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Communication totale,
harmonie
totale ? 75
Réfractions n o 10
‘est la métastase de l’Internet et de la numérisation depuis les
années 90 qui a changé la donne du monde informatique. La
tribu informatique, qui possède encore la plus large part du pou-
voir d’innovation et d’évaluation technique, est à présent mas-
quée par les millions d’internautes, dont les préoccupations et
les approches sont souvent à cent lieues de celles de la tribu.
Deux mouvements se dessinent, peut-être contradictoires, peut-
être complémentaires.
Le premier est l’entrée dans le domaine du comptable de ces
internautes qui n’ont parfois allumé un ordinateur que parce que
des impératifs sociaux et professionnels les y contraignaient. Il est
encore beaucoup trop tôt pour juger des dégâts de cette extension
du comptable. Nous avons toutefois déjà remarqué plus haut l’ex-
pansion de la métaphore de l’ordinateur dans la description du
fonctionnement de l’esprit humain qui, loin d’être un phénomène
anecdotique ou purement linguistique, signale une grandissante
acceptation de la machine, et donc un malin plaisir d’accumuler les citations
abaissement parallèle du corps. d’enthousiastes qui saluèrent en
Le second est l’entrée dans le chaque nouveau moyen de communica-
domaine du simulacre. L’explosion de tion la promesse d’un nouveau contenu
l’Internet et des possibilités de numéri- de la communication, qui crurent que
sation ont créé et vont créer une quantité le nouveau moyen d’expression 1 serait,
exponentielle de simulacres, utilisés par une grâce spéciale, un nouveau
comme interface pour agir sur des moyen d’action. Paraphrasons Wolton,
machines, sur l’information (au sens pour dire du citoyen occidental qu’on
large) et sur autrui. Pensons aux inter- en a fait une éponge en matière d’in-
faces des systèmes d’exploitation à sou- formation et un mollusque en matière
ris, aux simulacres envahissant les d’action.
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Jean-Manuel Traimond
sions et les déceptions énumérées au
paragraphe précédent révèlent la remarquablement soumise à d’autres
vanité de l’espoir que la norme tech- facteurs culturels. Wolton souligne que
nique marquera la fin de la différence seul le monde occidental a distendu les
inter-personnelle. liens des individus avec les autres élé-
À un niveau moins abstrait, ments sociaux, famille, tribu, village,
Dominique Wolton, un homme dont on métier ou religion : le reste de la popu-
devine les orientations lorsqu’on sait lation mondiale, solidement insérée
qu’il a intitulé un ouvrage sur la télévi- dans plusieurs étages de liens sociaux,
sion 2, Éloge du grand public, avance des éprouve une soif moins dévorante de
objections au rêve de la communication communication électronique.
totale. Wolton n’est certes pas de notre Il est en revanche compréhensible
bord, mais ses objections, passablement que, célibataires ou divorçables, les
inconfortables, méritent d’être dis- employés délocalisables, urbains et
cutées. flexibles d’anonymes multinationales
demandent au monde digital des liens
Écrans et filtres que leur société leur a retirés. La jus-
Les premières portent non sur la valeur tesse de l’argument se renforce du
de ce rêve mais sur sa possibilité. En
premier lieu, l’illusion du monde entiè- 2. Il écrit par exemple : « La cohabitation des
rement connecté fait un peu vite litière programmes au sein d’une chaîne est une des
des barrières culturelles, et de la pre- manifestations de la cohabitation sociale. Les
mière d’entre elles, le langage. programmes de télévision sont pour des millions
de spectateurs la seule aventure de la semaine, 77
L’anglais, sans nul doute, est la lingua et, pour des millions d’individus, la seule lumière
franca de l’informatique, et les informa- du foyer. Au sens propre et figuré. » Op. cit., p. 76.
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ticiens occidentaux non anglophones Et « La question de fond est : à quoi sert la télé-
ont pu croire qu’apprendre l’anglais vision, pour un individu qui n’est jamais passif
devant l’image et qui n’en retient que ce qu’il
n’était pas en fin de compte le supplice veut en retenir ? Elle sert à se parler. La télévision
qu’ils craignaient. La difficulté d’un tel est un formidable outil de communication entre
apprentissage se révèle d’un autre les individus. Le plus important n’est pas ce qui
ordre si l’on est né à Shanghaï. est vu, mais le fait d’en parler. La télévision est un
objet de conversation. On en parle entre soi, plus
Réussirait-on malgré tout à élever l’an- tard, ailleurs. C’est en cela qu’elle est un lien
glais au rang de langue mondiale, ce social indispensable dans une société où les indi-
qui est de moins en moins improbable, vidus sont souvent isolés et parfois solitaires.
que le désir de communiquer dans sa Ce n’est pas la télévision qui a créé la solitude,
l’exode rural, multiplié les banlieues intermi-
propre langue n’en disparaîtrait pas nables, détruit les tissus locaux et démembré la
nécessairement. L’imprimerie est née famille. Elle a plutôt amorti les effets négatifs de
au moment où les alphabétisés ces profondes mutations en offrant un nouveau
européens partageaient une langue lien social dans une société individualiste de
masse. Elle est la seule activité à faire également
commune, le latin, mais c’est néan- le lien entre les riches et les pauvres, les jeunes et
moins l’imprimerie qui a permis la fixa- les vieux, les ruraux et les urbains, les cultivés et
tion des langues nationales et ceux qui le sont moins. Tout le monde regarde la
l’expansion des télévision et en parle. Quelle autre activité est
aujourd’hui aussi transversale ? Si la télévision
littératures nationales. Qui plus est, le n’existait pas, beaucoup rêveraient d’inventer un
besoin de communication est une varia- outil susceptible de réunir tous les publics. » Op.
ble, non une constante, et une variable cit., p. 75.
Jean-Manuel Traimond
cultures, les systèmes symboliques et blème de savoir si par le mot « indé-
politiques, les religions, et les traditions niable » il faut entendre « existant » ou
philosophiques dépendait de la vitesse « inévitable ». Je crois que l’une des dif-
de circulation des informations ! ficultés qu’affronterait une société anar-
Comme si échanger plus vite des mes- chiste serait à point nommé de veiller à
sages signifiait mieux se com- ce que « la protection de la relation avec
prendre. »4 « Non seulement les autrui » – dont il serait puéril d’espérer
machines ne simplifient pas forcément qu’elle serait toujours idyllique et sans
les relations humaines et sociales, non conflit pour la seule raison que nombre
seulement elles n’abolissent pas le des sources actuelles de conflit (profit,
temps, mais parfois elles amplifient la patriarcat, obscurantisme, hiérarchies)
bureaucratie ou plutôt elles ajoutent auraient disparu – génère peut-être des
une bureaucratie technique à la filtres et des chicanes, mais sans que ces
bureaucratie humaine. Et rien ne serait filtres dégénèrent en institutions.
plus faux que d’imaginer une société
où la bureaucratie aurait disparu dès La protection
lors que chacun pourrait tout faire à de l’information
partir de son terminal. C’est oublier les Pour ce qui est des intentions de
leçons de l’histoire : les hommes, les M. Wolton, on peut considérer, à la lec-
organisations, les institutions inventent ture du texte suivant, que le loup sort
sans cesse des processus bureaucra- du bois :
tiques parce que la transparence sociale « C’est cette utopie d’un volume
est impossible. Chacun, malgré les dis- considérable d’informations instan-
cours qui prônent des relations plus tanément accessibles par n’importe 79
directes, introduit néanmoins des inter- qui, sans compétence particulière, qu’il
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médiaires bureaucratiques, des filtres, faut interroger. D’autant qu’on présup-
des règles, des interdits, des signes de pose ces informations et ces connais-
distinction, pour protéger sa relation sances mises sur le réseau, sans aucun
avec autrui. Les relations sociales se contrôle, naturellement justes, objec-
simplifient ici pour s’obscurcir ailleurs, tives, honnêtes, dépourvues d’erreurs,
comme si les individus, qui ne rêvent et de rumeurs, de désir de nuire ou de
ne parlent que de transparence et de mentir. Quand on pense aux innom-
relations directes, ne cessaient d’inven- brables difficultés qu’ont rencontrées,
ter, simultanément, de nouvelles chi- depuis deux siècles, les journalistes,
canes, de nouveaux écrans, de pour essayer de réglementer et proté-
nouvelles sources de hiérarchies. »5 ger la liberté de l’information... on
Si, pour ma part, je n’éprouve pas comprend la naïveté, et
de difficulté à contester que la seule le danger, de croire que ces millions
façon de « protéger sa relation avec d’informations disponibles sur le Web
autrui » soit de créer de « nouvelles sont naturellement bonnes, honnêtes et
sources de hiérarchies », en revanche fiables. Cet enjeu de la protection de
« les chicanes, l’information disparaîtrait-il du simple
les écrans, les filtres », et très clairement fait de l’émergence d’un système tech-
la « bureaucratie technique » me sem- nique qui permette de produire et dis-
blent correspondre à des articulations
indéniables entre le psychologique et le 5. Op. cit., p. 108.
social. Je ne saurais trancher du pro- 6. Op. cit., p.143.
Jean-Manuel Traimond
les kiosques, les réunions, les cafés, les qui passe en moyenne deux heures par
bureaux, les lieux de production, etc. ; jour devant son écran sera mieux socia-
la communication par courriel est lisé que celui qui n’en allume jamais
désincarnée, réduite au minimum ; elle aucun. Les définitions des deux camps
chamboule la perception du temps; elle sont floues, leurs critères approxima-
limite la connaissance que l’on a de tifs, leurs résultats vulnérables.
l’autre à ce qu’il ou elle écrit sur l’écran;
la facilité de dissoudre une relation en Le bonheur
interrompant une connexion renforce le des malheureux
caractère déjà précaire et éphémère de Je hasarderais pour ma part une hypo-
nos liens sociaux; en permettant l’accès thèse, dont j’espère que l’expérience
au réseau de n’importe où dans le prouvera qu’elle est moins simpliste
monde, Internet infirme l’enracinement qu’il n’y paraît. Les timides, les mal-
local dont l’importance psychique est adroits, les solitaires, les habitants de
pourtant grande. niches raréfiées (collectionneurs de tire-
La tribu, elle, ne se tient pas de joie : bouchons, latinistes, éleveurs d’arai-
enfin un instrument qui permet aux gnées), les excentriques, les
communicateurs médiocres de com- exhibitionnistes, les vaniteux, les
muniquer ! Sans contact ? Donc sans obsédés, les fanatiques, les isolés, les
risque! Et elle ajoute, contre le reproche minoritaires de tout poil, ce qui fait
de maigreur lancé à l’égard du courriel, beaucoup de monde, apparaissent
que, bien que l’on ignore quel sera le ravis de la communication sans risque
développement des webcams et des offerte par le courriel, les forums de
micros et l’évolution du prix des discussion, et profitent de la publicité 81
écrans, il est possible que dans dix ou impossible ailleurs offerte par les pages
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quinze ans une communication encore personnelles, les sites Web, les web-
électronique, mais plus riche parce cams, etc. Je recommande, tant au lec-
qu’incluant la voix et la vision, soit plus teur qu’au jeune étudiant en ethnologie
répandue qu’aujourd’hui le courriel. à la recherche d’un sujet de thèse, de se
Continuons le ping-pong des argu- connecter à Realm of the Redheads
ments : si Wolton a raison en ce qui pour comprendre comment une com-
concerne le besoin de protection dans munauté, assez virtuelle jusqu’à
la relation à autrui, peut-être qu’en Internet, a pu coaguler grâce au Web,
dépit du développement de sa possibi- au plus grand bénéfice psychologique
lité technique une communication plus des rouquines et rouquins anglo-
riche, ne se répandra pas et qu’on vou- saxons.
dra, au contraire, en rester à la sécurité De plus, ainsi que le note Pierre-
sèche du courriel ! Jean Dessertine, quiconque s’engage
Les études scientifiques, ou tentant dans un débat où la discussion ration-
d’être scientifiques, se multiplient. Pour nelle prédomine sur les enjeux émo-
les unes, l’usage d’Internet plus de x tionnels ne peut que tirer profit
heures par semaine garantit un début d’Internet : que celui-ci conserve et
de dépression, un sentiment de soli- augmente encore son importance
tude, une diminution du nombre démesurée dans la vie économique et
d’amis, une augmentation du risque de scientifique est hors de doute, du
suicide. Pour les autres, un adolescent moins jusqu’à la prochaine révolution
technologique.
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recevoir en retour des courriers intéres- que l’Internet ne soit construit, une
sants et constructifs, le tout pour un défense plus subtile de la bouteille à
investissement technique et financier moitié vide, de l’abondance-éteignoir,
minimum ?”, s’enthousiasme Arno, a été présentée par Adorno.
pionnier du Web indépendant et web- « L’état d’esprit que nous pouvons
mestre du site Le Scarabée. »7 à juste titre qualifier de semi-érudition
paraît plus indiquer un changement
L’abondance - bâillon structurel qu’une modification dans la
La bouteille à moitié vide dérive d’une distribution des biens culturels. Ce qui
des critiques situationnistes de la est en train de se passer en réalité, et
société du spectacle selon laquelle, je qui va de pair avec la foi grandissante
cite de mémoire, « dans un monde réel- dans les “faits”, c’est que l’information
lement renversé, le vrai n’est qu’un a tendance à remplacer de plus en plus
moment du faux ». En d’autres termes, l’investigation et la réflexion intellec-
l’abondance jamais vue des discours tuelles. L’élément de “synthèse” au
pourrait bien aboutir à une homogénéi- sens philosophique classique est de
sation : rien ne compte, pas même ce moins en moins présent ; il y a en effet
qui est vrai ou bon, parce que tout u n e
essaie également de compter. grande richesse de biens matériels et
En outre, croire que, toutes choses de connaissances, mais leur relation
égales par ailleurs, l’abondance du tient plus de la classification et de
choix, de l’offre, est bonne en soi, l’ordre formel que d’un rapport qui
constitue une illusion centrale de la pourrait ouvrir “les faits têtus” à l’in-
société de consommation. Pensons aux terprétation et à la compréhension. »8 83
tests des magazines qui proposent de Wolton riposte pour la bouteille à
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définir une personnalité par le choix moitié pleine avec l’argument suivant :
d’une variable entre cinq ou six. La « Les élites depuis près de cin-
limitation par le choix n’est pas dans la quante ans se sentant, à tort, menacées
réponse, elle est dans l’offre ; quand on ont une réaction défensive. Qu’il
entre dans un choix, on choisit ce qui s’agisse des élites politiques, adminis-
est présenté, pas ce qui n’est pas pré- tratives, académiques, liées à la fonc-
senté. C’est évident dans un système tion publique, aux grandes entreprises,
étriqué tel que celui des questionnaires à l’armée ou à l’Église, on retrouve le
de magazines de gynécée, ainsi que les même discours. Deux arguments
baptisait Roland Barthes, mais cela dominent. D’une part, tout ce qui
revient peut-être au même lorsque le concerne les médias de masse est sim-
choix porte à l’inverse sur un nombre pliste et de mauvaise qualité. D’autre
dépassant les capacités humaines, part, cette culture de masse menace la
comme celui des sites sur un sujet popu- “vraie” culture. »9
laire qui dépasse pour certaines Il ajoute que ces élites devraient se
demandes la cinquantaine de milliers : sentir d’autant moins menacées que les
le choix d’une fourmi dans une cage est cultures “d’élite” se portent à mer-
illusoire, le choix d’une fourmi dans une veille. La différence, qui fait qu’elles se
fourmilière géante ne l’est pas moins.
Bien qu’elle ait été écrite avec l’as- 8. Theodor Adorno, Des étoiles à terre, Exils
trologie pour cible et longtemps avant p. 157.
9. Op. cit., p. 21.
Jean-Manuel Traimond
simulacre a trois conséquences : de choisir votre réponse, dans les
– La première, évidente, est qu’il a limites des questions posées.10 Un
rendu l’informatique aisée au public monde de simulacres est un monde
non informaticien, qui peut enfin maî- autoritairement régi par les concep-
triser les commandes, devenues claires teurs des simulacres.
grâce aux simulacres. Les créateurs Or tant la complexité, que l’effica-
d’outils informatiques savent à présent cité, que l’ubiquité des simulacres aug-
que s’ils veulent vendre par millions et mentent de jour en jour. Il n’est pas
non par milliers, les simulacres sont difficile d’en extrapoler un monde prin-
obligatoires. cipalement agi par des simulacres, dont
– La deuxième est que le code- la complexité sera devenue telle que
source disparaît. Ceci désespère la tribu l’énergie intellectuelle sera dépensée
parce que, nous l’avons vu dans le cas dans la maîtrise de la manipulation des
de Linux, c’est l’accès au code-source simulacres, et non dans la mise en
qui permet de modifier, de personnali- question des paramètres imposés par
ser, d’adapter, bref de prendre le les concepteurs des simulacres. Le
contrôle du logiciel. Les versions suc- monde deviendra un monde dans
cessives de Windows comportent de lequel on naviguera, dans lequel on
moins en moins de passerelles vers MS- ajustera sa bulle, duquel on pourra
DOS, et, de toute façon, les personnes moduler certaines circonstances, mais
capables de maîtriser sur la base duquel on n’aura plus prise.
MS-DOS s’équipent en règle générale Il est évidemment impossible de
d’autres systèmes d’exploitation, tels déterminer aujourd’hui si cette sombre
que Linux. hypothèse subira le sort d’autres pré- 85
– La troisième est plus inquiétante, dictions, telles l’avènement marxiste du
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et c’est là que nous ne regarderons plus prolétariat, ou la dictature généralisée
seulement par le petit bout de la lor- en 1984. Peut-être se passera-t-il ce qui
gnette. La différence fondamentale s’est passé pour ces deux prédictions,
entre un système à code-source acces- dont certains éléments ont survécu : le
sible et un système à code-source non prolétariat n’est pas devenu le mode
accessible et géré par des simulacres d’être social de la quasi-totalité de la
réside en ceci que le premier est modi- population, mais la quasi-totalité de la
fiable en ses fondements, le second n’est population est quand même asservie à
modifiable que dans ses variables. la marchandise. La dictature n’est pas
C’est-à-dire que, si l’on est de la généralisée, mais les limites à la liberté
caste qui sait maîtriser la technique, le individuelle subies par un citoyen de
premier vous laisse entièrement libre, 2003 choqueraient en bien des
alors que le second vous encage, qu’on
soit hacker ou non. La cage est jolie,
10. « Pour la plupart des joueurs, les jeux
plaisante, facile, stimulante, mais c’est vidéos suggèrent un monde qu’on habite, plutôt
une cage. qu’on ne l’analyse. » Sherry Turkle, Life on the
Nous en revenons au danger de screen, Touchstone, p. 69.
l’illusion du choix. Les jeux vidéos 11. Le baud est défini par le dictionnaire ency-
clopédique Hachette : « unité de vitesse de
vous laissent jouer à votre gré, dans les modulation en télégraphie et en téléinforma-
limites des règles posées par les concep- tique ». Son usage principal paraît être d’empê-
teurs; un questionnaire vous laisse libre cher un individu normal d’installer lui-même un
modem dans son ordinateur.
Jean-Manuel Traimond
À l’instar des messageries Minitel, où moustachus, des prostituées ou des far-
des comptables sexagénaires à arthrite ceurs. Turkle décrit à l’inverse des cas
insidieuse se changeaient en dirigeants de femmes prenant des identités mas-
d’entreprise jet-settant d’une capitale à culines par curiosité ou par simple
l’autre, et où de respectables matrones désir d’être enfin dans un univers où
se drapaient dans des pseudonyme leur sexe n’aura plus d’importance, et
poétiques, d’Ondine à Nausicaa, les des cas de personnes menant de front
MUD regorgent de chômeurs proprié- six, sept, huit identités différentes, de
taires de palais, de célibataires maîtres sexe et d’âge divers, leur identité RL
a b s o l u s n’étant qu’un cas parmi d’autres. RL ?
de harems, de divorcées comblées de Real Life, vie réelle. L’une des identités,
l’amour attentif d’une maisonnée pas toujours la plus agréable.
bruissante quoique virtuelle, d’em- Si l’on est malgré tout qui l’on
p l o y é s annonce, des deux côtés de la barrière
s’attribuant duchés, principautés et demeure le problème de la signification
royaumes : les MUD sont des foires aux des mots, de la différence entre les
vanités émouvantes, embarrassantes, amours rêvées et les amours vécues...
tragiques et sordides en parts égales. Il Rien de vraiment neuf dans cette
serait injuste de réduire le bénéfice des énième variation sur la misère amou-
MUD pour leurs participants à la satis- reuse et sociale.
faction de désirs saccagés : selon Beaucoup plus déprimantes d’un
Turkle, de nombreuses femmes se sont point de vue anarchiste sont les caracté-
bien trouvées d’avoir développé des ristiques sociales des MUD. N’espérons
aspects plus hardis ou moins complai- pas trop vite qu’ils représentent un 87
sants de leur personnalité dans un excellent laboratoire où prouver nos
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MUD. Là, elles ont pu en vivre certains, postulats quant à la bonté et au sens
en découvrir d’autres, ou réaliser que inné de la coopération de l’être humain.
tous ne leur convenaient Nous, anarchistes, pensons que la plu-
pas autant qu’elles ne l’espéraient. Le part des problèmes sociaux sont dus à
déploiement d’identités multiples, tant l’existence de la domination et à une
qu’il reste sous contrôle, tant qu’il ne fiction capitaliste appelée économie de
vire pas à la folie, correspond aussi à la rareté. Il s’ensuit que, de notre point
un puissant désir adolescent d’explo- de vue, des univers dont l’entrée et la
ration, et permet de le satisfaire sans sortie sont libres, dont on peut toujours
grands dommages. créer une alternative, où aucune autre
Sans grands dommages, lorsque, on règle que celle librement adoptée par
comprend qu’il s’agit du deuxième les participants n’a besoin d’exister, et
danger des MUD, cela demeure dans où l’économie de la rareté se réduit au
de sûres limites virtuelles. Il n’est pas nombre d’octets disponibles sur le ser-
nécessaire de lire les tristes récits de veur hébergeant le MUD (et l’on sait
Turkle pour réaliser que le transfert des que, à qui possède suffisamment d’é-
amours ou des amitiés virtuelles dans ducation pour participer à un MUD,
le monde réel est empreint de risques. l’octet n’est pas la ressource la plus
Les femmes se trouvant en nette mino- chère), doivent être des univers, sinon
rité dans les MUD, bien des blondes idylliques, du moins sans hiérarchie,
aux yeux bleus masquent des bruns sans argent, sans domination, sans
Dissiper plusieurs illusions au sujet des bénéfices This paper attempts to dispel many illusions
à attendre de la vitesse accrue et de l’amplitude arising out of exaggerated expectations created
accrue de la communication par le biais by the increase in speed and breadth of com-
d’Internet est le but de cet article. Il examine en munication via Internet. It examines Domini-
particulier les objections élevées par Dominique que Wolton’s objections to these illusions, as
Wolton, ainsi que les conséquences psycholo- well as the psychological and sociological
giques et sociales de transformation des inter- consequences of changes in computer inter-
faces informatiques, de commandes par code vers faces, from command by code to command by
les commandes par simulacres. simulacra.