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Communiquer par le Net

Communication totale,
harmonie
totale ? 75

Réfractions n o 10
‘est la métastase de l’Internet et de la numérisation depuis les
années 90 qui a changé la donne du monde informatique. La
tribu informatique, qui possède encore la plus large part du pou-
voir d’innovation et d’évaluation technique, est à présent mas-
quée par les millions d’internautes, dont les préoccupations et
les approches sont souvent à cent lieues de celles de la tribu.
Deux mouvements se dessinent, peut-être contradictoires, peut-
être complémentaires.
Le premier est l’entrée dans le domaine du comptable de ces
internautes qui n’ont parfois allumé un ordinateur que parce que
des impératifs sociaux et professionnels les y contraignaient. Il est
encore beaucoup trop tôt pour juger des dégâts de cette extension
du comptable. Nous avons toutefois déjà remarqué plus haut l’ex-
pansion de la métaphore de l’ordinateur dans la description du
fonctionnement de l’esprit humain qui, loin d’être un phénomène
anecdotique ou purement linguistique, signale une grandissante
acceptation de la machine, et donc un malin plaisir d’accumuler les citations
abaissement parallèle du corps. d’enthousiastes qui saluèrent en
Le second est l’entrée dans le chaque nouveau moyen de communica-
domaine du simulacre. L’explosion de tion la promesse d’un nouveau contenu
l’Internet et des possibilités de numéri- de la communication, qui crurent que
sation ont créé et vont créer une quantité le nouveau moyen d’expression 1 serait,
exponentielle de simulacres, utilisés par une grâce spéciale, un nouveau
comme interface pour agir sur des moyen d’action. Paraphrasons Wolton,
machines, sur l’information (au sens pour dire du citoyen occidental qu’on
large) et sur autrui. Pensons aux inter- en a fait une éponge en matière d’in-
faces des systèmes d’exploitation à sou- formation et un mollusque en matière
ris, aux simulacres envahissant les d’action.
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médias, aux simulacres médicaux, poli- Grâce au téléphone, rappelle


ciers, etc. Quel sera l’impact de cet écran Wolton, les chefs d’État se parleraient
chatoyant, envahissant et souple, inter- sans intermédiaires, ce qui supprime-
posé entre l’homme et le réel ? Nous rait les guerres. Grâce au télégraphe et
traiterons plus loin du peu dont nous aux chemins de fer, les peuples se par-
pouvons traiter. leraient et se découvriraient, ce qui sup-
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Ce dont il est en revanche possible primerait les guerres. Grâce à la
de traiter ici, c’est d’un postulat fonda- télévision qui retransmettrait l’en-
mental de la cybernétique originelle- semble des cours des systèmes éduca-
ment et d’Internet actuellement, celui tifs, l’analphabétisme et l’ignorance
du potentiel libérateur et harmonisa- disparaîtraient de la planète, ce qui
teur de la communication, qui serait supprimerait les guerres. Grâce aux
rendue bientôt totale et totalement radios libres, les masses cesseraient de
transparente grâce à Internet. croire aux mensonges d’État et la
La tentation est incontestablement France deviendrait gauchiste, écolo-
forte de faire de la communication giste et polysexuelle. Grâce au câble, les
totale une panacée sociale : tant d’abus, télévisions d’État s’écrouleraient sous
tant de crimes ont été commis à l’abri le poids de leur bêtise. La liste est
du secret ! Quant au mensonge, déjà longue. Contentons-nous de l’évi-
instrument d’État depuis toujours, il est dence ; en ce début de XXIe siècle où les
en plus à présent une arme essentielle moyens de communication n’ont
du spectacle. On ne peut critiquer le jamais été aussi nombreux, où l’on n’a
désir de vérité. On peut néanmoins jamais autant communiqué, guerre,
douter de la stricte équivalence de la violence, incompréhension et exploita-
liberté de communication et de la tion se portent à merveille.
vérité. Internet a considérablement ampli-
Forte, cette tentation est également fié le premier fantasme cybernétique –
vieille. Les manuels et les sommes qui le réel se réduit à l’information – et le
traitent de la communication se font un second fantasme cybernétique – une
circulation libre de l’information sur
1. « Internet se présente comme un espace de des bases strictement rationnelles ren-
communication alors qu’il n’est le plus souvent dra inutile l’action sociale et politique,
qu’un espace d’expression, ce qui n’est pas exac-
tement la même chose, et peut-être surtout, un
en supprimant l’ambiguïté et l’opacité
marché de l’information. » D. Wolton, Internet et des relations humaines. Mais les illu-
après ? Flammarion.

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sions et les déceptions énumérées au
paragraphe précédent révèlent la remarquablement soumise à d’autres
vanité de l’espoir que la norme tech- facteurs culturels. Wolton souligne que
nique marquera la fin de la différence seul le monde occidental a distendu les
inter-personnelle. liens des individus avec les autres élé-
À un niveau moins abstrait, ments sociaux, famille, tribu, village,
Dominique Wolton, un homme dont on métier ou religion : le reste de la popu-
devine les orientations lorsqu’on sait lation mondiale, solidement insérée
qu’il a intitulé un ouvrage sur la télévi- dans plusieurs étages de liens sociaux,
sion 2, Éloge du grand public, avance des éprouve une soif moins dévorante de
objections au rêve de la communication communication électronique.
totale. Wolton n’est certes pas de notre Il est en revanche compréhensible
bord, mais ses objections, passablement que, célibataires ou divorçables, les
inconfortables, méritent d’être dis- employés délocalisables, urbains et
cutées. flexibles d’anonymes multinationales
demandent au monde digital des liens
Écrans et filtres que leur société leur a retirés. La jus-
Les premières portent non sur la valeur tesse de l’argument se renforce du
de ce rêve mais sur sa possibilité. En
premier lieu, l’illusion du monde entiè- 2. Il écrit par exemple : « La cohabitation des
rement connecté fait un peu vite litière programmes au sein d’une chaîne est une des
des barrières culturelles, et de la pre- manifestations de la cohabitation sociale. Les
mière d’entre elles, le langage. programmes de télévision sont pour des millions
de spectateurs la seule aventure de la semaine, 77
L’anglais, sans nul doute, est la lingua et, pour des millions d’individus, la seule lumière
franca de l’informatique, et les informa- du foyer. Au sens propre et figuré. » Op. cit., p. 76.

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ticiens occidentaux non anglophones Et « La question de fond est : à quoi sert la télé-
ont pu croire qu’apprendre l’anglais vision, pour un individu qui n’est jamais passif
devant l’image et qui n’en retient que ce qu’il
n’était pas en fin de compte le supplice veut en retenir ? Elle sert à se parler. La télévision
qu’ils craignaient. La difficulté d’un tel est un formidable outil de communication entre
apprentissage se révèle d’un autre les individus. Le plus important n’est pas ce qui
ordre si l’on est né à Shanghaï. est vu, mais le fait d’en parler. La télévision est un
objet de conversation. On en parle entre soi, plus
Réussirait-on malgré tout à élever l’an- tard, ailleurs. C’est en cela qu’elle est un lien
glais au rang de langue mondiale, ce social indispensable dans une société où les indi-
qui est de moins en moins improbable, vidus sont souvent isolés et parfois solitaires.
que le désir de communiquer dans sa Ce n’est pas la télévision qui a créé la solitude,
l’exode rural, multiplié les banlieues intermi-
propre langue n’en disparaîtrait pas nables, détruit les tissus locaux et démembré la
nécessairement. L’imprimerie est née famille. Elle a plutôt amorti les effets négatifs de
au moment où les alphabétisés ces profondes mutations en offrant un nouveau
européens partageaient une langue lien social dans une société individualiste de
masse. Elle est la seule activité à faire également
commune, le latin, mais c’est néan- le lien entre les riches et les pauvres, les jeunes et
moins l’imprimerie qui a permis la fixa- les vieux, les ruraux et les urbains, les cultivés et
tion des langues nationales et ceux qui le sont moins. Tout le monde regarde la
l’expansion des télévision et en parle. Quelle autre activité est
aujourd’hui aussi transversale ? Si la télévision
littératures nationales. Qui plus est, le n’existait pas, beaucoup rêveraient d’inventer un
besoin de communication est une varia- outil susceptible de réunir tous les publics. » Op.
ble, non une constante, et une variable cit., p. 75.

Communication totale, harmonie totale


succès des nouveaux moyens de com- tion sociale de chacun : un des effets de
munication, courriel et portable, dans la domination socioculturelle est juste-
les métropoles des « pays émergents », ment de ne pas demander autre chose
tels la Chine, où l’émulation de l’ano- que ce que l’on a. Désirer autre chose,
mie occidentale est plus avancée que entreprendre, c’est déjà se situer dans
dans les zones rurales. Wolton observe une démarche dynamique de question-
encore que, si les informaticiens sont nement, d’émancipation. Le risque est
plus fascinés par l’appareil à commu- qu’il y ait une place pour chacun, mais
nication que par ce qu’il sert à commu- que chacun soit à sa place! »
niquer, le reste de l’humanité préfère ne Il ajoute :
pas parler pour ne rien dire 3, et com- « L’accès à “toute l’information”
munique avec d’autres buts en tête que ne remplace pas la compétence préa-
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celui d’explorer un techno-jouet : lable pour savoir quelle information


il n’est donc pas sûr que si l’on procure demander et quel usage en faire.
un laptop à modem à un berger tadjik, L’accès direct ne supprime pas la hié-
celui-ci abandonnera sur-le-champ ses rarchie du savoir et des connaissances.
brebis pour consulter, exultant, les Et il y a quelque forfanterie à croire que
bases de données de Harvard. l’on peut se cultiver seul pour peu que
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En d’autres termes, le seul fait que l’on ait accès aux réseaux. »
le savoir est disponible ne signifie pas Nous laisserons aux nombreux et
qu’il est recherché. nombreuses autodidactes de l’anar-
La même idée peut s’exprimer chisme le soin d’exprimer à M. Wolton
d’une troisième manière : les citoyens ce qu’ils pensent de leur « forfanterie ».
de métropoles telles que Paris, Londres Enfin, non sans cynisme, mais non
ou Washington ont à leur disposition les sans habileté non plus, Wolton lance
plus grandes bibliothèques de l’histoire sous trois formes une même objection
de l’humanité. On voit cependant qu’un lecteur anarchiste trouvera blâ-
moins d’affluence devant les portes de mable mais dont il lui sera malaisé de se
ces bibliothèques que devant celles des débarrasser :
stades. Wolton pousse cependant cette « Supporter autrui est beaucoup
objection jusqu’à dire, p. 99, ceci, dans plus difficile quand il est proche et
un étrange renversement des thèses de visible que lorsqu’il est lointain et peu
Bourdieu : visible. Pour préserver la communica-
« L’utilisation de ces terminaux à tion, il faut donc réfléchir aux bonnes
domicile risque d’être finalement plus distances à conserver. Ce qui obligera
sélective que la radio et la télévision, l’Occident à respecter davantage
qui sont les deux autres moyens de d’autres identités et d’autres hiérar-
communication à grande échelle, mais chies de valeurs, sous peine d’être
qui ont l’avantage de fournir la même rejeté en même temps que ses systèmes
chose à chacun. Le problème, en effet, d’information, identifiés à un impéria-
n’est pas que certains auront accès, et lisme culturel. » « On réduit ainsi la
d’autres pas, puisque tout est possible – capacité de compréhension entre des
à condition de savoir et de payer – mais peuples, des cultures, des régimes poli-
plutôt de savoir quel sera le niveau de tiques que tout sépare par ailleurs, au
la demande. Or celui-ci est lié à la posi- volume et au rythme d’échanges entre
les collectivités permis par les réseaux.
3. « Le village global est un exploit technique Comme si la compréhension entre les
en attente de projet. » D. Wolton, op. cit., p.7.
4. Op. cit., p. 43.

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cultures, les systèmes symboliques et blème de savoir si par le mot « indé-
politiques, les religions, et les traditions niable » il faut entendre « existant » ou
philosophiques dépendait de la vitesse « inévitable ». Je crois que l’une des dif-
de circulation des informations ! ficultés qu’affronterait une société anar-
Comme si échanger plus vite des mes- chiste serait à point nommé de veiller à
sages signifiait mieux se com- ce que « la protection de la relation avec
prendre. »4 « Non seulement les autrui » – dont il serait puéril d’espérer
machines ne simplifient pas forcément qu’elle serait toujours idyllique et sans
les relations humaines et sociales, non conflit pour la seule raison que nombre
seulement elles n’abolissent pas le des sources actuelles de conflit (profit,
temps, mais parfois elles amplifient la patriarcat, obscurantisme, hiérarchies)
bureaucratie ou plutôt elles ajoutent auraient disparu – génère peut-être des
une bureaucratie technique à la filtres et des chicanes, mais sans que ces
bureaucratie humaine. Et rien ne serait filtres dégénèrent en institutions.
plus faux que d’imaginer une société
où la bureaucratie aurait disparu dès La protection
lors que chacun pourrait tout faire à de l’information
partir de son terminal. C’est oublier les Pour ce qui est des intentions de
leçons de l’histoire : les hommes, les M. Wolton, on peut considérer, à la lec-
organisations, les institutions inventent ture du texte suivant, que le loup sort
sans cesse des processus bureaucra- du bois :
tiques parce que la transparence sociale « C’est cette utopie d’un volume
est impossible. Chacun, malgré les dis- considérable d’informations instan-
cours qui prônent des relations plus tanément accessibles par n’importe 79
directes, introduit néanmoins des inter- qui, sans compétence particulière, qu’il

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médiaires bureaucratiques, des filtres, faut interroger. D’autant qu’on présup-
des règles, des interdits, des signes de pose ces informations et ces connais-
distinction, pour protéger sa relation sances mises sur le réseau, sans aucun
avec autrui. Les relations sociales se contrôle, naturellement justes, objec-
simplifient ici pour s’obscurcir ailleurs, tives, honnêtes, dépourvues d’erreurs,
comme si les individus, qui ne rêvent et de rumeurs, de désir de nuire ou de
ne parlent que de transparence et de mentir. Quand on pense aux innom-
relations directes, ne cessaient d’inven- brables difficultés qu’ont rencontrées,
ter, simultanément, de nouvelles chi- depuis deux siècles, les journalistes,
canes, de nouveaux écrans, de pour essayer de réglementer et proté-
nouvelles sources de hiérarchies. »5 ger la liberté de l’information... on
Si, pour ma part, je n’éprouve pas comprend la naïveté, et
de difficulté à contester que la seule le danger, de croire que ces millions
façon de « protéger sa relation avec d’informations disponibles sur le Web
autrui » soit de créer de « nouvelles sont naturellement bonnes, honnêtes et
sources de hiérarchies », en revanche fiables. Cet enjeu de la protection de
« les chicanes, l’information disparaîtrait-il du simple
les écrans, les filtres », et très clairement fait de l’émergence d’un système tech-
la « bureaucratie technique » me sem- nique qui permette de produire et dis-
blent correspondre à des articulations
indéniables entre le psychologique et le 5. Op. cit., p. 108.
social. Je ne saurais trancher du pro- 6. Op. cit., p.143.

Communication totale, harmonie totale


tribuer un nombre considérable d’in- et après lui, critique par surcroît la
formations ? D’où vient ce mythe d’un valeur même de l’idée de transparence
système d’informations infini et gra- totale par la communication totale : il
tuit, débarrassé de toutes les problé- rappelle que les idéologies qui ont tenu
matiques de pouvoir, de mensonges et à lever les barrières entre vie publique
d’erreurs ? D’où vient cette représenta- et vie privée, entre vie privée et confor-
tion d’un citoyen occidental curieux de mité à la cause, ont sans exception très
tout, attendant seulement d’être équipé mal tourné. Les deux organisations à
d’un terminal pour devenir une sorte avoir institutionnalisé la confession
de savant ? »6 sont, nul ne l’ignore, le parti commu-
Peut-être M. Wolton se rêve-t-il en niste et l’Église catholique. Désagréable
Grand Protecteur de l’Information à voisinage qui s’explique par l’illusion
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Ciseaux d’Or et Gomme de Diamant ? que la transparence engendre unani-


Nous avons contaté dans le petit texte mité, égalité des désirs et unité des
consacré à Wikipedia.com, qu’il n’y a actes, que, si l’on ne cache plus rien,
pas mieux que la liberté pour protéger c’est qu’on n’a plus rien à cacher, qu’on
la vérité, si l’histoire de la science ne a atteint un degré de moralité assez
l’avait déjà prouvé. Et puis, l’étonne- élevé pour qu’il soit celui de tous. Ce
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ment de M. Wolton quant à la « repré- qui suppose que l’on se soit accordé sur
sentation d’un citoyen occidental ce que signifie la moralité.
curieux de tout » nous pousse à lui
suggérer de mettre ses incontestables Détachants, simulacres
capacités critiques au service d’une et prise au tas
autre question, plus féconde et utile Les uns après les autres tous les
que celle de l’origine de la représenta- moyens de communications suscitèrent
tion du citoyen occidental curieux de à leur naissance de grands espoirs que
tout : de quelle manière réussissons- le passage du temps se chargea de
nous à détruire la « curiosité de tout » et décevoir. Les peurs qu’ils déclenchè-
le génie poétique, créateur, de n’im- rent parallèlement connurent un sort
porte quel enfant de cinq ans, pour le identique : le chemin de fer ne devait-il
transformer à quinze ans en spectateur pas asphyxier ses passagers ? Le
de football ? De ses objections, Wolton cinéma ne devait-il
déduit la nécessité « d’intermédiaires », pas chasser le théâtre ? La télévision ne
n’osant probablement sauter le pas et devait-elle pas enterrer la presse écrite?
les appeler « experts ». La défiance Le danger des études de la portée
naturelle et justifiée de l’anarchisme sociale et psychologique d’Internet
envers les experts est une première réside de même dans le manque de
réponse à ces objections. La seconde recul : ainsi de la controverse portant
consiste en ceci que, bien qu’en effet sur Internet et le lien social. Pour
communication totale n’égale pas har- Philippe Breton et beaucoup d’autres,
monie totale, il ne faut pas en tirer Internet est un clou de plus dans le cer-
argument contre la transparence et la cueil du lien social. Les arguments sont
disponibilité de l’information. clairs : Internet enchaîne, physique-
Il ne faut en tirer argument que ment, les internautes chez eux en sup-
contre les espérances de résoudre les primant le besoin d’aller chercher
problèmes sociaux à l’aide de la seule l’information dans les bibliothèques,
communication.
Wolton, et beaucoup d’autres avant

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les kiosques, les réunions, les cafés, les qui passe en moyenne deux heures par
bureaux, les lieux de production, etc. ; jour devant son écran sera mieux socia-
la communication par courriel est lisé que celui qui n’en allume jamais
désincarnée, réduite au minimum ; elle aucun. Les définitions des deux camps
chamboule la perception du temps; elle sont floues, leurs critères approxima-
limite la connaissance que l’on a de tifs, leurs résultats vulnérables.
l’autre à ce qu’il ou elle écrit sur l’écran;
la facilité de dissoudre une relation en Le bonheur
interrompant une connexion renforce le des malheureux
caractère déjà précaire et éphémère de Je hasarderais pour ma part une hypo-
nos liens sociaux; en permettant l’accès thèse, dont j’espère que l’expérience
au réseau de n’importe où dans le prouvera qu’elle est moins simpliste
monde, Internet infirme l’enracinement qu’il n’y paraît. Les timides, les mal-
local dont l’importance psychique est adroits, les solitaires, les habitants de
pourtant grande. niches raréfiées (collectionneurs de tire-
La tribu, elle, ne se tient pas de joie : bouchons, latinistes, éleveurs d’arai-
enfin un instrument qui permet aux gnées), les excentriques, les
communicateurs médiocres de com- exhibitionnistes, les vaniteux, les
muniquer ! Sans contact ? Donc sans obsédés, les fanatiques, les isolés, les
risque! Et elle ajoute, contre le reproche minoritaires de tout poil, ce qui fait
de maigreur lancé à l’égard du courriel, beaucoup de monde, apparaissent
que, bien que l’on ignore quel sera le ravis de la communication sans risque
développement des webcams et des offerte par le courriel, les forums de
micros et l’évolution du prix des discussion, et profitent de la publicité 81
écrans, il est possible que dans dix ou impossible ailleurs offerte par les pages

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quinze ans une communication encore personnelles, les sites Web, les web-
électronique, mais plus riche parce cams, etc. Je recommande, tant au lec-
qu’incluant la voix et la vision, soit plus teur qu’au jeune étudiant en ethnologie
répandue qu’aujourd’hui le courriel. à la recherche d’un sujet de thèse, de se
Continuons le ping-pong des argu- connecter à Realm of the Redheads
ments : si Wolton a raison en ce qui pour comprendre comment une com-
concerne le besoin de protection dans munauté, assez virtuelle jusqu’à
la relation à autrui, peut-être qu’en Internet, a pu coaguler grâce au Web,
dépit du développement de sa possibi- au plus grand bénéfice psychologique
lité technique une communication plus des rouquines et rouquins anglo-
riche, ne se répandra pas et qu’on vou- saxons.
dra, au contraire, en rester à la sécurité De plus, ainsi que le note Pierre-
sèche du courriel ! Jean Dessertine, quiconque s’engage
Les études scientifiques, ou tentant dans un débat où la discussion ration-
d’être scientifiques, se multiplient. Pour nelle prédomine sur les enjeux émo-
les unes, l’usage d’Internet plus de x tionnels ne peut que tirer profit
heures par semaine garantit un début d’Internet : que celui-ci conserve et
de dépression, un sentiment de soli- augmente encore son importance
tude, une diminution du nombre démesurée dans la vie économique et
d’amis, une augmentation du risque de scientifique est hors de doute, du
suicide. Pour les autres, un adolescent moins jusqu’à la prochaine révolution
technologique.

Communication totale, harmonie totale


Que l’amour, la famille, l’amitié, a v a n c e r
l’art bénéficient de l’Internet est beau- plusieurs observations. Tout d’abord,
coup plus sujet à caution. Il est telle- et pour probablement de longues
ment plus facile de prendre la mouche années, l’abondance d’Internet est dis-
ou de prendre des risques par courriel. cutable. La mise complète en ligne des
Il est tellement plus facile d’aller voir grandes bibliothèques demeure loin-
ailleurs, page personnelle après page taine, à cause certes des difficultés de
personnelle. la scannérisation à grande échelle, mais
Il est tellement facile de mentir sur principalement à cause des problèmes
courriel. On se crée si vite un monde de copyright. Le nombre de livres dont
auquel les autres, les autres physique- le texte est disponible gratuitement, ou
ment proches, n’ont pas accès. Bref, qui à bon marché, sur le Net est infime
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pense manquer de communication comparé au nombre de livres existants.


aura sans doute tendance à combler ce La situation est moins claire pour les
manque par Internet, cependant que articles scientifiques, mais tous, loin
les communications authentiques déjà s’en faut, ne sont pas non plus sur le
établies risqueront d’en souffrir. Ce qui Net.
risque d’invalider cette hypothèse est Quant au contenu des millions de
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le fait qu’on peut être à la fois un éle- sites et de pages personnelles, il s’avère
veur d’araignées heureux de comparer frustrant, incomplet, voire mensonger
la vie sexuelle de Devorax omnivoris et par vanité naïve ou volonté de profit.
celle d’Omnivoris devorax sur Internet, S’il est complet, il est souvent d’un
et un amant malheureux de ne plus ennui mortel, à l’instar de ces webcams
recevoir que des courriels négligents. personnelles dont on se demande
Quittons à présent mon hypothèse pourquoi elles ne se limitent pas à leur
à béquilles, au profit des quelques aspect pornographique, dont par sur-
déductions quant aux implications du croît la capacité de choc ou de stimula-
développement d’Internet qui peuvent tion diminuera quand leur nouveauté
être décelées, en dépit du caractère pré- se sera effacée.
maturé de la recherche sur ce sujet. Si l’abondance du contenu des sites
Nous traiterons successivement et iné- est donc à débattre, celle du nombre de
galement de l’abondance, des simu- sites ne l’est pas. Déterminer si l’abon-
lacres, de deux causes de pessimisme dance de sites brouille ou non la lisibi-
et d’une cause d’optimisme. lité d’Internet, si elle élève ce réseau au
L’abondance d’informations sur rang de plus grande arme de l’esprit
Internet fascine, aux deux acceptions humain ou au contraire de plus dange-
du mot : un bijou fascine, un serpent reux éteignoir, est une querelle, pour
aussi. Nous avons déjà enregistré le l’instant, de bouteille à moitié vide ou à
scepticisme de Wolton, pour qui l’abon- moitié pleine.
dance d’Internet est en réalité sans effet, Bouteille à moitié pleine :
puisque selon lui la compétence, qu’il « Les auteurs de pages personnelles
voit rare, est nécessaire pour profiter à gardent bien à l’esprit que l’autopubli-
plein de l’abondance. Mais on peut cation sur l’Internet représente avant
tout une aubaine : “par quel autre
7. Mona Chollet, Marchands et citoyens, la moyen quelqu’un comme moi pour-
guerre de l’Internet, Comme un accordéon, rait-il avoir 20000 lecteurs par mois, et
l’Atalante, p. 48.

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recevoir en retour des courriers intéres- que l’Internet ne soit construit, une
sants et constructifs, le tout pour un défense plus subtile de la bouteille à
investissement technique et financier moitié vide, de l’abondance-éteignoir,
minimum ?”, s’enthousiasme Arno, a été présentée par Adorno.
pionnier du Web indépendant et web- « L’état d’esprit que nous pouvons
mestre du site Le Scarabée. »7 à juste titre qualifier de semi-érudition
paraît plus indiquer un changement
L’abondance - bâillon structurel qu’une modification dans la
La bouteille à moitié vide dérive d’une distribution des biens culturels. Ce qui
des critiques situationnistes de la est en train de se passer en réalité, et
société du spectacle selon laquelle, je qui va de pair avec la foi grandissante
cite de mémoire, « dans un monde réel- dans les “faits”, c’est que l’information
lement renversé, le vrai n’est qu’un a tendance à remplacer de plus en plus
moment du faux ». En d’autres termes, l’investigation et la réflexion intellec-
l’abondance jamais vue des discours tuelles. L’élément de “synthèse” au
pourrait bien aboutir à une homogénéi- sens philosophique classique est de
sation : rien ne compte, pas même ce moins en moins présent ; il y a en effet
qui est vrai ou bon, parce que tout u n e
essaie également de compter. grande richesse de biens matériels et
En outre, croire que, toutes choses de connaissances, mais leur relation
égales par ailleurs, l’abondance du tient plus de la classification et de
choix, de l’offre, est bonne en soi, l’ordre formel que d’un rapport qui
constitue une illusion centrale de la pourrait ouvrir “les faits têtus” à l’in-
société de consommation. Pensons aux terprétation et à la compréhension. »8 83
tests des magazines qui proposent de Wolton riposte pour la bouteille à

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définir une personnalité par le choix moitié pleine avec l’argument suivant :
d’une variable entre cinq ou six. La « Les élites depuis près de cin-
limitation par le choix n’est pas dans la quante ans se sentant, à tort, menacées
réponse, elle est dans l’offre ; quand on ont une réaction défensive. Qu’il
entre dans un choix, on choisit ce qui s’agisse des élites politiques, adminis-
est présenté, pas ce qui n’est pas pré- tratives, académiques, liées à la fonc-
senté. C’est évident dans un système tion publique, aux grandes entreprises,
étriqué tel que celui des questionnaires à l’armée ou à l’Église, on retrouve le
de magazines de gynécée, ainsi que les même discours. Deux arguments
baptisait Roland Barthes, mais cela dominent. D’une part, tout ce qui
revient peut-être au même lorsque le concerne les médias de masse est sim-
choix porte à l’inverse sur un nombre pliste et de mauvaise qualité. D’autre
dépassant les capacités humaines, part, cette culture de masse menace la
comme celui des sites sur un sujet popu- “vraie” culture. »9
laire qui dépasse pour certaines Il ajoute que ces élites devraient se
demandes la cinquantaine de milliers : sentir d’autant moins menacées que les
le choix d’une fourmi dans une cage est cultures “d’élite” se portent à mer-
illusoire, le choix d’une fourmi dans une veille. La différence, qui fait qu’elles se
fourmilière géante ne l’est pas moins.
Bien qu’elle ait été écrite avec l’as- 8. Theodor Adorno, Des étoiles à terre, Exils
trologie pour cible et longtemps avant p. 157.
9. Op. cit., p. 21.

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sentent diluées, en voie d’extinction, est d’un crime similaire. Nous aborderons
qu’elles ne monopolisent plus les ces simulacres par le petit bout de la
espaces publics d’expression. La presse lorgnette, sans prendre le mot dans son
populaire déborde la presse bourgeoise. acception la plus vaste, mais en nous
Les premiers speakers de la radio contentant d’observer la plus récente
disaient les nouvelles en nœud des métamorphoses du monde infor-
papillon. A présent on écoute Arthur matique, une petite révolution dans la
ou Difool. Les speakerines à bouquet relation à l’ordinateur et au réseau. Le
de fleurs ont cédé la place à Gainsbarre. monde binaire, comptable, mathéma-
Bref, pour Wolton, la culture des élites toïde, agressivement masculin, s’efface
n’est pas éteinte par Internet, mais, des écrans, ceux du grand public en
chandelier tranquille, on ne la voit plus tout cas. Il n’est pas annihilé : il est
Réfractions n o 10

à cause des éblouissants sunlights de la masqué. Si l’on utilise Windows (ou


culture populaire. Passons sur la facile Apple), on ne donne plus une com-
démagogie de l’emploi des mots mande en tapant sur trois, quatre ou
« élites » et « populaire », qu’on pour- cinq boutons du clavier (c :// F5 ctrl
rait remplacer par « complexe » et enter), on fait glisser le « pointeur »
« commerciale ». Le fait que Wolton uti- vers la « corbeille ». Pour transférer un
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lise cet argument à contre-temps, pour fichier dans une disquette, on exécute à
défendre la télévision, un combat dou- la « souris » un « copier-coller »,
teux s’il en est, ne diminue pas sa simulé à l’écran par deux feuilles de
valeur dans la discussion d’Internet. La papier jetées d’un dossier à un autre.
marée de livres vides, de films stéréo- Le passage d’un document à un autre,
typés, de musique préfabriquée, de traités simultanément, s’effectue par
clips publicitaires témoigne sans doute l’« ouverture » et la « fermeture » de
du déferlement de la marchandise dans « fenêtres » (ce que signifie le mot win-
la culture (Wolton dirait, narquois, l’ex- dows), parfaitement discernables à l’é-
propriation par la culture de masse des cran. Ces simulacres, d’un emploi
moyens d’expression bourgeois). Mais inévitablement limité dans les usages
cela ne peut masquer que, ne serait-ce textuels de l’ordinateur, deviennent
qu’à cause de l’explosion de la popula- l’outil principal dans la plupart des
tion mondiale et de l’augmentation des usages professionnels (plans, gra-
traductions, il n’y a jamais eu tant de phismes, chartes en camembert, en
bons livres publiés, non en proportion piles, en abscisses/ordonnées, simula-
mais en nombre absolu. Ni que le savoir tions 3D, etc.) et l’outil unique dans l’é-
humain, le savoir non contaminé dans norme univers des jeux vidéos,
sa nature par la marchandise (l’usage pratiqués en masse par les jeunes. Ce
est un autre problème), n’a jamais tant système, en réalité idéogrammique et
progressé, en étendue, en acuité, en donc portant dans chaque idéo-
profondeur. gramme une aide à sa compréhension,
L’argument d’Adorno selon lequel est bien plus simple à apprendre que
l’abondance de l’information tend à les longues listes de commandes des
remplacer l’interprétation par la systèmes du type de MS-DOS, qui
simple classification nous amène à la n’avaient rien en elles qui favorisât la
discussion des simulacres dont nous compréhension ou la mémorisation.
constaterons qu’on peut les accuser Ce remplacement du code par le

Jean-Manuel Traimond
simulacre a trois conséquences : de choisir votre réponse, dans les
– La première, évidente, est qu’il a limites des questions posées.10 Un
rendu l’informatique aisée au public monde de simulacres est un monde
non informaticien, qui peut enfin maî- autoritairement régi par les concep-
triser les commandes, devenues claires teurs des simulacres.
grâce aux simulacres. Les créateurs Or tant la complexité, que l’effica-
d’outils informatiques savent à présent cité, que l’ubiquité des simulacres aug-
que s’ils veulent vendre par millions et mentent de jour en jour. Il n’est pas
non par milliers, les simulacres sont difficile d’en extrapoler un monde prin-
obligatoires. cipalement agi par des simulacres, dont
– La deuxième est que le code- la complexité sera devenue telle que
source disparaît. Ceci désespère la tribu l’énergie intellectuelle sera dépensée
parce que, nous l’avons vu dans le cas dans la maîtrise de la manipulation des
de Linux, c’est l’accès au code-source simulacres, et non dans la mise en
qui permet de modifier, de personnali- question des paramètres imposés par
ser, d’adapter, bref de prendre le les concepteurs des simulacres. Le
contrôle du logiciel. Les versions suc- monde deviendra un monde dans
cessives de Windows comportent de lequel on naviguera, dans lequel on
moins en moins de passerelles vers MS- ajustera sa bulle, duquel on pourra
DOS, et, de toute façon, les personnes moduler certaines circonstances, mais
capables de maîtriser sur la base duquel on n’aura plus prise.
MS-DOS s’équipent en règle générale Il est évidemment impossible de
d’autres systèmes d’exploitation, tels déterminer aujourd’hui si cette sombre
que Linux. hypothèse subira le sort d’autres pré- 85
– La troisième est plus inquiétante, dictions, telles l’avènement marxiste du

Réfractions n o 10
et c’est là que nous ne regarderons plus prolétariat, ou la dictature généralisée
seulement par le petit bout de la lor- en 1984. Peut-être se passera-t-il ce qui
gnette. La différence fondamentale s’est passé pour ces deux prédictions,
entre un système à code-source acces- dont certains éléments ont survécu : le
sible et un système à code-source non prolétariat n’est pas devenu le mode
accessible et géré par des simulacres d’être social de la quasi-totalité de la
réside en ceci que le premier est modi- population, mais la quasi-totalité de la
fiable en ses fondements, le second n’est population est quand même asservie à
modifiable que dans ses variables. la marchandise. La dictature n’est pas
C’est-à-dire que, si l’on est de la généralisée, mais les limites à la liberté
caste qui sait maîtriser la technique, le individuelle subies par un citoyen de
premier vous laisse entièrement libre, 2003 choqueraient en bien des
alors que le second vous encage, qu’on
soit hacker ou non. La cage est jolie,
10. « Pour la plupart des joueurs, les jeux
plaisante, facile, stimulante, mais c’est vidéos suggèrent un monde qu’on habite, plutôt
une cage. qu’on ne l’analyse. » Sherry Turkle, Life on the
Nous en revenons au danger de screen, Touchstone, p. 69.
l’illusion du choix. Les jeux vidéos 11. Le baud est défini par le dictionnaire ency-
clopédique Hachette : « unité de vitesse de
vous laissent jouer à votre gré, dans les modulation en télégraphie et en téléinforma-
limites des règles posées par les concep- tique ». Son usage principal paraît être d’empê-
teurs; un questionnaire vous laisse libre cher un individu normal d’installer lui-même un
modem dans son ordinateur.

Communication totale, harmonie totale


domaines un sujet de 1788. Nous ne dilaté : les livres qui lui sont consacrés
vivrons peut-être pas dans un monde occupent des étagères entières dans les
exclusivement simulé en 2030, mais les magasins spécialisés. Les parties de
simulacres seront sans doute l’un des Dungeons & Dragons sur Internet,
instruments principaux du pouvoir. impliquant souvent des dizaines de
participants simultanément, ont mis à
L’enfer du jeu contribution les structures des forums
Ajoutons, pour nous rapprocher de la de discussion, de courriel, et des sites
conclusion, deux autres causes de pes- interactifs pour créer des univers aux-
simisme : quels de « multiples usagers peuvent
– La tribu informatique prétend participer ». D’autres jeux de rôle, à
combattre pour la liberté et l’égalité, peine moins foisonnants, ont suivi.
Réfractions n o 10

méprise les comportements irration- Puis les utilisateurs se sont rendus


nels de qui ne lui appartient pas, plaide compte de la polyvalence de l’outil
pour qu’on la comprenne, qu’on l’es- créé, et les MUD sont devenus des
time, qu’on apprécie « la beauté du sortes de cultures virtuelles.
baud ».11 Mais parce qu’elle est incons- Approximativement, un MUD est
ciente de son immaturité, de son besoin un lieu électronique, meublé, sculpté,
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adolescent et masculin de compétition décoré par ses usagers, qui program-
interne, elle a sécrété, dans un univers ment à des degrés divers de précision
qui aurait pu être un univers de paix, et de réalisme des niches qu’ils contrô-
l’équivalent cybernétique de la souf- lent, à l’intérieur et à l’extérieur des-
france et de la mort, le virus. quelles ils jouent les rôles de leur choix.
– Le second livre de Sherry Turkle Le MUD peut représenter une planète,
s’intitule Life on the screen, identity in the les usagers programmant leurs villes,
age of the Internet. Il contient entre autres leurs villages, leurs maisons dans les vil-
une excellente discussion, le titre l’in- lages, leurs appartements dans les villes,
dique, des vastes possibilités de chan- leurs manoirs dans les landes (il existe
gement d’identité sur Internet, ou du des programmes appelés « bots », de
moins des changements de l’apparence « robots », qui, lorsque le propriétaire du
que l’on présente à autrui. Il traite donc manoir ou de l’appartement n’est pas
du moi, et de sa fragmentation, ou mul- connecté, le remplacent pendant
tiplication, dans un contexte urbain, quelque temps : ils tiennent une brève
électronique, et de plus en plus simulé. conversation ou jouent aux maîtres
Il traite par extension des périls inhé- d’hôtel proposant à boire ou encore aux
rents au funambulisme entre le monde geishas s’activant autour de l’invité). Le
électronique et le monde réel. Sherry MUD peut représenter un paquebot, où
Turkle y analyse longuement les MUD. chacun aménage sa cabine à sa guise, il
Un MultiUserDomain, un domaine à peut simuler le terrier où grouille une
utilisateurs multiples, est une étrange race d’extra-terrestres aux traits bizarres,
créature dont le grand-père est le forum il peut ouvrir sur un gigantesque bordel
de discussion et la grand-mère le cour- aux goûts unifiés ou polyvalents, il peut
riel, le jeu de rôles Dungeons & Dragons jouer au paradis et exiger de ses habi-
ayant servi à la fois de père et de mère. tants une imagination angélique.
Dungeons & Dragons est un jeu dont On devine quelques-uns des pièges,
l’univers s’est extraordinairement des dangers et des ridicules des MUD.

Jean-Manuel Traimond
À l’instar des messageries Minitel, où moustachus, des prostituées ou des far-
des comptables sexagénaires à arthrite ceurs. Turkle décrit à l’inverse des cas
insidieuse se changeaient en dirigeants de femmes prenant des identités mas-
d’entreprise jet-settant d’une capitale à culines par curiosité ou par simple
l’autre, et où de respectables matrones désir d’être enfin dans un univers où
se drapaient dans des pseudonyme leur sexe n’aura plus d’importance, et
poétiques, d’Ondine à Nausicaa, les des cas de personnes menant de front
MUD regorgent de chômeurs proprié- six, sept, huit identités différentes, de
taires de palais, de célibataires maîtres sexe et d’âge divers, leur identité RL
a b s o l u s n’étant qu’un cas parmi d’autres. RL ?
de harems, de divorcées comblées de Real Life, vie réelle. L’une des identités,
l’amour attentif d’une maisonnée pas toujours la plus agréable.
bruissante quoique virtuelle, d’em- Si l’on est malgré tout qui l’on
p l o y é s annonce, des deux côtés de la barrière
s’attribuant duchés, principautés et demeure le problème de la signification
royaumes : les MUD sont des foires aux des mots, de la différence entre les
vanités émouvantes, embarrassantes, amours rêvées et les amours vécues...
tragiques et sordides en parts égales. Il Rien de vraiment neuf dans cette
serait injuste de réduire le bénéfice des énième variation sur la misère amou-
MUD pour leurs participants à la satis- reuse et sociale.
faction de désirs saccagés : selon Beaucoup plus déprimantes d’un
Turkle, de nombreuses femmes se sont point de vue anarchiste sont les caracté-
bien trouvées d’avoir développé des ristiques sociales des MUD. N’espérons
aspects plus hardis ou moins complai- pas trop vite qu’ils représentent un 87
sants de leur personnalité dans un excellent laboratoire où prouver nos

Réfractions n o 10
MUD. Là, elles ont pu en vivre certains, postulats quant à la bonté et au sens
en découvrir d’autres, ou réaliser que inné de la coopération de l’être humain.
tous ne leur convenaient Nous, anarchistes, pensons que la plu-
pas autant qu’elles ne l’espéraient. Le part des problèmes sociaux sont dus à
déploiement d’identités multiples, tant l’existence de la domination et à une
qu’il reste sous contrôle, tant qu’il ne fiction capitaliste appelée économie de
vire pas à la folie, correspond aussi à la rareté. Il s’ensuit que, de notre point
un puissant désir adolescent d’explo- de vue, des univers dont l’entrée et la
ration, et permet de le satisfaire sans sortie sont libres, dont on peut toujours
grands dommages. créer une alternative, où aucune autre
Sans grands dommages, lorsque, on règle que celle librement adoptée par
comprend qu’il s’agit du deuxième les participants n’a besoin d’exister, et
danger des MUD, cela demeure dans où l’économie de la rareté se réduit au
de sûres limites virtuelles. Il n’est pas nombre d’octets disponibles sur le ser-
nécessaire de lire les tristes récits de veur hébergeant le MUD (et l’on sait
Turkle pour réaliser que le transfert des que, à qui possède suffisamment d’é-
amours ou des amitiés virtuelles dans ducation pour participer à un MUD,
le monde réel est empreint de risques. l’octet n’est pas la ressource la plus
Les femmes se trouvant en nette mino- chère), doivent être des univers, sinon
rité dans les MUD, bien des blondes idylliques, du moins sans hiérarchie,
aux yeux bleus masquent des bruns sans argent, sans domination, sans

Communication totale, harmonie totale


compétition autre que voulue et MUD. Il permet pourtant, ou non,
ludique. d’ajouter une chambre à sa maison, un
Hélas ! Le MUD-paquebot a vrai- parc à son château, un jacuzzi à sa
semblablement été créé pour que son cabine de paquebot, si la programma-
concepteur s’offre le plaisir d’être son tion de la chambre, du parc, ou du
capitaine. Le MUD-planète fait la part jacuzzi « coûte » trop d’octets, au juge-
belle à ses premiers habitants et offre, ment des autorités du MUD, pour les
généreux, aux arrivants successifs la appeler par leur nom. On gagne bien
possibilité d’atteindre leur statut si... et sûr cet argent en travaillant. Au béné-
si... Dans la plupart des MUD, selon fice du MUD, ou au bénéfice d’autres
Turkle, une forme ou une autre de participants à qui l’on vend des
prime sociale existe, soit aux créa- chambres, des villas, des décors déjà
Réfractions n o 10

teurs/concepteurs du MUD, soit à ceux programmés.


qui, en lui consacrant plus de temps, L’utopie cybernétique ressemble
plus d’efforts ou plus parfois à l’utopie de la drogue des
de sophistication, lui permettent de années 60-70, en ceci que toutes les
tourner et de se développer, et ensei- deux ont cru qu’un moyen déterminé
gnent aux nouveaux venus les tech- ne pouvait porter qu’à une fin déter-
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niques, les rituels, les adresses qui minée. Mais dans
faciliteront leur intégration dans le le jeu entre un outil et son usage social,
MUD. le facteur changeant est évidemment
Il y a pire. Sous prétexte du l’usage social, parce que, bien que
caractère fini du nombre d’octets dis- limité et formé par les limites et les
ponible pour chaque MUD dans le ser- formes de l’outil, l’usage social reste
veur qui l’héberge, un prétexte futile soumis au très volatile désir humain.
devant la baisse constante du prix des Baudelaire, dans
mémoires, des MUD ont réintroduit les Paradis artificiels, rappelle que si le
l’argent dans ce domaine où il est pour- haschich et le vin sont poétiques aux
tant inutile. C’est un argent fictif, pas
moins virtuel ou plus exactement pas 12. En anglais le mot garbage désigne les
moins conventionnel que le reste du déchets, les ordures.

Dissiper plusieurs illusions au sujet des bénéfices This paper attempts to dispel many illusions
à attendre de la vitesse accrue et de l’amplitude arising out of exaggerated expectations created
accrue de la communication par le biais by the increase in speed and breadth of com-
d’Internet est le but de cet article. Il examine en munication via Internet. It examines Domini-
particulier les objections élevées par Dominique que Wolton’s objections to these illusions, as
Wolton, ainsi que les conséquences psycholo- well as the psychological and sociological
giques et sociales de transformation des inter- consequences of changes in computer inter-
faces informatiques, de commandes par code vers faces, from command by code to command by
les commandes par simulacres. simulacra.

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