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Élisabeth Himber
Docteur en littérature française, professeur de français langue
étrangère à l’IEP de Paris
Journée d’études de l’université d’Artois
26 octobre 2006
Présences du rideau dans l’œuvre
maupassantienne
Introduction
Les écrivains réalistes‐naturalistes, adeptes de la peinture
« vraie » des milieux, des êtres et des choses, évoquent
pourtant avec prédilection la dimension factice de ces mêmes
milieux et de cette même société :
‐ fausseté des rêves et des sentiments : Madame Bovary de
Flaubert ou Le rêve de Zola ;
‐ fausseté des bijoux : La Parure de Maupassant ;
‐ fausseté des façades : Pot‐Bouille de Zola ;
‐ fausseté des tableaux : La dame qui a perdu son peintre de Paul
Bourget ;
‐ éloge systématique de l’artificiel et du factice pour
Huysmans dans À rebours.
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Élisabeth Himber
En disant indirectement le vrai par le faux, les romanciers
veulent aussi démontrer que la fiction fait partie de la réalité,
que la facticité et la fausseté sont aussi réelles que la matière la plus
brute et la plus concrète.
En ce sens, la thématique du théâtre prend toute sa place et sa
signification au sein des œuvres des écrivains du XIXe siècle, et
surtout ceux de la deuxième moitié du siècle.
Si le théâtre est à la fois un lieu concret à la topographie
soigneusement détaillée (salle, scène, rideau, coulisses, loges,
etc.), il est aussi un milieu social.
Il apparaît dans de nombreux romans sur l’actrice, personnage
qui fascine, et comme moment obligé dans la vie mondaine
des Parisiens. Il est le lieu du paraître en public, le lieu de
rencontre amoureuse, le lieu de réunion des personnages.
Le rideau, élément essentiel de l’espace scénique, frontière
entre la salle et la scène, entre le vrai et le faux, joue dans
l’œuvre de Guy de Maupassant un rôle à la fois essentiel et
singulier. L’écrivain en effet, a été séduit par le théâtre : il a
écrit lui‐même pas moins de sept pièces et, contrairement à
Flaubert ou Balzac que le théâtre n’a fasciné qu’un temps,
Maupassant imaginait des adaptations de ses nouvelles
jusqu’à la fin de sa période d’écriture1. D’autres également
avaient pensé, du vivant de l’écrivain déjà, adapter ses romans
ou récits courts pour les planches : c’est que le texte de
Maupassant reste éminemment théâtral.
Je m’attacherai ainsi dans un premier temps à recenser
quelques‐unes des présences du rideau dans les nouvelles de
l’auteur. Parfois réel, parfois plus symbolique, nous verrons
1. Ainsi, Maupassant pensait à adapter sa nouvelle Yvette au théâtre.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
Présences du rideau
Le récit maupassantien est rythmé par une succession de
scènes, qui s’ouvrent par un effet dramatique de lever de
rideau, et se closent de la même manière par un tomber de
rideau qui efface définitivement le décor aux yeux du
spectateur.
Dans nombre de nouvelles, cette fonction de rideau de théâtre
est tenue par des éléments tels que la neige, la pluie ou le
brouillard.
Le rideau blanc de la neige, qui se lève et retombe sur le texte,
marque trois récits de façon similaire : Le Mariage du lieutenant
Laré, Boule de Suif, Mademoiselle Fifi. La première nouvelle
prend place dans un décor enneigé : on lit au début « la neige
commença de tomber » ; le deuxième évoque « un rideau de
flocons », tandis que le troisième parle d’une pluie « épaisse
comme un rideau ». Cette évocation de la neige déclenche
ainsi le récit pour le clore à la fin de l’histoire, tel un rideau de
théâtre qui retomberait sur la scène.
Dans la nouvelle Le Mariage du lieutenant Laré, la neige lance le
début de l’action :
Il gelait fortement depuis huit jours. À deux heures, la neige
commença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, et d’épais
tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches.
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Élisabeth Himber
À six heures, le détachement se mit en route2.
La neige qui tombe donne le signe de départ à la narration qui
met l’action en mouvement. Toute la nouvelle raconte la
longue marche de trois cents hommes jusqu’à Blainville,
conduits par le lieutenant Laré. Elle se clôt sur le tableau final
d’un dénouement heureux où le lieutenant sauve puis épouse
la jeune fille d’un comte rencontrée en chemin. La narration du
mouvement de troupe se clôt sur le rideau de neige :
La neige avait cessé de tomber. Un vent froid balayait les nuages, et
derrière eux, plus haut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles
pâlirent et le ciel devint rose à l’Orient3.
Non seulement la neige fige le mouvement de l’action tel un
rideau qui tombe pour clore le spectacle, mais elle introduit
encore un décor immobile prometteur de bonheur, fait
d’étoiles qui scintillent et de ciel rose. Le tableau final s’impose
ainsi comme un épilogue à la pièce, concentrant à lui seul le
dénouement heureux et la promesse d’un avenir rempli de
bonheur.
De la même façon, dans la nouvelle Boule de Suif, le rideau de
neige qui se met à tomber donne le branle à la narration :
Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi,
vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la
neige, qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la
nuit.
2. « Le Mariage du lieutenant Laré », Contes et nouvelles I, p. 65 ; in Contes et
nouvelles, Gallimard, collection « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis
Forestier, 1974.
3. Idem, p. 68.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
À quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans
la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture4.
Le prologue, constitué par le tableau initial des troupes
françaises en déroute et de l’occupation prussienne à Rouen,
cède donc la place au lever de rideau mobile de la neige qui
tombe, et lance la narration du mouvement de diligence.
Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en
descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses
d’une mousse de glace, et l’on n’entendait plus, dans le grand silence
de la ville calme et ensevelie sous l’hiver que ce froissement vague,
innommable et flottant de la neige qui tombe, plutôt sensation que
bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace,
couvrir le monde5.
Cette description, en termes proches de celle qui lance le
mouvement dans la nouvelle Le Mariage du lieutenant Laré,
sollicite les sens du lecteur : la vue, l’ouïe, le toucher. La neige,
rideau, efface les formes réelles pour donner aux choses celles
de l’illusion que l’on trouve sur une scène de théâtre. En effet,
une fois le mouvement de la diligence lancé, la neige cesse de
tomber :
Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait
comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus6.
Le récit du voyage vers Dieppe, interrompu par des journées
d’attente angoissée dans une auberge de Tôtes, se clôt sur un
autre rideau, celui des pleurs de Boule de Suif, sacrifiée puis
rejetée.
4. « Boule de suif », Contes et nouvelles I, p. 87.
5. Idem, p. 87‐88.
6. Idem, p. 88.
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Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les
enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses
paupières, et bientôt deux grosses larmes se détachant des yeux
roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus
rapides, coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et
tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle
restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne
la verrait pas7.
Le gros plan final centré sur les yeux de Boule de Suif, procédé
plus cinématographique que purement théâtral, porte
pourtant une grande intensité dramatique. En effet,
l’opposition entre le mouvement vertical des larmes qui
tombent et celui, simultané, des couplets de Cornudet qui
montent, réunit les deux personnages indésirables de la
diligence face aux « notables » qui, eux, se laissent emporter
par le mouvement horizontal d’ensemble, celui de leur
hypocrisie réelle qui compose avec l’ennemi.
Ce double mouvement vertical ressemble à s’y méprendre à
un rideau qui tombe pour effacer les personnages centraux,
face aux spectateurs, indifférents…
Quant à la nouvelle Mademoiselle Fifi, le rideau de pluie se
manifeste entre chacune des séquences du texte que l’on
pourrait donc ainsi considérer comme autant de scènes. En
effet, le récit s’ouvre ainsi :
La pluie tombait à flots, une pluie normande qu’on aurait dit jetée
par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme un rideau,
formant une sorte de mur à raies obliques, une pluie cinglante,
7. Idem, p. 120.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce
pot de chambre de la France8.
Le texte présente alors l’intérieur du château d’Uville, occupé
par les soldats prussiens, et les dégâts dont s’amuse
Mademoiselle Fifi. C’est lorsque les personnages ouvrent la
fenêtre, et que le décor extérieur est rendu sensible au lecteur à
travers le regard des Prussiens, que reparaît l’évocation de la
pluie, comme si le rideau intervenait pour signifier un
changement de scène dans ce nouveau décor.
Le commandant ouvrit la fenêtre, et tous les officiers, revenus pour
boire un dernier verre de cognac, s’en approchèrent.
L’air humide s’engouffra dans la pièce, apportant une sorte de
poussière d’eau qui poudrait les barbes et une odeur d’inondation. Ils
regardaient les grands arbres accablés sous l’averse, la large vallée
embrumée par ce dégorgement des nuages sombres et bas, et tout au
loin le clocher de l’église dressé comme une pointe grise dans la pluie
battante9.
Puis, après le récit de la soirée d’orgie, qui se clôt sur la mort
de Mademoiselle Fifi, poignardée par la prostituée Rachel qui
s’enfuit dans la nuit, le rideau à nouveau intervient pour
ouvrir la dernière séquence, heureuse, du dénouement.
L’averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissait les
ténèbres, un flottant murmure d’eau qui tombe et d’eau qui coule,
d’eau qui dégoutte et d’eau qui rejaillit10.
À l’instar d’un rideau de scène, l’averse amène les ténèbres
pour ne laisser entendre que le son de la pluie ; le suspense
8. « Mademoiselle Fifi », Contes et nouvelles I, p. 385.
9. Idem, p. 389‐390.
10. Idem, p. 396.
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11. « Regret », Contes et nouvelles I, p. 1047.
12. Idem, p. 1052.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
Fonctions narratives du rideau
En début et en fin de récit, l’évocation du rideau de neige, de
pluie ou de larmes encadre la narration. De même, de
nombreux récits courts de Maupassant sont enchâssés dans
des récits cadres, comme autant de « spectacles » encadrés par
un lever et un tomber de rideau narratif.
L’exemple pertinent de la nouvelle Le Bonheur le confirme. Le
récit s’ouvre sur le tableau de la Corse au loin, véritable décor
de scène :
C’était l’heure du thé, avant l’entrée des lampes. La villa dominait la
mer ; le soleil disparu avait laissé le ciel tout rose de son passage,
frotté de poudre d’or ; et la Méditerranée, sans une ride, sans un
frisson, lisse, luisante encore sous le jour mourant, semblait une
plaque de métal polie et démesurée13.
Cette description complète figure ainsi non seulement
l’ensemble du décor d’arrière‐plan, un tableau rose et or qui
rappelle le décor final du Mariage du lieutenant Laré, mais
encore la scène sur laquelle le spectateur attend le personnage
principal, la Corse : « une plaque de métal polie ».
L’introduction de l’île sauvage s’apparente à une véritable
ouverture de rideau par son apparition brusque dans le décor
de la Méditerranée :
Alors un vieux monsieur, qui n’avait pas encore parlé, prononça :
« Tenez, j’ai connu dans cette île, qui se dresse devant nous, comme
pour répondre elle‐même à ce que nous disions et me rappeler un
singulier souvenir, j’ai connu un exemple admirable d’un amour
constant, d’un amour invraisemblablement heureux.
13. « Le Bonheur », Contes et nouvelles I, p. 1239.
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Le voici. 14 »
L’acte de narration se déclenche ainsi à partir du lever de
rideau (texte cadre) sur le personnage principal, la Corse,
introduisant par là même l’action centrale (texte encadré). Le
texte cadre, tel un rideau final, clôt le spectacle de la narration
sur la disparition du personnage principal :
Et là‐bas, au fond de l’horizon, la Corse s’enfonçait dans la nuit,
rentrait lentement dans la mer, effaçait sa grande ombre apparue
comme pour raconter elle‐même l’histoire des deux humbles amants
qu’abritait son rivage15.
Ainsi, comme dans la plupart des récits, le rideau se baisse
lentement dans un dégradé de lumière en introduisant la nuit,
laissant la pensée des spectateurs errer sur le souvenir
immédiat du conte d’amour qu’il vient d’entendre.
Une autre nouvelle, Rouerie, présente un prologue, suivi d’une
ouverture de rideau sur le spectacle du récit encadré, pour se
clore enfin par la fermeture de ce rideau et l’épilogue.
L’avant‐scène où se déroule le prologue introduit une
conversation en cours, parmi des hommes du monde qui
débattent de la ruse des femmes. Théâtre dans le théâtre, cet
épilogue amène une image qui perdure, celle de la femme
comédienne, dont la seule occupation consiste à jouer et
tromper les hommes, éternels spectateurs crédules et abusés :
« J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une façon
comique et magistrale. Je vais vous dire la chose pour votre
instruction16. »
14. Idem, p. 1240.
15. Idem, p. 1245.
16. « Rouerie », Contes et nouvelles I, p. 673.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
Puis, un blanc typographique fait passer le texte par une
seconde étape, celle du rideau qui se lève sur le récit de la
rouerie elle‐même, rythmée çà et là par de brèves indications
de jeu théâtral : « elle simula fort bien l’étonnement » (p. 674),
« cette comédie » (p. 677).
Le spectacle se clôt ainsi sur la sortie de scène du personnage
principal, la jeune femme : « Et, saluant avec un sourire un peu
moqueur, elle sortit sans plus d’émotion, en actrice dont le rôle
est fini17. »
C’est alors que le blanc typographique figure pour le lecteur le
noir du rideau qui tombe sur le spectacle alors que les feux de
la rampe s’éteignent, tandis que l’épilogue rend la parole au
narrateur :
Et le comte de L… ajouta, comme morale : « Fiez‐vous donc à ces
oiseaux‐là18 ! »
Cette construction narrative des récits courts se retrouve
fréquemment dans la littérature du XIXe siècle. Mais, de façon
plus singulière et originale, Maupassant parvient aussi à
mettre en scène ses personnages, qui font dans le texte des
entrées et sorties dignes des plus grands comédiens.
L’héroïne d’Une Vie, Jeanne, entre en scène dans le roman de
façon tout à fait emblématique : « Jeanne, ayant fini ses malles,
s’approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas19 ».
Cet incipit fait entrer l’héroïne en scène dès le premier mot, le
rideau étant une fois de plus figuré par la pluie incessante. Le
lecteur‐spectateur la voit ainsi comme dans le cadre d’un
17. Idem, p. 678.
18. Idem, p. 678.
19. « Une Vie », Romans, p. 3.
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20. Idem, p. 3.
21. Idem, p. 4.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
porte à la jeune Annette, la fille de sa maîtresse, assiste à
l’Opéra à la représentation de Faust.
De la loge sur la scène qu’occupaient déjà la duchesse, Annette, le
comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rien que
les coulisses où des hommes causaient, couraient, criaient : des
machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs en
costume. Mais derrière l’immense rideau baissé on entendait le bruit
profond de la foule, on sentait la présence d’une masse d’êtres
remuants et surexcités, dont l’agitation semblait traverser la toile
pour se répandre jusqu’aux décors.
On allait jouer Faust22.
Le personnage, contre toute attente, se trouve placé de façon à
voir parfaitement les coulisses et l’arrière du rideau. En réalité,
cette soirée à l’Opéra va révéler au personnage toute la
douleur de son amour impossible, et préfigurer sur la scène sa
propre issue tragique, la mort.
Le rideau s’étant levé, il se dressa de nouveau et il vit, dans un décor
représentant le cabinet d’un alchimiste, le docteur Faust méditant.
[…]
Alors il écouta, comme les autres, et derrière les paroles banales du
livret, à travers la musique qui éveille au fond des âmes des
perceptions profondes, il eut une sorte de révélation de la façon dont
Goethe rêva le cœur de Faust.
Il avait lu autrefois le poème, qu’il estimait très beau, sans en avoir
été fort ému, et voilà que, soudain, il en pressentit l’insondable
22. « Fort comme la mort », Romans, p. 1000.
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profondeur, car il lui semblait que, ce soir‐là, il devenait lui‐même un
Faust23.
Non seulement le lieu du théâtre marque une sorte de
révélation cathartique pour le personnage, mais encore la
présence du rideau qui lui permet de passer de l’autre côté de
la scène, le révèle à lui‐même comme le créateur, comme
l’artiste maître tout‐puissant de son art qu’il aurait pu être...
S’il sent alors son amour pour la jeune fille sans espoir, il
prend également conscience qu’il demeure le seul représentant
d’un art désormais dépassé, celui du portrait, face à
l’impressionnisme naissant.
Maintenant, il écoutait au fond de lui‐même l’écho des lamentations
de Faust ; et le désir de la mort surgissait en lui, le désir d’en finir
aussi avec ses chagrins, avec toute la misère de sa tendresse sans
issue. (…) Il se sentait vieux, fini, perdu24 !
Aux douleurs de l’amant malheureux se superposent celles de
l’artiste qui a échoué, et l’écriture revient alors naturellement à
la peinture, dans le cadrage de la loge où il aperçoit Annette.
Il se rassit, et la phrase qu’il venait d’entendre lui revint à la
mémoire :
Je veux un trésor qui les contient tous,
Je veux la jeunesse.
Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement au fond
de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonde d’Annette
23. Idem p. 1000‐1001.
24. Idem p. 1002‐1003.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
qui surgissait dans la baie carrée de la loge, il sentait en lui toute
l’amertume de cet irréalisable désir25.
Le rappel du cadre projette le personnage du roman dans
l’univers du théâtre. La société parisienne n’est que fausseté,
factice et éclat artificiel. Les véritables sentiments sont à
rechercher en coulisses, derrière le rideau. Le personnage du
peintre se sent désormais isolé par rapport à une société qui ne
le comprend pas. La représentation à l’Opéra ne sert qu’à
accentuer le divorce entre le factice d’une société sur son
déclin et la sincérité des sentiments vrais dont sont porteurs
les véritables artistes. Le rideau permet dans cette scène de
matérialiser cette rupture. La scène est le lieu de vérité, la salle
celui du mensonge.
Fonction métaphorique du rideau : un enjeu de
l’écriture maupassantienne
C’est ainsi que l’on ressent pleinement l’une des missions de
l’écriture réaliste : lever le voile sur l’hypocrisie du quotidien,
de la société, du monde tout entier.
Or, le théâtre permet à l’auteur de « métaphoriser » son
message : la réalité n’est pas dans ce que l’on voit ; elle est
derrière, dans les coulisses. Ce qui s’offre à notre vue tous les
jours n’est que comédie. Le théâtre seul offre cette double
possibilité de dire sans dénoncer, de révéler sans juger. C’est
ainsi que Maupassant joue sur le cadrage de ses récits pour
mieux faire sentir à son lecteur que sa perception de la réalité
est totalement aléatoire et dépend uniquement de sa
sensibilité.
25. Idem p. 1002‐1003.
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26. « Le Roman », Romans, p. 709.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
Je m’avançais sans bruit, les pieds en mes pantoufles de maroquin
aux semelles ouatées, pour gravir les premières marches, quand
j’aperçus Césarine, penchée à la fenêtre, regardant au‐dehors.
Je n’aperçus pas Césarine tout entière, mais seulement une moitié de
Césarine, la seconde moitié d’elle ; j’aimais autant cette moitié‐là. De
Mme de Jadelle j’eusse préféré peut‐être la première. Elle était
charmante ainsi, si ronde, vêtue à peine d’un petit jupon blanc, cette
moitié qui s’offrait à moi.
Je m’approchai si doucement que la jeune fille n’entendit rien. Je me
mis à genoux ; je pris avec mille précautions les deux bords du fin
jupon, et, brusquement, je relevai. Je la reconnus aussitôt, pleine,
fraîche, grasse et douce, la face secrète de ma maîtresse, et j’y jetai,
pardon, Madame, j’y jetai un tendre baiser, un baiser d’amant qui
peut tout oser.
Je fus surpris. Cela sentait la verveine ! Mais je n’eus pas le temps
d’y réfléchir. Je reçus un grand coup, ou plutôt une poussée dans la
figure qui faillit me briser le nez. J’entendis un cri qui me fit dresser
les cheveux. La personne s’était retournée – c’était Mme de Jadelle27 !
La méprise, qui se nourrit de la ressemblance physique entre
les deux personnages féminins, permet une description de
moitié de femme truffée d’ambiguïtés et d’ironie envers lui‐
même de la part d’un narrateur qui se souvient (« De Mme de
Jadelle, j’eusse préféré peut‐être la première » ; « Je la reconnus
aussitôt »). La fenêtre, cadre par lequel notre regard s’ouvre
sur une réalité délimitée, remplit une fonction bien
particulière, comme la porte ou le rideau dans d’autres récits
courts : elle trace la frontière entre le réel et le factice, dans la
mesure où elle montre la coulisse et dévoile les personnes
dans toute leur réalité, ayant délaissé leur rôle quotidien.
27. « La Fenêtre », Contes et nouvelles I, p. 900‐901.
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À ce propos, il faut noter que la fenêtre est un élément
particulièrement présent dans la littérature réaliste à partir des
Goncourt et de Flaubert. Mettre un personnage à la fenêtre
permet à l’auteur de justifier la vraisemblance de la
description panoramique qui va suivre, de la « cadrer », tout
en déléguant l’exposition des lieux et des milieux à l’œil du
personnage accoudé. Si elle est traditionnellement le lieu de la
transition entre le public et le privé, elle peut aussi donner lieu
à une rêverie (Emma Bovary) ou à une révélation, comme c’est
souvent le cas chez Maupassant. Quoi qu’il en soit, elle est
frontière entre le réel et le factice, elle se donne volontiers la
mission de révéler le non‐dit d’une réalité insoupçonnée.
Maupassant se plaît ainsi à resserrer le cadre de son texte, par
un rideau, une fenêtre, une porte, créant de la sorte une mise
en abyme de cadrage. Ce procédé a pour effet de permettre au
lecteur de nuancer ce qu’il voit. S’il se reconnaît dans le
narrateur qui, comme le spectateur d’une pièce de théâtre ne
voit que ce qui se passe sur scène, c’est‐à‐dire une réalité
choisie en vue de la représentation, pourtant le lecteur de
Maupassant sait quelque chose d’essentiel qui échappe à tout
spectateur au théâtre : il prend davantage conscience de la
présence des coulisses, de l’existence d’une réalité « hors‐
cadre ». Cette notion de cadrage prend donc une dimension
bien différente de celle d’un simple enjeu esthétique, dès
l’instant où elle vient bouleverser la vision de la réalité pour le
lecteur, en lui imposant une conception chère à Maupassant,
celle de l’illusion. Or, si ce n’est qu’en franchissant la limite du
rideau scénique pour passer derrière que l’on entrevoit la
réalité vraie, ce n’est donc qu’en ouvrant un livre que l’on peut
accéder à la vie. Rideaux, portes, fenêtres sont autant de
frontières à traverser pour accéder à ce qui nous échappe
d’ordinaire ; ouvrir un livre, c’est sauter de l’autre côté du
18
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
miroir et pénétrer dans l’univers de la réalité, celui que nous
met sous les yeux Maupassant, pour peu que l’on veuille bien
ouvrir le livre et franchir le pas. C’est dans l’artifice que se
révèle la vérité, qu’elle trouve sa meilleure expression.
Conclusion
Qu’est‐ce donc qui soutient l’homme ? Qui le fait aimer la vie, rire,
s’amuser, être heureux ? L’illusion. Elle nous enveloppe et nous
berce, nous trompant et nous charmant toujours ! Elle nous fait voir
bleu, elle nous fait voir rose, elle tombe sur nous avec les rayons du
soleil, flotte autour de nous dans la pâle clarté de la lune28 !
Maupassant écrit dans une période où le roman s’efforce
d’être le genre qui démasque, qui va sous les apparences, afin
de décomposer et de percer à jour les mécanismes secrets de la
vie sociale. Il se trouve donc tiraillé entre deux tendances :
celle du roman qui dévoile, et celle du théâtre qui crée
l’illusion. Il opère ainsi un mélange des genres, après Victor
Hugo (dans sa préface de Cromwell), Baudelaire et ses poèmes
en prose, avant Mallarmé et sa Crise de Vers, qui emprunte à la
fois au théâtre et au roman. Pour lui, la vérité ne peut se
dévoiler que dans l’illusion, puisque le romancier doit être à la
fois acteur et spectateur, comédien et homme. Il participe
d’abord à la vie, puis s’en distancie pour mieux la recréer
selon sa propre nature.
L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de
comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes,
toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi,
suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse
d’être consciencieux et artiste, s’il s’efforce systématiquement de
28. « Causerie triste », Chroniques II, p. 353.
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glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge
déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes29.
L’écrivain est donc monté sur la scène du monde, il a percé à
jour l’illusion et en est revenu, afin de recréer la vérité, sous
forme d’une autre illusion, l’écriture. Maupassant use ainsi des
ressources des deux modes : son œuvre se revendique comme
une création à la fois littéraire et dramatique. La prose
emprunte au théâtre sa structure et ses outils : le narrateur,
principe même de la différenciation entre théâtre et roman,
revêt l’habit et les fonctions d’un metteur en scène, les
personnages figurent quant à eux une immense pantomime,
manipulés par une société de conventions et de faux‐
semblants. Le rideau trouve ainsi toute sa place dans cette
mise en scène de la narration : frontière entre réel et factice,
miroir révélateur d’une vérité insoupçonnée et
insoupçonnable, il figure le point au‐delà duquel les limites
s’évanouissent entre vrai et faux, vérité et mensonge. Toujours
une vérité semble se cacher derrière une autre, manipulations
et dissimulations incessantes miment les rapports de force
constants qui priment dans un univers qui a perdu toute
rationalité, et où sont exacerbés le plaisir du jeu, la fascination
pour l’artifice qui transfigure le réel, et la mise en abyme des
apparences.
Par ailleurs, la nature de l’écrivain « acteur et spectateur de
lui‐même et des autres30 » révèle un dilemme fondamental
dans l’œuvre de Maupassant : faut‐il agir ou regarder ?
L’auteur semble favoriser les spectateurs de l’existence
exclusivement, comme le fera Bergson quelques années plus
tard :
29. « Les Audacieux », Chroniques II, p. 280‐281.
30. Sur l’eau, Cannes, Saint‐Raphaël, Saint‐Tropez, Complexe, 1993, p. 65.
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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant
Bibliographie
BERGSON Henri, Le Rire, Alcan, 1927.
FLAUBERT, Lettre à Louise Colet, 22 avril 1853.
MAUPASSANT Guy, Contes et nouvelles I, Gallimard,
collection « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis
Forestier, 1974.
31. BERGSON H., Le Rire, Alcan, 1927, p. 5.
32. FLAUBERT G., Lettre à Louise Colet, 22 avril 1853.
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Élisabeth Himber
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