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DANS L’ÉCUYÈRE D’OCTAVE MIRBEAU
Pierre Michel a identifié Octave Mirbeau comme l’auteur de L’Écuyère, un roman publié sous le
pseudonyme d’Alain Bauquenne en 1882. Le récit a pour personnage principal une écuyère de cirque et
se déroule dans le milieu d’un élégant cirque fixe de Paris, dans le dernier quart du dixneuvième siècle
: le Cirque d’Été. Qu’un roman situe son héros ou son héroïne dans le monde du cirque n’était guère
chose extraordinaire pour l’époque. Plusieurs romans de cirque ont en effet été publiés pendant la
même période – Les Frères Zemganno, d’Edmond de Goncourt (1879), La Vie et la mort d’un clown,
de Catulle Mendès (1879), et La Petite Lambton, de Philippe Daryl (1886) – et leur nombre est la
preuve de la popularité et de l’étendue de ce divertissement1. Ces romans présentent quelques
similarités avec L’Écuyère de MirbeauBauquenne. Ainsi, le roman de Goncourt, qui a pour vedettes
deux clowns acrobates, était le fruit de recherches approfondies auprès de Victor Franconi, directeur du
Cirque d’Été et du Cirque d’Hiver et arrièrepetitfils du fondateur de la dynastie Franconi, né en 1737 2,
de même que le développement des traits de caractère de l’écuyère de Mirbeau, Julia Forsell, qui
débute aussi au Cirque d’Été, était également le résultat de recherches dans les milieux du cirque. Les
romans de Daryl et de Mirbeau présentent le même spectacle, un numéro de haute école, et puisent à
des sources historiques similaires : Daryl s’est inspiré de la mort tragique d’Émilie Loisset dans la piste,
écrasée sous son cheval pendant une répétition, le 13 avril 1882, et de la carrière éclatante d’Élisa
Petzold, appelée Élisa de Vienne (Thétard, II 198)3, cependant que la Julia Forsell de Mirbeau est la
fusion d’Émilie Loisset, d’Élisa Petzold, à laquelle il a consacré sa « Journée Parisienne » du 22 juillet
1880 dans Le Gaulois, intitulée « ParisÉlisa », et de Fanny Ghyka, qui est morte tragiquement pendant
son numéro à l’Hippodrome de l’Alma un an avant Émilie Loisset, également tuée accidentellement par
son cheval ; comme Julia Forsell, Fanny Ghyka avait un chien, Turc, qui était son compagnon fidèle
(Thétard, II 199)4, mais Turc n’a pas été victime d’un empoisonnement, à la différence de la Nora de
Julia Forsell — mais. « un criminel » a bien empoisonné le cheval d’Élisa Petzold, Lord Byron, dans
l’écurie de l’Hippodrome de l’Alma (Thétard, II 199)5. Enfin, l’image de l’acrobate de cirque, qui vit
dans les marges de la société, qui se consacre cœur et âme à son art, fûtce au péril de sa vie, et qui
semble transcender les contraintes physiques des gens ordinaires, plaisait énormément à l’imagination
1 En outre, plusieurs romans de l’époque contiennent des scènes ou des chapitres où l’action a lieu au cirque,
comme Noris : mœurs du jour, de Jules Claretie (1883) et À Rebours, de J.K. Huysmans (1884).
2 Les frères Zemganno du roman éponyme de Goncourt négocient un contrat avec « le directeur des Deux
Cirques », qui n’était autre que Victor Franconi, les deux cirques étant le Cirque d’Été et le Cirque d’Hiver (147). Le Cirque
d’Été était alors, « pour tous les artistes une consécration » (Auguet 124).
3 Le roman de Mirbeau est sorti au cours du mois qui a vu la mort de Loisset.
4 Roland Auguet explique que l’image qu’on avait de l’écuyère à la fin du dixneuvième siècle était d’une femme
« virginale et farouche, qui ne sort en ville qu’accompagnée d’un gros bouledogue » (32).
5 L’impératrice d’Autriche lui avait donné Lord Byron en cadeau. Julia Forsell, aussi, a reçu trois chevaux de
l’impératrice.
2
et aux sensibilités de nombre d’artistes et d’écrivains de l’époque, qui étaient vivement convaincus de
leur supériorité et pouvaient trouver une métaphore appropriée de leur credo dans l’éthique à laquelle
on s’imaginait qu’obéissaient les grands artistes de cirque.
Les romans de Daryl et de MirbeauBauquenne perpétuent une tradition qui entretient une
espèce de mystique aristocratique autour de l’élite des artistes de cirque, et présentent leur conduite
comme exemplaire, plus ou moins, pour mieux faire contraste aux actionsrepoussoirs, fort peu dignes
d’estime, des membres de l’aristocratie de sang. Avec Émilie Loisset, Élisa Petzold et Fanny Ghyka, les
deux auteurs ont trouvé des modèles idéaux. En tant qu’écuyère de haute école représentant la troisième
génération d’écuyers célèbres du dixneuvième siècle, Émilie Loisset a en effet hérité d’un sens de la
distinction qui ressemblait beaucoup à celui que l’on associait généralement à la noblesse. La
description que fait d’elle l’historien du cirque Roland Auguet répète celles d’autres historiens : « Sur
le visage, une sorte de virginité dédaigneuse et maussade » (123). Il y avait « quelque chose
d’aristocratique dans l’allure : de la minceur, de la maîtrise et de la grâce ». De même Élisa Petzold
« montait froid et trop sévère » (Vaux 147)6. Comme beaucoup de vedettes du cirque, dont le plus grand
nombre faisait de la haute école, Émilie, au moment de sa mort, était fiancée à un aristocrate, le prince
de Hatzfeld7. Quant à Fanny Ghyka – une Roumaine selon Henri Thétard, une Hongroise selon le baron
de Vaux –, elle venait en fait d’une famille qui possédait une grosse fortune terrienne et était mariée à
« un des officiers les plus distingués de l’armée serbe » (Vaux 142). La comtesse Ghyka, peu satisfaite
de la vie conjugale, avait quitté son mari pour s’engager dans un cirque 8. Une fois de plus, la littérature
imite la vie : l’héroïne de Daryl est fiancée à un aristocrate, et celle de Mirbeau à un homme qui,
quoique n’étant issu ni de la noblesse d’épée, ni de la noblesse de robe, sort de la très riche haute
bourgeoisie qui avait accédé aux rangs sociaux de la noblesse. Le grandpère de Gaston de Martigues
avait fait une telle fortune qu’il a pu fournir à son petitfils la distinction, capital culturel qui ne se
s’obtient généralement qu’après trois générations d’enrichissement, et les autres avantages d’une plus
haute position sociale : il a des manières aristocratiques, des occupations nobles, du bon goût, des
richesses abondantes et... aucune profession. Son nom possède la particule, qui évoque les familles
d’entrée récente dans les rangs nobles, et il n’est pas étonnant que sa mère essaie de rompre les
fiançailles de son fils avec l’écuyère, nourrissant sans doute l’espoir que son fils se marie dans leur
groupe social et, de cette façon, consolide davantage encore leur position sociale9.
6 Le narrateur du roman de Mirbeau parle du « sourire de sphinx » de Julia Forsell (927, 933).
7 Tandis que la plupart des historiens identifient le prince [de] Hatzfeld (Haszfeld selon le baron de Vaux [135])
comme l’aristocrate à qui Émilie Loisset était fiancée, Roland Auguet offre une autre version, sans, pourtant, citer sa source.
Alors qu’elle faisait partie du Cirque Renz, « elle s’y fait un admirateur de marque, le prince de Hatzfeld. Il est vaguement
question de fiançailles. Il en sera encore question quelques années plus tard, avec un comte cette fois » (124). S’allier à la
noblesse par le mariage était une affaire de famille : la sœur d’Émilie, Clotilde, qui faisait l’exercice de panneau à
l’Hippodrome de l’Alma, s’est mariée au Prince de Reuss (Thétard, II 179). Leur tante, Louise Loisset, également célèbre
comme écuyère, a épousé le comte Rossi, fils de la chanteuse d’opéra, Henriette Sontag (Thétard, I, 97).
8 Parmi les autres personnes nobles qui sont devenues étoiles du cirque, il y avait une comtesse hongroise Georgina
d’Oroszy (Thétard, I 256257).
9 Chose ironique, la Mame Zélie de Mirbeau, « la vieille étoile de Franconi », nourrit les mêmes ambitions pour
son fils, Brutus, en décourageant les flirts avec la jeune fildefériste, Catalinette : « Pourquoi n’épouseraitil pas une
princesse ? Estce qu’il n’était pas fils d’un prince... d’un marquis peutêtre bien... à moins que ce ne fût qu’un duc et
3
Daryl et Mirbeau dépeignent aussi une classe sociale, la noblesse, au début de son déclin en tant
que force sociale et politique10. Ce déclin est contemporain de celui du cirque fixe dans les villes (en
quinze ans, nombre de grands cirques fixes fermeront, plusieurs seront transformés en cinémas, le
nouveau divertissement à la mode), et aussi du déclin du numéro de haute école dans les programmes
de cirque11. La composition du public de cirque se transformait aussi : de plus en plus l’assemblée
élégante laissait place aux classes populaires, et, par voie de conséquence, les programmes de cirque
présentaient de plus en plus de numéros destinés à stupéfier par leur danger (en particulier les numéros
aériens) et à éblouir par leurs couleurs tapageuses, plutôt que des numéros provoquant une
reconnaissance admirative à la vue d’une équitation superbe. Un troisième facteur en rapport avec le
début du déclin de la noblesse et de la haute école est l’établissement du cirque amateur, le Cirque
Molier, par Ernest Molier en 1880. Il présentait surtout des acrobates amateurs, issus de milieux
aristocratiques, n’offrait d’habitude que deux spectacles par an (l’un pour les femmes du monde, l’autre
pour les amies demimondaines de Molier), et se définissait à bien des égards en concurrence directe
avec le cirque professionnel12. Nombreuses sont les références que Molier fait, dans sa biographie, à
pair » (841, 845).
10 “La noblesse” et “l’aristocratie” sont des termes qui sont nécessairement utilisés assez librement dans cet essai
pour pouvoir décrire l’hétérogénéité d’un groupe, dont les membres changeaient constamment. Dans son étude de la
noblesse française au dixneuvième siècle, David Higgs identifie trois types de nobles : la noblesse stricto sensu, ou l’ancien
deuxième état antérieur à 1789 ; les titrés, ou les gens nouvellement titrés (après 1789) ; et les aristocrates, ou familles titrées
qui avaient été proches des sources du pouvoir « de Versailles jusqu’à la cour des Tuileries de Napoléon » (xvi). Les rangs
nobles, en particulier ceux qui étaient menacés de déclin, soit par extinction, soit par suite de leurs dettes, pouvaient souvent
se reconstituer ou renouveler leurs ressources grâce à un mariage avec l’héritier ou héritière d’une grosse fortune nonnoble.
Et inversement, les personnes possédant une grosse fortune pouvaient entrer dans les rangs de la noblesse, soit par le
mariage avec une personne noble, soit en recevant un titre. Comme le note Higgs, leur « croyance en leur distinction était
le lien commun », qui unissait tous les membres de la noblesse, vieille et nouvelle. Les gens nobles de Mirbeau reflètent
cette hétérogénéité. (Toutes les traductions de l’anglais en français dans cet essai sont de l’auteur.)
11 Henri Thétard note qu’« il arrive souvent, dans toutes les branches de l’activité humaine, que la période
d’apogée marque le début du déclin. En 1880, on comptait six grandes écuyères d’école et une dizaine d’autres candidates
au premier rang. Après 1890, nous trouvons peu de noms nouveaux et aucune des nouvelles venues n’obtient le succès d’une
Thérèse Renz ou d’une Elvira Guerra » (Thétard II, 199200). Thérèse Renz et Elvira Guerra venaient toutes les deux de
grandes dynasties du cirque.
12 Un côté amusant de cette concurrence est l’idée que ces aristocrates essayaient de reprendre le pouvoir politique
et social grâce à la régénération physique. Dans sa critique du Cirque Molier dans Le Radical du 25 mai 1886, Laerte a
interprété les activités de ces aristocrates comme un signe certain du déclin de leur classe : « C’est le commencement de la
fin ». Il décrit leur flirt avec l’acrobatie comme un effort ridicule et mal placé pour rehausser leur sens de la supériorité : « Il
n’est pas difficile de saisir cependant le but de ces aristocrates travaillant ainsi devant le public. Ils s’élèvent audessus de
lui par leurs bonds. Quand un duc saute à trois mètres de hauteur, il affirme bien sa supériorité, quand il saute à quatre
mètres, il nous domine à tout jamais » (cité par Molier, 190). Aristide, dans La Tribune, ironise aussi sur les rangs de la
Restauration orléaniste qui sont pleins d’aristocrates régénérés par les acrobaties de cirque : « Tout est prêt et il n’y a plus
qu’à souffler sur la République », et il nous fait rire avec l’image des « sympathiques d’Orléans allant à l’assaut de nos
institutions avec une troupe de clowns titrés ! » (cité par Molier, 191). Molier réplique : « Il ne m’est jamais venu à l’idée,
en faisant du cirque, de créer une classe dirigeante assez solide pour rosser les autres, et nous ne pensions guère, mes
camarades et moi, en nous livrant à des sports tels que l’équitation, la gymnastique, la force et l’escrime, voire même
l’acrobatie et le dressage d’animaux, à porter atteinte au prestige de la noblesse et à compromettre ses destinées
politiques » (192).
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une jalousie qu’il croyait sentir chez les acrobates professionnels du fait de sa réussite. Cette jalousie, il
la voyait dans le vol pur et simple de ses innovations formelles et dans le sabotage des numéros de ses
élèves, quand ils passaient du cirque amateur au cirque professionnel13. Que la compétition soit réelle
ou non, Molier s’est efforcé de revendiquer un art et une distinction symbolique que l’aristocratie
croyait lui appartenir en propre. Ce qui est certain, pourtant, c’est que cette concurrence ne résultait pas
seulement de la fondation de son cirque amateur (cirque qui a duré plus de cinquante ans, jusqu’à sa
mort en 1933) et de la formation d’écuyères, mais aussi, plus profondément, du sentiment qu’il avait
d’un défi symbolique lancé par des artistes de cirque professionnels à son sens de la distinction et aussi
à celle de sa classe14. L’écuyère de Mirbeau prend clairement conscience de la force de cette rivalité
devant la façon dont la (mal)traite la noblesse en vacances dans la station balnéaire de Bretagne :
« Voilà donc pourquoi Mme Henryot lui faisait si grise mine et la traitait de si haut, tranchant avec elle
de grande dame à femme de théâtre ? Elle avait peur pour sa place, comme sa sœur, Rita Giusti,
tremblait qu’on lui volât son baron » (908). Dès la minute où la menace à l’insularité de classe devient
réelle – et cela arrive, d’abord, quand le Marquis d’Anthoirre est désarçonné par son cheval devant Julia
(rétrogradation symbolique de son « appartenance à une classe dominante »), et, ensuite, quand Julia
se fiance à Gaston de Martigues –, l’objet de l’effort concerté du beau monde est de provoquer la chute
de Julia et d’assister à sa disgrâce, chute et disgrâce, espèrentils, qui la disqualifieront pour toujours de
sa situation d’égalité, la dépouilleront de sa supériorité éthique, et la jetteront irréparablement dans
cette catégorie de « femmes de théâtre » d’où on ne revient pas (Hotier 155). L’exemple de Molier
montre que la confrontation entre l’aristocratie sociale et l’aristocratie du cirque n’était pas le simple
produit d’une fiction et d’une mode passagère, mais témoignait d’une concurrence manifeste.
ARISTOCRATIE DU CIRQUE, ARISTOCRATIE DU SANG :
Mirbeau connaissait certainement la poésie de Théodore de Banville, ne seraitce qu’à cause de
son éloge de l’artiste comme acrobate symbolique. Peutêtre connaissaitil aussi son court récit intitulé
« La Vieille funambule : Hébé Caristi » et publié en 1859, qui était un précurseur important de tous les
romans findesiècle qui situent leurs héros dans le monde du cirque. Qu’il l’ait lu ou non, son propre
roman de cirque se situe dans la tradition fondée par Banville. La passion que celuici avait pour les
artistes de cirque avait déjà éclaté dans ses Odes funambulesques (1856), et « La Vieille funambule :
Hébé Caristi » renforce encore sa mythification de l’acrobate de cirque. Des poèmes antérieurs de
13 Même le livre de Molier, Cirque Molier, 18801904 (1905), essayait de faire concurrence à d’autres histoires et
chroniques du cirque publiés pendant le dernier quart du dixneuvième siècle, en imitant le format des livres de cirque, en
offrant des photos des artistes en costume, des illustrations des programmes annuels, et même des extraits de critiques de
journaux qui certifiaient la haute qualité et la légitimité du travail des artistes, tout comme les livres de cirque.
14 Gaston de Martigues et Ernest Molier ont en commun leurs origines : selon Molier luimême, son père à lui était
bien bourgeois, un « trésorierpayeur de la bonne ville du Mans » (ii). Comme Martigues, sa famille avait monté l’échelle
sociale une génération plus tôt : « J’avais bien des parents dans la magistrature et dans l’armée; il y en avait même de
nobles et de décorés... » Dans L’Écuyère, Martigues est le « petitfils de l’entrepreneur des jeux de Saxon » et il possède
« une écurie de chevaux de course » (794). Molier, aussi, avait sa propre écurie (où il entraînait ses chevaux), était membre
du JockeyClub et fréquentait aussi les salles d’armes, où il ferraillait avec ses amis riches et titrés.
5
Banville avaient déjà affirmé la noblesse transcendante des humbles acrobates face à un public
incompréhensif. Dans « Hébé Caristi » – qui a été republié en octobre 2006 par Terre de brume dans
Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris –, il est allé encore plus loin, évoquant la pureté que les
journalistes spécialistes du cirque prêtaient aux artistes de cirque sérieux et associaient à leur image.
Les acrobates n’étaient donc pas les seuls à contribuer à ce mythe de l’artiste de cirque. Il résultait
sûrement aussi de l’industrialisation du cirque comme spectacle depuis le début du dixneuvième
siècle, ce qui a fait de la publicité un élément important de l’attrait qu’ils exerçaient. Il est bien connu
que les artistes de cirque prenaient bien garde de protéger leur image de marque, sur la piste aussi bien
qu’à l’extérieur, évitant les photographies qui ne les représentaient pas dans leur rôle professionnel, se
dérobant à tout ce qui pourrait nuire à l’image de supériorité physique qu’ils se donnaient du mal à
produire. Enfin, les aficionados du cirque euxmêmes ont participé à la construction de ce personnage
de l’artiste de cirque, en exigeant de lui qu’il joue toujours son rôle. Le journaliste Hugues Le Roux, par
exemple, invité au mariage entre un dompteur et une dompteuse, était fort déçu que les invités, presque
tous du métier, ne portent que des habits ordinaires : « Ils n’avaient cru devoir revêtir – et dans mon for
intérieur je le regrettais bien – ni leurs pourpoints pailletés, ni leurs bottes à l’écuyère. Ils portaient
tous le frac et les gants mauves » (104).
D’après le mythe aussi bien que dans la réalité historique, la personnalité privée de l’artiste de
cirque diffère peu de son personnage public. Cela vient en partie de la conviction de leur supériorité,
qu’avaient surtout les membres des grandes familles du cirque, et en partie aussi du besoin de faire
croire aux autres à leur propre supériorité. La concurrence intense qui régnait entre eux pour obtenir
des engagements et pour figurer en tête d’affiche nécessitait une grande maîtrise de soi et la promotion
de la discipline professionnelle et personnelle de l’acrobate. Cette autoconstruction ressemble à bien
des égards au comportement transmis par les aristocrates de l’ancien régime visant à représenter
publiquement leur prestige dans chaque aspect de la vie. Ce que Norbert Elias a dit de la société de cour
s’applique, bien que moins rigoureusement, à l’élite des artistes de cirque du dernier quart du dix
neuvième siècle : « Les riches et les puissants des sociétés de cour employaient en général tous leurs
revenus à des fins de représentation » (55). Ce n’était pas une simple « chasse aux “apparences” »
superficielle, mais une activité indispensable pour préserver son prestige (94). De ce point de vue, le
cas d’Émilie Loisset mérite d’être noté : après la mort de cette fière écuyère, on a découvert qu’elle n’a
laissé que des dettes, et on peut y voir, selon Roland Auguet, la réponse à la pression qui l’obligeait à
mener publiquement un certain “train de vie” : « La grande vedette [...] est obligée de sacrifier à cette
mythologie aristocratique entretenue autour d’elle » (125).
Parmi les qualités qu’un artiste de cirque, homme et femme, devait afficher, figuraient la pureté
et la chasteté : pour le poète/spectateur, les artistes de cirque étaient supposés parvenir à une
transcendance spirituelle dans la maîtrise complète de leurs corps et dans le refoulement de tout désir
physique. Ainsi, Julia Forsell livretelle bien des batailles pour préserver sa pureté, dont l’une, la seule
qu’elle perdra, est menée contre le désir physique éveillé en elle par Gaston de Martigues. La pureté et
la chasteté étaient les ingrédients essentiels de la transcendance physique (et morale) de l’acrobate de
cirque, et c’est Banville, on l’a vu, qui a popularisé ces traits. Les paroles mêmes qu’il utilise pour
décrire la transcendance de son clown acrobate sont citées, probablement en hommage, dans le texte de
6
Mirbeau. Citant des vers du « Saut du Tremplin » des Odes funambulesques, dans lequel le clown
acrobate crie à plusieurs reprises dans son saut vers les cieux, « Plus haut encore, jusqu’au ciel pur » et
« Plus haut ! Plus loin ! », le romancier fait dire à son écuyère, dans un monologue intérieur au cours
de ses exercices équestres : « Plus haut ! toujours plus haut bondir ! » et « Plus haut ! plus haut
encore ! » (Odes 290 ; L’Ecuyère 827, 94142). À cette montée vers les cieux – bien qu’elle soit fort
improbable sur un cheval –, sont étroitement liées la pureté et la chasteté de l’écuyère de Mirbeau
Bauquenne. Tout comme la danseuse de corde d’un autre poème de Banville (« À Méry » 1855 ;
Contes 194), qui regarde d’un air dédaigneux en bas – « Du haut des cieux irisés, / Pour envoyer des
baisers / À la vile populace » –, Julia Forsell éprouve « un orgueil lui souffl[er] le cœur à les sentir si
bas. Oh ! qu’elle les méprisait ! ». Du haut de sa position métaphorique, elle se glorifie dans son
« inviolabilité de vierge » (L’Écuyère 827). Et quand elle a perdu cette inviolabilité, elle se tourne vers
son cheval et vers le piste pour l’aider dans son dernier saut, dans lequel elle échangera « sa couronne
de vierge » ternie contre « un nimbe éblouissant d’assomption » (942).
La danseuse de corde de Banville dans « À Méry » n’est autre que la funambule légendaire du
dixneuvième siècle, Mme Saqui, fille de JeanBaptiste Lalanne, appelé “Navarinlefameux” chez
Nicolet ; et il s’est de nouveau servi d’elle, quatre ans plus tard, pour sa Hébé Caristi. Dans sa jeunesse,
Hébé est une danseuse de corde fièrement chaste, que son indigence, dans sa vieillesse, force, comme
Mme Saqui, à continuer à exécuter des numéros, bien qu’elle ait dépassé soixantedix ans. La jeune
Hébé, belle à vous couper le souffle, apprend d’une diseuse de bonne aventure que son étoile tombera
le jour où elle marchera dans du sang, et ce jour arrive inévitablement quand un colonel de hussards,
qu’elle avait repoussé, ainsi que des centaines d’autres soupirants, se brûle la cervelle dans l’entrée du
théâtre où elle exécute un numéro. Alors commence sa déchéance. L’écuyère de Mirbeau a eu aussi,
parmi ses soupirants, un jeune officier des gardes hongroises (l’officier hongrois étant peutêtre
également une référence au hussard de Banville), qui s’est battu en duel par amour pour elle et en est
mort. Comme la Hébé de Banville, les pensées de l’écuyère se concentrent sur la fragilité et la
vulnérabilité de sa « propreté », et les images répétées qui menacent sa « propreté » de destruction sont
celles du sang et de la fange15. Le nouveau soupirant de Julia Forsell, Gaston de Martigues, semble
destiné à répéter ce duel fatal, et, de peur que son propre nom ne soit traîné irréparablement dans son
sang, l’écuyère prend des mesures pour l’empêcher à tout prix. Chemin faisant, elle tombe littéralement
de son cheval, ce qui fait écho à la chute antérieure du marquis d’Anthoirre, et préfigure une série de
chutes : celle de la faveur de la classe qui avait fait semblant de l’adopter, celle de l’état de pureté après
le viol, et, enfin, la dernière, celle qui lui coûtera la vie.
Cette chute d’un état de pureté se prête à d’autres comparaisons entre les récits de Banville et de
Mirbeau. Après la préface dans laquelle le premier narrateur de Banville raconte les jours de gloire de
sa fière danseuse de corde, une écuyère espagnole du nom de Martirio, narratrice seconde, la retrouve
dans sa vieillesse, se vautrant dans l’humiliation et la dégradation d’un amour désespéré et sordide,
15 Julia a peur parce que, si Gaston de Martigues se bat en duel pour la défendre et se fait tuer, « son nom, son
corps serait traîné dans ce sang ! » Elle imagine son sang, qui devient un sang symbolique, sur « sa robe blanche de
vierge » (855). Même pendant qu’elle songe au parti à prendre pour empêcher le duel imminent, elle voit du sang partout :
« Elle se releva sur un coude, l’œil collé au tapis de la chambre à semis de palmes d’un rouge de sang. Oui, elle voyait
bien: il y avait là du sang, et c’était elle qui venait de le répandre » (859).
7
situation inconvenante pour une femme d’un âge avancé, et la suit jusqu’à sa mort, encore plus
ignominieuse. À la fin de son récit, un de ses auditeurs fait remarquer la similarité frappante entre elle
et Hébé Caristi :
Ma foi, [...], je comprends que ce drame du ruisseau vous ait vivement impressionnée ; car enfin,
nous savons que vous avez reçu le don exceptionnel de ne pas souiller vos petits pieds en traversant
la fange du théâtre ! Eh bien ! si absurde que fût la prédiction d’Hébé Caristi, ce rapport entre sa
jeunesse et la vôtre devait vous donner à réfléchir. (167)
L’interlocuteur trouve un rapport entre les deux femmes dans leur jeunesse et dans leur refus de se faire
souiller par la fange qui les entoure, mais la réponse de Martirio permet de mieux comprendre la
relation en révélant l’énormité de leur orgueil professionnel : « Mais je suis Espagnole et j’ai du sang
noble dans les veines... Moi, je me tuerais » (167). Son orgueil diffère ici, pourtant, de celui d’Hébé
Caristi, qui a d’humbles origines bohémiennes. En proclamant qu’elle a du sang noble, elle se réfère à
ce qui était un aspect bien connu de la légende du cirque, telle qu’elle était rapportée dans les journaux
: la plupart des cirques vraiment grands constituaient de véritables dynasties, dont plusieurs
remontaient au début du dixhuitième siècle, comme c’était le cas des Franconi, et possédaient un sens
accentué de leurs lignages. Il était aussi bien connu que les plus grands artistes de cirque n’étaient pas
de simples saltimbanques, comme dirait Mirbeau, mais appartenaient à des aristocraties qui étaient
fières de leurs longues lignées. Il y avait un taux élevé de mariages entre membres des grandes familles
du cirque, comme les Chiarini, les Renz, les Guerra, et les Franconi, d’abord pour perpétuer une
tradition familiale de talent physique supérieur et contribuer ainsi à la célébrité du nom de la famille,
ensuite pour augmenter la valeur de leurs numéros16. Il était aussi notoire qu’il arrivait que des sangs
bleus épousent des artistes de cirque issues de grandes familles, en particulier les praticiens de l’art
équestre, le numéro de marque qu’on transmettait de génération en génération. Dans L’Écuyère, on en
trouve des exemples : Mame Zélie, ancienne acrobate, a un fils d’une liaison avec un marquis, un
vicomte, un comte, un baron, ou un duc, elle n’est pas trop sûre, car sa mémoire qui baisse et la
multiplicité de ses liaisons passées avec des nobles l’empêchent de se souvenir exactement du titre que
portait le père17 ; la jeune Catalinette, la fildefériste, s’il est vrai qu’elle est peutêtre le fruit de relations
entre sa mère, trapéziste décédée des suites des blessures dues à une chute, et un clown (son « père »),
elle pourrait tout aussi bien avoir pour père un des multiples soupirants nobles et riches de sa mère, en
particulier un duc, puisque le clown n’a pas découragé les hommes riches et/ou aristocratiques de
courtiser Éva ; quant à Julia ellemême, elle a été courtisée par un prince allemand, qui lui a demandé
sa main, à condition qu’elle abandonne le cirque, mais, tout en reconnaissant la valeur des deux, elle
« avait retiré sa main, estimant qu'une couronne de fleurs fausses gagnée à la pointe d'une cravache
valait une couronne fermée » (908).
Ce qui attire les hommes chez les femmes acrobates, en particulier les écuyères, est différent de
16 Les Franconi, sur qui Mirbeau a fait ses recherches, sont ceuxlà mêmes que Henri Thétard appelle « les plus
grands et les plus racés qui furent jamais dans l’histoire du cirque » (I 66).
17 Il est certain qu’il y a eu un noble dans sa jeunesse, celui qui est probablement le père de son fils, Brutus. Elle
reçoit en effet « les 600 en viager que lui servait le duc de ... ou le prince de ...., elle n’était pas sûre, car, vous savez, elle
était brouillée avec les noms » (845).
8
ce que les hommes riches éprouvaient pour les actrices. Alors que leur rapport avec les comédiennes
reposait avant tout sur le pouvoir que leur conférait l’argent, dans le cas des meilleures acrobates,
conformément au mythe entourant les artistes de cirque, il était plutôt fondé sur une égalité spirituelle.
Ainsi Banville atil fait de l’acrobate le jumeau métaphorique du poète, et les frères Goncourt ontils
parlé dans leur Journal d’une consanguinité spirituelle :
Nous les voyons, ces hommes et ces femmes risquant leurs os en l'air pour attraper quelques
bravos, avec un remuement d'entrailles, avec un je ne sais quoi de férocement curieux et, en même
temps, de sympathiquement apitoyé, comme si ces gens étaient de notre race et que tous, bobèches,
historiens, philosophes, pantins et poètes, nous sautions héroïquement pour cet imbécile de public.
(491)18
Les acteurs et les actrices, disentils, font seulement semblant d’avoir du talent, tandis que les acrobates
en sont dotés sans aucun doute. Très critique pour les comédiens, Mirbeau est du même avis quand il
affirme, dans un article : « Les gymnastes ont sur les acteurs et les fabricants de couplets cet
inappréciable avantage, c’est que, s’ils font parfois des bêtises, au moins ils n’en disent jamais »
(« Miss Zaeo » 28). D’autres romanciers, comme Philippe Daryl dans sa Petite Lambton et Gustave
Kahn dans son Cirque solaire, voudraient même nous faire croire que le rapport entre les aristocrates et
les acrobates est symbiotique, les premiers éprouvant une régénération au contact fortifiant des
seconds. Dans sa pièce Révoltée, Jules Lemaitre va encore plus loin : ses aristocrates deviennent
effectivement des acrobates, à l’instar du vrai cirque amateur d’Ernest Molier où, on l’a vu, figuraient
ses amis de l’aristocratie.
Dès lors, dans L’Écuyère, il n’est plus étonnant que, en apprenant la nouvelle du viol de Julia
par le marquis d’Anthoirre, les membres du “beau” monde en profitent pour la faire choir de sa position
de supériorité physique et morale, en la mettant sur le même pied que les femmes socialement
compromises (les courtisanes et les actrices), qui étaient, selon une idée fort répandue dans ce milieu,
des « créatures » de la même espèce que les prostituées. Quant aux « mères de familles » qui se
sentaient menacées par les fiançailles de Julia et Gaston, elles poussent un soupir de soulagement en
voyant croître les chances de trouver de beaux partis pour leurs propres filles : « Merci ! ça voulait se
faire épouser, une écuyère de cirque, une drôlesse ! quand il y avait des tiaulées de filles bien élevées
qui n’étaient point pourvues ! » (921). Selon ces gens, le marquis aurait même rendu un grand service à
Gaston en lui épargnant l’ignominie de la censure sociale qu’un mariage inconsidéré lui aurait
apportée ! Pour ce qui est de l’injustice subie par Julia, puisqu’elle ne saurait plus avoir recours à son
bouclier de pureté, elle pourra toujours chercher des consolations ailleurs, « et Dieu sait si ces
“créatures” savent se consoler vite ! » (921). Quant à la lesbienne Mme Henryot qui, avec sa sœur
cadette Rita, a empoisonné la chienne de Julia, Nora, pour faciliter l’accès du marquis d’Anthoirre dans
la maison de Julia, elle s’est associée au mari de la femme qui est sa propre amante en même temps que
18 Ce passage du Journal commence par les phrases suivantes : « Nous n’allons qu’à un théâtre. Tous les autres
nous ennuient et nous agacent. Il y a un certain rire de public à ce qui est vulgaire, bas et bête, et qui nous dégoûte. Le
théâtre où nous allons est le cirque. » La princesse Vedrowitch de L’Écuyère partage cette préférence des Goncourt : « J’ai
de la comédie pardessus les yeux : pour moi il n’y a plus que le Cirque; je ne rêve plus que Cirque... » (801).
9
sa bienfaitrice, la marquise d’Anthoirre, elle excuse d’autant plus facilement le violeur – quels que
soient ses tourments de conscience pour s’être comportée avec déshonneur – parce que « la marquise
la lâchait pour cette...! » (918)19. Il est laissé à l’imagination du lecteur le soin de terminer la phrase,
mais il est évident que son sentiment est le même que celui des « mères de famille ». Désormais Julia
n’est plus supérieure à personne depuis qu’a disparu sa pureté physique, projection extérieure de sa
pureté morale. Le romancier souligne expressément l’ironie de ces dérisoires tentatives pour associer
Julia aux mœurs douteuses et à la vénalité de ceux qui sont, directement ou indirectement, impliqués
dans son viol : les mères prêtes à bien vendre leurs filles aux plus offrants, la femme de bon standing
qui s’est, de fait, vendue pour de l’argent, et l’homme noble, mais débauché, dont le besoin d’argent est
si grand qu’il perd toute boussole morale, si tant est qu’il en ait jamais possédé20.
Le récit de Banville où l’acrobate Martirio déclare qu’elle se tuerait plutôt que de finir comme
Hébé Caristi, fait comprendre que, de même qu’on croyait à la prégnance de l’héritage du sang, on
voyait de grandes similarités entre les acrobates de cirque et les aristocrates. Il est finalement sans
importance que le « sang noble » de Martirio indique son lignage aristocratique ou témoigne
simplement de son ascendance d’artiste de cirque de haute lignée. Ce qui est essentiel, en revanche,
c’est qu’elle appartienne à un groupe bien fermé, qui établit sa légitimité dans la transmission, de
génération en génération, de valeurs de parenté partagées et d’un certain capital culturel, pour
emprunter l’expression de Pierre Bourdieu dans La Distinction : critique sociale du jugement. Ces
valeurs et ce capital culturel forment la base d’une croyance en leur supériorité, et présuppose
l’existence d’un code de conduite qui sert à perpétuer cette supériorité dans le temps, code dont une
règle fondamentale est de ne pas déshonorer ses ancêtres, et au premier chef le nom de sa famille. Il
existe pourtant une différence : la noblesse de sang opérait dans un système social plus étendu, plus
complexe, et plus profondément implanté, dont les membres ont joué traditionnellement un rôle
dominant et jouissaient de positions qu’il valait la peine de préserver avec vigilance. C’est cette position
dominante que, dans le roman de Mirbeau, les derniers rejetons de cette classe feront prévaloir sur
l’écuyère dans un effort collectif pour la détruire, et c’est leur “droit” proclamé par la noblesse à
l’autorité et aux privilèges que Mirbeau s’efforce de démasquer.
Il se trouve que, comme Élisa Petzold et comme la Miss Zaeo de l’article de 1880, Julia Forsell
ne vient pas du métier et qu’elle ne peut donc pas se vanter d’une lignée noble. Adoptant tout à fait la
19 Il est à croire, vu ses efforts pour justifier ses actions, que Mme Henryot ne savait pas que c’était la marquise,
la femme dont elle a peur de perdre la protection, qui a fourni les cent mille francs pour encourager le crime. Il était pourtant
évident, tôt dans le roman, que la marquise se ferait la complice du crime, quoique la nature précise et les conditions de la
gageure n’aient pas encore été établies : « – Ma foi ! Mesdames ! avait lâché la princesse Vedrowitch à son five o’clock
tea, puisque cette jolie personne nous prend nos maris, ce qui est bien, et nos amants, ce qui est mal, ne seraitil pas de
bonne guerre de la leur reprendre... et de la garder pour nous ? / La marquise d’Anthoirre, présente, avait eu un étrange
sourire. » (814)
20 Bien que le romancier n’ait pas signalé les origines de la princesse Vedrowitch, à l’exception de son mariage
avec le prince, on est porté à la mettre sur le même pied que « l’archiduchesse », la marquise d’Anthoirre, fille d’un sucrier
riche mariée à un noble pour son titre, quand elle traite Julia comme si elle s’était prostituée pour de l’argent et pour le
standing. Après que les nouvelles des fiançailles de Julia à Gaston eurent fait le tour du cercle de la princesse Vedrowitch,
cette dernière, « cynique, l’avait cinglée en plein visage d’un : – Eh bien ! ma belle, vous avez donc fait comme tout le
monde ? » (124).
10
mythologie du cirque, Mirbeau prétendait en 1880 qu’il est rare qu’un acrobate ne soit pas né dans le
métier, puisque dans le monde du cirque, « on est presque toujours saltimbanque de père en fils et de
mère en fille » (« Miss Zaeo » 32). Roland Auguet, comme presque tous les historiens du cirque du
dixneuvième et vingtième siècles, se fait l’écho de cette conviction, quand il affirme : « La proportion
d'artistes venus au cirque est relativement faible. On y naît. C'est le monde des dynasties, un monde
fermé où tout se transmet par héritage (133). » Quoique Miss Zaeo soit évidemment une autre source
importante dans la construction du personnage de Julia Forsell, il est fort probable que Mirbeau s’est
également inspiré de la vie d’Élisa Petzold. Selon le baron de Vaux, elle était la « petitefille d’un
marchand de savons de Toeplitz », qui se sentait attirée par le cirque depuis qu’elle était toute jeune,
particulièrement par l’équitation savante, dite “haute école”. Sa famille a bien essayé de décourager
cette passion en expédiant le jeune fille dans un couvent, mais, quand elle en est sortie un an plus tard
avec sa passion intacte, ils se sont laissés fléchir. Julia est aussi la première de sa famille à entrer dans
le monde hermétique du cirque et son ascension légitime au tout premier rang des artistes de cirque est
similaire à son ascension sociale, depuis des origines plus que modestes jusqu’à son entrée dans un
autre monde, également hermétique, grâce à un mariage avec l’héritier d’une grosse fortune. Étant
donné les mariages “mixtes” qu’on rencontre dans le cercle de la Princesse Vedrowitch – celui du
marquis d’Anthoirre ruiné avec la fille d’un sucrier fort riche en est un exemple emblématique –, Julia a
bien autant de droit à accéder à une haute position sociale.
En appelant écuyère son acrobate de cirque, Mirbeau choisit de ne pas évoquer les artistes
aériennes, qui étaient devenues les idoles du cirque findesiècle, et célèbre plutôt une facette du
spectacle de cirque qui se faisait éclipser de plus en plus par les numéros aériens depuis les années 60 –
à commencer par le spectacle impressionnant de Jules Léotard au trapèze volant en 1859. Son héroïne
est une écuyère d’école, et non une de ces écuyères de panneau dont le numéro était défini par des
acrobaties exécutées sur le dos d’un ou de plusieurs chevaux21. En revanche, la haute école était
incontestablement le numéro le plus noble dans le répertoire du cirque jusqu’à la fin du dixneuvième
siècle. L’écuyère de haute école s’habillait en amazone élégante et faisait exécuter à son cheval des
manœuvres difficiles. « Qu'estce que la Haute École en effet », soutient l’historien du cirque, Roland
Auguet, « si ce n'est la projection visuelle, la mise en scène d'un idéal de classe, celui de
l'aristocratie ? » La haute école n’était pas simplement un divertissement comme tant d’autres : « ce
fut un symbole social ». Cette valeur symbolique s’impose en tout premier lieu par sa « rigueur » et son
« élégance », ce qui n’est « rien d'autre que le principe de base de l'éducation aristocratique » (19). De
fait, ce sont « la rigueur » et « l’élégance » de l’équitation de Julia qui font naître l’estime et
l’approbation de la princesse Vedrowitch, dont la promenade du matin, comme celle de la plupart des
aristocrates du roman, relève de l’équitation et qui, parlant de Julia, établit un parallèle entre ellemême
et l’écuyère : « Et elle aime le cheval comme moi, elle est blonde comme moi, elle est belle... non, pas
comme moi. Mais je l’adore » (802)22. Ce sont aussi « la rigueur » et « l’élégance » révélées dans les
21 Clotilde Loisset, la sœur d’Émilie, était écuyère de panneau à l’Hippodrome de l’Alma.
22 En 1899, Henri ToulouseLautrec est entré dans un sanatorium, où il a fait de mémoire 39 dessins au crayon de
couleurs représentant des artistes de cirque. Huit des dessins – six sur la piste, deux en plein air – dépeignent des écuyers et
des écuyères de haute école. Sans le contexte des autres dessins, le spectateur identifierait les cavalières des deux scènes de
plein air comme des dames nobles faisant une promenade à cheval au Bois de Boulogne.
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exercices de Julia Forsell qui attirent la crème de la crème de la société parisienne au cirque, lors de ses
débuts. Même quand a commencé le déclin du numéro équestre comme nec plus ultra des numéros de
cirque, l’écuyère est restée un symbole puissant de l’esthétique du cirque, et la haute école est devenue,
précisément au début de son déclin, un symbole puissant aussi pour une aristocratie, qui en est arrivée à
son chant du cygne en tant que force sociopolitique. Quand Mirbeau évoque la performance de Julia, il
ne met pas vraiment en relief les manœuvres du cheval, mais il insiste continuellement sur le talent avec
lequel elle maintient un contrôle absolu sur ses mouvements et sur ceux de son cheval, et il oppose
l’animation croissante des tours et des sauts du cheval à l’immobilité de plus en plus parfaite de Julia
sur sa selle. Si les aristocrates, constate Roland Auguet, patronnaient la haute école, c’était parce qu’elle
« flattait [leurs] manies », parce que c’était « un peu comme le miroir de [leur] mode de vie » (Auguet
20).
Sur cette affinité idéologique entre les deux aristocraties, Mirbeau remarquait en 1880 que « le
cirque ne pouvait mieux s’établir qu’au milieu de ce monde, et les pensionnaires du cirque, écuyers et
écuyères, ne pouvaient nulle part trouver un meilleur accueil, étant comme lui, du métier, et, comme
lui, ayant un commun amour des chevaux » (« Miss Zaeo » 30). Ce lien, établi par un amour partagé
pour les chevaux, est significatif. Depuis le Moyen Âge, pour des raisons uniquement militaires d’abord
et symboliques par la suite, l’image de l’homme à cheval était celle d’un homme noble possédant
« l’autorité sur ceux qui allaient à pied » et ayant « le pouvoir de la leur imposer » (Powis 84). Et,
comme le rappelle Christian de Bartillat dans son histoire de la noblesse française, le cheval était un
symbole puissant : premièrement, parce que les garçons nobles n’avaient qu’un véritable ami pendant
toute leur vie : leurs chevaux ; et, deuxièmement, parce qu’on mettait les filles nobles en selle dès l’âge
de quinze ans. Bartillat va jusqu’à suggérer que, si « les mères étaient chargées de transmettre la vertu,
on pensait peutêtre, non sans raison, que le cheval se chargeait d’enseigner la grâce et le maintien »
(94). Certes, au début de L’Écuyère, le général de Poilvé, bouffon du romancier, qui se souvient des
jours qu’il a passés à l’école de cavalerie comme preuve de sa connaissance des chevaux et de
l’équitation savante, en profite pour discréditer la performance de Julia, où il ne voit que de la pure
« fantasia » relevant « de la basse école, pas de la haute ». Mais tous les autres membres
aristocratiques de son cercle, que leur éducation a rendus aptes à reconnaître la grande adresse, rejettent
unanimement sa critique. Dominique Jando affirme que, si on veut vraiment avoir aujourd’hui une idée
du talent possédé par ces écuyers et écuyères, « il est préférable d’assister à une représentation des
écuyers du Cadre Noir de Saumur ou de l’École Espagnole de Vienne » (147). De même, Henri Thétard
voit dans le cirque du dixneuvième siècle le « temple de l’équitation », titre qui n’a pas encore été
surpassé par les « grands écuyers de Saumur et du manège espagnol de Vienne » (II 165)23. Si
l’acquisition d’une telle grâce, d’une telle élégance et d’une aussi parfaite maîtrise ne témoignait de
rien de plus que d’un truc acrobatique ingénieux, les aristocrates du roman ne se donneraient pas tant
23 Le talent de dressage des trois plus grands écuyers de cirque les a menés à des carrières formant les meilleurs
cavaliers. Laurent Franconi, fils du patriarche de la famille, Antoine, était « le précepteur des fils de LouisPhilippe »
(Thétard II, 187). James Fillis, étoile du cirque Franconi, du Nouveau Cirque, et de l’Hippodrome de l’Alma, et père de la
grande écuyère de haute école, Anna Fillis, a fini sa carrière comme « écuyer en chef de la Cour Impériale de Russie »
(Thétard, II 189). Un autre écuyer célèbre, François Baucher, étoile du Cirque Olympique, est devenu instructeur à l’École
de Cavalerie de Saumur (Auguet 20).
12
de mal pour détruire Julia.
Bartillat cite le duc de Gramont, selon lequel la société de la fin du dixneuvième siècle
constituait « un groupement dont les membres se connaissent et qui, par leurs alliances, formaient un
ensemble familial qui admettait rarement l’étranger en son sein » (83). Mirbeau évoque aussi
l’insularité de la noblesse dans son article sur « Miss Zaeo » : pour lui, ce qui reste de « toutParis » du
quartier des ChampsÉlysées est un groupe dont les membres « ont un langage à eux, clair, rapide,
concis, qui peut se jeter d’une fenêtre, d’une voiture, d’un cheval. Ils ont leur tailleur, leur bottier, leurs
journaux et leurs opinions. On peut être un grand homme hors du quartier, mais on n’est pas du
quartier » (30). Dans son étude sur la distinction, Pierre Bourdieu, a montré que les groupes d’élite qui
se protègent contre l’extérieur ne s’efforcent pas tant d’empêcher l’entrée d’un arriviste que de
l’interdire à des personnes venant des « fractions » qui fonctionnent comme si elles étaient à l’intérieur
de la même classe. La personne à qui on barre l’entrée est tout simplement celle qui dispose des
meilleures chances d’y accéder. Or c’est justement le cas de Julia Forsell, écuyère consommée, qui, à
bien des égards, appartient à une « fraction » parallèle. Quoique les membres de la bonne société, dans
le roman, essaient de rejeter Julia comme si elle n’était qu’une artiste de cirque infime, ils font, pour
l’exclure, un trop grand effort, révélateur de leurs craintes.
Dans « Miss Zaeo », Octave Mirbeau prétend que, si les acrobates étaient autrefois « les parias
de l’art », ils sont actuellement reconnus pour des « artistes ». Parallèlement à leur ascension sociale,
ils ont acquis les avantages accessoires de la célébrité, qui étaient réservés jusquelà aux grandes
chanteuses d’opéra : ils « voyagent comme de grands seigneurs et vivent comme des banquiers ».
Mirbeau ajoute qu’ils « ont une cour, comme autrefois les rois, composée de gentilshommes, de jockeys
et de marchands de chevaux qui s’inclinent respectueusement devant leur souveraineté en maillot étoilé
d’or » (29)24. S’ils ne se piquent pas de posséder des terres et des titres, ils possèdent un nom et se
pensent « comme une élite » : « la conscience de la supériorité repose sur un sentiment “de race“
plutôt que “de classe” », confirme Auguet (140). Pour Mirbeau, personne ne sait mieux recevoir et
apprécier les grands artistes de cirque que les membres du grand monde, qui vivent en apparence selon
un code d’éthique similaire. Dans L’Écuyère, il s’inspire de ce modèle d’aristocratie du cirque pour
opposer l’une à l’autre deux sociétés fermées, d’où il ressort une comparaison peu flatteuse pour la
noblesse française, cyniquement lâche et parfaitement indigne des honneurs sociaux dont elle jouit. À
la différence d’autres romans de l’époque (par exemple, La Petite Lambton de Daryl et Le Cirque
solaire de Kahn), qui se concentrent aussi sur le code moral commun aux deux aristocraties, du cirque
et du sang, Mirbeau offre le portrait d’une noblesse rapace, totalement dépourvue de responsabilité
morale, et dont les mobiles sont la quête de l’argent, ou la satisfaction de leurs vils désirs, ou encore la
violence de leurs mesquines jalousies : la contessa Giusti, fort appauvrie, essaie de vendre ses filles au
24 Roland Auguet explique que « le prestige des écuyères d’École authentiques fut considérable, supérieur à celui
des écuyères de panneau, et d’ailleurs de nature différente. Ce genre d’écuyères fréquente le même monde que les autres,
c’est le monde “du cheval”, l’aristocratie – et les snobs qui l’imitent. Mais, devant sa science et sa maîtrise, les hommes
s’inclinent. Elle vit de plainpied dans l’univers viril. Elle est l’exception : ils la considèrent comme une égale. Ils ont
d’ailleurs tendance à lui prêter une psychologie toute faite, dont on se demande jusqu’à quel point elle reflète la réalité ou
les rêves un peu troubles du désœuvrement masculin. On décrit l’écuyère comme une “dompteuse”, plus virile et plus dure
que les hommes » (3131).
13
plus offrant ; Mme Henryot, son aînée, conspire avec l’ignoble marquis d’Anthoirre pour qu’il viole
Julia ; et, avec un parfait cynisme, le reste du groupe parie gros sur ce crime... Tournant à leur avantage
le solide code d’honneur de Julia, les membres du cercle Vedrowitch se moquent bien de ces valeurs
qu’ils ne professent que pour la forme, alors que Julia, elle, les respecte pour de bon, au point d’en
mourir, comme si la vraie aristocratie ne se trouvait qu’au cirque : se heurtant à des doutes sur son
honneur, elle choisit la mort contre le déshonneur.
Il est problématique que Mirbeau ait jugé nécessaire de surdéterminer les forces éthiques en jeu
dans la psyché de Julia, en insistant sur sa formation religieuse et le paysage finlandais de sa jeunesse,
qui exercent sur ses actions une influence puissante : c’est là le signe d’un romancier en formation, au
début de sa carrière. En fait, les exigences de pureté chez Julia sont aussi inextricablement liées à son
métier d’acrobate de cirque qu’aux symboles spirituels de la foi luthérienne ou qu’à la blancheur du
paysage finlandais. À elles seules, les prescriptions du cirque auraient pu suffire à motiver la décision
de Julia de se tuer – d’autant que Mirbeau ne pouvait manquer de connaître Les Frères Zemganno
d’Edmond de Goncourt, paru trois ans auparavant, et il pourrait être un peu contreproductif de séparer
le code du cirque des codes religieux et des codes symboliques. Pourtant, puisque l’espace choisi par
Julia, dans son geste final pour reconquérir sa pureté, est la piste du cirque – une première tentative en
pleine campagne n’a pas réussi –, on a là la preuve de l’importance de l’opposition développée par
Mirbeau entre les deux aristocraties. Bien sûr, l’institution religieuse, comme Pierre Michel l’a montré
dans sa préface, constitue une des cibles du romancier, mais Mirbeau semble réserver à l’aristocratie la
pleine force de son venin.
Pour Jonathan Powis, « la mort plutôt que le déshonneur » – devise de la morale aristocratique
depuis des siècles – impliquait que l’honneur était une question de conduite correcte : un code existait,
et le déshonneur était le prix à payer pour l’avoir violé. Mais si, selon Powis, les soucis de l’aristocratie
se partageaient également entre la famille, le rang et l’honneur une valeur égale, la fortune n’étant pour
elle qu’un moyen de conserver sa position sociale, dans le roman de MirbeauBauquenne, c’est
l’inverse qui se produit : l’acquisition des richesses constitue l’objectif principal des nobles mis en
scène, cependant que la famille, le rang et l’honneur ne sont plus que des moyens d’arriver à leurs fins.
La vraie noblesse, on la trouve chez l’héroïne du roman, Julia Forsell, dont l’honneur est tellement
violé que la mort devient son seul recours.
Jennifer FORREST
Texas State University, San Marcos
Œuvres citées :
Auguet, Roland, Histoire et légende du cirque, Paris, Flammarion, 1974.
Banville, Théodore de, Contes, souvenirs et portraits, poésies, théâtre, Paris, Éditions G. Grès, 1925.
— — —. « La Vieille funambule : Hébé Caristi », Esquisses parisiennes: scènes de la vie, Paris,
PouletMalassis et de Broise, 1859, pp. 133167.
Bartillat, Christian de, Histoire de la noblesse française de 1789 à nos jours. Vol. 2. Les nobles du
Second Empire à la fin du XX e siècle , Paris, Albin Michel, 1991.
Bourdieu, Pierre, La Distinction: critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
14
Elias, Norbert, La Société de cour, trad. de Pierre Kamnitzer, Paris, CalmannLévy, 1974.
Goncourt, Edmond et Jules de, Journal Mémoires de la vie littéraire, 18511865, éd. Robert Ricatte.
Paris, Robert Laffont, 1989, 3 volumes.
Goncourt, Edmond, Les Frères Zemganno, ParisGenève, Éditions Slatkine, 1996.
Hotier, Hugues, Signes du cirque: approche sémiologique, Bruxelles, Éditions AISSIASPA, 1984.
Jando, Dominique, Histoire mondiale du cirque, Paris, JeanPierre Delarge, 1977.
Le Roux, Hugues, Les Jeux du cirque et de la vie foraine, Paris, Plon, 1899.
Mirbeau, Octave, L’Ecuyère, in Œuvre romanesque, tome I, éd. Pierre Michel, Paris, Buchet/Chastel,
2000, pp. 773967.
— — —. « Miss Zaeo », in Paris déshabillé, éd. JeanFrançois Nivet et Pierre Michel, Caen,
L’Échoppe, 1991, pp. 2834.
Powis, Jonathan, Aristocracy, Oxford, Basil Blackwell, 1984.
Thétard, Henri, La Merveilleuse histoire du cirque, 2 volumes, Paris, Prisma, 1947.
Vaux, baron de, Écuyers et écuyères: Histoire des cirques d’Europe (16801891), Paris, Rothschild,
1893.