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JEAN-MICHEL REYNARD
UNE PAROLE ENSAUVAGÉE
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Cet ouvrage a été publié avec l’aide de la
Communauté française de Belgique et avec
le concours du Centre national du Livre, Paris.
PRÉSENTATION :
LE RÉEL, LA LANGUE, LA SÉPARATION 9
mant y discerner des révélations secrètes, mais selon des ruptures répé-
tées avec les familiarités désœuvrantes de la langue, réel refus de consentir,
dans l’œuvre, au débridé de son utilisation impensée. Dans ses refus mêmes,
il s’agit moins d’une rupture que d’une lutte avec et contre la langue,
selon une perspective de réappropriation qui ne soit pas celle d’une mise
en commun, ni de celles qui se perdent, telle une ligne de fuite égarée
dans le magma des mots prononcés qui se consument dans l’instant.
L’impression produite est celle d’une plongée conduisant au-dehors,
insinuant une distance considérable et, dans son mouvement quasi aveugle,
l’espace d’une proximité qui se découvre et cherche à retenir. Un appel
à voir depuis le haut de la mer, c’est-à-dire, dans la langue de l’auteur de
L’Eau des fleurs 1, depuis ce qui englobe et décide, depuis ce qui anime
l’effervescence de toutes les composantes parcourues jusqu’à l’infime,
celle d’un monde minuscule. Et non moins son contraire, pour ne faire
qu’un de ce qui est : des espaces infinis et opaques en lesquels, d’y porter
l’attention requise, nous chutons sous l’effet d’un vertige pour y être absorbé,
conscient même d’y avoir toujours été et d’en faire à chaque instant cette
expérience qui ne parvient pas à se dissimuler. Cette mer de la sensation
englobante, non spécifiée et pourtant immédiatement présente, non objec-
tivée, et encore moins conceptualisée, mais non moins active.
1. JEAN-MICHEL REYNARD, Sans sujet, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2008, p. 17.
de la langue, la matière des arbres, donc, s’identifient 1. » Aveu qui signale
l’intention de faire communiquer entre elles et entre eux aussi bien les
choses que les mots. Aveu qui tout autant laisse soupçonner que la langue
a partie liée avec la séparation qu’elle entretient, avec ce qu’elle produit
d’écart irréductible, indispensable à toute préhension des choses et du
monde : « le réel, c’est ce dont la langue (“ma” langue) me sépare […]
séparé du réel par sa langue (la langue), bien davantage que par la mort 2. »
Les machinations de la langue, lieu équivoque où viennent s’exercer
toutes les forces et toutes les tensions du monde et de la vie.
Lieu de refus, de même, ou plus encore, refus aux acquiescements
des ordres du monde, avec ses jeux indicibles de la mémoire, du passé
présent à chacun des instants de la conscience, de ces visions rétros-
pectives, de ces souvenirs jusqu’à l’effacement progressif, bien que jamais
tout à fait, de ses fragments, depuis leur fragmentation. Refus qui est
la condition de possibilité de toute reprise, de toute prise sur le monde,
mais pour s’y dissoudre, selon un désir de discrétion et même d’ano-
nymat, jusqu’à son propre anéantissement.
1. Ibid., p. 11.
2. Ibid., p. 57.
Jacques Dupin
l’é –
cart aux fleurs,
a–
nus, com-
me
l’eau – la dis
tan –
ce de
vie
– de
hors
– par
ce
que la vie a
bou –
gé
16 – dé –
pend – sans toi, lan –
gue
d’elle – mesure
que
vi –
vre n’
est
plus au –
tour
Ses poèmes en colonnes – voici l’extrait d’un autre, tiré comme le précé-
dent de Nature, et mortes, un livre peint par Jean Capdeville :
en
tout, la
tas –
se – vali –
de
– en peau comme buée d’a –
17
si –
le
– sans tor –
dre –
fin
– con –
– cert
d’enfant plat – la toux, repas, le com –
ble –
deu –
xi –
ème monde
à
ma
place au som –
met
du vi –
vant
L’Eau des fleurs – Lien du sang avec la mère. Immense travail d’expia-
tion et de rachat après la mort de la mère. Un ultime chantier ouvert, et
béant. L’eau des fleurs étant l’eau qu’on revient verser dans le vase
pour rafraîchir sur la tombe un dernier rayon de vie, le signe et l’éclat
d’une survie éphémère. Les parallélipipèdes emboîtés du cercueil et du
tombeau attendent pour se fermer le surcroît du parallélipipède d’un
livre. La mort de la mère ouvre une issue au flux torrentiel d’un texte
imprévisible qui surmonte le deuil et la mortification pour ériger en chemin
« un édifice de langue… rendant à ma mère son autonomie “réparée”
et m’abandonnant à la fin, à terme, à la mienne». Comme si le fils coupable
avait confisqué la parole maternelle et qu’il lui fallait par l’écriture rétablir
et réinventer ce qui était perdu, redonner force et vie à un lien distendu et
flétri. La blessure était profonde, la réparation sera sévère, grandiose et
presque inhumaine. Comme le texte monstrueux qui nous est donné à lire.
Dans le grand livre qui a pris sa place, vide, la mère est omniprésente,
active dans l’invisible. Errante, effacée, volubile. Rebondissante, sous
chaque phrase à l’infini déployée, accidentée, réparatrice. Elle respire.
Elle est le souffle du livre. Sa force fécondante. Elle est l’énergie qui
subsume et transcende le nœud de la douleur, de la culpabilité qui s’écrit.
Elle. Sans que nous la connaissions jamais, en l’appréhendant sans cesse.
Nous sommes saisis, au tranchant des pages, par la traversée de sa mort.
Et de la mort préemptée de l’auteur.
Est-on jamais capable d’évaluer la grandeur d’un livre ? Celui-ci m’a
frôlé sans se découvrir durant les années de son élaboration. Derrière
les franges des conversations familières, il était gardé au secret. Après
l’avoir lu, visité maintes fois, il m’échappe toujours. Mais je sais qu’il
embrasse, et tresse, et maltraite, dans une langue réinventée, toutes les
occurrences et les moindres particules éparpillées d’une vie. Il dresse
un édifice imprenable, au magnétisme irrésistible.
De la mère à la mer. Du récit d’enfance à la préhension de la mort. De
l’érotisme à la plainte. De la mort de la mère à la naissance de la langue.
Justement, ici le bât blesse. Un bouleversement de la langue d’une
telle ampleur, une mise à nu radicale, un surpeuplement si monstrueux
que nous sommes dès la première page plongés dans le courant d’une
traversée impossible. Dans la débâcle d’une catastrophe infinie. Érection
et renversement des barricades opposées au désir d’écrire. Une langue
déconstruite et reconstruite sur le saccage, la dérision, l’aléa rageur. Mais
qui ouvre en cela le néant du monde et l’agonie de l’être à la fraîcheur
de la sensation, à l’incongru du mot, à l’inconnu des commencements.
GILLES DU BOUCHET, sans titre, pointe-sèche, 7,5 x 9,5 cm, s.d.
Jean-Michel Reynard
ASIE * 21
si j’essaie de rentrer
dans le monde
celui-là
dehors
la vieille qui achète
et la jeune fille qui vend
un garçon tend
quelque chose
me dit
que je suis pourtant
aussi
dans le marché
un lot
le calibre des autos
se resserre
en riant
l’enfant, l’étau
de son âge
savoure l’écho
dans la vue
des oiseaux
en boitant
on se change souvent
il y a des rumeurs
qui refusent le torrent
la patience
d’un fils
une forêt depuis que l’ange
me glisse
son coussin d’épines
sous les reins
tu as promis
ce qui jamais ne tint
et tu t’allonges
en voiture
la carrosserie soyeuse
transpire
c’est un pays où
il fait bon ne rien dire
à tant parler
j’ai occupé un
peu de temps
la route
longe un long sentier qui
suit
le village aéré
enfant
il y a des jeux
de tous côtés
la femme abonde
c’est toi
qui n’est pas revenue
mais elle
26 elle a tout vu
elle a souri
en ouvrant la porte
qu’est-ce qu’une femme
qui s’ouvre l’aorte
une phrase
une parenthèse
à peine fermée
la parole
sous la véranda
le silence
murmuré
je renonce à dépendre
de notre syntaxe occulte
foncièrement morbide
son apparence de
plein sous une
carapace
de vide
la situation empirait
il était temps de te suivre
j’ai saisi cette femme
avec un mot parmi sa langue
et la mienne
la mienne bouchée
éteinte
on ne dira jamais assez, combien
le prix ridicule
que j’ai payé
pour être au monde à
l’année
au mois
la vie
une fois ici
l’envie est venue
de sourire 27
et d’aimer
peu de mots s’en avisent
mais qu’importe
les mots
aussi
sont peut-être ce
que le bonheur
vise
dans sa mire
ou que la langue est
morte à dire
à rendre
le goût
je suis à table
et j’ai fini
cela
s’écrit avec
des fleurs
un gâteau
mort
un lit
ainsi naviguent encore
les derniers saufs d’entre
ceux
28
alors, avec le
bruit
on a fait taire les
oiseaux
le pétard, un instant
les oiseaux crépitent
de nouveau
les mots
d’autres échos
de nouveaux mots
alignés 29
et alors
tu as la nuit
que tu as payée
tu as acheté
une tranche de nuit
avec ses accessoires
on s’endort
en plein jour
comme dans une baignoire
mon dieu
c’était donc le prix
si bas
si peu
si tellement loin
du rien
que j’avais à peine
osé à deux
hier
dans la soupe
j’ai trouvé un message
et ce soir
dans le doute
les oiseaux
restent sages
plus tard
il pleut
je redescends
vers l’estomac
je détiens encore un morceau
de ma vie
32
d’avoir écrit
le livre se ment
réceptionne
mal le livreur
intègre
prononce l’arrêt de l’heure
qui pleure
sur l’étendue
la lenteur du riz
verdit
reverdit l’inquiétude 33
au fond
chaque parole est une
étude
de la copule
ce à quoi son verbe accule
le parleur
la capsule d’or
qui bouge
sur ton nom
qui frémit
ressent l’obligation
d’un recours
c’est une présence
d’amont
sur la ligne blonde
on prolonge
l’accent
des plantes
les choses s’endorment
elles livrent
l’exacte mesure
des autres mondes
celui qui s’évapore
encore
et te prononce
dérape
sur la terre chaude
je ressemelle
mon poème
avec des fleurs d’eau
l’ordre est venu
d’en haut
d’au-dessus du crâne
de ce qui pèse
34 sur la pauvre
famille, nos œuvres
charitables
des neurones à
table
à dix heures du
matin
mais à paris
dans le parfum
des gens qui travaillent
quelle heure cela
fait-il
quelle différence
les gens ne travaillent
plus
depuis qu’ils existent
dans ce pays
là-bas
et sur ta langue
ta bouche délaissée
depuis
les mots qui servent
à quelque chose
préfèrent se taire
ou comme ici
parler pour ne rien faire
ne rien dire
d’autre
que le temps qu’un
mot prend
pour rejoindre son
semblable
pour être moins seul
sur le front
et dans la salive
souillée
de celui
de celle que j’entends
me prier
de ne pas appeler
ne plus venir
et quoi qu’il arrive
d’être mort
jusqu’au signal enfin
suave
de l’oubli
du pardon
du salut au passant
inconnu
qui toujours dit je
quand il parle
mais que ses mots
n’écoutent plus
François Zénone
Parler avec lui exigeait une certaine tension. Les faux-semblants n’avaient
pas cours. Me plaisaient chez lui la rigueur intellectuelle, la précision
de la pensée, la gravité, mais aussi parfois les brusques fous rires. La
délicatesse. Chaque fois que je le quittais, lorsque j’allais le voir à Paris,
et qu’il me raccompagnait à la gare, il s’arrêtait en double file devant
un disquaire pour m’offrir un disque.
Son dernier présent, les pièces pour clavecin, suite « Aufs Lautenwerk »
de Jean-Sébastien Bach par Pierre Hantaï.
Les longues colonnes de mots exigeant une lecture à haute voix pour
rétablir le mot dans sa linéarité. Les pages massives nous mettant en
état d’apnée.
La choséité du mot. Dans L’Eau des fleurs la choséité du mot est définie
comme « une chose autre que le signifiant parce que elle est dedans son
ici – devance, comme de la matière-pilote ou de la matière obstacle ».
[…] car jamais l’écorché vif que je suis n’aura ainsi écrit, sachant
d’avance le non-savoir dans lequel la venue imminente mais impré-
visible, la mort de ma mère, viendrait sculpter l’écriture du dehors,
lui donner sa forme et son rythme depuis une interruption incal-
culable, jamais aucun de mes textes, n’aura dépendu en son dedans
le plus essentiel d’un dehors aussi coupant.
[…] alors que depuis quelques jours me hantent et le mot et
l’image de la momification, comme si je procédais à l’embau-
mement interminable de maman vivante, survivante ou mourante,
en l’entourant de mes 59 bandes de prières 1.
40
Il lui arrivait, lors de nos conversations, d’écrire dans son carnet, et,
alors que je le quittais, il me donnait ce qu’il avait écrit :
Depuis 1979, je lui ai toujours écrit à la même adresse, son seul démé- 41
Comme un effet d’écho aggravé, ces deux fragments que je lis dans
L’Eau des fleurs :
1. MICHEL COLLOT (s.l.d.), Autour d’André du Bouchet, actes du colloque « Rencontres sur la
poésie moderne » des 8, 9 et 10 décembre 1983, Paris, Presses de l’École normale supérieure,
1986, p. 184.
vouloir lire, écrire, écouter de la musique, vouloir aller fouler
parmi les campagnes, seul ou deux ensemble, mais séparé, vouloir
allemander, puis, donc désirer (pouvoir) mourir 1.
Après avoir été voir avec lui La Horde sauvage de Sam Peckinpah, il
m’avait dit avoir écrit un texte sur ce film.
« le poème à une lettre près de mon nom d’animal 3 » : écrire donc comme
42 un renard rusé.
L’Eau des fleurs : un texte qui court vers son centre qui serait la mère,
centre toujours déplacé, rejoué selon l’ordre d’une composition «elle-même
progressive, évolutive jusqu’à son terme, en reconsidération incessante
de son élan, de sa perspective, de son élan ».
Le lecteur doit souscrire à un pacte un peu vicié puisque l’auteur
admet qu’il s’engage « dedans une expérience aiguë, étrange, jalouse,
maligne peut-être, de la composition moléculaire du livre en soi ».
Une fois posé cela, il démontre que Capdeville ne peint pas le monde,
qu’il a posé entre lui et le monde un mur (le tableau) sur lequel il écrit
son nom blanc sur noir. Peindre consiste à écrire son nom, « celui même
de Capdeville. Ni plus. Ni moins. Exorbité. Son chiffre. Il y a des années
que Capdeville dilate ainsi sa signature ». Tableaux signés en « tant
qu’œuvre d’homme ».
1. Il a paru, treize ans après avoir été écrit, dans la revue L’Atelier contemporain, n° 3, juin 2001.
2. « Reverdy, pour ne rien dire » in FRANÇOIS CHAPON et YVES PEYRÉ (s.l.d.), Pour Reverdy,
Cognac, Le Temps qu’il fait, 1990, p. 93-105.
L’individu d’un poème ne dit rien, sinon que ce « rien » n’est
en soi que lui-même, sujet du verbe, ou son aria !
Ce qu’a à dire le poème est un mot. Un nom. Le sien. Ce
nom comme verbe est aussi celui de l’individu. Mais l’individu
du poème n’a de nom, à ses mots, qu’au prorata de la place qu’il
occupe parmi eux. La sienne. Son numéro. Or le numéro de quel-
qu’un en poésie, à l’encontre de qui s’imagine louer le wagon
tout entier, n’est que le chiffre, toujours inédit, toujours futur,
que lui confère au gré du voyage, le déplacement de la langue.
L’Eau des fleurs : maintenant il nous faut lire ce livre ouvert / fermé et
qui s’adresse à nous malgré tous les pièges qu’il recèle. Ce qui pour lui
était élucidation, clarté sans doute (les initiales lui servant de repères
L’Eau des fleurs doit aussi garder son secret. Dans une lettre adressée
à Lacretelle, Proust écrit que « c’est la déchéance des livres de devenir,
si spontanément qu’ils aient été conçus, des romans à clefs, après coup 1 ».
Il est vain de reconstituer les clefs, en tout cas d’y croire d’une façon
positive parce que cela implique une option théorique, en matière litté-
raire, exorbitante : une théorie de la copie, de la source, hors proportion
avec l’enjeu réel de la lecture.
L’opacité du texte est aussi sa vérité. Le projet même de ce livre,
son « inhumanité syntaxique » interdisent sa traduction en français
« normal », ce qui reviendrait à nier le travail produit sur la nature même
du langage utilisé.
1. Correspondance. 1880-1895, édition établie par Philip Kolb, Paris, Plon 1993 (1970).
Jean Frémon
1. GEORG GRODDECK, « Cinquante et unième conférence » (15 août 1917) in Conférences psycha-
nalytiques à l’usage des malades prononcées au sanatorium de Baden-Baden (1916-1919), trad.
Roger Lewinter, Paris, UGE, « 10/18 », 1993, p. 133.
PIERRE ALECHINSKY, sans titre, encre de Chine sur manuscrit anonyme ancien, 29,5 x 20,5 cm,
2005,
Jean-Michel Reynard
à André du Bouchet
TERRE SÈCHE 53
1. Trad. Maurice Edgar Coindreau, revue par Michel Gresset avec le traducteur, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. I., 1977, p. 932, 940, 951 et 952.
2. Paris, Lignes, 2005, p. 87.
[Dehors]
[processus]
Écrire n’étant pas tout – mais ex-posé au mors du jour qui tire en éloi-
gnant toujours plus le dehors vers le dehors. Tout étant là, d’un comment
vient le poème, (lui) maintenant à son maintenant ce qui, extérieur, récal-
citrant et réfractaire, traverse la rumeur du temps ; et lâchant la tentation
Pneuma est ce qui passe dans cette pression rentrée, dégagée, sortie où
il n’y plus d’air. D’un seul et même mouvement.
La force qui aura pressé le crâne met la langue à l’envers. En cet envers
il y a que l’on pense à Hopkins, à Baudelaire. La ville pour chacun aura
été le mouvement même d’une chute de l’ancien temps, le froissement
par lequel la rêverie s’interrompt comme un papier gras est jeté, l’« inlas-
sable remise en cause de l’imaginaire 1 », l’effondrement d’une persis-
tance où l’Un indivisible se désenchevêtre du ciel 2. Reynard est l’héritier
de cette dure réalité rugueuse. Il est l’un des rares poètes de cette géné-
ration en France (à part peut-être, outre-atlantique, certains objectivistes
américains) à avoir donné cette place à la ville, aux champs critiques
qu’elle ouvre dans le poème. L’expérience d’une époque en somme par
laquelle chacun – et Reynard sera ici plus proche de la ville telle qu’elle 63
est donnée à penser chez Walter Benjamin que de ce qui en est tu chez
Heidegger (en dehors de ce qu’il pense de la Ge-stell, l’arraisonnement
par quoi la nature est sommée de se « placer debout devant » comme
« un complexe calculable de force 3 » dont l’homme est la seule mesure) –
sera acculé à la force sans aura du réel, s’ouvre – jusque l’impossibilité
de comprendre les rapports de classe qu’elle dessine, jusqu’à rendre illu-
soire toute dialectique de l’histoire. Et si le désespoir fait de l’homme
abandonné et seul « un chien de potence, […] / Pire : un loup ; et leurs
meutes dévastent l’époque 4 », s’il prive l’homme, comme le dit si juste-
ment dans son Papier d’Arménie Jean-Christophe Bailly, non seulement
de la valeur, « mais de la chose même 5 », reste qu’à travers la sécu-
larisation des gestes et des pensées, des actes et des sensibilités, quelque
chose de mis au sol réfléchit et maintient encore la possibilité d’une
persistance de l’être-là ; partout, la ville mêle ses strates de passés à ses
rebuts et à ses mouvements contemporains, et jusque dans sa misère
1. ANDRÉ DU BOUCHET, Baudelaire irrémédiable, Paris- Lagrasse, Deyrolle et Verdier, 1993, p. 12.
2. YVES BONNEFOY, L’Arrière-pays, Genève, Skira, 1972.
3. MARTIN HEIDEGGER, Essais et conférences. La question de la technique (1954), trad. André
Préau, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 29.
4. GERARD MANLEY HOPKINS, La Guirlande de Tom. Sur les chômeurs (1887), trad. Benoit
Casas, L’Animal, n° 16, 2004, p. 35.
5. Papier d’Arménie, loc. cit., p. 28.
elle laisse encore à son abandon ce qui est. La persistance d’une multi-
plicité de temps à fleur de ce qui existe est ce qui, dans le « là » des
choses, résiste, par delà le pas qu’à fait la marchandise sur elles, à leur
anéantissement ; ce qui leur donne épaisseur et surface d’apparition ; ce
que, peut-être, dans les villes énormes, dans le trafic, des auteurs comme
Reynard crurent encore avoir à dire, irrémédiablement, d’un pas fait et
franchi, d’un geste d’adieu porté, et ce jusqu’à en énoncer une véritable
politique de l’écriture, une nouvelle théorie pour l’écrivain et sa société.
Songeons ici à ce que Baudelaire sut très tôt en dire, force elliptique
que Jean-Michel Reynard porte lui aussi vers son propre drame : « Rien
qu’une immensité spirituelle ! La biographie d’un homme dont les aven-
tures les plus dramatiques se jouent silencieusement sous la coupole de
64 son cerveau, est un travail littéraire d’un ordre tout différent 1. »
Songeons aussi à Jean-Michel Reynard qui, dans le désarroi de son expé-
rience poétique, l’aura également eu à penser, engageant un prosaïsme
parfois trivial, la vie quotidienne, son ordinaire et sa presque nullité, et
tout le rythme sec de la « ville grosse d’aujourd’hui » dans son poème,
selon même le projet du Spleen de Paris : « au café / le matin / la rue
resquille / dans le métro / une grève de trop / suffit / je pense à la phrase / qui
te cherche / à paris / en banlieue / au petit bonheur / la France / pourrit 2 ».
Les occasions du dehors, sans que s’établissent entre elles des rapports
de métaphores et de métonymies, s’interpénètrent ici, hic et nunc, for
da, jusqu’à en affecter langue et poème que voilà sortis, mutuellement,
comme « l’hôpital / c’est la rue / ou c’est moi / où l’on se rue / comme
aux galeries / lafayette / mais il n’y a que / moi / à vendre / à acheter 3 ».
Ce « principe de substituabilité, de correspondance, de réversibilité 4 »,
par lequel vient encore une sorte de monde, vaut pour Jean-Michel Reynard
comme impératif catégorique de son acte d’écriture.
Peine perdue endure, par son titre même, ce à quoi s’abaisse le poème
aujourd’hui. Et d’où qu’il parte, y revient ce qu’il perd. Ce qu’il a troqué
ou vendu contre le mur du dehors (« une goutte, un ongle – un clou,
tête, langue, digitale, coupante. cosse déportée à contre-courant des lignes
du bois 4 ») est ce qui lui est rendu en monnaie de singe.
1. GILLES DELEUZE, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1996, p. 21.
L’Eau des fleurs est ainsi, dans cette conséquence-là de déportation de
la langue, l’écoute par quoi remonte, du coffre, voire du container
(Behälter) des morts au rectangle silencieux du livre, leur résonance.
À même ce qui s’enfuit et respire en eux (poissons volatils, ouïes ouvertes),
à même cela qui ne cesse pas d’être à sa fin (mère et langue), nous
pouvons dire qu’il s’y agit (s’y déplace, s’y dynamise, s’en potentia-
lise) d’un poème politique (« depuis longtemps / poème / valise anéantis-
/ sable / qui campe / campe / sur pied / embesogne la / langue / de ce / entre
rien et / lui / pas- / grand-chose 1 »).
dans la lignée dure de Rousseau (en son exemple), songeant à cela qui,
d’un visage penché, s’attache (je envisage), passe tel grain de ces ramas-
seurs sur le visage de Jean-Michel Reynard, et de l’un à l’autre, il y a la
nécessité sans confusion, de pouvoir (infime) leur rendre (leur racheter
pas même) leur bagne journalier ; d’écrire non à l’intention d’eux, mais
adossé, autant que Hopkins le fut, dans sa Couronne de Tom, aux chômeurs,
autant que cela, «tandis que la multitude affamée manque de nécessaire 2 ».
14 avril 1983
André
25 octobre 1983
Votre lettre m’aura donné beaucoup d’air, cher Jean-Michel, dans les
jours où, n’ayant pu conserver le moindre souvenir de ces pages que je
n’avais plus sous les yeux, elles s’étaient depuis longtemps pour moi
pesamment annulées dans la seule estimation du temps mis à écrire ce
qui n’était plus rien. Et cela, tout de même, n’étant jamais qu’une parcelle
de ce qu’il y aurait eu à dire, je m’étais entre temps – et dans la relative
tranquillité de ne pas avoir d’échéance, sans aucun souci de l’aboutis-
sement – sur un autre départ qui ne sera sans doute pas étranger à ce que
vous avez lu. Contre Ponge, dites-vous, également – ce mot m’aura aussi
éclairé sur le moment. En effet, le développement de sa pensée dans le
sens des « significations bouclées à double tour », du « fonctionnement
de la langue », « fonctionnement » parallèle alors et donc mimétique,
etc. etc., me laisse absolument froid, et il n’est pas exclu que mes pages,
traduisent à leur insu, du reste, un écart de cet ordre, marquant alors
une distance, soit en fin de compte reçu avec des sentiments tout à fait
mêlés ! Mais ce n’est pas cela qui importe. Quelle sympathie trouverait
réellement à s’exprimer, sans que, chaque fois, la distance franchie alors
n’ait été marquée.
André
6 août 1984
André
11 août 1984
André
20 août 1984
Cher Jean-Michel, les questions graves que vous posez – que vous vous
posez, que vous me posez – sont de celles toujours qui apportent avec
elles leurs réponses, étant les seules à se poser. Ainsi, vous lisant, « j’ai
gâché ma vie » : cela, il aura fallu passer par l’instant où, de tels mots,
on a dû les prononcer noir sur blanc, pour s’aviser que la vie en ques-
tion est effectivement un matériau – rien que cela – pour le noir sur blanc,
et par conséquent à portée de main et toujours un peu en avant, si l’on
tient – dans l’instant où l’on peut tenir (ils sont rares et clairsemés, ces
instants – mais c’est pour eux aussi que l’on vit) la relation vivante qui
de la vie que vous vivez fait un matériau – ce qui reste toujours à faire,
en sens inverse du désespoir et du dévidement. La fatalité se renverse
dans de tels instants, et le découragement qui va avec le sens de la fata-
lité. Mais du découragement comme le vôtre qui expose – et s’expose –
il ne peut pas être question de faire l’économie – alors même que vous
méconnaissez la ressource unique qui est la vôtre. Il me semble qu’elle
est unique en cela même que nécessairement vous la méconnaissez, ne
songeant pas un instant à en tirer parti. Sur le plan où il nous arrive de
pouvoir parler, c’est aussi bien et en même temps à moi-même que je
m’adresse, vous le savez. La phrase de Maurice Blanchard placée en
tête de vos pages – « L’art était facile, en sortir malaisé » –, j’y pense
souvent : en vérité on y sera rentré que démuni, aussitôt, en se dessai-
sissant de toutes les valeurs de fiction attachées à l’art et qui donne-
raient à celui-ci pour fonction d’atténuer la brûlure du réel, d’atténuer
le découragement. Mais nous sommes suffisamment atténués sans cela
– il s’agit d’aviver au contraire et d’aviver sans songer sur l’instant que
82 le découragement inhérent à la brûlure trop forte ne peut de nouveau
que s’en trouver accentué ultérieurement. Cela, dans nos moments de
lâcheté, détourne parfois d’aller au noir sur blanc, qui peut s’appeler
« gâcher sa vie » comme on dit « gâcher le matériau plâtre » – dans le
sens absolument positif ou, prenant sur soi, cela ne peut que se retourner
contre soi. Alors recommencer, comme vous le faites – qui est com-
mencer absolument, et éclaircie donnée dans le gâchis – on ne gâchera
jamais suffisamment, je pense que tel aussi est le sens d’exposer et de
s’exposer – pour le retour qui porte un peu en avant. Vous vous trouvez
alors au point fier de ce que vous écrivez – de vous-même en écrivant
comme sans l’avoir écrit – au point de sortie (fier est un mot relevé
dans les pages que précède la phrase de Maurice Blanchard) peut-être
alors – au point de l’issue – qui est le point de sortie de l’art – mais
qu’avec l’art seul, qui n’est que de la conscience avivée et avivée au
point où par excès elle en devient par intermittence aveugle à son tour
– on peut rejoindre, un instant pourra se donner non pas comme l’avenir
qu’on a voulu mais en tant que celui qui vous veut dans la direction
inverse du dévidement, et cela qui aura passé par une exaspération de
la conscience qui vous met proprement en dehors, n’est pas au juste de
l’ordre du somnambulisme parce que, même sans voir, on y va les yeux
ouverts. Le point de sortie est attenant aussi à un fait de partage – c’est
à vous, dans le soliloque, que je parle aussi m’adressant à moi-même
aussi – et le mal dont, ramené à soi, on n’a que sujet de se plaindre, est
aussi bien aujourd’hui celui d’autres que soi – celui des « gens » et du
« monde » tels que sous les yeux à une vitesse accélérée ils s’agrègent
et se désagrègent aujourd’hui – par l’effet d’une force plus forte que
soi – infiniment – et sur laquelle il y aurait alors de l’outrecuidance à
porter une appréciation. Un peu d’eau fraîche sur le mouvement de la
plainte, sur ce qui l’emporte si brutalement sur soi et qu’à le ramener
uniquement à soi on ressent journellement comme un mal, y a-t-il moyen,
en se disant qu’on en participe – que sans y adhérer et malgré soi on
en participe – y a-t-il moyen, sur un écart qui ne sépare pas de tabler,
et dans la débâcle de retrouver vie unique à gâcher – je crois qu’à la
dire seulement, comme vous venez de la faire, gâcher prend aussitôt le
sens positif inconnu.
83
Affectueusement à vous,
André
18 décembre 1984
André
Jean-Michel Reynard
Cher André,
Venant de relire, ce matin encore, les pages de Défets, je reste pris dans
cet élargissement, retour sur le paysage de Rapides, et accroissement,
par réduction, comme un émondage non des branches, mais d’un tronc,
de ces « logues » de la parole. À parcourir, plusieurs, fois, ce livre, il se
construit à mesure, se meut d’une page à l’autre : le coude, les déchi-
rures, ou débris de dire, le vivant, ce livre lui-même qui, de l’œil qui
ne voit pas, qu’on peut, seul, lui prêter, éclaire, et cille, et prend sa parole
d’air compact : « tout le livre est blanc ». Comme si, pourtant, ce parcours
ouvrait plus grand encore son espace, sa gangue, creusé dans une épais-
seur où l’identité de parler, voir, marcher, inhaler – s’éprouve dans ces
formes admirables où le « je » s’absente, se perd à lui-même et en soi,
c’est-à-dire autour, dehors, dans la pleine mutité qui foule : « On a fermé
les yeux sur moi », « … ma parole, elle, sera nue, son ombre ne tenant
pas à moi », « … des mots seuls me retrouvant lorsque je suis perdu, je
reste perdu. » Ces éclats du vivant dont je perçois l’incise s’aiguisant
de livre en livre, reçoivent en plus dans celui-ci à la fois par le nom qui
leur est donné, qui les agrège en s’annulant, et par cet étonnant pivot
où la parole dit les années franchies (« … le point aveugle : je ne l’ai
vu que quelques années plus tard ») en des lignes dont au terme la date
mentionnée renvoie dans l’antérieur l’avancée vive, ils reçoivent une
histoire, mais comme trillée à même la réversibilité de l’air. La précé-
dence évincée, prise dans une fraîcheur immédiate, modèle alors ce temps
inédit de la parole, cette racine du temps de vivre, précise, ajustée, solide
comme l’air dont le voir ou l’inhaler, ou le proférer enclenche, toujours-
déjà, ce premier passé que je suis à moi-même, à venir. Et ce qui peut-
être me touche le plus, à ce moment, c’est que cette expérience, votre
recherche de la mutité et du temps inhérents à la parole de la vie, soit
si merveilleusement simple, transparente, qu’elle peut l’agrafer, au passage,
86 à des fragments, des éclats que je relevais, déjà, dans Rapides : « oui
père », « linge incohérent », « le bois vert enfant », « le réveil fané… »
Je crois n’avoir pas fini de reprendre ces pages, et, sûrement de les
croiser avec celles de Rapides, et de « Dans leur voix les eaux », dans
ces textes récents – et comme d’autant plus récents, souvent, qu’anciens.
Il y a là une perspective ouverte où je souhaite pouvoir avancer moi-même.
J’espère que nous ne tarderons pas à reparler de cela, je serais très heureux
d’y revenir avec vous, cher André, et de connaître votre sentiment.
Avec attention.
Jean-Michel Reynard
24.10.85
Cher André,
À très bientôt, de vous voir et parler, cher André, avec toute mon
affection.
Jean-Michel Reynard
Paris, le 10.9.88
Cher André,
Jean-Michel Reynard
[1992]
Cher André,
Retrouver, comme au premier jour, comme on dit, dans vos pages, cette
bonne retenue, cette économie où les silences assurent, en se relayant,
les prises de la pensée, sans que jamais celle-ci ne cesse d’être en contact
avec la matière même – les matériaux – de l’existence, cela est une grande
joie, tout autant qu’une épreuve, car je mesure alors ce qui me sépare
de cet équilibre irréprochable, puisque tout, jusqu’à son trébuchement,
s’y trouve d’emblée, toujours-déjà remis à l’incertitude du présent le
plus clair, et que c’est, au bout du compte, à proportion des interrup-
tions de la langue, et du sens – courts-circuits, recouvrement (mais au
sens de recouvrer autant que de recouvrir) –, que se poursuit, de brèche
en brèche, votre propos. Le manque, ici, envahissant à n’être atteint
qu’en rappel, de Tal Coat, l’émotion qui gagne chaque mot renforce
encore ce constat puisque, dans le souvenir devenu dès lors matière –
identiquement – à fouler, ouvrir, découper, traverser –, l’intime, ressaisi
par la parole qui s’en inquiète, cesse d’être seulement personnel, et que
92 c’est à nouveau, entièrement sur vous que marche cette langue (à votre
rencontre) qui est la vôtre. Cette prise que vous êtes vraiment le seul,
aujourd’hui, à connaître – à pouvoir –, celui qui, comme moi, l’a réflé-
chie, méditée, analysée, lorsqu’il croit l’avoir entendue et qu’il se regarde
vivre, il est bien amer. D’où cette prise-là, qui lui fait défaut, pour son
propre compte, chaque fois qu’elle se rappelle à lui, c’est pour lui dire
« Regarde-toi ! » La vérité dans laquelle nous sommes, comme le monde
qui nous est commun, sont uniques. Je sais que dans ce que j’ai écrit
toutes ces années, je n’ai jamais cessé d’attendre, d’espérer que cela
cesse, cette langue, ce lamento, et de pouvoir passer à autre chose. En
même temps, il m’arrive de me dire, lorsque, rarement, je feuillette des
livres chez un marchand, qu’à tout prendre, je préfère encore cette
anomalie, cette maladie d’écrire, et ses symptômes, dont je sais qu’ils
vous narrent (c’est pourquoi, j’ai hésité longtemps à vous donner ce
petit livre, l’autre jour) toute cette paperasse. Car il me semble que dans
l’absence totale de satisfaction qu’elle me donne, et dans son impuis-
sance à m’articuler correctement la parole de mes poèmes me fait payer,
par l’indifférence qu’elle m’accorde, la désinvolture que je leur envie.
Et voyez-vous, depuis quelques années, il m’importe beaucoup de régler
une note, une addition, de m’acquitter un jour d’une dette, d’expier une
faute dont l’échec des « poèmes » – mais pas simplement, car il y a vrai-
ment échec, cet échec est vrai autant que je suis, moi, faux – reconduit,
de mois en mois, l’instruction. Pour continuer à être à la hauteur de cette
faute qu’est à moi-même ma propre vie, pour continuer de justifier, devant
personne, de mon incapacité à être heureux – à « savoir vivre » et à bien
penser –, j’ai eu besoin jusqu’à présent, de tous ces mots qui, d’être
sans cœur, me dispensent d’avoir à les couvrir.
Tout ceci pour dire, cher André, vous redire combien, quelle que soit
votre perplexité, votre démarche m’importe, puisque enfin, elle est la seule,
à l’heure actuelle, et depuis longtemps, à me proposer une hypothèse de
travail – et d’existence – de pensée – probe. À peu près, non pas tout bien
sûr, mais tellement du reste s’enroulant, à un moment ou un autre, dans
les jeux de l’(in)suffisance littéraire, et donc, finalement, humaine.
Jean-Michel
Dominique Grandmont
CONTRE-DISCOURS DE LA MÉTHODE * 95
Comment parler d’art ou de culture par les temps qui courent ? L’exercice
de la poésie devrait avoir pour effet ou même pour office de faire échapper
toujours plus le langage au réseau pseudo-relationnel dans lequel il est
enfermé et où le plus souvent il étouffe, sous couvert de communication,
quand il n’est pas empêché de fonctionner. Mais en même temps, nous dit
Jean-Michel Reynard, l’écriture est toujours rappelée à l’ordre de la réalité.
Ce qui n’est pas contradictoire, puisque la réalité, elle-même mouvante,
ne cesse de se dégager de l’idée qu’on s’en fait. Au filtre du sens, au
goutte-à-goutte de ses poèmes, l’écrivain remet les mots en circulation,
et si le temps s’écoule comme on saigne, pareil épanchement s’opère avec
la plus grande attention, ce laisser-aller-là, qui ne va pas sans retenue,
est déjà du grand art.
C’est un mot à mot qui tient à (ou en tout cas qui connaît) sa propre
gratuité. La pluie aussi, la rue sont monnaie courante. S’échangent, mais
contrairement à l’argent, qui n’est qu’un coefficient de crédibilité, ne se
vendent pas.
L’espace poétique ne redevient celui du pouvoir que dans sa retombée
constante et parfois tragique. Parce que c’est avec l’impossible qu’on
* Ce texte a paru une première fois dans L’Humanité du vendredi 15 février 1991, il a été repris
dans Le Visage des mots (Creil, Dumerchez, 1997, p. 175-178).
fabrique le possible. Parce que le pouvoir est l’échec de l’amour, ou
que n’ont le pouvoir que ceux ou celles qui le donnent, en échange au
moins de leur image.
Ceux ou celles qui le donnent, car Jean-Michel Reynard se range,
pour sa part, du côté de ceux qui s’affrontent à la féminité du monde,
et que le poète esquive, j’allais dire par définition, la sanction morale
ou économique d’une vie qui n’a pas de prix, même si chaque instant
la fait tomber sous le calcul meurtrier des syllabes, même si sa destinée
reste de rejoindre (en essayant de s’en extraire) un monde entièrement
changé en langage.
Il en va dans le poème du sort de la matière. À chaque mot l’auteur
reprend position, à chaque vers, comme si le seul fait d’énoncer ébran-
96 lait ou lui faisait perdre, mais aussi refondait son simple pouvoir de le
faire, avec cette insistance, calme et répétitive, d’un passant qui
« ressemble au silence » ou qui parle tout seul, même s’il s’adresse, en
écrivant, à tous en particulier, même s’il ne reçoit jamais de réponse
que son écriture elle-même, et ne peut que noter, dès qu’elle s’arrête :
« j’ai presque fini mon lot de mots / et je n’ai encore rien dit ».
Poème ce don sans retour, où c’est l’autre qui s’adresse à nous avec
les paroles que nous lui dédions sans vraiment savoir s’il les comprendra,
mais dans l’idée que le geste a autant de sens que le sens, et que le rêve
qui nous tient debout, peut-être éveillé, est en nous, autant que dans les
autres, comme une réalité déjà repérable.
Ceci malgré vocables et formules, ces « faux billets » que le cœur
fabrique à la chaîne, mais dont nul ne peut se passer. Ceci contre toute
apparence, et simplement pour, le temps de le dire, exister.
Dans un réel qui se dérobe à notre saisie véritable, écrire est au moins
cette nage aveugle, où chaque ligne reprend l’autre et la dirige, opérant
un retrait chaque fois qu’elle s’offre, sans âge et sans espoir autre que
de régulariser sa respiration. Ou est-ce une façon de lutter avec lui qui
sait qu’elle n’arrivera pas à combler le trou sans fond de l’univers, ni
à remonter autre chose dans ses filets que celui qui les a jetés, perdus
dans l’infini houleux de son imaginaire. Ceci pour l’apaiser d’abord,
mais surtout donner à entendre, en écho à son désir ainsi révélé, « tout
ce qu’on peut dire / sans jamais le nommer ».
On a rarement vu poète s’en tenir aussi rigoureusement que Jean-
Michel Reynard au pari de la page à couvrir ou du carnet quotidien,
écrin noir, écrin rouge, ou cahier d’écolier où serrer dans la poche, en
contrepoint de la minute qui fuit entre les doigts comme de la neige en
train de fondre, les strictes notations de la plus stupéfiante des aven-
tures, si l’on considère que ce qui se répète avec une telle monotonie
sous nos yeux n’en finit pas, pour cela, d’être sans précédent. Car il n’y
a décidément que « peu d’homme / pour beaucoup de terre », dans une
réalité où la nuit qui tombe n’est l’ombre de personne.
L’écrivain sait bien qu’il s’enfonce dans la tragédie la plus ordinaire,
mais il essaie pour commencer, crayon en main, de ne pas se prendre
au piège de ses misérables miracles.
Telles sont les ambitions, mais n’est-ce pas les plus hautes : simples
séquences où le hasard décide de tout, simples indications de sourire
chez quelqu’un qui ne triche pas au jeu, ou qui le fait si bien que la
flamme elle-même, celle qui nous éclaire, celle qui le consume, n’y
voit que du feu. Mais n’est-ce pas cela, la poésie ?
GILLES DU BOUCHET, sans titre, aquatinte, 14 x 20,5 cm, 1990.
Gilles du Bouchet
L’Eau des fleurs et les textes qui suivent cet écrit semblent être la
réponse à cette question, notée, posée au hasard d’un carnet quinze ans
plus tôt, que la mort d’une mère sera venue raviver, comme si ce deuil,
en rappelant son projet à l’auteur de cette note lui donnait du même
coup et les moyens et la résolution nécessaires pour le mener à bien et
tenir sa promesse. Et la réponse à cette question se révèle avec cet écrit
moins celle de l’écrivain dont le matériau est si visiblement malmené que
celle, étrangement, du peintre ou du sculpteur, du bâtisseur pour le moins,
dont elle emprunte le lexique ironiquement, cube, carré, parallélépipède,
puis cube à nouveau, qui reviennent au fil de ces pages comme l’osti-
nato obsédant de cette geste privée, de cette geste intime, mais pour
mettre en œuvre, moins un livre qu’un bloc du monde que ces trois
cents et quelques pages martèlent et déforment comme sur une enclume.
L’Eau des fleurs est un écrit à la fois inaugural et posthume qui aura
fait écho à quinze ans d’intervalle à de telles formulations, mais pour
les accomplir et les désavouer tout aussi bien. Les mots en effet, ces
« choses », y pensent de tous les côtés à la fois, et entre ces premières
formulations et l’écrit qui nous occupe, se sera accompli comme une
mue, une transmutation ; celle qui conduit de la souffrance personnelle
et du conflit à l’indifférence des choses. Du pathos et de la psychologie
à la plasticité de cette indifférence. Mais il n’y a pas, il ne peut y avoir
substitution d’un « je » par un autre, du « je » du sujet par celui de la
langue, mais battement de l’un à l’autre.
L’Eau des fleurs est la chronique de ce battement, d’un sujet en deuil
à l’apaisement d’une réconciliation mais ce deuil initial n’est pas tant
cependant celui d’une mère chérie, que celui dont les mots, ceux « du
parlement logico-ontologique », auraient affligé un réel dont ce livre
constitue la singulière délivrance.
Souffrance du sujet. Indifférence des choses. Dans L’Eau des fleurs,
l’auteur se sera méthodiquement, rigoureusement éloigné et du sujet et
de sa souffrance, et l’histoire de ce sujet, de sa souffrance, ce sont les
choses finalement qui en auront signé le récit, la « romance », cette « histoire
ancienne écrite en vers simples et naïfs dont le fond est touchant et la
forme appropriée au chant », comme nous dit le Littré, et ce dernier trait
de la définition n’est certes pas, s’agissant de Jean-Michel Reynard, le
moins significatif.
Cubes, parallélépipèdes, hexaèdres, dont ce livre énigmatiquement
aura décliné le volume et la masse et qui m’auront davantage évoqué
certains basaltes babyloniens du musée du Louvre ou plus encore les
tablettes de terre cuite voisines, pages très anciennes elles aussi, incisées
d’une écriture dont la signification nous échappe sans doute mais dont
l’évidence plastique évoquerait volontiers certaines peintures de Paul
Klee. Cônes, briques, fondatrices de ces civilisations millénaires dont
Jean-Michel Reynard se serait peut-être senti plus proche que du livre
proprement dit, de l’objet littéraire, fût-il parallélépipédique ! que cette
romance aborde de toutes parts pour le reconduire, musicalement, jusqu’à
un seuil indemne du langage.
Le destin, le plus singulier qui soit, aura voulu que ce terme atteint
soit aussi celui de sa propre existence ; comme si la mort, grande lectrice,
avait été interpellée par cet écrit, avec assez de ponctualité et d’à-propos
pour répondre à son tour.
JEAN CAPDEVILLE, sans titre, gouache sur papier, 25 x 32,5 cm, 2000.
Jean-Michel Reynard
KO SAMET * 107
mots
sur le papier
tout ce qui se passe dedans
était écrit
le jour n’est pas là pour
relire
il pleut
je vais poser mes lunettes
fermer les yeux
qui chante
à la radio
il y a trop d’eau
une averse d’images
sans suffisamment de pages
pour broyer les trombes
de la bonne parole
les pans
de l’orage
mais j’ai de la chance
108
bienfaits de la pluie d’aube épaisse, brutale, qui solde les étrangers hébétés,
assis à la dérive sous l’auvent de leurs huttes. en exil. comme si, foyer
de la mer dans le ciel, partie prenante de l’une et de l’autre, l’île n’était
pas, incessamment, la cristallisation solaire des grandes eaux de sa croûte,
non pas terrestre, mais amniotique. méconnaître, ici, les couches du soleil,
c’est ignorer la cuisson des choses. une plasticité tonale de langue qui
sculpte, modèle, pétrit toute signification. la philosophie du chien, à mes
pieds, que l’orage conforte dans le bien-fondé de son sommeil sans plagiste
109
tôt le matin, l’anse appartient aux chiens, accointés en castes, et qu’iden-
tifie, pour chaque clan, un territoire approximatif. ma promenade, du
coup, sans être sacrilège, importune mes hôtes, qui ne manque pas de
m’en aviser, truffe en alerte, par de longs cercles concentriques, ponc-
tués de conciliabules anxieux. mais ce n’est que parce que le soleil, sous
la cendre des nuages, n’a pas encore repris. dès le jour, je m’assois devant
la mer. un, deux, puis plusieurs chiens, puis tous, ou presque, négli-
geant leurs griefs, accourent en désordre s’entretenir autour de la chaise.
il y sera question, comme hier, de la procession aumônale des moines
que nous attendons ensemble
110
ne pas me leurrer : l’île est aussi un mouroir, comme ne le peuvent qu’être
tous les lieux de désœuvrement – et d’autant plus cruelle que ceux qui
s’y réfugient la croient l’antidote de la décomposition de vivre
111
volutes cotonneuses, plombage dilaté de la moitié supérieure de la terre
où l’air se fige, adopte une coloration grise qui occlut la mer à sa mesure,
sans toutefois que la lumière s’effondre. mais elle s’exaspère, se fronce,
en proie aux masses disputées qui la compriment et s’interposent entre
elle et le vent, soudain, sur le bout de ma langue. la pluie tranche
112
des mains souriantes, un visage habile et doux ont, avec grâce, verni
mes ongles que j’écaille déjà, sans égard pour le travail accompli. par
chance, du hiatus entre l’exécution de ce soin incongru et ma hâte de
l’annuler, suit, dans la sorte de honte que j’en conçois, une détresse qui
me sanctionne de me prêter ainsi, si souvent, à une bienveillance ou
des faveurs auxquelles, les ayant immodérément inspirées, je ne sais
que trop ne pas en être en situation de répondre
113
dans le bleu où ma tête vole, le soleil au fond de la mer fait bouillir la
langue. je respire la vapeur de ses mots et je suis glacé. je m’allonge.
le soleil que je touche de ma nuque, répand la mer, libère le vent, et les
mots redeviennent d’intenables poissons, à même l’air, à même mon
nom dans la mer qui coule, immobile
114
au fond de l’espoir
à paris
d’où que j’arrive, clerc en
cela dont je suis
pour m’en aller
quand donc aurais-je
cette force d’écrire
puis de m’asseoir
comme un romancier
sans arrêt
et sans drame
sans vil défaut
sans femme 115
et vers la mer
au chevet du sommeil
n’entends-je pas ta voix
indemne
qui s’apparente
à celle que j’avais enfant
entre l’éther
et les raisons
le cœur
déchiqueté
dehors
un peu
à l’avenant,
ou bien la nuit de ma
mère
tranquille
au large des gens
dans son berceau,
si brève
celle-là même
que je n’ai pas quittée
mais de cette colonne
à deux anches
de chair
j’ai oublié
hier soir
pour mourir
à fouler
je le savais mieux
tout à fait
il n’y a rien qui m’en
sépare
en gravats
118 que ceci
dont se concentre l’apparence
son hypothèse
d’une langue
ancienne
la repartie funèbre
supérieure
tout de même
quoi qu’elle veuille sécher
et finisse par
inexister
fermière
comme de n’avoir jamais
eu lieu
par la concordance
des os
et du temps
brièvement
sur le lit blanc
et rouge
à même le sang
saisi
au cœur propre de la vie
ce qui meurt
supérieur
à la fin
si je ne me désavoue pas
autrement
qu’ainsi
de vieillir dans la page
en redessinant
chaque rue
selon un choix
seul
le vitrail de mon cœur
efflanqué 119
MOTOROLOGIQUE 123
Dire que ce livre est impénétrable, c’est dire qu’il « consiste », par quoi 125
1. Jean-Michel Reynard écrit (p. 282) : « Nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes
point pendant que nous doutons de la vérité de toutes ces choses [je souligne] si ostensiblement :
de la durée (de dire, de synthétiser), (de) la duration de la pensée hyperbolique au comble intuitif
de quoi d’éprouve, physiquement (presque), la poignance grave, radieuse que, parmi puis aussi
(aussi peu) longtemps que comme (comme que) la duré(e)tude durante (logale de le rien) – le
laps peut consister de une fraction de la seconde de moi ou davantage. »
2. EMMANUEL LÉVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 70.
3. Ibid., p. 75.
procès de mise en rapport spatio-temporel qui rend possible l’accord
du concept à l’image. Kant précise dans la Critique de la raison pure
que « le schème d’un concept pur de l’entendement est quelque chose
qui ne peut être ramené à aucune image ». Heidegger insistera sur la
dimension temporelle du schématisme ; le temps est impliqué dans le
schématisme. Le mot motorologisé glisse de son maintenant et de son
là vu vers son régime temporel : le verbe. Mais le redoublement des arti-
cles, son usage contraignant, et occultant, trace du même coup le contour
de la chose qu’il est pour la vue que la lecture schématisante emporte
dans sa prosodie monogrammatisante 1. D’où l’effet de disproportion
entre la localisation du mot qui est exhibé sous prétexte de l’escamoter
et sa fonction de « recharge » dans la lecture. Désarticuler la syntaxe
126 pour restituer le temps à sa propre défaillance défait la lecture de toute
contrainte sans en exercer aucune, tel me semble être l’éthique ou la
politique de la poétique de Jean-Michel Reynard, qui écrivait dans Le
Détriment : « j’écris des poèmes de philosophie politique ».
1. Les créations de l’imagination, écrit Kant, « au sujet desquelles personne ne peut donner aucune
explication ni aucun concept intelligible » sont « comme des monogrammes qui ne sont que des
traits épars que ne détermine aucune règle qu’on puisse indiquer et qui forment en quelque sorte
plutôt un dessin flottant au milieu d’expériences diverses qu’une image déterminée. » Critique de
la raison pure in Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade,
1980, p. 1195.
chose-mot ne se nomme plus, elle « s’é-mote ». Ce jeu du lire en lisant
est corrélatif d’un désintérêt : si ce livre est beau, c’est parce qu’il ne
m’intéresse pas, parce qu’il est impénétrable, c’est le libre jeu de ses
formes syntaxiques et sémantiques qui suscite la mise en activité de la
faculté lisante. Dans le jeu « kantique » de sa lecture de la Critique de
la faculté de juger, Jean-Michel Reynard écrit : « elle parraine de nouveau
là toutefois, dans le souci affraîchi dont je la remercie de m’éprendre,
le geste personnel, à l’inconnu dedans la grâce de la terre infinie, close,
de quoi je proportionne quant à moi, au jugé, du côté de le ordre de un
désir possible (de ce) que mon œuvre de après est beau, hors de nul
intéressement, puisque que il le est sans (de) la consommation de l’objet ».
La condition pour qu’un jugement de goût soit pur est précisément que
le jugement soit désintéressé, qu’il n’y ait aucun plaisir pathologique
lié à la consommation de l’objet. « Est beau ce qui est l’objet d’un senti-
ment de satisfaction désintéressée », écrit Kant. Sans intérêt L’Eau des
fleurs, seul l’effet suscité par la simple représentation qui résulte unique-
ment de l’appréhension des formes de l’écriture m’é-mote, cette é-motion
mienne implique cependant du fait de cette é-motion motorologique la
présupposition d’un sens commun, dirait Kant, d’une politique du poème.
La beauté n’est pas la qualité de ce livre, il est beau de par la faculté
lisante qu’il induit, sa beauté n’est plus que ce rapport avec le livre,
lecture é-motante, qui nous permet d’être é-mu, par un livre qui est à
lui-même son propre tombeau
Je dis que L’Eau des fleurs est beau, si je le dis et l’écris c’est parce que
vous devriez le trouver beau, il le faut parce que ce livre est impénétrable.
Mathieu Bénézet
Mars 2008
JAMES BROWN, sans titre, aquarelle, laine et plantes séchées sur papier, 2003.
Jean-Michel Reynard
JOURNAL * 133
il ne suffit pas d’avouer que l’on ment pour dire vrai, ni de dire la vérité
pour mentir
indochrome
[…]
[…]
* Inédit, 1993
[…]
[…]
[…]
[…]
écrire, c’est mettre l’adresse d’autrui sur l’enveloppe d’une lettre qu’on
destine à soi-même. sciemment ou par négligence, tout est là
[…]
[…]
soudain, sur la rampe, le toboggan d’un violon, dans ce quatuor de Haydn,
je me suis senti glissé vers – ou sur, je ne sais – l’idée, un instant simple,
paisible et presque impatiente, de ma mort acquise
[…]
je ne suis pas sûr d’écrire pour dire quelque chose. mais pour faire quelque
chose, du moins que quelque chose se passe…
[…]
135
il ne faut pas que je me mette à la place des mots, que je veuille écrire
à leur place. je dois faire comme si de rien n’était, essayer seulement
de ne pas y penser
comment qui écrit pourrait-il se reconnaître dans ce que ses mots, encore
chauds, parfois, lui tendent, s’il n’est plus, ou pas – ou n’a jamais été
celui qui les a conçus ? casse-tête évidemment épargné à qui va lire, du
dehors, le texte relapse au projet de son auteur – parce qu’obéissant à
un autre projet, d’un autre « je ». c’est sans conflit, donc, sans déni, que
la parole éventuellement lue s’adresse d’emblée – ou répond, à qui elle
désigne chez qui la lit, laissant l’autre moi inalarmé, puisqu’étranger
au débat, sans crainte, ni refus
[…]
je rêve d’une parole si juste, si adéquate à son sujet, puisqu’à lui seul,
que jamais ses mots n’en livreraient un autre, fussent-ils méconnais-
sables sous de seconds habits – à « l’être se dit de multiple façon » d’aris-
tote, d’opposer la monologie radicale de chacune des réalités émises.
un accord unique. une syntaxe cousue main et nominative. à défaut,
toute parole prétendue vraie, ne devrait-elle pas, du moins, donner l’illu-
sion d’un tel égard ? et chaque sens d’exclure, une fois traduit, tout autre
usage des termes ayant œuvré, un jour, à son endroit… pas d’occasion,
que du neuf. la « communication », j’imagine, en prendrait un coup, et
la cause coûterait cher à l’économie signifiante. mais que de confusions
136 défaites, de ragots éteints, d’énergie rédimée ! c’est bien peut-être là, à
sa manière, ce que vise la métaphore – ou plutôt son idéal : produire une
forme pure, simple exemplaire, numérotée et signée, et fondant à vie
l’expression du référent. dès qu’enclins, ses éléments sont réinjectés dans
la langue, et s’y investissent à l’infini. qu’arriverait-il si les éléments
eux-mêmes devenaient irrécupérables? personne, certes, faute d’une séman-
tique commune minimale, ne se comprendrait plus. mais je me comprends
[…]
fait du vers : vif émoi dans les milieux du langage : on a appris, tôt ce
matin, la mort de la communication, sauvagement assassinée de trois
poèmes de 11,43 tirés à bout portant. les familiers de la victime, encore
sous le choc, se refusent pour l’heure à la moindre déclaration, privés
sans doute qu’ils seraient des moyens de la transmettre. Interrogés, médias
et pouvoir ne cachent pas leur perplexité quant au mobile du crime : la
défunte, qu’adorait son public, ne se savait pas d’ennemis. dépêchés
sur les lieux, des enfants, des fous, ainsi que de nombreuses bêtes ont
aussitôt ouvert toutes les issues, interdisant l’accès du quartier aux repor-
ters et aux spécialistes du relationnel. malgré l’importance de ce dispo-
sitif, le ou les poètes n’ont pas, jusqu’à présent, pu être identifiés
[…]
il arrive que la langue, s’emparant du « je » de celui qui s’y mire, en
produise des indications neuves, incontrôlables par lui, à la fois libres
et très réglées, quoique d’un autre ordre. il arrive qu’elle décide seule
du ou des sujets successifs qui lui reviennent – lesquels peuvent alors,
sans doute, absorber le proférant premier, mais au gré d’une volonté
qu’il n’aura pas prévue, n’étant que fortuitement la sienne. il arrive que
le « je » de la langue tutoie celui de l’auteur. il arrive que le sujet de la
parole s’en prenne au moi de son hôte. il arrive qu’on fasse un poème
– qu’un poème, à nous défaire, de nous dénouer se fasse
[…]
[…]
plonger ce que l’on est dans le cours de sa langue afin que cette langue
ne soit nôtre qu’à nous faire d’elle ce sujet qui va mourir…
rejoindre dans la langue qui me parle ce point où je lui dirai qu’elle est
belle, qu’elle est la plus belle, qu’elle est mienne entre toutes les autres,
puis nôtre à mon endroit, et pouvoir enfin mourir
[…]
[…]
[…]
préciser l’hécatombe
[…]
[…]
[…]
138
toujours une chaise de libre, une cage, un verre, un deuil pour quelqu’un
– un lecteur – dans un poème de reverdy
je crois que je suis plus intelligent qu’on ne l’imagine, mais moins que
je le pense
l’enfant-minute
dans le métro. visage d’une femme, tellement beau et démuni, las, humain,
moite et raide d’une vie inconsolablement perdue, crispée dans son renon-
cement rauque au maintien, que j’ai eu envie de me jeter sur sa bouche
en un baiser autant de recrachement anxieux que d’adhésion mièvre et
compassée
« les rives du lac de bienne sont plus sauvages et romantiques que celles
du lac de genève, parce que les roches et les bois y bordent l’eau de
plus près. » rousseau lecteur de wittgenstein – magnifique
[…] 139
[…]
[…]
[…]
[…]
parce que, peut-être, je me sens plus vivant de pratiquer une langue morte,
je m’ingénie à fossiliser celle-ci – on ne peut plus, pourtant, vouée à l’ex-
pression directe. ce qu’il me reste de vitalité requiert de plus en plus, pour
s’investir, s’étayer, l’apport de dépouilles annexes. Amours, argent, langue,
rêves… tout est bon, pourvu de l’indispensable raideur cadavérique
[…]
la poussière. je ne fais plus rien. je ne lave plus la maison. les choses.
il y a de la poussière partout. des choses en vrac, le désordre. je n’ai
plus la moindre envie de passer seulement l’aspirateur. ni qu’une femme
de ménage s’en charge. les disques se couvrent de poussière. eux, je les
nettoie, bien sûr. mais c’est tout, le reste du temps, je ne fais rien. je
lis, j’étudie, j’écris, je travaille, je me branle, je mange, je bois, je dors.
je ne fais rien. il y a trop de poussière. je n’arrive plus à rien
je vis
[…]
dans l’atelier, j’ai vu des choses qui font penser à la tête que font les 141
[…]
l’épingle du je
« je n’ai plus assez de joie ni de santé pour m’engager dans des sujets
tristes » (poussin)
[…]
je suis sûr que tu comprendras que l’air que nous respirons étant devenu
irrespirable, il s’agit, au plus vite, de changer d’air, ou de nous résoudre
à ne plus respirer
lettres mortes
[…]
les mots ne servent à rien – du moins ceux qu’on écrit. la parole écrite
gît sans pouvoir. sans effet commun. mais le dire, écrire et que cela soit
dit, ne suffit pas. c’est encore piété. j’écris pour savoir pourquoi ces
142 mots-là, cette parole grave, noire sur blanc, sont inutiles. du coup, on
peut conjecturer, il me semble, que de l’essai d’expliquer l’impuissance
de l’écriture émerge, par instants, l’ébauche d’une raison, à la renverse,
d’une signification de l’écrit. mais cette raison ne dure pas. car la perti-
nence, ici aussi, d’un imprudent désir de connaître ne vaut que d’états
où se relâche l’étreinte de la patente hostilité du vrai, de ses grimaces,
ou du malheur qu’il inspire
[…]
[…]
le drame de la poésie, et la honte de celui qui s’y rend, c’est qu’elle n’est
qu’une sublimation ratée, et, dans les pires des cas – ceux-là mêmes que
le goût de chaque époque enregistre volontiers comme les moins signi-
ficatifs, les plus obscurs : les moins parlants –, qu’elle témoigne de
l’incapacité radicale de l’individu à toute sublimation décente. c’est-à-
dire à vivre. que le poème atteste une forme certaine de pathologie mentale
paraît, dans ces conditions, un euphémisme. épargné, je l’observe, à tout
de même 95 % de ce qui s’offre encore aujourd’hui sous ce label. là,
dieu soit loué, la faculté sublimatoire fonctionne, et les jardins souvent
ternes de la littérature s’émaillent, en toute saison, d’une multitude d’écrits
pour flâner, coudre ou s’assoupir. nulle parole en rupture de ban à craindre.
au zoo des poètes, la langue reste la meilleure garante de sa géniale asepsie
– et de l’hygiène psychique du sujet –, puisque les barreaux du livre qui
distraient celui-ci du trou noir du réel, aussi vrai qu’ils campent la bouche
qui s’y croit, ce sont ses propres mots, mensongers et heureux. 143
[…]
[…]
j’aimerais n’écrire des poèmes que parce qu’il faut bien faire quelque
chose. mais non. j’écris des poèmes parce qu’il faut bien ne rien faire
du tout, et n’étant ailleurs, comme faute de n’être pas, se tenir ici, où
rien ne mérite qu’on en parle. j’écris des poèmes parce que rien, ni
personne, ne mérite que j’en parle
j’attends un enfant
[…]
« […] je n’écrirai plus rien, sauf à cette jeune fille à qui on voudrait
écrire continuellement, dont on voudrait entendre parler continuellement,
près de laquelle on voudrait être continuellement et en qui on souhaiterait
encore plus volontiers mourir » (kafka)
[…]
placebo
la main chinoise
[…]
[…]
la beauté, l’arrêt sur beau, son immobilité crâne – mettons : un buste
khmer, un visage d’enfant thaï –, existe-t-elle, ne se donne, n’est recevable,
que si qui en accuse l’impact, la soudaine ingérence, l’éloge, le mystère,
y mesure combien par elle, et jamais autant, ni si mortellement qu’à son
heurt, c’est aussi – c’est surtout – sa propre décomposition en cours
qu’il accueille, son âge, son vieillir, son cher néant, avec toute la cruauté
bleue dont la nature – c’est-à-dire ici, toujours-déjà, le « culturel » –
cingle en pareil cas
le pays, à nouveau. mais les voyages ont bien changé. demain, je resti-
tuerai l’accalmie qui surplombe la montagne. on s’en prend aux champs
trop gris. la couleur, ainsi, s’affranchit du regard. la route sans succès
146 s’achemine en ville. on doit retomber du camion, rompre un silence
inutile. la voiture, derrière, simple véhicule, ergote sur ses postérieurs
et dépasse le convoi. je songe à ce que tu berces là-haut. la route a chargé,
les réacteurs sont las et la fillette jaune, définitivement malade, se cache,
ou décline tout négoce. on a tort, on souffre même, quoique mieux équipé.
le jour s’altère, nous n’arriverons qu’à la nuit. dans l’hôtel, je verrai.
celui qui note ces lignes est plus étranger à lui-même qu’au pays qui
l’empare. celui-là, je m’en méfie comme de la peste, il a déjà fait tant
de mal. qu’on le punisse, ce sera bien. il faut mériter son châtiment.
qu’on le congratule, ce sera bien. il faut mériter son châtiment. et puis
s’avouer, au bout du compte, que la plaisanterie a peut-être assez duré
[…]
nomaison
j’essaie de comprendre l’allure de ce qui me guette, la langue, la voix,
le silence reportés des années en arrière, sur les cris, les rires – la parole,
annulée. le voyage une fois défini, on ressent, visage de la grande muraille
lettrée, comme un nid, un cadavre animé, une épine sans grâce ni renom
– sous la langue, le retrait du vide simulant la carrière. il faut fendre la
voix comme une foule humide. un silence interminable aura pris la place
des jeux, de la joie, des noms sans fin. il renonce à peu, en s’appliquant au
timbre. le réel se précise. il regarde la vitrine de l’autre côté, il s’assemble
et ressemble à ce rapport, sous contrôle, la toilette – signifie, et sourit.
il se désespère, en te regardant, il se fourvoie, connaît les rites, le froid,
le titre des amis
[…] 147
[…]
… aujourd’hui, une curiosité suspecte attire des mots, des pages entières
sous l’auvent de l’ennui. on sait ce que cela donne. ma chance, celle de
vivre, est surtout de ne pas dormir. et de me coucher, donc, avant que
le jour se lève
ce serait mieux
monsieur le président
pourtant
que de rester
ici
assis parmi les fleurs
du rideau
et de l’année
bègue
la malice
[…]
seule peut-être, autour, compte la voix de ce réel que je n’ai faim que
d’interrompre, à quoi je coupe la parole dès lors que j’écris, et dont le
manque, m’interrompant, comme langue, en écho, autonomie d’un verbe,
à le restaurer contre moi me dit d’aventure quelque chose
vite. Jamais Jean-Michel n’a accepté aussi bien que moi la compagnie.
Il se plaisait au tête-à-tête, il souffrait d’être en groupe. Dès le début de
nos relations, il supporta mal les réunions que j’organisais à la pizzeria
de la rue des Écoles, il y venait avec réticence, s’y affichait bougon, ne
souffrait pas mes autres camarades avec lesquels il se montrait injuste.
Je détestais moi-même les corps constitués, mais je trouvais du charme
à une tribu qui refaisait le monde. Surtout nous n’étions pas d’accord
sur les notions de malédiction et de tragique. Jean-Michel voulait à toute
force que nous soyons différents et à part, il nous aurait bien volontiers
accordés sur ce point un statut d’exception, je lui rétorquais, pour le
faire enrager, que nous étions ordinaires. Il aurait voulu que nous soyons
estampillés maudits avec une sorte de bénéfice exclusif. Je me moquais
de lui, même si une part de moi le rejoignait. Nous souffrions et nous
étions dans la difficulté, c’était indéniable, mais nous n’avions rien pour
ressentir de la sorte le réel et l’ontique si ce n’est des têtes portées aux
extravagances, nombre d’autres pouvaient revendiquer la même déré-
liction, je lui reconnaissais que nous allions loin sur cette voie, toute-
fois, à considérer que des hostilités se soient attachées à nos vies dans
la stricte mesure où elles étaient ce qu’elles étaient, je n’allais pas jusqu’à
maudits, je m’y refusais, nous étions comme n’importe quel type qui
pousse à son terme la particularité (malheureuse pour l’être de la vie,
j’en conviens) de l’expression. Mais Jean-Michel tenait beaucoup à maudits,
il songeait démesurément à Rimbaud qui est si beau mais tellement unique.
Cela l’amenait à une certaine dureté avec les autres. Lui, le tendre, justi-
fiait sa réputation d’impossible. Il travaillait même dans cette optique,
il n’était pas mécontent de scier des branches sur lesquelles il était assis,
au plan éditorial comme plus tard amical. Il fondait finalement les condi-
tions d’un rejet qu’il vivait comme la juste sanction de sa probité. Rien
ne lui faisait plus de peine que mes réserves ou mes moqueries, aussi
peu à peu je les tus. La psychanalyse, je m’en rendis compte, avait exagéré
cette pente. Il avait la générosité de m’associer à cette part sombre, il
avait peur que je ne m’en écarte, il anticipait le drame que ce serait, il
me faisait par avance le reproche de le laisser seul dans le noir. Le collectif,
le social, la compagnie lui insupportaient au plus haut point. J’ai souvenir
158 d’une soirée mi-mondaine donnée en l’honneur de l’un de nos amis, il
ne cessait de marcher en rond, la mine sombre, les mains jointes derrière
lui. Il n’en pouvait plus, soudain, devant des œuvres d’art qui auraient
dû le combler, il me lâcha dans un rire mauvais que l’alternative serait
dès demain matin d’acheter une mitraillette ou de s’inscrire au Parti
communiste. Lui qui avait bâti des exposés si brillants à la faculté, il
ne participait à aucun colloque consacré à des proches, il s’abstenait
comme il disait. Il ne se sentait bien que dans sa tanière, il prenait sa
voiture, louchait vers un sex-shop, il aimait les lumières scintillantes de
la nuit des villes. Aussi en perdition qu’il m’arrivait d’être, je faisais
toujours un effort pour rejoindre, pour ne pas totalement me couper, je
m’infligeais des contraintes pour durcir ma nature, il me plaignait.
Réciproques de son goût de la malédiction, ses abattements. Autant je
prenais au sérieux ceux que je voyais se définir devant moi, autant je
me défiais de ses plaintes épistolaires. Au début, je m’y étais laissé prendre,
j’avais vite saisi son exceptionnel talent : dans une situation délicate il
ajoutait toujours beaucoup de ténèbre et de gris, alors que la plupart des
gens déchirent plusieurs fois une lettre jusqu’à ce que leur difficulté
rencontre son point de clarté. Nous portons un masque de fausse joie,
Jean-Michel se confectionnait un masque de tristesse. Ce ne sont pour
finir que d’inverses exagérations. L’exemple flagrant en avait été son
séjour en Afrique qui m’avait beaucoup soucié avant que je ne réagisse
en appréciant l’exacte réalité. Je recevais comme nos amis (André du
Bouchet et Jacques Dupin) des lettres tragiques, nous étions tous perplexes,
cela clochait tout de même un peu. Sa mère s’inquiéta tant qu’elle me
téléphona plusieurs fois en province pour avoir un avis, elle savait ce
que nous étions l’un pour l’autre, je lui avais rendu visite, je finis par
lui dire qu’il y avait là une hyperbole pas vraiment littéraire, mais tout
de même, le risque viendrait au contraire que nous recevions des lettres
gaies. Soit dit en passant, à l’instant d’écrire ces lettres, Jean-Michel
était parfaitement honnête, pesait-il l’inquiétude levée, ce n’est pas sûr,
il avait besoin de la couleur noire.
Notre amitié devait s’éprouver encore dans un exercice périlleux de
passage au-dessus de l’abîme. Il y avait dans cette mise à l’épreuve une
sorte de réciproque de la crise qui m’avait vu recevoir un jour Jean-
Michel à Lyon, arrivant à moi avec sa tourmente. Cette fois, c’est moi 159
qui étais en proie au pire, l’une de ces crises existentielles dont on doute
de réchapper. J’étais au fond du trou et tous ceux qui avaient pour moi
de l’affection se minaient les sangs. Plusieurs s’acharnèrent à me remonter
du gouffre dans lequel j’avais déjà passablement glissé. Jean-Michel
joua son rôle avec une particulière efficacité. À lui je pouvais tout dire,
je me défaisais des masques que je gardais habituellement pour ne pas
affoler (sans succès) mes autres interlocuteurs. Il se lança dans une tenta-
tive de sauvetage qu’il prit très au sérieux. Il fit preuve d’une patience
et d’une attention dont on ne voit pas tant d’exemples. Tantôt nous roulions
en voiture, il cherchait à me persuader, tantôt nous étions à son domicile,
lui argumentant, moi prostré. Je n’avais guère de goût, il en aurait pour
moi. Il me faisait cette sorte de transfusion de santé que je lui avais
administrée quelques années auparavant. Il éclatait de rire, il répétait
que nous n’étions pas viables, mais qu’il nous fallait survivre. Peu à
peu, mi par sa tendresse, mi par la force de son raisonnement, il me
requinqua, je n’allais pas bien, mais j’allais mieux, il m’avait traité comme
l’enfant que j’étais soudain redevenu, comme celui que nous n’avions
jamais cessé d’être et que nous n’étions plus. Je me suis un peu relancé.
Il guettait du coin de l’œil les risques de rechute, sa vigilance était à
son comble. Un jour, il vint me surprendre avec deux de ses plus proches
amis sur mon lieu de travail pour un déjeuner impromptu. Ils arrivèrent
dans le chahut, ils firent les pitres, ils me tirèrent des sourires, nous
nous sommes amusés dans cette manière qui était la nôtre de tout casser
des différents ordres. Jean-Michel nous voyait en princes anarchistes.
Ils firent un peu les voyous, tinrent leur rôle de mauvais garçons, réclamant
des bouteilles et chahutant les serveuses, ils étaient des anges. Je garde
de cette journée le souvenir de ce que peut le don quand il est poussé
à son extrême. Il s’agissait de ramasser quelqu’un, de le redresser. De
la même façon que je l’avais fait pour lui, Jean-Michel m’a sauvé la
vie. Comment être davantage en miroir ? L’amitié peut-elle aller plus
loin et davantage se boucler sur soi ?
Jean-Michel a écrit, je l’ai lu. Il était dans un affrontement serré avec
soi. Il entendait faire rendre gorge à ses deux plus certaines passions,
la philosophie et la poésie. Le concept l’avait trop hanté, il ne voulait
160 plus que l’ensauvager, la belle langue ne lui paraissait guère qu’une
machinerie à déglinguer pour lui faire admettre la nocivité de sa beauté.
Il était habité par la haine et par l’amour. Il voulait attenter et servir. Il
avait tellement cru au philosophique et au poétique. Il n’y avait pas rejet
car il était fidèle, il se tenait dans l’admirable d’un déplacement. Il me
faut dire que Jean-Michel était une très belle nature réflexive, on aurait
dit qu’il se livrait à une prouesse et qu’il pouvait la reconduire à volonté,
c’est du moins ce qui semblait de prime abord, c’était bien sûr faux, il
ne procédait qu’au prix d’éreintements successifs, ce qui n’était pas la
même chose. On reprochait déjà ici ou là à Jean-Michel d’être incom-
préhensible, je ne comptais pas les gens qui déclaraient que cela leur
tombait des mains. De tels propos étaient pour moi inconcevables, je
trouvais Jean-Michel d’une précision toujours éclairante, je craignais
(c’était chez moi une phobie) plutôt que l’un ou l’autre d’entre nous ne
soit léger, voire un peu frivole, alors que les autres en face nous disaient :
mais comme c’est difficile, ceci en regard de textes que je jugeais presque
simplistes. Jean-Michel excellait dans l’étude, ses poèmes que je défen-
dais toujours étaient plus irréguliers, mais il les fallait tous, on ne pouvait
avoir celui sur la belle langue française si on n’avait pas les bretelles
de l’otarie blessée. On le taxait de formaliste, on s’arrêtait à des exté-
riorités. Il n’avait finalement qu’un tort : il ne retravaillait guère ses
poèmes, ce qui se discute dans tous les sens ; il tenait à leur vérité de
précipités. Peut-être lui aurait-il fallu concevoir que le premier jet n’avait
de portée que s’il était un aboutissement et non une ébauche. Mais, à
ce prix qui eût été lourd, il n’aurait plus été lui. On faisait à Jean-Michel
de mauvaises querelles et, aurait-on dû l’interpeller, ce n’était certai-
nement pas pour les raisons que l’on avançait. Je voyais avec plaisir sa
poésie évoluer et, pour tout dire, se renouveler, passant des premières
tentatives déjà très rompues à un second moment de colonnes encore
plus étroitisées, jusqu’à ce qu’elle se relâche dans la relative ampleur
des images développées. Il avait recours à plusieurs tonalités et sa prosodie
acceptait la mutation. Il filait ses poèmes au rythme de sa voiture et des
visions qui en lui s’entrechoquaient. Méditations et poèmes se relayaient
et s’entrelaçaient, il avait besoin de ces deux voies, aussi personnelles
l’une que l’autre. Il se ménagea d’emblée une troisième piste qui n’était
pas la moins indifférente, celle du récit, de l’aveu, bribes de journal ou 161
que nous ayons donné une mauvaise fin à notre accord. L’intensité n’est
pas toujours possible. La dernière fois où je fus tenté de tout reprendre,
ce fut ce jour d’avril précisé par la neige, quand André entra en terre ;
là, à Truinas, il m’apparut que pour nous et pour lui nous devions raviver
le dialogue, il hésita, me déchargea d’un devoir, je le vis fuir en lui. Il
avait bien raison, nous nous étions tout dit, cela aurait été un mauvais
come back. Je ne sus pas sa maladie, son étonnante maladie. Notre ami
dentiste ne l’a pas trahi. À tour de rôle nous nous sommes mutuellement
défendus face à des attaques indéniablement médiocres qui prenaient
notre éloignement pour un encouragement. Cela me remua un peu qu’il
ait décoché à mon propos des salves de tendresse que l’on me rapporta.
Dans la relative distance, nous sommes restés solidaires.
Plus personne ne parlait trop de Jean-Michel, j’en ai souffert. Je savais
qu’il préparait à tous ces imbéciles une surprise de son cru. Il ne m’avait
trop rien dit pour une fois, mais je l’imaginais en train de refermer le
piège. Je ne pensais pas tout à fait que le dispositif inclurait sa mort. Il
fit ce qu’il avait à faire, il conclut par un feu d’artifice. Un livre illisible.
Déniaisant la poésie et décapant la langue, inventant son rythme et sa
syntaxe. Un livre très clair à l’intérieur de sa propre impossibilité. Un
grand livre que je soulevais il y a quelques mois par feuilles, considérant
les clairières et les forêts inextricables, les insularités et les montagnes.
Le taillis du réel et la langue reformulant, dans la déliaison des habitudes,
son entêtement à se maintenir. Vierge et excédée. Ivre et saturée.
Maintenant c’est devenu un volume imprimé et broché, pas un tombeau,
mais un poids de pages compactes. Ce livre met à l’épreuve, il interdit
l’approche, il raffine avec le rudoiement de la langue, il donne au lecteur
une leçon de blasphème. On ne me rejoindra pas, ici, derrière mes phrases,
je suis intouchable. Jean-Michel s’est retranché, il a érigé un monument
d’incommunicabilité, il a apposé sa véhémence. La langue est sauvée
d’être à tel point rompue, violentée, écartelée. Il a réglé ses comptes,
mais de façon cosmogonique, ontologique et linguistique. Un livre qui
échappe, que l’on reprend, lecture insaisissable et qui rebondit dans l’ou-
trance, se perd dans le néant. Il y a trop et il n’y a rien. Un refrain de
désécriture, un soupçon général et sans remords. Se tenir dans l’excès
164 de la solitude, aboutir à la langue que nul autre n’abouchera désormais.
Se ruiner pour un livre de pure perte, un prolongement perpétuel de la
dénégation. Jean-Michel a voulu dire qu’avec la langue on reste sans
la langue. Non pas un texte bref qui claquerait comme un suicide, mais
une épopée, une généalogie de l’envers, avec ses flambées de vide et
ses touffeurs tropicales de chambre parisienne. Il n’a pas voulu offrir
de prise pour son livre posthume pensé comme une revisite des anciens
territoires. Le goût de la parodie et le rideau qui ne s’ouvrira sur nul
horizon. Pourtant, malgré les coups de machette, on tombe sur des moments
limpides, ahuris peut-être par leur consentement à l’intelligible, au sensible,
un peu plus loin reprend le lent défilé des vives apories de la mort. Un
livre qui n’est pas destiné à être lu, un texte qui s’est écrit dans l’ouver-
ture posthume, supposant la contagion de l’auteur qui l’avait déjà conta-
miné (et ainsi de suite à l’infini). Ce livre désespéré attend un salut,
mais il ne doit pas compter non plus sur nous pour faire disparaître la
diversité d’un effort excessif dont il n’est que l’abrupte et abondante
conclusion. Ce qui précède vaut ce qui suit, ce qui se présente égale ce
qui dès longtemps s’est assigné l’impossible pour seule lumière. Ce dernier
livre comme une fleur funéraire, comme le grand érotique de la mort,
comme une crucifixion linguistique. Comme un cri d’amour, un dernier
hommage à la mère, point de départ et fin, prétexte et attendu de ce
délire verbal. Comme la surprésence de ces palpitations fragilement végé-
tales, de leur parfum suffocant, de leurs couleurs coriaces. La langue,
la mère, la fleur, la femme, un torrent de sensations et la furie des langages.
Un espoir de paix sous le halètement des phrases. Ou comment avouer
une ingratitude de terre soulevant la mer jusqu’à l’île. Tout ceci mêlé
et signé préposthumément par qui à la parution ne sera plus. Jean-Michel
a travaillé à son œuvre, a élaboré sa disparition. Il n’y va pas d’autre
chose que d’une gageure, le plafond est tombé sur la tête des bourgeois,
la langue en se déboîtant toujours plus s’est remembrée. Un défi, une
marée d’épices, des pages qu’il a plâtrées avec une obstination de déses-
péré. Un livre ou une île. L’aveu sous le masque. Un livre d’amour qui
ne renonce pas à ses grimaces, un livre que peu ouvriront. Le mot fin,
le mot de la fin.
Pas d’enterrement accessible. Tu ne risques plus rien, Jean-Michel,
tu es mort. J’ai appris ton mal, ta douleur, tu étais un poète qui finissait, 165
* Inédit.
a prévalu bien jusqu’à peu, d’opérer, chimiquement, une conversion
des 70 % aqueux de l’homme, dedans l’équivalent de sens ou d’art, le
livre en garantissant la viabilité existentielle de l’exercice. la langue –
qui était le corps du livre – s’entendait par la lecture, l’échange, le prêt,
la schnouk, le hasard, les goguenots ; à être le corps de l’individu aussi.
la langue désirante, la langue naturelle, la même maternelle, la même
paternelle, or celle dont les layons du cimetière ludique du sens renou-
velaient à l’infini les ingrédients, la composition
CHRONOLOGIE 175
Issu de milieu modeste, il est élevé jusqu’en 1955 par sa mère et ses
grands-parents maternels. Son grand-père, d’abord ouvrier dans les manu-
factures de textile du Nord de la France, puis expert-comptable, mélo-
mane, l’initiera à la musique et à la philosophie.
En 1973, mort de son grand-père maternel avec lequel il aura été lié
toute sa vie.
En 1978, il rencontre le poète François Zénone, avec qui il sera très lié,
puis, au début des années 1980, les peintres Jean Capdeville, James Brown
et Jacques Capdeville.
1983 : fragments d’un Journal des pagnes dans L’Ire des vents, n° 9-10.
Hiver 1986 : À Pierre Tal Coat (poèmes) dans L’Ire des vents, n° 13-14.
1987 : Nature, et mortes (Marseille, André Dimanche), avec des encres
de Jean Capdeville.
– « Le dehors se reconnaît à la tête que nous en faisons » (préface à
l’exposition des peintures et sculptures de James Brown à la galerie
Lelong), Repères, n° 37, mai 1987.
– Rééducation (poèmes) dans L’Ire des vents, n° 15-16.
Décède le 24 novembre 2003 des suites d’un cancer. Il laisse une lettre
dans laquelle il demande que soit prononcé, au moment de ce qui tient
lieu de cérémonie funèbre, la phrase suivante d’Emmanuel Kant : « Pour
ne point haïr les hommes, puisqu’on ne peut les aimer. »
Durant toutes ces années la musique (Bach, Monteverdi, Mozart…) aura
occupé une place grandissante dans sa vie.
Novembre 2005 : L’Eau des fleurs. Romance paraît aux éditions Lignes.
2008 : Sans sujet paraît avec une postface d’Emmanuel Laugier aux
Nouvelles éditions Lignes que dirige Michel Surya.
BIBLIOGRAPHIE 181
De Jean-Michel Reynard
Articles et chroniques
Radio
André du Bouchet (1924-2001) est l’un des poètes les plus importants
de la seconde moitié du siècle dernier. Il fonde dans les années 1960
avec Yves Bonnefoy, Jacques Dupin et Louis-René des Forêts la revue
L’Éphémère qui marquera l’époque et les générations à venir. Deux
volumes de la revue L’Étrangère (Bruxelles, La Lettre volée, 2007) lui
ont été consacrés, qui témoignent d’un itinéraire exceptionnel.
Jean Frémon est né en 1946. Depuis 1969, il a publié aussi bien des
romans que de la poésie, ainsi que de nombreux essais consacrés aux
artistes contemporains. Il est associé à la galerie Lelong. Parmi ses derniers
livres, on retiendra en particulier Gloire des formes publié chez P.O.L.
en 2005.
Pierre-Yves Soucy
Présentation : le réel, la langue, la séparation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Jacques Dupin
Les poèmes et le livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Jean-Michel Reynard
Asie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
François Zénone
Jean-Michel Reynard, 19 rue Bobillot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
Jean Frémon
La langue vivante et la morte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
Jean-Michel Reynard
Terre sèche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Emmanuel Laugier
Tables pour Jean-Michel Reynard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
André du Bouchet
Lettres à Jean-Michel Reynard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
Jean-Michel Reynard
Lettres à André du Bouchet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Dominique Grandmont
Contre-discours de la méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Gilles du Bouchet
Hexaèdre (À propos de L’Eau des fleurs) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Jean-Michel Reynard
Ko Samet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Francis Cohen
Motorologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Mathieu Bénézet
L’acte du rendez-vous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
Jean-Michel Reynard
Journal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
Yves Peyré
Ensauvager le concept, in-poétiser la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Jean-Michel Reynard
L’eau des livres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Chronologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181