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Henri Poincaré et l’imagination scientifique∗

1. Introduction

Un cliché tenace veut que la création scientifique, surtout en mathématique et en


physique théorique, soit associée à une démarche logique inébranlable, le facteur
psychologique étant présent tout au plus sur le plan de l'accident et du pittoresque.
“ L'imagination, comme la sensation d'ailleurs est rejetée par tous les cartésiens comme la
maîtresse de l'erreur. ” – écrit Gilbert Durand dans son livre L'imagination symbolique1. Il est
vrai qu'un résultat scientifique technique s'obtient généralement par le développement
rigoureux d'un certain formalisme. Mais, dans le grand jeu de l'invention scientifique, le feu
ardent de l'imaginaire joue souvent un rôle prédominant par rapport au calme imperturbable
de la logique scientifique. L'imaginaire joue certainement un rôle important dans le processus
dynamique de la conformité entre la pensée humaine et l'intelligence cachée dans les lois
naturelles.
Le terrain que nous allons aborder n'est pas trop exploré. Les raisons de cette situation
sont multiples. Les témoignages des grands inventeurs scientifiques sur le rôle de l'imaginaire,
qui pourraient constituer des documents de premier ordre, sont malheureusement fort rares. Il
y a certainement une certaine gêne de la confession jugée extra-scientifique et une certaine
peur de l'altération de la beauté de la construction scientifique par la considération des
éléments psychologiques jugés comme impurs et même inutiles. En fin de compte, une fois
l'édifice scientifique bâti, on peut se débarrasser de l'imaginaire, qui a pourtant constitué la
chair de cet édifice.
On pourrait essayer de faire le chemin à l'envers, de remonter le cours historique des
idées scientifiques et essayer ainsi de dégager le rôle de l'imaginaire dans leur élaboration.
Mais ce chemin est bien évidemment plein d'embûches, tortueux et, à la limite, inefficace.
Comment saisir le moment unique de la naissance d'une théorie, en étudiant un corps
constitué, pleinement développé, cristallisé ?
Enfin, une difficulté de taille est liée à la nature même du domaine que nous
approchons. L'imaginaire opère ici dans un cadre abstrait, mathématique, dont le raffinement


Conférence au colloque « 150 ans de la naissance d’Henri Poincaré », Académie Roumaine, Bucarest, 2
décembre 2004.
1
Gilbert Durand, L'imagination symbolique, Quadrige/PUF, Paris, 1984, p. 24.

1
et la complexité excluent une connaissance rapide. Le philosophe ou le psychologue qui ne
possède pas, à un haut niveau, les connaissances scientifiques appropriées et qui n'a pas
expérimenté lui-même des moments de création scientifique est forcément désarmé. La
recherche de type universitaire - dont un exemple est le livre, d'ailleurs très utile, de Gerald
Holton L’imagination scientifique2 - ne semble pas, elle non plus, parfaitement adaptée à
décrire le rôle de l'imaginaire, qui est souvent submergé par la masse d'informations de nature
diverse.
Par contre, deux ouvrages, écrits par des scientifiques, éclairent d'une manière directe et
pure le rôle de l'imaginaire dans la création scientifique. Il s'agit de la célèbre conférence
prononcée en 1908 par Henri Poincaré devant la Société de Psychologie de Paris3 et du livre
Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique4, écrit par un autre
grand mathématicien français, Jacques Hadamard. Ces deux ouvrages constituent la pierre de
touche d'une direction qui pourrait s'avérer féconde pour la science, pour la philosophie, pour
la psychologie et pour la neurophysiologie, bref - pour l’étude de la conscience. Cette étude
ne peut être que transdisciplinaire.

2. Poincaré et l'illumination soudaine

La plus célèbre découverte de Poincaré fut celle des groupes fuchsiens. Après des mois
et des mois d'échecs, il abandonne le sujet de ses recherches. La solution se présente à lui
brusquement, de la manière la plus inattendue : “ A ce moment, je quittais Caen, où j'habitais
alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l'Ecole des Mines. Les
péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous
montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le
pied sur le marchepied, l'idée me vînt, sans que rien dans mes pensées antérieures ne parût
m'y avoir préparé, que les transformations dont j'avais fait usage pour définir les fonctions
fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne. Je ne fis pas la
vérification ; je n'en aurais pas eu le temps puisque, à peine assis dans l'omnibus, je repris la
2
Gerald Holton, L'imagination scientifique, Gallimard, Paris, 1981.
3
Henri Poincaré, Bulletin de l’Institut Général de Psychologie, n° 3, Paris, 1908 ; le texte de cette conférence a
été reproduit dans Science et méthode, ch. III L'invention mathématique, Flammarion, Paris, 1908.
4
Jacques Hadamard, Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique, Gauthier-Villars,
collection « Discours de la méthode », Paris, 1978 ; la première édition de ce livre a été publiée en 1945, en
anglais, par Princeton University Press, New York.

2
conversation commencée ; mais j'eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je
vérifiai le résultat à tête reposée pour l'acquit de ma conscience ”5. L'oubli de ses travaux
mathématiques pendant son voyage, la révélation soudaine de la solution et enfin, la certitude
totale de la validité de cette solution méritent d'être soulignés. D'ailleurs cette expérience n'est
pas unique dans la vie de Poincaré. Elle se répète même assez souvent : “ Je me mis alors à
étudier des questions d'arithmétique que sans grand résultat apparent et sans soupçonner que
cela pût avoir le moindre rapport avec mes recherches antérieures. Dégoûté de mon insuccès,
j'allais passer quelques jours au bord de la mer, et je pensai à tout autre chose. Un jour, en me
promenant sur une falaise, l'idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de
soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes
quadratiques ternaires indéfinies étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne ” .
Il y a, certes, une sorte de communication sélective, résultat d'un choix opéré parmi un
nombre infini de possibilités. Mais qui effectue ce choix ? Il y a donc comme un regard qui
voit là où la conscience de veille est aveugle. Paradoxalement, l'effort logique conscient barre
la route à ce regard et quand il cesse, l'information tant recherchée surgit instantanément. Et
pourtant c'est lui qui prépare le terrain où peut surgir l'information. En même temps, il faut
bien postuler l'existence d'une logique de l'inconscient, logique hautement non linéaire, non
associative, capable d'embrasser globalement la complexité du problème étudié. Poincaré lui-
même parle du travail inconscient : “ Ce qui vous frappera tout d'abord, ce sont ces
apparences d'illumination subite, signes manifestes d'un long travail inconscient ; le rôle de ce
travail inconscient dans l'invention mathématique me paraît incontestable ”.
L'interprétation fournie par Poincaré pour expliquer ses propres expériences n'est
certainement pas la seule possible. L’illumination subite et la certitude immédiate peuvent être
des propriétés intrinsèques d'un regard qui dans l'état normal, de perception ordinaire, ne peut
pas opérer, il est comme absent. Le long travail conscient antérieur donne la possibilité de
voir ce que ce regard voit. La logique ordinaire, associative et ponctuelle, aide ainsi la
manifestation de la logique non-associative et globalisante. L'imaginaire et le réel se
complètent l'un l'autre, dans une féconde relation de contradiction (dans le sens lupascien du
terme) en révélant une réalité plus profonde que celle accessible aux organes des sens.
L'existence de ce regard est décrite d'une manière expérimentale précise par Henri
Poincaré : “ Un soir, je pris du café noir, contrairement à mon habitude, je ne pus m'endormir ;
les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu'à ce que deux d'entre
elles s'accrochent pour ainsi dire pour former une combinaison stable ”. Un subtil
5
Toutes les citations de Poincaré de cette section se trouvent dans Science et méthode, ch. III.

3
renversement est ainsi opéré : ce qui est actif devient passif et ce qui est passif devient actif.
Henri Poincaré assiste passivement, comme s'il regardait des images sur un écran, à
l'avalanche d'idées, à leur combinaison génératrice de vérité, vérifiée par la suite par un travail
acharné.
Le moi inconscient, dit Henri Poincaré, “ ... est capable de discernement, il a du tact, de
la délicatesse, il sait choisir, il sait deviner... En un mot, le moi subliminal n'est-il pas
supérieur au moi conscient ? ”6.

3. Hadamard et la pensée sans mots

Le haut niveau intellectuel et la rigueur de la description faite par un homme de science


de la taille d'Henri Poincaré en rapportant ses propres expériences ont encouragé d'autres
scientifiques à faire connaître leur propre témoignage. Et quand nous écrivons le mot
“ rigueur ” dans ce contexte, il signifie premièrement l'absence de tout préjugé philosophique
ou religieux, qui ne ferait qu'obscurcir et altérer les faits expérimentaux.
Ainsi, en 1945, un autre grand mathématicien français, Jacques Hadamard publie un
petit livre très dense, fondamental pour la compréhension du rôle de l'imaginaire dans la
création scientifique7. Le livre d'Hadamard est fondé, en grande partie, sur l'analyse du
témoignage de Poincaré et il constitue une première tentative de bâtir une théorie sur le rôle
de l'imaginaire dans la science. Mais, à notre avis, l'intérêt majeur de son essai consiste dans
la description des expériences vécues par Hadamard lui-même.
Jacques Hadamard met en évidence le rôle crucial de la très courte période
intermédiaire située entre le sommeil et le réveil : “ Un phénomène est certain et je puis
répondre à son absolue certitude : c'est l'apparition soudaine et immédiate d'une solution au
moment même d'un réveil soudain. Ayant été réveillé très brusquement par un bruit extérieur,
une solution longuement cherchée m'apparut immédiatement sans le moindre instant de
réflexion de ma part - fait assez remarquable pour m'avoir frappé de façon inoubliable - et
dans une voie entièrement différente de toutes celles que j'avais tenté de suivre auparavant ”8.

6
Le fonctionnement étonnant du cerveau de Poincaré a attiré l’attention des psychiatres. Ainsi, un certain
Docteur Toulouse a écrit une Analyse psychiatrique d’Henri Poincaré (citée par un des biographes de Poincaré,
André Bellivier).
7
Jacques Hadamard, Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique, op. cit.
8
Ibid. , p. 19.

4
A nouveau on peut noter le caractère soudain, immédiat (mais toujours après une longue
période de préparation) de la manifestation de l'information, sans la moindre participation de
la pensée logique ordinaire, Poincaré parle d’illumination subite, Hadamard - d'une apparition
soudaine d'une solution, Gauss - d'un éclair subit9. D'autres témoignages - de Helmholtz,
Langevin, Ostwald, cités par Hadamard, vont dans le même sens.
Une autre observation importante faite par Hadamard concerne l'absence de mots, et
même de symboles mathématiques, pendant les moments privilégiés d'une véritable création
scientifique : “ J'insiste pour dire que les mots sont totalement absents de mon esprit quand je
pense réellement... Je me comporte ainsi vis-à-vis des mots mais aussi vis-à-vis des signes
algébriques. Je les utilise quand je fais des calculs faciles ; mais chaque fois que la question
semble plus difficile, ils deviennent un bagage trop encombrant pour moi : j'utilise alors des
représentations concrètes, mais d'une nature entièrement différente ”10.
Les mots et les symboles mathématiques précis sont donc encombrants quand
Hadamard pense réellement. Ils sont remplacés par des représentations d'une autre nature.
Mais de quelle autre nature peut-il s'agir au juste ?
Et là une autre observation essentielle d'Hadamard éclaire le chemin : le caractère flou
de la nouvelle pensée. Hadamard en donne une magistrale illustration concernant le théorème
“ la suite des nombres premiers est illimitée ” : “ Je vois une masse confuse [...]; [...] j'imagine
un point assez éloigné de cette masse confuse. Je vois un second point un peu au-delà du
premier. Je vois un endroit quelque part entre la masse confuse et le premier point... ”11. Il faut
convenir que cette description est très éloignée de tout cliché sur la nature d'une
démonstration mathématique.
Le caractère flou de l'information ainsi reçue ne doit pas être confondu avec une
absence de précision. Un détail d'une démonstration, un chaînon du raisonnement est
certainement vague, imprécis, mais la globalité d'un problème est perçue avec une nette
précision. C'est comme si la perception de la globalité demande nécessairement le sacrifice
de la précision logique ordinaire : “ ... Toute recherche mathématique, écrit Jacques
Hadamard, m'oblige à construire un schéma de ce genre, schéma qui est et doit toujours être
d'un caractère vague, de manière à ne pas m'égarer ”12. On voit ainsi s'opérer un nouveau
renversement subtil : la précision logique ordinaire égare le chercheur engagé dans le chemin

9
Ibid. , p. 24.
10
Ibid. , p. 75.
11
Ibid. , p. 77.
12
Ibid. , p. 77.

5
de la vision de la globalité. Elle est nécessaire après, dans l'élaboration rigoureuse et détaillée
d'une démonstration, étape dans laquelle c'est justement le flou et le vague qui peuvent égarer.
Les constatations de Hadamard sur les relations flou-globalité et détail-précision
concordent parfaitement avec les témoignages des peintres, compositeurs ou écrivains
(beaucoup plus nombreux que ceux des hommes de science) qui mettent en évidence eux
aussi, le rôle d'une pensée globalisante, non linéaire, sans mots, dans la genèse d'une œuvre
artistique. La similarité de nature entre le fonctionnement de l'imaginaire dans la création
artistique et celui dans la création scientifique est un fait remarquable, qui mériterait d'être
approfondi et qui pourrait éliminer bien des confusions.
En homme de science rigoureux, Jacques Hadamard n'a pas voulu se limiter à ses
propres expériences. Il a fait une véritable enquête parmi les scientifiques contemporains. La
réponse d'Einstein est éclairante sur la réalité de cette pensée sans mots : “ Les mots et le
langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma
pensée. Les entités psychiques qui servent d'éléments à la pensée sont certains signes ou des
images plus ou moins claires, qui peuvent "à volonté" être reproduits et combinés... Les
éléments que je viens de mentionner, sont, dans mon cas, de type visuel et parfois moteur. Les
mots ou autres signes conventionnels n'ont à être cherchés avec peine qu'à un stade
secondaire, où le jeu d'associations en question est suffisamment établi et peut être reproduit à
volonté... ”13.
La remarque d'Einstein sur le rôle des éléments moteurs dans le fonctionnement de
l'imaginaire est intéressante, car elle montre que le signal reçu n'est pas nécessairement visuel,
mais il peut être aussi cinétique ou auditif, fait confirmé par d'autres réponses à l'enquête
d'Hadamard. L'hypothèse de Gilbert Durand sur “ une étroite concomitance entre les gestes du
corps, les centres nerveux et les représentations symboliques ”14 semble être donc pleinement
justifiée.
L'affirmation paradoxale de Souriau, “ Pour inventer, il faut penser à côté ”15 prend ainsi
toute sa signification. L'invention scientifique est stimulée par une certaine relaxation
physique - beaucoup de mathématiciens parlent des solutions trouvées pendant le sommeil ou
juste au moment du réveil. Elle est aussi stimulée par une certaine attitude de “ laisser
faire ”, de mise en veilleuse de la pensée logique ordinaire, qui favorise l'apparition d'une
sorte de nouvelle attention. Réciproquement, les nombreux échecs des chercheurs qui ne

13
Ibid. , p. 82.
14
Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, collection « Études », Paris, 1981, p.
51.
15
Jacques Hadamard, Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique, op. cit. , p. 52.

6
perçoivent pas les conséquences directes de leurs propres travaux (échecs bien connus dans
l'histoire de la science) peuvent s'expliquer par le fait de ne pas suffisamment “ penser à
côté ”.
Le témoignage de Gérard Cordonnier16, brillant polytechnicien capable de trouver
instantanément plusieurs solutions à des problèmes compliqués et qui, à un examen avec
Becquerel, a réussi à exposer une théorie qui s'est avérée être une théorie inédite de Poincaré,
est très instructif. Il s'est imposé une certaine éducation favorisant le déclenchement de la
vision. Sa méthode est fondée sur un relâchement de tous les muscles, en essayant de “ mettre
tous les muscles au zéro ”. Le relâchement musculaire total semble aussi jouer un rôle
important dans le cas célèbre du mathématicien hindou Srinivasa Ramanujan (1887-1920)17.
D'éducation modeste et n'ayant à sa disposition qu'un seul livre de mathématiques, Ramanujan
redécouvre, par lui-même, les résultats obtenus pendant un demi-siècle par les mathématiciens
européens et il fait aussi des découvertes importantes dans la théorie des nombres. Employé
de bureau à Madras, il est finalement appelé à enseigner à l'université de Cambridge, en
Grande-Bretagne. Comme Hadamard, Ramanujan consignait souvent des résultats
mathématiques au moment du réveil. Il disait que la déesse Namagiri lui inspirait des
formules mathématiques dans ses rêves. Son témoignage est malheureusement fragmentaire et
ses biographes n'accordent pas trop d'attention aux documents qui pourraient éclaircir une des
manifestations les plus spectaculaires du génie mathématique.

4. Comprendre la réalité de l'imaginaire : l'imaginaire et l'imaginal

Il existe déjà l'esquisse d'une théorie générale de l'imaginaire, grâce aux travaux de
Gilbert Durand et de ses collaborateurs, et il serait intéressant, même nécessaire, d'y adjoindre
une composante concernant la création scientifique.
Il est peut-être prématuré d'essayer d'émettre une théorie sur le rôle de l'imaginaire dans
la science. Les données sont encore peu abondantes. Aussi, la relation entre la manifestation
de l'imaginaire dans la création scientifique et celle dans d'autres domaines de connaissance
(artistique ou religieuse par exemple) n'est pratiquement pas explorée, tout du moins avec des
méthodes de caractère scientifique.

16
Gérard Cordonnier, Voyance et mathématique, Revue métapsychique, n° 2, Paris, 1966, pp. 31-42.
17
James R. Newman, Srinivasa Ramanuian, dans Mathematics in the Modern World (Readings from “ Scientific
American ”), W. H. Freeman and Co., San Francisco, 1968, pp. 73-76.

7
Un fait semble certain : c'est ce qu'on pourrait appeler la réalité de l'imaginaire. Dans la
création scientifique il y a un garde-fou naturel contre l'hallucination, le délire (quelle que soit
sa cohérence apparente) et la rêverie vagabonde : une information perçue par l'imaginaire est
ensuite soumise au test de la démonstration logique dans un cadre formel bien déterminé et de
l'expérimentation scientifique. L'histoire de la science foisonne d'exemples de résultats
obtenus longtemps avant que les méthodes de démonstration soient élaborées (les cas de
Fermat, Galois ou Riemann sont parmi les plus connus). La mathématique et la physique
théorique moderne foisonnent aussi d'exemples de résultats abstraits, formels qui ont été
longtemps regardés comme des curiosités mathématiques, sans aucune relation avec le réel et
qui ont trouvé par la suite des applications physiques fructueuses.
D'ailleurs, dans la plupart des cas étudiés dans ce chapitre on ne devrait pas employer le
terme d’imaginaire mais plutôt celui d'imaginal, introduit par Henry Corbin pour désigner
l'imaginaire vrai, créateur, visionnaire, essentiel, fondateur : sans la vision le réel se dissout
dans un enchaînement sans fin d'images voilées, déformantes, mutilantes18. “ En suivant
Corbin... - écrit Gilbert Durand - l'on pourrait dire que le cogito de l'Imaginal c'est “ ce qui me
regarde ”, car c'est dans l'acte visionnaire du “ regard ” - et je ne puis attester et professer que
mon regard - que s'accomplit la connaissance de celui qui regarde, de l'objet regardé et de la
vision qui permet ce “ regard ” ”19. C’est exactement ce qui se passe chez Poincaré. Selon son
propre témoignage, Poincaré se voyait se voir, il contemplait le processus de création en train
de s’effectuer, il était le scribe de la pensée même. « Dans un cas d’activité cérébrale
anormale – écrit Poincaré, on assiste soi-même à son propre travail inconscient qui est devenu
partiellement perceptible à la conscience surexcitée et qui n’a pas pour cela changé de
nature.»20
La conformité entre la pensée humaine et la structure des lois de la nature est un
domaine ouvert, dont une exploration systématique permettrait d'éclaircir de nombreuses
questions concernant la relation entre le réel et l'imaginaire et la finalité de la connaissance.

5. Conclusions

18
Henry Corbin, Mundus imaginalis ou l'imaginaire et l'imaginal, Conférence au Colloque de Symbolisme,
Paris, 1964 ; texte réédité dans Henri Corbin, Face de Dieu, face de l'homme, “ herméneutique et soufisme ”,
Flammarion, Paris, 1983.
19
Gilbert Durand, La Reconquête de l’Imaginal, in Henry Corbin, Cahier de l'Herne n° 39, volume dirigé par
Christian Jambet, Editions de l'Herne, Paris, 1981, p. 269.
20
Henri Poincaré, Bulletin de l’Institut Général de Psychologie, op. cit.

8
Henri Poincaré est considéré, à juste titre, comme un des quatre ou cinq plus grands
mathématiciens de tous les temps. « Un génie des mathématiques, trop en avance sur son
temps, qui surprend encore aujourd’hui par la modernité de ses idées »21 - écrit Umberto
Bottazzini, un de ses biographes.
Mais Poincaré a été aussi un très important physicien théoricien, philosophe,
vulgarisateur des sciences et précurseur de l’exploration de l’imaginaire scientifique. Le style
de ses ouvrages de philosophie et de vulgarisation est d’une grande élégance et d’une grande
beauté. D’ailleurs, à la veille de sa découverte des groupes fuchsiens, Henri Poincaré écrit,
entre avril 1879 et mars 1880, un roman qui ne porte pas de titre et comprend vingt
chapitres22. Tout se passe comme si, ébloui par la beauté mathématique, Poincaré décide
d’abandonner soudainement le charme de la littérature. Mais ceci ne l’empêche de rester
écrivain, un excellent écrivain.
Spiru Haret, dans son allocution à la séance de l’Académie Roumaine du 9 novembre
1912, observait avec pertinence : « … cet homme qui, dans une vie si courte, a édifié une
œuvre gigantesque, ne consacrait que quatre heures par jour à ses recherches scientifiques. On
pourrait croire que cela est impossible si Poincaré lui-même ne nous avait pas expliqué si
clairement l’existence du travail intellectuel inconscient qui, chez lui, se déroulait sans cesse,
le conduisant à de grandes découvertes… »23.
Génie universel, Henri Poincaré était aussi un grand humaniste. « Tout ce qui n’est pas
pensée est le pur néant - écrit Poincaré; […] nous ne pouvons penser que la pensée… Et
cependant […] l’histoire géologique nous montre que la vie n’est qu’un court épisode entre
deux éternités de mort, et que, dans cet épisode même, la pensée consciente n’a duré et ne
durera qu’un moment. La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit… Mais c’est
cet éclair qui est tout. »24

Basarab Nicolescu

21
Umberto Bottazzini, Poincaré, philosophe et mathématicien, Belin - Pour la science, Paris, 2002, p. 150.
22
André Bellivier, Henri Poincaré ou la vocation souveraine, Gallimard, Paris, 1956, pp. 191-196.
23
Spiru Haret, Henri Poincaré, Analele Societăţii Academice Române, Seria I, Tom XXV, Memoriile Secţiunii
Ştiinţifice, Bucarest, séance du 9 novembre 1912, pp. 41-51.
24
Henri Poincaré, La valeur de la science, Flammarion, Paris, 1917, p. 276.

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