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L’utopie,

du monde clos à
l’horizon infini de l’espérance

S OMMAIRE

Introduction. Penser l’utopie : enfermement dans un système


clos ou ouverture à un horizon infini d’espérance ? (p. 4)

I – LES TARES DES UTOPIES SOCIALES CLASSIQUES P. 8


1) Idéologie abstraite et système clos
• Voyage au pays de Nulle-Part avec Thomas More et
Campanella ; la perfection pensée comme clôture.

2) Le problème des conditions de réalisation


• La question non résolue de la possibilité ; mise à distance de
la réalité ; préservation de l’opposition entre utopie et réalité.

3) Les limites d’un système mécanique


• Description de ce modèle ; entropie et énergie ; excès
d’organisation et avènement de l’homme automate.

II – ERNST BLOCH ET L’UTOPIE CONCRETE : OUVERTURE


DU CHAMP DES POSSIBLES DANS LE PRINCIPE ESPERANCE
P. 22

1) Une ontologie du « non-encore-être » (Noch-nicht-seins)

1
• Tendance et latence dans le monde ; les fonctions
anticipatrices de l’être humain et la « conscience anticipante »

2) Une approche dialectique de la relation théorie-praxis : la


docta spes
• Définition ; la découverte de l’avenir dans les aspirations du
passé ; le passé comme source vivante de l’action
révolutionnaire.

3) Pour un « optimisme militant ». L’utopie comme force


motrice de la révolution
• Une espérance active dans le Novum de l’utopie ; remarques
sur les conditions de la fonction militante au regard du sujet.

III – LIMITES ET OBSTACLES A L’OPTIMISME MILITANT DE


BLOCH P.38

1) Le désenchantement du monde ou l’espérance dominée par


la crainte
• Définition ; la crainte pour guide dans un monde
désenchanté ; principe de l’espérance et principe de
précaution.

2) L’espérance : précarité d’un concept


• Une cause exogène : la conscience de l’instant ; les causes
endogènes d’une espérance précaire ; retour à une conception
cosmogonique du monde : le réseau et la globalisation.

Conclusion. Pour un utopisme éclairé et concret. Apport de la fonction utopique


au monde réel. Le refus de la sclérose et d’une société termitière. Faire le deuil de la
perfection. Portée et pertinence de l’œuvre de Bloch. (p.47)

Bibliographie p. 49

2
L’UTOPIE,

DU MONDE CLOS A L’HORIZON INFINI DE L’ESPERANCE

INTRODUCTION :

L'utopie désigne traditionnellement un projet de société idéale et parfaite ;


laquelle est tenue par ses auteurs pour chimérique ou, au contraire, contient le principe
de progrès réels ou le ferment d’un avenir meilleur.
« Utopie » est un mot inventé en 1516 par Thomas More. Il désigne à la fois le
nom d’une île imaginaire et le titre du plus célèbre ouvrage de More : L’Utopie ou le
traité de la meilleure forme de gouvernement. Le terme d’ « utopie » se construit sur
une racine grecque : le préfixe ou (de sens privatif et noté à la latine, au moyen de la
seule lettre u, prononcée comme ou) et topos (lieu) et signifiant donc « qui n'est en
aucun lieu ». Il est aussi possible d'y voir un préfixe eu, « bon ». L’utopie est donc un
non-lieu idéal.
Mais l’utopie, c’est d’abord un ensemble d’oxymores. Puisque « utopie », selon
Thomas More, désigne « nulle part », décrire une utopie revient à exposer un lieu qui
n’est en aucun lieu, une présence absente, une réalité irréelle, une altérité sans
identification. Autrement dit, une utopie n’a pas d’existence propre, matérielle et
historique. A ce stade, elle n’est qu’une abstraction, qu’un exercice de l’esprit, une

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construction de l’imagination. Elle revendique un prétendu Idéal qu’elle n’atteint
jamais, soit qu’elle ne fournisse pas les conditions de passage à cet Idéal, soit qu’il y ait
eu méprise sur la forme qu’il devait prendre. Ainsi conçue, l’utopie traduit l’expression
absolue d’une société figée, immobile car parfaite, soumise aux lois de l’entropie qui la
caractérise alors. De cette manière, l’utopie, sous la forme d’une description concrète et
détaillée, offre le tableau représentant l’organisation idéale d’une société humaine. Les
utopies correspondant à cette conception peuvent être qualifiées d’ « utopies sociales ».
C’est par exemple le cas de la l’Utopie de Thomas More, de la Cité du Soleil de
Campanella, ou du Voyage en Icarie de Cabet (pour ne citer qu’eux) dans lesquelles on
s’attache à imaginer « la meilleure des Républiques ». De telles utopies sont celles d’un
monde clos où la perfection se préserve de la réalité derrière une clôture à moins que ce
ne soit derrière un mur comme dans Nous Autres d’Eugène Zamiatine (1920). De
nombreux détracteurs ont reproché le caractère abstrait et spéculatif de ces utopies. Ne
tenant jamais compte des faits réels, de la nature de l’Homme et des conditions de la
vie, ces utopies empêchent leur propre réalisation et se refusent à penser les conditions
matérielles concrètes susceptibles de les faire venir à l’existence sensible. L’utopie a
donc vite fait de glisser vers une connotation péjorative très forte car si les utopies sont
souvent alléchantes ou attrayantes, il est aussi de leur nature d’être irréalisables.
Beaucoup de commentateurs considèrent d’ailleurs que cette ineffectivité demeure la
seule constante propre aux utopies.
Mais il existe un autre moyen de concevoir l’utopie. Des deux forces qui
régissent le monde, il ne s’agit plus de penser l’utopie sous le régime de l’entropie et de
l’ordre mais sous celui de l’énergie et de l’émancipation. De cette manière, l’utopie
peut représenter l’aspiration de l’humanité au progrès, à un mouvement en avant qui
permettrait la réalisation par l’homme de son essence véritable. L’utopie désigne alors
une orientation qui transcende la réalité tout en rompant les liens avec l’ordre existant.
Débarrassée de tout contenu, l’utopie n’a plus les moyens d’imposer son système
comme modèle. Devenue cette orientation, en tant que trajectoire du désir, elle s’impose
comme puissance motrice vers le changement. C’est une attitude qui correspond au
désir de préparer le futur sur la base du présent. L’utopie devient un concept
dynamique. Pour Ernst Bloch, elle sera « fonction dépassante de la réalité ». Tout au
long de son œuvre, Bloch cherchera à traquer « le rêve de l’humanité vers l’en-avant » :
rêve de l’espérance qui est la trame de toute praxis de transformation du monde. Il
s’agit moins d’aboutir à la perfection de la société que de la reconquête de l’homme et

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par l’homme du « royaume de la liberté ». L’utopie revêt donc une dimension
révolutionnaire, elle se fait désir, voire exigence, d’un monde meilleur.
Ces deux regards portés sur l’utopie sont soumis aux mêmes tensions : tension
entre la frontière et l’horizon, la totalité et l’infinité, la limite et la transcendance, la
fermeture et la liberté. Cette tension retravaille la pensée et l’imaginaire utopique.
Quoiqu’il en soit, de quelque manière que l’on considère l’utopie, il n’en
demeure pas moins un invariant : toute utopie se situe en dehors du temps et de l’espace
présents. Mais toute utopie ne constitue pas nécessairement un déni de l’espace ou du
temps historique. On ne peut réduire la relation que l’utopie entretient avec le monde
réel à un simple état d’opposition. Il est probable que le conflit soit stérile dès lors que
l’utopie se pense en-dehors du monde et que l’inadéquation de son modèle
prétendument parfait s’avère criant face aux conditions matérielles réelles de ce monde.
Le rapport de l’utopie au réel est alors envisagé sur le mode de l’altercation. En
revanche, l’opposition peut être féconde si l’utopie est pensée, à partir de ces
conditions. Non plus pensée en dehors du monde mais à partir du monde, l’utopie
apparaît comme ouverture sur de nouveaux horizons possibles d’espérance. Le rapport
de l’utopie au réel est désormais considéré sur le modèle de l’alternative.
En résumé : le monde de l’équilibre et de la limite d’un côté ; le monde du
mouvement et de l’horizon de l’autre. L’inertie anhistorique d’un système mécanique
confrontée à la marche indéterminée de l’histoire et à la pulsion des évènements. La
perfection envisagée comme monde clos face à l’ouverture du champ des possibles.
L’utopie magnifie l’entropie mais cette entropie craint l’énergie qui cherche à détruire
l’équilibre et l’heureuse tranquillité dans un mouvement perpétuel tendu vers l’avenir.
Revaloriser l’utopie comme force motrice de la révolution suppose encore une fois de
bien distinguer l’utopie-concrète (celle de Bloch essentiellement) des utopies sociales
traditionnelles. Concrète parce que, paradoxalement, elle n’offre ni contenu, ni
« recettes », elle n’est pas une Cité du Soleil à la Campanella, c'est-à-dire une définition
dangereusement verrouillée d’une société future.
Nous sommes dès lors en présence de deux types d’utopies bien distincts : les
utopies « fermées » (c’est le cas des utopies sociales) dont l’hermétisme vise à préserver
la société « idéale » de toute perturbation extérieure ou intérieure et les utopies
« ouvertes » inscrites dans la perspective d’un changement ou de la révolution. Dans un
cas l’utopie est confinement dans un système mécanique. Elle est enfermement du réel
dans une idéologie censée la justifier. Ce type d’utopie fonctionne en circuit fermé.

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Alors que face à elle, une utopie concrète conçue sur une ontologie du « ne-pas-encore-
être » découvre l’horizon de tous les possibles en ouvrant le champ de l’espérance.
Hans Jonas reprochait à l’utopie d’être inutile et politiquement nuisible : en étant en
dehors du réel, l’utopie ne permettrait aucune prise sur lui et rendrait donc impossible
toute transformation véritable du monde. Certes, l’utopie apparaît souvent comme
enfermement d’un champ étriqué de possibles qu’elle assoit et conditionne selon les
contraintes d’une organisation poussée à l’extrême. On est alors en droit de se
demander ce que vaut un univers clos dans un monde de possibles infinis et de
s’interroger sur la valeur d’un système théorétique face à la multiplicité des potentialités
contenues dans le monde. La question à se poser demeurera ici la suivante : si l’utopie
conditionne et détermine une réalité jusqu’à en faire un système clos de perfection, ne
peut-on lui opposer une fonction utopique fournissant les moyens de rompre les liens
avec l’ordre existant ? Autrement dit, si l’utopie se laisse penser comme enfermement
dans un système clos, ne peut-on aussi la penser comme ouverture sur un horizon infini
d’espérance ? A une époque où le discours dominant présente trop souvent le réel
comme indépassable et où la chimère fait place à un catastrophisme éclairé, il s’agira de
réhabiliter l’utopie sous les traits d’un « principe espérance » malgré toutes les limites
auxquelles il se heurte. On se demandera donc si tout système utopique, en tant que
superstructure, nécessite une aliénation totale du sujet ou si ou contraire, l’utopie
envisagée sous la catégorie de l’espoir peut entraîner l’homme vers sa libération totale
ou, à défaut, partielle. Le premier cas de figure nous confronte au cas des utopies dites
« sociales ». Il s’agira, à l’instar de Raymond Ruyer1, d’y discerner un certain nombre
de tares qui les rendent illégitimes d’un point de vue politique et moral. Mais une fois
l’utopie débarrassée de tout son contenu idéologique, elle peut être pensée dans le cadre
d’une ontologie du « ne-pas-encore-être » et Ernst Bloch voit en elle le principe
fondamental de toute espérance. Luttant contre toute forme de pétrification,
d’aliénation, ou de clôture, Ernst Bloch se montre hostile à tout système devant
culminer en une Idée : son œuvre doit contribuer à l’ouverture sur le futur de l’homme
et du monde. Partisan ferme de ce qu’il appelle un « optimisme militant », Bloch n’aura
de cesse de magnifier l’espérance et de récuser tout défaitisme ou fatalisme puisque
« nous n’avons pas d’assurance » et que « nous n’avons que l’espoir ». Cependant, la
fonction utopique que découvre Ersnt Bloch, cette sorte d’aiguillon qui pousse l’homme
en-avant, n’est pas sans se heurter elle-même contre ses propres limites. Car si pour

1
Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, Paris 1950.

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Bloch l’utopie concrète de l’espérance a pour corrélat le monde social et naturel dans
son mouvement, on peut se demander si cet espoir n’est pas susceptible d’être affaibli
par ces mêmes conditions sociales et historiques du monde. De plus, il n’est pas sûr que
le principe espérance soit à lui seul l’unique garant possible de l’utopie concrète. En
effet, en plus du « principe responsabilité » posé par Hans Jonas contre Ernst Bloch,
s’ajoutent de nouveaux principes et de nouvelles politiques qui semblent proclamer
l’insuccès du principe espérance et au nombre desquels on compte les fameux
« principes de précaution » généralement doublés de ce que l’on nomme aujourd’hui
« politique de gestion des risques ». Autant d’indices qui laissent à croire que dans un
monde globalisé et désenchanté, l’espérance utopique est en voie de devenir un idéal
précaire.

I/ LES TARES DES UTOPIES SOCIALES CLASSIQUES :

Bien qu’elle ait eu des précédents dans les sociétés gréco-latines, c’est à partir
de Thomas More et pendant trois siècles (du XVIe ou XIXe siècles) que l’utopie
atteindra son paroxysme en Occident. A cet époque moderne correspond un retour en
force de l’imagination utopique sur l’imagination religieuse bien que l’héritage
religieux et son pendant millénariste imprègnent encore pour une bonne part les idéaux
utopiques de l’époque. Les utopies sociales classiques développées à partir de l’Utopie
de Thomas More sont des utopies écrites dont l’un des traits dominants semble être la
fréquence du thème communautaire (dont le corrélat est l’abolition de la propriété
privée, cette dernière étant à la source de tous les maux sens être un mal en soi.). Elles
sont en quelque sorte projet d’une société autre dont l’ « autre » porte essentiellement
sur la famille et la sexualité (famille autre, sexualité autre). On y décèle également une
tendance forte à vouloir imposer un corps social organique au détriment d’une simple
organisation. Autrement dit, elles s’appliquent à croire en la vertu d’un modèle
mécanique sûr plutôt qu’aux tendances naturelles et parfois imprévisibles du monde.
Quoiqu’il en soit, on peut isoler trois tares majeures propres à ce type d’utopie sociale.
En premier lieu, elles ne sont ni plus ni moins que des idéologies abstraites enfermées
dans le système clos du dogme social qui s’en dégage. Elles n’ont donc pas de prises
directes sur le réel et le souhait de réaliser l’Idéal qu’elles prétendent détenir ne peut
donc rester que lettre morte. Et c’est ainsi que se pose logiquement le problème de leurs

7
conditions de réalisation. La question de la possibilité des utopies demeurera en effet
non résolue tant que l’utopie se placera à distance de la réalité et que cette distanciation
sera préservée. D’autre part, cette absence de dialectique entre le réel et l’utopie sociale,
enferme l’ordre social utopique dans une structure figée et mécanique. Il s’agira aussi
de voir quelles sont les limites marquant l’impossibilité ou du moins l’échec de tout
modèle mécanique.

1- Idéologie abstraite et système clos :

Rappelons-le, ce qui caractérise le plus une utopie sociale, c’est son degré élevé
d’abstraction. Le modèle de société idéale demeure sciemment perché dans les nuées.
Mais Thomas More nous avait prévenu : en choisissant le nom d’Utopia pour nommer
son île imaginaire, il précise implicitement que « la meilleure des républiques », qu’il se
donne pour tâche de dépeindre, n’est en aucun lieu. Nous le savons, le nom d’Utopie
(ou Utopia) a été inventé par Thomas More en 1516 sur la base d’une étymologie
grecque (u-topos qui signifie « nulle part ») bien que le mot n’existât pas dans la langue
de Platon. Un récit utopique invite donc le lecteur à voyager au pays de nulle part. Mais
il ne faut pas confondre utopie et fiction. Certes l’utopie est toujours une fiction
puisqu’elle offre la description d’une société inventée de toute pièce dans l’imagination.
La différence est que si la fiction peut s’insérer dans un contexte réaliste déterminé par
l’histoire, l’utopie quant à elle s’en détache toujours. L’utopie tente la rupture radicale
avec toutes les références socio-historiques du passé. Souvent, elle est renversement de
toutes les normes sociales existantes. La fiction quant à elle possède la faculté de se
dérouler dans l’histoire, de faire référence à des normes actuelles, de prendre le monde
réel comme cadre. D’autre part, une différence majeure permet de distinguer l’utopie de
la fiction : bien qu’elle prenne souvent la forme apparente d’un roman, l’utopie
s’attache à décrire alors que la fiction a plutôt tendance à raconter. La description
utopique est d’ailleurs souvent froide, détachée et totalement dépourvue d’affects. Pour
ce qui est de ces affects, il n’en est fait mention que dans une visée utilitariste ayant son
rôle à jouer dans les rouages de l’utopie ainsi dépeinte.
Justement parce qu’elle voyage au Pays de Nulle-Part et parce qu’elle pense
l’autrement de manière radicale, l’utopie rompt avec tous ses points d’attache avec la
réalité. Elle s’oppose par principe à l’ordre existant. Œuvre de théoricien, « exercice de
l’esprit pour penser les possibles latéraux » selon Raymond Ruyer, l’utopie est donc

8
essentiellement une construction imaginaire abstraite2. Cette abstraction est la
conséquence logique du vœu même formulé par toute utopie classique : l’expression
d’un monde parfait. Car si l’utopie se veut révélation de ce que pourrait être un monde
parfait et si l’on s’accorde à dire que la perfection n’est pas de ce monde, alors l’utopie
ne peut se construire qu’en pensée, à l’écart et indépendamment de ce monde imparfait
qui lui seul a le mérite d’exister. Pour Hans Jonas, ce qui oppose l’utopie à la réalité se
situe dans le traitement de l’action et de la réussite. L’utopie organise, programme, dit
savoir où elle va, assure de ne pas faire d’erreurs ou pouvoir les rectifier
immédiatement. Certes, le monde réel programme aussi parfois, mais réoriente, change
d’objectif et ne prétend pas savoir d’avance ce qui va résulter de telle ou telle action.
L’utopie ignore toute perspective. Elle ramène les nombres indéfinis des dimensions du
réel au seul plan du tableau qu’elle décrit. Elle opère une réduction unidimensionnelle
de la réalité : les trois dimensions du temps s’effacent et la perspective ne fait plus
l’apanage de l’œuvre. Projet résultant d’un effort rationnel, l’utopie planifie, organise le
nombre de la population et son occupation dans l’espace. Elle apparaît d’emblée
comme une civilisation technicienne où l’artifice se subordonne une nature hostile.
L’idéal affecte des formes géométriques : Amaurote, la capitale de l’Utopie morienne
est « à peu près carré » et la cité idéale d’un Campanella, ceinte de remparts à la
Vauban, figurera « un cercle absolument parfait ». D’une certaine manière, l’idéal
utopique apparaît comme le calque d’une mécanique plaquée sur du vivant. Dans sa
forme, l’utopie correspond à un modèle géométrique qui n’existe pas dans la nature.
La question est alors : comment l’abstraction utopique conduit-elle à
l’enfermement dans un système clos de pensée ? A cette question, on peut répondre que
pour la plupart des utopies classiques, la perfection est pensée comme clôture. L’Utopie
de Thomas More fournit à ce sujet un exemple frappant3. La clôture y est inscrite dans
la géographie même puisque Utopia est une île. L’insularité est l’expression la plus
visible de cette clôture. La perfection ne peut se maintenir que dans une sphère
hermétique et aseptisée. En effet, la perfection tient en grande partie à la sécurité dont
doivent pouvoir jouir les habitants de la cité idéale. Utopie se trouve donc protégée des
dangers extérieurs par son insularité. Son isolement doit lui permettre de se prémunir
contre tout germe malsain importé de l’extérieur et menaçant son équilibre. Pierre-
François Moreau (Le récit utopique, droit naturel et roman de l’Etat) analyse ainsi ce

2
Mais aussi concrète dans la mesure où l’utopie décrit. L’utopie n’est en fait pas un pur système
conceptuel.
3
Cf. le modèle monastique où il s’agit de se préserver du monde, d’être au monde sans être du monde.

9
désir de fermeture : « Une fois que l’Etat idéal a décidé de demeurer étanche, il se
donne les moyens qu’il faut pour empêcher que son existence soit connue au-dehors. »
L’utopie est donc le fantasme d’un environnement entièrement pasteurisé, c’est
l’inaccessibilité d’un rêve mis sous cloche.
Les utopies sociales classiques sont réductrices en ce sens qu’elles évacuent du
réel tout élément qui leur semblerait impropre car parasite. L’idéologie qu’elles
instaurent est celle de la perfection. C’est ainsi que toute production culturelle doit se
retrouver aliénée à cette idéologie : l’arithmétisation de la vie ou la géométrisation de
l’espace constituent dès lors des caractéristiques majeures de maintes utopies de l’âge
classique. Elles concourent donc au plus grand appauvrissement du réel qui soit en
soumettant ce dernier au conditionnement nécessaire à l’intégration des normes
qu’impose une prétendue perfection. Cet appauvrissement du réel se traduit entre autres
par la perte de la notion d’évènements en Utopie. En effet si l’on prend le cas de la ville
de Lilliput, dans les Voyages de Gulliver de Swift, on constate que la ville est plongée
dans une profonde anhistoricité ou du moins dans une histoire au ralenti tant la notion
d’évènement reste méconnue. Il suffit de voir l’effet produit par l’arrivée de Gulliver à
Lilliput pour constater que cette arrivée impromptue devient l’élément déclencheur et
constitutif d’une histoire, d’un récit dynamique (et non plus une simple description
mécanique et finalement statique).
Certes, on peut arguer que pour More, cette insularité ne constitue qu’une étape
et qu’elle ne vaut que comme corrélat temporaire de l’utopie. L’utopie de More
possèderait en effet une dynamique au-delà de l’enfermement au sein des murs qu’elle a
elle-même érigée. Parce qu’elle se veut parfaite, l’utopie progresse, s’améliore de
l’intérieur jusqu’à réaliser sa vocation : s’étendre à l’extérieur au moyen d’une
« propagation universelle » (l’expression est de M. de Gandillac, Genèse de la
modernité, Cerf, 1992). Mais encore une fois, les conditions de possibilités d’une telle
extension du bonheur font défaut. La raison en est sans doute qu’elles n’existent pas et
que pas plus More que n’importe qui d’autre n’a réussi à les penser sans tomber dans
les écueils d’évidentes contradictions. C’est en quoi l’utopie classique telle qu’elle a été
inaugurée par More n’est décidemment qu’une énorme structure idéologique et abstraite
qui ne trouve sa cohérence que dans son confinement à un monde clos. Elle s’évapore
au moindre courant d’air et ne saurait avoir d’existence en dehors de ces murs. L’île est
donc la métaphore d’une structure marginale. Elle manifeste le besoin obscur d’avoir
des frontières, de clôturer, de construire des « enclos » qu’ils soient linguistiques,

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raciaux, nationalistes ou économiques. Dans un article intitulé Frontières de l’Utopia
(paru dans le catalogue de l’exposition Nouvelles de Nulle Part et Utopies Urbaines,
Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1993) Louis Marin note que « de tel enclos sont
décrits dans le premier livre de Utopia. Ils étaient construits par des éleveurs de
moutons et ont donné naissance à la multitude urbaine de personnes sans emploi et
mourant de faim, de futurs criminels ne craignant ni Dieu ni homme, de gens
précisément, sans frontières » et de remarquer que « l’ouverture de cet étrange apeiron
pourrait être également l’avènement d’un nouvel horizon. »
Chez More, Utopia se donne à voir par la parole de Raphaël Hythlodée (ce qui signifie
le « plaisantin ») et elle se donne à voir sous la forme d’une représentation proche d’une
carte géographique où tout est codé. Mais l’œil qui regarde est un oeil abstrait parce
qu’il n’a pas de point de vue : il est partout et nulle part (u-topie). Ce qui amène Louis
Marin à définir, dans un premier temps, Utopia comme « un pouvoir totalitaire, un
pouvoir absolu, formel et abstrait. »
Quoiqu’il en soit, on pressent le danger qu’il y a de vouloir circonscrire le réel dans un
projet abstraitement assuré car la théorie est toujours débordée par la réalité. A ce sujet,
cette réplique d’Hamlet est éclairante :

« There are more things in heaven and earth than are dreamt of in your philosophy »
(William Shakespeare, Hamlet, I, 5)

La question de la limite en Utopie soulève en même temps celle de ses possibilités de


réalisation. Et même si la plupart des utopies sociales ne revendiquent pas leur
réalisation effective, il n’en demeure pas moins pertinent de s’interroger sur les
modalités et les causes de cette distanciation à l’égard du réel qui les retient de voir le
jour en attendant la fusion de la théorie pure et d’une praxis concrète encore située dans
l’a-venir.

2) Le problème des conditions de réalisation :

La question non résolue de la possibilité de l’utopie a longtemps mobilisé Ernst


Bloch. Il soulève ce problème dans la seconde partie de son premier tome du Principe
Espérance. Le chapitre qu’il consacre à ce problème porte le titre suivant : Les
différentes couches de la catégorie de la possibilité. Bloch y distingue différents types

11
de possibles : le possible formel, le possible objectif au niveau des faits, le possible
conforme à la structure de l’objet réel et enfin, le possible objectivement réel. C’est ce
dernier, explique-t-il, qui doit ouvrir la voie à la révolution, à la transformation car seul
l’homme a le pouvoir de capter les possibilités-objectives inscrites dans le monde et de
les orienter. En effet, on le verra, l’homme est la possibilité réelle de tout ce qui
advient : il en est la conscience anticipante. Mais tant le possible formel, que le possible
objectif au niveau des faits et que le possible conforme à la structure de l’objet fait
tomber l’utopie qui s’y place dans les écueils du subjectivisme ou du déterminisme.
Voyons pourquoi.
D’une manière générale, Bloch considère que la matière constituante du Donné
possède un certain degré de « pouvoir-être » (ein Kannstein). C'est-à-dire que dans le
Donné, une foule de choses ont le pouvoir d’être autrement et d’accéder à une forme
d’existence radicalement différente de celle qui a été jusque-là. Bloch cherche à rendre
visible le possible présent dans et devant la chose. Ce degré de possibilité contenu dans
les éléments du réel permet de penser l’ouverture, l’autrement, le changement. Car « là
où l’on ne peut plus rien, là ou plus rien n’est possible, la vie s’arrête » (Principe
Espérance TI, p270) La matière du Donné renferme donc le germe d’un « pouvoir-
être » autrement. Les conditions du changement sont contenues en latence dans ces
choses. Mais ces conditions internes doivent entrer en interaction avec les conditions
extérieures (sociales, historiques, juridiques) pour que puisse se réaliser l’entéléchie ou
autrement dit « le Totum agissant de la chose ».
Le possible formel, que distingue Bloch, constitue la première couche de la
catégorie de la possibilité. Par ce terme, il désigne tout ce qui est possible en pensée
indépendamment de toute vérification dans les faits. Par le langage, le possible formel
rend possible le non-sens dépourvu de toute signification mais pourtant énonçable. Par
exemple, le langage rend possible l’expression « un rond ou bien » mais cette
expression est un non-sens car elle ne désigne rien. Le sens contradictoire fait lui aussi
figure de possible formel : « Il est monté dans le bateau qui était déjà parti » montre
bien la possibilité d’un sens contradictoire dans le langage, même si cette possibilité
n’est que formelle. Ainsi, selon le possible formel, tout est pensable sans limites de
pensées. Un tel possible ne peut bien évidemment conduire qu’à un optimisme naïf, et
relève essentiellement, et en un sens non technique, de l’idéalisme.
A un second niveau, Bloch distingue un possible factuel. Ici l’objet est
appréhendé de l’extérieur. Comme son nom l’indique, ce possible ne se situe plus

12
simplement au niveau de la forme du langage ou de la pensée mais, au contraire, se
situe au niveau des faits. Il se rapporte à la connaissance et, de fait, apparaît plus
déterminé. Il s’agit d’un « possible probable » qui émerge graduellement au fur et à
mesure de la connaissance de certaines conditions déterminant les situations possibles
de tel objet. Si la connaissance du fait est totale, le possible factuel admet la constitution
de jugements assertoriques, mais si cette connaissance est incomplète ou partielle, les
jugements formulés quant à une possibilité dans les faits ne pourront être
qu’hypothétiques. Et c’est là que le bât blesse en ce qui concerne les utopies sociales
classiques. En effet, Bloch considère que la connaissance du genre humain ne saurait
faire l’objet d’une preuve déductive rigoureuse dans la mesure où ce genre humain est
inscrit dans un processus mouvant (dialectique) et ne peut donc pas avoir de nécessité
logique. L’erreur serait ici de vouloir plaquer de manière rigide un schématisme fermé
et étranger au monde à une matière résolument ouverte aux changements de ce monde.
Or c’est bien dans ce travers que semble verser la plupart des utopies sociales où la vie
se trouve rationalisée et planifiée à l’excès.
Alors que le probable partait d’une connaissance plus ou moins parfaite des conditions,
un possible objectif a son fondement dans les objets eux-mêmes et apparaît affranchi de
toute implication subjective. Il présuppose une théorie de la connaissance qui entend
trouver les structures réelles constitutives mêmes de l’objet, mais il n’aboutit en fait
jamais à une objectivité totale. Le possible objectif reste partiellement conditionné, de
manière interne ou externe. Il y aurait donc dans tout déterminisme naturel ou social, de
l’indéterminé et de l’incertain.
La faiblesse des utopies sociales, comme celle de More ou de Campanella, réside en ce
fait qu’elles ne prennent pas le monde pour corrélat objectif. Elles se refusent à prendre
connaissance des conditions de possibilités contenues dans le monde, négligeant la
matière du Donné tant dans son apparaître que dans ses structures internes pourtant
déterminantes. Elles demeurent au niveau du possible formel où se révèle « l’étendue
illimitée du possible en pensée » (Principe Espérance). Or, cette étendue illimitée du
possible qui s’égare hors des limites du monde objectif réel, ne peut aboutir que sur la
fausse ouverture à un horizon qui n’existe pas4. Certes, le récit utopique s’attache à faire
illusion mais au final, il n’a de réalité que la forme du langage qui l’exprime. Car
l’utopie qui prend pour base la page blanche du livre ne saurait être la même que celle
4
Comme dans le film Dark City où le héros se précipitant, pour s’enfuir, vers la mer qu’il voit pour la
première fois, se heurte en fait à un trompe –l’œil de papier recouvrant un épais mur de brique. Fou de
rage, il déchire le trompe l’œil et entreprend d’abattre le mur. Derrière celui-ci, il ne découvre que
l’absolu néant et l’impossibilité de la fuite.

13
qui se confronte à un monde héritier d’une somme historique déjà écrite. La tare des
utopies sociales sera donc de ne pas être en mesure d’entretenir une relation dialectique
avec le monde. Elles ne peuvent donc être la cause directe d’aucun changement ni
d’aucune révolution. Ainsi, ce qui rend les utopies sociales inaptes à engager un
changement, c’est qu’elles se placent systématiquement dans un au-delà de la situation
sociale ou lieu de l’assumer pour la dépasser.
D’autre part, les utopies ne sont jamais réalisées dans la mesure où elles créent
de la distance entre ce qui est et ce qui doit être. Dans Idéologie et utopie, Paul Ricoeur
va même jusqu’à soutenir l’idée selon laquelle le trait décisif de l’utopie est ainsi non
pas la possibilité d’être réalisée mais la préservation de l’opposition entre l’imaginaire
utopique et la réalité. Ainsi, on constate la préservation de la distance entre l’utopie et
la réalité. Mais il n’est de distanciation que sur un espace commun, or rien ne prouve
que l’utopie et la réalité évoluent sur le même plan. Reste à savoir si l’utopie demeure à
portée du réel (au quel cas elle possède l’aptitude à engager un changement éventuel)
ou si l’atteindre ne relève que de la chimère et de la croyance non fondée en certaines
dispositions de l’humanité.
Cependant, le fait que l’utopie soit ineffective n’implique pas que la pensée
utopique soit caduque. Si l’utopie est une promesse qui ne peut jamais être tenue, elle
ne pèse pas non plus sur nous comme un poids mort. L’impossibilité excite et souligne
le désir du changement, ainsi en était-il des étudiants de Mai 68 qui avaient pour slogan
d’exiger l’impossible. C’est aussi l’avis de Cioran5 : « Nous n’agissons que sous la
fascination de l’impossible : autant dire que la société incapable d’enfanter une utopie
et de s’y vouer est menacée de sclérose et de ruine. La sagesse, que rien ne fascine,
recommande le bonheur donné, existant ; l’homme le refuse, et ce refus seul en fait un
animal historique, j’entends un amateur de bonheur imaginé. » Encore une fois, l’utopie
contient sa dégénérescence en elle-même : l’heureuse quiétude plonge l’homme dans
l’insoutenable ennui. C’est alors que l’animal historique s’ébroue et s’éveille pour
briser l’ordre des choses en en imaginant un autre.
Nous le voyons, dès lors que l’utopie se pense comme l’expression, de manière
absolue, du désir d’une société figée et immobile car parfaite (ou parfaite car figée et
immobile), le problème des conditions de réalisation se pose inexorablement. Cette
façon de penser l’utopie ne vaut donc que comme exercice mental s’essayant à produire
un ordre différent, hypothétique et parallèle à l’ordre réel. Ainsi, la principale constante

5
Cioran, Histoire et utopie, chapitre V : Mécanisme de l’utopie. Folio essais, p. 100

14
des utopies sociales est la suivante : l’ineffectivité. Jean-Yves Lacroix (Utopie et
philosophie) considère que ce caractère irréalisable fait de l’utopie un « concept
négatif », voire un « anti-concept ». Pour Louis Marin, « non seulement l’utopie n’est
pas réalisable, mais elle ne peut se réaliser sans se détruire elle-même. » Ceci pour dire
que le concept, même négatif, ne parvient jamais à épuiser le réel et que la mise en
pratique d’une théorie est cause de l’altération de cette théorie. D’où l’aberration du
système mécaniste sur laquelle repose l’organisation sociale de bon nombre d’utopies.

3) Les limites d’un système mécanique :

Des deux grandes forces qui régissent le monde physique, à savoir l’entropie et
l’énergie, il semble que l’utopie sociale réponde davantage aux principes de l’entropie
et alimente ainsi sa croyance en la vertu d’un équilibre des forces (pourtant toujours
précaire comme l’illustre la maison de Swift que de doctes calculs faisaient si bien tenir
debout jusqu’à ce qu’un oiseau s’y pose un jour et soit alors cause de l’effondrement de
l’habile ouvrage). L’entropie de l’utopie répond à deux principes : d’une part, les
évènements isolés sont dépourvus de sens car, d’autre part, les évènements doivent tous
être équivalents. C'est-à-dire qu’il ne doit pas y avoir d’évènements de nature historique
aptes à enclencher un changement ou une remise en cause de l’équilibre des forces.
L’entropie permet l’heureuse tranquillité, l’équilibre et l’harmonie. Parce qu’elle
s’oppose aux tendances naturelles du vivant –parfois irrationnelles et souvent
imprévisibles, l’entropie, pour se maintenir, nécessite une structure qui cadence, régule
et dose la multiplicité des forces en jeu. Cette structure, elle la trouve dans un modèle
mécanique où chaque élément se détermine par la fonction qu’il remplit dans le
mécanisme global.
Qu’entend-on par « mécanique » lorsque l’on parle d’un «système
mécanique » ? Le Petit Larousse donne la définition suivante : «Combinaison d’organes
propres à produire ou à transmettre des mouvements. » Dans une autre acception du
mot, la mécanique est une « machine considérée du point de vue du fonctionnement de
ses organes mécaniques. Exemple : Une belle mécanique ». Enfin, au sens littéral, la
mécanique traduit cet «ensemble de moyens utilisés dans le fonctionnement d’une
activité. Exemple : La mécanique politique. » On le voit, les expressions ou mots tels

15
que « combinaisons d’organes », « machine » ou « ensemble de moyens » (sous-
entendu : en vue d’une fin) appartiennent au vocabulaire de l’analyse systémique. Il
s’agit dès lors de privilégier la totalité par rapport à l’individu et d’autre part, le
caractère synchronique des faits plutôt que leur évolution, et enfin les relations qui
unissent plutôt que les faits eux-mêmes dans leur caractère hétérogène et parcellaire. Ce
point de vue structuraliste porté sur l’utopie entre en opposition avec un point de vue
dialectique sur le réel. Par dialectique, il faut entendre la « méthode de raisonnement
qui consiste à analyser la réalité en mettant en évidence les contradictions de celle-ci et
à chercher à les dépasser » (définition donnée par le Petit Larousse). Pour clarifier les
choses, on peut proposer le schéma suivant qui oppose le système mécanique à ce qu’il
n’est pas, c'est-à-dire un modèle libéral :

Système mécanique Modèle libéral


entropie énergie
↓ ↓
adaptation au réel dépassement du réel
(conception structuraliste) (conception dialectique)
↓ ↓
perte de la notion d’événement, idée de progrès inscrite dans la
fin de l’histoire marche des événements
↓ ↓
fonctionne en circuit fermé progression linéaire
aléatoire
(clôture) (ouverture)
↓ ↓
ordre mouvement
planification confusion
↓ ↓
évacuation de la contingence prise en compte de la contingence

Les utopies sociales correspondent au système mécanique exposé ci-dessus.


L’utopie se fait donc « machine sociale » et cette dimension découle de l’idéal de vie
réglée que le genre utopique met en scène dans ses écrits fondateurs. Certes, les
mécanismes demeurent implicites dans l’Utopie de More ou la Cité du Soleil de
Campanella mais les sociétés qu’elles décrivent peuvent s’assimiler à de grandes
machines sociales dont le jeu régulier exclut tout imprévu.

16
Le thème du système mécanique a été largement développé et dénoncé par une
abondante littérature de contre-utopies telles que Le Meilleur des mondes d’Aldous
Huxley, 1984 de George Orwell, Nous autres d’Eugène Zamiatine ou encore Farenheit
451 de Ray Bradbury. Toutes ces contre-utopies décrivent des états tyranniques et
systémiques où l’organisation est poussée à l’excès et où l’ordre est maintenu par
l’inspection constante et omniprésente du comportement de chacun de ses membres.
Quoiqu’il en soit, qu’il s’agisse des contre-utopies ou des utopies à proprement parler,
on peut émettre l’hypothèse que le travers de ces sociétés de l’organicisme et de la
mécanique vient du fait que les fins de la société se trouvent incorporées à la société
elle-même. On se trouve donc en présence d’une mécanique qui au final ne produit rien
d’autre que la perpétuation de l’harmonie de son fonctionnement bien réglé. En effet,
une société qui se donne pour fin un idéal de perfection et d’harmonie sociale n’a
d’autre choix, pour y parvenir, que d’imposer comme règles les exigences de l’ordre et
de la beauté.
Dans cette optique, l’utopie-mécanique prétend instaurer l’ordre face à la
confusion du réel. Certes, il n’est pas de société sans ordre car il n’est pas de société
sans règles. Cet ordre se révèle au premier regard par un agencement de tabous et de
prescriptions auxquels se soumettent les membres du groupe, sous la contrainte ou
spontanément. Tout manquement aux règles expresses ou implicites qui structurent ainsi
l’édifice social constitue un désordre. Le désordre apparaît donc comme un
manquement à la règle.
Or, c’est justement pour se prémunir de tout désordre et de toute dérive
anarchisante que les utopies s’arrogent le droit d’ajuster et de déterminer l’existence de
chaque être humain. Le postulat de base des utopies sociales sera que l’ensemble social
a plus de valeurs que ses éléments individuels. Ainsi les différences biologiques sont
compensées par l’uniformité de la culture et les droits de la collectivité prennent le pas
sur les aspirations naturelles de chaque homme et l’autonomie de la conscience
humaine. Au final, on assiste à un dessaisissement de soi par l’appareil idéologique de
l’état utopique, l’ « appareil » étant une entité collective qui n’implique pas l’existence
des individus. Dans le cas des utopies sociales, l’idéologie unificatrice et structurante
est celle d’un lien social pur qui unit les concitoyens dans un rapport de coopération,
d’amour et de service total à la Cité (confer Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies). A
la différence de la plupart des discours politiques et moraux antérieurs, l’utopie pense
en termes de techniques de gestion sociales. Elle n’indique pas les moyens réalistes de

17
cette gestion mais pour elle, ce qui se passe dans la société n’est ni spontané ni naturel.
Elle matérialise l’ordre et son organisation dans des lois, des coutumes et même dans
l’apparence physique de la ville et de ses habitants. Pour Pierre-François Moreau, « elle
se donne les conditions nécessaires pour que rien ne résiste à ces décisions, or on ne
gère rien mieux qu’un espace fermé. » C’est précisément cette prépondérance de
techniques sociales de la fermeture qui nous amène à considérer l’utopie sociale comme
une machine étatique combinant tous les engrenages et rouages nécessaires à la
conservation d’un prétendu idéal social.
Se proposant de fonder une société sur des bases rationnelles, par nature
accessibles à l’esprit humain, l’utopie se rattache au désir de précision et d’efficacité
qui donnera naissance aux idéaux scientifiques et techniques modernes. Mais, de ce
type de société nouvelle que le genre utopique fait naître, émerge aussi un homme
nouveau. Le tout doit modeler ses parties et les parties s’unir au tout pour garantir
l’harmonie utopique. Voyons quels traits doit prendre tout habitant de la Cité idéale.

En 1978, un groupe de musique électro-pop sortait un album intitulé The Man


Machine. Il s’agissait des Kraftwerk. Sur la pochette figurent quatre automates rigides à
l’effigie des quatre musiciens du groupe. Statiques, le regard vide, tous vêtus de la
même chemise rouge et tous arborant la même cravate noire. Leurs voix neutres et
détachées se posent sur des rythmes industriels célébrant la Métropolis de Fritz Lang.
La possible et future fusion de l’homme à la machine qui séduisait et fascinait tant les
membres du groupe peut-elle se rattacher au désir de faire fusionner tout citoyen
d’Utopie à l’énorme machine sociale que sous-tend toute cité idéale ? Certains indices
laissent le supposer.
L’homme nouveau possède une morale différente. Cette morale ne vise pas à
former l’unité personnelle de l’individu. Elle n’est pas autonomie. Ce n’est pas une loi
morale que je me donne, c’est une idéologie que j’intègre nécessairement car elle
imprègne toutes les couches culturelles et sociales de l’Utopie. Au contraire, parce
qu’elle provient directement du cadre normatif de la Cité, toute morale utopienne
débouche nécessairement sur la société. Le genre utopique engendre une morale qui a
pour objectif de synthétiser et sceller l’unité de l’ensemble humain (aspiration qui
correspond au mythe de la Cité Idéale). La morale devient alors un outil permettant le
maintien de l’équilibre des forces. La morale est au service de l’entropie. Cette fonction
conservatrice de la morale fait que dans le cadre d’une utopie, elle s’intègre dans une

18
logique fonctionnaliste et matérialiste par laquelle elle se rapproche tout à fait d’une
idéologie.
L’homme nouveau est le citoyen de la Cité idéale dans la mesure où celle-ci
contient en puissance l’humanité entière. S’il faut, au nom de la Cité idéale, être
parfaitement citoyen, une forme d’abnégation est nécessaire. Il s’agit pour l’homme
nouveau de se dépouiller de tous ses intérêts actuels et de son moi empirique pour
devenir un pur concitoyen, c'est-à-dire un pur être social. Comme le précise Roger
Muchielli dans le Mythe de la société idéale (PUF, 1960), « au-delà de l’abandon de ce
qui constitue son moi empirique, il faut concevoir l’abandon de ce qui constitue l’être
social dans ce qu’il a de marqué par les structures historico-culturelles de son milieu,
pour réaliser une nouvelle modalité d’être social, une forme supérieure de sociabilité
qui le transfigure complètement. » Marx voit dans ce « retour complet de l’homme sur
lui-même en tant qu’être social » la fin positive de toute aliénation. Il assimile d’autre
part l’existence humaine de l’homme à son être social. De ce point de vue, le cadre de
vie communautaire qu’instituent de manière constante les utopies (la propriété privée
est largement considérée comme la source de tous les maux) serait une condition
d’émancipation des hommes puisqu’il mettrait fin à tout état d’aliénation6. Cependant,
l’idéologie qui sous-tend l’idéal utopique et qui cherche constamment et partout des
justifications apparaît sous bien des aspects comme une autre source ou forme
d’aliénation. Si l’on considère avec Paul Ricœur qu’une idéologie est une « structure
d’esprit totale », on se demandera alors comment il est possible d’être libre dans une
structure alors que celle-ci possède une fonction déterminante à l’encontre de chacun de
ses éléments qu’elle maintient dans un certain ordre de liaisons et de combinaisons.
Mais si l’expression la plus manifeste d’un structuralisme absolutisé est celle de
l’effacement du pur sujet métaphysique, on le voit, la question de la liberté ne se pose
même plus et se retrouve même dénuée de sens.
Le genre humain est directement victime de cet excès d’organisation. Par son
excès d’organisation l’utopie a un effet déshumanisant. La vie urbaine des utopies
semble anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant
que personnalités totales mais en tant que personnifications d’une structure étatique
fermée. L’illusion de l’individualité est tout juste maintenue mais en réalité, tout
utopien de quelque utopie qu’il soit n’est que le résultat d’un processus de non
personnalisation. L’utopie traduit donc le fantasme d’une communauté organique
6
Certes, l’abolition de la propriété n’est pas le fait exclusif des utopies. L’abandon de la propriété privée
correspond déjà à l’idéal monastique des franciscains ou des chartreux que fréquentait d’ailleurs More.

19
composée d’insectes sociaux (les concitoyens). Mais il est à supposer que malgré tous
leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une organisation et non un organisme
social. En s’acharnant à réaliser ce dernier, ne parviendraient-ils pas tout juste à
instaurer un despotisme total ? Si l’on en croit Aldous Huxley (malgré ses quelques
délires paranoïaques du Retour au meilleur des mondes) « la beauté du rangement sert
de justification au despotisme. » Ainsi, « l’organisation est certes indispensable car la
liberté ne peut naître et avoir un sens que dans une communauté d’individus coopérant
sans contrainte à la réglementation de l’ensemble. Mais l’excès d’organisation peut être
fatal car il transforme hommes et femmes en automates, paralyse l’élan créateur et
abolit la possibilité même d’indépendance. »7
Peut-être que le plus grand drame de l’utopie sociale est son manque total de
charme. Elle est la maison bien construite dans laquelle on n’a pourtant pas du tout
envie de vivre. En reprenant l’expression de Musset dans les Caprices de Marianne8, on
peut dire qu’Utopia est comme les roses du Bengale : sans épines certes mais aussi
sans parfum.

Nous venons de voir que les utopies sociales contiennent des « tares ». Ces tares
indiquent que les utopies de ce genre trouvent en elles-mêmes les causes de leur
irréalisabilité. Une utopie est toujours un projet mort dans l’œuf. Elles sont donc
impossibles et par-là perdent un peu de leur intérêt, voire de leur pertinence. Pourtant,
elles ne cessent de fasciner et de se situer « à l’arrière scène de nos désirs de
construction d’un monde meilleur ».9 Car bien qu’impossibles ou chimériques, elles
témoignent de l’indissoluble part d’espoir contenue en chaque homme. Les utopies sont
irréalisables, certes. Mais le caractère irréalisable de la perfection utopique semble
résonner comme le perpétuel écho d’une réalité imparfaite mais inexorablement
présente. Aussi, face à la fermeture et à l’abstraction des utopies sociales classiques, on
peut opposer les principes d’une utopie concrète tels qu’ils ont été mis en valeur par
Ernst Bloch dans son Principe Espérance. Loin des mondes clos et insulaires décrits par
More et Campanella, l’utopie selon Bloch se pense désormais comme ouverture sur le
champ des possibles, ouverture sur un horizon infini d’espérance.
7
Adlous Huxley Retour au meilleur des mondes
8
« L’indifférence. Vous ne pouvez ni aimez ni haïr, Marianne, et vous êtes comme les roses du Bengale,
sans épines et sans parfum. »
9
Jacqueline Lagrée, L’inquiétante et familière étrangeté de l’utopie (Préface de Utopie et éducation de A-
M. Hans-Drouin)

20
II/ ERNST BLOCH ET L’UTOPIE CONCRETE : OUVERTURE DU CHAMP
DES POSSIBLES DANS LE PRINCIPE ESPERANCE :

Le Principe Espérance est le livre le plus important d’Ernst Bloch et sans doute
une des œuvres majeures de la pensée émancipatrice du XX ème siècle. Monumentale
(plus de 1600 pages), elle a occupé l’auteur pendant une bonne partie de sa vie : écrite
pendant son exil aux Etats-Unis, de 1938 à 1947, elle sera revue une première fois en
1953 et une deuxième en 1959. Le Principe Espérance revient sur le concept d’utopie
concrète où les potentialités individuelles aboutissent à l’actualisation, non dans la
transcendance d’un ciel inaccessible, mais par le progrès de l’Histoire. Cette œuvre est
une reconstruction systématique de la fonction utopique dans l’histoire religieuse,
sociale, culturelle et politique de l’Occident.
Ernst Bloch est un auteur réaliste. Etre un auteur réaliste et rétablir l’utopie
comme catégorie fondamentale de ce siècle n’est pas contradictoire. Il s’agit d’installer
le rêve d’une chose dans la nature et dans l’histoire et non plus dans un Ailleurs
insulaire et marginal. Pour Goethe, « L’Art prolonge la nature sans pour autant en
sortir. » On peut détourner la citation et faire dire à Ernst Bloch que selon lui « L’utopie
prolonge le monde sans pour autant en sortir ». En effet, le but d’Ernst Bloch est de
réconcilier l’utopie avec les bases d’un matérialisme historique. Son pari fondamental
est le suivant : « la philosophie aura la conscience du lendemain, le parti pris du futur, le
savoir de l’espérance, ou elle n’aura pas de savoir du tout. »10 La philosophie d’Ernst
Bloch porte essentiellement sur l’avenir. Pourtant, elle ne dit rien sur le futur car la
philosophie de l’espérance est avant tout une théorie du « Non-encore-être » (noch-
nich-seins).

1) Une ontologie du « Non-encore-être » (Noch-nicht-seins) :


10
Extrait d’une conférence de Michael Lowy, Le Principe Espérance d’Ernst Bloch face au Principe
Responsabilité

21
Le Principe Espérance est essentiellement porté sur la catégorie du « ne-pas-
encore » ou « non-encore-être » (noch-nicht-seins). De quoi s’agit-il ? Quel rapport
avec l’utopie ?
Bloch présuppose que l’être des hommes est inachevé et que cet inachèvement
appelle la recherche d’autres modulations de l’être : l’homme tel qu’il peut et tel qu’il
doit être n’a pas encore existé jusqu’à à présent et il doit seulement advenir11. L’homme
est tendu vers l’avant. Il ne peut avoir de repos dans un immobilisme satisfait ou
inquiet. Il a l’espoir chevillé au corps que la recherche d’un monde meilleur n’a jamais
lieu en vain, qu’elle a toujours des prolongements et quelque chose d’irrépressible.
Cette philosophie du « non-encore-être » se découvre avec le « non-encore-
conscient »
Bloch distingue le rêve nocturne du rêve éveillé. Le rêve nocturne évolue dans l’oublié,
le refoulé. Le rêve éveillé, quant à lui, se meut dans ce qui n’a encore jamais été
expérience présente. Le rêve éveillé met ainsi en lumière un « non-encore-conscient »
qui révèle la naissance psychique du nouveau. Certes, le « non-encore-conscient » du
rêve éveillé ne fait qu’émerger du futur, mais parfois, il naît objectivement dans le
monde : « ainsi dans toutes les situations productives grosses de ce qui n’a encore
jamais été là. »12 Il s’agit d’un rêve vers l’avant : « ce que le sujet flaire ici, ce n’est plus
un relent de cave mais l’air frais du matin. »
L’utopie s’engendre dans le réel et doit composer avec lui. Autrement dit, le réel
laisse une place au désir utopique. Cette place, c’est la case pleine des possibilités que
le réel laisse à disposition de l’imaginaire, c’est la case de contingence qui empêche le
réel de s’enfermer dans la fixité dure de la nécessité. C’est la case du « peut-être » ou
du « pourquoi pas » qui propose une marge de manœuvre à la réalité pleine qui
l’entoure. L’espace investi par l’imagination utopique correspond dès lors à la case
nécessairement vide du jeu de Taquin, celle par laquelle une multitude de combinaison
reste possible, celle qui permet l’alternative, la mobilité, la liberté de mouvement. C’est
en cela que réside une philosophie du « non-encore-être », celle qui pense les conditions

11
Cette idée se situe dans l’horizon du messianisme juif qui tient lieu de source mystique dans la pensée
de Bloch. A l’idéal socialiste qui constitue la première racine du concept d’utopie chez Bloch, s’adjoint
une deuxième racine : la racine utopico-religieuse dans le sens d’une attente du messie du judaïsme, à
savoir qu’à chaque instant le messie peut arriver et avec lui la rédemption, le salut et la restauration du
monde. Bloch décrit un phénomène de sécularisation de l’espérance messianique.
12
Principe Espérance, tome 1.

22
de possibilités d’un autrement contenu en latence dans le monde et qui peut s’actualiser
grâce à la tendance des hommes à vouloir le mieux.

Tendance et latence dans le monde. Pour Bloch, il est possible de déceler une
tendance-latence des qualités de réalisation utopiques du monde. Cette idée de latence
et de tendance est une conception dominante de la religion juive, de la possibilité
permanente de l’avènement de l’évènement utopique, de l’attente messianique de
l’utopie.
Le monde est donc constitué de tendances et de latences. Il tend à s’orienter
d’une certaine manière, à prendre telle ou telle direction à tel moment donné de
l’Histoire. Dire que le monde contient des éléments latents signifie qu’un ensemble de
possibles inexplorés existent intrinsèquement au monde. Ces possibles sont latents car
contenus en puissance dans le ferment utopique du monde. Ce ferment utopique du
monde, c’est le Non-encore-être dans ses diverses manifestations : le Non-encore-
conscient de l’être humain, le Non-encore-devenu de l’histoire ou le Non-encore-
manifesté dans le monde. Ils sont en attente de l’entéléchie qui permettra leur pleine
actualisation. Cette entéléchie ne peut être produite qu’à l’issue de l’assouvissement des
tendances devant aboutir à une amélioration du réel. En effet, le monde est gros de ce
qui n’a pas encore été réalisé13. Pourtant, l’humanité est toujours inquiète et ne peut se
satisfaire du sort qui lui est fait. Ces tendances et latences sont ce que Bloch appelle « la
flèche rouge » qui parcourt l’Histoire et la culture vers l’horizon jamais clos de l’avenir.
A l’instar de Hegel, Bloch propose une approche dialectique des trois
temporalités de l’homme : un passé qui illumine le présent et qui nous dirige vers un
futur meilleur car les hommes sont animés par les « rêves d’une vie meilleure » et par le
désir utopique de les satisfaire. Ils sont de plus dotés d’une « conscience anticipante »
qui leur permet de percevoir d’une part le potentiel encore non réalisé du passé (le
latent) et, d’autre part, la tendance inhérente au présent. Enfin, cette conscience
anticipante permet aux hommes de discerner les « espoirs-souhaits » susceptibles de se
réaliser dans le futur. Les rêves éveillés mettent en lumière un « non-encore-conscient »
qui correspond à la naissance psychique du Nouveau. Le monde apparaît dès lors
comme un ensemble fait de processus et de rapports dynamiques dans lequel le Devenu
n’a pas encore remporté sa victoire finale. Ainsi, il s’agit d’une conscience tournée vers
plus d’être, ou plus exactement, vers ce qui demande à être parce que la possibilité en
13
Le vocabulaire est volontairement emprunté à Leibniz qui a été une source d’inspiration constante dans
la pensée de Bloch.

23
est inscrite dans l’humain et le rapport entre les hommes. La philosophie de Ernst Bloch
est donc résolument une philosophie de l’espérance et de l’avenir. Rien n’est clos. Une
possibilité est toujours ouverte dans un « rêve en avant ». Pour Bloch, l’espoir et la
vision d’un monde meilleur sont à la base de toute vie psychique, de toute conscience,
de toute religion et de toute œuvre culturelle.
Tendance et latence désignent donc ce qui n’est pas encore là, c'est-à-dire un
« non-encore-devenu » qui au départ n’est qu’un « pas-encore-conscient ». Ce « pas-
encore-conscient » indique la voie du développement social que révèlent les
potentialités réelles permettant une libération de l’homme. Bloch présente cette
libération en des termes issus d’un matérialisme historique qui introduit la nécessité de
la chute des classes déjà dévoilée par Marx.
Mais les tendances historiques se doublent de tendances psychologiques. Ces
tendances psychologiques sont le fruit d’affects d’attente tels que la crainte, l’angoisse,
l’effroi, le désespoir, l’espoir, la confiance en l’avenir où l’intention dépasse le présent.
Sur ce point, Bloch s’oppose à Freud en ramenant les tendances psychologiques au
corps et besoins humains et en tout premier lieu à la faim plutôt qu’à l’instinct et
l’inconscient freudien. Pour Bloch, l’homme est une sorte de « vaste complexe de
conduites » principalement caractérisées par le manque, le souhait, le désir et l’espoir
d’une vie meilleure. Bloch n’admet pas que les concepts freudiens de castration,
répression ou d’économie des instincts soient les caractéristiques fondamentales de
l’homme. En fait, Bloch reproche à Freud d’avoir abouti à un point de vue mécaniste de
la nature humaine. Pour lui, le développement de nouvelles conduites et d’impulsions
signale la possibilité et la tendance d’un changement et d’une transformation. Ce
changement ou cette transformation sont rendus possibles par le foisonnement d’
« énergies utopiques », c'est-à-dire, ce qui fait les individus se maintenir dans l’attente
active d’un monde meilleur et ce qui les fait tenter de se transformer eux-mêmes et
d’améliorer le monde dans lequel ils vivent. Ces énergies utopiques correspondent donc
à des forces latentes. On les retrouve dans les arts, la littérature ou toute production
culturelle quelle qu’elle soit (mode, loisir, sport etc.). Elles constituent un surplus
utopique car elles débordent la réalité en se projetant vers l’avant. Ces forces utopiques
permettent donc de résister à la fixité de l’ordre établi, elles empêchent la clôture de
tout système culminant en une Idée et résistent aux idéologies. Ces forces latentes
maintiennent le monde en mouvement. Elles rendent possible de projeter des buts à

24
long terme et permettent l’exercice d’une politique qui apporte des alternatives au statu
quo, alternatives orientées par la vision de l’horizon infini de l’avenir.
D’une certaine façon, c’est une bataille révolutionnaire que Bloch entend mener.
C’est une bataille contre l’esprit du temps, pour la création d’un autre esprit : celui de
l’utopie. C’est pourquoi il ne s’agit pas pour lui de se lancer dans la mise au point de
sociétés parfaites : il s’agit au contraire de faire jouer ce qui est occulté, enfoui, latent
(les aspirations à une autre vie).

Les fonctions anticipatrices de l’être humain. La « conscience anticipante ». Il


faut le souligner, n’importe quelle projection vers un avenir différent, n’importe quelle
image du futur ne peuvent êtres retenues et prises pour guide. Il faut construire une
« conscience anticipante »14. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, cette conscience
anticipante est conscience du non-encore advenu, le pressentiment du monde nouveau à
venir. Elle se veut espérance en connaissance de causes (docta spes15) et refus raisonné
de l’exploitation et de la domination en tant qu’elles produisent une véritable
congélation du genre humain ainsi qu’une négation de ses virtualités. Répudiant tout
quiétisme, cette conscience anticipante est tension vers ce qui n’est pas encore
conscient, tension vers les questions qui ne sont pas encore données. Face à une
conscience habituelle qui n’est faite que de représentations immédiates et de
réminiscences, la conscience anticipante se met en mouvement pour penser le monde
comme processus. C’est une conscience créatrice : du Donné défaillant, elle extirpe la
matière constitutive du Novum. L’enjeu est la découverte de l’avenir dans les aspirations
du passé sous forme de promesse non accomplie : « Les barrières dressées entre l’avenir
et le passé s’effondrent ainsi d’elles-mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans
le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé
et mené à bien devient visible dans l’avenir. »16 Ainsi, comme le remarque Michael
Lowy17, « il ne s’agit donc pas de sombrer dans une rêveuse et mélancolique
contemplation du passé, mais de faire de celui-ci une source vivante pour l’action
révolutionnaire, pour une praxis orientée vers l’accomplissement de l’utopie. »

14
A noter le concept d’anticipation est aussi un concept central chez Rosenzweig qui le développera dans
l’Etoile de la rédemption quelques années après Bloch.
15
« Ma conception de l’utopie est concrète, c'est-à-dire liée à la possibilité objectives du réel et combat
pour leur concrétisation (…) L’utopie n’est pas fuite dans l’irréel ; elle est l’exploration des possibilités
objectives du réel et combat pour leur concrétisation. » Bloch, Thomas Münzer, théologien de la
révolution
16
Principe Espérance, TI
17
Conférence citée page 12

25
La conscience anticipante éclaire le contenu de l’espérance en tant qu’acte. Elle permet
au désir utopique de se développer et la fonction utopique de s’orienter vers l’avant.
Conscience du devenir, et donc conscience de ce qui n’est pas encore, la conscience
anticipante n’est pas conscience du non-être : elle est conscience de l’être en possibilité,
conscience d’un processus où le non-être n’est pas encore apparu mais se manifeste en
germe dans tous les surplus utopiques qui émanent constamment de toute production
humaine et de tout désir humain. Conscience et réflexion sur le rêve, la conscience
anticipante déborde le réel en se projetant vers l’avenir. « Ce qui s’y dessine sort du
cadre, c’est l’esquisse d’une image de plus grande envergure, fruit du souhait et de la
réflexion. Et si la réflexion sur ce rêve a souvent fait fausse route, elle ne se prête plus
aussi facilement à la duperie. Pas plus qu’elle ne se laisse payer de belles paroles : sa
volonté vise à quelque chose de plus et tout ce qu’elle atteint à ce goût de Plus. Si bien
qu’elle cherche à dépasser non seulement sa condition propre mais aussi les conditions
déplorables de l’existence en général. »18 Conscience radicale de la possibilité du
changement et de la révolution, on le voit, la conscience anticipante est subversive car
sans être conscience d’un au-delà du monde, elle est conscience d’un au-delà du Donné
défectueux de ce monde.

L’originalité de la conscience anticipante est qu’elle déploie l’éventail des


possibilités du monde sans pour autant en privilégier une qu’elle ferait culminer dans un
système. Autrement dit, si elle ne révèle pas ce qui peut être sa tâche est de découvrir
que ce qui est peut être autrement. Elle mise sur l’avenir pour parer aux manques du
passé sans pour autant faire du futur une panacée ou un Age d’or. Elle ne verrouille pas
l’avenir dans une réduction de la somme des possibles. Elle n’échafaude pas de plans,
ne donne pas de « recettes » toutes faites pour concocter la plus parfaite des
républiques. Elle se tourne vers l’avenir sans rien dire du futur et par-là s’inscrit comme
refus de la futurologie. Avec la conscience anticipante, l’utopie se dépouille de ses
contenus et de ses clôtures pour se faire fonction utopique, c'est-à-dire processus
historique devant conduire non pas à la perfection mais à quelque chose de meilleur.
Ainsi, ce processus de l’histoire qu’anime le désir du non-encore-être, implique que rien
dans le monde n’est donné comme résultat. Car du Donné surgit en négatif la réalité
d’un manque et ce manque s’inscrit au cœur même du désir qu’il met en mouvement
vers son accomplissement. De cette manière, toute fin de l’histoire est laissée en

18
Ernst Bloch, Principe Espérance II Les épures d’un monde meilleur p 11

26
suspens, soumise à l’intervention pratique révolutionnaire des hommes. Mais pour Ernst
Bloch, les hommes sont condamnés à vivre dans un état de perpétuelle insatisfaction, ce
qui rend impossible tout discours sur l’essence du futur. Cette perpétuelle insatisfaction
vient du fait que les hommes naissent démunis : « Je vibre. Très tôt déjà, on cherche. On
est tout avide, on crie. On n’a pas ce qu’on veut. »19 Le désir se creuse et nous
souhaitons toujours plus. Mais ce « plus » que nous recherchons est insaisissable. On
cherche à le mettre à nu mais « il nous glisse entre les doigts » et personne ne l’a jamais
reçu ou n’a été capable de le nommer. Ce désir est nôtre mais son objet n’est pas
encore-là : ainsi le désir anticipe sur ce qui est pour nous donner conscience de ce qui
n’est pas encore là. Ainsi, tout discours sur le futur ne pourrait être que discours sur du
non-être, c'est-à-dire anticipation approximative, conjectures. L’impossible science du
futur s’évapore au regard de l’horizon indépassé et indépassable mais, en même temps,
toujours neuf du futur et de l’espérance.

2) Une approche dialectique de la relation théorie-praxis : la docta spes

Bloch est un penseur de l’utopie concrète. Or, penser l’utopie concrète suppose
la réunion de deux modalités différentes et a priori antinomiques : la théorie et la praxis.
Un rapport dialectique doit opérer entre théorie et praxis pour que puisse s’en extraire
une utopie concrète, c'est-à-dire un désir utopique capable de puiser dans le monde réel
son ferment et les conditions de sa réalisation. Pour Bloch, en effet, l’utopie doit se
penser comme le point de jonction entre les rêves éveillés et les exigences de la vie
réelle telles qu’elles se présentent dans le monde objectif. Mais l’utopie n’est pas un
rejet abstrait de l’état de chose existant, elle doit au contraire se construire sur une
compréhension du passé et du présent. Il la pense sous les conditions de l’espérance et
l’espérance est un principe dynamique et dialectique : orientée par nature vers le futur
selon un affect d’attente (c'est-à-dire attente du non-advenu, attente du pain qui viendra
calmer la faim, attente de la réalisation qui viendra combler le manque) elle prolonge le
présent vers l’avenir en confrontant les exigences du rêve aux conditions d’une réalité
qu’elle entend dépasser et transformer.

19
Ernst Bloch, Principe Espérance, tome 1

27
Dans le Principe Espérance, nous l’avons vu, la réalité ne consiste pas
seulement en ce qui est mais inclut aussi ce qui pourra être ou sur le point d’advenir.
La réalité est donc un ensemble d’être et de pas-encore-être, de tendances et de latences
devant conduire à la transformation du monde et au dépassement d’un état de fait
existant. La praxis utopique ne saurait dès lors faire l’économie de la théorie, mais pour
se faire « concrète » l’utopie doit s’ancrer dans les possibilités du monde réel. Ainsi,
une approche dialectique entre théorie et praxis est nécessaire pour penser l’utopie et
l’espérance qui désire se projeter dans des lendemains qui chantent doit être espérance
en connaissance de causes. Ce type d’espérance se projette dans le futur car celui-ci est
le royaume de tous les possibles, mais c’est une espérance instruite sur la réalisabilité
de son rêve, l’espérance nourrie d’un rêve que l’on fait les yeux grand ouverts. Cette
espérance réaliste, Bloch la nomme docta spes (espérance en connaissance de cause ou
« educated hope » pour Abensour). Elle est ainsi définie : « Aussi bien la prudence
critique, qui détermine le rythme de la marche, que l'attente fondée, qui garantit un
optimisme militant en considération du but, sont déterminées par l'intelligence du
corrélatif de la possibilité »20. Ainsi conçue, l’utopie dénaturalise l’ordre des choses. Par
la docta spes, elle est un non-encore-être dont on est en droit d’espérer la venue. C’est
en suivant cette voie que Bloch cherche dans le passé les traces de projets
d’émancipation réprimés afin de réactiver leurs charges utopiques révolutionnaires. De
même, il fouille le présent à la recherche d’indices d’éveil de la conscience à la
possibilité d’un autre avenir.
La docta spes apparaît donc comme l’expression d’un mouvement ou d’un processus de
pensée qui conduit de l’abstrait au concret21, de la chimère à l’authentiquement
possible, de la théorie à la praxis mais aussi des manifestations fragmentaires de
l’utopie à un véritable « holisme socialiste ». On peut dire que la docta spes est le
concept qui réunit et dépasse ceux de théorie et praxis. Mais au final, la docta spes
demeure cette espérance en connaissance de causes qui éduque les désirs dans la voie
de la réalisation. C’est une espérance active et critique qui renseigne l’utopie sur ses
fondements et sur sa propre réalisation.
Clef de voûte du Principe Espérance, la docta spes dévoile et oriente l’utopie sur deux
niveaux : d’une part, elle voit se dessiner l’avenir dans les aspirations du passé et
d’autre part, elle fait du passé la source de toute action révolutionnaire. Au final, elle

20
Op. cité
21
En les inscrivant dans un continuum et non dans une entreprise de classification

28
demeure une praxis orientée vers l’accomplissement de l’utopie. Pour Arno Munster22,
la docta spes est le « fruit d’une conscience anticipatrice subversive par nature si bien
que le philosophe discerne dans l’utopie les racines métaphysiques de toute espérance
révolutionnaire. »

La découverte de l’avenir dans les aspirations du passé. « Je suis. Mais je ne me


possède pas. Du même coup, nous ne savons nullement ce que nous sommes : tout est
encore trop plein de ce quelque chose qui nous manque. » Ainsi pour Bloch, le monde
est gros de ce qui n’a pas encore été. Ce constat d’une présence et d’une absence se
place au cœur de la philosophie de Bloch. D’une certaine manière, le non-réalisé creuse
le désir qu’a le monde de le compenser. Or la compensation des manques du passé ne
pourra se faire que dans le futur et ce qui a manqué éclaire la nature des désirs futurs.
Le désir non assouvi ne disparaît pas : celui qui avait faim continuera d’avoir faim s’il
ne mange pas. Tout désir est projection dans le futur car tout désir se fait trace et preuve
d’un donné défectueux incapable de combler simultanément l’ensemble des besoins et
désirs de l’homme et par là incapable d’assouvir l’ensemble complexe de ses tendances.
Comme nous l’avons expliqué plus haut, Bloch propose une approche dialectique des
trois temporalités de l’homme : un passé illumine le présent et nous dirige vers un futur
meilleur au sein duquel pourra se déployer avec plus de verve et de splendeur le
royaume de la liberté auquel aspirent naturellement tous les hommes. Ce rêve d’une vie
meilleure traverse l’Histoire et il est ce que Bloch nomme « la flèche rouge », c'est-à-
dire cette volonté utopique qui guide tous les mouvements de libération dans l’histoire
de l’humanité.
Ce qui intéresse Bloch dans ses considérations sur le passé, c’est qu’il contient des
fragments utopiques, des traces, qui témoignent de l’inaliénable tendance des hommes
à vouloir améliorer le quotidien et à se projeter au-delà du déjà-là de l’ordre existant.
L’homme mène une lutte contre son insatisfaction et l’aliénation. A chaque période de
l’Histoire, il cherche à se reconquérir lui-même sans pour autant y parvenir car
l’horizon sur lequel il place son désir se situe bien au-delà des limites de son époque. Le
propre du désir est de dépasser son temps car dans chaque affect d’attente une intention
dépasse le présent, mais ce qui est possible en fin de compte n’est pas nécessairement
possible à tel moment donné. Il faut ainsi distinguer un « étant-d’après-la-possibilité »
d’un « étant-en-possibilité » qui se confronte à l’examen du mode de la possibilité

22
Article sur Ernst Bloch, Dictionnaire des philosophes, Larousse.

29
objective-réelle. C’est ainsi que tout n’est pas possible ou exécutable à tout moment. Or
le passé conserve les traces de cette lutte au prise avec le Donné, de cette fin recherchée
vers laquelle tendent les hommes et qui se confond avec la perfection.
Ainsi le présent est fonction d’un héritage culturel où s’enchevêtrent pêle-mêle les rêves
irréalisés, les possibilités perdues et les espoirs avortés de l’humanité. Ces traces
d’utopies correspondent aux plus anciens rêves des hommes et se dissimulent dans
toutes les œuvres culturelles et grands bouleversements produits par l’Histoire. Il
apparaît donc que la « superstructure » culturelle que le passé donne au présent en
héritage ne peut être uniquement réduit à un simple appareil idéologique car elle
contient en elle le substrat utopique qui se fait témoignage des irrépressibles besoins et
désirs du genre humain.
Rêves avortés, espoirs étouffés, luttes, possibilités perdues : le passé regorge de ces
éléments préconscients que Bloch qualifie de « Pas-encore-conscient ». Or, c’est ce pas
encore conscient qui ouvre la voie au futur et qui indique la voie du développement
social où se révèleront les potentialités réelles qui seules pourront permettre la
libération de l’Homme.
Ainsi, se tourner vers l’horizon de l’avenir implique de voyager à travers le passé pour
y rechercher les images de désirs et d’espoir disséminés dans les artefacts culturels et
sociaux. L’enjeu de cette dialectique entre le passé et l’avenir est bel est bien la
découverte de l’avenir dans les aspirations du passé sous forme de promesse non
accomplie : « Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi d’elles-
mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé
et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien devient visible dans
l’avenir »23 Le passé se conçoit dès lors comme source vivante de l’action
révolutionnaire et d’une praxis orientée vers l’accomplissement de l’utopie.

Le passé comme source vivante de l’action révolutionnaire. Le passé n’est pas


mort car le passé est inachevé. Dans la tendance vers le Tout, aucun « Etre-devenu » ne
représente encore un « Etre réussi » ou accompli. Cet inachèvement, il le prolonge dans
le présent sous la forme de désirs non assouvis, de manques non comblés et
d’aspirations encore insatisfaites. L’être humain aussi est inachevé. D’où sa tension vers
l’avenir, le changement et la quête d’un monde meilleur. Le pré-conscient encore obscur
du passé se trouve ainsi dépassé par une « impulsion vitale » avide et affamée d’avenir

23
Principe Espérance, T I

30
qui prend les traits de la faim. Des frustrations du passé naît la volonté implacable du
changement. En elle s’élabore le projet utopique du changement radical, de la
transformation brusque et totale ou autrement dit, de la révolution. Le passé contient les
traces de projets d’émancipation réprimés qui imprègnent le présent de leur charge
révolutionnaire. Il fournit la matière à un étant qui se définit comme « mode de
possibilités en-avant » soulignant par-là l’élément du devenir et du futur dans la
dialectique sujet-objet, car, rappelons-le, Bloch veut faire renaître le marxisme en tant
que « science dialectique-historique des tendances », en tant que «science de l’avenir du
réel »24 dont le « point d’appui d’Archimède » est d’attacher le savoir non seulement au
passé mais essentiellement à l’ad-venant. C’est ainsi que toute action révolutionnaire
prend sa source dans les aspirations du passé dans le but de dépasser un nunc voué à
demeurer enfoui dans les ténèbres de l’instant. L’avenir se constitue donc selon un
processus d’anticipation transformant le présent sur la base d’un passé. On peut dès lors
parler d’une relation privilégiée entre le savoir historique et le futur.
Par cette science dialectique-historique, Bloch engendre la vision d’une
« science nouvelle » orientée vers la perception, la découverte des potentialités de la
matière et – se plaçant dans la perspective de la onzième thèse de Marx sur Feuerbach –
vers la transformation du monde. C’est ce qu’il exprime en ces termes : « Seul l’horizon
de l’avenir dans lequel s’installe le marxisme et pour lequel l’horizon du passé n’est
qu’une antichambre, confère à la réalité sa dimension réelle »25 (c'est-à-dire sa
dimension processuelle car c’est par degrés que la conscience progresse).

En définitive, il apparaît clair que la théorie doit s’unir à la praxis puisque c’est
justement cette dernière qui doit orienter vers l’accomplissement de l’utopie (c’est
d’ailleurs l’avis de Marx qui considère que théorie et praxis doivent être pensées
ensemble). La théorie isolée ne fait figure que de « pensée pâle et anémique ». Or la
pensée ne doit pas être abstraction mais « pensée médiatisée concrète », c'est-à-dire
qu’il faut découvrir la structure essentielle et médiatisée du phénomène, structure que le
phénomène dérobe à la perception sensible. C’est la raison pour laquelle la pensée doit
ramener à l’intuition et que la théorie pure ne peut que fournir une preuve partielle. Par
« partielle », il faut entendre « exacte » ou dotée d’une « justesse interne » mais à ce
stade, exactitude ou justesse ne sauraient encore signifier « vérité ». C’est pourquoi
Bloch souligne à quel point il est nécessaire que le concept fournisse des méthodes
24
Principe Espérance p. 342-343 TI
25
Principe Espérance p. 342-343 TI

31
d’intervention dans la réalité et que donc la théorie détermine les conditions de
réalisation propres à toute praxis. Le Principe Espérance expose donc de façon
systématique une philosophie nouvelle de la praxis en analysant le contenu de la
transformation des figures de la conscience anticipante et celui des rêves diurnes. Cette
analyse s’inscrit dans le projet d’une transformation radicale du monde qui ne pourra
s’actualiser que par la possibilité et la remémoration du mot d’ordre donné par Marx
dans les Onze thèses sur Feuerbach : pour le matérialisme historique, il ne suffira plus
d’interpréter le monde passivement mais de le transformer.

3) Pour un « optimisme militant ». L’utopie comme force motrice de la


révolution :

Une espérance active dans le Novum de l’utopie. Le Principe Espérance a le


privilège de mettre en œuvre ce que Bloch appelle « un optimisme militant ». Cet
optimisme militant, joint à une eschatologie messianique, fonde une métaphysique de
l’espérance destinée à mettre en œuvre et à réaliser la reconstruction et la
transformation du monde en un monde nouveau devenu « foyer » de l’esprit humain
réalisé et où l’homme serait enfin identique à lui-même car émancipé de toute
aliénation.
« En conjuguant le courage et le savoir, l’homme empêche que l’avenir ne
s’abatte sur lui comme une fatalité, il le conquiert et y pénètre avec tout ce qui est
sien »26. On le voit, par le courage et l’investissement personnel qu’il exige,
l’optimisme militant ne saurait se confondre avec un quiétisme contemplatif. Car le
réquisit est de faire preuve d’une espérance active où entre en jeu la visée de l’idéal et
la volonté de réalisation. Loin d’une simple et stérile contemplation du devenu,
l’optimisme militant se comprend comme participation active au processus. Il s’agit
donc d’une pensée transformatrice, téléologique (ayant pour visée un monde meilleur)
et activiste. L’optimisme militant, c’est aussi le refus d’une « désespérance excessive et
pathétique » propre à certains expressionnistes allemands. Comme l’explique Arno
Munster : « L’hypostasiation27 de la qualité de manifestation de l’utopique ‘écrase’ dans
la pensée de Bloch le ‘néant’ et avec lui toute approche pessimiste totalisante. »28 Le
non-encore-être indéterminé ne peut donc se confondre avec un « rien » ou un

26
Principe Espérance p. 239 TI
27
C'est-à-dire la reconnaissance de sa réalité ontologique.
28
Arno Munster, L’Utopie concrète de Ernst Bloch, Editions Kimé, Paris, chap. X.

32
« néant ». Dans cette ontologie du non-encore-être, le « encore » prime sur le « non » et
laisse le monde ouvert à la possibilité d’une transformation dès lors que le « temps du
changement » (Wendezeit) favorise objectivement les possibilités de manifestations de
ce non-encore-être et l’avènement du Novum utopique.
Ainsi, l’attitude à adopter devant l’indétermination du monde29 est celle d’un optimisme
militant par lequel l’espérance s’expérimente dans l’œuvre. Celui-ci ne permet pas,
comme le dit Marx, de réaliser les idéaux abstraits, mais bien de libérer les éléments
opprimés de la société nouvelle et humanisée. Autrement dit, il s’agit de libérer les
éléments d’un idéal concret logé dans une espérance comprise comme espérance
matérialiste, c'est-à-dire comme « savoir voulu non-contemplatif de la partie la plus
avancée de l’histoire et cela même lorsqu’elle étudie le passé ».
Or, c’est précisément cette espérance active, traduction de l’optimisme militant, qui
permet à l’utopie de s’orienter vers un Novum, vers un non-devenu. Rappelons-le, pour
Bloch, l’Homme n’est pas compact et le monde n’est pas clos. Le monde n’est pas clos
car Bloch se refuse à penser la matière en des termes physicalistes qui introduiraient
par-là le thème de la nécessité. La liberté devant se projeter et se déployer au-delà de
toute nécessité, Bloch place la matière sur la voie du devenir et lui découvre un horizon.
Dès lors, un espace vide et nouveau s’ouvre au loin et c’est en lui que se meut le
possible. Le Devenu n’a donc pas encore remporté sa victoire finale dans un monde fait
de processus et de rapports dynamiques. Il y a toujours un au-delà au Devenu et cet au-
delà c’est le Novum de l’utopie qui entre directement dans l’ontologie du Non-encore-
être développée par Bloch.
L’optimisme militant, c’est donc une espérance active dans le Novum de l’utopie au
sens d’une croyance, fondée et motivée, en la possibilité d’un monde meilleur à venir.
Mais parce que cette espérance doit être active, l’optimisme militant suppose un
engagement et une volonté à l’œuvre dans l’homme. C’est donc une espérance qui
repose toute entière entre les mains de l’homme et qui ne recourt ni à une transcendance
ni à un Dieu destiné à trancher l’alternative entre le négatif absolu et la totalité réussie,
c’est-à-dire le royaume de la liberté. Cet optimisme militant doit donc, à la fois, vouloir
et croire en la possibilité objective de réaliser une utopie accomplie.
L’accomplissement de l’utopie ne passe donc pas par « l’optimisme plat de la foi
automatique dans le progrès. » Même, considérant que ce faux optimisme tend
dangereusement à devenir un nouvel opium du peuple, il va jusqu’à penser qu’une
29
Rappelons que le contenu des anticipations utopiques du monde ne peut être déterminé par avance
puisqu’il ne se forme que dans un processus qui ne peut demeurer qu’indéterminé au regard de l’homme.

33
« pincée de pessimisme serait préférable à cette foi aveugle et plate dans le progrès. Car
un pessimisme soucieux de réalisme se laisse moins facilement surprendre et
désorienter par les revers et les catastrophes ». Par conséquent, Bloch en vient à insister
sur le « caractère objectivement non garanti » de l’espérance utopique qu’il résume en
ces termes : « Nous n’avons pas d’assurance. Nous n’avons que l’espoir. »

Remarque sur les conditions de la fonction militante au regard du sujet. On s’en


souvient, Kant posait trois postulats nécessaires à l’édification de toute morale :
l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu comme principe régulateur et – c’est là ce
qui va nous intéresser- la liberté. Il était donc entendu que la loi morale ne pouvait
s’appliquer qu’à des hommes libres, c'est-à-dire à des consciences disposant de
l’intégralité de leur libre-arbitre et à des volontés libres d’accomplir leur devoir. Sous
bien des aspects, même si Bloch ne le formule pas explicitement, l’optimisme militant,
qui caractérise la fonction utopique dans son processus d’achèvement, apparaît comme
un bien hautement souhaitable bien que non nécessaire et se voit par-là conférer une
valeur hautement morale puisqu’en dépend le salut terrestre des hommes. Pourtant, si
l’optimisme militant doit conduire les hommes à s’opposer au « Donné défectueux » il
doit les y conduire par la reconquête de leur propre liberté et de leur identité à soi. Cela
suppose bien évidemment que les hommes à qui Bloch recommande l’optimisme
militant ne sont pas libres mais au contraire « aliénés » au sens marxiste du terme, c'est-
à-dire victimes d’un processus non conscient par lequel un individu est dépossédé de ce
qui le constitue au profit d’un autre, qui l’asservit. Or, n’y a-t-il pas un paradoxe à
prôner l’optimisme militant et les prescriptions d’une espérance active de l’espérance à
des hommes non libres dépossédés d’eux-mêmes et de leur identité propre dans une
société capitaliste où les règles de la rentabilité économique empêchent une
identification de l’humanité au monde conçu comme foyer (Heimat) ? Bloch répondrait
que non. Il répondrait non car les conditions de la fonction utopique relatives au sujet se
trouvent inscrites dans les possibilités non déterminées de la matière. Car la matière est
précisément ce qui peut être travaillé ou transformé et si cette matière est source
d’aliénation, le sujet se réserve la liberté d’opposer une force contradictoire au donné
lui-même constitué de cette matière. Ainsi, l’aliénation est une situation de fait
dépassable et surmontable car inscrite dans un processus ouvert. L’esprit utopique
s’adresse aux aliénés par-delà l’aliénation, il s’adresse aux désespérés pour les
désespérés parce qu’il se projette au-delà de la désespérance qui n’est qu’un moment

34
dans le procès de l’histoire30. Le facteur subjectif entre en jeu dès lors que s’effectue
une prise de conscience de soi-même (Bloch cite en exemple la prise de conscience de
la classe prolétarienne lors du « Printemps des peuples » en Allemagne en 1848). Le
combat pour l’émancipation et le Royaume de la liberté, que Bloch perçoit comme la
plus fondamentale des images-souhait, n’a justement de sens que s’il s’adresse à des
hommes encore enchaînés ou encore sous l’emprise d’un système de dépossession de
soi (mais avec en eux un désir –fut-il minime- de libération). Ce qui nous amène à dire
que chez Bloch, la prescription morale ne s’adresse pas à des hommes libres dans les
faits mais à des hommes encore aliénés qui conservent en eux cette part inextinguible
d’espoir chevillée au corps. La liberté totale appartient chez Bloch à la catégorie du
non-encore-être et n’a en morale qu’une valeur de visée suprême mais elle n’est en
aucun cas apte à en assurer les fondements. Plus que la liberté toujours et encore
contenue en germe, ce qui tient lieu de fondement à une éthique de la praxis, c’est
davantage la volonté d’être libre. Par-là, la liberté ne vaut plus comme postulat de la
morale puisqu’elle est un bien extérieur au Donné en tant que non-encore-devenue. Ce
qui vaut désormais comme postulat du désir moral d’un monde meilleur, c’est
l’Espérance car elle est le seul aiguillon à pousser l’homme en avant dans sa conquête
de la liberté. Erigée en principe central de la philosophie blochienne, l’Espérance fait
entrer l’utopie comme catégorie centrale de notre siècle.31

L’utopie, ainsi conçue sur le mode d’un « Principe Espérance », ne se fait plus
l’image hypostasiée d’un Etat prétendument idéal. Déchargée de ses vieux modèles et
de ses anciennes structures, libérée de ses remparts, l’utopie se fait orientation
révolutionnaire de l’esprit. Elle se fait mode d’accès à un futur meilleur et
profondément désiré. Délaissant les programmes d’anticipations et les règles d’un futur
inventé, elle cesse de ressembler à un passé déjà écrit et mortifère. A grands traits nous
avons tenté de résumer la pensée de Bloch quant à l’utopie concrète. L’œuvre si riche et
si dense de l’auteur n’aura pas trouvé ici la place nécessaire à l’approfondissement que
méritaient pourtant l’acuité, la finesse et l’audace de la pensée extrêmement originale
de Bloch. Mais pour l’essentiel, il s’agit de savoir que face aux utopies abstraites de

30
« C’est par les sans-espoir et pour les sans-espoir que l’espoir nous est donné », Bloch cité par Laennec
Hurbon dans Ernst Bloch, utopie et espérance
31
BLOCH, Le Monde du 30 octobre 1970, entretien avec Jean-Michel Palmier : « J’ai voulu montrer que le mot
utopie, loin d’être un terme maudit était la catégorie philosophique de notre siècle. »

35
l’âge classique et aux récits de voyages chimériques, l’utopie apaise sa quête de sens
sur les bases d’une pensée matérialiste et humaniste qui la réhabilite avec noblesse.
Quoiqu’il en soit, tant l’utopie concrète de Bloch que les tentatives de traités utopiques
abstraits de l’âge classique répondent au même souhait fondamental qui traverse
l’humanité dans l’espace et le temps, à savoir : la possibilité d’un salut terrestre pour les
hommes. C’est ce souhait fondamental de l’humanité qui se trouve, selon Bloch, porté
par l’espérance. Et cette espérance se meut à travers les âges grâce à l’optimisme
militant de ceux qui ont fait avancer l’histoire au-delà du donné de l’époque. Pourtant,
dans un monde désenchanté où l’invisible perd de sa force, et où le principe de réalité
opacifie celui de l’espérance, on est en droit de se demander si l’espoir et l’optimisme
militant ne se heurtent pas à d’inéluctables limites ou obstacles.

36
III/ LIMITES ET OBSTACLES A L’OPTIMISME MILITANT DE BLOCH :

Il est toujours « facile » et de bon aloi de chercher à critiquer un système ou une


œuvre en lui imposant, avec plus ou moins de bonne foi, des « limites » ou des
« obstacles ». L’effet produit sur l’auteur de ces fines remarques consiste bien souvent
en ce gargarisme intellectuel de celui qui a « trouvé la faille ». Ici, nul enthousiasme à
réfléchir sur ces « limites » -termes en pure contradiction avec l’horizon infini de
l’espérance que défendait Bloch- mais l’ombre de l’échec planant légèrement sur
l’œuvre, il fallait bien lever les yeux pour voir quelle était la cause de cet abaissement
de lumière et savoir si l’obscurcissement n’était que passager. C’est donc à regrets qu’il
conviendra de s’interroger sur l’affaiblissement du principe de l’espérance et peut être
la précarité d’un concept.

1) Le désenchantement du monde ou l’espérance dominée par la


crainte :

Le « désenchantement » (du monde) est un terme utilisé par Max Weber pour
qualifier un certain nombre de traits caractéristiques de la modernité. On parle de
désenchantement quand une réalité perd de son mystère et qu’il n’existe plus d’écart
entre ce qu’elle est et la manière dont elle apparaît. En d’autres termes, la modernité se
caractérise par le recul des croyances diverses qui accordaient aux choses un caractère
magique. Ainsi vivrions-nous dans un monde où la rationalisation des échanges et la
bureaucratie se substituent aux mythes et aux symboles traditionnels. Cela se traduirait
par le ravalement de tout être et de toute chose au statut de simple moyen au service
d’une fin qui le dépasse. Weber précise que ce désenchantement s’accompagne d’un
processus d’appauvrissement par lequel l’homme se simplifie jusqu’à n’être plus qu’un
maillon de la longue chaîne sociale.
Une remise en cause de la pensée de Bloch, par un contraste négatif avec le
monde contemporain, permet d’avancer l’hypothèse d’une version dérivée de cette
forme de désenchantement. Pour répondre à l’optimisme militant de Bloch et de son
Principe Espérance, on peut compléter cette définition de Weber et parler de

37
désenchantement dès lors qu’une réalité perd l’horizon de sa transformation et que l’on
n’accorde plus d’importance à l’écart entre le monde tel qu’il est et le monde tel que
l’on voudrait qu’il soit. Ainsi, le désenchantement moderne se caractérise-t-il aussi par
le recul de l’espérance qui accordait au monde la possibilité d’un changement
mélioratif. En effet, le constat est le suivant : le désenchantement actuel du monde est le
fruit d’une espérance dominée par la crainte.
Dans la préface du Principe Espérance, Bloch donne le ton de son œuvre : « Il
s’agit d’apprendre à espérer. C’est un travail qui ne se relâche pas, car il a l’amour du
succès, non de l’échec. L’espoir, supérieur à la crainte n’est ni passif comme celle-ci, ni
prisonnier d’un néant. L’affect de l’espoir sort de lui-même, agrandit les hommes au
lieu de les diminuer. » Ici, Bloch pose donc deux « affects » opposés et déterminants de
l’espèce humaine : l’espoir et la crainte. L’espoir est plus digne des hommes car il lui
permet de s’élever et de créer alors que la crainte est renoncement stérile et recul face à
l’avenir. L’espoir ouvre le champ des possibles ; la crainte enferme l’action dans
l’inaccomplissement. L’espoir se dote d’un horizon riche et coloré, la crainte se suspend
sur le vide. Face à la crainte, l’espoir apparaît donc comme l’affect le plus noble et le
plus digne. Il est une impulsion vitaliste et axiologique là où la crainte se fait mortifère.
Car la crainte ne contient aucune autre promesse qu’elle-même. L’espoir quant à lui est
une source jaillissante et fraîche de promesses d’avenir. Si la crainte empêche, l’espoir
permet. Cet espoir, généralement défini comme un « état d’attente confiant »32, Bloch le
magnifie et l’élève au statut de l’espérance. Et il ne s’agit plus seulement d’un simple
état d’attente confiante : chez Bloch, l’espérance est une reprise d’une vertu théologale
judéo-chrétienne à ceci près que là où le judaïsme et l’ensemble de la chrétienté
traduisaient cette espérance par l’attente de la grâce divine33 et de la vie éternelle, Bloch
axe son principe espérance sur la quête confiante du salut terrestre des hommes en
considérant celui-ci comme réalisable.
Mais à considérer la réalité telle qu’elle se présente, ou autrement dit, à
s’intéresser aux conditions de possibilités qu’offre la matière effectivement, n’assiste-t-
on pas au renversement de l’espoir par la crainte ? L’optimisme militant n’est-il pas le
parent avorté d’un pessimisme inerte ? L’espérance en un Royaume de la liberté ne
devient-elle pas précaire dès lors que les forces du néant inspirées par la crainte doivent
encore conserver leur pouvoir ? Si le passé draine et produit la tendance à un optimisme
militant, le présent n’est-il pas ce trou d’air où fomente la tentation d’un nouveau
32
Définition donnée par le Petit Larousse
33
Ou de l’arrivée ou retour du Messie

38
nihilisme ? Car comme nous le verrons plus tard, le présent -compris comme notre
présent- précarise la réalité de l’existence, appauvrit les concepts et annule les
croyances créant un ainsi une perte généralisée du sens et des croyances. La tentation
d’un nihilisme passif et radical semble dès lors à l’ordre du jour.
Pour Bloch, la crainte et l’angoisse sont deux affects qui ne méritent pas de
statut ontologique, car, explique-t-il, ils sont dépourvus d’objets et ne portent donc sur
rien. Alors que l’espérance, tout comme l’espoir, entre dans une catégorie supérieure
d’affects, car, en ce qu’ils sont des affects d’attente, ils sont visée intentionnelle d’un
objet et se dotent par-là d’un contenu. Il s’agit sans doute là d’un parti pris contestable.
En effet, s’il n’est pas nécessaire à la crainte ou à l’angoisse d’avoir des motifs objectifs
et conscients, il n’en demeure pas moins que tant la crainte que l’angoisse peuvent avoir
de réels motifs. Par exemple, nous sommes le 11 octobre 2001. Il y a tout juste un mois
la terre entière assistait stupéfaite à l’effondrement surréaliste du World Trade Center et
aujourd’hui, radios et télévisions annoncent l’explosion de l’usine AZF à Toulouse.
Réaction : je crains qu’il ne s’agisse à nouveau d’un acte terroriste massif et je me sens
menacé pour l’avenir. J’ai peur, je crains pour l’avenir. Or, ma crainte a un objet bien
précis : la menace d’actes terroristes de grande envergure. De même, l’annonce de la
progression d’une tornade qui, selon les prévisions, devrait dévaster ma maison et
mettre en péril ma famille est là encore une source tout à fait identifiable et identifiée de
crainte. On pourrait encore citer le cas des habitants de San Francisco qui vivent dans la
crainte sourde du Big Earthquake qui risquerait d’engloutir la quasi-totalité de la ville
dans la baie. Ainsi, on le voit, la crainte a un objet et donc un contenu qui lui confère
un statut ontologique refusé par Bloch. Pour les mêmes raisons, il en va de même pour
l’angoisse34 ou de la terreur (qui est un état de peur exacerbé). De plus, contrairement à
ce qu’affirme Bloch, tant la peur que la crainte que l’angoisse sont des affects d’attente,
au même titre que le désir ou l’espoir. Simplement, ils sont affects d’attente négatifs du
fait que l’attente qui les caractérise est déterminée par le surgissement anticipé d’un
évènement néfaste et défavorable. A l’inverse, et sans vouloir jouer les prophètes de
malheur, l’objet de l’Espérance s’avère confus, indéterminé et difficilement figurable.
Le matériau de la peur est réel, tangible, palpable mais aussi visualisable et il suffit pour
cela que l’objet de la peur ait déjà produit ses effets au moins une fois pour que nous
considérions ce mal comme possible35. Or, si le désenchantement du monde, comme le
34
Certes, l’angoisse se définit justement par son absence d’objet conscient. Toutefois, même s’il est
inconscient, il n’en demeure pas moins que l’angoisse a un objet.
35
Voir l’essai de Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé « Quand l’impossible de devient
certain », éd. du Seuil, Paris, 2002.

39
pense Weber, traduit aussi la perte de l’invisible au profit exclusif du visible, on
comprendra aisément que l’Espérance, inscrite dans une ontologie du « non-encore-
être » et ayant valeur de principe transcendant36 soit en net recul dans sa cotation.
La peur bénéficie aujourd’hui de plus de visibilité que l’Espérance. Ce n’est pas
tant que les hommes refusent l’espérance au profit d’une logique de destruction. Au
contraire, ils aimeraient avoir la garantie que le futur leur conservera des raisons
d’espérer, simplement, ils doivent construire et inventer l’objet de leur Espérance quand
mille raisons d’avoir peur leur sont déjà données. Dans une société en panne d’avenir,
la crainte semble donc en phase de dépasser l’espérance et de rendre obsolète le désir
d’imaginer l’avenir. Dans cette idéologie du présent et de l’évidence qui semble régner
sur la planète, la crainte écrase les perspectives du rêve et de l’autrement. Il s’agit
moins d’imaginer l’avenir que de simplement le rendre possible. De cet état de fait
résulte que l’époque réunit des conditions favorables à l’émergence de « principes de
précaution » et de « politiques de prévention des risques »37 en même temps qu’une
vision à court terme du monde ne permet plus au principe de l’espérance de se déployer
et de croître. L’époque est plus favorable aux experts et prévisionnistes qu’aux vertus
théologales défendues par certains philosophes. La conscience anticipante, quand elle se
manifeste ne cherche plus dans le passé les raisons contribuant à la réalisation du salut
terrestre à venir mais interroge le futur pour anticiper sur le mal qu’il ne manquera pas
de nous réserver. Mais à ce point de vue encore global qui relève du principe de la
responsabilité se substitue le point de vue rétréci de la conscience de l’instant et de
l’évidence. Cette conscience, ramassée sur elle-même, se tenant, parfois délibérément,
et plus ou moins consciemment, à l’écart des enjeux futurs pour une humanité dont elle
fait pourtant partie, préfère jeter un voile sur le futur comme par déni de sa
responsabilité envers les générations futures. Cette démission de la conscience,
uniquement tracassée par l’immédiat, négligente bien qu’informée (et par-là
doublement coupable) prouve que l’Espérance active et militante ne fait pas ou ne fait
plus le lot de l’humanité entière et que loin d’être une disposition naturelle à chacun,
elle est un principe fondée sur une éthique de la responsabilité envers l’humanité et le
monde des siècles à venir, d’où la nécessité de souligner l’importance qu’il y a à la
protéger de ses propres faiblesses, à en faire l’objet d’un savoir à transmettre et une
éducation responsable.
36
Rappelons-le, chez Bloch l’espérance est un principe transcendant mais non transcendantal. C’est un
principe immanent qui permet d’aller au-delà de la réalité.
37
Voir à ce sujet l’ouvrage collectif de François Guéry et Corinne Lepage, La politique de précaution,
Paris, PUF, 2001.

40
2) L’espérance : précarité d’un concept :

Une cause exogène : la conscience de l’instant.


L’espérance est victime d’un mal exogène qu’elle ne peut dépasser seule. Ce
mal, c’est le monde actuel qui précarise l’espérance38.
Je partirai du postulat suivant : un concept moral est précaire à partir du moment
où son extension à l’ensemble des consciences humaines est rendue aléatoire et
incertaine par un agrégat de contingences socio-historiques qu’il n’est pas en mesure de
dépasser. Or, il semble que le monde actuel et « post-moderne » ne fasse plus le lit de
l’espérance. A considérer les hommes et le monde, les formes de violences extrêmes
désormais intégrées comme norme par la jeune génération et ce « catastrophisme »39
plus ou moins éclairé qui campe dans les replis de nos consciences d’hommes du vingt
et unième siècle, l’espérance apparaît comme un concept fragilisé et fissuré de
l’intérieur. De l’espérance active et féconde, l’humanité est passée à une « espérance-
sédatif », c'est-à-dire une espérance biaisée, détournée dont la dimension eschatologique
s’est mue en vulgaire soulagement thérapeutique. En effet, avant40, l’espérance se
projetait au-delà du mal pour s’en extirper d’abord et s’en libérer ensuite. Désormais,
l’espérance ne se projette plus au-delà et à défaut de combattre un mal trop écrasant,
elle se contente d’apaiser la peur que celui-ci suscite. Autrement dit, l’espérance ne sert
plus à se projeter dans un avenir résolument meilleur, elle a tout juste permis aux plus
confiants de trouver malgré tout le sommeil dans la nuit du 11 au 12 septembre 2001.
Nous nous retrouvons dans la situation contradictoire d’une espérance qui n’espère
plus. Nous attendons moins du futur qu’il nous fasse rêver que nous ne cherchons dans
le présent des raisons d’avoir moins peur et donc non plus des raisons d’espérer en mais
des raisons de nous rassurer sur. L’audace de croire que le futur sera promesse d’un
avenir meilleur s’est dissoute dans l’attente d’un bonheur terrestre souvent compromis
et toujours ajourné. La conscience anticipante qui rendait possible chez Bloch de voir
au-delà et de déceler dans les traces du passé les aspirations du futur s’est mue en une

38
Ce phénomène de précarisation n’est bien sûr pas uniquement le lot de l’espérance. C’est une
précarisation généralisée (l’emploi, la famille, la pensée…).
39
J’emprunte l’expression de « catastrophisme » à l’essai de Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme
éclairé, collection Points, éditions du Seuil, Paris 2002.
40
« Avant quoi ? » me demanderez-vous. Avant la prise de conscience que la majorité des risques qui
nous menacent ne sont plus à proprement parler des risques exclusivement endogènes (et donc sous notre
pouvoir et responsabilité) mais, désormais, des risques exogènes (et donc éventuellement sous notre
responsabilité –les changements climatiques par exemple- mais plus sous notre pouvoir).

41
conscience de l’instant, du présent et de l’évidence dont la seule priorité est
d’interroger le présent pour se convaincre qu’au fond, il n’est peut être pas si mauvais
que cela. Certes, on espère le lendemain. Mais dans ce lendemain espéré, la conscience
de l’instant et de l’immédiat ne place rien ; c’est un espace vide et vierge de désirs. Ce
qui compte, c’est l’ici et le maintenant. On ne projette rien. On pare au plus pressé. La
conscience anticipante déployée dans l’espace infini de l’horizon de l’espérance se
heurte à son contraire, à savoir cette conscience de l’instant ramassée dans la
temporalité étriquée de l’urgence. En d’autres termes, là où la conscience anticipante
levait haut les yeux vers l’éclat d’une aube nouvelle, nous autres, modernes, marchons
la tête baissée pour nous assurer que le sol ne se dérobe pas sous nos pieds.
Ainsi cette audace révolutionnaire de l’utopie concrète qu’est l’espérance s’est
elle corrompue en prudence précautionneuse. Mais cette prudence, bien loin de
correspondre à l’une des vertus cardinales des Grecs, n’est en fait que le pendant d’une
peur installée. A cet égard semble-t-il, la prudence dont nous parlons s’assimile à la
méfiance. D’où l’émergence de ces fameux et très contemporains « principes de
précaution » et de « politiques de prévention des risques » qui anticipent sur le mal
potentiel et probable. Anticiper sur le mal, est sans doute le lot de nos sociétés post-
modernes. Là où Bloch extirpait du passé les traces d’un monde meilleur à venir, nous
autres contemporains d’un nouveau millénaire, cherchons dans le futur les causes à
venir de notre anéantissement pour nous doter dans le présent des moyens de nous en
prémunir. C’est donc la perspective du pire et toute la politique qui l’accompagne qui
guident nos actions présentes et ce, à peine cinquante ans après que Bloch se soit
consacré aux « épures d’un monde meilleur » qu’il croyait possible. La conscience
anticipante n’est plus un moyen d’anticipation mais de défense. Elle n’est plus un
tremplin vers l’avenir inconnu, mais un bouclier pour parer aux mauvais coups du sort
d’un avenir déjà calculé, anticipé et pronostiqué (et qui du coup finit par ressembler à
un présent…).
Interrogeons-nous désormais sur la fragilité de l’espérance et sur les causes
endogènes de son affaiblissement.

Les causes endogènes d’une espérance précaire.

42
« Tout bonheur est d’espérance ; toute vie, de déception » écrivait
Schopenhauer41, récusant ainsi l’idée d’un salut terrestre possible puisque toute vie se
trouverait en deçà d’un bonheur qu’elle n’atteint jamais.42 C’est la même idée qui se
trouve exprimée par le sociologue Henri Desroches : « L’espérance est une promesse
qui ne peut pas être tenue. » Et il ajoute : « Sans l’espérance, rien ne serait réalisé. Mais
tout ce qui s’est réalisé est au-dessous de l’espérance…L’espérance est doublement
inespérée : elle n’obtient pas ce qu’elle espère et elle obtient ce qu’elle n’espérait
pas. »43 La catégorie de l’échec vient donc hanter le cœur de la dialectique messianique
de l’utopie concrète : toute espérance réalisée serait une espérance contrariée, une
promesse non tenue. En effet, nous avons vu que l’espérance ou tout projet utopique, se
trouve chez Bloch motivé par un « optimisme militant ». Or, cet optimisme militant
pose que l’agir doit s’accorder à la matière en connaissance de cause selon le principe
déjà mentionné de la docta spes. Ainsi nous trouvons-nous devant une obligation de
savoir (savoir quelles sont les potentialités offertes par la matière à tel moment donné
de l’histoire et de l’espace). Seulement voilà, à cette obligation de savoir s’ajoute une
impossibilité de savoir car le monde déborde notre entendement : le monde contient
plus de choses que je n’en place dans mon espérance. De cette manière, nous devons
savoir alors que nous ne le pouvons pas réellement car nous logeons notre espérance
dans notre imagination (avec sa part d’illusion et de déni) plus que nous ne la plaçons
dans les faits. Ainsi, notre faculté d’agir en connaissance de causes s’en trouve-t-elle
altérée et l’espérance que nous projetons sur le monde n’est jamais parfaitement
adéquate avec le monde tel qu’il est, d’où déception et échec relatif du projet.
Autrement dit, tout est meilleur dans le rêve et sa réalisation ne peut apporter autre
chose que de l’insatisfaction. Toutefois, Bloch était bien conscient de cette difficulté et
il la soulève dans le Principe Espérance44 : « Le rêve n’est pas réalisé tel quel, c’est là
un moins, mais quelque chose se présente en chair et en os, et c’est là un plus largement
compensatoire. » En termes plus triviaux, cela revient à dire que Bloch voit le verre à
moitié plein bien qu’il soit en même temps à moitié vide.

Retour à une conception cosmogonique du monde. Le réseau et la globalisation.


41
in Le monde comme volonté de représentation.
42
Pour Schopenhauer, toute espérance est passive (car on n’espère jamais ce qu’on fait et on ne fait
jamais ce qu’on espère). Il préfère la volonté à l’espérance car plus que l’espérance, c’est la volonté qui
précède immédiatement l’action (comme s’il fallait d’abord espérer pour vouloir !) à tel point que la
volonté ne fait qu’un avec l’acte : vouloir sans agir ce n’est pas vouloir.
43
Henri Desroches, Sociologie de l’espérance.
44
Op. cité p. 225.

43
Le « principe espérance », pour être actualisé, requiert trois paramètres
essentiels dont il faut tenir compte : 1) la possibilité de concevoir un point de fuite dans
la réalité (une perspective axiologique), 2) la volonté d’œuvrer à la réalisation d’un
monde meilleur (un « optimisme militant »), 3) la victoire de l’espoir sur la crainte.
Bien entendu, Bloch, en tant que penseur de l’ouverture et du « par-delà », rétorquerait
que l’on ne peut justement pas –au risque de se contredire- enfermer et circonscrire
l’espérance dans des considérations aussi réductrices. Mais encore une fois, il ne s’agit
pas de nier toute possibilité au principe espérance mais, simplement, montrer du doigt
ses limites et faiblesses. Force est de constater aujourd’hui que de tous les « principes »
à la mode, celui de l’espérance ne figure plus que comme praxis obsolète et chimérique.
On lui préfère des « principes de précaution » ou des « principes de responsabilité » par
lesquels l’homme se retrouve chargé du fardeau de sa culpabilité et de la crainte sans
qu’un pardon divin soit possible. Ces types de principes témoignent à quel point
l’homme est aujourd’hui sous emprise : emprise de risques tant endogènes qu’exogènes.
Il est potentiellement libre et désaliéné mais aux prises avec des puissances qui le
dépassent et qu’il ne peut maîtriser. Son problème n’est plus celui de son
asservissement. Mais libre, il se sent faible.
Revenons à la perspective axiologique du principe espérance et à la possibilité
de concevoir un point de fuite aux divers plans de la réalité.
La Renaissance, avec Piero della Francesca, nous a fait découvrir les lois de la
perspective et ce que l’on appelle « le point de fuite » ou « axe de fuite », c'est-à-dire ce
point où se confondent et s’étirent toutes les lignes du tableau dans un espace infini au-
delà de la simple surface de la toile afin de créer l’illusion de profondeur et de pluri
dimensionnalité. Autrement dit, le point de fuite matérialise pour l’œil une ouverture à
un champ de possibles encore inexplorés. Aujourd’hui, la tendance semble être à une
réduction unidimensionnelle de nos approches et représentations du monde. Le point de
fuite, l’horizon infini, la ligne qui se prolonge vers l’ailleurs tend à se gommer, à
s’effacer pour qu’inexorablement nous revenions à un Ici déjà connu et éprouvé. C’est
ainsi que s’est perdue la capacité de se perdre et par-là même, la capacité d’imaginer.
Le monde infini s’est artificiellement réorganisé en un cosmos clos magnifié et rendu
manifeste par la propagation exponentielle des réseaux en tout genre : nous sommes
passés d’un monde de lieux rendant possible l’infinie capacité de faire des récits à un
monde fermé de flux insaisissables.

44
Or, le réseau fait disparaître l’espace, modifie la perception du temps. Il
rapproche et resserre entre eux ses éléments pour les rendre quasi-simultanément
disponibles l’un à l’autre. En opérant un tel resserrement de l’espace et du temps, par le
truchement d’extraordinaires progrès techniques, il maintient l’homme dans un rapport
non naturel au monde. Or, qu’est-ce qu’un réseau au regard de l’homme ? C’est de
l’invisible. A ce titre, la généralisation globale du réseau participe au désenchantement
du monde réel. En effet, le réseau ne se représente que de façon abstraite. A l’instar du
chiliogone de Descartes, je peux le penser et conduire une réflexion sur lui sans pour
autant être en mesure de me le figurer au sens où l’on se fabrique une image mentale
référenciée de quelque chose. Aussi, le réseau est-il dépourvu de repères visibles tant
s’est effacée la possibilité de s’y perdre.
En conclusion de ce paragraphe, il est intéressant de faire la remarque suivante :
dans un monde de nouveau considéré comme clos et conditionné par la logique des
réseaux et de la globalisation, nous renouons avec certains schèmes des anciennes
utopies sociales où le « réseau » se substitue à l’appareil étatique sous forme d’appareil
économique rentrant dans une logique d’échanges réglés et close où l’homme du
désenchantement ressent de plus en plus la dépossession de lui-même et son intégration
à un système qui lui permet de moins en moins de se sentir autre chose qu’un rouage de
la mécanique. Pourtant, force est de constater que nous ne vivons pas en Utopia mais
notre dystopie contemporaine nous en fait partager les mêmes tares (l’abstraction du
réseau, la fermeture –invisible, certes- et un libéralisme organisé qui tend à prendre la
forme d’un nouveau structuralisme). Au final, l’homme tend à perdre sa capacité
d’affranchissement du monde au profit de sa seule capacité d’intégration (voire
d’acceptation). Il se détourne d’un monde de non-identification et source d’hostilité
qu’il ne reconnaît plus comme un foyer (heimat). Pour lui, l’incertain se réduit au sens
de « risque » et le monde alimente la conscience qu’il a de vivre dans un « climat
d’insécurité 45» où les « politiques de gestions des risques » et les « principes de
précaution » sont légion et contribuent largement à ce que Marcel Gauchet nomme une
« dévaluation première du séjour terrestre ». Cette mondialisation du mal-être se fait
manifestation et cause d’une perte d’autonomie. Il s’ensuit le danger d’un
désinvestissement à l’égard du monde, désinvestissement marqué par une fatalité où le
« pas-encore » cher à Bloch s’effacerait devant la tentation d’un « à quoi bon », et où la

45
Est-il besoin de mentionner à ce sujet les prérogatives liberticides du Patriot Act américain censé
contribuer –aux prix de droits civiques fondamentaux- à la sécurité du pays face à la menace terroriste…

45
mise en pratique d’un « malgré tout » (trotzdem) réfutant l’impossible cèderait la place
à un alea jacta est qui pronostique ou constate l’issue devenue impasse.

CONCLUSION :

Il existe deux moyens d’aller à contre-courant de son temps : d’une part,


l’attitude réactionnaire qui campe sur une vérité supposée du passé que le présent trahit,
d’autre part l’exigence d’un devenir autre que l’immuable cours des choses. L’esprit de
l’utopie incarne ce devenir autre en tant que résistance à l’évidence ordinaire et par
l’alternative qu’elle représente. Le parti pris de l’utopie demeure ainsi le même : il vaut
mieux imaginer l’avenir plutôt que le subir et par-là continuer à injecter la possibilité du
changement dans la sclérose ambiante. Quoi que l’on en pense, il apparaît certain que la
démarche utopique n’est pas prête de s’éteindre et que l’imagination sociale est une
dimension constitutive de la vie en commun et de la dynamique de chaque société car
elle insuffle la possibilité et le désir du changement. Traduction, selon Bloch, du désir
d’un mieux ou d’un plus, l’utopie semble indispensable au monde : une société sans
pensée utopique paraît inconcevable car la société ne peut fonctionner sans une pensée
– qu’elle soit articulée conceptuellement ou imaginaire, de nature ou non politique- qui
lui permette de se projeter dans un avenir où les maux présents dont elle souffre
trouveraient quelques remèdes. Encore faut-il, pour que le rêve ne se transforme pas en
cauchemar, concevoir l’utopie non comme l’expression d’un but fixe mais comme un
moyen possible, dans le présent, d’envisager l’avenir. De cette manière, par la
possibilité du novum qu’elle introduit dans le présent pour le futur, l’utopie se fait le
dépositaire légitime de la dimension de liberté et de créativité que l’on est en droit
d’exiger du futur.
Avec Ernst Bloch, l’utopie retrouve sa motivation inconsciente : l’espérance stimulée
par le désir. Elle retrouve aussi son lieu concret, son topos : l’esprit incarné en chaque
animal désirant qu’on appelle « homme ». Certes, le monde n’est pas selon l’utopie. Il
n’est pas même selon l’esprit de l’utopie. Mais rien n’empêche de voir en l’espérance
blochienne l’idéal régulateur capable de guider la main de l’humanité, toujours
hésitante et mal assurée, quand il s’agit de tracer l’esquisse d’un monde meilleur.

46
Toutefois l’ambiguïté réside dans la liberté qu’a l’homme de se référer ou non à cet
idéal. Le caractère insondable de la liberté humaine empêche toute réjouissance précoce
ainsi que tout pronostic quant aux choix que les hommes feront pour eux mêmes. Car si
l’utopie a valeur de fonction dépassante de la réalité, il convient cependant de rappeler
qu’il existe deux moyens de dépasser cette réalité. Le premier moyen passe par
l’amélioration qualitative de celle-ci alors que le second passe par la logique
dépréciative du pire. Car à la position eudémoniste que semble soutenir Bloch -en
défendant qu’idée que l’espèce humaine à vocation à s’orienter vers le mieux- s’oppose
la position terroriste, tout aussi défendable, d’une espèce humaine ayant la vocation du
pire. Peut être Bloch a-t-il trop tendance à fixer le « non-encore-être » sur la positivité
d’une attente messianique ou d’un salut terrestre. Car tout autant que le salut terrestre
espéré, le pire des mondes (ou monde immonde) appartient lui aussi à cette catégorie du
non-encore-être. Bloch insiste sur la positivité à venir de ce non-encore-être sans
véritablement prendre en compte la part obscure de l’humanité qui consiste parfois (ou
souvent) à provoquer le mal par la destruction ou l’anéantissement.
Quoiqu’il en soit, si Bloch distingue entre utopies de l’ordre et utopies d’émancipation,
il n’en demeure pas moins que, dans les deux cas, l’utopie se fait affleurement de la
même catégorie du « non-encore-être » d’où se détachent à la fois l’inachèvement de
l’être de l’homme et le refus d’une certaine forme du réel soutenue par une tension vers
l’avenir. Ainsi l’utopie nous apprend-elle à voir le monde autrement, quand elle
n’imagine pas d’autres mondes. Tout comme la philosophie, elle maintient vivante
l’idée d’un écart entre ce qui est et ce qui devrait être, entre le réel et le possible, quand
elle n’élabore pas de monde meilleur.
La gageure de l’utopie aujourd’hui, plus que de permettre un saut dans l’ailleurs, est
d’engager un pari sur l’improbable et par-là, nourrir l’espérance. Car espérer, c’est
encore résister pour ne pas sombrer dans le réalisme-fatalisme, c’est encore vouloir
insuffler la marque réelle de notre volonté tout en acceptant de faire le deuil de la
perfection. En un mot, ce n’est pas le meilleur des mondes que nous devrions vouloir
atteindre : nous devrions au contraire nourrir l’espérance fragile d’un monde meilleur et
travailler à sa réalisation. C’est sans doute le seul moyen de ne pas être naïvement
utopique mais, au contraire, d’opposer au monde l’alternative de notre audace et de
notre liberté.

BIBLIOGRAPHIE

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Catalogue d’exposition

Nouvelles de nulle part. Utopies urbaines. Musée de Valence et Réunion des musées
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Articles et comptes-rendus de conférence

Douglas KELLNER, Ernst Bloch, Utopia and Ideology Critique.


Michael LOWY, Le « Principe Espérance » d’Ernst Bloch face au « Principe
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