuille de papier. Il y a, en fait, autant de profils que de posi-
tions de mon œil. Sur chacun des 360 degrés incluant la sta-
tue. Ceci tout simplement parce que seuls des volumes élé-
mentaires (la sphère, le cylindre, l’obus…) n’ont qu’un seul
profil. Ils résultent de l’opération du tournage qui est juste-
ment l’application d’une lame, du profil correspondant, à une
masse de métal ou de bois dont on tirera la sphère ou le cylin-
dre. Une statue a beau avoir été travaillée avec autant de préci-
sion qu’une pièce d’usine, aucune machine ne peut la réaliser.
En effet, les profils verticaux de la silhouette – deux dimen-
sions – se combinent avec ceux, horizontaux, que l’on obtien-
drait en découpant la sculpture en tranches.
En tournant autour de la statue, l’examen des profils mon-
tre à quel point ils sont subtils à saisir, fuyants, sans cesse en
train de se fondre les uns dans les autres. Ils ne sont pas tout :
en les suivant, on a tendance à appréhender la statue comme
un dessin et non pas comme un « plein ».
Comme on avait la chance de pouvoir tourner autour d’elle,
j’ai minutieusement regardé la statue de face, de dos, de cha-
que côté. Rodin lui-même avait dû marcher longuement
autour d’elle pour la modeler, ou faire tourner la sellette, ce
Les lutins lumineux 51

qui revient au même. On ne peut pas rajouter une boule de


terre sur la rotule, devant, sans vouloir contrôler immédiate-
ment si l’on n’a pas trop épaissi l’articulation… il faudrait
alors ôter de la terre glaise en arrière. Un coup d’œil sur le
côté de la statue rassurera l’artiste.
Les quatre faces que je choisis, de L’Homme qui marche ren-
daient parfaitement compte de la beauté de la statue. La torsion
des muscles autour de la rigidité du squelette, la lourdeur du
corps d’un homme dans la force de l’âge, la massivité des
pieds, la totale interdépendance des parties qui tenait le regard
prisonnier. Comme un œil qui suit, au loin, le cheminement du
fil d’une route dans un paysage, le regard, d’ombre en ombre,
de lumière en lumière, passait de l’orteil à la cheville, s’élançait
à l’assaut du genou le long du tibia, contournait la rotule pour
caresser le renflement de la cuisse… déjà il était à la hanche et
à l’horizontale du bassin, cette poutre transversale posée sur
l’arche des jambes. Là, se trouvait la fondation de la tour pen-
chée du torse. Le dos, un large évasement, en voûte vers les
épaules ; le devant, un cuirassement d’écailles articulées. Une
façade crispée, murée sur elle-même, poussant vers l’extérieur
une surface tendue prête à recevoir des coups, à leur résister.
La force même. L’acte dérisoire et commun de la marche met
en œuvre tous les rouages de la machine du corps de l’athlète.
52 Les lutins lumineux

Trouver quatre « vues » rendant compte de L’Homme aussi


parfaitement que possible, c’était, en somme, faire œuvre de
photographe. Les photographies sont à plat parmi les pages
des livres. J’étais devant une sculpture pleine, envahissante,
bombant en tous sens ses formes pour occuper l’espace vide
du monde. Seul, le cinéma aurait rendu compte du souvenir
que je voulais emporter de ma visite à L’Homme qui marche.
À moins que… Je venais moi-même de changer de pied, de
me déplacer insensiblement. Quelque chose avait couru sur la
patine de la statue.Verticales, horizontales, transversales, cour-
bes, spatulées, effilées, dansantes, cent flammèches avaient
changé de place, voyageant le long de la forme, la soulignant.
Ces saillants, ces creux qui auraient parlé à mes mains comme
ils avaient été dociles à celles du sculpteur, ils étaient parfaite-
ment traduits, en termes de lumières courantes, d’ombres
fuyantes. Encore un pas, les lumières étaient toujours là, elles
ruisselaient autrement. La sculpture, c’était cela. Désormais,
face aux statues et à leur mystère, je prendrais pour guides les
mouvants lutins de la lumière.

*
**
L’Art et la manière de le regarder 53

EXTRAIT DU JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX


25 janvier 1857 – Imagination.
Elle est la première qualité de l’artiste. Elle n’est pas moins
nécessaire à l’amateur. Je ne conçois pas l’homme dénué d’imagi-
nation et qui achète des tableaux : c’est qu’il a de la vanité en pro-
portion de ce qui lui manque sous le rapport que j’ai dit. Or, quoi-
que cela paraisse étrange, le plus grand nombre des hommes en est
dépourvu. Non seulement ils n’ont pas cette imagination ardente
ou pénétrante qui leur peint avec vivacité les objets, qui les intro-
duit dans leurs causes mêmes, mais ils n’ont pas davantage la com-
préhension nette des ouvrages où cette imagination domine.
Que les partisans de l’axiome des sensualistes, que nil est in
intellectu quod non fuerit prius in sensu 1, prétendent en consé-
quence de ce principe que l’imagination n’est qu’une espèce de
souvenir, il faudra bien qu’ils accordent cependant que tous les
hommes ont la sensation et la mémoire, et que très peu ont l’imagi-
nation, qu’on prétend se composer de ces deux éléments. L’imagi-
nation chez l’artiste ne se représente pas seulement tels ou tels
objets, elle les combine pour la fin qu’il veut obtenir ; elle fait des
tableaux, des images qu’il compose à son gré. Où est donc l’expé-
rience acquise qui peut donner cette faculté de composition.
1 Rien n’est dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans les sens.
54 L’Art et la manière de le regarder

LA COMPAGNIE DES ŒUVRES D’ART


Le goût des objets d’art de pays lointains ne date pas d’hier.
Des empereurs romains en ont rassemblé ; des objets africains
ont été rapportés à des armateurs normands ; Dürer a vu chez
l’empereur des bijoux du Nouveau Monde et Louis XIV entre-
tenait un cabinet de curiosités… Il y a eu ensuite les voya-
geurs, les marchands, les amateurs d’art, les consuls archéolo-
gues, les concessions de fouilles, le butin… Des collections
privées, les objets sont passés aux musées à leur tour multi-
pliés par ces musées portatifs, itinérants, doués d’ubiquité que
sont les catalogues d’exposition, les livres d’art, les films.
Ainsi, l’Europe a rempli vis-à-vis d’œuvres d’art du monde
entier un rôle éminent de sauvetage, de conservation, de présen-
tation et d’étude. C’est au musée de Berlin que l’on va admirer le
pur visage de la reine Nefertiti; Londres expose les chefs-d’œu-
vre des bronziers du Bénin, les chasses aux lions des Assyriens ou
les miniatures mogholes; la Hollande conserve des bronzes de
Java, Lisbonne des paravents japonais, des ivoires de Goa; Madrid
présente des codex mexicains, des bijoux d’or des Incas; Copen-
hague fait revivre les anciens Esquimaux, Rome imaginer les
monastères tibétains; c’est à Paris que l’on vient s’extasier devant
le crâne aztèque en cristal de roche, les tissus coptes, les sourires
khmers ou la gracieuse cuiller zoulou du musée de l’Homme.
La compagnie des œuvres d’Art 55

Ceci n’excuse en aucun cas l’avidité des vandales, les sous-


tractions – même légales – au patrimoine d’une civilisation ou
d’un pays. À l'instar du mutilé, un peuple a mal à ces pages de
son génie, de son passé qui lui manquent. Dans ce domaine, le
dernier mot n’est pas dit : nous sommes au début de l’ère des
musées. Les objets ont encore bien des siècles devant eux. Ils
sont endurants, ils attendront que leur vraie place soit prête.
En effet, de même que les économistes modernes prônent la
nécessité du don, après que les Occidentaux ont rendu à des
rois africains leurs sceptres sacrés, il est bien possible que l’Eu-
rope offre aux Esquimaux leur musée, ou donne aux Ethio-
piens de quoi composer le leur… On objectera que certaines
œuvres en sont venues – à la façon d’un enfant adopté dans
une famille – à faire partie du patrimoine européen. Une des
réponses est que les moulages, les hologrammes, les livres et
les reproductions existent. L’autre peut être empruntée à
l’homme qui répondit à son ami Racine lui disant sa tristesse
devant l’incendie de sa bibliothèque : « Mes livres ne m’au-
raient rien appris s’ils ne m’avaient enseigné à me passer
d’eux. » Le patrimoine d’art des Européens est une richesse
morale. Pas plus les êtres, les œuvres d’art ne sont suscepti-
bles d’appartenir à des propriétaires. Cependant, invisibles,
elles accompagnent ceux qui les aiment.
56 L’Art et la manière de le regarder

REPONSE A UNE OBJECTION


Après les démonstrations, les explications, les descriptions,
les récits, les anecdotes (il faut aller à l’art avec un trousseau
de clefs fourni) vient le moment du dialogue et, plus précisé-
ment, celui des questions.
Une main se lève.
– Je suis institutrice dans cette ville. Une ou deux fois par an
nous conduisons les enfants au musée municipal. C’est le
Conservateur qui fait visiter. Le lendemain, en classe, nous
rédigeons, ensemble, un compte rendu de visite afin qu’il en
reste quelque chose dans la mémoire des enfants.Avec l’espoir
qu’ils prendront l’habitude d’aller au musée et d’en visiter
d’autres de leur propre initiative.Tout paraît facile. Et puis, un
jour, le Conservateur a été obligé de se décommander au der-
nier moment. Eh bien, c’est tout simple, j’étais perdue devant
les objets, les tableaux, bien incapable de répondre aux ques-
tions des enfants. Avec vous aussi, l’art paraît proche… mais,
si je comprends bien, cela a été votre vie, votre passion, votre
métier même. Alors, quand vous dites que l’on peut s’en
approcher comme cela, rien dans les mains, rien dans les
poches, je trouve que vous exagérez. C’est peut-être une
question de milieu – on ne parlait pas de peinture chez mes
Réponse à une objection 57

parents – et aussi d’éducation : nous n’avons pas reçu de cours


d’histoire de l’Art.
— Je sais parfaitement ce que vous voulez dire. Pour beau-
coup de cas, vous avez raison. L’utilité des connaissances n’est
plus à démontrer. Ce contre quoi je lutte, c’est l’abandon
avant d’avoir combattu.
Acceptez de tenter avec moi une expérience. Nous entrons
ensemble dans un musée. Au milieu de la première salle, une
statue de figure humaine, grandeur nature. Sur le socle, un petit
cartel indique seulement : « Bouddha, pierre, XIIIe siècle. » Le
mot Bouddha évoque plus ou moins précisément le nom d’un
sage oriental, vaguement adepte du farniente. C’est tout.
Maintenant, examinons la statue.
Avec acuité, avec méthode, avec persévérance, le regard
d’un détective et la volonté de ne rien laisser perdre du vigne-
ron manœuvrant son pressoir.
Alignons les indices.
C’est un homme.
Il est assis sur un socle orné de pétales stylisés. Peut-être une
très grosse fleur. Comme s’il en émergeait. Cela montre un
lien avec le monde, la végétation, la beauté, peut-être la joie.
Son vêtement est un simple linge drapé laissant une épaule
découverte. On pense immédiatement aux images (vues par-
58 Réponse à une objection

tout) du Dalaï-Lama. À l’Asie. Ce vêtement drapé, non ajusté,


est celui d’un pays chaud. Suivant la qualité du tissu – que la
pierre ne révèle pas – le personnage peut être riche ou pauvre.
De toute façon, l’absence de tout ornement révèle un choix de
vie : cet homme veut aller à l’essentiel, il refuse les effets, il a
Réponse à une objection 59

placé sa qualité ailleurs que dans son vêtement, donc, sans


doute, à l’intérieur de lui.
Il est assis dans une position proche de celle que nous nom-
mons « en tailleur ». Un apprenti tailleur m’a dit autrefois com-
bien, les premiers temps, elle était douloureuse. Notre person-
nage se l’impose donc. Certainement au nom d’une règle, d’un
principe. L’homme serait donc l’adepte d’une religion.
Dans ce cas, le geste, la position de ses mains, assez particu-
liers, non naturels, correspondraient sans doute à un rite.
Le visage est de type asiatique, les yeux en amande ne sont
pas fermés mais baissés. Humilité, modestie, désintérêt pour le
monde et son théâtre. Ce sage ne regarde pas si on le regarde.
Ses yeux pourraient bien être dirigés vers ses mains.Ainsi, il
surveillerait l’orthodoxie de leur position, leur interdisant
cette action qu’il refuse. Non seulement l’homme ne s’occupe
pas du monde extérieur mais il vit « en cellule », replié sur lui-
même. Il est un monde clos à lui tout seul.
Sans rigidité, sans douleur, sans tristesse. Tout au contraire :
ses lèvres entrouvertes et légèrement relevées aux commissures
esquissent un sourire. L’expression, loin d’être théâtrale, est
paisible, toute de douceur. Sa méditation terminée, cet homme,
s’il va par le monde, y manifestera la charité, la compassion.
Les plis du vêtement sont naturels, dépouillés, contenus,
60 L’Art et la manière de le regarder

sans aucune recherche d’effet.Aucun souffle d’air ne vient ani-


mer le bord du vêtement. C’est le calme total, la paix que
donne l’apaisement autour de soi.
La morphologie d’un corps, elle aussi, est parlante. Elle
représente un choix et donc un message de la part de l’artiste :
abondance et accueil paisible de la vie des femmes de Rubens ;
coquetterie légèrement perverse des jeunes Vénus de Cranach ;
maigreurs parcourues de flammes des saints du Greco ; royauté
victorieuse des lutteurs sculptés par Michel-Ange…
Le sculpteur a taillé dans la pierre un corps aux proportions
harmonieuses, celui d’un homme adulte à la musculature invisi-
ble sous l’enrobement. Ceci donne à l’observateur plusieurs
indications. L’idéal du juste milieu : ni trop, ni trop peu. Si
méditation et ascèse il y a, c’est sans cruauté, mépris ou simple-
ment indifférence à l’égard du corps. Cet individu est convena-
blement nourri. Un de ses idéaux pourrait bien être la modéra-
tion. L’effacement des muscles suggère, lui, que la force de cet
homme est ailleurs, qu’il n’étale pas la puissance de ses bras et
sans doute ne l’utilise même pas. Ce point conduit tout naturel-
lement à une autre idée, celle d’universalité : dans la douceur
des courbes, cet homme a quelque chose de féminin. Les fem-
mes peuvent se reconnaître, au moins partiellement, en lui. En
somme, ni Gandhi, ni le dieu chinois porte-bonheur au ventre
L’Art et la manière de le regarder 61

sphérique ; ni vraiment mûr, ni carrément jeune ; masculin mais


sans affirmation tonitruante de virilité (peut-être a-t-il dominé
cette pulsion en lui-même). Il devient un archétype, un être
idéal, un surhomme mais dans l’ordre de l’esprit, du cœur.
Restent quelques détails, comme cette légère protubérance au
milieu du front. Là, nous aurons besoin du secours d’un livre…
Examinons enfin la coiffure. La juxtaposition de pastilles en
relief bien serrées autour de la tête et finissant en légère
62 L’Art et la manière de le regarder

pointe sur le sommet du crâne passe tantôt pour un arrange-


ment méticuleux de mèches de cheveux roulées sur elles-
mêmes, tantôt pour un casque fait d’un assemblage de plaques
de métal (précieux) ou même de perles. De toute façon, cette
forme atteste la condition nobiliaire, voire princière, du per-
sonnage.
Faisons le tour de la statue. Nous voyons combien elle est
dense, concentrée sur elle-même (non gesticulante). À
l’image de la méditation. Le dos est nettement courbé : cet
homme n’est pas assis dans une attitude de laisser-aller ou de
repos, sa position est le résultat d’une discipline, d’une
volonté. Encore le renoncement, la concentration, caractéris-
tiques, parmi d’autres, de l’idéal de l’ascète.
Cette première vague d’investigations étant terminée, nous
allons maintenant à la recherche du Savoir. Le dictionnaire
nous donnera toutes les précisions concernant le nom du
Prince Siddharta, devenu le Bouddha, « l’illuminé », les dates
de son existence, le nom de l’idéal qu’il recherche, le nirvana.
Tout le reste, de fil en aiguille, de détail en détail, nous l’avions
senti, trouvé, ce qui est plus important que de l’avoir lu, parce
que d’avoir œuvré pour ces découvertes fait qu’elles nous
appartiennent vraiment. Comme des richesses, comme des
outils pour une autre fois, surtout… Alors ?
L’Art et la manière de le regarder 63

EXEMPLE : FÉLIX VALLOTTON (1865-1925)


Au marché, les poivrons font signe à l’artiste. Alors qu’une
pomme vaut toutes les pommes, ils rivalisent de particularisme
et d’originalité. Ils se ramassent ou s’étendent, se tordent ou se
coudent, se vissent ou se contractent, accusent leurs nervures
ou les dérobent…

Poivrons rouges sur table ronde laquée blanche (1915)

Cela pour la forme. À parler de leurs couleurs, on se perdrait :


ces rouges insoutenables comme on en voit dans les laques
d’Asie ou la céramique turque, ces verts intenses, opaques,
ces jaunes si unis qu’ils en semblent artificiels.Aussi les passages,
les changements, les variations : ils évoquent une diablerie.
64 Exemple : « Poivrons rouges sur table ronde laquée blanche »

Comment le même objet peut-il être à la fois rouge, vert et


jaune ? L’œil erre en quête d’une frontière nette, d’une ligne
séparatrice et s’irrite de ne la point trouver.
Ce n’est pas tout : la surface vient encore ajouter à la compli-
cation. Quel est le revêtement paraissant procéder non des
créations de la nature mais bien de l’industrie des hommes :
une peinture nouvelle, un vernis puissant, un émail
inaltérable ? L’esprit est tiraillé entre la fantaisie qui a construit
ces formes inutiles et la rigueur froide de leur vêtement, celui
des objets modernes de série. C’est alors que, poursuivant son
inspection, le spectateur s’avise que le plan de la table existe.
Il est laqué comme le titre du tableau l’indique précisément,
sa blancheur est parcourue de délicats reflets. Blancheur gla-
cée de patinoire, de meuble de salle d’opération. De place sans
abri, où l’on se sent livré.
Tout bascule. Ce rond pourrait être celui de la lampe de
l’interrogatoire, celui des arènes où l’on tue. Justement, le
couteau est là, placé de façon à nous interdire le passage, prêt à
l’action, comme le marteau sans maître. Un reflet déjà l’en-
sanglante. Nous sommes chez le bourreau, devant l’étal du
boucher. On vient de couper une créature vivante en tronçons
qui se tordent encore. Qui ?
Bien en évidence, la date fournit la réponse.
L’Art et la manière de le regarder 65

LE DESSIN
Un matériel, la légèreté même – une trace laissée par un
crayon ou une plume sur du papier – le dessin est un enfant de
la hâte. Il veut aller aussi vite que le regard et l’enregistrer à
l’instant même par le geste. Il est si spontané, tellement per-
sonnel qu’à lui seul il est une écriture, une signature.
Un simple fragment de trait annonce la main sûre de
Michel-Ange, la griffe de Rembrandt, l’ampleur paisible de
Rubens, la grâce précieuse de Watteau, la capture foudroyante
de la forme par Rodin.
Le dessin est souvent une note pour soi, une étude qui
entrera dans le vivier des formes où l’artiste viendra puiser
pour une future création. Ce caractère sommaire, essentiel, a
pour conséquence la présence du vide, de beaucoup de blanc
dans la feuille : un des charmes du dessin est qu’il respire, qu’il
vous laisse respirer.
Il ne doit pourtant pas être traité à la légère, il mérite infini-
ment mieux qu’un passage rapide. Ici encore, on s’impose ces
fameuses questions qui seront le prétexte à une station prolon-
gée face à l’œuvre.
On essaiera d’identifier le médium utilisé. Est-ce le crayon,
la plume, la sanguine, les craies ou les crayons de couleur, le
66 Le dessin

pastel, le lavis, ou l’aquarelle, parfois si travaillée qu’elle rejoint


la véritable peinture de chevalet ? On cherchera à caractériser
le graphisme de l’artiste : il y a les tirets du roseau de Van
Gogh, les rebondissements de volumes arrondis du Tintoret, le
sertissage léger de la forme par Rodin, la perfection quasi pho-
tographique d’Ingres, le jeu du trait continu de Calder, la
minutie appliquée de Dürer, les hachures de Lucas de Leyde,
les ombres suffisant à faire surgir les formes pour Cézanne…

Portrait d’homme, 1521, par Lucas de Leyde.


Le Dessin 67

Enfin, suivant l’intention qui a présidé à leur création, les


dessins se rattachent à des familles d’esprits ou de métiers. On
saura vite distinguer les dessins des sculpteurs de ceux des
peintres ; les miniaturistes ne dessinent pas comme les archi-
tectes, un créateur de formes industrielles n’a pas la même
main qu’un caricaturiste. Il y a aussi des dessins de mode
(Gruau), de décorateurs (Bérard), d’ethnologues (P.-E. Vic-
tor), de cinéastes (Eisenstein, Kurosawa) et le monde des illus-
trateurs (Tardi, Hugo Pratt, Maja), vrai océan de diversité…
68 L’Art et la manière de le regarder

LA DIMENSION
Le bronze géant de la Mère patrie brandissant une épée, les
portraits d’hommes d’Etat sculptés dans la paroi d’une falaise
ne sont pas forcément de bonnes sculptures. En revanche, il
est des statuettes qui ne sont petites que par la taille. Les sou-
mettrait-on à un procédé mécanique d’agrandissement, on
s’apercevrait qu’elles « tiennent ». Parce que tout était là.
Nous reconnaissons dans certaines statues grandeur nature de
Rodin quelques-uns des nombreux personnages – souvent
hauts comme la main – qui hantent La Porte de l’Enfer.
Les bas-reliefs de bronze créés par Ghiberti pour le baptis-
tère de Florence sont si parfaits, si fouillés que leur reproduc-
tion photographique donne l’illusion d’œuvres monumentales
alors qu’ils ont la taille d’un panneau de porte ! Et combien
La dimensions 69

d’autres, jusqu’à ces records absolus représentés par les intail-


les (pierres dures gravées en creux, de la taille d’un ongle) des
Crétois et les somptueuses monnaies grecques. Là encore, il
faut s’approcher, habituer son regard, scruter et donner du
temps aux choses. Elles viendront.
Il en va de même, naturellement, pour la peinture et les arts
graphiques. Qui se souvient que L’Indifférent de Watteau, nos
enluminures du Moyen Age aussi bien que les splendeurs gra-
vées par Lucas de Leyde ou des dessins à la plume de Rem-
brandt sont de la taille d’un carnet ?

La civilisation égyptienne ancienne a excellé dans les deux


extrêmes. Elle nous met dans le double monde de Gulliver,
écartelé entre la sensation d’écrasement face aux colosses
d’Abou Simbel et celle, de vertige, devant l’infini détail du
décor d’une coiffure royale…
70 L’Art et la manière de le regarder

PHOTOGRAPHIER, DESSINER
Dans ma bibliothèque, j’ai précieusement conservé l’ancien
catalogue du musée archéologique d’Héraklion, le seul au
monde à présenter l’ensemble de la civilisation minoenne.
C’était un travail scientifique, minutieux. La méthode était
infaillible : le lecteur avançait salle par salle, identifiait chaque
vitrine et là, observait chaque objet. Evidemment, le livret
n’avait pas pu être aussi illustré que je l’aurais souhaité. C’était
vraiment dommage : comment se souvenir ?
La solution se trouvait à portée de main : j’avais sur moi un
crayon, le catalogue, lui, m’offrait ses pages de garde, ses mar-
ges, ses grands blancs en fin de chapitre. J’ai dessiné d’abord
quelques décors de vases, une fleur sur une minuscule tasse,
un poulpe sur une jarre… Puis je me suis enhardi à représen-
ter le vase tout entier. Ensuite, je me suis exercé à saisir la
forme de certaines petites statuettes en posant des ombres. Il y
avait aussi des vases (ou des burettes, des bouteilles, des fla-
cons de terre cuite) constituant à l’évidence des tours de force
de potiers virtuoses, analogues à ceux que tournaient et
modelaient les Mayas ou les Incas. Récipients à plusieurs becs,
à plusieurs panses communiquantes, avec d’élégantes pattes
joignant le col au tube verseur. Ces objets faisaient penser à
Photographier, dessiner 71

quelque catalogue de formes créé en volume pour la démons-


tration : la sphère et le cylindre, le cube et le rectangle, les
parallèles et les évasements, le cercle et l’oblique, l’abstrac-
tion géométrique et l’imitation des formes de la nature. On
pouvait être assuré que si l’on ne surveillait pas constamment
le contour gauche de la poterie tandis que l’on en reproduisait
le côté droit, le résultat serait gauchi, boiteux, et le dessin à
refaire. Il fallait comprendre la structure de l’objet avant de
s’attaquer à sa représentation. Après des tâtonnements et la
production de croquis non viables, impossibles à terminer, le
pli était pris : les gargoulettes à système et autres récipients,
capables bien certainement de chanter ou de siffler, commen-
cèrent à se laisser apprivoiser.
Quelle leçon ! Je savais maintenant comment le plus com-
pliqué, le plus subtil d’entre eux était façonné, construit.
Comment les différents éléments, préparés à part, avaient été
greffés, assemblés les uns dans et sur les autres. Je croyais
même pouvoir deviner, ici ou là, la présence de tuyauteries
cachées permettant à un manipulateur expérimenté de trans-
férer le liquide d’une panse, d’un réservoir à l’autre. (Dom-
mage que l’on ne puisse pas en faire l’essai au musée ! …)
Qu’aurais-je appris si, après avoir mesuré la distance, évalué
la luminosité, j’avais seulement pressé le déclencheur de mon
72 Photographier, dessiner

Leica ? Sans doute très peu de chose. A coup sûr moins dura-
blement. En effet, la pratique de la photographie met en
œuvre de curieux mécanismes. Une fois le sujet choisi, la déci-
sion de photographier prise, la cible du regard, l’objet unique
de l’attention n’est plus la statue ou le vase mais l’image qui
apparaît dans le viseur. C’est à elle que le photographe donne
tous ses soins. Il imagine déjà la photographie tirée sur papier,
il la compose en essayant tour à tour les possibilités qui s’of-
frent à lui, en rejetant ce qui ne paraît pas convenir. L’ensem-
ble ou le détail, le gros plan ou le plan moyen, la marge en
pied ou en tête, la position centrale ou décalée sur le côté,
l’angle de vue plongeant ou en surplomb… ceci sans parler
des accents donnés par d’éventuelles modifications de l’éclai-
rage. Non seulement l’œuvre d’art est dépassée pendant le
temps requis par la série des choix à opérer mais elle en
devient presque gênante, pesante au point que le bruit du
déclic sonne comme une délivrance. Déjà l’œuvre suivante
requiert l’attention… En effet, pourquoi rester avec cette
tête, ce vase ou cette coupe alors que son image est déjà
engrangée dans cette mémoire mécanique, artificielle, parfaite
qu’est l’image photographique ? Encore une fois, le regard
aura été trop rapide. Pire, détourné. L’appareil photographi-
que, ce fabricant de souvenirs, aura rendu un très mauvais ser-
Photographier, dessiner 73

vice à l’amateur d’art. Le fantôme plat du marbre d’Aphrodite


ou de la maternité africaine viendra prendre la place des cour-
bes pleines, des élans lumineux de la statue. Quelques lignes
dans un carnet fixant la relation d’une émotion auraient été de
plus fidèles gardiennes, des servantes du souvenir.
La vérité est que tout choix dans la vie, même subalterne,
secondaire en apparence, a son importance. Jamais neutre, une
option de moyens peut placer votre flèche au centre de la cible
ou l’en faire dévier. Quiconque a voyagé sait que la connais-
sance des hommes et des choses d’un pays variera du tout au
tout suivant que l’on se déplace à pied, en motocyclette, en
voiture, en bus, en train, en avion, seul ou en groupe, etc. La
distance qui sépare l’appareil photographique du carnet de
notes et dessins vaut d’être examinée, bien mesurée. La magi-
que boîte à images ne mérite pas l’ostracisme pour autant :
bien utilisée, elle est certainement une merveilleuse associée
du fameux carnet.
Incidemment, photographier ou dessiner diffère dans le
regard des autres, dans l’attitude qui en découle. L’un dissi-
mule son œil derrière une grosse lentille de verre. L’autre
tient dans ses mains les objets les plus simples qui soient : un
carnet, un crayon. D’un côté, il y a la mécanique et le mystère.
De l’autre, l’adresse et une construction qui avance sous les
74 L’Art et la manière de le regarder

yeux de tous. D’un côté, il y a le voleur des visages que l’on


fuit, ou dont on exige de l’argent, de l’autre, un artisan dont la
réussite fascine. Au musée, le photographe est parfois frappé
d’interdit alors que le gardien crétois prêtait sa chaise au dessi-
nateur.
Certes… tout le monde ne dessine pas…

LES MARCHANDS
Je pense aux galeries d’art, aux antiquaires, aux brocan-
teurs, tous antichambres du musée. Il faut les voir comme ils
sont : des têtes chercheuses en matière de qualité, d’authenti-
cité, des êtres qui sont placés – aussi implacablement qu’une
roue dentée dans une horloge – dans l’engrenage de l’argent.
S’ils aimaient « à la folie » les peintures, il leur serait impossi-
ble de s’en défaire. Or, ils les vendent, pour en acheter d’autres
pour vivre mieux en faisant l’acquisition d’autres objets qu’ils
convoitent (pour le luxe, le confort, l’apparence, etc.) De la
même façon qu’un collectionneur des bronzes de l’Inde ne va
pas voir ceux des musées car ils ne sont pas à vendre, ainsi le
marchand de tableaux trouvera belles et « importantes » les
seules toiles qui sont pour le moment en sa possession. Il a sou-
vent un assez bon œil : s’il en était dépourvu, il ne pourrait
Les Marchands 75

exercer ce métier. L’expérience d’une longue fréquentation


des œuvres les plus diverses a encore amélioré ce don.
Fin comme l’ambre, le célèbre marchand de tableaux
Duveen prêtait au milliardaire américain Andrew Mellon, en
prenant bien soin de lui fournir le commentaire correspon-
dant, des tableaux de maîtres.Tout naturellement, le commen-
tateur s’appropriait la leçon ; il n’y avait qu’un pas – bientôt
franchi – à faire pour qu’il se sente obligé de faire l’acquisition
de la peinture. On ne vend pas une œuvre d’art à un amateur
muet qui la laisserait enfermée dans un coffre profond. Le
tableau donne l’envie de le montrer, de le partager, d’en parler.
Que penserait-on d’une personne qui dirait à ses amis, à ses
visiteurs : « J’ai accroché cette aquarelle à mon mur, je ne sais
pas de qui elle est, ni ce qu’elle représente et j’ignore pourquoi
je l’ai achetée. » Le marchand, quoi qu’on en dise, plaidera tou-
jours pour la vente, avec plus ou moins de sincérité, plus ou
moins de bonheur… Il n’empêche que sa façon de regarder
peut donner l’exemple d’une approche intéressante.

*
**
76 Le jeu des comparaisons

LE JEU DES COMPARAISONS


La paroi verticale semble lisse… pourtant le grimpeur
trouve une prise pour sa main, un appui pour son pied. Le
bloc de pierre est intransportable… pourtant un interstice
s’offre au levier qui permettra de le mouvoir. Sans clef, la
porte close paraît l’être pour toujours… pourtant l’homme
de l’art, qui en connaît le principe, aura raison de la serrure à
l’aide de son crochet.
Un néophyte, un « nouveau » entre dans un musée, se
campe devant un tableau. Il se demande où trouver cette prise,
ce levier, cette clef lui permettant de lire le visible, de déchif-
frer l’image.
Pour les sujets les plus simples, c’est la comparaison qui
viendra à son secours. Prenons l’exemple d’un bouquet de
fleurs. Face à lui, ce visiteur peut me dire qu’il n’en pense
rien. Si je lui demande de penser à un autre dont il a le souve-
nir, et de me le citer, tout s’éclaire. En effet, rien n’est jamais
identique à autre chose : entre deux pains chez le boulanger,
deux fruits chez l’épicier, nous savons choisir. Nous manifes-
tons une préférence que nous saurons même expliquer quand
cela ne serait que par un mot…
L’observation minutieuse de l’ensemble du tableau, de ses
Le jeu des comparaisons 77

détails, la réflexion sur le rapport entre l’un et les autres nous


ont appris à ne plus « passer » devant les peintures, à leur don-
ner du temps, un temps d’activité. Un moment de recherche,
d’effort et non pas de semi-assoupissement rêveur, de vague
complaisance analogue à celle de qui écoute de la musique en
faisant autre chose.

Cette quête, elle est, pour commencer, celle d’un simple


mot. A coup sûr, la comparaison le fera surgir. Le bouquet de
violettes de Dürer sera qualifié de minutieux s’il est confronté
à la brassée de fleurs sauvages de Courbet qui, elle, est pas-
sionnée.
78 Le jeu des comparaisons

L’iris de Van der Goes (Adoration des bergers, Florence), à


la blancheur vide, sera métallique, presque vénéneux si on le
place à côté d’une anémone de Dufy à l’éclatante fraîcheur.
Le jeu des comparaisons 79

Le chrysanthème de Mondrian est évanescent : une fleur de


givre sur le carreau d’une fenêtre. Les iris de Van Gogh ont la
vigueur d’une sculpture.
Un pastel d’Odilon Redon émet une stridence de cymbales ;
comparé à lui, un bouquet de Fantin-Latour semble un air de
flûte ténu dans l’ombre. Le Bouquet de pivoines de Manet est
80 Le jeu des comparaisons

somptueux, fort comme un motif d’architecture surtout quand


on le compare aux derniers Nymphéas de Monet.
Ainsi les comparaisons ont-elles jeté un pont sur l’espace de
mutisme qui nous séparait de l’œuvre d’art. En nous donnant
un, puis plusieurs mots, elles nous ont permis de fixer notre
sensation. De la traduire en impression ; celle-ci, à son tour,
pourra être communiquée à d’autres, notée, mise en mémoire
pour être gardée dans le vivier de la connaissance et alimenter
de futures, d’enrichissantes confrontations.
L’instant précis de cette démarche, c’est l’entrée en art.
Radieux moment. De la vie, cette dimension supplémentaire
ne nous quittera pas.
***
La comparaison des bouquets de fleurs, (j’ai envie de dire
l’exercice des bouquets de fleurs) fait apparaître au grand jour
la « signature » d’un peintre, son choix, son parti dans la vie,
cette caractéristique appelée son style.
Cependant, dans le cas du bouquet, les éléments à combi-
ner, montrant l’intention du peintre, sont en nombre extrê-
mement limité : des pétales, des feuilles, un vase, peut-être un
fond. C’est tout. La représentation d’une scène ouvre le
champ d’une infinie diversité. Les acteurs, leur cadre, le
Le jeu des comparaisons 81

moment de l’action choisi, l’échelle de la représentation,


l’heure du jour, la palette des couleurs etc., offrent un grand
jeu de variations.Allons passer certaines en revue.

LES ANNONCIATIONS
Un seul des quatre Evangélistes, Luc, a raconté la scène de
l’Annonciation.Voici son récit :
« L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Gali-
lée, nommée Nazareth, à une vierge fiancée à un nommé
Joseph de la maison de David, et la vierge s’appelait Marie.
Entrant chez elle, il lui dit : “Je vous salue, pleine de grâce, le
Seigneur est avec vous.” A ces mots, elle se trouble, se deman-
dant quelle pouvait bien être cette salutation. L’ange lui dit :
“N’ayez pas peur, Marie, car vous avez trouvé grâce auprès de
Dieu.Vous allez concevoir et enfanter un fils à qui vous donne-
rez le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé le Fils du Très-
Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son
père ; il régnera éternellement sur la maison de Jacob, et son
règne n’aura pas de fin.” […] Alors Marie dit : “Voici la ser-
vante du Seigneur : qu’il me soit fait selon votre parole. ” Et
l’ange la quitta. »
82 Les annonciations

La liste des éléments composant le tableau est facile à éta-


blir : un lieu, deux personnages, la manifestation de leur rela-
tion, une colombe, un lys, un ou plusieurs objets indiquant
l’occupation de la jeune fille, éventuellement l’inscription des
phrases échangées.
Dans la peinture du Maître de Flémalle, le décor est un châ-
teau ; son importance est telle aux yeux du peintre qu’il a tenu
à nous en montrer à la fois l’extérieur et l’intérieur, de près et
de loin. Assise, la vierge est vêtue, coiffée comme une grande
dame ; le manteau de l’ange pourrait être celui d’un évêque.
L’instant choisi est celui qui précède immédiatement la saluta-
tion de l’ange : occupée à lire, Marie ne l’a pas encore vu arri-
ver. Le décor de la maison vient souligner l’importance du
personnage. La rencontre pourrait être mondaine.
Frey Carlos nous montre une jeune fille agenouillée, occupée
à lire un livre de piété, surprise par l’arrivée de l’ange dans son
dos. La robe verte de la Vierge s’étale autour d’elle comme les
pétales d’une fleur, calmement, majestueusement, tandis que le
vêtement de l’ange est soulevé par son déplacement rapide au
rythme du battement de ses ailes. Préfiguration du paradis :
trois anges musiciens jouent à l’extérieur de la riche demeure.
Les divers symboles n’ont pas été oubliés par l’artiste : le lys
dans un vase, la colombe du Saint-Esprit, le sceptre – ou bâton
Les annonciations 83

de commandement, signe distinctif de sa mission – tenu en


main par la créature ailée. Délibérément, Frey Carlos a donné à
la scène un caractère religieux nettement teinté de mysticisme.

Au couvent de San Marco, à Florence, la rencontre a lieu


dans une pièce voûtée, nue, identique aux cellules des moines.
Gabriel et Marie pourraient être frère et sœur tant ils se res-
semblent : l’auréole, la coiffure, le visage, le vêtement aux
longs plis parfaitement ordonnés, le maintien modeste. Cha-
cun des deux semble plein de respect pour l’autre : en fait, ils
acceptent de se faire les serviteurs de la volonté divine. Les ac-
cessoires sont extrêmement réduits : un tabouret sous les
genoux de la Vierge, un livre dans sa main.
84 L’Art et la manière de le regarder

Le panneau du retable d’Issenheim par Grünewald, au


musée Unterlinden de Colmar, mériterait, tant son caractère
est violent, d’être intitulé « L’Irruption ». La scène se déroule
dans un oratoire privé séparé du reste de la nef par des
Les annonciations 85

rideaux. Gabriel vient de pénétrer, par effraction, semble-t-


il, dans la maison, son vêtement est agité comme par un
grand vent. Tout un pan de son manteau le précède même
dans la pièce. Cheveux d’or, ailes aux plumes de feu, il dési-
gne, il ordonne, le sceptre à la main. Richement mais sobre-
ment vêtue, la jeune femme aux lèvres rouges, aux grands
cheveux blonds défaits a, carrément, un mouvement de recul
face à cet envahisseur. Devant elle, un coffre sur lequel est
posé un livre où s’inscrit un texte ; plus loin, un alignement
de livres ; au-dessus d’elle, immatérielle, transparente, mais
signalée par le rouge bien observé de ses pattes, la colombe
est immobile. Le mot de Gabriel est le premier d’une histoire
qui se terminera en tragédie. L’extraordinaire Grünewald a
saisi le « premier mouvement » de la jeune fille, celui du
refus. Comme il le pratique d’ordinaire, il a empoigné son
sujet ; tel un visionnaire, il l’a transfiguré ; son sens aigu du
détail vrai nous change en spectateurs d’un moment d’une
histoire, de l’Histoire.
Tout différent est le « parti » choisi par Carrache. Le décor
est inexistant : c’est l’ombre. La présence de la parole de Dieu
s’y manifeste par d’irréelles plages lumineuses : sur le vête-
ment de l’ange à l’aile flambante, sur le nécessaire de couture,
sur le visage de la jeune fille, sur la fenêtre où apparaît la
86 Les annonciations

colombe. L’index levé de l’ange requiert l’attention ; tout en


s’agenouillant, il tend un lys à la jeune fille aux yeux baissés
sur son livre de piété. Un prie-Dieu, un autre livre, sur le sol
une corbeille à ouvrage où, suivant l’habitude, le travail en
cours est enveloppé d’un linge. L’atmosphère est toute de
piété paisible, de douceur. Le carrelage dessine par terre un
grand quadrillage et, plus spécialement entre les deux person-
nages, une route qui fuit pour se perdre dans l’ombre…

Cette énumération comparative pourrait se poursuivre. Elle


montre la diversité des peintures, la liberté individuelle des
artistes, leur sens du renouvellement, la plongée profonde de
chacun au cœur d’un texte afin de le reconstruire en une
image fidèle à une vision. Le résultat est que chaque Annoncia-
tion donne un message différent : représentation matérielle (le
décor, les vêtements), interprétation psychologique (le
« moment » choisi, les caractères des deux personnages et leur
relation), le sens moral du tableau (l’obéissance à la parole de
Dieu, la foi).
On verra rarement deux Annonciations l’une à côté de l’autre
dans un musée. La comparaison pourra s’établir au moyen des
reproductions des livres, ou séparées. Et l’expérience venant,
avec l’entraînement de la mémoire, par le souvenir.
L’Art et la manière de le regarder 87

INCLUSION
Dans les yeux des auditeurs d’une causerie sur l’art, il m’arrive
presque toujours de sentir l’émergence d’une question. Les
gens se disent : « Il a la rage de partager ce qu’il sait, il veut nous
donner ce qu’il aime. Bon. D’autres amateurs passionnés en
font autant pour leur domaine. Mais, à la fin des fins, au fin fond
des choses, cet art, à quoi sert-il ? » Chaque fois, j’ai eu envie de
raconter cette belle et terrible histoire ou de lire cet article ; je
n’ai jamais osé. J’ai eu peur de paraître hors sujet, de blesser, ou
pire, d’être jugé sacrilège… Il me semble que le texte suivant
trouve naturellement sa place dans un opuscule non pas de théo-
rie, mais d’expérience, ouvert à la diversité de celles des autres.
L’auteur, connu comme mathématicien et champion
d’échecs, a combattu dans la Résistance et été déporté.

Gazette des Beaux-Arts, juillet 1965

NDLR. A l’époque où l’on évoque les horreurs des camps de


concentration, il nous a paru intéressant de reprendre un article
paru dans la revue Confluences (mars 1946) il y a près de vingt
ans, montrant combien l’art et le souvenir des musées ont eu le
pouvoir de transporter dans un autre univers certains prisonniers.
88 L’Art et la manière de le regarder

LA PEINTURE A DORA
PAR FRANÇOIS LE LIONNAIS

L ’événement eut lieu un matin au cours d’une de ces


séances auxquelles nous étions accoutumés. Nous étions
quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place
d’appel pendant qu’on procédait à une fouille générale.
Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s’éle-
vait du côté de l’infirmerie. L’automne y achevait son éta-
blissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur
moi sans crier gare et m’emportèrent avec eux. L’Enfer de
Dora se métamorphosa subitement en un Breughel dont je
devins l’hôte. Favorisée sans doute par l’affaiblissement
physique et mental dans lequel nous nous trouvions, une
vive exaltation s’empara de moi : l’impression de m’être
évadé,comme aurait pu le faire une fumée,sous l’œil de mes
gardiens imbéciles. Cette euphorie fut de brève durée. Elle
fut assez longue cependant pour me permettre de supporter
la solide volée de coups de poings et de gifles à décrocher les
mâchoires (encore un cas où se révèle la supériorité expres-
sive du langage populaire sur le vocabulaire académique :
c’est « baffes » qu’il faudrait dire) qui furent mon lot
quand mon tour arriva d’être fouillé.
La peinture à Dora 89

Je sus alors que j’étais de nouveau sollicité par l’appel d’une


ancienne passion.Toutefois, il fallut la réapprendre. Ce fut
dans mon « block » qu’allait se faire le réapprentissage.[…]
J’avais fait la connaissance dans le camp de deux ou trois
peintres […]. Je préférais m’entretenir de ce sujet avec
mon meilleur ami de là-bas, un jeune homme auquel je
m’étais attaché comme on ne peut le faire que dans ces
exceptionnelles circonstances et qui ne devait, hélas, pas
sortir vivant de cette affreuse aventure : il s’appelait Jean
Gaillard […]. Le jour de la peinture arrive et Jean me
demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur
cette question. […] Malheureusement, je ne pouvais lui
mettre sous les yeux ni les œuvres elles-mêmes, ni même des
reproductions. Il fallut nous contenter d’un expédient : je
lui décrivis ces œuvres avec la plus grande minutie pendant
les interminables heures d’attente sur la place d’appel.
Doué d’une excellente mémoire,Jean réussit ce tour de force
de se familiariser avec quelques tableaux célèbres au point
de pouvoir en parler en meilleure connaissance de cause
que tant de gens qui les ont regardés sans les comprendre,
sans les aimer, et je crois, bien souvent, sans les voir.
C’est ainsi que nous contemplâmes longuement avec les yeux
de la pensée La Vierge à l’Enfant de Van Eyck. Je projetais
90 La peinture à Dora

comme avec une lanterne magique le sévère regard du dona-


teur, les lapins écrasés sous les colonnes, l’ivresse de Noé

racontée sur un chapiteau, les petites touffes d’herbe qui


poussent entre les pavés de la courette et les six marches de
l’escalier qui conduit à la terrasse, tous les détails de la cir-
culation fluviale et de l’agitation citadine du fond […].
Pierre par pierre, nous construisions le plus merveilleux
musée du monde […].
Ainsi passèrent pour moi les jours à Dora, au milieu des
interminables appels dans la neige et le vent froid de l’hi-
ver […]. F.L.L.
L’Art et la manière de le regarder 91

SI J’ÉTAIS BIBLIOTHÉCAIRE…
Plusieurs fois, il m’a été demandé de réfléchir avec des
bibliothécaires sur les meilleures façons d’utiliser leur biblio-
thèque pour donner aux jeunes lecteurs le goût de l’art. Il m’a
semblé que, pour bien faire, on devait s’avancer dans plusieurs
directions.

L’ÉQUIPEMENT DE BASE

Une bibliothèque se doit de posséder tous ces bons gros dic-


tionnaires de l’Art et autres encyclopédies où les curieux
trouveront les réponses à leurs questions. À quelle époque
vivait Dürer ? Qui a bâti le Parthénon ? Comment fonctionne
notre représentation de la perspective ? Et celle des peintres
chinois ?

DES LIVRES FAISANT ÉCHO À DES ÉVÉNEMENTS

On va me dire : « Alors là, vous mettez-vous soudain du côté


des engouements passagers – et quelquefois moutonniers – de
la mode ? » Je réponds qu’elle est un moteur très puissant, dont
je veux profiter. À la condition de choisir, bien sûr. Si j’arrive
92 Si j’étais bibliothécaire

dans une salle de classe en annonçant qu’aujourd’hui je vais


parler de Giotto, de Vermeer ou de Manet, mon auditoire est
en droit de se demander : « Pourquoi ces peintres-ci, et pour-
quoi aujourd’hui ? » Il va falloir allumer la petite flamme de
l’intérêt. Le combustible n’est pas forcément prêt.Alors que si
je m’appuie sur une haute vague, ma pirogue ira loin. Ce peut
être la disparition d’un grand peintre, l’inauguration d’une
rétrospective d’un artiste, une violente querelle, une enchère
record… à moins qu’une nouvelle subtilisation de La Joconde…
L’événement, les journaux, les écrans, les conversations sont
parvenus à vous intéresser, vous êtes un peu informés mais des
questions se posent. Quoi de plus normal ? Celui qui « montre »
l’Art va s’efforcer d’y répondre.
À ce sujet, deux remarques viennent naturellement. Si
minimes qu’elles pourraient bien échapper.Autant les noter.
Les réponses aux questions posées peuvent être données par
les publications les plus diverses. Du numéro spécial de revue
d’art au livre au format de poche, en passant par le très com-
plet catalogue d’exposition. Pour l’occasion, on ressortira de
son écrin ou de son tabernacle le grand livre d’art luxueux,
coûteux. Prévenus du privilège qu’il y a à le manier, les
enfants en prendront le plus grand soin. Cela aussi est un
apprentissage pour plus tard.
Si j’étais bibliothécaire 93

En effet, si, pour des questions de présentation, de brièveté,


de prix, de niveau de langage, les livres pour la jeunesse peu-
vent être différents des livres destinés aux adultes, il faut tou-
jours garder à l’esprit que les natures mortes de Chardin ou les
statues africaines ne se divisent pas : elles sont et doivent être
les mêmes pour les uns et les autres. L’intrusion dans la biblio-
thèque des parents est toujours une bonne démarche : quelques
« marques » judicieusement placées dans une biographie de
Michel-Ange ou de Picasso sont plus utiles que ces albums pré-
tendant mettre tel peintre « à la portée » des enfants. D’autant
que, par mouvement naturel, le jeune chercheur aura tendance
à lire en amont et en aval du passage indiqué.

LA PROXIMITÉ

Si des livres font découvrir et connaître des œuvres d’art


nouvelles, des œuvres d’art familières peuvent conduire à la
lecture des livres sur l’art. Qui n’a pas, sur place, ou dans le
voisinage immédiat, un château, un manoir, une église, une
sculpture, une peinture, des boiseries, ou même un meuble
curieux ? Toujours avec l’idée de profiter du tremplin que
donne la familiarité déjà acquise avec cette œuvre, le biblio-
thécaire devra posséder le livret qui la décrit et l’étudie.
94 Si j’étais bibliothécaire

Sinon, marquer dans un plus important ouvrage le chapitre ou


la page qui la concerne. À la satisfaction de la curiosité s’ajou-
tent les plaisirs, les bonheurs de la fierté du patriotisme local,
sans parler de la joie que procure le fait de montrer à son tour
à d’autres.
Les promenades et excursions traditionnelles prendront un
sens supplémentaire : désormais, la statue scellée dans la mai-
son ancienne, le balcon de fer forgé que l’on finissait par ne
plus voir sembleront vous envoyer un petit signe. Et la biblio-
thèque deviendra ce lieu amical, accueillant, où l’on a déjà un
ami. Raison de plus pour y revenir.

LA PARTIALITÉ

Rutilant « défaut » de l’amour de l’Art, elle rend l’amateur


infatigable, subtil, profond. L’un ira jusqu’au fond de Java pour
l’amour des maisons de bois ; un autre ne sentira pas la fatigue
après des heures passées la loupe à l’œil : il est un adorateur
des miniatures ; un troisième saura tout des raffinements invi-
sibles de la céramique japonaise…
L’écueil serait de s’enfermer, d’ennuyer le monde entier
avec une même passion accrochée à vous pendant quarante
ans. En revanche, une année de douze mois passés à voir le
Si j’étais bibliothécaire 95

monde entier à travers les estampes d’Hokusaï, à mettre au-


dessus de tout les beautés et les folies des chapiteaux romans, à
jurer que l’on passerait le reste de ses jours sur une île déserte
avec des reproductions de Rubens, et de lui seul, quelle mer-
veille ! Une passion unique vous pousse à être encyclopédique
sur votre question, elle vous entraîne vers les plus petits
détails, elle fait de vous un avocat éloquent qui enchante ses
amis. Le caractère exclusif de la passion n’est qu’apparent :
l’étude ardente d’un peintre fait découvrir les grandes lois de
la peinture, applicables partout. L’amour des églises romanes,
loin de vous enfermer, vous invite, vous incite à regarder par-
dessus les clôtures de votre cher domaine. On veut voir com-
ment les Espagnols ont décoré leurs églises à la même époque,
ou guetter le passage au gothique…
Ces recherches ont aiguisé le regard, enseigné des métho-
des, mis en marche des possibilités d’expression, affiné la sen-
sibilité, tous acquis susceptibles de bien servir la prochaine
partialité.Ainsi Picasso aura préparé la voie aux monnaies gau-
loises (ou l’inverse) et les portraits du lointain Fayoum auront
montré le chemin qui conduit au Greco (ou l’inverse).
Ce que l’on avait pris pour une clé individuelle ouvrant une
seule serrure d’une chambre particulière était en fait un passe-
partout donnant accès aux cent, aux mille cellules de l’im-
96 L’Art et la manière de le regarder

mense ruche bruissante de l’Art. L’adage affirmait que si l’Art


est un, ses variétés sont mille.
Sans une petite étincelle, le plus haut bûcher de la nuit de la
Saint-Jean n’est qu’une inutile, une triste tour de rondins.
Cette flamme de la partialité fera parler les œuvres d’art. Et
certains commencent à s’initier, parce qu’ils sont jeunes,
parce qu’ils n’en ont pas eu le loisir ou l’envie auparavant…
Un adulte qui se lance dans une entreprise inconnue n’est,
les premiers jours, rien de plus qu’un enfant. C’est ensuite
seulement que l’on s’apercevra que ses enjambées sont plus
longues… J’entends encore ce professeur de russe dire aux
étudiants à l’issue du tout premier cours, après l’énumération
d’une savante et vaste bibliographie : « Naturellement, il y a
aussi les abécédaires… »
À moins de totale allergie, de complet rejet de la part de
ceux à qui l’on souhaite montrer le chemin de l’Art, les pro-
fesseurs, les parents, les bibliothécaires, les oncles..., les sages,
seront bien avisés d’étaler leurs passions.
Si j’étais bibliothécaire… disais-je. Avec le temps, avec
l’âge, on le devient tous plus au moins. Une autre approche est
là, toute simple, conseillée par Rembrandt qui disait : « Com-
mencez par regarder chez vous, tout près. » Ceux que les
musées rebutent, que les bibliothèques intimident, aimeront à
L’Art et la manière de le regarder 97

la passion pouvoir fouiller à leur aise dans le rayon « Art » d’un


ami. Sans contrainte de taille, de sujet, de poids, de prix… on
ouvre un album, la première image ne vous inspire pas : on le
remet en place. Au contraire, un autre donne l’impression
d’une rencontre parfaitement ménagée : vous étiez prêt pour
lui, il vous attendait. Quel merveilleux moment, à plat sur un
tapis ! Votre esprit virevolte au ras du plafond de la Sixtine ou,
à la façon de quelque petite chouette silencieuse, frôle les
parois d’une grotte préhistorique, tout juste découverte, aux
peintures toutes neuves !

*
**
98 L’Art et la manière de le regarder

EN PAYS CONNU
Une institutrice conduit une classe d’enfants au Louvre. Passant
devant L’Embarquement pour Cythère, de Watteau, un écolier
s’écrie, montrant un couple : « Nous avons les mêmes à la mai-
son ! » Etonnement. Incrédulité… L’investigation révèle qu’il y a
bien, accrochée au mur de la salle à manger de ses parents une
gravure coloriée représentant un détail de ce tableau.
Il n’était plus un étranger au Louvre.Tout se passait comme
s’il était déjà venu. L’étrangeté, le fameux effet d’intimidation
était annulé. L’enfant avait saisi le fil tendu… il suffirait, dés-
ormais, de continuer à le dérouler.

Au lycée de Saint-Raphaël, le but de l’une des excursions


de fin d’année, avec les plus grands, est l’exposition d’icônes
bulgares du musée de Nice consacré à Chagall et au message
biblique. Le professeur présente la collection d’icônes et
laisse chacun aller de son côté. Cela, sans trop savoir ce qui
l’attend.A la fin de l’heure, il veut les rassembler et les trouve
tous dans la même salle se photographiant à tour de rôle
devant une très belle peinture de Vierge à l’Enfant. Cette
peinture lui dit quelque chose… C’est le sujet de l’affiche
placardée depuis un mois dans leur salle de documentation.
L’Art et la manière de le regarder 99

Personne n’en avait parlé…


Marteler l’importance d’un livre, énumérer ses qualités,
insister sur l’urgence qu’il y a à le lire produit des effets
contraires… Mieux vaut l’oublier sur une table…

LE REGISTRE ET LE FICHIER
Jadis, dans les bureaux des administrations, et aussi ceux des
commerçants, on pouvait voir de grands registres reliés, folio-
tés (le numéro de chaque page était marqué de façon indélé-
bile), paraphés (ce qui empêchait de retirer une feuille, même
la dernière).
Ces documents faisaient foi. Leur contenu était inattaqua-
ble. À juste titre, on les appelait parfois, bien que recouverts
d’écriture manuscrite, des « livres ». Ils avaient en commun
avec ces derniers d’être reliés et paginés. Bien évidemment,
que l’on parcoure les uns et les autres en avançant ou en recu-
lant, on retrouve toujours la même immuable succession. Cela
présente l’avantage de la sûreté absolue, de la totale fidélité au
projet initial. Ainsi, dans un livre d’art, on trouvera dans l’or-
dre voulu par l’auteur les pages, les chapitres et les parties. De
même pour la suite des illustrations accompagnant le texte.
Cependant, on peut souhaiter avoir une autre attitude à
100 L’Art et la manière de le regarder

l’égard des documents que l’on conserve. Plus active. On peut


vouloir recourir à une méthode, à un matériel permettant
d’ajouter ou de retrancher des informations, de modifier la
règle de classement d’un bout à l’autre, ou de l’organiser en
sous-ensembles. Cet instrument a pour nom le fichier : il est
composé de rectangles de carton appelés fiches.
Si nous appliquons cette méthode d’accumulation et de clas-
sement au domaine de l’Art, nous nous apercevons que ses
éléments, les fameuses fiches, si mobiles, si commodes, exis-
tent déjà : ce sont les cartes postales d’art.

LA BOÎTE AUX CARTES POSTALES


Je n’ai jamais eu le moindre mal à persuader des amoureux
de l’Art de constituer une collection de ces reproductions de
dessins, peintures et sculptures : tous me disaient que, même
sans intention bien précise, ils en détenaient une petite pile à la
maison. Pigeons voyageurs de l’Art adressés par des amis
nomades. Souvenirs pieusement conservés de moments d’ad-
miration, d’émotion, lors de la visite d’un musée. De temps
en temps, quand le paquet vous tombait sous la main, vous le
feuilletiez en jouant au jeu merveilleux de retrouver les noms
des peintres ou la provenance des sculptures.
La boîte aux cartes postables 101

Si l’on procède un tant soit peu plus systématiquement, de


novice en art, on devient bientôt connaisseur. On aura appris
de la meilleure façon qui soit : sans s’en apercevoir.
Cette méthode convient naturellement aux enfants : ils
aiment collectionner. La passion leur donne l’illusion d’un
pouvoir, d’une maîtrise sur les choses. En outre, elle les rap-
proche des grandes personnes qui possèdent tout. Enfin, son
côté illimité les grise.
Ils aiment aussi jouer. Cette collection offre à son jeune pro-
priétaire tout un éventail de jeux : introduire la carte dernière
arrivée à la bonne place, changer les classements (par ordre
chronologique, par ordre alphabétique d’auteurs, ou de pays
et civilisations, par sujets, par techniques) comparer les repré-
sentations d’un même sujet en les juxtaposant (les fleurs, les
portraits, l’enfant, la femme, l’Annonciation, la danse, les ani-
maux, le sport, les batailles, etc.) et établir l’ordre de ses pré-
férences…
Les dons, les envois, les échanges, donneront le plaisir de parta-
ger, mystérieux mais fidèle compagnon de l’émotion artistique.
Le rangement, le classement ne sont surtout pas, ne doivent
jamais constituer des monuments, des arrêts. La file de cartes
postales, ce fameux fichier, deviendrait un livre, ce qui est
l’exact opposé du but visé. Qu’il soit dans une bibliothèque,
102 L’Art et la manière de le regarder

dans une salle de documentation, dans une salle de classe, dans


une chambre d’enfants ou dans la salle de jeux d’une maison
de campagne, le « trésor » des cartes postales devra être consi-
déré comme un ensemble aux mille possibles. Pièces d’un
puzzle au dessin toujours à définir, cinquante-deux cartes à
jouer dans leur étui prêtes aux combinaisons, aux découver-
tes, aux surprises… Je pense aux pions du jeu des dominos :
avec un bac plein de cartes postales d’art, on peut inventer
(merveilleux entraînement du regard, passionnant exercice
d’imagination) un long serpent d’associations d’idées, de
récurrences de parentés, de similitudes…

A TRAVERS LES SIÈCLES


ET LES CIVILISATIONS, BIEN SÛR…

Exemple : la chandelle de la peinture (Saint Joseph charpen-


tier) de Georges de La Tour évoquera l’incendie de Sodome
d’un maniériste du Nord ; Les anges quittant Sodome de Gus-
tave Moreau ne seront pas loin, ils fraterniseront avec celui de
L’Annonciation de Grünewald ; le décor de la scène appellera
les intérieurs d’églises de Saenredam ; quelquefois un chien y
passe, cousin de ceux que Véronèse introduit dans ses banquets
; les victuailles sur la table nous feront rechercher dans le bac
L’Art et la manière de le regarder 103

une nature morte de Chardin, son chat nous conduira chez


Steinlein, puis chez Foujita… chez qui une belle géante nous
attend qui nous fera penser à l’Eve de Rodin… le serpent de la
Sixtine n’est pas loin, suivi par les monstres de Jérôme Bosch
escortant une sorte de salamandre, c’est l’emblème de Fran-
çois Ier protecteur de Léonard de Vinci grand dessinateur de
canons crachant des flammes. Retour au feu.
Il y a aussi les figures géométriques cachées dans le tableau :
carré, cercle, pyramide, tourbillon, ellipses, etc.

SUR L’ACCUEIL À LA DIVERSITÉ


En peinture comme en amitié, rien ne se fait sans l’accueil à
la diversité, sans l’ouverture à la différence. J’ai connu un
amateur d’art pour qui il a fallu batailler afin que les portes et
les fenêtres s’ouvrent : il demandait à tous les peintres de lui
donner la grande joie bucolique des campagnes romaines de
Poussin. Quel ennui naîtrait de cette uniformité !
Pour conquérir toute notre étendue, toute notre largeur
humaine, repousser toujours nos frontières, nous irons au-
devant du mysticisme de Rembrandt, des fureurs de Goya, du
tourment de Van Gogh, des cruautés de Grosz et des destruc-
tions de Picasso. Certains jours, tel ou tel nous correspondra
104 Sur l’accueil à la diversité

mieux, parlera plus directement à notre cœur que tel autre…


Ainsi, au fil des jours, le tour des couleurs de cet arc-en-ciel
des tempéraments des créateurs, de leurs combats, de leurs
amours, de leurs obsessions se trouvera accompli.
À ce propos, il faut ici dire un mot du goût de son époque
dans lequel on baigne au point de ne pas le voir et de jouer là le
rôle du mouton du troupeau. Il faut avoir son goût à soi ; tous
les grands collectionneurs précurseurs l’ont dit : ils achetaient
ce qu’ils aimaient sans se soucier de la rumeur ou de la valeur.
Dans ce domaine, rien n’est pire que la tiédeur, le goût moyen.
Si un peintre naïf vous offre à choisir une peinture, ne prenez
pas celle qui se rattache à l’art d’un peintre connu, emportez
celle dans laquelle il se montre le plus lui-même. À l’excès.

*
**
L’Art et la manière de le regarder 105

AU LECTEUR
Il parvient aux dernières pages de ce bref manuel. Le point
final est en vue. Déjà : si cet opuscule se prolongeait, il dévie-
rait de son but, trahirait son véritable objet. Que penserait-on
du voyageur qui oublierait le monde dans une bibliothèque
pleine de guides et s’enfermerait dans la chambre des cartes ?
Ce point final peut, doit être le point de départ d’une vie
nouvelle. À force de regarder, on est devenu un œil. Exacte-
ment comparable au « nez » du parfumeur, à l’« oreille abso-
lue » du musicien ou au palais du dégustateur. Il faut quitter la
table de lecture et aller à la rencontre des œuvres d’art pour
écouter les voix de ceux qui les ont créées. Voix dont il faut
accepter l’infinie diversité, les oppositions, les contradictions :
elles sont celles des hommes et même des moments successifs
dans la vie d’un individu. Le voyage ne s’arrêtera pas là :
contempler des œuvres d’art, même activement, même en
ayant l’impression de créer, de se créer, sans doute, ne peut
pas être le but d’une vie. Les artistes nous auront donné à voir
le monde, les hommes, et en nous.
Un signe annoncera que le moment est venu, qu’une mince
frontière aura été franchie : tous les nuages dans le ciel
construisent des formes, toutes les taches des murs ou des
106 L’Art et la manière de le regarder

trottoirs paraissent laissées par des dessinateurs, les tas de foin


figurent des ruminants couchés et les collines des torses, des
membres de géants enchevêtrés…
Un autre apparaîtra, non plus du domaine du savoir-faire
mais du monde profond, chaleureux, de la passion. Pour cha-
cun d’entre nous l’accès à l’art a été donné par une personne.
Il y a de l’éternité dans cette chaîne. Ce don du regard, l’ama-
teur saura et voudra, à son tour, le passer.

*
**

SOURCES ICONOGRAPHIQUES
© Photos Réunion des Musées Nationaux : 10, 13 (haut et bas de la page), 21, 25, 32, 36 et 35, 77, 40, 61 (b. dr.), 69 (b. g.), 79 – © Corel : 12 – © Daniel Hamot :
15,16 – © Musée Denon, Chalon-sur-Saône : 15 – © Giraudon : 17, 33, 41, 60 (g.), 68 (b. dr.), 73, 90 – © Photos H.C. : 58, 60 et 61 – © Rijksmuseum : 69 (h.
dr.) – © Musée Rodin et © Photos Bruno Jarret/ADAGP : 44,46,47 – © Musée Rodin (photoAdam Rzepka) : 45 – © Inv. Giraudon : 52, 54 – © Schweiz : 57 –
© Daniel Maja, éditions Octavo : 59 – © Hermann G. Klein Verlag : 68 (h. g.) – © Lauros-Giraudon et © SPADEM : 68 (b. g.) – © The Solomon R. Guggenheim
Foundation, New York, photo David Heald : 69 (h. g.) – © Lauros-Giraudon : 69 (b. dr. et milieu) – © Orsi Bataglini Giraudon : 72

Version papier imprimée en France par la Nouvelle imprimerie Laballery à Clamecy (Nièvre).
Dépôt légal 2000, ISBN 2-910090-07-8
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Aux éditions Volets verts : À la découverte de l’Art,
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Jean-Cyrille Godefroy Louvre Junior,Nathan
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La Renaissance du Livre L‘animal dans l’art.Bestiaire.
Objets de la vie bourguignonne,Minerva La Renaissance du Livre
Le Cabinet de curiosité,Circonflexe
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Le livre des «comme »,Pierron
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La Terre vue du ciel racontée aux enfants Animaux d’artistes, Circonflexe
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Aux éditions Volets verts : L’Art et ses histoires,Pierron
l’Huître
Lexique français-turc simplifié…
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Le Capitaine Cook,Braun Florilège marin deVictor Hugo,EMOM
Juifs du Passé,Alta Écrits sur la peinture,Volets verts
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