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Pascal KOEBERLE
Ecole de Management Strasbourg
Université de Strasbourg
pascal.koeberle@em-strasbourg.eu
Résumé
INTRODUCTION
Nombre de dirigeants d’entreprises (et d’organisations au sens large), asso-
cient à leur rôle la mission de « faire vivre dans la durée un projet » (Mignon
2009). Pour cette auteure, cette pérennité de projet se décompose en une
pérennité de l’organisation et une pérennité des activités. Cette dernière ne
recherche la préservation que des seuls activités, produits et marques. Plus
englobante, la pérennité organisationnelle « se définit comme la capacité pour
une entreprise d’initier ou de faire face au cours de son histoire à des boulever-
sements externes ou internes tout en préservant l’essentiel de son identité »
(2009, p.75). De cette définition ressort le dilemme managérial consistant à
associer continuité et changement.
Ce dilemme est présent, également, dans la notion d’organisation am-
bidextre (O’Reilly III et Tushman 2004). L’ambidextrie désigne l’habileté
d’une organisation à, simultanément, poursuivre des activités reposant sur
l’exploitation (March 1991) des connaissances organisationnelles existantes
d’une part, et assurer une démarche d’exploration (March 1991) des produits,
marchés et technologies émergents menant à l’acquisition des connaissances
sources d’évolution de la trajectoire stratégique (Lewkowicz 1992) d’autre
part.
Cet apprentissage organisationnel, impulsé par les savoirs tacites détenus
par les individus (par exemple, Brown et Duguid 1991), se poursuit par une
explicitation des savoirs créés, facilitant leur transfert au-delà de la commu-
nauté de pratiques qui les a fait naı̂tre (Winter 1987 ; Nonaka 1994). L’ap-
plication pratique de ces connaissances aboutit à l’apparition de routines or-
ganisationnelles significatives d’une internalisation des savoirs, lesquels à ce
stade, redeviennent tacites. Cette internalisation fournit le sens de l’action
collective (Spender 1996). En ce sens, elle contribue à la construction d’une
identité organisationnelle, en forgeant les valeurs, les croyances, la culture
d’entreprise. Cette identité peut être considérée comme une source de stabi-
lité constituant « le socle d’une vision stratégique de long terme » (Mignon
2001, p.19). Mais cette stabilité génère une dépendance de sentier (Nelson
et Winter 1982) pouvant mener au déclin (Miller 1990). Paradoxalement, la
perte de l’identité et des connaissances implicites débouche généralement sur
une période de crise stratégique (Spender 1996, pp.73-74).
L’identité est ambivalente : stable, elle risque d’asphyxier l’organisation ;
déstabilisée, elle est source de crise. Elle doit, ainsi, être comprise de façon
dialectique. Tout en constituant un fil conducteur évitant à l’entreprise de
se « fourvoyer dans voies irréalistes » (Mignon 2009), elle peut également
paralyser l’organisation en limitant sa capacité à innover. L’identité est donc
Connaissances
La perspective de l’apprentissage organisationnel pose une ressource stratégique-
clé : les connaissances. Deux débats sont, ici, caractéristiques. Polanyi (1962)
distinguent les connaissances tacites et explicites. Les premières sont por-
teuses d’une inimitabilité relative ; les secondes, transférables, sont centrales
à l’axiome de transparence de l’information de la concurrence pure et par-
faite. Ce débat en comporte d’autres, tel que celui de la réplication ou au
contraire de la protection des connaissances (Kaplan et al. 2001). De nom-
breuses entreprises sont tout à la fois soucieuses de rédiger méticuleusement
leur procédé de fabrication et de préserver sa confidentialité.
En outre, les connaissances peuvent ainsi être individuelles ou collectives
(Spender 1996). Dans le premier cas, leurs propriétaires peuvent hésiter à
communiquer ce savoir s’ils escomptent en tirer une rente, ce qui peut abou-
tir à la mise en place d’incitations et au renforcement des jeux d’acteurs. Dans
le second, le stockage des connaissances au moyen de systèmes d’information
peut rigidifier et complexifier les interactions au sein de l’organisation, dans
un contexte où l’informatisation paraı̂t souvent incontournable.
Organisation
Il est presque trivial d’opposer une conception taylorienne de l’organisation
à une conception humaniste. Au demeurant, ce troisième débat compose les
pôles du dilemme de la division du travail : quel degré de standardisation et
quel espace d’originalité ? Dans la pratique, le dilemme prend la forme d’un
équilibre à trouver entre les dispositifs de pilotage tels que les objectifs et les
moyens alloués (qui, une fois fixés, peuvent laisser une grande flexibilité aux
individus ou aux communautés de pratiques [Brown et Duguid 1991] chargés
de la mise en uvre) et les dispositifs de contrôle tels que les procédures rigides
ou une supervision trop directive de la part des managers de proximité.
Une fois le travail divisé, se pose la question de sa coordination, laquelle
débouche sur un quatrième débat. Si la division du travail met l’accent sur la
standardisation, celle-ci peut revêtir un caractère individuel (standardisation
Contexte sociétal
L’organisation est imprégnée dans un contexte institutionnel, qui influence
ses décisions, en particulier en matière de recrutement. D’une part, le recru-
tement peut être élitiste, recherchant une qualification ou s’effectuer sur une
base élargie, recherchant une compétence. Mais les règles du jeu institution-
nelles s’immiscent, souvent, dans la décision (fonction publique en France,
professions libérales réglementées, etc.). Le dilemme consiste à faire coexister
ces deux profils de salariés, qui peuvent être séparés d’une distance cognitive
contraignante (Nooteboom 2006).
D’autre part, l’organisation peut privilégier un recrutement tantôt in-
terne, tantôt externe, selon que les critères de compétence sont fixés, respec-
tivement, par l’entreprise ou par le marché. Une entreprise qui se referme
sur elle-même favorise l’absorption des connaissances individuelles (Cohen
et Levinthal 1990), mais risque d’oublier la nécessité d’intégrer de nouveaux
savoirs (Kaplan et al. 2001) et celle d’assurer la pérennité de son savoir-faire.
Stratégie
Un débat stratégique fondamental est celui de l’organisation ambidextre, ca-
pable d’associer des activités d’exploitation et d’exploration (March 1991).
Du bref exemple cité plus haut, il faut retenir que le métier hérité de l’en-
treprise la contraint à l’exploitation, autant sinon davantage que le besoin
de rentabilisation de ses investissements. L’exploration d’un métier recherché
(Lewkowicz 1992) demeure malgré tout indispensable dans un environnement
dynamique (O’Reilly et Tushman 2004).
Enfin, l’ultime débat oppose deux finalités extrêmes de l’entreprise : va-
lorisation actionnariale (création de valeur financière à court terme) ou par-
tenariale (élargissement des critères d’évaluation de la performance, partage
rééquilibré de la valeur ajoutée, etc.). Les travaux de Mignon (2000) se situent
dans cette veine.
Hypothèse de configuration
Par hypothèse, la structure organisationnelle efficiente requiert une cohérence
interne parmi les paramètres du design (Mintzberg 1980, p.328). Nous repre-
nons cette hypothèse à notre compte, appliquée aux concepts présentés. Les
débats retenus sont liés, manifestement, par une correspondance déductive.
Nous proposons quatre ensembles de concepts, articulés selon deux axes, dont
le croisement révèle quatre modèles de structures idéaltypiques (Figure 1).
Bureaucratie Bureaucratie
professionnelle mécaniste
Adhocratie Firme J
Connaissances tacites
Standardisation faible
Recrutement à base élargie
Exploration d’un métier recherché
nécessaire à une éventuelle délocalisation. Mais dans ce cas, pour les nou-
veaux salariés du site d’accueil, la vie est façonnée par des règles dénuées
de sens (Spender 1996, p.74). L’identité est à reconstruire. Les bureaucraties
mécanistes de service public sont souvent, par ailleurs, le reflet d’un modèle
de société. La fermeture de bureaux de poste de proximité, dans une logique
de rentabilité, rompt avec l’identité de l’entreprise. Cette rupture, que l’on
peut qualifier de désalignement ou de dissonance par rapport à la tradition
et à l’histoire de l’entreprise, malmène l’identité. Dans le cas des firmes J, la
prépondérance des connaissances tacites rend toute délocalisation complexe.
La perte de ces connaissances peut causer l’effondrement du sens et la perte
d’identité. Or, celle-ci se trouve souvent au cur de la coordination du travail,
ce qui se concrétise par l’adoption de chartes de bonne conduite, une com-
munication omniprésente dans l’établissement relative aux valeurs de l’entre-
prise, ou encore l’engagement dans des actions de responsabilité sociale et
environnementale, permettant une mise en uvre des discours. Ces pratiques
sont également observables dans le comportement des bureaucraties méca-
nistes, telles qu’EDF ou Total. L’engagement de ces entreprises contribue à
maintenir et développer une identité fédératrice. L’identité semble donc bien
valorisée par des types d’organisation.
Il nous semble important, ici, de préciser que dans notre perspective, les
structures hospitalières et universitaires françaises correspondent au modèle
de la bureaucratie mécaniste (ces structures sont plus classiquement rappro-
chées de la bureaucratie professionnelles). Si les médecins et les enseignants-
chercheurs sont, bien entendu, des parties prenantes stratégiques en raison
de leur pouvoir de pression et de leur capacité de mobilisation, il demeure
qu’à l’évidence ces structures sont pilotées par un pouvoir largement cen-
tralisé - l’Etat - lequel est relayé par une technostructure (Mintzberg 1980)
établissant des normes, promulguant des lois (Hôpitaux Patients Santé Ter-
ritoire, LRU). Ces lois semblent, par ailleurs, en dissonance avec l’identité
de ces organisations, que les acteurs de terrain cherchent à préserver. Elles
impliquent une rupture importante avec le modèle historique de la société
française en matière d’éducation et de santé. La comparaison de ce modèle
avec des modèles alternatifs existants, tels que le modèle des Etats-Unis, ré-
vèle l’existence d’un risque majeur que ces organisations peuvent faire courir
(parfois malgré elles) à certaines de leurs parties prenantes.
L’intérêt pour l’identité organisationnelle paraı̂t moins prégnant dans le
cas des bureaucraties professionnelles et des adhocraties. Les professions li-
bérales réglementées, qui convergent vers le modèle de la bureaucratie profes-
sionnelle, bénéficient d’une légitimité à la fois traditionnelle et légale. Cepen-
dant, le maintien de cette légitimité dépend, outre de leur monopole légal, de
CONCLUSION
Dans cette contribution, nous avons voulu établir le lien entre les configura-
tions structurelles et les postures de pérennité de projet. Les configurations
se distinguent par leur capacité d’innovation. En conséquence, les modèles
organiques, conçus pour innover, peuvent paraı̂tre séduisants dans un envi-
ronnement en rapide mutation, nécessitant un renouvellement fréquent des
sources de l’avantage concurrentiel. Pourtant, une approche par les postures
de pérennité révèle que les configurations plus mécaniques (au sens de Burns
Stalker 1961) présentent des intérêts en termes de pérennité. La bureaucra-
tie mécaniste est un refuge de sens, protectrice des modèles sociaux issus
du passé. La bureaucratie professionnelle souhaitant préserver ses activités,
adopte une démarche de pérennité fondée sur l’excellence de la reproduction
de son savoir-faire.
Il ne faut donc pas dénoncer hâtivement les résistances au changement,
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