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Chapitre II

[9] THÉORIE DE LA MONNAIE

Qui dit patrimonial dit pécunIaIre, c'est-à-dire monétaire. Tout,


dans notre civilisation juridique, s'exprime en monnaie, tout vaut tant
(tout, sans doute, sauf l'essentiel, mais vous ne pourrez obtenir
l'essentiel que parce que tout le reste peut être obtenu par de l'argent).
Derrière chaque obligation (cf. a. 1142), chaque bien, et même chaque
personne (que l'on songe à l'éventualité des accidents corporels), le
droit aperçoit d'avance les dommages-intérêts qui pourront les repré-
senter quelque jour, et les dommages-intérêts, ce sont des sommes
d'argent. La monnaie, l'argent, l'argent comptant, disent parfois les tex-
tes (ex. a. 533, 536, 1905), ou encore les deniers (a. 2103-2°, 5°, expres-
sion archaïque, mais qui tient bon dans la pratique). Qu'est-ce donc
que cette monnaie qui a le pouvoir unique de doubler toutes choses,
comme l'ombre double les corps?
Il faut commencer par affirmer le principe intemporel que la
monnaie est une institution de droit public, un mécanisme régalien,
étatique, un attribut de la souveraineté. Dans l'ordre français
d'avant 1999, auquel il se~a bon (pour un certain temps encore) de
continuer à se référer, l'Etat avait le pouvoir, absolu et exclusif,
d'émettre et de retirer les monnaies, comme d'en régler le cours. Cette
souveraineté monétaire était une forme capitale de sa souveraineté.
Le Conseil constitutionnel l'avait reconnu dans sa décision du
9 avril 1992 (l.C.P., 92, 2, 21853), déclarant le traité de Maastricht
(7 févr. 1992) incompatible avec le texte antérieur de la Constitution,
la politique monétaire mettant en cause les conditions essentielles
d'exercice de la souveraineté nationale. Aussi a-t-il fallu un nouveau
texte constitutionnel (a. 88-2, 1. 25 juin 1992) pour couvrir les éven-
16 Droit civil (9]

tuels transferts de compétences nécessaires à l'établissement de l'Union


économique et monétaire européenne (U.E.).
L'établissement de cette Upion s'est traduit par l'introduction, sur
tous les territoires des onze Etats participants, d'une monnaie nou-
velle, monnaie unique, l'euro, en deux étapes, dont la première s'est
accomplie au 1er janvier 1999, dont la seconde est prévue pour le
1er janvier 2002. C'est un événement majeur.
Il l'est, à l'évidence négativement, en ce qu'il implique l'abolition à
brève échéance, des monnaies nationales, donc en France du franc, la
disparition des dernières traces qui subsistaient du franc de Germinal
an XI (cf. Introd., n° 74).
Mais il l'est aussi positivement., car, bien que l'euro reproduise
beaucoup des traits classiques de toute monnaie, par d'autres on
assiste à une rupture éclatante.
- La nature J!iridique de la monnaie est bouleversée: ce n'est plus
un mécanisme d'Etat, l~ raison en étant, toute simple, que l'U.E. est
encore loin d'être un Etat; pour une période encore indéterminée,
l'euro est sous la souveraineté d'une entité abstraite, le Système euro-
péen des banques centrales (S.E.B.C.).
- Non moins profonde est la transformation que va subir la poli-
tique lnonétaire, l'ensemble des objectifs que le souverain assigne à son
action. De toute antiquité, l'émission de monnaie a été conçue comme
pouvant être, devant être, pour le prince, une source légitime de profit.
Il n'est que de songer aux rois faux-monnayeurs ou aux assignats
républicains, et en France comme ailleurs (plus qu'ailleurs peut-être),
c'est par l'inflation qu'ont été financées les deux grandes guerres. Mais
à ces habitudes invétérées, les économistes keynésiens avaient su appli-
quer un revêtement de science: ils démontraient que la monnaie est un
instrument pour agir sur le marché et sur l'emploi, que l'inflation, la
déflation, les taux d'intérêt peuvent être utilisés comme stimulants ou
freins de la conjoncture, du commerce interne ou international: il y
avait eu des dévaluations « compétitives». D'autres y ajoutaient que,
par une monnaie délibérément fondante, une nation peut se dispenser
d'une réforme violente, les richesses glissant en douceur de classe à
classe, des créanciers aux débiteurs, des propriétaires aux locatai-
res, etc. Or, il faut bien se convaincre que la monnaie unique a répudié
pour toujours ces sortilèges de politique monétaire. Le S.E.B.C., que
hantent des souvenirs de 1929, de 1945, se veut rigoureux et ne se
reconnaît d'autre raison d'être que d'assurer la stabilité, non pas
même des changes, mais des prix, uniquement des prix. Le Système est
allemand.
[10] Théorie de la monnaie 17

[9] Pour l'heure, le grand écart auquel la théorie de la monnaie doit


se livrer entre le franc et l'euro est peu propice à un exposé sans com-
plexité du droit en vigueur. Prenant, néanmoins, pour donnée incon-
testable du traité de Maastricht et des textes d'introduction que, dans
les rapports entre particuliers (ou même entre professionnels et
consommateurs), matière par excellence de ce droit civil qui est la
vocation du présent volume, l'euro n'est encore que monnaie faculta-
tive, le franc seule monnaie obligatoire - une méthode mixte paraît ici
plausible: le droit national sera maintenu comme base de l'étude, les
novations du droit européen n'intervenant qu'en contrepoint. Sans
surprise, cette méthode nous conduit à une division dont les énoncés
sont assez généraux pour que l'euro comme le franc s'en accommo-
dent: la notion et les fonctions de la monnaie.

[10] ÉT A T DE LA QUESTION

Il n'y a qu'une question, sous divers angles de vue: l'introduction de l'euro. Texte
européen de base pour la période transitoire, le Règlement du Conseil (de l'D.E.) 974-
98 du 3 mai 1998 (cf. D. 98, L. 191, J.C.P, 98, 3, 20079). ..
B.G. - Quelques exemples seulement d'une production surabondante autour
de 1998 : ouvrages d'information, G. Milési, Le roman de l'euro, 1998; de polémique,
tantôt pour, P. Kauffmann, L'euro, 1997, tantôt contre la monnaie unique, J.-J. Rosa,
L'erreur européenne, 1998.

HISTOIRE

Le roman de l'euro est en trois épisodes :


a) L'écu-panier. - L'idée d'une monnaie composite qui serait commune aux pays
de la Communauté économique européenne avait eu plus ou moins pour instigateur
l'économiste belge (américanisé) Robert Triffin (1911-1993). La réalisation - en
mars 1979, à l'occasion de la création du S.M.E. (Système monétaire européen) prit la
forme d'un panier de Inonllaies, chacun des États membres mettant dans le panier sa
monnaie, affectée d'un coefficient correspondant au poids économique du pays
concerné. L'unité monétaire qui en sortait prit nom en anglais: European Currency
Unit. La France ne retint que le sigle: E.C. D., qui sonnait monétairement (l'écu avait
été une vieille unité de compte, sous l'Ancien Régime et encore au XIXe s., l'équivalent
de 3 livres ou de 3 francs). L'écu européen, lui aussi, n'est qu'une monnaie de
compte, sans instruments monétaires (billets ou pièces) pour la représenter. A
l'origine, il avait été institué à l'usage exclusif des organes de la Communauté. C'est
l'écu officiel, appelé à fonctionner dans les relations entre banques centrales, ou pour
l'établissement du budget communautaire. Mais, par la suite, s'est créé un écu privé
ou commercial, qui a cette singularité de ne pouvoir s'exprimer que dans des instru-
ments submonétaires (chèques et virements). Cf. Th. Lefèvre, L'E. C. U., 1985:
18 Droit civil [10]

D. Cahen, L'usage privé de fE.C. V., 1985: Emerson et Huhne, L'écu, 1991 ; Beker~
man et Saint-Marc, L'écu, 1993. Une décision du ministre de l'Économie du
9 mars 1989 autorise les particuliers à se faire ouvrir des comptes bancaires en écus.
En fait, à l'échelle individuelle, les frais qui grèvent les opérations courantes en écus
restent dissuasifs. Ce sont les grandes entreprises qui s'intéressent à cette monnaie, où
elles croient voir une monnaie privée, échappant à l'emprise étatique, plus stable, par
conséquent. -Pourtant, l'écu n'est pas une monnaie purement privée, il dépend d'une
constellation de souverainetés monétaires, et le souverain national lui-même pourrait
agir unilatéralement sur elle en altérant sa propre unité. De fait, dès 1992, plusieurs
souverains ont agi, les uns, en dévaluant, un autre (1'Angleterre) en sortant du sys-
tème. des parités fixes. Au 1er juin 1992, l'écu était coté à Paris 6,90 F;
au 21 mars 1995, 6,44 F ; au 10 août 1998, 6,64 F.
b) L'écu de Maastricht. - Le traité .cite en bonne place parmi les objectifs de
l'U.E. l'établissement «à terme» d'une monnaie unique et il nomme celle-ci: la
monnaie unique, l'écu... (a. G. - 3 A ; et plus loin a. 109-1).·11 n'empêche que, les 15-
16 décembre 1995, le Conseil de' l'U.E. va débaptiser la monnaie unique et la
rebaptiser euro. A la demande de l'Allemagne. Pour quels motifs? Explication
vaseuse dans le Préambule (2) du Règlement 974. La similitude de nom avec l'écu-
panier pouvait nuire à l'image de la monnaie européenne auprès du public allemand,
car le panier, ayant embarqué des monnaies faibles, avait donné des signes
d'instabilité. Et puis, ein Ecu sonnait un peu comme eine Kuh, coïncidence fâcheuse.
A ceux qui soutinrent que, le traité étant changé, le référendum d'approbation était
caduc, on rétorqua que le changement ne touchait pas à la substance. Mais cette
réponse elle-même était superficielle: le nom monétaire est le support du nomina-
lisme, qui est un principe de droit; joint que, pour certains électeurs français, le mot
qui avait une signification historiquement rassurante, avait pu être la cause de la déci-
sion. L'U.E. n'en a pas moins passé outre, et même par un renversement de position,
elle a finalement admis que les obligations libellées en écu-panier seraient convertibles
en euros à parité.
c) L'euro monnaie unique. - C'est un sens plus fort que monnaie commune. Sous
un régime de monnaie commune (dont le désir a souvent été imputé aux gouverne-
ments anglais), l'euro et les monnaies nationales auraient concomitamment cours
légal. La pratique réserverait sans doute l'euro au commerce et surtout au commerce
international, tandis que, dans chaque pays, la monnaie nationale continuerait de
dominer les rapports de droit civil. Cette cohabitation est admise, il est vrai, pour la
période transitoire 1999-2002. Mais, à partir de 2002, l'euro aura le monopole du
cours légal, le franc sera aboli en tant qu'unité monétaire, et les billets ou pièces qui
le représentaient ne seront plus que des objets sans nature de monnaie. Il est vraisem-
blable, à en juger par ce qui s'est passé dans le cas des deux francs (cf. infra, n° 21),
que longtemps encore après 2002 des Français rédigeront des contrats, des testa-
ments en monnaie française. La sanction équitable devrait être non pas la nullité de
l'acte pour violation d'un ordre public (européen), mais la conversion de plein droit
des francs en euros au taux de conversion arrêté par le Conseil de l'U.E. (selon
l'a. 109 L.-4 du traité).
[12] Théorie de la monnaie 19

[11] THÉORIE JURIDIQUE

v. S. Tamburini-Kender, La notion de monnaie européenne,. aspects juridiques el


institutionnels, Th. Aix, 1998.
a) Du côté français. - La loi constitutionnelle (a. 88-2) suppose un transfert de
compétences. A l'école de Duguit, qui se voulait réaliste, on évite de parler de la souve-
raineté, qui serait une sorte de droit subjectif de l'État, purement métaphysique. Les
adversaires de l'euro, à l'inverse, se plairont à stigmatiser l'abandon de souveraineté.
C'est tout au plus une délégation, corrigeront les esprits modérés. Durant la période
transitoire (1999-2002), nul doute, il y a partage: le franc conserve la généralité du
cours légal, l'euro n'acquiert qu'un cours facultatif (encouragé) en monnaie scripturale.
On pourrait prétendre que, même après 2002, un certain partage subsistera d'une autre
manière, puisque, l'émission des billets passant à la B.C.E., la fabrication des pièces
divisionnaires n'en demeurera pas moins à la Banque de France; mais cette souverai-
neté du billon serait assez dérisoire, rappellerait par trop le roi d'Yvetot.
b) Du côté européen. - La compétence ou la souveraineté monétaire est, à pre-
mière vue, transférée à l'U.E. Mais il n'est pas sûr que celle-ci soit un État, qui serait
un État fédéral: c'est plutôt une confédération d'États en marche vers la fédération
(cf. E. Zoller, Droit constitutionnel, 1998, p. 26, 30). Elle a plusieurs caractères étati-
ques, la monnaie par hypothèse, la justice (la Cour de justice de Luxembourg), la légis-
lation très visiblement, mais pas d'exécutif à proportion (distorsion qui peut expliquer
la maladie infantile dont elle souffre, une frénésie légiférante à laquelle ne fait contre-
poids aucun sentiment d'une responsabilité dans l'application des textes). Ce qui
accroît la perplexité, c'est qu'à y regarder de plus près, il semble que ce n'est pas à
l'U.E. elle-même qu'est opéré le transfert, mais, assez étrangement, à un système, le
Système européen des banques centrales (S.E.B.C.). C'est un ensemble constitué par la
Banque centrale européenne, sise à Francfort (B.C.E.) et les banques centrales nationa-
les (B.C.N.) des pays membres - une entité abstraite, un réseau plutôt qu'un groupe.
On ne peut se tenir de croire que les B.C.N. ne sont là que pour faire écran devant la
B.C.E., à qui seule une personnalité morale est reconnue, avec sans doute l'essentiel du
pouvoir. Ce qui conduit à se poser une question de principe: si, en transférant la com-
pétence monétaire à une banque, d'ailleurs déclarée indépendante du pouvoir politique,
le traité n'a pas substitué un mécanisme bancaire à un mécanisme d'État, si l'euro n'est
pas en définitive une monnaie privée. La Banque de France a été intégrée au S.E.B.C.
par une loi du 12 mai 1998, modifiant profondément le statut (national) qu'elle avait
reçu de la 1. 4 août 1993, et il lui est rappelé que, dans l'exercice des missions qu'elle
accomplira à raison de cette participation au Système, elle ne pourra solliciter ni accep-
ter d'instructions du Gouvernement (français) ni de toute autre personne.

[12] POLITIQUE LÉGISLATIVE

Dans le parcours haché qui mènera à la monnaie unique, chaque phase nouvelle
paraît s'enclencher sur la précédente par une nécessité irrécusable et, le terme atteint,
tout retour en arrière, dit-on, sera impossible - de sorte qu'à aucun moment les déci-
deurs n'ont eu, n'auront quoi que ce soit à décider. Plus exactement, la décision a été
prise une fois pour toutes dans le big-bang du référendum sur Maastricht. Après quoi
20 Droit civil [13]

la porte de la politique législative en matière monétaire a été fermée. Et pourtant, à


l'occasion de chaque étape, un euroscepticisme ressurgit - entendons par là, non pas
comme à l'ordinaire un doute raisonné sur l'utilité d'une monnaie unique, mais une
espèce de pressentiment que l'euro ne pourra se faire complètement (avec des billets de
banque) ou, s'il se fait, ne durera pas. Ce pessimisme s'explique aisément pour peu qu'à
une conception dogmatique de la législation on substitue une vision sociologique.
L'observation peut déjà en être faite à propos de Maastricht. Qu'importe la validité
constitutionnelle de ce traité (d'ailleurs violenté à plusieurs reprises) si l'incapacité intel-
lectuelle d'appréhender un texte aussi compliqué, la présentation obreptice et subrep-
tice qui en a été faite (cf. Introd., n° 119) laissent soupçonner un vice du consentement
collectif? Et anticipant la conclusion, la sociologie ne peut que protester dès mainte-
nant contre l'irrévocabilité que s'attribuerait le Système. L'édit de Nantes (1598), le
traité de Francfort (1871) avaient été eux aussi irrévocables: la clause rebus sic stanti-
bus est un minimum de sociologie inclus dans tous les traités. Plus généralement, on ne
peut que reprocher un manque d'esprit sociologique - psycho-sociologique - à un sys-
tème qui se préoccupe aussi peu de ses usagers. Un chenlin n'est voie publique
qu'autant que le public y circule; de même, un nom monétaire ne deviendra monnaie
que si les contractants le font circuler effectivement dans leurs contrats. Une résistance
passive, dispersée et molle, telle que celle qu'avait rencontrée le nouveau franc, ne suffi-
rait probablement pas à faire capoter l'euro. Mais on ne saurait préjuger des résultats
d'une colère plus bruyante comme celle qui contraignit la S.N.C.F. en 1995 à retirer
son système Socrate, technique de billetterie trop complexe pour la moyenne des voya-
geurs. Chez les financiers et les diplomates, ce sont des supputations de géopolitique
qui peuvent nourrir l'euroscepticisme : entre les onze États de la zone euro, il ne serait
pas inattendu, malgré les professions de foi concordantes des gouvernants, que réappa-
raisse une de ces divergences d'intérêts qui minent les coalitions (surtout lorsque
l'Angleterre est en dehors).

[13] 1 / Notion juridique de la monnaIe

L'essence de la monnaie, dit-on aujourd'hui, est d'être un pouvoir


d'achat indifférencié: c'est un bien en échange duquel il est possible
d'acquérir' indifféremment toute sorte de biens. Cette indifférenciation
totale, qui est pour son possesseur une prodigieuse liberté, confère à
la monnaie des caractères juridiques qui n'appartiennent qu'à elle: la
fongibilité absolue, qui la rend apte, au moins par le jeu des domma-
ges-intérêts (ex. a. 1142), à remplacer toutes choses dans les paie-
ments (cf. infra, n° 53) ; la parfaite neutralité, qui fait qu'elle ne peut
jamais être illicite ou immorale par elle-même (cf. 1. IV, n° 55); la
liquidité congénitale, qui explique qu'elle n'ait jamais besoin
d'évaluation.
[14] Théorie de la monnaie 21

Ces caractères juridiques étonnants n'appartiendraient pas à la


monnaie, si elle n'était qu'un objet de papier ou de métal. Mais c~est
que, par-delà les espèces concrètes (un billet de cent francs, neuf pièces
d'un franc, etc.), par-delà les corpora, il y a dans la monnaie une
mesure abstraite, une quantitas (ce livre vaut 200 F). Au vrai, la
notion de monnaie est double; elle recouvre l'unité n'Zonétaire et les
instruments monétaires.
Avec cette dualité coïncide une distinction, venue de l'Ancien
Droit, entre monnaie de compte et monnaie de paiement (l'Ancien
Droit disait: monnaie réelle). La jurisprudence s'en est parfois servie
pour apporter une restriction à l'exclusivité de la souveraineté
monétaire, même dans les rapports internes (pour ne rien dire des
rapports internationaux): même dans cet ordre interne, des arrêts
sans lendemain ont tenu pour licite une stipulation en monnaie étran-
gère, lorsque cette monnaie avait été prévue non pas comme instru-
ment de paiement, mais seulement comme unité de compte (cf. infra,
n° 36, h, 1°).

[14] 1 1 L'UNITÉ MONÉTAIRE

Ce qui confère à une chose (pièce métallique ou billet de papier) le


caractère juridique de monnaie, c'est qu'elle est reçue dans les paie-
ments non pas pour ce qu'elle représente matériellement, mais en tant
qu'équivalent, fraction ou multiple d'une unité idéale. Cette unité idéale
est le fondement du système monétaire. Dans le système français, établi
à la veille du C.C. par la loi de Germinal (1. 17 germe An XI), la seule
unité monétaire légale était le franc (cf. 1. 4 juill. 1834, sur les poids et
mesures, a. 5 et tableau annexe; 1. 1er oct. 1936, a. 2). L'o. 27 déc. 1958
et le d. 22 déc. 1959 lui ont substitué, à compter du 1er janvier 1960, une
unité monétaire nouvelle, désignée d'abord sous l'appellation de nou-
veau franc, puis derechef sous celle de franc sans spécification
(d. 9 nov. 1962). Ce franc d'aujourd'hui est le centuple du franc de 1959
- ou, si l'on préfère, le franc de 1959 était le centième, le centime du
franc d'aujourd'hui.
Depuis le 1er janvier 1999, tout habitant du territoire français
dispose mentalement de deux unités monétaires, tel le bilingue qui
dispose de deux langues. Il peut penser indifféremment dans
chacune d'elles, parler, stipuler, pour peu qu'il rencontre une autre
personne capable de le comprendre. Il en sera ainsi jusqu'au
1cr janvier 2002.
22 Droit civil [14]

Nous passerons aisément d'une unité à l'autre si nous concevons


entre elles un certain rapport mathématique, si nous portons en nous
un taux implicite de conversion. Mais comment faire une première
estimation de l'euro, cet inconnu sans ancrage? Il fallait qu'une valeur
lui fût attribuée par ses créateurs. C'est ce qu'a fait la Banque centrale
européenne, à la veille de 1999, et elle a, d'autorité, fixé pays par pays
des taux de conversion ne varietur.
Soit, pour la France, 1 euro = 6,55957 F, et réciproquement:
1 F = 0,15245 euro.
Ces taux doivent être transposés aux divisions de chaque unité
monétaire, le franc se divisant en 100 centimes, l'euro en 100 cents (ou,
pour meilleure euphonie, 100 centimes d'euro). Comme ces taux à
décimales multiples aboutissaient à des résultats trop complexes,
l'administration française les a assortis de règles d'arrondissement pour
la protection du consommateur, dans la perspective d'un (double) affi-
chage des prix (v. l'Arrêté 25 nov. 1998).
L'unité monétaire, cependant, ne se résume pas dans un constat
d'existence. Autour du constat une théorie s'est constituée qui, dans
la théorie générale de la monnaie, représente la partie où, loin des
technicités du « monnayage », l'analyse proprement juridique a été la
plus approfondie, en symbiose intime avec le droit privé des obliga-
tions et des contrats. Suivant la méthode de transition précédemment
adoptée, c'est sur le modèle national qu'est construite la théorie de
l'unité monétaire ici présentée. C'est une théorie du franc - sauf à
signaler, çà et là, les possibles divergences de la monnaie unique
(laquelle, à la vérité, n'a peut-être pas dévoilé encore tous ses problè-
mes de fond).

~ Nature de ['unité monétaire

C'est avant tout un mot, le nom monétaire (franc, comme ailleurs


livre sterling ou dollar). Sur ce postulat repose le principe du nomina-
lisme monétaire, selon lequel une unité monétaire reste toujours égale à
elle-même dès lors que son appellation n'a pas changé.
En même temps qu'il impose un nom à l'unité monétaire, l'État
pourrait la définir par rapport à quelque étalon (comme le mètre a été
défini par rapport au méridien terrestre). C'est ainsi que le franc a été
successivement défini comme 5 grammes d'argent au titre de 9/10
(franc de Germinal), puis comme 65,5 mg d'or au titre de 900/1 000
(franc Poincaré, 1. 25 juin 1928, a. 2). Mais cette dernière définition fut
[14] Théorie de la n10nnaie 23

supprimée, sans être immédiatement remplacée, par l'a. 2 de la


1. 1er oct. 1936. Le d.-1. 30 juin 1937 qui avait, à son tour, modifié le
texte de 1936, prévoyait que la nouvelle teneur en or du franc serait
fixée ultérieurement par décret. Rien ne fut fait, et le nouveau franc
de 1960 n'étant lui-même qu'un paquet de cent francs anciens, sans
modification de substance, nous avons gardé tIne unité monétaire qui
n'a pas de définition légale. C'est une monnaie absolue, détachée de
toute contre-valeur dont elle serait la représentation: elle n'a de valeur
que celle qui lui est assignée par un acte de volonté de l'autorité
publique.
Celle-ci, cependant, pour sortir de l'abstraction, s'efforcera d'établir
une comparaison entre l'unité monétaire et quelque autre bien, de
l'encadrer de quelques points fixes. C'est une loi de psychologie moné-
taire: une monnaie ne peut être pensée que par référence à... Le plus
couramment; en supposant une altération: ... à la monnaie précédente.
Mais aussi bien ... à une monnaie étrangère, aisément connue et réputée
stable (le mark, le dollar), ou à un ensemble de monnaies. Telle était la
situation du franc en 1998 : dans le désert laissé par l'absence de défini-
tion légale, des actes administratifs venaient fixer des taux de change
(avec une marge de fluctuation qui avait été étendue en 1993, rétrécie
depuis) entre la monnaie nationale et les devises étrangères, plus spécia-
lement celles d'entre elles qui formaient le Système monétaire européen
(S.M.E.). Aucune des monnaies du Système n'était capable de se définir
elle-même (du moins d'une définition qui ne fût pas lettre morte). Mais,
toutes s'insérant dans un réseau de parités internationalement recon-
nues - même si elles devaient être fréquemment renégociées - chacune
était définie par les autres.
La loi 93-980 du 4 août 1993, qui a donné à la Banque de France
un nouveau statut (une indépendance limitée), avait disposé en son
a. 2, al. 1er, que c'était au gouvernement (sous-entendu: par décret) de
déterminer le régime des changes (il aurait pu en rétablir le contrôle),
ainsi que la parité du franc. Mais compétence était attribuée à la
Banque de France pour régulariser les rapports entre le franc et les
devises étrangères (par ex. en maniant les taux d'intérêt). Ses décisions
publiées au Journal officiel, avaient valeur de normes professionnelles,
s'imposant aux banquiers et aux changeurs.
Du fonctionnement du S.M.E. on tirait quelquefois la conclusion
que le franc était désormais une monnaie convertible, puisqu'en
échange d'une somme ou d'un crédit en francs il était possible
d'obtenir la contre-valeur en une monnaie étrangère relevant du sys-
tème. Mais c'était faire l'impasse sur le préalable des formalités admi-
24 Droit civil [15]

nistratives à accomplir (au-dessus d'un certain montant, une autori-


sation ou à tout le moins une déclaration nominative). Une
véritable convertibilité monétaire supposerait l'instantanéité et
l'anonymat (cf. infra, n° 112).
Du franc à l'euro la similitude de nature et de statut est grande.
L'euro est une monnaie absolue, qui n'a de valeur que celle qui lui
est assignée d'autorité par l'U.E. Plus précisément, observant que,
dans l'U.E., c'est le S.E.B.C. et même, plus étroitement, la B.C.E. qui
a la compétence monétaire, on doit introduire dans la comparaison
cette nuance que, pour l'euro, la valeur est moins une affaire
d'autorité publique que de crédibilité bancaire. Cela dit, la monnaie
unique est, elle aussi, une unité· monétaire sans définition directe;
indirectement évaluable cependant par référence à d'autres monnaies,
au dollar notamment. C'est par rapport au dollar que les spécula-
tions se préparent à faire des paris: euro fort ou euro faible?

[15] ~ Altérations de l'unité monétaire

L'unité monétaire n'a pas l'immutabilité du mètre-étalon. Elle


p~ut subir des altérations, soit en vertu d'une décision souveraine de
l'Etat, soit par l'effet d'un phénomène économique. Ces altérations
de droit et de fait, souvent, se combinent et se surajoutent:
l'altération de fait précède l'altération de droit et la rend inévitable;
celle-ci, à son tour, provoque de nouvelles altérations de fait.
L'altération peut, a priori, se produire dans les deux sens: appré-
ciation ou dépréciation de l'unité monétaire, celle-ci se trouvant
valoir plus ou moins qu'avant, selon qu'elle permet de payer plus ou
moins de choses (sans se dissimuler, au demeurant, ce qu'a d'un peu
vague cette notion de valeur de la monnaie). Mais il est notoire que
la dépréciation est une hypothèse beaucoup plus fréquente que
l'appréciation, et que, lorsqu'elle a lieu, elle est généralement beau-
coup plus profonde.
a) Altérations de droit. - La loi substitue une définition de l'unité
monétaire à une autre (ex. 1. 25 juin 1928 substituant le franc Poin-
caré au franc de Germinal avec une dévaluation des 4/5) ou abolit la
définition existante sans la remplacer (1. 1er oct. 1936). Dans la
période contemporaine, les dévaluations du franc ont été accomplies
par les avis de l'Office des Changes, ultérieurement par des décisions
de la Banque de France, modifiant les taux de parité entre la
monnaie nationale et les monnaies étrangères.
[15] Théorie de la monnaie 25

La réforme monétaire, accomplie par l'o. 27 déc. 1958, a eu une


portée différente. On pourrait y voir une mesure de revalorisation de
la monnaie, puisque le nouveau franc équivaut à 100 francs anciens.
Mais c'est un trompe-l'œil, car le passage de la monnaie faible à la
monnaie forte s'est accompagné d'une norme de réduction applicable
à toutes les créances antérieures (o. 27 déc. 1958, a. 3, al. 2) : il est
bien exact que chaque unité monétaire reçue par le créancier vaut
100 fois plus, mais comme il en reçoit 100 fois moins, l'opération est
blanche.
b) Altérations de fait. - Ces altérations sont révélées par les varia-
tions des prix sur les marchés commerciaux, voire dans les magasins
que fréquente la ménagère: si les prix, qui s'expriment en unités
monétaires, baissent ou montent, c'est, en un sens, que l'unité moné-
taire s'apprécie ou se déprécie. Spécialement, la hausse des indices du
coût de la vie permet de mesurer la dégradation de fait (en pouvoir
d'achat) éprouvée par le franc.
Le résultat de ces mutations juridiques et de ces accidents économi-
ques s'inscrit dans des proportions que le juriste doit garder présentes
à l'esprit, si grossièrement approximatives qu'elles soient, parce que,
sans s'y référer, on ne peut comprendre ce qu'a été le fonctionnement
pratique du droit du patrimoine, du droit des contrats en particulier,
au cours du xxe s. :

1 franc ancien (d'avant 1960) repré-


sentait à peine en pouvoir d'achat
1 1/5 du franc de 1946
1/100 du franc de 1920
1/200 du franc de 1913

Le nouveau franc (issu de la réforme, « franc lourd », « hecto-


franc ») fait certes meilleure figure: à son départ, il représentait en
pouvoir d'achat 10 francs de 1946, 1 franc de 1920, 0,50 F de 1913.
Mais cela n'atténuait en rien la dégradation qu'avait subie chacun des
centièmes composants. Et, par la suite, cette dégradation, loin de
s'arrêter, s'était installée dans le système, était devenue une institution
- institution de droit public à effets de droit privé. Les pouvoirs
publics, dans leurs prévisions économiques, budgétaires, salariales,
tablaient - ne tablent-ils pas toujours? - sur une érosion monétaire
régulière, dont le taux avoué a oscillé, selon les années, de 2 à 5 % en
eaux calmes, de 10 à 20 % dans les tempêtes (1 % enfin, ce sera la
récompense de la récession venue). Le système monétaire est ainsi
devenu essentiellement mobile, d'un mouvement qui est non moins
essentiellement à sens unique. De mémoire de créancier, et c'est un
être qui vit vieux, on n'a jamais vu de retour.
26 Droit civil [16]

Cette mobilité se communique, par voie de conséquence, à tout le


droit patrimonial d'expression monétaire. Car, malgré la profonde
diminlltion de sa valeur intrinsèque, un franc à la veille de 1960 n'en
restait pas moins un franc, et un centime du franc lourd d'aujourd'hui
n'en reste pas moins, juridiquerrlent égal à un franc de 1913, apte
notamment à éteindre, unité pour unité, une dette monétaire contractée
en 1913. Telle est la conséquence d'une continuité nominale que rien n'a
rompue depuis la loi de Germinal, ni le changement de définition légale
survenu en 1928, ni le changement (apparent) d'unité monétaire opéré
en 1960, ni, bien sûr, la perte de pouvoir d'achat éprouvée.
La perte de pouvoir d'achat n'a pas de mesure légale, et elle est
évaluée différemment selon la catégorie d'objet à laquelle on se réfère
(lingot d'or ou tarif des coiffeurs, coût de la vie ou coût de la construc-
tion, sur celui-ci, v. infra, n° 19, a, 2°). Séculairement, la perte a été consi-
dérable. Le franc (lourd) de 1994 ne représente guère que 0,10 F de 1913.
Et même, pour être sincère, en intégrant au processus de dépréciation la
contraction comptable de 1958-1959, il faut reconnaître que le franc
de 1913 s'est réduit à son millième (= 0,001 F), peut-être encore moins.
Par deux victoires militaires à la Pyrrhus et maintes prodigalités civiles,
l'État, qui avait la responsabilité de la n10nnaie, lui a laissé perdre, lui a
fait perdre des 999/1 000 de sa valeur en sept ou huit décennies.
Le postulat de la monnaie unique est qu'elle est destinée à ne subir
aucune altération, ni de droit ni de fait: c'est, de vocation, une monnaie
immuable (insusceptible de mutation), bien que ne soient pas exclues des
variations de change, trahissant des variations de valeur, entre l'euro et
les monnaies extérieures au système. Il s'en est produit dès 1999 : on y a
vu une hypertrophie du dollar, non une faiblesse de l'euro.

[16] ~ Principe du nominalisme monétaire

Sous son aspect élémentaire, il signifie que l'identité de nom d'une


monnaie fait présumer irréfragablement l'identité de sa valeur intrin-
sèque (en pouvoir d'achat) à travers le temps. Sous un aspect plus
mordant, il signifie qu'il n'y a jamais à prendre en compte la valeur
intrinsèque de la monnaie, et que le taux de conversion affirmé par le
souverain entre deux monnaies successives fait présumer irréfragable-
ment le rapport de leurs valeurs. C'est une véritable règle de droit,
règle d'origine coutumière, mais consacrée de surcroît dans une de ses
applications principales par l'a. 1895 C.C. (01. la somme numérique
énoncée au contrat). Au nominalisme s'oppose la thèse du valorisme
(réalisme), suivant laquelle l'identité de monnaie disparaît, lorsque la
[17] Théorie de la monnaie 27

valeur intrinsèque de l'unité monétaire, en droit ou en fait, a été


altérée (de sorte que le débiteur aurait le devoir de payer davantage au
créancier en unités monétaires nouvelles, afin de lui rendre raison de la
diminution constatée dans la valeur). Ainsi, pour se référer à
l'hypothèse la plus courante (une dépréciation monétaire), le principe
nominaliste est favorable aux débiteurs de sommes d'argent, tandis
que la thèse valoriste serait favorable aux créanciers. La réduction au
centième imposée à tous les créanciers antérieurs montre que, si
l'o. 27 déc. 1958 a interrompu le nominalisme en la forme, elle y est
demeurée fidèle quant au fond.
Il est hors de doute que le principe nominaliste régit de plein droit
les obligations de sommes d'argent; mais c'est une question qui a été
controversée que de savoir s'il est d'ordre public, s'il ne pourrait être
écarté par des conventions particulières, qui organiseraient une sorte
de valorisme conventionnel, en obligeant les parties à rééquilibrer leurs
rapports en fonction des variations de valeur de l'unité monétaire
- ou, pour parler plus carrément, relèveraient le montant de la créance
à proportion de la chute de la monnaie. Cette question de la validité
des clauses de garantie contre la dépréciation monétaire devrait ration-
nellement appartenir au droit du crédit. Car le droit du crédit, dans le
style du xx e s., présente deux faces: à la protection contre le risque
d'insolvabilité, sa mission classique, il lui a fallu ajouter la protection
contre le risque monétaire. Et l'observation banale qu'il est permis,
voire recommandé, aux créanciers de se mettre à l'abri de
l'insolvabilité en stipulant des sûretés (ex. hypothèque, cautionnement)
n'a pas été sans influencer le droit des obligations en faveur d'une vali-
dité parallèle des garanties contre la dépréciation.
Les taux de conversion édictés par la B.C.E. ont d'emblée inséré la
monnaie unique dans le jeu du principe nominaliste, en ce sens que,
malgré le changement de nom, l'euro a été déclaré continuateur du
franc dans la proposition fixée. Mais ceci ne règle que le passé; pour
l'avenir, il semble que la monnaie nouvelle, au contraire, s'est détachée
du nominalisme. Plus exactement, elle n'a plus besoin de lui, puis-
qu'elle est présumée immuable.

[17] ~ Principe de la continuité des contrats

L'idée générale, empreinte de libéralisme économique, est que le


changement de système monétaire, opération de droit public, ne doit
pas porter atteinte aux obligations de sommes d'argent contenues dans
des contrats entre particuliers. Si d'un système à l'autre, le nom moné-
28 Droit civil [18]

taire demeure exactement le même, la continuité des contrats est


assurée mécaniquement par la seule application du principe nomina-
liste: l'objet de l'obligation n'appelle aucune mesure d'adaptation
(ainsi, en 1928 et après, les francs de Germinal se sont transformés
sans le savoir en francs Poincaré). Pour peu, au contraire, que diffè-
rent entre eux les noms successifs, le souverain doit intervenir pour
fixer un rapport entre la monnaie nouvelle qui seule aura cours légal
au jour du paiement et la monnaie ancienne, qui n'aura plus cours
(en 1958, le passage du franc au nouveau franc, comme on le nomma
d'abord, fut ainsi accompagné d'une norme de conversion, de réduc-
tion à 1/100, de tous les libellés contractuels antérieurs).
A plus forte raison une norme de conversion est nécessaire quand,
à la monnaie nationale, est substituée une monnaie étrangère ou à tout
le moins inédite. Nous avons rencontré plus haut cette norme: prati-
quement, elle a jeté un pont des contrats en francs aux contrats en
euros; mais, de surcroît, le principe de la continuité des contrats a été
affirmé par les a. 6-2 et 7 du Règlement 974 de l'U.E.

[18] ÉTA T DES QUESTIONS

B. G. - A. Mater, Traité juridique de la monnaie et du change, 1925 (de préjugé


anti-nominaliste, mais ce fut, pour le régime du C.C., le premier exposé systématique
du droit monétaire). L'ouvrage le plus considérable ici fut celui de l'Allemand Arthur
Nussbaum, Das Geld in Theorie und Praxis des deutschen und ausliindischen Rechts,
1925. L'auteur, émigré aux États-Unis, en publia une réédition en langue anglaise, dont
l'esprit est moins étatique, plus libéral, Money in the Law national and international,
1950. V. aussi Ascarelli, La moneta, considerazioni di diritto privato, 1928 ; F. A. Mann,
The legal Aspects of M oney, 4e éd. 1982.
Pour suivre l'évolution des idées sous la VC République, on pourra consulter:
1° L'ouvrage collectif Influence de la dépréciation monétaire sur la vie juridique privée,
1961 ; 2° Les Travaux de l'Association Capitant (XXIII), 1971, Les effets de la dépré-
ciation monétaire sur les rapports juridiques contractuels, spéc. p. 335-607 (pour le
droit civil) ; 3° Malaurie, Etudes P. Azard, 1980; 4° Droit et monnaie, Actes du Col-
loque de l'Association internat. de dI. économique, 1988; 5° B. Starck, Introduction
au droit, 2e éd. par Roland et Boyer, 1988, nOs 1250 s.; 6° de R. Libchaber,
d'importantes Recherches sur la monnaie en droit privé, 1992.

HISTOIRE

V. Gonnard, Histoire des doctrines monétaires, 1935; Hubrecht, La dépréciation


monétaire et la stabilisation,. leurs effets sur l'exécution des obligations, Th. Strasbourg,
1928, p. 66 S., et Quelques observations sur l'évolution des doctrines concernant les
[18] Théorie de la monnaie 29

paiements monétaires du XIIe au XVIIIe S., Festgabe Simonius, Bâle, 1955, p. 133 s. ;
Timbal, Les obligations contractuelles d'après la jurisprudence du Parlement (Xllf-
XIV s.), l, 1973, 335 s. ; Vilar, Or et monnaie dans l'histoire, 1978 ; M.-Thérèse Boyer-
Xamben, Monnaie privée et pouvoir des princes, 1986. Le rôle du droit romain a surtout
consisté à pourvoir le Moyen Age et les siècles postérieurs de textes antinomiques; les
plus fameux, cependant, à n'en pas douter, sont d'accent nominaliste (Dig. 46, 3, 94, 1,
où Papinien met en formule la fongibilité absolue de la monnaie: In pecunia non cor-
pora quis cogitat, sed quantitatern, et la loi Origo de Paul, Dig. 18, l, l, pr., affirmation
d'une théorie étatique). Le Moyen Age pratiqua une conception féodale de la
monnaie: comme tant d'autres attributs de la souveraineté, celui-ci fut patrimonialisé ;
le prince avait le droit de tirer profit de son domaine des monnaies, en fixant et, au
besoin, en changeant la valeur des espèces. Les mutations monétaires s'opéraient soit
par diminution du poids de métal précieux contenu dans les pièces en circulation (d'où
la légende de Philippe le Bel le roi faux-monnayeur, nous dirions aujourd'hui dévalua-
teur, et de Charles IX encore, v. le Discours 88 de Brantôme), soit par un procédé plus
intellectuel (le plus courant à partir du XVIe S.), l'augmentation du cours des monnaies
réelles (le louis, l'écu) exprimé en monnaie de compte (en livres; les obligations étant
libellées en livres, si un édit vient décider un matin que le louis d'or qui valait précé-
demment 20 livres en vaudra 24, tout se passe comme si la livre était dévaluée de 20 % ;
un créancier de 24000 livres recevra 1 000 louis d'or là où il aurait dû en recevoir
1 200). Le XVIe s. fut une période très active pour le droit monétaire (cf. Szlechter, La
monnaie en France au XVIe S., R.H.D., 1951, 500 et 1952, 80). Après un repos,
l'attention fut ramenée sur ces questions par le système de Law.
Daguesseau (Considérations sur les monnaies, 1718) nous découvre très nettement la
pratique du droit monarchique en la matière. Ce n'est pas un témoin suspect: adver-
saire acharné de Law, il décrit avec complaisance les ruines que ne peut manquer de
semer toute manipulation monétaire (cf. Hubrecht, in Le chancelier Henri-François
d'Aguesseau, Limoges, 1953, p. 103 s.). Mais, sur le principe du droit positif, il est for-
mel: sauf une courte période (1577-1602), tous les Rois ont regardé les « stipulations
par livres imaginaires [qui permettaient de dévaluer les créances de sommes d'argent]
comme l'Arcanum imperii, le secret d'État, dont ils ont tous été également jaloux ».
L'explication est que l'État est le plus grand débiteur: « C'est sur ce principe que les
débiteurs ont gagné leur cause contre les créanciers par un usage qui tient lieu de loi. »
La même thèse se retrouve chez Pothier, notamment dans le passage (Prêts de consomp-
tion, nOS 36 s.) qui a inspiré ra. 1895, C.C.
Pendant la Révolution, la crise des assignats fit clairement sentir à l'opinion
publique, comme aux juristes, l'incidence des phénomènes monétaires sur les rapports
de droit privé. V. F. Crouzet, La grande inflation, la monnaie en France de Louis XVI à
Napoléon, 1993 (sévère pour la Révolution). Le retour à une monnaie forte suscita
(1. 15 germinal an IV et 5 messidor an V) une législation, techniquement très remar-
quable, de conversion des obligations. De toute cette expérience monétaire, le C.C. n'a
rien retenu, parce que l'on crut en 1804 - et avec raison - que la stabilité monétaire
était restaurée pour un long temps. Il y a plus qu'une coïncidence, il y a un rapport
causal entre la loi du 17 germinal an XI (qui définit le franc de germinal) et la codifica-
tion civile de l'an XII: il eût été vain de prétendre stabiliser les relations sociales dans
l'instabilité monétaire. L'existence de la loi de germinal explique que le C.C. ait pu se
30 Droit civil [18]

contenter pour la monnaie de quelques dispositions fragmentaires (comme la loi du


22 germinal an XI sur les manufactures a pu le dispenser de s'occuper de la condition
ouvrière; au demeurant, tout cela paraissait relever du droit public).
De 1804 à 1914, l'exceptionnelle stabilité du franc masqua le rôle de la monnaie
dans les institutions civiles (v. cep. G. Thuillier, La monnaie en France au début du
x/xe s., 1983, cf., du même, La Réforme monétaire de l'an XI, 1993). Rien n'est plus sti-
mulant pour la science monétaire que le désordre des monnaies. De 1914 à 1990 envi-
ron, la France a eu la science et le désordre. Aucun événement, depuis la codification,
n'a exercé une action aussi bouleversante sur notre droit patrimonial. Cette action a été
aggravée par deux circonstances - contradictoires en apparence seulement. La chute de
la monnaie a été trop rapide et trop profonde pour que les victimes aient le temps de
mourir avant d'en avoir souffert - mais trop lente et trop graduelle pour que l'on se
décide jamais aux mesures radicales qui y.mettraient fin, comme on l'avait fait ailleurs,
en Allemagne, en Russie (et plus tard, dans les années 80-90, en Argentine), là où la
chute avait été un anéantissement brusqué (sur la grande inflation allemande de 1923,
v. G.-E. Bonnet, Les expériences monétaires contemporaines, 1926, et W. Baumgartner,
Le Rentenmark, 1925). La nation s'est ainsi installée - mal excusée par deux grandes
guerres - dans un système d'inflation chronique et de dépréciation, non point sans
arrêt, du moins sans retour. Le véritable régime politique de la France depuis 1914 a
été un régime débitorial; il a son droit civil à lui (cf. René Maury, La société
d'inflation, 1973). -Un temps d'arrêt mérite d'être relevé: celui qui a commencé
vers 1990, où, en synergie avec la politique du « franc fort », l'inflation a été ramenée
au chiffre toléré de 2 0/0. Il est vrai que ce taux modéré, ainsi que d'autres « fondamen-
taux» pareillement favorables, n'ont pas empêché que ne se déclenche, à diverses repri-
ses, sur le marché des changes, une spéculation à la baisse du franc. Mais c'est que
toute unité monétaire porte en elle une mémoire. Du passé d'une monnaie, les spécula-
teurs, à tort ou à raison, induisent des traits permanents d'ethno-psychologie moné-
taire, et il leur semble que la peur, la haine des dévaluations, est plus profondement
ancrée chez les Allemands que chez les Français. L'instauration de la monnaie unique,
en 1999, pourra avoir l'effet bénéfique de purger le passé tumultueux. A moins que
chaque pays ne reporte sur l'euro un peu de son expérience nationale.

PHILOSOPHIE

V. L'argent et le droit, Arch., 1998; Revet, L'argent et la personne, Mélanges


Chr. Mou/y, 1998. Dans le rôle ingrat du Mammon d'iniquité, l'argent prend souvent le
relais du droit de propriété (cf. infra, n° 70). Il existe, cependant, une opposition
d'attitude à l'égard de l'argent. Deux textes, également célèbres, permettront de la sai-
sir. La Philosophie de l'argent de Georg Simmel fut publiée en 1900 (trad. Fr., 1987 ;
cf. J. Freund, A.S., 89, 271 s.) ; et elle reflète bien l'enthousiasme économique non seu-
lement de l'Allemagne wilhelmienne, mais de l'univers libéral tout entier au tournant
du siècle. Simmel exalte le passage de l'argent-substance (le tas des pièces d'or) à
l'argent-fonction (l'instrument des échanges). Il salue dans l'argent le moteur bienfai-
sant qui fait progresser à la fois la liberté individuelle et l'interdépendance collective et
impersonnelle de tous les membres de la société. En regard on placera un discours de
chez nous, théologique autant que politique, dont le souffle prophétique n'a pas été
[18] Théorie de la monnaie 31

oublié depuis 1971 : « Le véritable adversaire, le seul. .. cet argent qui tue, qui achète,
qui ruine, qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes... » Plutôt qu'à travers le
temps, c'est à travers l'espace que la comparaison doit être menée. Le contraste est
celui de deux cultures, l'une nordique, l'autre latine - avec peut-être, par-derrière, le cli-
vage hérité du XVIe s. : là-bas les témérités d'une liberté sans confesseurs, ici la défiance
canonique à l'égard de l'usure et du trafic d'argent.

SOCIOLOGIE

La sociologie n'accepte plus aujourd'hui le schéma d'évolution si souvent reproduit


depuis la loi Origo (Dig. 18, 1, 1, pr.) : la vente sortant peu à peu du troc par l'insertion
d'une tierce marchandise qui jouerait d'abord le rôle de monnaie, puis en prendrait le
nom. Elle met en relief, au contraire, l'irréductible originalité de la monnaie, qui, dès le
début, apparaît comme tout autre chose qu'une marchandise: comme un symbole, lié à
des représentations mythiques, à la notion de prestige, de pouvoir, mais aussi de média-
tion (cf. J. Reiss-Schimmel, La psychanalyse et l'argent, 1993). La monnaie implique une
croyance et une foi sociale, elle a une valeur sociale plutôt qu'économique (sur l'imagerie
des monnaies, v. Études H. Cabrillac, 1968, p. 47 s. ; Ch. Pérez, Une pratique discursive
originale, le discours figuratif monétaire [à Rome], 1987 ; Gardas, Argent et symbolique,
Th. Paris V, 1987 ; Daspre, Trois siècles de billets français, 1990). Il serait peu pratique
pour un juriste de fonder le nominalisme monétaire là-dessus. Ce n'en est pas moins un
fait indéniable que des éléments affectifs persistent dans les monnaies modernes, et
l'étrange pouvoir de séduction des milliers et des millions purement nominaux sur toutes
les classes sociales (cf. pour les salaires, Simiand, Le salaire, l'évolution sociale et la
monnaie, 1932) est une donnée psychologique avec laquelle le souverain monétaire est
obligé de compter (elle explique la grande difficulté qu'a rencontrée le franc lourd pour
pénétrer dans l'usage). Cf. G. Schmôlders, Psychologie des Geldes, 1966; Joachim
Schacht, Anthropologie culturelle de l'argent (trad. Fr., 1973); Orléan, The Origin of
Money, in J.-P. Dupuy et al., Understanding Origins, 1992; A. Maesler, Sociologie de
l'argent et postmodernité, Genève, 1995.
V. du père du monétarisme, Milton Friedman, Essais d'économie positive, 1995
(trad. par G. Millière de l'ouvrage américain de 1950, qui avait prophétisé les explo-
sions menaçant les politiques de taux de change fixes) ; P. Berger, La monnaie et ses
mécanismes, 1986; B. Gosse et J. Issoulié, La monnaie, 1992; J. Fau, Monnaie et
richesses, 1993; H. Guitton et G. Bramoullé, La monnaie, 7e éd., 1994; Aglietta,
Macroéconomie financière, 1995; Orléan et Aglietta, La violence de la monnaie, 1984.
- Le droit civil peut demander ici à l'économie politique de lui fournir des faits: par
ex. de mesurer pour lui les variations de valeur subies par l'unité monétaire; v. ainsi
conjecturalement, R. Sédillot, Histoire du franc, 1979, et Histoire morale et immorale de
la monnaie, 1989; Valance, La légende du franc, 1996; et d'un économiste, M. Saint-
Marc, Histoire monétaire de la France (1800-1980), 1983. Pour une étude statistique de
la notion de pouvoir d'achat, devenue essentielle à une définition de la monnaie,
A. Poisson, Le pouvoir d'achat, 1973. Mais c'est surtout par ses doctrines que
l'économie est politique. Pendant longtemps, l'éconolnie politique libérale a eu une
influence maîtresse sur les civilistes français, les imprégnant de l'idée que la monnaie
est une marchandise comme les autres, chose des particuliers et non du prince (le Traité
32 Droit civil [19]

précité de Mater était tout entier construit sur ce postulat de la monnaie-marchandise).


D'où, au lendemain de la guerre de 1914, un fort courant doctrinal pour la validité de
la clause-or et de ses succédanés. A l'opposé, la réaction antilibérale a contribué à déta-
cher de l'or le droit monétaire contemporain, à l'orienter vers la notion de pouvoir
d'achat (et vers l'échelle mobile); cependant qu'en montrant dans la monnaie un
moyen de diriger l'économie nationale, elle rajeunissait les fondements de la souverai-
neté monétaire. La célèbre Théorie étatique de la monnaie du professeur allemand
Knapp (1905), qui a mis en lumière l'efficacité économique du pouvoir créateur de
l'État, aurait pu servir de pont entre l'économie et le droit; mais, trop souvent abs-
truse, elle n'a guère eu d'écho juridique en France (v. cep. Nogaro, Les principes fon-
damentaux du droit monétaire français, R. T., 1929, 949; l'auteur ne fut pas sans
influence sur la décision monétaire de Poincaré en 1928, cf. WeilIer et Carrier,
L'économie non conformiste, 1994, p. 58)..
Il reste, dans le monde d'avant l'euro (pour ne pas tenter de s'interroger sur ce
qui suivra), que le jugement des économistes ne pouvait pas coïncider avec celui des
civilistes. Les économistes modernes sont souvent favorables à une dépréciation même
prononcée de la monnaie, parce qu'ils y voient un stimulant de la production et des
exportations. Au contraire, son appréciation leur paraît redoutable, parce qu'elle
traduit une baisse des prix à l'intérieur, une hausse vers l'extérieur, donc un état de
crise. Cette inquiétude a ressurgi violemment à partir de 1984, lorsque la récession a
mis à vif l'endettement du Tiers Monde et des fermiers américains - plus modeste-
ment, en France, l'endettement des acheteurs d'appartements à crédit. Les craintes des
civilistes étaient ailleurs: la ruine du créancier de sommes fixes par la chute de la
monnaie, la perversion du droit privé, spécialement du droit des contrats, par
l'érosion monétaire; l'ébranlement sournois d'une société par l'esprit d'instabilité, de
fuite que lui communique, intimement mêlée à la vie quotidienne, une monnaie ins-
table, fuyante.

[19] POLITIQUE LÉGISLATIVE

a) Nominalisme et valorisme. - l'antithèse recouvre plusieurs problèmes législatifs,


correspondant à plusieurs conceptions possibles du valorisme. On remarque qu'en Alle-
magne ces conceptions ont été plus approfondies que chez nous, et se sont traduites par
des solutions mieux équilibrées (cf. M. Pédamon, La réforme monétaire de 1948 en Alle-
magne occidentale et le droit des obligations, 1956; Reinecker, L'influence de la dépré-
ciation monétaire sur les droits des obligations, C.N.R.S., 1982). Le goût français s'est
porté par prédilection sur le valorisme contractuel (les clauses d'indexation), où l'on
peut voir pourtant une contradiction de principe à tout ce qu'il y a de général et de
public dans la monnaie. Un valorisme législatif n'en est pas moins concevable, en
amont ou en aval de la dépréciation.
10 Valorisme automatique. - Le montant nominal de l'obligation de somme
d'argent varierait de plein droit (sans qu'il fût besoin de clauses spéciales) en fonction
des variations de valeur de la monnaie, ces variations étant appréciées par rapport à tel
ou tel point fixe (or, devise étrangère, et surtout marchandises, coût de la vie). En
d'autres termes, toutes les obligations de sommes d'argent seraient affectées d'une
échelle mobile légale.
[19] Théorie de la monnaie 33

Des valorismes automatiques et surtout semi-automatiques partiels (ex. pour les fer-
mages, notre a. L. 411-11 C. Ru. (nouveau]) peuvent fonctionner correctement. Un valo-
risme automatique général encourt des objections graves d'ordre pratique: la gêne résul-
tant de la nécessité d'un calcul avant chaque paiement est contraire au génie de la
monnaie, qui est fluidité, rapidité (allez greffer une indexation sur des comptes payables
à vue, sur des billets circulant de la main à la main). Mais surtout on peut s'interroger,
dans la théorie économique, sur la possibilité rationnelle du système, et s'il n'est pas
absolument indispensable qu'il y ait quelque part des créanciers nominalistes sacrifiés
pour que d'autres puissent jouir de leur valorisme. Fût-il théoriquement possible, le sys-
tème serait, du reste, humainement improbable, car, opérant parfaitement, il annihilerait
dans ses effets la dépréciation monétaire. Or, il est des circonstances extraordinaires
(guerre, crise économique profonde) où la dépréciation monétaire, comme moyen de
financer les dépenses de l'État, de soulager les débiteurs, etc., peut être commandée par
un intérêt vital de la nation. Celle-ci ne peut abdiquer d'avance le droit d'y recourir. Il
est vrai que les manipulations monétaires peuvent devenir, au service d'un gouvernement
faible ou malhonnête, un moyen de facilité. Mais, plutôt que de construire le droit civil
en considération d'un État décadent, ne vaudrait-il pas mieux faire effort pour empêcher
la décadence de l'État? D'autant que, sur ce fait des monnaies, les peuples ont,
d'ordinaire, les gouvernements que secrètement ils se souhaitent.
2° Valorisme contractuel. - Le créancier de somme d'argent court deux risques:
insolvabilité du débiteur et dépréciation de la monnaie. Le valorisme contractuel lui
permet de stipuler des clauses d'indexation qui sont des sûretés contre la dépréciation
monétaire. Critique essentielle: ces clauses tendent à créer une monnaie parallèle, une
monnaie privée, dont le souverain n'est plus maître. D'un point de vue économique, on
leur reproche d'avoir des effets inflationnistes. C'était, en temps de franc faible, la
fameuse course entre les salaires et les prix. Il convient d'observer, toutefois, que lors
même que les salaires ne seraient pas indexés contractuellement (par ex. dans les
conventions collectives), on n'empêchera jamais une indexation morale, de fait ou de
force, en réponse à la vie chère: il faut bien que le salarié vive. Le valorisme contrac-
tuel, en tout cas, est inégalitaire (il ne peut, d'ailleurs, fonctionner qu'à condition de
n'être pas général) : ce sont les malins qui prennent leurs sûretés. A malin, il est vrai,
malin et demi. Lorsque l'inflation s'accélère, tout gouvernement a la tentation d'en
accuser les indexations, et sans les interdire, il s'efforce de les neutraliser subreptice-
ment. En principe, les indices auxquels les clauses se réfèrent sont établis, à partir de
données objectives, par des organismes indépendants. Mais, indirectement, par le con-
trôle des prix, s'il subsiste, par des accords de modération, par une influence diffuse,
l'État a toujours un moyen de freiner le mécanisme. Et les gouvernements ont tellement
d'intérêt à ne pas attiser les revendications haussières qu'ils sont facilement soupçonnés
de tirer les indices vers le bas. Deux exemples de ces distorsions critiquées:
- L'indice des prix ou indice du coût de la vie. Cf. J.-P. Piriou, L'indice des prix,
1992 (ouvrage remarquable). L'indice officiel est établi par l'I.N.S.E.E. Tel que restruc-
turé en 1993, il a sa morale (il se refuse à intégrer le coût du tabac) ; son réalisme aussi: à
la différence d'indices étrangers, il prend en compte le facteur qualité (car une améliora-
tion du produit équivaut à une baisse de son prix). Mais non pas le facteur temps sous
ses aspects très divers: la durée de l'objet (le progrès d'un objet a souvent pour rançon la
rapidité de son usure), ni le temps requis pour l'obtenir (si 5 jours sur 7, il faut recourir à
34 Droit civil [19]

un plombier S.O.S., le prix moyen des réparations est sensiblement majoré). C'est de cet
indice que se servent les pouvoirs publics pour mesurer l'inflation (ce qui n'est pas tout à
fait la même chose, l'inflation se mesurant plus directement sur l'accroissement de la
masse monétaire). En 1972, la C.G.T. avait établi son propre indice, qu'elle s'efforçait de
pousser dans les négociations salariales; et comme il avait une contexture différente,
prenant davantage en compte certains besoins populaires, on ne s'étonnait pas qu'il fût
en avance sur celui de l'I.N.S.E.E. (25 % environ pour 1993). Il a maintenant disparu.
- L'indice du coût de la construction. L'indice que l'I.N.S.E.E. publie au J. O. est le
seul auquel puissent se référer licitement les baux à usage d'habitation pour faire varier
le prix du loyer (1. 6 juill. 1989, a. 17 d; d. 19 oct. 1982). Mais il existe d'autres indices,
celui des professionnels du bâtiment (BT 01), celui de l'Académie d'Architecture. La
comparaison des tableaux (ex. Rev. des loyers, 99, 354-356) montre, sans surprendre,
qu'ils ont constamment et assez sensiblement dépassé l'indice officiel. L'indice précité
de l'Académie est le seul à faire apparaître en base 1 le coût de 1914, passé à 6081 en
décembre 1998. Même divisée par 100 pour éliminer le passage au franc nouveau,
l'augmentation est propre à expliquer les « crises du logement» au xx e s. (et la néces-
sité d'un logement plus ou moins subventionné par la collectivité).
3° Valorisme a posteriori ou valorisation. - Le principe étant le nominalisme, et
étant supposé qu'il n'y a pas eu de clauses d'indexation stipulées, ou qu'elles n'étaient
point valables, l'une des parties dans le rapport d'obligation (singulièrement le créan-
cier) peut subir un préjudice si le paiement porte sur le montant nominal de la créance
alors que.l'unité monétaire a été altérée; cette partie, victime de l'application du prin-
cipe nominaliste, aura droit à une compensation; et notamment, le créancier pourra
demander une valorisation (revalorisation) de sa créance dépréciée. Ce n'est pas la
même chose qu'un valorisme automatique. La valorisation n'est jamais garantie
d'avance; elle n'est qu'une faveur de la loi, dosée suivant les circonstances.
D'ordinaire, elle ne répare pas entièrement le préjudice causé par la dépréciation de la
monnaie, et elle ne le répare pas de la même manière pour les créanciers de toutes les
catégories. Elle peut tenir compte des besoins des créanciers, comme aussi des facultés
des débiteurs, ceux-ci pouvant se trouver appauvris de leur côté par les contrecoups de
la dépréciation. Une technique très savante de valorisation avait été mise en œuvre par
la législation allemande de 1924-1925 après la chute catastrophique du mark impérial
(cf. Kerlsonaïde, Influence de la stabilisation sur les contrats en France et en Allemagne,
Th. Paris, 1931). Au contraire, le reproche le plus grave que l'on peut faire au droit
monétaire français est d'avoir toujours négligé la valorisation - sous prétexte que les
dévaluations successives du franc n'étaient jamais des anéantissements.
On n'a commencé à valoriser qu'en 1949, et encore d'une manière très fragmen-
taire, puisqu'il ne s'est agi que des rentes viagères, considérées comme répondant à un
besoin quasi alimentaire (1. 25 mars et 2 août 1949, remaniée annuellement depuis 1971
(ex. 1. finances, 30 déc. 1998, a. 125)). Cf. Bergel, R. T., 73, 45. Ces lois successives sont
intéressantes en ce qu'elles apportent (bien que toujours avec retard et réticence) l'aveu,
par les responsables, de l'ampleur de la chute (ex. en 1999, il y a lieu d'ajouter 346,1 F
à une rente de 100 F constituée en 1964).
b) Conclusion. - L'inflation, à une dose estimée «convenable », est maintenant
intégrée au discours officiel. On se contente de surveiller le « différentiel d'inflation»
avec l'Allemagne (sans précision, du reste, sur les incertitudes des comparaisons trans-
[20] Théorie de la monnaie 35

nationales: la structure des indices est-elle identique? Ont-ils la même signification en


régime de liberté des prix ou de semi-contrôle ? Les deux gouvernements sont-ils égale-
ment menteurs ?). Toute hypocrisie monétaire n'a pas disparu; mais la remise à plat
attendue de l'euro dispense de s'appesantir sur le passé et même de penser à l'avenir.

[20] THÉORIE JURIDIQUE

1. - Le droit monétaire
a) Sur les caractères propres du droit monétaire, cf. Nomos, nomisma, Flexible
droit, 1998, 357. - Des définitions plus ou moins larges en ont été proposées: ex.
« l'ensemble des règles de droit dans lesquelles la monnaie intervient, soit comme objet
immédiat ou médiat, soit comme instrument ou ressort» ; ou encore « l'ensemble des
rapports de droit dans lesquels entre un élément monétaire» (donc un prix), de même
que l'on a défini le droit international (privé) comlne les rapports de droit où entre un
élément d'extranéité. Cependant, il est probable que les recherches sur le contenu du
droit monétaire en droit français seront bientôt périmées, refoulées par l'attention que
devrait susciter le droit monétaire en droit communautaire. Que la Communauté ait
compétence en matière monétaire, compétence exclusive, excluant totalement les droits
nationaux à partir de 2002, ce n'est guère discutable (cf. Libchaber, in Sousi et al., Les
aspects juridiques du passage à l'euro, Lyon, 1996, p. 1-11). Mais une question délicate
se pose, qui est interne à la Communauté: au sein de celle-ci, le droit monétaire ne
forme-t-il pas un îlot de droit autonome? Car, au lieu que, de droit commun, le pou-
voir d'édicter des règlements communautaires appartient à la Commission de l'U .E., la
Commission de Bruxelles (et au Conseil des ministres), la compétence pour réglementer
«le fait des monnaies» paraît bien avoir été réservée à la seule Commission de la
Banque centrale européenne, la Commission de Francfort.
b) Il existe un Code des instruments monétaires et des médailles (d. 26 juin 1952,
D. 52, 1. 221). Mais il est loin d'être la synthèse du droit monétaire: c'est une compila-
tion des dispositions antérieures concernant la fabrication et la circulation des instru-
ments, ainsi que la répression pénale de leur contrefaçon (adaptée au N.C.P. par la
1. 92-1336 du 16 déc. 1992).
c) Compétence respective de la loi et du règlement. - L'a. 34 de la Constitution de
1958 inclut dans les matières législatives le régime d'émission de la monnaie. Si la for-
mule devait être restreinte, suivant sa lettre, au monopole d'émission, ou même à
l'autorisation d'émettre, en telle ou telle quantité, les divers types d'instruments moné-
taires, elle n'aurait pas grand intérêt à notre époque. Il serait plus rationnel, et plus
démocratique, d'entendre que, désormais, le droit monétaire dans sa t.otalité relève de
la loi: ainsi, la définition de runité monétaire, la détermination de sa parité, donc de sa
valeur~ et, en fait, sa dévaluation. Toute dévaluation ne se traduit-elle pas par un impôt
sur certaines formes de capital, un prélèvement empirique et, partant, inégalitaire? Or,
les impositions de toute nature sont du domaine de la loi. Mais la pratique n'est point
en ce sens. C'est par décret que le contrôle des changes fut rétabli en 1968, et c'est par
des avis de la Banque de France, qualifiés plus tard de décisions, que la valeur exté-
rieure du franc s'est trouvée périodiquement fixée (sur la nature de ces avis, simples cir-
36 Droit civil [21]

culaires administratives? règlements par délégation? normes professionnelle? V. Plai-


sant, O. 47, chr. 129; Quermonne, O. 52, 454; Vasseur, O. 81, chr. 25;
cf. Corn. 22 avr. 1980, o. 81, 48). Or, toutes ces mesures ont des incidences très lourdes
sur le droit, même le droit interne, des obligations. Les sénateurs et députés qui avaient
attaqué la future loi (8 août 1993) réformant la Banque de France invoquaient, entre
autres griefs, la violation de l'a. 34. Mais ce grief fut écarté (C. const., 4 août 1993,
J. C. P., 94, 2, 22193). A la vérité, les requérants auraient pu frapper plus fort. Pour eux,
il y avait atteinte aux droits du Parlement parce qu'une part de la politique monétaire
était confiée à la Banque; ils négligeaient (sans doute parce qu'elle était ancienne, mais
cette fois-ci elle allait être solennisée) l'atteinte bien plus grave résultant de ce que le
pouvoir d'instituer le régime (le contrôle) des changes et de fixer les parités était entiè-
rement remis aux mains du gouvernement. Du reste, ils se faisaient de la politique
monétaire - et le Conseil s'est empressé de les suivre sur ce terrain - une conception
réductrice qui ne pouvait que tourner au maintien des solutions contestées. La poli-
tique monétaire, ce n'était pas la politique générale de la monnaie; c'était la politique
monétaire au sens étroit de la technique bancaire, l'intervention sur le marché des capi-
taux, notamment par le maniement des taux d'intérêt. La Banque de France était tout
à fait à sa place dans cette mission technique.

[21] II. - La monnaie


On s'interroge sur la nature de la monnaie. La question est trop générale. Il faut,
pour plus de clarté, séparer l'unité monétaire, les instruments monétaires (proprement
dits) et la monnaie scripturale.
a) L'unité monétaire. - C'est avant tout un nom, imposé par le souverain moné-
taire (d'où le nominalisme), derrière le nom une idée. Elle vient à nous à travers les
choses où elle est exprimée, inscrite: les instruments monétaires, mais également les
créances de sommes d'argent, les évaluations pécuniaires, etc. En elle-même, il nous est
difficile, presque impossible de la saisir. Nussbaum a mis en relief cette impossibilité
d'appréhender mentalement l'unité monétaire. Nous ne pouvons la concevoir que par
référence à quelque chose d'extérieur, référence historique, verticale, à l'unité qui l'a
précédée et dont elle est une fraction ou un multiple, référence horizontale aussi à
quelque devise étrangère.
Bien que purement idéale, l'unité monétaire peut donner lieu à un marché. Ainsi
est née une théorie de la monnaie-marchandise, en stmpathie avec le libéralisme écono-
mique. La pratique des taux de change flottants, qui abandonne la devise nationale aux
lois du marché, paraît s'inspirer de cette théorie. C'est un retrait de la souveraineté
monétaire, mais qui ne saurait aller très loin. A la vérité, il serait juste de nuancer le
débat en y introduisant la distinction (venue d'Allemagne) entre monnaie générique et
spécifique. La monnaie générique, c'est l'unité monétaire sous sa forme la plus abstraite.
La monnaie spécifique, c'est d'abord l'unité monétaire quand elle est affectée d'avance
d'une précision quant au type d'instrument qui devra la concrétiser (ex., avant 1914, un
créancier stipulait qu'il voulait être payé en napoléons). Mais c'est encore, application
plus importante, le cas de toutes les devises étrangères: elles sont par elles-mêmes des
monnaies spécifiques. L'unité monétaire, sujet du souverain dans son pays natal,
devient marchandise en passant la frontière.
[21] Théorie de la monnaie 37

Il arrive qu'un nom monétaire soit commun à plusieurs monnaies. Ce phénomène


des noms monétaires à sens multiples (cf. Mélanges Roger Secrétan, Lausanne, 1964, p.
9) ne se situe plus seulement dans le plan international (ex. fr. français, fr. belge, fr.
suisse). Depuis la réforme de 1960, il est apparu aussi à l'intérieur de la société fran-
çaise. Le même individu compte tantôt en francs anciens, tantôt en francs nouveaux: il
vit alternativement dans deux systèmes monétaires (qui sont comme deux systèmes juri-
diques). D'où des ambiguïtés possibles, et des malentendus, lorsqu'il exprime sa
volonté, dans un contrat ou un testament. De 1 à 100, la différence est trop forte pour
que le juge puisse jamais éprouver des doutes sérieux. Encore faut-il justifier en droit la
manière d'en sortir. Civ.\ 21 mai 1968, J.C.P., 68,2, 15617, semble raisonner à partir
de la notion d'erreur matérielle, erreur de plume, erreur de compte (a. 541 [ancien] C.
Pr. C.), qui doit être simplement redressée, sans qu'il y ait nullité de l'acte. Civ.' 27
oct. 1970, D. 70,458, n. Pédamon, R.. T., 71, 625, n. Loussouarn, adopte une position
plus psychologique, en faisant appel à la théorie de l'erreur sur la substance (a. II 10).
Dans la même ligne, Civ.' 28 nov. 1973, D. 75, 21, n. Rodière, parle d'un malentendu
fondamental. Mais il est plus rationnel, plus conforme à la spécificité du droit moné-
taire, de chercher à rattacher le nom employé aux habitudes de l'intéressé, c'est-à-dire,
plus objectivement, au système monétaire sous lequel il se plaçait à titre principal (cf.
Dig. 30, 50, 3 : ... patris familias consuetudo). Ce qui reste une question de fait: le nou-
veau franc l'emporte dans le doute (Civ.\ 12 janv. 1970, J.C.P., 70,2, 16261, à propos
d'un testament), ou si le débiteur était une personne rompue aux affaires (Pau, 3 mars
1981, J.C.P., 82, 2, 19706, à propos d'un chèque); en revanche, l'ancienne unité
reprend sa compétence si le créancier est dépeint comme une personne âgée et habituée
à compter en anciens francs (Corn. 17 juin 1970, J. C. P., 70, 2, 16504 de nouveau à pro-
pos d'un chèque).

III. - Une somme d'argent

Le droit civil n'offre guère d'occasion pratique pour méditer sur l'unité monétaire
isolément considérée. Mais que l'unité se multiplie, il recouvre son intelligence: 100 000
F, c'est une somme d'argent, un actif (ou un passif) dans son patrimoine. Quand un
individu dit avoir 100000 F, cela peut signifier qu'il a dans un tiroir 200 billets de
500 F, ou un compte en banque, qui est une créance, d'un égal montant. On ne sait, et
peu importe en l'état. La somme d'argent existe indépendamment des instruments
monétaires dont elle fait l'addition, ou de la créance qui lui sert de véhicule dans le
commerce juridique. C'est, pour l'instant, une quantité, quanti/as (au sens de Papinien,
supra, n° 17). Il est des cas où son existence se détache très clairement: ainsi, lorsqu'un
testateur fait un legs particulier de somme d'argent à prélever sur l'actif successoral.
On prête, on dépose une somme d'argent: des obligations de somme d'argent vont
en naître, il est vrai que la quantitas préexistait. Mais d'un dépôt d'instruments monétai-
res sortira une obligation de somme d'argent (cf. Grua, Le dépôt de monnaie en banque,
D. 98, chr., 259 ; Qu'est-ce qu'un compte en banque ?, D. 99, chr. 255). Plus remarquable-
ment, on peut mettre une somme d'argent en gage, non pas des instruments monétaires,
mais par diverses combinaisons (cf. M. Cabrillac, Les sûretés conventionnelles sur
l'argent, Mélanges Derruppé, 1991, 333 ; Corn. 9 avr. 1996, D. 96, 399, n. Larroumet;
Corn. 3 juin 1997, 0.98, 61, J. C.P., 97,2,22891), la somme qu'ils représentent: le gage
38 Droit civil [22]

est, pourtant, un droit réel (cf. infra, n° 38). Dans la banale opération de virement, enfin,
la notion atteint l'extrême de son dépouillement: les créances et cessions de créances qui
en sont le support s'effacent, c'est une somme d'argent qui est transférée.

[22] IV. - L'obligation de sornme d'argent


a) Généralités. - Ce type d'obligation, l'obligation pécuniaire, par opposition à
l'obligation en nature, tire son originalité de l'originalité même de la monnaie. C'est une
étude qui relève de la théorie des obligations (v. 1. IV, nOS 9, Il [pour la notion particulière
de dette de valeur], 169, 285 [évaluation des dommages-intérêts], 331 [paiement]). Cf.
Sousi, La spécificité juridique de l'obligation de somme d'argent, R.T., 82,514. Une ana-
lyse de l'obligation de somme d'argent devrait être complétée par une théorie de l'intérêt
(cf. A. Robert, L'intérêt de l'argent, Études J. Lambert, 1975,437 s.). L'unité monétaire a
l'originalité d'être, à travers l'obligation de somme d'argent, un bien immatériel frugifère.
L'intérêt est l'enfant naturel de la monnaie. Si la première monnaie a été le troupeau
(pecunia venant décidément de pecus malgré Benveniste), le croît du troupeau a été le pre-
mier intérêt: le grec avait le même mot Taxac; pour désigner l'un et l'autre. Ce n'est pas la
faute de cet enfant naturel s'il a été longtenlps jugé illégitime par l'Église. Contre le droit
canonique, l'a. 1905 a été un des textes révolutionnaires du C. Nap.
b) Hypothèses
IOLe créancier monétairement chirographaire. - De même que le créancier chiro-
graphaire est celui qui n'a pas de sûretés contre le risque d'insolvabilité, on pourrait
appeler créancier monétairement chirographaire celui qui est dépourvu de garanties
contre le risque de dépréciation. Le nominalisme n'est pas sans évoquer la théorie clas-
sique, qui voyait dans le créancier chirographaire un ayant cause à titre universel (cf. 1.
IV, n° 129), dont les droits portaient sur la masse fluctuante, fuyante du patrimoine du
débiteur (le patrimoine a d'ailleurs été défini comme une expression pécuniaire). Le
valorisme, au contraire, pourrait correspondre à la théorie plus moderne qui fait du
créancier chirographaire un ayant cause à titre particulier, lequel peut être en contact
préférentiel avec tel ou tel élément concret du patrimoine du débiteur (ainsi dans
l'action paulienne ou le droit de rétention).
2° Droit de préférence et droit de suite monétaires. - Élément concret du patri-
moine du débiteur, cela pourrait, sous l'angle monétaire, se traduire par l'expression de
valeur réelle. Dans un langage économique sans prétention scientifique, on désigne
ainsi les biens qui échappent au risque de dépréciation de la monnaie (ex. immeubles,
fonds de commerce, actions), parce que leur valeur vénale tend à croître au fur et à
mesure que le franc se déprécie. A des créanciers monétairement chirographaires, ne
pourrait-on, par un effort de théorie, reconnaître des droits de préférence ou de suite,
comme 'il en existe contre le risque d'insolvabilité, en conséquence du contact qu'ils
peuvent avoir avec des valeurs réelles appartenant à leurs débiteurs? Ce seraient des
sortes de privilèges monétaires. Deux critères:
- Une idée de gage spécialisé et d'affectation. Il faudrait s'inspirer de la théorie du
fonds de couverture (Deckungsfondtheorie) qui avait été proposée, en 1924, par
l'Autrichien Wahle : certaines créances sont plus ou moins liées à un fonds, à des biens
sur lesquels il est rationnel de les régler. Wahle avait raisonné sur l'hypothèse, parce
que celle-ci, dans le droit germanique du XVIIIe S., avait été regardée comme une espèce
de copropriété, et il soutenait que les créanciers hypothécaires, plutôt qu'à une somme
[23] Théorie de la monnaie 39

d'argent, avaient droit à une quote-part de l'immeuble grevé (ce qui ne resta pas sans
influence sur les lois allemandes de revalorisation, cf. supra, na 19 b 3°, où ces créan-
ciers bénéficièrent d'un traitement préférentiel). Mais il est d'autres fonds de couverture
(ex. réserves des compagnies d'assurances pour les assurés; actif social de la société
anonyme pour les obligataires) : la plus-value constatée dans ces fonds devrait justifier
la valorisation des créances dont ils sont le gage.
- L'idée que le créancier a mis une valeur réelle dans le patrimoine du débiteur (idée
utilisée couramment pour expliquer par ex. que le vendeur de meuble ait un privilège
contre l'insolvabilité de l'acheteur, a. 2102-40 ; cf. Marty-Raynaud-Jestaz, Sûretés,
na 435). Si l'argent du créancier a été employé à acquérir une valeur réelle, il serait ration-
nel et juste de reconnaître à ce créancier un privilège de droit monétaire sur la valeur
acquise. La subrogation réelle pourrait servir de base technique à la solution (cf. infra,
nOS 65, 114) ; la fonction de protection qu'elle exerce contre le risque d'insolvabilité serait
étendue au risque monétaire. La maxime fondatrice, res succedit loco pretii, a une signifi-
cation antimonétaire : elle substitue une valeur réelle à la créance de somme d'argent. Le
raisonnement est latent dans l'économie de la loi du 25 mars 1949 sur la révision des ren-
tes viagères entre particuliers (a. 2 bis, 3 ; ou à l'inverse, a. 2 et 4). On le retrouve sous
des textes tels que les a. 860, al. 2, 869, 1099-1, 1469 in fine, par lesquels le législateur
contemporain a ouvert les yeux sur la dépréciation monétaire, et sans remettre en ques-
tion le principe consensualiste qui veut que, dans la vente, l'origine des deniers soit sans
incidence sur le transfert de la propriété à l'acheteur (cf. infra, na 114), l'a néanmoins
corrigé en articulant les droits de celui qui a fourni l'argent sur la valeur du bien que son
argent a servi à acheter. Un arrêt rendu à propos de l'a. 869 (Civ. 1 18 janv. 1989, D. 89,
305, n. Morin, l.C.P., 90,2,21465, n. Vigneau, R. T., 89, 794, n. Patarin) est très signifi-
catif. Il décide que le texte a vocation à s'appliquer à un prêt aussi bien qu'à une dona-
tion, ce qui le conduit à reconnaître qu'il y a là une dérogation à l'a. 1895, al. l, c'est-à-
dire à une norme de nominalisme monétaire.

[23] 2 1 LES INSTRUMENTS MONÉTAIRES

L'unité idéale n'accède à l'existence pratique qu'incorporée dans


des instruments monétaires (<< signes monétaires », dit l'a. 442-4
N.C.P.): billets de banque et pièces métalliques. Ce sont les instru-
ments monétaires proprement dits. A côté, une autre sorte d'ins-
truments de paiement s'est considérablement développée" ce que l'on
appelle génériquement la monnaie scripturale, dont on peut toutefois se
demander, en se livrant à une comparaison, si elle constitue bien une
monnaie véritable, à l'égal de l'autre.
Le système européen, tel qu'il doit fonctionner à partir de 2002,
disposera concurremment, lui aussi, d'instruments proprement moné-
taires (billets de banque, de la B.C.E., pièces métalliques) et de
monnaie scripturale. Il aurait pu être conçu autrement: comme un pur
système de monnaie de compte, à l'usage des banques et du com-
40 Droit civil [23]

merce: il n'aurait eu alors besoin que de monnaie scripturale, chaque


nation conservant sa monnaie nationale avec l'ensemble de ses instru-
ments habituels pour le règlement des transactions banales. C'était
probablement la conception que les gouvernants britanniques se fai-
saient de la monnaie européenne vers 1990: une monnaie commune
(pour la facilité du commerce international), non pas une monnaie
unique. Et c'est ainsi, du reste, qu'entre 1999 et 2002 opère l'euro:
monnaie facultative, véhiculée seulement par des moyens scripturaux.
Mais ce n'est qu'un état provisoire: au 1er janvier 2002 (au 1er juillet,
s'il faut tenir compte de quelques mois requis pour échanger les espè-
ces anciennes contre les nouvelles), l'euro sera matérialisé dans toute
une gamme d'instruments, qui auront, et auront seuls, cours légal.

~ Instruments monétaires proprement dits

Dans le système monétaire actuel, tous les instruments en circula-


tion ont le caractère d'une monnaie absolue, sont détachés d'un support
quelconque de métal précieux, actuel ou virtuel, d'où ils tireraient leur
valeur; toute la valeur qu'ils peuvent avoir leur vient de l'État (d'où,
parfois, l'expressiop de monnaie fiduciaire, monnaie de confiance, de
confiance faite à l'Etat). En outre, étant considérés par le droit, non pas
pour leur matière, mais pour le nombre d'unités idéales qu'ils représen-
tent - non pas comme corps, mais comme quantités - ils ont, malgré
leurs dissemblances extérieures, une fongibilité absolue (cf. infra, n° 53).
a) Billets de banque. - La Banque de France (1. 4 août 1993, a. 5) a
le monopole d'émission sur le territoire métropolitain - et le conservera
jusqu'en 2002 (à cette date, le monopole sera transféré à la Banque cen-
trale européenne, B.C.E.). Avant 1914, le billet était convertible: la
Banque avait l'obligation de le rembourser en pièces d'or à la demande
du porteur. Aussi était-il analysé comme un droit de créance contre la
Banque, droit de créance à vue et au porteur (par conséquent, le droit
était incorporé dans le titre; le billet de banque a toujours été un meuble
corporel). Mais, depuis 1914 (sauf une courte période de 1928 à 1936),
le billet a cessé d'être convertible en or, le cours forcé ayant été pro-
clamé. Les billets en circulation de nos jours sont tous nés avec le cours
forcé; l'inconvertibilité est de leur essence. Il ne peut plus être question
d'y sous-entendre une promesse de payer (en métal précieux ou en devi-
ses fortes) contractée par l'émetteur envers les porteurs successifs. Le
billet de banque est devenu un papier-monnaie, une monnaie absolue,
qui tire toute sa valeur de la souveraineté de l'émetteur. Seul vestige
[23] Théorie de la monnaie 41

d'un passé fabuleux: la Banque de France détient et gère les réserves de


change de l'État en or et en devises (1. 4 août 1993, a. 2), et en 1999 elle
s'est fait remarquer par une répugnance de principe à s'en séparer, alors
que dans les banques-sœurs et au Fonds monétaire international s'était
esquissé un mouvement pour liquider une part des stocks. A l'éta-
blissement du cours forcé, la jurisprudence avait rattaché, dans les
années 20, une conséquence importante: la nullité des clauses-or et
valeur or, c'est-à-dire des conventions tendant à imposer au débiteur de
sommes d'argent le paiement en pièces d'or ou même en billets de
banque mais sur la base du cours de l'or. Le sens du cours forcé, a-t-elle
déclaré, est que le billet de banque ne peut subir aucune infériorité par
rapport au métal précieux. Ce sont là des questions qui n'auront pas de
sens pour l'euro: il est né comme monnaie absolue.
b) Pièces métalliques. - Le métal dont elles sont faites (métal com-
mun, billon) a une valeur commerciale très inférieure à leur valeur
nominale: ce sont, comme les billets de banque, des monnaies abso-
lues, tirant toute leur valeur de l'empreinte et de l'autorité de
l'émetteur. Elles ont, cependant, un caractère juridique qui les dis-
tingue du billet: ce sont toutes des monnaies d'appoint (ayant pour
fonction de faire l'appoint dans les paiements) ; en conséquence, leur
pouvoir libératoire est limité à une somme assez faible (ex. 250 F pour
les pièces de 5 F ; 50 F pour les pièces de 1 F; d. 22 déc. 1959).

~ Monnaie scripturale

Ce sont des moyens de paiement qui consistent en des jeux


d'écritures (d'où le nom) sans déplacement d'instruments monétaires
matériels. Tout se passe par inscriptions au débit et au crédit de
comptes en banque; il pourra bien y avoir un papier, un titre destiné
à constater l'opération, et même, en théorie, si la loi le permet, un
titre apte à circuler (à ordre ou au porteur). Mais ce n'est pas la
transmission du titre qui est le moment essentiel: le paiement n'est
réalisé que lorsque le compte du créancier est crédité. Les comptes
qui servent de pivots à la monnaie scripturale sont tenus par des ban-
ques ou par des administrations, telle la Poste, assimilées sous ce rap-
port à des banques. La loi du 24 janv. 1984 sur les établissements de
crédit fait entrer dans leur activité la mise à la disposition de la clien-
tèle et la gestion des moyens de paiement (a. 1er), et elle définit comme
moyens de paiement tous les instruments qui permettent à toute per-
42 Droit civil [23]

sonne de transférer des fonds, quel que soit le support ou le procédé


technique utilisé (a. 4).
Historiquement, il existe deux familles de monnaie scripturale. La
plus ancienne comprend le chèque (introduit en droit français dès
1865), chèque bancaire, puis postal; l'ordre de virement et, plus récent,
l'avis de prélèvement bancaire, en usage pour le règlement de factures,
telles que celles de l'électricité ou du téléphone, qui se représentent
périodiquement (c'est, au fond, un ordre de virement donné par antici-
pation, en aveugle). La technique de ces moyens de paiement relève du
droit commercial. A s'en tenir au paiement par chèque, qui est le pro-
totype, il faut l'analyser comme un paiement par cession de créance
(cession dont les formes sont plus· simples qu'en droit civil, a. 1690) : le
débiteur cède à son créancier en paiement sa propre créance contre
une banque où, par hypothèse, il dispose, Sur son compte, d'un solde
créditeur. Le chèque n'est donc pas une monnaie absolue: sa force
libératoire dépend de la réalité d'une créance sur autrui. Cependant, le
législateur s'est efforcé d'en faire le rival du billet de banque, et à cette
fin il a rendu son emploi obligatoire pour l'acquittement de certaines
dettes, à partir d'un montant qui a d'ailleurs été abaissé en 1998 de
150 000 F à 50 000, en même temps qu'était chanté l'épanouissement
de la liberté économique (cf. t. IV, n° 331).
Une seconde famille de monnaie scripturale est constituée par les
cartes de paiement ou de crédit, qui nous sont arrivées d'Amérique après
1970 et se sont énormément répandues depuis, avec le soutien du droit
commercial. La banque délivre une carte à son client. Celui-ci se dis-
pensera de payer comptant en la présentant à ses créanciers (ses four-
nisseurs) et en signant leurs factures (le postulat étant que ces créan-
ciers, ces fournisseurs ont accepté d'avance d'entrer dans le circuit de
l'établissement émetteur de cartes). Les factures sont transmises à la
banque, qui procède àux virements correspondants du compte du client
aux comptes des créanciers. Ici encore se retrouvent les élémentsp'un
paiement par cession de créance. Mais, sur ce schéma élémentaire, peu-
vent se greffer des opérations de crédit. Par la délivrance de la carte, la
banque garantit aux créanciers à venir qu'ils seront payés même à
défaut d'un compte suffisamment approvisionné, et au client elle peut
promettre qu'il bénéficiera d'un certain délai pour approvisionner son
compte. Le paiement par carte suppose tout un jeu de transmissions qui
est normalement informatisé. Aussi parle-t-on, à ce propos, de monnaie
informatique, voire électronique. Mais l'électronique ne change rien au
moyen de paiement lui-même, qui reste à base de virement; elle porte
seulement sur l'information réciproque des acteurs.
[23] Théorie de la monnaie 43

~ Comparaison des deux sortes d'instruments

Si toute monnaie est un moyen de paiement, tout moyen de paie-


ment n'est pas une monnaie. Qu'est-ce qui fait la monnaie? La faculté
(la liberté) de la réutiliser, de la remettre en circulation immédiate-
ment. Le créancier qui reçoit des billets de banque en paiement peut
s'en servir sur-le-champ pour régler ses propres dettes. Tout autre est
sa situation quand il est payé en monnaie scripturale, que ce soit
chèque ou carte de crédit. Un différé inéluctable s'impose à lui, un
intervalle formaliste d'information et de vérification entre le crédit
annoncé et le crédit disponible. L'électronique réduit l'intervalle, mais,
en l'état actuel de ses possibilités pratiques, elle ne le supprime pas: la
monnaie reçue ne redevient pas instantanément monnaie.
L'aptitude à circuler indéfiniment sans rupture de charge converge
avec ces autres caractéristiques de la monnaie véritable que l'on pour-
rait résumer sous l'idée d'une totale matérialité. Le billet de banque
porte en lui, sur lui, sans qu'il soit besoin d'autre information, tout ce
qu'il faut savoir de sa force libératoire. Il est anonyme, tandis que der-
rière la carte ou sur le chèque il y a.. toujours un nom repérable; il ne
se souvient pas d'avoir été perdu ou volé, tandis qu'en pareil cas les
chèques et les cartes donnent lieu à opposition (d.-1. 30 oct. 1935, a. 32
et 1. 3 janv. 1975; 1. Il juill. 1985, a. 22). La monnaie scripturale est
congénitalement traçable, susceptible d'être suivie à la trace, ce qui
peut être ressenti comme une vulnérabilité en régime de harcèlement
fiscal ou d'inquisition policière. Ajoutons qu'à la différence de la
monnaie fiduciaire qui est gratuite, il ne l'est pas réellement: la carte
est grevée de frais et le chèque est payé (au moins invisiblement) par
un dépôt d'argent peu ou pas rémunéré. Les traits qui impriment sa
fluidité à une circulation proprement monétaire manquent à la
monnaie scripturale, ce qui conduit à ne voir en elle qu'une monnaie
d'analogie et dans les moyens de paiement qu'elle met en œuvre des
instruments submonétaires.
La banque qui délivre des chéquiers ou des cartes à ses clients
exerce une activité comparable à celle d'une banque d'émission. - nom-
mément, de la Banque de France (1. 4 août 1993, a. 5, al. 1er). Mais la
création de monnaie ne se situe pas dans la remise des formules, elle
était déjà virtuellement dans l'ouverture de crédit, et elle achèvera de
se réaliser par l'emploi que le client en fera. La monnaie aura été
l'œuvre commune du tiré et du tireur. C'est une monnaie privée,
dépourvue de cours légal, et dans sa fonction d'émettrice, la banque
44 Droit civil [24]

demeure une société commerciale de droit privé. Cependant, elle colla-


bore à un service public, en assurant la fiabilité et la liquidité des paie-
ments. Aussi des prérogatives de puissance publique lui ont-elles été
conférées: à tout incident de paiement pour défaut ou insuffisance de
la provision, elle a le pouvoir de réagir en prononçant contre le défail-
lant une interdiction de chéquier ou de carte, avec inscription au
fichier central des chèques que tient la Banque de France (d.-1.
30 oct. 1935 sur le chèque, a. 65-2, modo 1. 30 déc. 1991, d.
22 mai 1992). C'est une sorte de juridiction pénale extra ordinem.

[24] ÉT AT DES QUESTIONS

Deux systèmes d'instruments monétaires, le premier appelé à s'effacer devant le


second par le retrait plus ou moins rapide des espèces dans les premiers mois de 2002.

1. - Les instruments monétaires dans le système du franc


Ce sont surtout des vues de théorie juridique.
a) Les instruments monétaires proprement dits. - Commençons par éliminer les mon-
naies envisagées comme corps certains, les pièces rares prêtées à un changeur ad pompam
et ostentationem (encore devrait-on, si elles étaient très anciennes, les regarder plutôt
comme des médailles; cf. Civ.' 1er juill. 1969, l.C.P., 70,2, 16171). Il reste assez à faire
avec les monnaies qui ont une fonction monétaire. Ne parlons que des vraies, pièces d'or
jadis, billets de banque aujourd'hui. Apparemment, ce sont des choses, et classiquement
le droit les fait entrer dans les classifications ordinaires des biens. Il faut se demander,
pourtant, si leur fonction monétaire n'imprime pas à leur statut une originalité,
qu'accentue, pour le billet de banque, le caractère de créance qui fut le sien au temps jadis.
10 Qu'est-ce donc, en général, qu'un instrument monétaire? Sa nature a des aspects
de droit privé et de droit public, selon que l'on se place du côté de l'usager ou de
l'émetteur.
- Aspects de droit privé:
C'est une chose mobilière. - On méditera, cependant, sur l'a. 536: les instru-
ments monétaires sont assimilés aux créances et aux droits, dissociés des meubles cor-
porels. Or, en 1804, le législateur a pensé, bien plus qu'aux billets de banque, aux
pièces d'or et d'argent. Pourquoi donc les a-t-il considérées comme si elles n'avaient
pas d'assiette matérielle? Parce qu'il a aperçu en elles le signe et non la matière,
quantitas et non corpora.
C'est une chose consomptible par le premier usage (a. 587, 1238, al. 2). - Néan-
moins, on observera que, pour elle, la consommation ne s'entend point de la même
manière que pour les denrées: c'est la consommation juridique, l'aliénation, parce que
l'utilité propre de la monnaie est d'être aliénée.
C'est une chose fongible. - V. l'étude capitale de Hamel, Réflexions sur la théorie
juridique de la monnaie (Mélanges Sugiyama, 1940, p. 83 s.). C'est, en réalité, plus que la
fongibilité au sens ordinaire. Toutes monnaies sont fongibles malgré l'hétérogénéité
matérielle des types d'instruments; fongibles à travers l'espace et le temps, sans qu'il y
[24] Théorie de la monnaie 45

ait à se préoccuper de la qualité de la chose ou de ses défauts (même pas de ce défaut uni-
versel qu'est le vieillissement: la monnaie est imprescriptible; elle peut bien être démo-
nétisée, mais c'est par un effet de droit public) ; plus extraordinaire encore, fongibles
avec toutes autres choses, parce que pouvant, en dernière instance, les remplacer toutes.
- Aspects de droit public. Le souverain monétaire retient un droit (les légistes du
Moyen Age féodal disaient: une propriété éminente) sur les instruments monétaires qu'il
émet, ce qui justifie son pouvoir de les démonétiser en leur retirant par décret le cours
légal (l. 8 août 1993, a. 5, al. 2). On lui reconnaît aussi un droit sur la masse monétaire en
tant que telle, qui est, entre les mains du public, masse fluctuante qui englobe même les
espèces faussées (a. R. 645-9 N.C.P., car elles concour~nt par l'apparence à grossir la cir-
culation). De son droit sur la masse monétaire résulte qu'il puisse agir sur elle par défla-
tion et surtout inflation, altérant ainsi la valeur de chaque instrument en particulier.
Ce droit du souverain est, pour lui, une source de profit, qui devrait avoir pour
contrepartie des obligations (obligations de droit public), il est vrai, de sanction incer-
taine : d'abord l'obligation d'assurer l'échange des instruments démonétisés contre des
instruments nouveaux à égalité de valeur et sans délai de forclusion autre qu'une pres-
cription raisonnable (dix ans, 1. 8 août 1993, a. 5, al. 2) ; ensuite, l'obligation de sup-
porter le risque de la fausse monnaie à l'égard des porteurs de bonne foi (d'autant que
la faute peut lui être reprochée de n'avoir pas su émettre des espèces infalsifiables; 1. 8
août 1993, a. 4, 5, l'émetteur doit veiller à la sécurité des systèmes de paiement, à la
bonne qualité de la circulation fiduciaire). Cependant, la crainte que les complices des
faux-monnayeurs ne prissent trop aisément le masque d'usagers de bonne foi a de tout
temps amené la législation à la solution contraire: non seulement le souverain ne
reprend pas la fausse monnaie, mais il punit, quoique d'une main légère, celui qui,
l'ayant reçue pour bonne, essaie après s'en être aperçu de la remettre en circulation
(a. 442-7, 442-8 N.C.P.) ; et pour être sûr que personne n'éprouvera de tentations, il
enjoint de ne pas la conserver par-devers soi (a. R. 645-9 N.C.P.). Une exception serait,
tout de même, justifiée dans le cas où il a créé une fausse sécurité en proclamant son
nouveau billet infalsifiable (ex. le Cézanne de 100 F en 1997).
2° C'est avant 1914 que fut élaboré, pour des billets qui en valaient la peine, un
régime juridique du billet de banque. Cf. J. Marchal et M. O. Piquet-Marchal, Essai sur la
nature et l'évolution du billet de banque, Rev. internat. d'histoire de la banque, 1979, et
Hommage R. Besnier, 1980, 201. - 1° Le billet est imprescriptible. Civ. 8 juill. 1867,
motifs, S. 67, 1, 317, dit qu'il ne peut y avoir de prescription là où l'obligation n'a pas de
point de départ ni d'échéance. Mais les billets continuent d'être datés, et cette date (de la
fabrication) pourrait servir de point de départ. Néanmoins, l'imprescriptibilité, qui
s'expliquerait mal si le billet de banque était, comme on l'avait jadis soutenu (Perroud,
Essai sur le billet de banque, Th. Lyon, 1901), un droit de créance du porteur contre
l'émetteur, est en harmonie avec l'idée qu'il est une monnaie valant par elle-même. Il est
vrai qu'en période de récession les économistes se prennent à penser que la prescriptibi-
lité aurait du bon comme moyen de lutter contre une thésaurisation jugée malfaisante:
quelques-uns ont préconisé une monnaie fondante qui serait une monnaie graduellement
prescriptible, mais la dépréciation lente de la monnaie joue empiriquement ce rôle. Si
nous en restons au droit positif, il nous apparaîtra que l'imprescriptibilité est un bon cri-
tère pour juger de ce qui est ou n'est pas monnaie privée. Ainsi, la 1. 3 janv. 1975 (modi-
fiant l'a. 73-1 de la loi sur le chèque) n'a pas été, comme les premières apparences le fai-
46 Droit civil [24]

saient craindre, jusqu'à autoriser les particuliers à battre monnaie en coupures de 100 F,
lorsqu'elle a imposé aux banques le paiement de ces petits chèques malgré le défaut de
provision: l'obligation du banquier cesse~ en effet, un mois après l'émission. _2° Le bil-
let ne peut être reconstitué s'il a été, par force majeure, soit totalement détruit, soit si gra-
vement mutilé qu'il n'a plus forme de monnaie: Civ. 8 juill. 1867, S. 67, 1, 290, O. 67, 1,
289 ; Civ. 12 mars 1869, O. 69, 1, 470. S'il s'agissait d'un droit de créance, l'a. 1348 auto-
riserait le créancier à suppléer par la preuve testimoniale au titre écrit. Mais il s'agit
d'une monnaie absolue, sa reconstitution n'est pas plus possible que celle d'une pièce
métallique. - 3° Le billet peut-il être l'objet d'une revendication en cas de perte ou de
vol? La législation sur les titres au porteur perdus ou volés lui est inapplicable (1. 8 août
1993, a. 4, in fine; cf. infra, n° 231), ce qui donne à croire qu'il est autre chose qu'un titre
au porteur incorporant un droit de créance contre l'émetteur, mais n'exclut pas a priori
la possibilité de le soumettre, comme un meuble corporel quelconque, au droit commun
des a. 2279-2280. L'a. 1238, al. 2, atteste que, pour une monnaie même absolue (car les
rédacteurs de ce texte avaient dû songer aux pièces métalliques), la revendication n'est
pas inconcevable. Encore faut-il que les billets puissent être identifiés. Jadis, quand on
craignait de les perdre ou de se les faire voler, on en relevait les numéros. C'est une pra-
tique à laquelle les prises d'otages ont rendu quelque actualité, car il y a là un moyen de
suivre les rançons à la trace. Il semble, cependant, que la revendication, du moins contre
un tiers porteur de bonne foi, soit àrejeter par principe: elle irait contre les exigences de
la circulation monétaire, plus fortes assurément que celles de la circulation commerciale
ou même boursière (cf. a. 935 C.S.S.).
b) La monnaie scripturale. - V. Y. Chaput et M.-O. Schôdermeier, Effets de com-
merce, chèques et instruments de paiement, 1998; J. Oevèze et Ph. Petel, Instruments de
paiement et de crédit, 1999; J. Oupichot et O., Guével, Effets de commerce et chèques,
1996 ; Gavalda et Stoufflet, Effets de commerce, chèques, cartes de paiement et de crédit,
1998 ; M. Jeantin et P. Le Cannu, Instruments de paiement et de crédit, 1999; Putman,
Moyens de paiement et de crédit, 1995; Ripert, Roblot, M. Germain et P. Oelebecque,
Traité de droit commercial, t. 2, 1996; Krimmer, La carte de paiement en France, Rev.
internationale de droit économique, 1994 (2),217. On se laisse aisément entraîner à traiter
le chèque et le virement comme des monnaies, tant que l'on considère tout ce qui les
sépare des cessions de créance du droit civil ou même des effets de commerce, lettre de
change et billet à ordre. Cf. J.-L. Rives-Lange, Études H. Cabrillac, 1968, 405 ; Gavalda,
J. C.P., 78, 2, 18806 (par ce rapprochement avec la monnaie peut s'expliquer, notam-
ment, la jurisprudence qui a admis le don manuel par chèque ou virement; cf. infra, n°
239, g). Mais, quand on les compare au billet de banque, on voit trop ce qui leur fait
défaut en instantanéité et fluidité pour devenir des monnaies au sens plein du terme.
Outre le phénomène de psychologie sociale qui est inséparable de la pratique du chèque:
non pas le chèque sans provision, mais la fréquence (française) des chèques sans provi-
sion, devant laquelle en 1992 la répression pénale a baissé les bras, se déchargeant sur les
banques. C'est le vice caché de la monnaie scripturale. - Les cartes de crédit ont fait
rebondir la recherche dans une autre direction: v. M. Cabrillac, Monétique et droit de
paiement, Aspects du droit privé en fin du xxe S. (Études M. de Juglart) ;'1986, 83 S. ; Vas-
seur, Le paiement électronique, aspects juridiques, J. C.P., 85, 1,2206, où il est lumineu-
sement démontré que la monnaie électronique n'est qu'une monnaie scripturale - pas
tout à fait monnaie - gérée électr<?niquement ; D. Martin, Analyse juridique du règlement
[25] Théorie de la monnaie 47

par carte de paiement, D. 87, chr., 51 ; Matres et Sabatier, La monnaie électronique


( « Que sais-je? »), 1987. La carte de crédit est peut-être même moins monnaie que le
chèque, à cause des responsabilités plus prononcées qui pèsent sur les titulaires (cf. Vas-
seur, n. D. 89, Somm. 331); Toernig, Les systèmes électroniques de paiement, 1991.
En marge de la monnaie scripturale, il faut placer l'espèce de police de la circulation
qu'exercent sur elles les banques, ainsi que la sanction qui peut s'ensuivre, creusant la
différence d'avec les instruments proprenlent monétaires. Tandis que ceux-ci sont acces-
sibles à quiconque - on pourrait dire que c'est la double face du cours légal, une
monnaie s'imposant à tout accipiens comme elle est ouverte à tout solvens - les moyens
de paiement bancaire sont fermés à toute une catégorie d'individus: ils peuvent bien
avoir un compte en banque, où leur seront versées leurs ressources, mais ils ne pourront
tirer dessus que des chèques de retrait. La sociologie, notamment un rapport du Crédoc
au Conseil national du Crédit en juin 1999, a appelé l'attention sur cette population des
interdits de chéquier ou de carte. Ils sont, estime-t-on, 2400000 (dans la moitié des cas, il
est vrai, l'interdiction n'est que temporaire, l'incident de paiement étant assez rapide-
ment régularisé). Comment viennent ces incidents? Par insouciance, inexpérience:
l'acculturation économique ne s'est pas développée à parité avec la bancarisation du
pays, et chez les débutants, le chéquier peut être inconsciemment vécu comme instru-
ment de crédit plutôt que de paiement. Cependant, la cause la plus flagrante des inci-
dents - celle qui va enkyster les défaillants dans l'interdiction - c'est un état d'extrême
précarité financière, souvent aggravé par une dislocation familiale. L'interdiction de
chèque reflète une marginalité et la transforme en exclusion. La 1. 29 juill. 1998, relative
à la lutte contre l'exclusion a vu la relation entre toutes ces misères: l'effacement d'une
créance dans le cadre d'une· procédure pour surendettement pourra valoir levée de
l'interdiction bancaire (a. L. 332-4 C. Consom.). Mais ce n'est qu'un palliatif.
c) Concurrence entre les instruments monétaires. - Notoire est la faveur des pou-
voirs publics, à notre époque, pour la monnaie scripturale. Elle se manifeste dans
l'obligation du paiement par chèque (cf. t. IV, n° 129); elle se dissimule sous une pra-
tique de limitation des coupures (500 F contre 1 000 F avant 1914, qui feraient au
moins 10000 en 1988). Les banques trouvent leur compte, quoi qu'elles disent de
l'onérosité des petits chèques, dans le développement d'une monnaie privée. L'idéologie
libérale aussi, bien que le résultat puisse être totalitaire. Car le motif le plus certain de
la politique dominante est que des monnaies nominatives facilitent un contrôle de la
vie économique: le paiement « en liquide» alimente les circuits de l'économie « souter-
raine». Un autre motif s'y ajoute, moins assuré: le paiement par chèque pousse à la
consommation: le tireur est sujet à l'ivresse du créateur de monnaie, de l'État inflation-
niste. La carte de crédit et le paiement par prélèvement automatique annihilent plus
profondément encore la réflexion du solvens : le paiement se faisant de manière différée
et indolore, il perd la conscience de la réciprocité de l'échange, c'est une asocialisation.

[25] II. - Les instruments monétaires dans le système de l'euro


a) Le tableau est très riche:
- Billets de 5, 10, 20, 50, 100, 200, 500 euros. On relève que la valeur faciale peut
être 65 fois plus forte que le maximum actuel du système français, pari implicite que la
thésaurisation (d'épargne ou de clandestinité) n'est plus à craindre.
48 Droit civil [26]

- Pièces de 1 ou 2 euros, l, 2, 5, 10, 20, 50 cents ou centimes d'euro


(1 euro = 100 cents). Nul n'est tenu d'accepter plus de 50 pièces lors d'un seul paie-
ment (Règl. 974, a. Il).
II se peut que la surabondance d'instruments nuise à l'acclimation d'un système déjà
senti comme baroque faute d'un taux arrondi de conversion dans la plupart des monnaies
nationales. La collection hétéroclite des petites monnaies métalliques a visiblement fait
peur, et le projet a été ébauché de s'en passer le plus possible, en leur substituant pour le
règlement des menues dépenses une carte à puce à pouvoir d'achat limité (ex. 100 euros),
mais rechargeable. Ce serait le « porte-monnaie électronique» : succès incertain.
b) Remarques théoriques. - 1° Dans la période transitoire (1999-2002), un privilège
est conféré à la monnaie scripturale, seule capable de véhiculer l'euro aussi bien que le
franc. Il ne semble pas que le libellé en euros suffise à soumettre le chèque au droit de
l'U.E., plus précisément aux règlements (à venir) de la B.C.E. du moins durant la
période transitoire. Au-delà, il en sera différemment, sauf à se demander si
J'interdiction de chéquier, en raison de son caractère pénal, ne devrait pas continuer
d'être régie par le droit et la juridiction de la banque émettrice.
2° Dans le système définitif, tandis que les billets seront émis par la B.C.E., la
fabrication des pièces continuera de dépendre des banques nationales, sauf à la B.C.E.
à contrôler (freiner) le volume de l'émission.
3° Si, à l'instar des pièces, les billets devaient comporter, avec une face commune,
une face propre à chaque État, il ne serait pas impensable que, malgré la fongibilité de
toutes les émissions, une préférence s'établisse de facto dans chaque pays en faveur des
instruments supposés (à tort) nationaux. Il ne faudrait pas y voir une réaction chauvine,
mais plutôt la conclusion d'un raisonnement intuitif: qu'en cas de débâcle, la France
dédommagerait en priorité les porteurs des billets apparemment français.

[26] 2 / Fonctions juridiques de la monnaIe

Les trois fonctions que l'économie politique assigne à la monnaie


quand elle la définit comme intermédiaire des échanges, mesure des
valeurs, réservoir des liquidités - se traduisent par autant de fonctions
juridiques: la monnaie est moyen de paiement, instrument d'évaluation,
objet de propriété. Quoique l'accomplissement de ces fonctions inté-
resse au premier chef les individus et les droits individuels, le souverain
monétaire ne saurait s'en désintéresser, et le principe que la monnaie
est la chose de l'État vient souvent, dans ce domaine, infléchir les
règles générales du droit civil.
Les fonctions économiques et juridiques assignées à la monnaie sont souvent trans-
cendées en une fonction plus générale de psychosociologie: la monnaie est un moyen
de communication. Non essentiel comme le langage et moins important, assurément,
que les nombres, il est l'instrument d'une sociabilité vitale dans l'insociabilité
qu'engendre fatalement la rareté des biens. Ce rôle de socialisation est évident lorsque
[26] Théorie de la monnaie 49

la monnaie, moyen de paiement, préside à la circulation des biens et des services. Mais
il est aussi présent dans l'évaluation: l'homme pourrait se contenter de classer les cho-
ses suivant ses préférences intuitives s'il vivait en autarcie: c'est à l'égard des autres
qu'il lui faut un étalon. Et que dire de l'appropriation? Le trésor de l'avare n'a de sens
que par la convoitise des autres.

1 1 LA MONNAIE COMME MOYEN DE PAIEMENT

Les obligations de sommes d'argent constituent la catégorie


d'obligations pratiquement la plus importante: c'est en monnaie
qu'elles doivent être payées. Plus précisément, pour s'acquitter d'une
obligation dont l'objet est une quantité d'unités monétaires idéales, le
débiteur transférera au créancier la propriété d'instruments monétaires
représentant un certain nombre de ces unités. Quel nombre? Le
même, en principe: c'est l'effet du cours légal des instruments moné-
taires. Mais éventuellement un nombre supérieur ou inférieur, par
l'effet d'indexations. Toutefois, l'indexation est un mécanisme abstrait,
qui peut être mis en place par l'autorité publique aussi bien que par la
volonté privée: ce sont deux sortes assez différentes d'indexation.

~ Cours légal

C'est l'obligation imposée par la loi à un créancier de recevoir un


instrument monétaire déterminé en paiement d'une quantité déter-
minée d'unités monétaires. Il y a donc, à l'origine du cours légal, une
injonction de l'État. Il faut bien comprendre sur quoi elle porte exacte-
ment. S'il ne s'agissait que de contraindre les créanciers de sommes
d'argent à recevoir en paiement l'instrument monétaire, ce serait assez
des règles générales du droit civil sur l'objet des créances. Ce qui fait
la difficulté, c'est l'établissement d'une équivalence entre l'instrument
effectif offert en paiement et les unités idéales dues. Le cours légal est
l'affirmation de cette équivalence: la loi donne cours à l'instrument
monétaire pour une valeur (cf. a. R. 642-3 N.C.P.), qui est sa valeur
nominale, faciale (inscrite sur la face de la pièce ou le recto du billet).
La valeur nominale ou faciale s'oppose à la valeur intrinsèque ou
commerciale, qui se dégage notamment d'une estimation du pouvoir
d'achat contenu dans l'instrument monétaire. L'hypothèse est que la
valeur commerciale est tombée au-dessous de la valeur faciale, la
monnaie ayant perdu, par ex., la moitié de son pouvoir d'achat. Le
50 Droit civil [27]

sens du cours légal est alors que le créancier de 100 F est obligé
d'accepter un billet de 100 F en paiement pour 100 F et non pas seule-
ment pour 50 F. Le cours légal contribue ainsi à l'application pratique
du principe nominaliste: le créancier ne peut prétendre recevoir plus
d'unités monétaires sous prétexte que l'unité monétaire s'est dépréciée
depuis la naissance de l'obligation.
Le cours légal trouve une sanction civil dans la procédure des offres
réelles et de la consignation (v. t. IV, n° 329) : le débiteur consignera,
après avoir fait des offres réelles, les instruments lTIonétaires refusés par
le créancier, et il sera libéré. Cette sanction civile, comme la sanction
pénale de l'a. R. 642-3 précité, a surtout une vertu comminatoire.
Le Règlement 974 n'annonce pas (cf. a. 12) quelles seront les sanc-
tions du cours légal de l'euro.

[27] ~ Indexations par voie d'autorité

Leur apparition même a trahi un certain recul (remords) du souve-


rain monétaire devant les conséquences du principe nominaliste qu'il
avait lui-même posé. Le mécanisme de variation est tantôt institué
directement par la loi, tantôt inséré dans un jugement.
10 La loi peut disposer que le montant d'une dette monétaire aug-
mentera ou diminuera de plein droit à proportion des variations de
prix d'un autre bien ou service. Ainsi, les dettes de fermage sont accro-
chées au prix des denrées agricoles, sans que le bailleur et le preneur
aient besoin de le stipuler (a. L. 411-11, al. 5, C. Ru. [nouveau]) ; cer-
taines rentes privées, allouées en réparation du préjudice causé par un
véhicule terrestre à moteur, sont de plein droit majorées en fonction
des majorations apportées aux pensions d'invalidité de la Sécurité
sociale (1. 27 déc. 1974, a. 1, combinée avec les a. 341-6 et 434-17,
C.S.S.). Toutefois, ces indexations légales sont loin d'être automati-
ques, car les valeurs auxquelles elles se réfèrent (le cours des denrées,
le coefficient de majoration des pensions) ne peuvent elles-mêmes être
déterminées que par l'intervention d'un acte administratif (arrêté pré-
fectoral, arrêté ministériel). L'autorité publique se réserve ainsi des
facultés de freinage dans le fonctionnement du système valoriste.
2 Les tribunaux avaient d'abord hésité à s'arroger le pouvoir
0

d'indexer leurs jugements: il pouvait sembler contradictoire qu'un acte


de l'autorité publique eût l'air de traiter en suspecte la monnaie émise
par cette même autorité. La Cour de cassation n'en a pas moins vaincu
ces hésitations dans le cas très pratique des condamnations à domma-
ges-intérêts : partant du principe que la réparation doit être intégrale (v.
[28] Théorie de la monnaie 51

1. IV, n° 285), elle a affirmé que les juges avaient le pouvoir et même le
devoir d'indexer les rentes viagères allouées aux victimes. Parallèlement,
la loi, en 1972 et 1975 (a. 208, al. 2, 276-1, al. 2), a légitimé l'indexation
judiciaire des pensions alimentaires. On remarquera, toutefois, que,
dans ces différents cas, il s'agit moins d'obligations monétaires que de
dettes de valeur (cf. 1. IV, n° 12) : le débiteur doitfaire vivre le créancier,
ce qui donne à l'obligation un contenu naturellement variable.

[28] ~ Indexations par volonté privée

Ce sont les indexations par excellence, celles qui mettent le plus clai-
rement en relief les limites du principe nominaliste, le caractère d'intérêt
privé (de simple protection du débiteur) qui a été finalement attribué par
la jurisprudence à ce principe. La pratique de l'indexation convention-
nelle s'était considérablement développée après la seconde guerre mon-
diale et les vagues de dépréciation qui s'en étaient suivies: aussi avait-
elle donné naissance à toute une technique de rédaction et
d'interprétation, au travers de laquelle la notion s'était beaucoup
affinée. Pour s'en tenir à une définition sommaire, on peut dire que les
clauses d'indexation sont des modalités de l'obligation de somme
d'argent qui tendent à en faire varier le montant de plein droit en fonc-
tion des variations de certains indices, c'est-à-dire en fonction des varia-
tions, statistiquement constatées, qui pourront affecter, dans l'avenir, le
prix de certains biens ou services. Si, par ex., la statistique révèle que le
prix de la viande de bœuf (français), retenue pour indice, est passé de 100
à 200 entre la naissance et l'échéance de la dette, ce qui laisse supposer
que l'unité monétaire s'est dépréciée de moitié par rapport à cette caté-
gorie de biens, le débiteur ne pourra se libérer qu'en transférant au
créancier une quantité double d'instruments monétaires.
Toutes les conventions qui prévoient une variation de l'obligation
de somme d'argent ne sont pas, pour autant, des clauses d'indexations.
Ce qui caractérise celles-ci, c'est leur automatisme: au départ, il est
besoin de la volonté contractuelle pour les mettre en place, mais, par la
suite, pour leur fonctionnement, cette volonté n'est plus nécessaire (cf.
dans le vieil a. 1291, al. 2, l'automatisme de la compensation, lorsque le
prix des prestations « est réglé par les ~ercuriales »). C'est la statistique
(étymologiquement, un mécanisme d'Etat) qui détermine les variations
des indices, en enregistrant des prix sur lesquels les contractants n'ont
pas d'action perceptible. Supposons, différemment, qu'il ait été
convenu, dans un bail commercial, que le loyer variera à proportion du
chiffre d'affaires, il y a participation à l'entreprise, non pas clause
52 Droit civil [29]

d'indexation. Dans une indexation, dès que la variation de l'indice a été


publiée, elle s'incorpore à l'obligation et en modifie mathématiquement
le contenu - sans formalités en théorie, sans que soit indispensable une
nouvelle concertation. C'est pourquoi on ne saurait regarder comme
clauses d'indexation les clauses de révision qui sont insérées dans beau-
coup de contrats successifs pour le cas où les circonstances économi-
ques viendraient à changer (cf. 1. IV, n° 144) : lors même que les critères
et les effets du changement auraient été fixés d'avance, l'adaptation du
contrat appellera une renégociation entre les parties.

[29] Les premières clauses d'indexation qui émergèrent au conten-


tieux après 1914 étaient des clause"s valeur-or (se référant au cours du
métal précieux) ou valeur-devise étrangère (autrement dites clauses de
garantie de change). L'intention monétaire était manifeste: les con-
tractants voulaient fuir les périls que courait la monnaie nationale. La
jurisprudence se montra patriotiquement nominaliste en leur opposant
la loi de cours forcé qui interdisait tout discrédit du billet de banque.
Du moins dans l'ordre interne, le seul qui relève de notre étude. Dans
les rapports internationaux, au contraire, elle avait manifesté aux
indexations les plus ouvertement monétaires une faveur qui procédait
du même esprit patriotique, en conjonction avec les vieilles doctrines
économiquess du mercantilisme: c'est que, la France d'avant 1914
étant fortement créancière de l'étranger, du libre jeu des clauses pou-
vaient être escomptées globalement des rentrées d'or et de devises.
Puis, apparurent des clauses se référant au prix de denrées ou de
marchandises. La licéité de ces clauses dites d'échelle mobile fut assez
aisément acceptée. On pouvait les analyser comme des dations en paie-
ment (cf. 1. IV, n° 328) convenues d'avance et s'achevant dans des ventes
fictives des objets donnés. Jointes à cela, les traditions rurales de
l'économie en nature. Et l'inflation galopait, qui, en menaçant de spolia-
tion les créanciers, les justifiait en morale à prendre leurs sûretés. Long-
temps, les adversaires des clauses menèrent un combat d'arrière-garde
pour le contrat de prêt. Ils s'appuyaient sur l'a. 1895. A l'évidence (bien
qu'en style d'Ancien Droit), c'est un texte nominaliste: ne devait-il pas
être tenu pour impératif? Ce barrage même finit par être emporté, et à la
veille de la grande réforme monétaire de la ve République (supra, n° 14)
la pratique de l'échelle mobile s'était librement propagée.
Or, les financiers monétaristes en charge de la réforme (Rueff et
Armand) imputaient à l'indexation des effets seconds inflationnistes et,
en conséquence, une part de responsabilité dans les malheurs monétai-=-..
res du pays. Aussi décidèrent-ils de la réglementer dans un sens restric-
[30] Théorie de la monnaie 53

tif. Ce qui fut fait par l'ordonnance du 4 février 1959 (dont l'a. 14 a
été imbriqué dans l'a. 79 d'une o. 30 déc. 1958). A la vérité, créant au
même moment une nouvelle monnaie, un franc régénéré après regon-
flement, ils auraient pu penser qu'il y avait là une promesse de stabilité
qui rendait inutiles pour un siècle au moins les clauses d'échelle
mobile. Mais sans doute ne nourrissaient-ils pas eux-mêmes trop
d'illusions. Le fait est qu'après dissipation des brumes matinales on vit
réapparaître la hideuse inflation. Du coup l'indexation conventionnelle
n'eut pas le temps de s'assoupir. Mais elle dut s'accommoder du cadre
de l'ordonnance. Tout n'est pas permis.

[30] a) Limites de validité de l'indexation. - Il faut distinguer trois


types principaux de clauses suivant la nature de la référence convenue.
- Clauses à référence monétaire. Ce sont celles qui retiennent pour
indice le cours d'une pièce d'or ou d'une devise étrangère: substituant
à la monnaie nationale, dans les rapports entre parties, une autre
monnaie, elles devraient, semble-t-il, être condamnées sans ambages
au nom de l'ordre public. La jurisprudence n'en est pas moins flot-
tante. Pour ce qui est de l'or, tantôt elle est impressionnée de le voir
objet d'un marché comme une marchandise quelconque; tantôt elle se
rappelle brusquement qu'il a été monnaie. Quant à la monnaie étran-
gère, puisque les contractants ont été autorisés à s'en servir (intellec-
tuellement) comme d'une monnaie de compte (v. supra, n° 13), on
s'attendrait a fortiori à ce qu'il leur fût permis de s'en servir comme
d'un indice. Le contraire a, pourtant, été jugé.
- Clauses à référence quasi monétaire. Ce sont celles où les indi-
ces, par leur généralité, font abstraction des variations particulières qui
peuvent affecter telle ou telle catégorie concrète de biens, produits ou
services. Ces indices-là donnent une image inversée de la monnaie en
tant que pouvoir d'achat indifférencié. L'ordonnance les énumère pour
les interdire: le niveau général des prix, très directement, et par réfrac-
tion le niveau général des salaires et le salaire minimum de croissance
(S.M.I.C.). L'interdiction comporte une exception rationnelle p'our les
dettes d'aliments (faire vivre -est une obligation indifférenciée). Cette
exception englobe de plein droit les rentes viagères entre particuliers
(1. 13 juill. 1963, a. 4).
- Clauses à référence économique (ou commerciale). Ce sont celles
où l'indice est donné par une catégorie concrète de biens, produits ou
services, ce qui suppose qu'une publication en soit faite périodique-
ment par un organisme professionnel. Mais un indice n'est licitement
employé qu'autant qu'il a une relation directe soit avec l'objet du con-
54 Droit civil [30]

trat, soit avec l'activité de l'une (ou l'autre) des parties. Cette relation
laisse présumer, en effet, que la hausse de l'indice bénéficiera d'ailleurs
au débiteur ou qu'elle rééquilibrera une perte que le créancier aura
d'ailleurs supportée. Par référence à l'objet, entre deux particuliers, la
promesse de vendre une maison pourra être indexée sur le prix de la
pierre. Par référence à son activité (professionnelle, commerciale,
pourra-t-on dire le plus souvent), le fabricant pourra indexer le prix
des produits sur celui de la matière première. L'existence de la relation
directe est une question de fait. D'où une casuistique des juges du
fond. Dans le prêt d'argent, l'objet du contrat ne pouvait être entendu
que comme sa cause: la destination des deniers prêtés (ex. un emprunt
en vue d'acheter une maison est indexable sur le coût de la construc-
tion). La loi a établi une présomption de relation directe entre ce coût
et toutes les «conventions relatives à un immeuble bâti» (formule
vague; 1. 2 juill. 1970, incluse dans l'o. 4 févr. 1959), et pour les
chiffres, elle a conféré privilège, sinon exclusivité, à l'indice de
l'I.N.S.E.E., institution d'Etat dont la modération est connue.
b) Inefficacité de l'indexation. - Les clauses interdites, étant con-
traires à l'ordre public, sont frappées de nullité absolue. D'avoir été
appliquées en fait pendant un certain temps, ne leur vaudrait pas
confirmation.
Mais même licite, l'indexation peut être paralysée par un incident de
parcours: si par ex. l'indice choisi cesse d'être publié. Il arrive, cepen-
dant, que les tribunaux, en pareil cas, substituent à l'indice disparu
l'indice disponible le plus analogue (cf. a. 1157). Une loi (99-546) du
17 juill. 1998, a. 24, al. 2, a conféré compétence à des arrêtés ministériels
pour procéder d'autorité à une substitution çie cette sorte, quand elle est
rendue nécessaire par l'introduction de l'euro (c'est à la marge de la
correction constitutionnelle). Il ne paraît pas, en revanche, que les juges
aient jamais admis une partie à critiquer l'adéquation de l'indice choisi
à la réalité des prix. Il est pourtant excessif de prêter à des statistiques,
même officielles, la même présomption irréfragable de vérité que le
cours légal imprime à la monnaie.

~ L'indexation conventionnelle
dans le système de l'euro

Pour y voir plus clair, il est bon de se placer par anticipation dans
la période qui connaîtra la monnaie unique de plein exercice : à partir
de 2002.
[30] Théorie de la monnaie 55

Par nécesité rationnelle, la monnaie unique postule une gestion


unitaire, et celle-ci doit relever non pas de la compétence générale de
l'U.E. et de sa Commission, mais, plus spécifiquement, de la banque
d'émission, la B.C.E., compétence exclusive et indépendante des ins-
tances politiques. Sans doute une autonomie a-t-elle été concédée aux
banques centrales nationales (telle la Banque de France), mais elle ne
concerne que la fabrication des instruments monétaires. Toute autre
est l'exigence de l'unité monétaire: il lui faut un monopole d'émission,
alors que la reconnaissance de l'indexation dans un État membre ten-
drait à y implanter une monnaie rivale de la monnaie du Système,
inférieure même peut-être, parce que plus adéquate à la réalité.
Il est vrai que ce risque n'avait pas dissuadé les gouvernants suc-
cessifs de la France, et que la défense de la monnaie nominale leur
avait semblé compatible avec la liberté contractuelle, quitte à contrô-
ler, restreindre celle-ci, judiciairement, voire légalement. En rétrospec-
tive, néanmoins, la solution française laisse une impression de chaos,
et il n'est guère probable que la B.C.E. s'en inspire. La vérité de
Francfort, ce sera l'ordre public monétaire, plutôt que l'autonomie de
la volonté. Là-dessus s'articule une justification empirique: qu'il serait
absurde d'imposer aux créanciers le souci de se protéger individuelle-
ment contre la dépréciation monétaire par des clauses tâtonnantes
d'indexation, alors que cette protection est déjà assurée collectivement
par le statut même de l'euro, monnaie insusceptible de dépréciation.
L'indexation est vouée à disparaître par défaut d'intérêt.
Le raisonnement est persuasif; on peut, pourtant, lui opposer deux
objections:
- La politique monétaire de la B.C.E. a pour finalité statutaire de
maintenir la stabilité des prix. Mais c'est des prix en général qu'il s'agit,
d'un amalgame formé par les prix - retenus à des doses variables, socio-
logiquement étudiées - d'une multiplicité de produits et de services. Or,
l'immobilité (ou presque) de l'indice synthétique ainsi constitué n'exclut
pas qu'à l'intérieur une variation notable se soit manifestée affectant tel
produit. ou tel service en particulier; que cette variation soit préjudi-
ciable à un contractant (ou à un enseinble de contractants; et qu'il
veuille s'en couvrir en stipulant une indexation de sens inverse. La pra-
tique qu'a suscitée l'ordonnance de 1959 montre des exemples de ces
clauses à usage professionnel d'amortisseur.
- La mission propre de la monnaie unique est de garantir la stabi-
lité des prix, non pas celle des changes, et le fait est que, dès les pre-
miers mois de sa création, l'euro a pu subir une dépréciation de 14 0/0
par rapport au dollar sans provoquer d'intervention en réponse sur le
56 Droit civil [31]

marché des devises. Non pas que la B.C.E. se désintéresse de ce mar-


ché, et elle ne manquerait pas d'y intervenir si une dépréciation trop
accentuée, déterminant une surévaluation des produits importés, met-
tait son aise en péril d'inflation. Mais, en attendant, les importateurs
sont exposés à un risque de change, et il est naturel qu'ils cherchent à
s'en couvrir. Il existe un marché à terme des devises: le maniement,
toutefois, peut n'en être pas à leur portée. Pourquoi, plus simplement,
ne stipuleraient-ils pas de leurs propres clients une indexation sur la
devise mobile?

[31] 2 1 LA MONNAIE
COMME INSTR UMENT D'ÉVALUATION

L'évaluation (ou estimation) pécuniaire est un des mécanismes les


plus généraux du droit. C'est qu'il est souvent nécessaire, pour le fonc-
tionnement des institutions juridiques, de donner une expression pécu-
niaire aux biens qui n'en ont pas (c'est-à-dire aux biens en nature, qui
sont tous les biens autres que les instruments monétaires et les créan-
ces de sommes d'argent). Ex. :
- Aux fins de remplacement d'un bien. C'est le domaine immense
des réparations. Les dommages sont normalement réparés par
l'allocation d'une somme d'argent équivalente (dommages-intérêts). La
fixation des dommages-intérêts requiert donc une évaluation moné-
taire du dommage, ce qui suppose ordinairement une évaluation du
patrimoine de la victime avant et après l'événement. C'est pourquoi il
arrive que l'évaluation de certains biens se fasse d'avance, à titre pré-
ventif, afin que, si quelque jour il y a lieu au remplacement de l'un
d'entre eux, le calcul en soit facilité: tel est le sens de beaucoup d'états
estimatifs, obligatoires (ex. a. 948) ou facultatifs (ex. a. 1822 s.).
- Aux fins de comparaison, l'expression pécuniaire étant la seule
commune mesure entre deux biens hétérogènes. C'est ainsi qu'il faut
estimer les biens d'une succession pour constituer les lots en vue du
partage (a. 824 s.). La comparaison peut, d'ailleurs, être exigée, non
pas entre deux biens en nature, mais entre un bien en nature et un
bien qui a d'ores et déjà une expression monétaire. C'est ainsi qu'il
faut évaluer l'immeuble vendu pour comparer sa valeur avec le prix de
vente, lorsque le vendeur allègue une lésion (a. 1675).
- Aux fins d'application d'une règle légale quantitative, quand
cette règle a un libellé monétaire (ainsi dans l'a. 1341, qui renvoie du
reste à un décret).
[32] Théorie de la monnaie 57

A quelque nécessité qu'elle réponde, l'évaluation est régie par des


principes qui relèvent tantôt d'une technique propre, tantôt du droit
monétaire.

[32] ~ Principes techniques de l'évaluation

Ils concernent son mécanisme et ses bases.


1 Mécanisme de l'évaluation. - Parfois, l'évaluation est péremptoire
0

(automatique) et ne laisse place à aucune appréciation, parce qu'elle


résulte soit d'une donnée que fixe impérativement l'autorité publique
(ex. dans la 1. 1er sept. 1948, a. 27, 30, les loyers des immeubles à usage
d'habitation sont déterminés, à défaut d'accord amiable, en fonction
d'un taux de base du mètre carré, taux fixé par décret), soit d'un cours
constaté officiellement sur un marché (ex. les valeurs mobilières cotées
sont toujours évaluées d'après leur cours de bourse; cf. a. 1291, sur
l'automatisme des mercuriales). Le plus souvent, cependant, l'éva-
luation dépend d'une appréciation; on la dit facultative (volontaire).
Quoiqu'elle puisse être l'œuvre des parties dans la convention, ou
même, très exceptionnellement, l'œuvre d'une seule partie - sous le
frein, il est vrai, du serment (a. 1366, 1369) -l'évaluation facultative est,
en thèse générale, une évaluation judiciaire. Évaluer est un office tradi-
tionnel des juges, sauf à observer qu'ils peuvent - et même, doivent, en
certains cas (ex. a. 834) - recourir à une expertise préalable.
20 Bases de l'évaluation. - La loi (a. 971 [ancien] C. Pro C.) fait
allusion à cette notion, mais n'en précise pas le sens. On admet qu'il
n'y aurait pas à tenir compte d'une valeur subjective (d'affection, de
convenance) qu'un intéressé attacherait à la chose pour des motifs per-
sonnels. Seule peut être retenue la valeur objective, découlant de
l'opinion commune. Mais, de la valeur objective, plusieurs fonnules
sont concevables (cf. C. Corn., a. 12) : la recherche du prix de revient;
la capitalisation du revenu (valeur de rendement) ; la détermination de
la valeur vénale. C'est le critère de la valeur vénale qui paraît représen-
ter le droit commun de l'évaluation (cf. C.G.I., a. 761). La valeur
vénale est celle à laquelle on présume que le bien se vendrait (par com-
paraison, notamment, avec des ventes réellement intervenues pour des
biens semblables), s'il fallait le vendre au moment où l'évaluation doit
être/faîte. En période d'inflation, ou plus simplement d'expansion éco-
nomique, de spéculation financière, la valeur vénale des immeubles, le
cours de bourse des actions peuvent excéder de beaucoup la valeur de
rendement.
58 Droit civil [33]

[33] ~ Principes monétaires de l'évaluation

Le résultat de l'évaluation peut n'être pas le même suivant le moment


où l'on se place pour évaluer, parce que la monnaie, qui sert de mesure à
la valeur (de valorimètre), peut n'être pas restée constante. Les altéra-
tions de droit ou de fait dont la monnaie est passible confèrent une
importance décisive au moment de l'évaluation. Le choix de ce moment
est un problème monétaire. Si, après que la monnaie a été dépréciée, on
fait remonter dans le passé la date d'évaluation d'une chose due, on tend
à réduire l'expression monétaire de cette chose (car les prix étaient alors,
sans doute, moins élevés), et, partant, on favorise le débiteur; si, à
l'inverse, on retarde la date d'évaluation jusqu'après l'accomplissement
de la dépréciation, on tend à gonfler l'expression monétaire de la chose
(car les prix ont dû monter) et, partant, on favorise le créancier.
Dans plusieurs hypothèses importantes, la loi a déterminé elle-même
le moment de l'évaluation. Le C.C. de 1804 (a. 868, 922, 1675, anciens
textes) l'avait fait en dehors de toute considération monétaire. C'est, au
contraire, la dépréciation continue de la monnaie qui a conduit le légis-
lateur moderne à retarder, dans l'intérêt des créanciers, l'évaluation
d'un certain nombre d'indemnités (ex. 1. 17 mai 1960, modifiant a. 548,
549, 554, 555, 587, 660, 661 ; 1. 13 juill. 1965, a. 1469 ; 1. 28 déc. 1967, a.
1099-1 ; 1. 3 juill. 1971, modifiant a. 860, 868,922). La date d'évaluation
peut encore être choisie par la volonté des parties, là où l'ordre public
n'est pas en cause (arg. A. 860, al. 3). Enfin, dans le silence de la loi et
de la convention, c'est au juge de décider: la jurisprudence de ces der-
nières années a été encline, en général, à retarder la date d'évaluation,
afin de ne pas faire supporter aux créanciers les risques de la déprécia-
tion monétaire (ainsi, pour l'évaluation des dommages-intérêts dans la
responsabilité, délictuelle ou contractuelle; cf. 1. IV, nOS 174, 289).
L'effet est inverse de celui qui s'attache au principe nominaliste.
Les textes fondateurs de l'euro l'ont envisagé comme moyen de
paiement plutôt qu'en tant que valorimètre. Il n'est pas dit qu'au
1er janvier 1999 les condamnations pécuniaires seront obligatoirement
prononcées en euros. Il y aurait même de bonnes raisons pour que,
dans cette sorte de contrat qu'est le procès civil, le franc demeure en
vigueur jusqu'au 1er janvier 2002. Par la suite, du reste, les juges et les
experts éprouveront des difficultés à évaluer les dommages-intérêts
dans une monnaie qui n'existait pas encore à l'époque du fait généra-
teur de la créance et qui est maintenant commune à des nations vivant
sous des habitudes de prix très dissemblables. Il est probable que, pen-
[34] Théorie de la monnaie 59

dant quelques années encore, ils commenceront par évaluer mentale-


ment selon les normes françaises et n'appliqueront qu'après coup au
résultat de leurs calculs le taux officiel de conversion.

[34] 3 1 LA MONN AIE


COMME OBJET DE PROPRIÉTÉ

Les instruments monétaires peuvent être l'objet d'un droit de pro-


priété (plus généralement, d'un droit réel). Ils viennent se ranger dans les
classifications des biens: ce sont des meubles corporels, consomptibles
par le premier usage, fongibles entre eux (cf. infra, nOS 53 s.). Mais la
monnaie tirant son être de la volonté du souverain, la propriété privée ne
peut avoir sur les instruments monétaires la même force, ni le même
sens, que sur un meuble quelconque. Le souverain demeure en tiers dans
le rapport de droit: c'est qu'il a retenu des prérogatives considérables
dans les instruments monétaires qu'il a émis, et que les unités idéales, dont
ces instruments sont le signe, restent sous sa dépendance totale.
1° L'émetteur exerce sa souveraineté sur les instruments monétaires
dans les mains mêmes de leurs propriétaires, en leur retirant le cours
légal et les fonctions de monnaie. C'est la démonétisation, qui opère
comme une expropriation pour cause d'utilité publique (cf. a. 545),
en ce sens que les instruments démonétisés seront d'ordinaire échan-
gés valeur pour valeur (mais, il est vrai, pendant un délai préfix très
bref) contre des instruments d'un autre type. Les instruments moné-
taires en circulation peuvent encore être soumis à un blocage (qui
n'est qu'un retrait provisoire de cours légal), à un estampillage (qui
peut être l'occasion de prélever un profit sur les propriétaires), etc. Il
est interdit aux usagers, pourtant propriétaires, de les « difformer» et
ridiculiser peut-être en les faisant circuler comme supports publicitai-
res (d. Il août 1987).
2° Et surtout, le souverain atteint les instruments monétaires en
agissant sur les unités monétaires qu'ils contiennent. C'est tout le
mécanisme de la dépréciation de la monnaie. Le pouvoir d'achat indif-
férencié que représente chaque unité idéale est garanti dans son indif-
férenciation, non dans sa quantité. C'est ce qui fait l'extrême fragilité
économique de la propriété monétaire, qui fragilise par contagion les
créances de sommes d'argent.
On assure que ce ne sera pas le cas de l'euro. Et même, projetant son
avenir dans le plan du commerce international, on prédit qu'il devien-
dra une monnaie de réserve, en concurrence avec le dollar.
60 Droit civil [35]

[35] ÉTAT DES QUESTIONS

N'ont été retenues que des questions relatives à l'indexation. Elles ont été très acti-
ves jusqu'en 1990; et elles continuent à offrir un modèle de construction juridique,
même si l'euro jette sur leur avenir une ombre, elle-même incertaine.

POLITIQUE JURISPRUDENTIELLE

a) Position de principe de la jurisprudence sur la monnaie. - La jurisprudence fran-


çaise est nominaliste dans l'ensemble, parce que le principe du droit français, elle en a
conscience, est le nominalisme. Bien que ce principe ne soit pas inscrit au C.C. (même
dans l'a. 1895 elle a fini par ne voir qu'u.ne disposition supplétive de volonté). Donc, 1
F sera toujours payé avec 1 F. V. Req. 25 juin 1934, D.H. 34, 426, qui affirme nette-
ment la continuité nominale du franc malgré la nouvelle définition de 1928 (un débi-
teur de 100 francs-or de 1907 se libère valablement, après 1928, avec un billet de 100
francs). Lorsque l'État, en 1936, fit délibérément du franc une monnaie flottante, sans
définition actuelle, on émit l'idée que, par là, il avait implicitement autorisé une évalua-
tion commerciale de la monnaie, donc un valorisme automatique; mais Lyon, 31 oct.
1938, D.H. 38, 604, condamne cette thèse. L'affirmation du nominalisme comme prin-
cipe se trouve encore dans les motifs de beaucoup des premiers arrêts concernant le
valorisme contractuel: la clause-or et ses succédanés ont encouru l'annulation parce
que le billet de banque ne pouvait subir aucune infériorité par rapport au métal pré-
cieux (ex. Paris, 22 févr. 1924, S. 25-2-43) ; la clause d'échelle mobile est condamnée
quand elle trahit une intention monétaire, quand la convention contient une allusion au
pouvoir d'achat du franc ou à sa dévaluation éventuelle (ex. Civ. 24 juill. 1939, G.P.,
40, 1. Tables, VO Paiement, n° 4; Corn. 15 nov. 1950, J.C.P., 50,2,5972, R.T., 51,89),
sorte de « blasphème» contre la monnaie nationale. La Cour de cassation eut l'air très
« affranchie» le jour où elle affirma (Soc. 19 nov. 1953, D. 54, 361, n. Savatier) qu'il
n'était pas interdit aux juges d'avoir égard dans leurs jugements à la dépréciation de la
monnaie.
Mais la jurisprudence n'est pas toute d'une pièce. La constatation des injustices
individuelles que couvre le nominalisme l'a amenée à des solutions fragmentairement,
tacitement valoristes : ex. le report de la date d'évaluation du dommage dans le droit
de la responsabilité (v. 1. IV, nOS 76, Ill) et surtout les faveurs dispensées à l'indexation
conventionnelle. Le contrat, c'est la réponse française au drame de la monnaie.
b) La jurisprudence pouvait-elle faire davantage? Ce ne sont que des hypothèses.
En 1921-1923, avant l'introduction des lois de valorisation (v. supra, n° 19 b 3°), la
jurisprudence allemande s'était efforcée, à l'aide des seuls principes généraux du
B.G.B., de remédier au déséquilibre profond que la chute du mark avait déjà apporté
dans les contrats synallagmatiques comportant une prestation monétaire: ex. le créan-
cier de la prestation monétaire, débiteur de la prestation en nature, menacé de ruine par
la hausse des prix put demander la résiliation du contrat, parce que l'exécution du con-
trat dans ces conditions ne correspondait plus à ce que les parties avaient pu raisonna-
blement avoir en vue, n'était plus compatible avec la loyauté, la bonne foi et les usages
(B.G.B., § 157, 242) ; plus tard, on lui ouvrit une action en « rééquilibrage du contrat»
( Ausgleichverfahren), dont les justifications furent diverses: le débiteur n'avait pas le
[36] Théorie de la monnaie 61

droit de payer aliud pro alio (une monnaie par trop altérée est aliud) ; le contrat avait
perdu son «fondement» (sa cause) ; et puis, il y avait la bonne foi, l'imprévision. La
théorie de l'imprévision, en thèse générale, est repoussée par les tribunaux français de
l'ordre judiciaire (v. 1. IV, n° 144, et l'arrêt fondamental en la matière, Civ. 6 mars
1876, S. 76, 1, 161, est même relatif à l'imprévision monétaire). Mais, sous cette
réserve, on observe que les outils qui avaient suffi à la jurisprudence allemande pour
organiser une valorisation judiciaire étaient déjà à la disposition des juges français: la
bonne foi et le respect de la volonté réelle des parties (a. 1134 et 1156), le changement
d'objet, la disparition de la cause, et on pouvait y ajouter peut-être l'abus du droit (un
débiteur qui, nanti lui-même des valeurs réelles et capable de payer intégralement,
s'acquitte du seul montant nominal, n'abuse-t-il pas du droit que lui a donné le prin-
cipe nominaliste ?). Pour se servir de ces moyens juridiques, il a manqué à nos tribu-
naux seulement un peu de hardiesse, et pour les y encourager, une dépréciation plus
accélérée du franc. On pourrait encore imaginer d'autres correctifs à la dépréciation
monétaire en se plaçant du côté du débiteur, qu'elle enrichit: l'obliger à restituer cet
enrichissement sans cause (cf. t. IV, n° 307 ; mais l'enrichissement n'a-t-il pas une cause
juridique dans le principe nominaliste lui-même? V. cep. Trib. Civ. Gap, 5 mai 1922,
motifs, D. 23, 2, 17, note critique Rouast) ; le déclarer tenu d'une obligation naturelle,
de sorte que, s'il valorise spontanément, il ne puisse plus revenir sur le supplément ainsi
payé (v. t. IV, n° 8).

PRATIQUE EXTRAJUDICIAIRE

Sur la technique de l'indexation, et ses difficultés, v. Boccara, Définir l'indexation,


l.C.P., 85, l, 3187.

[36] PRATIQUE JUDICIAIRE

a) Histoire de l'indexation. - Le cours forcé de 1914 avait son archéologie dans


l'éphémère cours forcé de 1870, qui avait donné à la Cour de cassation l'occasion (peu
dramatique) de déclarer illicite une clause de paiement effectif en or: Civ. Il févr.
1873, aff. Do-Delattre, S. 73, l, 97, n. Labbé. Après la première guerre mondiale, la
question avait pris une tout autre dimension. Aux clauses-or et devises étrangères, la
Cour de cassation opposa patriotiquement un principe de nominalisme impératif: Civ.
17 mai 1927, aff. Pélissier du Besset, D. 28, l, 25, n. Capitant ; Civ. 31 déc. 1928, aff.
Zeraffa, S. 30, 1,41, n. Hubert. Mais, devant les clauses d'échelle mobile, elle se mon-
tra beaucoup plus accommodante. La résistance nominaliste se situa longtemps autour
du contrat de prêt et de l'a. 1895; mais ébranlée par Civ.' 3 nov. 1953, D. 54, 1, n.
Savatier, R.T., 54,220, eUe s'est effondrée dans Civ.' 27 juin 1957, D. 57,649, l.C.P.,
57, 2, 10093 bis, R. T., 57, 553. Cependant, nos gouvernants n'allaient pas tarder à
s'effrayer de ce torrent d'indexations qu'ils avaient d'abord favorisé, et, sans aller jus-
qu'à une interdiction radicale, ils se sont efforcés, par les ordonnances de 1958-1959,
d'empêcher les combinaisons réputées les plus inflationnistes. Cf. 'J. Ph. Lévy, l.C.P.,
59, l, 1472; R. Savatier, D. 59, chr. 63, et D. 72, chr. 1 : Doucet, L'indexation, Th.,
Paris, 1965; S. de La Marnierre, R. T., 77, 54 s. ; Tendler, Indexation et ordre public,
D. 77, chr. 245, qui, après avoir fait le bilan de la jurisprudence (laxiste dans
62 Droit civil [36]

l'ensemble), conclut à l'abrogation des ordonnances, leurs freins s'étant révélés désor-
donnés et impuissants; L. Boyer, Du nominalisme monétaire à la justice contractuelle,
Mélanges Marty, 1978, 87 ; Boccara, l.C.P., 78, 1, 2905 ; J. Honorat, Études Flour,
1979, 251. Avec le ralentissement de l'inflation depuis 1990 (le franc fort de Bérégo-
voy), le contentieux s'est visiblement raréfié, d'autant qu'un seuil est couramment sti-
pulé, en deçà duquel le mécanisme ne se déclenche pas.
Il est probable que, sous le régime de l'euro, l'indexation ne retrouvera pas (en tout
cas, pas tout de suite) sa vogue française. Une première raison en est que l'influence
nationale la plus forte qui s'exercera sur la pratique monétaire sera, sans doute, celle de
l'Allemagne. Or - en contraste avec le droit anglais, très favorable par libéralisme éco-
nomique aux stipulations indexées, voire directement libellées en monnaies étrangères
(mais justement l'Angleterre est en dehors de l'euro) - le droit allemand a toujours été
plutôt hostile à ce type de clauses, sans les prohiber complètement, se contentant par-
fois de les soumettre à une autorisation de la Bundesbank (cf. Pédamon, Le contrat en
droit allelnand, 1993, p. 126). C'est la conclusion à laquelle paraît aboutir une étude
approfondie, G. Gruber, L'euro et les clauses d'indexation, D. 99, chr. 258. Aux argu-
ments juridiques, certains ajoutent une raison de fait: que la parfaite stabilité des prix
attendue de la monnaie unique rendra inutiles toutes les combinaisons de garantie.
Mais c'est une promesse plus qu'un argument. Les dépenses publiques de l'U.E. peu-
vent un jour échapper à la maîtrise de la Banque centrale européenne, déterminant
ainsi des phénomènes d'inflation; et le dollar, qui y échappe par nature, pourra par
son dynamisme devenir plus attractif que l'euro.
b) Limites de validité de l'indexation.
1° Clauses à référence monétaire. Laissons de côté les contrats internationaux, ceux
qui donnent lieu à des mouvements de flux et reflux de fonds par-dessus les frontières
(selon le critère de la jurisprudence Matter, du nom d'un avocat général de l'époque, D.
31, 1, 5) ou plus largement ceux qui sont destinés à financer des opérations du com-
merce international (ce serait le critère moderne; cf. Civ. 1 13 mai 1985, Bull., n° 146) :
la validité n'y est pas contestée. A l'opposé, dans l'ordre interne, auquel nous nous
limitons, il y a toujours eu contestation. Et même à l'heure actuelle, où l'économie de
marché paraît triomphante, ses appels à la liberté sont refoulés par une nostalgie de la
défense du franc. D'où des oscillations en jurisprudence. Pour l'or: validité d'une
clause valeur-or, dans un contrat purement interne (Civ. 1 4 déc. 1962, D. 63, 698, n.
Pédamon, l.C.P., 63, 2, 13033, n. Esmein), mais nullité d'une indexation sur la valeur
des pièces d'or (Civ. 2 22 oct. 1970, l.C.P., 71,2, 16636 bis). Pour les devises étrangères,
auxquelles la pratique s'intéresse davantage, un arrêt (Civ.' 10 mai 1966, D. 66,497, n.
Malaurie, l.C.P., 66, 2, 14871, n. J.-Ph. Lévy; cf. Corn. 30 avr. 1969, D. 69,
Somm. 98) avait paru consacrer une combinaison qui permettait d'échapper à la nul-
lité, en utilisant la distinction entre monnaie de compte et monnaie de paiement (v.
supra, n° 10): il n'était pas interdit de stipuler directement en monnaie étrangère
pourvu que le paiement effectif fût prévu exclusivement en monnaie française. Mais,
vingt ans après avoir ouvert cette issue, la Cour de cassation l'a refermée par deux
arrêts très nets, Civ. l 12 janv. 1988, D. 89,80, n. Malaurie, R.T., 88,740, n. J. Mestre,
et Civ.' Il oct. 1989, D. 90,167, n. E. S. de La Marnierre, l.C.P., 90,2,21393, n.
J .-Ph. Lévy: la combinaison imaginée n'est qu'une indexation déguisée; portant sur
des indices illicites parce que monétaires, elle est entachée de nullité. L'arrêt de ] 988
[36] Théorie de la n10nnaie 63

semblait réserver le cas des banquiers et financiers: leur activité professionnelle ne


consiste-t-elle pas à vendre et acheter des devises? Mais cette réserve n'a pas été reprise
par l'arrêt de 1989. Cf. A.-M. Morgan de Rivery-Guillaud, G.P., 1991, l, doctr. 243.
2° Clauses à référence quasi monétaire. Ex. de nullité, Corn. 3 nov. 1988, D. 89, 93,
qui relève le caractère général de l'indice choisi: les « taux des salaires horaires des
ouvriers toutes activités série France entière» (cf. Lyon, 9 juill. 1990, D. 91,47).
3° Clauses à référence économique. C'est sur ces clauses, clauses d'échelle mobile au
sens strict, que se concentrent les contractants et, par contrecoup, le contentieux le plus
courant. La Cour de cassation considère que, dérogeant à la liberté contractuelle, les
règles de l'ordonnance de 1959 doivent être interprétées restrictivement : Civ. 3 15 févr.
1972, J. C.P., 72, 2, 17094, n. J.-Ph. Lévy, D. 73, 417, n. Ghestin. On est fondé à parler
d'une faveur de l'indexation en jurisprudence (cf. J. Mestre, R. T" 86, 599).
On s'interroge surtout sur le sens de la formule légale: une relation directe de
l'indice avec l'objet de la convention ou l'activité de l'une des parties. Question de fait,
selon la Cour de cassation: Corn. 4 mars 1964, D. 64, 385 ; Civ. 3 6 juin 1972, 1. C.P.,
72, 2, 17255; Civ. 3 16 juill. 1974, D. 74, 681 ; et dans le cas particulier des dettes
d'aliments, Civ. 2 18 févr. 1976, D. 76, I.R., 136 (mais peut-être est-ce abdiquer un peu à
la légère tout contrôle du prince sur des clauses qui tendent à se constituer, malgré
tout, en un contre-système monétaire).
Il est assez facile de concevoir des indices reliés à l'activité des parties: ex. un
imprimeur peut indexer ses obligations sur le salaire horaire des ouvriers d'imprimerie
(Bordeaux, 20 déc. 1966, D. 67, 460) ; un bijoutier, la rente qui lui est due sur le cours
des métaux précieux (Trib. Civ. Bayonne, 10 mars 1969, J.C.P., 69,2, 16007); un pro-
moteur, ses emprunts sur le coût de la construction (Civ. ' 12 avr. 1972, J.C.P., 72,2,
17235; Civ. 3 22 janv. 1980, R.T., 81, 850). Peu importe, disent des arrêts (Civ.\ 7
mars 1984, Bull., n° 91, R.T., 85, 174, n. J. Mestre; Paris, 28 mars 1990, D. 90, I.R.,
108), que l'activité à laquelle la clause se réfère ne soit pas l'activité principale du
contractant (oui, mais à condition que les deniers aient été précisément employés dans
l'activité principale, ou en procèdent). Peu importe, est-il dit encore (Civ.! 20 juill.
1971, J.C.P., 72,2,16951 ; Civ.! 18 juin 1980,ffiull. n° 192: Civ. 1 6 juin 1984, J.C.P.,
85,2, 20471, n. J.-Ph. Lévy), que le débiteur ait mis fin à son activité ou en ait changé
en cours de contrat (il est logique, sans doute, que la validité d'un contrat soit
appréciée au moment où il est formé: cependant, en analysant l'indexation moins
comme un prix articulé sur des mercuriales que comme un jus ad rem concédé par le
débiteur sur les profits supplémentaires qui accroîtront son patrimoine, on serait amené
à conclure qu'elle peut cesser ou se modifier selon la fluctuation de ces profits).
Plus controversée: la relation à l'objet. Jugé par ex. qu'il n'existe pas de relation
directe entre un loyer et le prix des matériaux de construction ou le salaire du maçon
(Civ. 3 6 juin 1972, D. 73, 151, n. Malaurie; Paris, 28 juin 1962, J.C.P., 62,2, 12896;
cf. Civ. 3 13 févr. 1969, J.C.P., 69,2, 15942, 2e esp.). Mais un arrêt où se refléterait un
certain souci de faire échapper la question au domaine du fait (Civ. ' 9 janv. 1974,
J. C.P., 74, 2, 17806, n. J.-Ph. Lévy) déclare au contraire que l'objet de la convention,
au sens du texte, doit s'entendre dans l'acception la plus large, et qu'en l'espèce
l'emprunt contracté par des particuliers aux fins d'acheter ou de construire un
immeuble a pu licitement être indexé sur le coût de la construction. Civ. ' 18 févr. 1976,
J. C.P., 76,2, 18465, avait recommandé aux juges de vérifier sur des documents écrits la
64 Droit civil [37]

destination des deniers prêtés, sans se contenter de l'affirmation des parties (cf. trib. Le
Mans, 1er mars 1983, J.C.P., 83,2,19991). Mais, par la suite, Civ. ' 27 oct. 1981, Bull.,
n° 311, n'a pas renouvelé cette exigence.

[37] c) Inefficacité de l'indexation


1° Sanction de /'illicéité des indices. Des cours d'appel avaient décidé que la nullité
encourue, étant fondée sur un ordre public de protection, était simplement relative:
Toulouse, 5 mars 1975, D. 75,772, n. Malaurie, J.C.P., 75,2, 18135 et 18034, n. J.-Ph.
Lévy et Picard. Mais protection de qui? L'indexation devant, comme préalable de vali-
dité, être conçue à double éventualité, pour la baisse comme pour la hausse de l'indice,
on concevrait, en théorie, que l'interdiction d'indices trop sensibles pût, selon les cir-
constances, servir le créancier aussi bien que le débiteur. En fait, on s'en doute, si pro-
tection il y a, c'est du débiteur qu'il s'agit (cf. a. 1162). Mais le débat s'était déroulé sur
un autre terrain: à l'ordre public de protection était opposé un ordre public de direc-
tion (d'économie dirigée), qui aurait appelé une nullité absolue (si l'indexation avait été
réglementée en 1959, n'était-ce pas parce que lui étaient imputés des effets inflationnis-
tes, néfastes pour l'économie ?). A la vérité, on aurait pu, transcendant protection et
direction, évoquer directement l'ordre public monétaire, qui est un ordre public de poli-
tique nationale, pour ne point dire de jalousie (le franc est un dieu jaloux). La Cour de
cassation, sans se prononcer nettement sur le caractère de la nullité, avait admis, à plu-
sieurs reprises, que fût valable la renonciation du débiteur à l'application de
l'ordonnance: Civ. 3 27 oct. 1976, D. 76, I.R., 5; Civ. 3 18 déc. 1978 et 12 juin 1979,
J.C.P., 81, 2, 19494, n. L. Boyer. Mais, plus récemment, il semble que la Chambre
commerciale (3 nov. 1988, D. 89, 94, n. Malaurie; cf. Bordeaux, 8 mars 1990, D. 90,
550 ; Lyon, 9 juill. 1990, D. 91, 47) ait remis la question sur les rails de l'orthodoxie:
l'indexation prohibée par la loi est atteinte d'une nullité absolue et n'est susceptible ni
de confirmation ni de ratification.
Si une indexation est illicite, il ne s'ensuit pas forcément qu'elle entraînera dans sa
nullité l'ensemble du contrat; les tribunaux s'efforcent de la déclarer simplement non
écrite: Civ. 3 6 juin 1972, D. 73, 151 ; Civ. 3 9 juill. 1973, D. 74, 24 - ce qui n'est, au
fond, qu'un retour au primat de la monnaie nationale. Mais Com. 27 mars 1990, D.
91, 289, n. critique Testu, admet, au nom de l'a. 1134, que les parties ont pu valable-
ment convenir d'une indivisibilité entre la clause d'indexation et le reste du contrat - ce
qui est assurément affaiblir la sanction de l'illicéité, en faisant pression sur le contrac-
tant qui a subi la clause. En revanche, il ne semble pas que, pour sauver le contrat, les
juges s'enhardiraient jusqu'à le refaire, en remplaçant l'indice illicite par l'indice licite le
plus proche (par ex. l'indice des architectes par l'indice de la construction de
l'I.N.S.E.E., réputé plus optimiste, parce que plus gouvernemental; cf. Civ. 3
7 mars 1973, O. 73, 519). Il en est autrement si, au lieu d'être illicite, l'indice choisi est
inexistant: la volonté des parties est reportée sur l'indice le plus analogue, Civ. 3
15 févr. 1972, D. 73, 417, n. Ghestin, J. C.P., 72, 2, 17094, n. J.-Ph. Lévy, R. T., 72, 616,
n. Cornu; si une erreur a été commise sur l'indice de base, elle est rectifiée, Civ. 3 8 oct.
1974, O. 75, 189; si la clause mélange un indice licite à d'autres qui ne le sont pas,
licence est donnée au juge de faire un tri et de concentrer l'indexation sur ce qui est
valable, Civ. 3 16 juill. 1974, D. 74, 681, n. Malaurie (cf. mais de très loin seulement, a.
1192 s.). Les arrêts témoignent, en somme, d'une faveur de principe pour l'échelle
[37] Théorie de la monnaie 65

mobile. Mais ils dévoilent aussi l'infériorité congénitale de cette monnaie de substitu-
tion : nécessitant pour fonctionner un recours fréquent au juge, elle manque de la flui-
dité, de la liquidité qui fait la force de la monnaie véritable.
2° Inefficacité d'indices licites. Les difficultés de l'échelle mobile surgissent souvent
en cours de contrat. II arrive que l'indice qu'avaient choisi les contractants cesse d'être
publié (ex. Civ. ' 22 mai 1967, l.C.P., 67, 2, 15214). C'est, en somme, un cas
d'imprévision (cf. 1. IV, n° 144). On est tenté de conclure à l'impossibilité d'exécution,
qui est une cause d'extinction des obligations (arg. a. 1302; cf. 1. IV, n° 4). Mais, rai-
sonnant dans une conception plus monétaire, on se dira que, pour une obligation de
somme d'argent, il ne peut jamais se produire une impossibilité d'exécution, tout au
plus la nécessité d'une conversion de monnaie à monnaie. C'est en ce sens que se pro-
noncent ici les arrêts: l'indice devenu impossible est converti dans le plus proche indice
possible. Ainsi, après la suppression du S.M.I.G., Civ. 3 6 mars 1974, D. 74, 249, n.
Voulet, a transformé une échelle S.M.I.G., non pas en échelle S.M.I.C., mais en échelle
«minimum garanti », jugée plus voisine de ce qu'avaient voulu les intéressés (cf. Corn.
25 févr. 1963, l.C.P., 63,2, 13231 ; Civ. 3 2 mai 1972, Bull., n° 268). Il faut, en effet, que
l'indice de substitution puisse se recommander d'une interprétation probable des volon-
tés contractuelles (Corn. 30 juin 1980, et Civ. 1 9 nov. 1981, R.T., 82,142 et 601, n. Cha-
bas). Une question ne semble pas avoir été soulevée en jurisprudence: une partie pour-
rait-elle, après un certain temps d'exécution, contester l'indice accepté par elle, sous
prétexte qu'il ne fonctionne plus correctement? Il n'est pas rare, en effet, qu'un indice,
à la longue, perde de son mordant par un relâchement des méthodes, ou qu'il soit
soupçonné d'être manipulé par le pouvoir ou par des groupes de pression (cf. les deux
exemples cités supra, n° 19, a, 2°). En s'inspirant d'une analogie privatiste, l'institut qui
élabore et publie des indices se laisserait aisément comparer à l'arbitre, arbitrator, qui,
dans un contrat tel que la vente (a. 1592), peut être chargé de fixer le prix (cf. 1. IV, n°
55). Or, il est de principe que le prix fixé par l'arbitrator est définitif et que les contrac-
tants ne peuvent le critiquer (Corn. 12 nov. 1962, D. 63, Somm. 63). On réserve, toute-
fois, les cas d'erreur, de dol ou de violence, ce qui rouvre une faculté de critique qui ne
serait pas absolument intransposable à l'hypothèse des indexations. Mais, si l'on voit
dans l'échelle mobile une monnaie de substitution, elle doit, comme toute monnaie, être
irrécusable.

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