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Jean-François Lyotard

La logique qu'il nous faut

7 février 1975

Si on reprenait le problème de cet espace et de ce temps qui a été élaboré à


partir d'une tradition qui, du reste, n'est pas romaine, mais grecque, peut-être
qu'on pourrait préciser un peu ce qu'il en est de cet espace, et donc aussi ce
qu'il en est de ce temps. Au fond, notre objet ce serait précisément de
restituer un type de raisonnement, un type de vie, et aussi probablement un type
de politique., et donc aussi un type de temps historique qui sont sophistiques.
En ce moment, je serais prêt à dire que ce qui nous intéresse, c'est de nous
restituer, à nous-mêmes, les moyens qui ont été effectivement ceux de la
sophistique. Du reste, il règne sur cette sophistique une très mauvaise
réputation qui date de Platon et peut-être qu'il serait intéressant de se dire,
qu'au fond, ce qu'on cherche, ce que par exemple Nietzsche cherchait quand il
parle des sophistes, c'était précisément, je ne dirais pas cette pratique, mais
cette manière des sophistes. J'appelle ça Rétorsion. Je pars d'un premier point
qui est la question de la décadence telle que Nietzsche l'élabore, les notes des
années 1885-1887. Nous avons déjà été amenés à parler du problème de la
décadence à propos de l'empire romain et que, sous le problème de la décadence,
dans le problème de la décadence, se trouve impliqué celui de la limite du
capital. Je ne reviens pas là-dessus.

Sur la décadence, Nietzsche a à première vue une position qui est ambivalente,
c'est à dire que sa position consiste à dire qu'au fond, il n'y a pas de
décadence, ou plutôt qu'il y a décadence et que, par le fait même qu'il y a
décadence, il n'y a pas décadence. C'est à dire que toute décadence est
ambivalente, et donc ça veut dire que les mêmes caractères qu'on peut pointer
comme signes de décadence sont aussi simultanément des caractères qui vont dans
l'autre sens, dans un sens inverse de la décadence, étant bien entendu que quand
Nietzsche parle de la décadence, il l'entend, non pas exactement en terme de
système, mais en terme de forces. Décadence, ça veut dire affaiblissement des
forces. Affaiblissement de la puissance. Quand il dit que toute décadence est
ambivalente, il veut dire que les mêmes processus par lesquels les forces
s'affaiblissent, sont des processus par lesquels les forces peuvent se
renforcer. On va lire le texte.

3ème partie de la VP, mauvaise traduction, 1885, 15 paragraphe 109 :

"En principe, il y a de la décadence dans tout ce qui signale l'homme moderne,


mais à côté de la maladie, se montrent des symptômes de forces vierges et de
puissance de l'âme. Les mêmes raisons qui causent l'amenuisement de l'homme,
haussent jusqu'à la grandeur les âmes plus fortes et plus rares".

15, paragraphe 69, ed. Kroner 14, 1ère partie, paragraphe 441 :

"Le vingtième siècle a deux visages dont l'un de décadence. Toutes les raisons
qui peuvent produire dorénavant des âmes plus puissantes et plus compréhensives
que jamais, plus libres de préjugés, plus immorales, agissent dans le sens de la
décadence. Il naîtra peut-être une sorte de chinoiserie européenne avec une
douce croyance bouddhiste et chrétienne et la pratique épicurienne et prudente
qui est celle des chinois. Des réductions d'hommes."

Alors les homme qui produisent ces réductions d'hommes peuvent produire,
dorénavant, des âmes plus puissantes et plus libres de préjugés, plus immorales.
Donc, ambivalence, mais il semble, à première vue, que, dans toute décadence, il
y a une espèce de dualité de courants, ça marche dans les deux sens. Cette idée
qu'il y a deux sens me paraît elle-même sommaire, ça veut dire qu'il y a deux
sens de l'histoire. Je crois qu'on peut proposer une lecture plus complexe où
justement va entrer en cause la question de la rétorsion. Il n'y a pas deux
courants, c'est une hypothèse que je propose, et je me méfie de ce terme parce
que ça veut dire que, finalement, il y aurait une espèce d'entrelacs de sens de
l'histoire et que cette expression est mauvaise parce que quand on dit qu'il y a
des courants, ça veut dire qu'il y a des sens, que ça va quelque part et il n'y
a rien de plus étranger à Nietzsche que cette idée d'un sens, même si il est
dédoublé et si les deux sens sont contraires. Plus intéressante serait
l'hypothèse qui consisterait à dire : il y a effectivement une décadence, c'est
à dire un affaiblissement, par rétorsion de cet affaiblissement même, on peut
rendre ces forces plus fortes. L'affaiblissement des forces suggère une espèce
de rétorsion qui va faire que le plus faible peut l'emporter sur le plus fort.
Autrement dit, attention : le courant le plus fort, enfin la tendance, le
processus très fort, c'est celui de l'affaiblissement; la rétorsion consisterait
à faire que le courant le plus fort qui est celui de l'affaiblissement devienne
en fait faible, et que l'emporte un contre courant qui, je ne dis pas marcherait
dans l'autre sens, mais qui marcherait dans le même sens avec une espèce de
décalage en forme de came qui ferait que le procès même par lequel ça tourne
conduit à un renforcement.

Sans aller plus loin, on pourrait citer des textes de la même période où
Nietzsche emploie une expression assez singulière, où il parle d'une
justification de la modernité et de la société. Nietzsche est en train de faire
la justification de la modernité, ce qui est assez paradoxal parce que si on a à
faire à une décadence au sens nietzschéen, qui est un affaiblissement de forces,
justifier ce processus est à contre courant de tout ce qu'il veut faire. Or il
parle bien de "justification". Je cite, texte de 1883-88, 15-113, partie 268 de
la troisième partie de l'édition française :

"Partir d'une JUSTIFICATION complète et courageuse de l'humanité d'aujourd'hui;


ne pas se laisser tromper par l'apparence. Cette humanité "fait moins d'effet",
mais elle donne de toutes autres garanties de DURÉE, son allure est plus lente,
mais le rythme en est plus riche. La SANTÉ est en progrès, on connaît les
conditions véritables de la robustesse physique et on les réalise peu à peu,
l'ascétisme" est un objet d'ironie. La crainte des extrêmes, une certaine
confiance dans le "bon chemin", pas d'exaltation, une accoutumance temporaire
aux valeurs étroites (comme la "patrie", ou la "science", etc.)

"Mais tout ce tableau reste équivoque; ce pourrait être une tendance soit
ascendante, soit une tendance déclinante de la vie.

"La croyance au "progrès" - dans la sphère inférieure de l'intelligence, il


semble que ce soit de la vie descendante; mais nous nous faisons illusion; dans
la sphère supérieure de l'intelligence, c'est de la vie déclinante.

Description des symptômes.

Unité du point de vue : incertitude au sujet des mesures de la valeur.

Crainte d'en venir à proclamer que "Tout est vain".

"Nihilisme".

Autrement dit, même si il y a une ressource dans la vie déclinante de l'Europe,


elle ne peut en aucun cas être pensée dans la catégorie du progrès. La seconde
partie est important parce qu'elle dit : nous nous leurrons pas, il ne s'agit
pas de parler de progrès. En somme, critique par Nietzsche lui-même, de ce qui
pourrait apparaître de progressiste dans sa description de la modernité et dans
sa justification, mais cette justification consiste à relever un certain nombre
de traits, des traits étranges car ce sont des traits, effectivement nihilistes,
des traits d'affaiblissement : la crainte des extrêmes, une certaine confiance
dans le bon chemin, pas d'exaltation, une accoutumance temporaire aux valeurs
étroites.

Dans la même partie, un texte de 1887, 15-117.

"Progrès du dix-neuvième siècle par rapport au dix-huitième. Au fond, nous


autres bons européens, nous faisons la guerre au dix-huitième.

1°/ Le "retour à la nature", compris de plus en plus à l'inverse de ce que


Rousseau entendait par là, aussi loin que possible de l'idylle et de l'opéra.

2°/ Siècle de plus en plus anti-idéaliste, plus concret, plus intrépide, plus
laborieux, plus modéré, plus méfiant à l'égard des transformations brusques,
anti-révolutionnaires.

3°/ Plaçant de plus en plus le problème de la santé du corps avant la santé de


l'âme, considérant celle-ci comme un état consécutif au premier, la santé du
corps étant à tout le moins la condition de la santé de l'âme.

Le retour à la nature, on va en reparler, mais dans le deuxième point, on


retrouve les mêmes traits que ceux qu'on a trouvés dans le premier texte.
Description des américains presque parfaite.

Texte 280 dans l'édition française, 1888, 15-63.

"En somme, notre humanité présente s'est prodigieusement humanisée. Le fait


qu'en général on n'en a pas conscience en est déjà la preuve. Nous sommes
devenus si sensibles aux moindres maux que nous méconnaissons injustement les
résultats acquis. Il faut ici objecter que la décadence est générale et que, vu
de ce biais, notre monde ne peut offrir qu'un aspect misérable et lamentable.
Mais on a vu de tout temps des choses semblables :

1°/ Une certaine surexcitation de la susceptibilité morale;

2°/ La dose d'amertume et de tristesse que le pessimisme entraîne dans les


jugements; les deux ensemble ont aidé à faire triompher cette idée opposée, que
l'état de notre moralité est piteux. Le crédit, le commerce universel, les
moyens de communication expriment une immense et miséricordieuse confiance dans
l'homme ...

3°/ A cela, il faut joindre que la science s'est affranchie de toute intention
morale et religieuse; signe excellent mais généralement mal compris.

Je tente à ma façon une justification de l'histoire".

Vous avez là une esquisse de quelque chose qui va être la rétorsion. C'est à
dire qu'il y a, en somme, de l'amertume et de la tristesse, cette amertume et
cette tristesse, cette absence de valeur, se retourne dans un jugement sur
justement un monde dans lequel il n'y a pas de ************. Le 2ème c'est
l'aspect positif du capitalisme. Le terme de justification revient.

Texte 15, paragraphe 115.

"Si il est une chose qui révèle notre humanisation, notre progrès effectif,
c'est que nous n'avons plus besoin de conflits intérieurs excessifs, ni même de
conflit du tout. Nous sommes libres d'aimer nos sens quand nous les avons
spiritualisés et rendus artistes. Nous avons le droit d'user de toutes les
choses jusqu'ici mal réputées."

Et il ajoute dans un autre paragraphe, 15-118 :


"Si il est un résultat que nous ayons atteint, c'est une façon plus innocente
d'envisager la vie des sens, une attitude plus joyeuse, plus bienveillante, plus
goethéenne envers la sensualité; de même un sentiment plus fier de la
connaissance. Si bien que ..." Là, il y a un problème de traduction.

Texte 15-114 :

"Le fait est que nous n'avons plus si grand besoin d'un remède contre le premier
nihilisme. La vie n'est pas à ce point incertaine, hasardeuse, absurde dans
notre Europe; la vie n'est pas telle que nous avons besoin du grand nihilisme -
c'est à dire du nihilisme qui conduit à la religiosité -. Il n'est plus
nécessaire de grossir à ce point la valeur de l'homme, la valeur du mal, etc.
Nous supportons que l'on réduise - vous voyez que c'est très étonnant parce que
finalement ce sont les caractéristiques d'affaissement des intensités -,
notablement ces valeurs, nous pouvons accepter beaucoup d'absurdités et de
hasard. La puissance que l'homme a atteint permet à présent que l'on atténue les
moyens de sélection parmi lesquels l'interprétation morale était le plus fort.
Dieu est une hypothèse ..."

Ca veut dire que l'on est dans une situation où l'ancien nihilisme donne à
matière effectivement à la religiosité, il n'y a pas de prises plus de raisons,
ou plutôt il n'y a plus de passions et du même fait cela veut dire que : pour
autant que l'ancien nihilisme était un moyen de sélection, pour autant que
l'ascétisme, que préconisait ce nihilisme religieux, et dont Nietzsche fait
l'éloge par ailleurs, pour autant que cet ascétisme ne marche plus, ne
fonctionne plus, cela veut dire effectivement que les moyens de sélection, c'est
à dire de sélectionner des âmes fortes, qui était aux yeux de Nietzsche la
fonction de cet ascétisme, et bien ces raisons d'usage de cet ancien ascétisme
disparaissent.

Cette espèce de destruction des moyens de sélection précédents est présentée ici
comme quelque chose, je ne dis pas que c'est un progrès, mais comme quelque
chose de positif, affirmatif. Tous ces traits d'affaiblissement des forces sont
très intéressants, et le fait que les moyens de sélectionner les forces pour
produire les âmes fortes, le fait que ces moyens sont en décrépitude, ce fait
est considéré par Nietzsche comme bénéfiques.

Fragments 16-747 :

"Il y a aujourd'hui, diffuse dans la société, une grande somme de ménagement, de


tact et d'égards, de respect bienveillant envers les droits d'autrui, voire
envers les prétentions d'autrui. Ce qui est plus précieux c'est cette façon
bienveillante d'apprécier la valeur de l'homme en général, telle qu'elle se
traduit dans la confiance et dans le crédit sous toutes ses formes".

Le crédit, c'est au sens économique.

Suite : "Le respect de l'homme, et non pas du tout de l'homme vertueux


seulement, - perte de la sélection -, est peut-être ce qui nous sépare le plus
d'un système de valeurs chrétien. - Parce que ce respect de l'homme ne
fonctionne pas dans l'ascétisme -. Nous ne pouvons écouter une prédication
morale sans une bonne dose d'ironie. On se rabaisse à nos yeux en prêchant la
morale, etc."

Le fragment le plus intéressant est celui-ci, 1887, 15-120 :

"La "naturalisation" de l'homme du dix-neuvième siècle.

Non pas le retour à la nature car il n'y a jamais eu d'humanité naturelle. La


croyance scolastique aux valeurs non naturelles et anti naturelles est de règle
à l'origine. L'homme ne parvient à la nature qu'après une longue lutte. Jamais
il n'y retourne. La nature c'est d'oser être immoral comme la nature. Nous
sommes plus grossiers, plus directs, pleins d'ironie envers les sentiments
généreux, même quand nous y succombons. Notre bonne société, celle des riches,
des oisifs, est plus naturelle, On se donne la chasse, l'amour sexuel est une
sorte de sport dans lequel le mariage sert d'obstacle et de stimulant; on se
distrait et on vit pour l'amour du plaisir. On estime par dessus tout les
avantages corporels, on est curieux et osés. Notre attitude envers la
connaissance est *********, nous pratiquons en toute innocence le libertinage de
l'esprit, nous haïssons les manières pathétiques et hiératiques, nous faisons
nos délices des choses les plus défendues; à peine si nous prendrions encore un
intérêt quelconque à la connaissance si nous devions y parvenir par un chemin
ennuyeux".

Je pense que tout le monde se reconnaît là-dedans.

Suite : "Notre attitude envers la morale est plus naturelle; les principes sont
devenus ridicules. Personne ne se permet plus de parler sans ironie de son
devoir, mais on estime une humeur secourable, bienveillante, on trouve la morale
dans l'instinct et on méprise le reste. Sauf deux ou trois notions de points
d'honneur. Notre attitude en politique est devenue plus naturelle. Nous
apercevons des problèmes de puissance et de quantités de puissance, en balance
avec d'autres quantités. Nous ne croyons plus en un droit qui ne reposerait pas
sur la force de se faire respecter, nous ressentons les droits comme des
conquêtes. Nos appréciations des grands hommes et des grandes choses sont
devenues plus naturelles; nous comptons la passion comme un privilège, nous
trouvons rien de grand qui n'implique un grand crime, et nous conservons toute
grandeur comme une volonté de se placer en dehors de la morale. Notre attitude
envers la nature est devenue plus naturelle. Nous ne l'aimons plus pour son
innocence, sa raison, sa beauté, nous l'avons joliment endiablée et abêtie, mais
au lieu de l'en mépriser, nous nous sentons désormais plus proche d'elle et plus
familier qu'elle. Elle n'inspire nullement à la vertu ********. Notre attitude
envers l'art est devenue plus naturelle, nous n'exigeons plus de lui de beaux
mensonge, etc. .... Un positivisme brutal règne et constate sans s'émouvoir. En
somme il y a des signes que l'européen du dix-neuvième siècle a moins honte de
ses instincts, il a fait un pas important vers l'aveu de son naturel absolu,
c'est à dire de son immoralité, sans amertume, au contraire, il est assez fort
pour supporter seule cette vue. Il semblera à certaines oreilles que tout cela
signifie un progrès en corruption, et il est sûr que l'homme se s'est pas
rapproché de la nature dont parle Rousseau et qu'il a fait un pas de plus dans
cette civilisation qu'il abominait. Nous sommes fortifiés, nous nous sommes
rapprochés du dix-septième siècle, du goût du dix-septième siècle finissant, à
tout le moins ..."

Il cite Dancourt, Lesage et Renard. Vous voyez ce qu'il dit dans ce passage très
important. Là, il montre la décompression des valeurs, c'est à dire la perte de
puissance sélective de l'ancien ascétisme, ça veut sire qu'il y a décompression
et que donc, ça peut être présenté effectivement comme décadence de ces valeurs
sélectives de l'ancienne morale. Maintenant, cette décompression, c'est ce que
dit le texte, laisse place à la nature, tout le temps, une mise en garde contre
le rousseauisme. Il est évident que cette nature qui émerge dans la
décompression des valeurs n'est absolument pas la nature de Rousseau, ce n'est
pas une nature innocente première que l'on retrouvera ici, elle est, au
contraire, tout l'inverse, puisque cette nature ne peut paraître que grâce à
cette décompression des valeurs, qui est elle-même un phénomène de civilisation;
c'est donc une nature qui n'apparaît que dans un procès de civilisation, lorsque
justement les anciennes valeurs se décompriment, et décompriment ce qu'elles
masquaient.

Qu'est-ce que c'est que cette nature ? Cette nature c'est ce qu'il appelle les
instincts et la production de ces instincts exige effectivement la décompression
des valeurs sélectives, c'est pourquoi ces instincts, présents comme nature,
sont simultanément des faits de civilisation. Il y a ici une relation étrange
entre ce processus de civilisation, qui, du fait même de la décadence permet le
surgissement d'une sphère que les anciennes valeurs masquaient. Mais ce n'est
pas tout. Il faut encore indiquer que ce que décrit Nietzsche, c'est à première
vue, un processus encore relativement simple, à savoir : les valeurs
traditionnelles de l'ascétisme, en perdant de la force, laissent émerger cette
nature instinctuelle ou pulsionnelle, et après ? Après, ça veut dire qu'on va
avoir cette espèce de nihilisme doux, de bienveillance générale, de chinoiserie
chrétienne. Est-ce que c'est ça ? Non, pas simplement parce que du fait qu'on a
à faire à des instincts, on peut supposer qu'il y a, au sein même de ce qui se
découvre dans la décadence des valeurs, qu'il y a une puissance de rétorsion
possible, c'est à dire qui possiblement agira. Autrement dit, il est supposé que
de nouvelles valeurs, qui ne sont pas des valeurs mais la reconstitution d'une
humanité intense, donc allant exactement à contre courant de cette espèce de
douceur, et pourtant en émanant, procédant précisément de la capacité des
instincts de se mettre à fonctionner autrement. En même temps que les instincts
se dégagent, apparaissent du fait de la décompression des anciennes valeurs,
d'un côté on peut décrire tout cela comme affaiblissement, raideur, chinoiserie,
et simultanément, parce que ce sont les instincts; puissance de produire de la
puissance, de la force, de l'intensité.

Il faut donc suggérer que cette description, que dans cette description du
procès de décadence, et qui la soutient, non pas simplement l'idée qu'il y a
deux courants comme ça, et que, par exemple, puisque les valeurs tombent, alors
les instincts montent, ce n'est pas vrai, Nietzsche ne dit pas ça, il dit
seulement qu'on est de plus en plus naturels, dans ce sens là, c'est à dire
qu'on est beaucoup plus ce qu'on appelle aujourd'hui l'impulsion, et ce qu'il
appelle l'immoralité, on ne peut pas continuer à écouter sans rire les discours
de moralité, mais cette simple description ne suffit absolument pas à rendre
compte du fait que la décadence peut être pensée comme autre de la décadence.
Cette description là, à elle seule, conduit simplement à un état de civilisation
qui, pour Nietzsche, est celui de la Chine, le bouddhisme, c'est à dire quelque
chose qui sera sans ascétisme, mais qui sera tranquille, "ne nous énervons pas",
et qui sera, à ses yeux, typiquement, une civilisation de masse dans sa profonde
médiocrité.

Seulement, comme il s'agit d'instincts, il faut supposer que cette chose là qui
entraîne avec force l'ensemble de l'humanité, cet état que, en termes de
thermodynamique, on pourrait décrire comme état le plus probable, et où donc les
différences d'intensité, de chaleur tendent à s'estomper, la machine sociale, la
machine humanité produira plus rien, il faut supposer que sous cette
description, que dans cette description, autre chose est requis qui est la
capacité de ces instincts pour se mettre à fonctionner autrement. C'est à dire
finalement à produire une nouvelle polarisation, un état considérable entre des
pôles de l'humanité, ou entre des pôles sociaux. Il est évident que, quand il
parle des barbares, dans ce contexte, c'est à dire sans fantasme de l'origine,
c'est à dire que, quand dans le contexte de la décadence, il demande : quels
sont nos barbares ? Il est clair qu'il parle de gens qui vont le plus loin, qui
vont le plus fort dans ce processus de développement des instincts, enfin
d'émergence des instincts. Ce n'est que si on y va très fort que le procès se
rétorquera.

Une parenthèse, un texte de 1881 :

"Quand un quelconque jugement du goût, à son stade inférieur, est incorporé de


sorte que, maintenant, il s'éveille spontanément de lui-même et n'a pas besoin
d'attendre les excitations, d'avoir en soi sa croissance, lui procure aussi la
signification de son activité en tant qu'elle se heurte au dehors. Stade
intermédiaire : le demi-instinct qui ne réagit qu'aux excitations et qui, sans
cela, est mort".
Instinct est ici pris au sens de capacité de sélectionner activement le goût.
Activement, c'est à dire, non pas en réagissant à une excitation.

Dans le texte de 1881 que je viens de vous lire, instinct signifie en effet
puissance active et non réactive. Par contre, dans les descriptions de la
modernité (citées plus haut), il est clair que trait actif/réactif n'est pas
pertinent. Il y a autant de traits réactifs que de traits actifs.

Tant qu'on reste dans une attitude qui est simplement réactive par rapport au
procès de décadence, c'est à dire qu'on l'enregistre et qu'on essaye d'y
répondre, par exemple, par le scepticisme, par le libéralisme, comme il le dit,
par une économie de crédit, pourquoi pas, on est encore dans le réactif, donc on
est dans le demi-instinct au sens de 1881. Et c'est pour cela, parce qu'on est
encore dans le demi-instinct qu'on est dans un processus de décadence.

Il y a un texte qui va tout à fait dans ce sens, 1887-88, 15-71 :

"La modernité comparée à la digestion et à la nutrition.

Sensibilité infiniment plus excitable, sous un déguisement moral. Augmentation


de la pitié. Abondance des impressions disparates plus grande que jamais.
Cosmopolitisme des aliments, des littératures, des **********, des formes
****************.

Allure de cette invasion **************. Les impressions s'effacent l'une


l'autre. On se défend instinctivement d'accueillir quoi que ce soit, de
l'assimiler profondément, de le digérer. Il en résulte un affaiblissement de la
capacité digestive. Il se produit une sorte d'adaptation à cette accumulation
des impressions; l'homme désapprend d'agir. Il se contente de réagir - voilà -
aux excitations du dehors. Il dépense sa force soit dans l'assimilation, soit
dans la défense, soit dans la riposte - voilà du réactif -. Profonde baisse de
la spontanéité. L'historien, le critique, l'analyste, l'interprète, l'amateur,
le collectionneur, le lecteur, rien que des talents de réaction. Et toute la
science !"

Là, on touche du doigt la rétorsion. C'est à dire que cette émergence des
instincts se fait effectivement et c'est très bien, mais cette émergence des
instincts se fait dans la sphère de la réactivité, c'est à dire sous les
catégories essentielles de la riposte, de la défense et de l'assimilation. En
fait, les valeurs s'effondrent, les systèmes de sélection et le grand ascétisme
des siècles précédents disparaissent et, par rapport à ça, l'homme moderne se
laisse pénétrer, non pas du tout en profondeur, il se laisse envahir vite et en
surface par cette destruction et il répond. C'est la riposte, la défense et
aussi l'assimilation. Dans tous ces cas là, ça veut dire que l'initiative de la
nouvelle immoralité ne vient pas des âmes elles-mêmes. Et, par conséquent, cela
veut dire que ce qui est pertinent, c'est quand les instincts ne sont pas
simplement des demi-instincts, mais quand ils vont jusqu'au bout, c'est alors
que la rétorsion peut se faire, et en quoi se fait-elle ? Elle se fait
simplement du fait d'aller jusqu'au bout alors que ça n'est pas exigé par la
décadence, on pourrait même dire l'inverse : la décadence exige qu'on n'aille
pas jusqu'au bout de cet immoralisme, la décadence demande au contraire qu'on se
tienne dans la tiédeur. Alors, aller jusqu'au bout, ça veut dire effectivement
passer du demi-instinct à l'instinct, et par conséquent, ça veut dire : rendre à
la capacité de juger qui est impliqué dans ce qu'il appelle l'instinct, c'est à
dire sa capacité sélective. Il y a donc là une espèce de phénomène de rétorsion
qui n'a absolument aucun rapport avec la dialectique.

Il faut bien voir que le plus faible va devenir le plus fort, or c'est
exactement de cette manière là, sous cette forme, faire que le plus faible soit
le plus fort, c'est exactement sous cette forme que, par exemple, Aristote
définit l'oeuvre des sophistes. Il parle évidemment des arguments, des raisons.
Là, dit-il, on touche du doigt ce qu'est la sophistique. Autrement dit, pas de
sophistique sans cette rétorsion, cette inversion du rapport de forces.
Plusieurs procédés sont possibles pour que le plus faible devienne le plus fort;
vous lirez dans un ouvrage savant de Susanne de Romilly, "Histoire et raison
chez Thucydide", dans le chapitre 3 qui s'appelle "les discours antithétiques",
vous verrez la structure même de la parole sophistique. Ca veut dire que
Gorgias, Protagoras, Prodicos étaient des gens qui enseignaient à soutenir
publiquement une thèse, sur le sujet que vous voulez, et à soutenir la thèse
contraire. Par exemple, à dire : telle chose est blâmable, voici pourquoi, et
puis, la même chose est louable, voici pourquoi. Ce sont des disoi logoi, des
discours qui sont à la fois parallèles et de sens inverses, ils sont toujours
doubles.

Lorsque on est plus dans la pédagogie, mais dans la techné elle-même, dans
l'art, il y a un type en face de vous, que ce soit dans une délibération
politique, que ce soit dans un jugement, vous avez un adversaire qui soutient
une thèse sur un sujet précis, en qualité de sophiste, vous allez soutenir la
thèse inverse. Quels sont les moyens par lesquels on passe d'une thèse à l'autre
? J. de Romilly dit qu'il y a tout d'abord la réfutation, c'est à dire montrer
que l'argumentation de l'adversaire repose sur des données fausses ou sur un
raisonnement erroné. On peut avoir une autre méthode qui est la compensation,
c'est à dire que l'adversaire a raison sur ceci, mais il a oublié cela, et j'ai
raison là-dessus. Ca c'est la social-démocratie. Mais il y a encore deux autres
procédés très radicaux qui consistent à retourner l'argument lui-même de
l'adversaire; le retourner contre lui. C'est à dire qu'on montre que ce que
l'adversaire croyait être favorable à sa thèse, est en fait défavorable, et non
seulement c'est défavorable à sa thèse, mais c'est aussi favorable à notre
thèse. Premier cas : renversement, deuxième cas : rétorsion. La rétorsion
véritable : un type dit : voilà pourquoi telle chose est louable, et moi,
sophiste, je vais dire : en effet, vos arguments sont très merveilleux car ils
démontrent parfaitement à quel point cette chose est blâmable. Je vous ferai
remarquer que nous employons constamment ce procédé : une discussion politique
ne peut pas se faire sans rétorsion. Ce qui est intéressant dans son livre,
c'est que J. de Romilly montre que c'est de cette manière que, se déplaçant du
problème du discours au problème militaire, Thucydide décrit la guerre du
Péloponnèse. Ce qui est en cause entre les cités grecques au moment de la guerre
du Péloponnèse, c'est ni plus ni moins qu'une sophistique.

On a un exemple de rétorsion parfaite que donne Aristote lui-même. A la fin de


La Rhétorique, il dit : voilà en quoi consistait la techné sophistique, la
techné rhétorique d'un type qui s'appelait Coras, il s'agit de renverser le sens
de la vraisemblance. Aristote fait une énumération complète de déductions
apparentes appuyées sur la vraisemblance, et donc sur le vraisemblable et non
sur le vrai, qui appartiennent donc à la rhétorique et pas à la logique, et à la
fin, il dit : voilà un exemple de la techné, de l'art, qu'employait Coras en ce
qui concerne le sens de la vraisemblance : soit le cas d'un homme qui ne donne
pas prise à l'accusation. De faible constitution, il est accusé d'avoir exercé
des sévices sur quelqu'un; sa culpabilité n'est pas vraisemblable. Si maintenant
il donne prise à l'accusation, parce qu'il est fort, sa culpabilité n'est pas
davantage vraisemblable, répond la sophiste, car il était vraisemblable qu'on le
croit coupable, c'est à dire que, comme il est fort, il pouvait être soupçonné
de sévices et donc il est évident qu'il n'a pas pu se livrer à cette activité
vraisemblable. Il est invraisemblable qu'il s'y livre.

Là, vous avez un exemple parfait de rétorsion que nous utilisons très souvent en
politique, qui est du type : mais c'est justement parce que ... que ... et
Aristote rapporte ça avec la plus totale indignation et qu'il commente en disant
que c'est là typiquement le travail sophistique, c'est à dire rendre ce qui est
faible, une argumentation très très faible, à savoir que le type qui est fort
comme un turc n'a pas cassé la gueule à l'autre; et bien c'est justement pour ça
qu'il ne l'a pas fait. Aristote dit que c'est l'ignominie de la techné de Coras.
Très bon exemple de deux discours qui sont en état de dissemblance, au plus
proche si l'on puisse dire, puisqu'ils suivent le même fil, et simplement la
rétorsion consiste à prendre l'argument et à le faire marcher dans l'autre sens.

Le problème c'est de savoir qui décide de qui a gagné. Qui a raison ? Les
sophistes disent que le problème de savoir qui a raison est un problème stupide,
grossier. Le problème est de savoir qui a gagné. C'est très différent. Les
sophistes se posent simplement la question des effets de chacune des thèses. Ca
se tient toujours devant un public, et c'est le public, par les effets qu'il
ressentira de telle ou telle manière - et vous voyez que les effets peuvent être
très sophistiqués : ça peut être simplement que le public trouve que le type
s'en est tiré à merveille, ça peut être des effets artistes, des méta-effets,
qui ne concernent pas du tout la conviction. Les gens peuvent trouver que le
type qui répond ça est un chef, et que même si il n'a pas raison, il a gagné. Ce
sont ces effets qu'ils visent.

Vous voyez dans quelle position de parole invraisemblable pour nous, on


travaille. On travaille le discours en vue de produire des effets. Est-ce que
les gens le contrôlent ? Les sophistes cherchent effectivement à produire ces
effets, ils font donc des présuppositions de la manière dont ça va fonctionner
sur les auditeurs, mais évidemment le plus gros effet sera toujours obtenu par
un supplément d'art, c'est à dire, par exemple, par la capacité de produire une
rétorsion à l'endroit où on ne l'attendait pas. Donc, on ne cherche pas à dire
le vrai, ça n'a aucun intérêt. Voilà un type de discours qui procède par les
effets. C'est exactement comme ça que leur position de parole s'appelle techné.
C'est un art.

Dans le cas du sophisme, les deux sophistes sont face à face, il n'est pas
question de les réconcilier. Ca n'a aucune importance, il n'est pas du tout
question de parvenir à un accord. Ils ont toujours besoin, au contraire, d'être
dans une situation de disoi logoi, donc il ne s'agit pas de convaincre l'autre
sophiste, il s'agit d'obtenir sur le public des effets tels que on dira : c'est
machin qui a gagné. Là aussi il ne s'agit pas de savoir si il y en a un qui est
le meilleur, il s'agit de savoir qui a gagné. il y a un très beau texte dans
Homère : Antilope se bat avec des chevaux très poussifs contre je ne sais plus
quel gros type qui a de très très bons chevaux, alors il est dans une position
où il est plus faible, alors qu'est-ce qu'il fait ? Il utilise une ruse qui est
en gros une queue de poisson. Apparemment, ça ne se faisait pas et l'autre lui
dit : espèce d'idiot, tu n'es plus maître de ton char, et lui, comble de la
ruse, il fait semblant de ne pas l'entendre, et c'est comme ça qu'il triomphe.
Il a gagné d'une façon typiquement sophistique, c'est à dire en utilisant une
procédure qui fait que les chevaux les plus faibles arrivent les premiers. Bon,
ils sont peut-être les plus faibles, mais ils sont les gagnants. De même un
argument plus faible peut être gagnant.

Ce qui est important, c'est qu'on parle pour obtenir des effets. il est évident
que les gens présents ne peuvent pas être convaincus, quand on est dans une
position pour écouter les sophistes, pour écouter les disoi logoi, on ne peut
pas être convaincus. Les gens qui viennent là ne viennent pas là pour se faire
convaincre, ils ont, par rapport au langage une position artiste, de
dégustation. Au fond, ils traitent le langage comme un jeu, un jeu très serré,
on ne peut pas dire n'importe quoi, ça s'apprend, et ce qu'on apprend, c'est une
certaine sorte d'attitude; le sophiste c'est quelqu'un qui a, par rapport à
l'argumentation de l'adversaire, une certaine attitude; c'est exactement comme
le coureur de char, le joueur de tennis ou d'échecs, c'est à dire qu'il va
falloir qu'il saisisse le bon moment pour intervenir, pour riposter, qu'il sache
à quel endroit il va pouvoir faire sa rétorsion; c'est pour ça que c'est un art.
Il va falloir raffiner un certain sens du temps. on est dans le jeu et dans un
certain rapport au temps qui n'est pas défini.

Les effets. Disons, pour schématiser, que là, à partir de Platon, il va y avoir
une espèce de permutation très étrange de cet espace et de ce temps et où le
problème va être posé de savoir, dans les gens qui discutent, qui a raison,
c'est à dire qui parle au nom du vrai, où est le vrai, ça c'est la question de
Socrate, et il s'agira ***********. Tout d'un coup apparaît quelque chose qui
est complètement absente du sophisme : la pédagogie, c'est à dire : vous êtes
dans le faux, vous êtes à côté de la plaque, vous êtes des malheureux, vous êtes
des choses de la nature, vous confondez la réalité et les illusions, on va vous
prendre par la main et vous montrer le vrai. Il est évident que, à partir de ce
moment là, il va falloir trouver un tiers. Il y a une très grande différence
entre ce tiers qu'est le public et ce tiers que le philosophe exige. Le tiers
que la philosophie exige n'est pas nécessairement un juge extérieur, et en fait,
ce ne sera pas un juge extérieur, ce sera un juge commun. Il faudra que l'un et
l'autre tombent d'accord. L'objet de la discussion sera de parvenir à un accord.
A partir de là, à la place du disoi logoi, vous allez avoir la dialectique;
d'abord du dialogue platonicien et de la dialectique aristotélicienne qui
consiste précisément à obtenir la conviction de l'un et de l'autre.

D'un seul coup, la position de discours est basculée. D'un seul coup, ce
discours se met à avoir prétention au vrai, et le désir du vrai devient désir
prédominant, et donc le désir de la connaissance. Chose qui est complètement
absente de la position sophistique qui est une position dédoublée, sans
solution. Vous avez donc un espace très étrange avec deux forces - les
descriptions, y compris celles d'Aristote, sont toutes en termes d'énergie -,
vous avez donc deux positions (parallèles inversées), qui se mettent à circuler,
qui se rencontrent en paroles et qui vont produire un certain effet. Si ce n'est
pas du très bon spectacle, le plus fort l'emportera; si c'est du très bon
spectacle, c'est le plus faible, et c'est ça qui les intéresse; est-ce qu'à la
fin quelqu'un est convaincu ? Personne n'est convaincu. Est-ce qu'il faut
essayer de résorber cette espèce de fissure, de blessure qui passe dans le
langage et qui fait qu'une fois pour toutes, il est convenu que sur n'importe
quelle thèse, il y aura le pour et le contre, pas du tout : on maintient tout
ça.

Au fond, on a une ère de langage qui est traversée par un limés infranchissable;
une espèce de discours qui a sa frontière dans son milieu, simplement les
positions, de part et d'autre de la frontière, ne sont pas établies puisque la
position la plus faible peut devenir la plus forte. Pour nous, tout cela est
complètement effacé, oublié. Vous avez donc, à la fois, l'idée de quelque chose
qui sépare une fois pour toutes le discours de lui-même, et il n'est pas
question de réconcilier les morceaux, pas question de faire une grande unité
discursive. C'est les philosophes qui vont faire ça et nous mettre ça dans le
crâne ... Fin de la bande.

... Ce qui est intéressant avec la sophistique, c'est qu'on ne sort pas de la
vraisemblance, mais on peut la renverser; on peut la retordre, c'est à dire
faire changer les rapports de forces. Donc, pas d'unité de champ, pas question
de supprimer cette frontière, ça c'est le travail des philosophes : unité du
champ au nom du vrai; là, pas du tout question de ça, mais pas non plus la
guerre, avec le massacre, non, pas la guerre, mais le jeu, c'est à dire une
chose qu'on avait déjà trouvée; le fait qu'il y a une joute, et après on annule
tout, on recommence avec un autre sujet. Donc, un certain temps segmentaire,
avec, au milieu de ce temps, toujours le Kairos, le moment sur lequel il faut
sauter si on veut gagner. Là, il faut être très raffiné. C'est un type de
discours qui est probablement le plus refoulé de ceux que nous connaissons. il
ne se donne jamais comme tel : quand Marchais et Giscard discutent à la télé, en
fait, on a à faire aux procédés de rhétorique sophistique, et il est évident que
ce qui est important, ce n'est pas si ils disent vrai ou faux - à certains
égards, tout le monde s'en fout -, ce qui est important, c'est les effets. Donc
ça existe très bien et ça fonctionne très fort, mais c'est refoulé, c'est à dire
que ni l'un ni l'autre se présente comme des gens qui sont des sophistes, dont
c'est le boulot de faire ça, et par exemple, ils ne peuvent pas faire ce que les
sophistes faisaient, c'est à dire changer de thèse en cours de route alors qu'il
est évident que lorsqu'ils sont doués, ils pourraient le faire. Il suffit de ne
pas être trop convaincu, pas trop corrompu par l'idée du vrai.

Je dirais que cette présence du limés au milieu, c'est simulé, et en général, la


position même du discours sophistique, avec cette extraordinaire grandeur - on
voit bien là ce que c'est qu'un usage artiste du langage, totalement débarrassé
de l'angoisse de la responsabilité du vrai. Donc, un discours gai et
irresponsable. En fait profondément non terroriste, il n'y a aucune terreur là-
dedans, de la violence certes, car il est évident que les effets sont en
proportion de la violence; violence dans l'acuité et l'opportunité des arme de
discours employés dans la discussion.

Donc, plein de violence et pas de terreur.

Cette espèce de ligne qui fait qu'on a toujours à faire à des disoi logoi, c'est
une ligne que nous connaissons déjà. On a déjà un stock de parois, en matière
affective par exemple, en matière scientifique (géométrie), je crois qu'avec les
disoi logoi des sophistes, on a la logique de ça. Est-ce que nous ne devons pas,
du reste, laisser tomber toute logique ? Et est-ce que la décadence dont parle
Nietzsche, la décadence du discours logique aujourd'hui, qui est en même temps
sa force, c'est à dire de devenir simplement une axiomatique, est-ce qu'elle ne
va pas dans le sens d'une sophistique de la logique ? L'idée, par exemple, qu'on
puisse produire un métalangage clos, si bien qu'on pourrait se demander si ces
discussions entre savants ne sont pas à comprendre comme des discussions de
disoi logoi, dont le grand intérêt et le seul intérêt n'est pas du tout de
savoir si c'est vrai ou faux, mais "qui gagne". On va être obligé de ressortir
la catégorie du "beau". Ca peut être laid, mais c'est beau parce que ça marche.

Mathieu : Je crois que l'effet est produit si j'arrive à interrompre l'autre au


moment où l'instant (peut-être instinct ?) de son discours baisse; où la force
de l'instant de son discours baisse, et non pas la logique. C'est deux niveaux
différents.

J-F. L : Dans le sens de la course d'Antilope dans Homère, Antilope prend


prétexte, pour faire ce qu'on a appelé une queue de poisson, il prend prétexte
de ce que la piste a été un peu ravinée par les pluies et est devenue un peu
plus étroite. C'est à ce moment qu'il se rabat. Ca, ça implique que l'autre ne
pourra pas passer à côté de lui, bien qu'il ait des chevaux plus rapides. Ca,
c'est le Kairos, et il faut aller vite parce que ça dure très très peu de temps,
non seulement pour passer, mais pour se décider à passer. Il y a quelque chose
comme ça qui est un rapport au temps dont nous sentons tous que c'est une chose
fondamentale, dans ce qu'on appelle le politique. Il est évident que un
politique est quelqu'un qui a ce flair dans la ruse.

6 mars 1975

Nous allons essayer de dégager de ce texte sur le nihilisme, et de quelques


autres textes qui vont avec, et que nous devons à la bonne volonté de Kyril, de
dégager ce qui, ce dont on a besoin pour retourner la sophistique.

Ce n'est pas encore bien articulé, mais ça ne fait rien. Le problème est celui-
ci : on est parti d'une façon un peu arbitraire de l'Empire Romain. On est parti
de l'idée que le labyrinthe était au centre de l'empire et puis on s'est demandé
ce qui se passe au centre et ce qui se passe au bord, labyrinthe du centre,
labyrinthe du bord. On s'est mis à réfléchir sur les religions orientales et sur
la décadence. Là-dessus, on relit les textes de Nietzsche sur la décadence et
parallèlement Gorgias, avec un effet de retour qui est : Nietzsche disant : les
sophistes c'est eux qui ont lutté précisément contre la philosophie, qui n'ont
pas accepté ce que la philosophie acceptait, Socrate a fait sa carrière sur la
base : la maladie est en train de gagner la Grèce et je vais être le guérisseur
de cette maladie, les sophistes représentant au contraire ce par où - aux yeux
de Nietzsche en tout cas -, la Grèce restait saine et parfaitement vivante. Il y
a un texte du Crépuscule des Idoles qui est tout à fait impressionnant; dans le
chapitre qui s'appelle "Ce que je dois aux Anciens", et où Nietzsche dit que les
Grecs ne lui ont jamais fait beaucoup d'effet, les Romains, ça c'est quelqu'un;
on ne peut pas se mettre à l'école des Grecs, ça n'a aucun sens, les Romains,
pour nous, ça représente quelque chose. C'est très important parce que, comme
par hasard, tout le courant de la philosophie, Heideggerien précisément et pré-
heideggerien, va chercher sa référence du côté des Grecs. Il demande ce qu'il y
a chez les Grecs, ce qui l'a intéressé : une page d'éreintage de Platon, et
après : "Mon délassement, ma prédilection, mon traitement contre tout platonisme
fut, de tous temps, Thucydide - Thucydide, étroitement lié à Gorgias, son élève
-. Thucydide et peut-être le Prince de Machiavel - en plein dans le mille -, me
sont particulièrement proches par leur volonté absolue de ne pas s'illusionner
et de voir la raison dans la réalité, non pas dans la "raison" et encore moins
dans la "morale". Rien ne guérit plus radicalement que Thucydide de la
lamentable et fallacieuse idéalisation moralisante des Grecs, que tout jeune
homme qui a reçu une formation "classique" emporte dans la vie en récompense du
dressage subi au lycée". Il y a aussi de très belles choses sur la culture. "Il
faut ne pas en sauter une ligne et savoir déchiffrer ses arrières pensées aussi
distinctement que ses paroles. Il est peu de penseur aussi riche en arrières
pensées. En lui, c'est la culture des sophistes, je veux dire la culture des
réalistes - très étranges mots : réalité et réalistes, vous voyez dans quel sens
: il ne peut évidemment s'agir que de réalité pulsionnelle, ça crève les yeux -,
qui atteint sa plus haute expression. Ce mouvement inappréciable au milieu de
l'escroquerie morale et idéaliste des écoles socratiques qui se déchaînaient de
toutes parts. La philosophie grecque conçue comme décadence de l'instinct grec.
Thucydide comme la vaste somme, la dernière manifestation de ce sens vigoureux,
sévère et dure des réalités, qui était au fond l'instinct des antiques hellènes.
C'est en fin de compte le courage devant la réalité qui marque la différence de
tempérament entre un Thucydide et un Platon. Platon est lâche devant la réalité,
par conséquent il se réfugie dans l'idéal; Thucydide se maîtrise, par conséquent
il maîtrise aussi les choses". C'est formidable. Il y a cette chose qu'il faut
articuler qui est la perception de la philosophie comme quelque chose qui naît
dans la décadence, d'autre chose, d'un autre type de discours et d'un autre type
de pratiques que Nietzsche incarne sous le nom de Thucydide.

Ces textes impliquent une autre logique que la logique des philosophes et ils
impliquent une autre histoire que celle d'Augustin. Quand on pense Histoire,
d'Augustin jusqu'à ... Krivine, et bien on pense Augustin, en fait, c'est à dire
un processus diachronique, avec une dialectique et avec des retournements, des
renversements, et tout ce que vous voudrez, avec une cumulation, une
capitalisation et une fin. Ici le texte commence par dire qu'il n'y a pas de
fin.

Premier point : dans le premier paragraphe : la morale c'est une interprétation,


ou encore c'est une hypothèse, mais simultanément, cette morale a une fonction
très précise qui est justement ce fameux moyen de contrer, ou moyen de soutenir,
de se soutenir. De contrer quoi ? Bien l'absence de morale, c'est à dire
l'absence de valeurs. Autrement dit, l'hypothèse de départ est en fait vicieuse
au sens où l'hypothèse de Nietzsche lui-même est qu'il n'y a pas de valeur et
que la morale n'existe que pour autant qu'elle essaye de cacher cette absence de
valeur, de mentir sur l'absence de valeur; et c'est un moyen pour les gens
faibles de se soutenir devant ce "Rien, devant ce "en vain". Or il y a - dit
Nietzsche (et c'est ça qui peut prêter à une certaine lecture) -, il y a dans la
morale elle-même une certaine valeur qui va produire un premier effet de
rétorsion, parce que, en fait, c'est une rétorsion à double détente. Première
détente : cette valeur est une valeur de véracité (c'est une force, souligne
Kyril), c'est une force qui va se mettre à agir à l'intérieur même de la morale.
La Véracité, c'est à dire qu'il faut dire le vrai et faire le vrai. C'est une
chose qui appartient au système de la morale. Or, dit Nietzsche, c'est
précisément cette exigence là qui "finit" par se rétorquer, c'est à dire que
précisément on dit : alors, il faut être vérace, et les gens qui veulent être
véraces disent, aux prêtres, aux philosophes, à tous les tenants d'une
orthodoxie politique, ils disent : vous mentez, qu'est-ce que c'est que votre
truc, qu'est-ce que c'est que vos valeurs, qu'est-ce que c'est que votre
écriture révélée, qu'est-ce que c'est que ce discours révélé dont vous parlez;
justement rien de ça n'est vérace. Tout ce que vous nous dites est en fait
mensonge.

En fait, il y a un procès qui est décrit ici, même pas décrit, indiqué, qui fait
que cette valeur de véracité se tourne contre la morale. Cette valeur de
véracité qui appartient à la morale devient une force qui se tourne contre la
morale. Ils dénoncent la morale comme une habitude de mentir dit Nietzsche; ici,
vous voyez qu'on a l'impression d'avoir à faire à une dialectique. Vous trouvez
dans le bouquin de Fink une lecture de ce passage qui est une lecture
complètement dialectique, et il cite même des passages de Nietzsche (je ne les
ai même pas vérifiés car il ne donne pas les références), où il dit : Hegel,
c'est vraiment quelqu'un de formidable parce que, dans Hegel, d'une certaine
façon, tout est vrai. Laissons cela. Ce qui est certain, c'est qu'on peut lire
ce passage en disant : bien, voilà, la véracité, quand elle va au bout d'elle-
même, elle se transforme en son contraire qui est, non plus la véracité dans le
sein de la morale idéologique, mais une véracité contre l'idéologie (pour
employer les vieux mots).

Ici, il y a deux réponses, dans notre texte, à cette version. Il y en a une qui
est très indirecte et très latérale, au paragraphe 7; cette réponse vise
Spinoza; c'est à propos de l'extrême du nihilisme, c'est à dire du retour
éternel, mais néanmoins on peut lire ce paragraphe tout de suite où Nietzsche
dit : "on saisit alors qu'ici il y a tendance vers le contraire du panthéisme,
car l'affirmation : tout est parfait, divin, éternel, contraint également à une
croyance en l'éternel retour. Question : est-ce qu'avec la morale, cette
affirmation panthéiste de toute chose est aussi rendue impossible ?" Autrement
dit se poser la question : bon, on balance les valeurs, très bien, mais est-ce
qu'on va balancer le panthéisme ?" Au fond, c'est seulement le Dieu morale qui a
été vaincu. Est-ce que ça a un sens de se représenter un Dieu par delà le bien
et le mal ? Un panthéisme en ce sens serait-il possible ? Supprimons-nous la
représentation d'une fin, et malgré cela affirmons-nous le processus ?"
Autrement dit, hop, il y a un déplacement, on dit : bien d'accord, il n'y a pas
de fin, mais le processus lui-même, et bien ? "Cela serait le cas si quelque
chose, à l'intérieur du processus, en chacun de ses moments, était atteint, et
toujours le même. Spinoza tint une telle position affirmative, pour autant que
chaque moment est une nécessité logique, et avec son fondamental instinct
logique, il triomphait d'une telle constitution du monde."

Qu'est-ce que ça veut dire ? Ca veut dire : bon, vous balancez les valeurs, très
bien; mais vous allez pouvoir vous récupérer à un autre endroit, c'est à dire
qu'il y a un procès, par exemple le procès lui-même par lequel la valeur de
véracité détruit les valeurs morales traditionnelles, et les surmontent. C'est
ce procès lui-même qui est intéressant. Ici, ça vise explicitement Spinoza.
réponse de Nietzsche : attention, pour pouvoir dire ça, il faut qu'on arrive à
dire qu'il y a une unité, à travers tous ces moments, il y a une unité, ce
procès est un processus; même si on ne sait pas où il va, on affirme, on
suppose, dans une espèce d'ontologie, on suppose que ce procès qui parcourt des
figures, ou des configurations, pour parler comme Hegel, les unes après les
autres, est un procès unitaire, c'est à dire quelque chose qui est toujours le
même se trouve impliqué là-dedans. Alors ce même, vous pouvez l'appeler comme
vous voulez, Nietzsche vise ici une philosophie de l'être en mouvement, mais ça
peut très bien être, dans une certaine conception du marxisme, un quelque chose
qui fait que toutes les figures que prennent les rapports de production ou les
sociétés, appartiennent au même, d'une certaine façon.
François : sous le terme de moment, ce que vise Nietzsche c'est les modes ?

J-F.L : peut-être les modes.

François : Donc, ça ,ne peut pas être diachronique.

J-F. L : Bien sûr que ce n'est pas diachronique, pas forcément l'un après
l'autre, mais éventuellement tous ensemble. Très bien, et c'est ce qu'il pense
pour Spinoza, et il a évidemment raison puisque ce qui est cause dans Spinoza,
c'est bien ça, et ce n'est pas du tout une diachronie, et c'est pourquoi il dit
: chez Spinoza, l'unité est une unité logique, elle sera donnée logiquement et
il dit que c'est comme ça que Spinoza s'en sort. Visiblement, dans le noyau de
ce passage qui m'intéresse c'est : pour qu'on puisse affirmer que, par exemple,
la rétorsion de la valeur de véracité en destruction de la véracité, de la
pseudo-véracité des morales chrétiennes; pour que cette rétorsion soit prise
comme un retournement dialectique, il faut pouvoir affirmer que avant et après,
si je puis dire, logiquement parlant, que on ait toujours à faire à la même
chose, que il y ait toujours quelque chose qui soit toujours la même chose qui
est en jeu, d'abord sous la forme de la véracité morale, et ensuite sous la
forme d'une véracité nihiliste qui va précisément détruire les valeurs. Vous
voyez ?

Ce qui est impliqué là-dedans, c'est que, au fond, c'est ce même lui-même qui
fait défaut, je veux dire que nous avons à lire ce texte qui débouche sur
l'éternel retour, comme un texte dans lequel il est indiqué, même si c'est d'une
façon latérale, que justement on ne peut pas s'en tirer avec une conception du
retournement qui serait simplement une conception dialectique. Toute dialectique
reste subordonnée en fait à une logique de l'identité; c'est une logique de
l'identité qui est médiatisée par une logique de l'altérité, mais c'est une
logique de l'identité, et donc ça nous indique que ce qui va être visé, sous le
nom d'éternel retour, sera quelque chose qui n'est pas pensable sous la
catégorie du même, qui, à certains égards n'est pas un être. Qui n'est pas un
être.

François : Mais chez Spinoza, il n'y a pas d'altérité.

J-F. L : Non, mais dans le cas de la dialectique ... Ce qui m'intéresse, c'est
la rétorsion de la valeur de véracité dans son contraire. Ce texte vise Hegel,
mais Hegel ici s'appelle Spinoza. Et si tu remplaces la logique de Spinoza par
la logique de Hegel, si tu remplaces la logique de Hegel par celle de Spinoza,
peu importe, dans la perspective où Nietzsche parle, ça ne fait pas de
différence. C'est très important parce que c'est un scandale de dire ça, pour
les philosophes; mais pour Nietzsche, c'est une évidence, de même que pour lui
c'est une évidence de pouvoir remplacer Spinoza par Platon. Il y a un texte dans
"Le crépuscule des Idoles" où vous trouvez : "Comment, pour finir, le monde
"vrai" devint fable", ça c'est le titre du chapitre, et en sous-titre vous
trouverez : "histoire d'une erreur". C'est des propositions : "Le monde vrai,
accessible à l'homme sage, pieux, vertueux, il vit en lui, il est ce monde", et
ici, une parenthèse qui est le commentaire satyrique de Nietzsche : "Forme la
plus ancienne de l'idée relativement habile, simplette, convaincante. Paraphrase
de la formule : Moi, Platon, je suis la vérité." Or, on a les variantes, et dans
la première rédaction on a : "Moi, Spinoza, je suis la vérité".

Ce passage s'applique explicitement au panthéisme. On peut sous ce nom impliquer


soit Spinoza, ce qui est le cas, soit viser Hegel, qui, lui-même, se reconnaît,
par exemple, dans la préface de la phénoménologie de l'esprit, comme panthéiste.
Ca ne s'applique pas à Platon qui n'est pas panthéiste, mais là, on a à faire à
un texte qui remplace Spinoza par Platon.

François : Une logique de l'identique, moi je veux bien, mais ça ne veut pas
dire que chez Platon et chez SPinoza ça veuille dire la même chose, et je ne
suis même pas sûr que chez Spinoza et chez Hegel ce soit la même chose.

J-F. L : Bien sûr que ça ne veut pas dire la même chose. Je t'accorde tout ce
que tu viens de dire, mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas de savoir si
Nietzsche a raison de les confondre, ça veut dire que la possibilité pour lui,
par exemple, de viser Spinoza et de viser Hegel, en même temps sans le dire, ou
de viser Platon après avoir visé Spinoza, signifie quelque chose de très
important qui est l'endroit d'où, lui-même, essaye de parler. Il est clair qu'il
ne parle plus dans le discours philosophique où ces différences là sont très
pertinentes et très indispensables, ou alors, tout est dans tout et c'est la
merde. Or, justement, ce qu'il pointe ici, c'est que, au fond, à partir du
moment où on peut produire une logique, quelle qu'elle soit, et rien de plus
différent que celle de Spinoza de celle de Hegel. Dès l'instant que tu te donnes
une logique, ça veut dire que tu peux t'en tirer; dans le cas du platonisme dont
il dit à satiété que c'est le christianisme ... là, on est avant que la valeur
de véracité ne se retourne, mais même quand elle s'est retournée, alors même à
ce moment là, on va pouvoir finalement continuer un dieu, qui ne va plus être le
dieu moral, mais qui va être l'essentiel des choses sous le nom d'une certaine
identité. Toutes les considérations sur le jeu du monde tombent en plein sous
cette rubrique : ce sont des formes de panthéismes qui, tout simplement ... bon,
c'est Parménidien ou Héraclitéen, si vous préférez, avec, comme l'a
admirablement montré Beaufre dans son article fameux, c'est la même chose
Parménide et Héraclite. Un très beau texte.

J'ai insisté parce que ça donne, à toute allure, une petite indication sur
l'endroit où est Nietzsche : forcément, il ne peut pas être à l'endroit où on
discute de la nature de l'identité, on ne discute pas de la nature des
identités; du même qui constitue l'unité du monde.

Alors non seulement on balance les valeurs, mais il faut balancer avec la
croyance dans une identité du monde, de l'objet, qui est la chose qui, même
quand il n'y a plus de valeurs, peut continuer à soutenir le discours du
philosophe. Ca veut dire que Nietzsche parle à un endroit où le discours du
philosophe ne peut pas être tenu. La question est de savoir quel discours il
tient, et c'est précisément le discours du sophiste. Évidemment, vous m'avez vu
arriver avec mes sabots.

Autre passage : "Mais parmi les forces qui faisaient croître la morale, il y
avait la véracité". Finalement, celle-ci se tourne contre la morale, elle en
découvre la téléologie, la considération intéressée. Et maintenant, le regard
porté sur cette habitude de mentir qui s'est faite chère depuis longtemps, et
dont on désespère de se débarrasser, agit exactement comme un stimulant au
nihilisme. Nous constatons en nous, maintenant, des besoins, ce qu'a implanté
depuis longtemps la morale en tant qu'interprétation (ou la morale en tant
qu'elle est interprétation), qui nous apparaissent maintenant comme besoin du
non vrai. D'un autre côté, ce sont eux (ces besoins mêmes qui nous apparaissent
comme non vrais, comme besoin du non vrai, qui d'ailleurs sont très vrais), les
besoins du non vrai sont les besoins d'un autre monde, de valeurs ... (fin de la
bande).

"Ce sont eux (ces besoins) auxquels paraît suspendue la valeur grâce à laquelle
nous supportons de vivre. Cet antagonisme -(vous voyez, d'un côté on ne croit
plus à ces trucs, on pense que c'est des besoins de faux ou de non vrai, et de
l'autre, c'est ces besoins qui nous permettent de supporter de vivre) -, cet
antagonisme, avec les deux côtés : premièrement, pas d'estime pour ce que nous
reconnaissons, c'est à dire que nous sommes en train de reconnaître que c'est
des trucs qui sont non vrais et nous n'avons pas d'estime pour cela, et de
l'autre côté : plus besoin d'avoir de l'estime pour ce dont nous pourrions nous
leurrer; et bien "cet antagonisme fournit un processus de dissolution" dit
Nietzsche.
Qu'est-ce que ça veut dire ? Voilà les effets de la rétorsion par la véracité;
on ne peut plus avaler les valeurs, ça ne marche pas, mais d'un autre côté, on
n'est pas content de ne plus en avoir; on n'a pas d'estime pour l'absence de
valeurs. On a donc un antagonisme qui fournit un processus de dissolution,
qu'est-ce que c'est que cette dissolution ? Ce terme revient à plusieurs
reprises, vous avez "auflosung", "ablosung" et aussi "losung" tout court; il est
bien évident que "auflosung" ça n'est pas "aufhebung", c'est à dire que le
processus en question n'est pas un processus dans lequel ce qui vient d'être
dépassé va être conservé et capitalisé. Là, vous avez un processus qui vient
d'un antagonisme et cet antagonisme n'a pas de résolution, c'est à dire de
salvation. On a d'un côté des forces qui ont poussé à la production des valeurs,
et de l'autre côté, une partie de ces mêmes forces qui détruisent ces valeurs,
et on a les deux ensemble qui forment un antagonisme, et ces deux ensemble, ça
fait que le truc se dissout. Vous avez des pulsions qui fonctionnent d'une façon
qui, justement, n'arrivent pas à se réunifier, et la dissolution, c'est la
dissolution de l'apparent organisme socio-moral-culturel qui faisait une
civilisation avec ses valeurs; dissolution de cet organisme. Dissolution de cet
organisme sous des pulsions qui se mettent à "jouer" antagoniquement. Alors, non
seulement il faut dire qu'il n'y a pas ça, mais il faut dire en plus, au début
du paragraphe 4 :

"Cependant, des positions extrêmes ne sont pas relayées ("ablosung" c'est le mot
qui était employé pour désigner la relève d'une garde militaire. La vraie
traduction de la relève, tout au moins au sens militaire, ce n'est pas
"aufhebung", c'est "ablosung"; mais gardons le mot relayé. C'est aussi le sens
d'enlevé, il n'y a rien de conservé dans la relève de la garde)-, par des
positions modérées, mais de nouveau par des extrêmes, inversées néanmoins; (je
tiens à souligner cette chose importante : c'est qu'on va retrouver le même
extrémisme dans le nouveau nihilisme, si je puis dire, que dans l'ancienne
morale. Autrement dit, on est bien loin d'un processus de capitalisation qui se
réglerait lui-même en s'accumulant, mais tout simplement, il y avait des
pulsions très fortes dans la moralité et il y a une partie de ces pulsions,
aussi fortes, contre la moralité; et c'est pour cela qu'il y a un antagonisme et
que cet antagonisme ne donne pas du tout lieu à une espèce de réconciliation,
d'une manière ou d'une autre, mais au contraire à une bataille de forces
extrêmes. J'insiste sur ce point parce que, vous voyez que quand il dit ça,
Nietzsche s'empêche de faire ce que ferait n'importe quel philosophe fait devant
un truc de ce genre, qui est de dire : d'accord, on a souffert, mais on est
libéré; ça va mieux. Lui, va dire exactement le contraire, il va dire que le
christianisme était une force très puissante, cette force se retourne contre les
valeurs, elle donne lieu à une nouvelle attitude très puissante aussi, très
extrême, c'est une attitude qui est inversée mais qui est très forte, et les
deux sont là, ensemble, peut-être chez les mêmes personnes, mais ce n'est pas un
problème de personnes, ces forces sont là et elles se bataillent avec la plus
grande extrémité. Mois, je trouve que ça, ça veut dire que déjà il élude une
espèce de rationalisation des processus pulsionnels qui sont en jeu dans cette
affaire, il dit qu'il y a des pulsions qui se mettent à fonctionner de façon
divergente et même antagonique, et ces deux groupes de pulsions sont là,
ensemble, dans une guerre qui n'a pas de sens au sens de bonne fin, conclusion,
car là "auflosung" est tout le contraire d'une conclusion, c'est à dire que
cette bataille va ronger, parcourir et détruire les identités, à commencer par
l'identité du corps social. Autrement dit, on a à faire à une "logique"
pulsionnelle dont, probablement, le modèle le plus proche serait Freud. Ce
serait le renversement de la pulsion en son contraire, c'est une espèce de
processus de remplacement, c'est à dire que, d'une certaine manière, l'ancienne
pulsion n'est pas conservée dans la nouvelle, mais d'un autre côté, elle n'a pas
non plus disparu; Freud va dire qu'elles sont là, ensemble, et absolument
antagoniques, et avec la même force, et c'est un procès de dissolution, là
aussi.
Richard : J'ai l'impression, mais c'est peut-être une intuition complètement
fausse, que, à lire ces fragments de textes, quand le mot de dissolution est
prononcé, il semble avoir une toute autre portée, beaucoup plus forte et
profonde, que l'usage qu'en fait Klossovski. La dissolution de Klossovski semble
être centrée sur le paradigme du moi et de l'identité. La "logique" va beaucoup
plus loin.

J-F. L : Oui, il ne faut pas se contenter de dire : ce qui est important dans
cette dissolution, c'est que le moi ou que tout corps identitaire ou organique,
éclate, ce qui est important, c'est que, pour pouvoir la décrire comme Nietzsche
la décrit, comme passage d'une position extrême à une autre position extrême qui
est aussi violente que la première, ça veut dire qu'on est déjà plus intéressé
par la position de l'identité, du moi ou du corps social, mais on est intéressé
au mouvement pulsionnel lui-même; c'est à dire qu'on essaye de sortir de ce
qu'il pourrait y avoir de déconstructuré dans ce procès pour essayer de le
décrire affirmativement. C'est ça qui est important.

Richard : C'est ça, mais c'est formulé beaucoup plus clairement. Mais est-ce
que, par rapport aux textes que cite Klossovski, - et tu vois l'interprétation
qu'il donne de ces textes -, est-ce qu'il y a une portée du terme dissolution
qui est totalement différente ?

J-F. L. : Il faudrait apporter les textes. J'avance.

Cette valeur de véracité permet donc un truc comme ça que je persiste à traduire
par rétorsion, rétorsion des positions, et après, rétorsion des puissances.

La rétorsion des positions consiste en ceci que il y avait un énoncé qui était :
il faut être vérace; Dieu ou je ne sais pas quoi, le bien, le vrai, etc. veut
que nous soyons véraces. Première position. Position qui se rétorque : et bien,
justement, soyons véraces jusqu'au bout, c'est à dire : il n'y a pas de Dieu, il
n'y a pas de bien, vous voyez que c'est vraiment le prototype de la rétorsion.
Et bien, parlons en de votre véracité, c'est à dire que je reprends la position
de l'adversaire et la retourne contre lui. Aucun rapport avec une logique
dialectique, avec un retournement dialectique, car dans le retournement
dialectique, et c'est ça que veut dire Nietzsche à propos de Spinoza, c'est
toujours le même qui parle ! Même si c'est 46 bonshommes différents, c'est
néanmoins toujours le même qui parle, c'est à dire qui commence par dire A, puis
non c'est B, et qui dit que B c'est bien parce que ça contient A et la négation
de A. Ici, pas du tout. Dans la rétorsion de type sophistique, on l'avait
regardé dans ce petit texte de La Rhétorique où Aristote attaque je ne sais plus
quel rhéteur, en s'indignant de ce spécialiste de la rétorsion, on a tout à fait
autre chose qu'un retournement dialectique, ici, on a une chose horriblement
violente qui consiste à dire : bon, vous dites ça, et moi je dis le contraire,
tout ça c'est des pulsions très très fortes et il n'est pas question qu'on
puisse s'entendre. Un processus positionnel vient de l'autre par rétorsion,
c'est à dire là où justement la position était la plus forte, disons celle du
christianisme pour aller vite, soyez vérace, cette position va devenir faible du
fait que justement elle va être reprise contre elle-même.

Cette rétorsion des positions implique une rétorsion des puissances, de ce que
Nietzsche appelle les instincts. Ce sont les paragraphes 9, 10, 11, 12 et 14. Je
vais y revenir, mais d'abord, voyez bien que cette rétorsion que je viens de
décrire après Nietzsche, cette rétorsion qui porte sur des extrêmes, évidemment
des extrêmes pulsionnels, c'est à dire que ce sont des positions extrêmement
investies, cette rétorsion, je dis que c'est la grande rétorsion, c'est la
première grande rétorsion. Je veux dire que ce qui est impliqué dans cette
rétorsion, c'est que justement on ne va pas opposer une position à l'autre à
l'intérieur d'un dialogue philosophique ou d'une dialectique; ce qui est
rétorqué là-dedans, c'est la position philosophique tout court, en tant que
telle. On ne traite pas des philosophes en philosophes. Les gens qui vont être
pris dans ce procès de nihilisme, qui vont être pris de rage, de haine et de
colère dans ce procès de nihilisme, ces gens là ne traitent pas le monde des
valeurs, le discours des valeurs et la position des valeurs, en philosophes; la
façon dont ils se retournent contre tout ça n'est pas la façon d'un retournement
philosophique, elle n'est pas engagée dans un procès de dialogue avec l'autre
position, et de dialectique avec résolution ou conclusion finale.

Kyril : Je voudrais dire un mot, parce que justement cette chose que tu viens de
dire là se trouve dans le paragraphe 2 et que la traduction que tu donnais tout
à l'heure me semblait la faire sauter. Quand tu as traduit par "besoin de non
vrai", tu avais l'air de dire que ça voulait dire un besoin de non vérité,
autrement dit un besoin de Dieu. Or, tel que je le comprends, c'est que
justement la véracité, en se retournant, pose une exigence sur le concept de
Dieu lui-même et justement le fait sauter.

J-F. L : C'est ça, c'est à dire fait apparaître ce truc comme non vrai. C'est
ça. C'est là où, du reste, il faudrait songer de nouveau à Thucydide. Quand on
regardera de près la Guerre du Péloponnèse, on s'apercevra, ce que J. de Romilly
a fait, étrange parce que c'est une ennemie, elle indique une chose qui était
connue du reste, que Thucydide était entièrement dépendant de Gorgias, et que la
description même des conflits entre les cités grecques, c'est à dire
précisément, une guerre qui est une guerre entre des positions politiques
(celles des cités), doit être pensée sous les catégories de la logique
sophistique, et c'est comme ça que Thucydide le décrit. On peut montrer que le
discours de Thucydide sur cette guerre est un discours sophiste et donc, là,
nous avons une logique et une histoire sophistes, qui est déjà là, toute prête.
Quand Nietzsche décrit ces antagonismes entre les pulsions, il est bien évident
que ce à quoi il pense, c'est à des forces qui sont en jeu sans totalisation,
pour leur donner une identité finale, une unité finale, une conclusion, quelque
chose qui fasse corps. C'est exactement ce qui se passe dans les discours
sophistes : je soutiens telle thèse, tu soutiens l'inverse et ça ne fait pas
corps, il n'y aura pas de conclusion. Là non plus, mais il y aura peut-être des
effets d'Auflosung".

Question : Est-ce que la position ultime de Nietzsche est celle de l'antagonisme


?

J-F. L : Pas du tout, sa position ultime c'est la sélection. Plus difficile et


pas pour ce soir.

J'en viens à la rétorsion des pulsions, proprement dit; les paragraphes 9, 10,
11, 12 et 14. Il y a donc : les nouvelles positions sont aussi extrêmes que les
anciennes, les anciennes étaient extrêmes parce que c'était l'ascétisme, en
gros. Ce sont des positions de courage, il y a tout un éloge de l'ascétisme
(voir humains, trop humain), c'est une position de vertu parce que les gens qui
imposent des valeurs sont des gens qui procèdent à une sélection, à des
sélections qui sont des sélections arbitraires, et qui sont donc des gens qui se
tiennent devant le rien, en face, et qui disent : voilà ce qu'il faut faire.
Voir "Généalogie de la morale". Donc, positions extrêmes de part et d'autre. Et
là dessus, deux bonds : paragraphe 9 - texte très étrange et très difficile :

"Contre le désespoir et le saut dans le néant, la morale a préservé la vie


d'hommes et de groupes qui étaient tyrannisés et opprimés par des hommes, car
c'est l'impuissance face aux hommes, non l'impuissance face à la nature, qui
engendre l'amertume la plus désespérée contre l'existence. La morale a traité,
en général, les puissants, les violents, les "maîtres" comme ces ennemis contre
lesquels l'homme du commun devait être protégé, c'est à dire, en premier lieu,
encouragé, fortifié. La morale, par suite, a enseigné à haïr et à mépriser du
plus profond ce qui était le trait caractéristique et fondamental des
dominants". Ce trait caractéristique fondamental c'est la volonté de puissance.
Abolir, nier, dissoudre cette morale, ça serait pourvoir la pulsion la plus haïe
- c'est justement la VP -, d'un sentiment et d'une valorisation inversée; c'est
à dire que c'est formidable : après avoir dit : c'est des salauds, dire : il n'y
a que ça. "Si le souffrant, l'opprimé, perdait la croyance d'avoir un droit à
son mépris de la volonté de puissance, il entrerait dans l'état d'une
désespérance sans espoir." Imaginez une seconde que l'opprimé dise : je n'ai pas
de raison de mépriser les dominants, alors désespoir total, alors il n'y a rien
à faire, alors tout est bien; on en est exactement là. Ca serait le cas - c'est
là que le texte est difficile - "si ce trait - de la VP -, était essentiel à la
vie; si il s'avérait que, dans cette volonté de morale même - celle qui vient
d'être renversée -, ne se camoufle que cette volonté de puissance, que cette
haine et ce mépris eux aussi sont encore un vouloir de puissance, l'opprimé
s'apercevrait qu'il se tient sur le même terrain que l'oppresseur et qu'il n'a
aucun privilège, aucune position supérieure devant lui" - devant le dominant.

Ca c'est le premier bond; il conduit tout droit au désespoir. Au fond, la


morale, pour les opprimés, et non pour ceux qui la fabriquent, la morale c'est
... Ce qui est important, dans ce petit bond sur place qui mène droit dans le
désespoir, c'est la découverte de cela : que la morale elle-même était faite de
la haine et du mépris des puissants, des dominants, que cette haine et ce
mépris, dans cette morale même, c'était la volonté de puissance déjà, elle-même.
Justement parce que la valeur de véracité a détruit toutes les valeurs, les
opprimés, tout d'un coup, découvrent que leur haine et leur mépris pour les
dominants, peut-être bien que c'était déjà la volonté de puissance elle-même.

Ruth : C'est exactement, point par point, le discours de Périclès.

J-F. L : Oui, mais il emploie des irréels, et c'est important. Je continue : et


donc, si cette haine et ce mépris, qui alimentaient en fait la moralité des
opprimés, se découvrent, l'un et l'autre, comme la volonté de puissance, ça veut
dire que les opprimés et les dominants sont sur le même terrain ... Fin de la
bande ...

... Une partie des types le comprendra et ce sont ceux qui vont sombrer dans le
désespoir, et même dans un désespoir très actif, et c'est ce dont il s'agit dans
ce texte, c'est à dire du nihilisme actif. Donc ils vont tomber dans le
désespoir actif, et ce désespoir n'est pas actif par lui-même, il est au
contraire - dit Nietzsche -, la conscience généralisée, vanité des vanités, et -
dit Nietzsche -, rien n'est plus paralysant qu'un "en vain" qui ne mène à rien,
qui n'a pas de fin. Quand un "en vain" mène à un autre monde, c'est à dire quand
il est récupéré par un autre lieu, qui lui, ne sera pas un "en vain", et bien ça
aura été une longue épreuve et sera récupéré comme ça, mais si le "en vain" est
vraiment en vain et dure interminablement, alors dit Nietzsche il n'y a rien de
plus terrible qu'une vanité sans fin, et rien de plus paralysant - mot qui
revient souvent pour décrire cette situation d'un désespoir paralysant. A ce
moment là, ceux qui s'en tirent mal sombrent, ils sombrent dans le désespoir
(paragraphe 10), mais ça, c'est simplement ce que Nietzsche lui-même appelle le
premier nihilisme, c'est exactement contre ce désespoir du "en vain"
interminable que la morale a été le contrepoison, l'antidote. Alors, fous le
camp et les types sombrent dans le désespoir, premier nihilisme. Il est évident
que pour Nietzsche, il y a un deuxième bond, plus extrême, et c'est le nihilisme
actif qui n'est pas simplement réactif comme le nihilisme que je viens de
décrire (réactif) : dissolution des valeurs = nihilisme réactif. Le nihilisme
actif, ce qu'il appelle le bouddhisme européen, là vous trouvez immédiatement
après le texte que je viens de lire, au paragraphe 1à, vous trouvez :

"Encore beaucoup plus retourné", ou si vous voulez, encore plus de rétorsion,


allons encore plus loin dans la rétorsion : ne nous contentons pas de sombrer,
mais coulons nous. C'est le même mouvement, mais lorsque le nihilisme devient
actif, c'est alors que le sombrer - qui appartient au premier nihilisme -, se
présente différemment; à ce moment là, le sombrer ne se présente plus comme un
mouvement de dépression, mais au contraire comme une violence nouvelle.
Alors, ceux qui s'en tirent mal, se font sombrer. Au paragraphe 12, il dit :
"Qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils veulent la puissance ...Qu'ils se placent sur le
terrain du principe opposé, et veulent aussi, de leur côté, la puissance". Ils
veulent la puissance, non pas au sens où ils veulent le pouvoir, ils veulent la
puissance en contraignant les puissants à être leurs bourreaux, c'est à dire
qu'ils veulent la puissance pour que cette puissance les détruise." Le sombrer
se présente comme un s'envoyer par le fond, comme un choix instinctif de ce qui
doit détruire." Vous voyez qu'ils sont sur le terrain de la puissance, ils
choisissent la puissance qui détruit, à l'occasion de quoi, à l'occasion de
cette rétorsion. Qu'est-ce que c'est que cette puissance ? C'est cette même
puissance qui a commencé à se donner jour dans le désir de véracité, et dans le
désir de véracité poussé à ses extrêmes qui donne lieu aussi à la désespérance.
Donc il vient bien un moment où même ceux qui s'en tirent mal, constatent qu'en
effet, ceux là au moins qui vont au-delà de la désespérance et dans le nihilisme
actif, ils constatent qu'ils sont sur le même terrain que les puissants -
puisqu'ils vont sur ce terrain là, ce nihilisme, et que sur ce terrain là, ils
choisissent ce qui détruit, c'est à dire la puissance en tant qu'elle détruit, y
compris eux-mêmes; et ça, dit Nietzsche, c'est un choix instinctif.

Mathieu : Dans le texte allemand, on rencontre déjà le terme de sélection.

J-F. L : Oui, il y a une sélection par expulsion, il y a une espèce de tri.

Cette espèce de chose est extrêmement violente, et c'est présenté au paragraphe


14 :

"La croyance en l'éternel retour est sentie comme une malédiction par laquelle,
touché, on ne recule plus de peur devant aucune action, non pas éteindre
passivement, mais faire éteindre tout ce qui est, à ce degré, dénué de sens et
de but."

On a à faire, dans le nihilisme actif, à une procédure extrêmement violente,


dans le même passage, Nietzsche dit que c'est un spasme et un accès de fureur
pour qui sait que tout était là depuis des éternités, c'est à dire pour celui
qui est déjà dans l'idée de l'éternel retour, et qui la supporte, paisiblement,
pour celui-là, cette espèce de violence dans le nihilisme, ce cri que rien ne
vaut, apparaît comme un spasme et accès de fureur en un sens reconnaissable, ça
c'est déjà fait. C'est une première indication sur la froideur, le classicisme
du rapport à l'éternel retour qui n'a rien à voir avec le cri. Le cri, Artaud,
ça n'est que le nihilisme actif. Bravo, mais ça n'est que ça, c'est un spasme et
une fureur qui prend sa place là et simplement là, c'est à dire avant l'entrée
dans l'espace logique et historique qui est celui de l'éternel retour.

Donc, c'est bien la volonté de puissance qui agit dans cette rétorsion, sous la
forme du nihilisme actif, mais comme le dit Nietzsche au paragraphe II, c'est la
volonté de puissance dans le rien, dans le néant; c'est à dire que c'est la
volonté de puissance en tant que nihiliste (active parce que c'est une
puissance, mais dans le rien). On pourrait dire, du reste, que c'est en général
de cette manière là que les philosophes conçoivent les sophistes comme des
nihilistes, or justement la rétorsion que j'indiquais tout à l'heure fait que ce
n'est pas vrai.

Alors, après ça, mais tout ça est ensemble, ces moments ne décrivent absolument
pas une histoire linéaire, il est bien évident que si vous prenez les positions
occupées aujourd'hui, vous allez avoir toutes ces positions, c'est à dire : la
morale, le nihilisme du désespoir passif et puis le nihilisme actif.

Il y a encore autre chose, c'est l'extrême force du nihilisme. Paragraphe 6,


l'idée d'éternel retour :
"Cette pensée, sous sa forme la plus redoutable - (cette pensée c'est celle du
"en vain" qui n'en finit pas) -, l'existence, telle qu'elle est, sans sens ni
but mais revenant inéluctablement, sans un final, dans le néant : l'éternel
retour. C'est la plus extrême forme du nihilisme. Le néant, le sans sens
éternel. C'est la forme européenne du bouddhisme - (c'est là qu'il ramène sa
petite camelote) -, la vertu active du savoir et de l'énergie, contraint,
compulse à une telle croyance. C'est la plus scientifique de toutes les
hypothèses possibles."

C'est énorme. Je crois qu'il faut prendre ça comme une merveilleuse parodie :
ah, vous voulez de la science ! L'éternel retour du rien.

"Nous nions qu'il y ait des objectifs finaux. L'existence en aurait-elle qu'elle
devrait les avoir atteints."

Ca, c'est 25 siècles d'histoire balayés.

La chose la plus frappante c'est : la forme la plus extrême du nihilisme,


l'éternel retour. Pourquoi extrême ? Parce que là la rien est ce qui est
éternel, c'est à dire que justement ce qui est extrême, c'est qu'il n'y ait pas
de fin; le rien ici ne se présente pas comme la fin du processus, ce n'est pas
un terme, le terme d'une histoire ou d'une pensée. Là, ce n'est pas la volonté
de puissance qui va vers le rien, qui désire le rien, mais la volonté de
puissance qui se baigne dans le rien.

L'idée de l'éternel retour c'est que la musique ne cesse pas. C'est à dire que
si les unités qu'on considère, si on peut parler d'unités, si les pulsions dont
il s'agit sont des pulsions sonores, la combinaison de ces pulsions les unes
avec les autres est interminable.

Deux autres choses encore. En quoi consiste l'extrémisme de l'éternel retour ici
? En ceci que l'on n'a plus à faire à une logique du tout, mais à une logique du
chaque, du cas singulier. Ici c'est le paragraphe 8 qu'il faut lire : il
enchaîne à propos de Spinoza, et il dit :

"Mais son cas est seulement un cas particulier ... Chaque trait caractéristique
fondamental se trouvant au fond de chaque événement devrait, si il est ressenti
par un individu, comme son trait caractéristique fondamental, pousser cet
individu à acquiescer, triomphant à chaque instant de l'existence universelle,
ça ne dépendrait même que du fait de ressentir avec plaisir, en soi-même, comme
bon, comme précieux, ce trait caractéristique fondamental."

Ca veut dire qu'au fond, la logique de l'éternel retour n'est absolument pas la
logique d'une adhésion à des propositions universellement valables, qu'on
tiendrait pour vraies. On voit bien la rupture avec le discours de vérité et
donc avec le discours théorique. Cette logique consiste à acquiescer à chaque
trait qui apparaît dans chaque situation, dans chaque événement. Et quel est le
critère pour savoir s'il faut acquiescer ou pas ? Le plaisir ! "Ressentir comme
bon, comme précieux, ce trait ..." Ca veut dire que vous avez une logique de
chaque événement, de chaque instant.

Quand on dit "chaque", ça veut dire au coup par coup, au singulier, et que le
critère ce n'est justement pas d'atteindre une identité; il s'agit au contraire
d'acquiescer à chaque singularité, et avec comme seul critère cette chose
étrange qui est que on est content parce que on trouve ça bien, parce que ça
marche. Quand on se branche là-dessus, ça marche. Là, Nietzsche emploie le mot
"Trieben" (remarque de Kyril rappelant l'emploi de ce mot), pousser à.

Richard : Est-ce qu'après cette analyse, à un moment ou à un autre, on va


arriver à une économie des forces, des quantités limitées ou non limitées ?
J-F. L : Je le garde en réserve.

Une dernière remarque : ce nihilisme de l'éternel retour est extrême pour une
troisième raison encore. Qui jugera si ça marchera ou ça ne marchera pas ?
Personne. Ca marchera ou ça ne marchera pas, et l'idée de l'éternel retour est
étroitement liée à cette idée que nous n'avons aucun critère pour dire comment
ça doit marcher. Autrement dit, pas d'éternel retour sans Kairos.

Encore une remarque, le paragraphe 15 : sur l'extrémisme de ce nihilisme. Quand


Nietzsche demande : "lesquels se montreront les plus forts" dans cette aventure
? Il répond : les plus modérés, ceux qui n'ont pas besoin de credo extrême.
C'est là qu'on est au comble de l'extrémisme.

17 avril 1975

"La logique qu'il nous faut"

Nietzsche, les sophistes, l'éternel retour

Je voudrais reprendre ce texte de Nietzsche sur la science, l'aphorisme 344 du


Gai Savoir, "en quoi sommes-nous encore pieux", qui ouvre le champ d'une logique
qui est la logique qu'il nous faut. Ce texte va nous servir à déblayer le champ
de cette logique qu'il nous faut, c'est à dire qu'il ouvre un certain type
d'espace dans lequel le problème de ce que c'est qu'une logique se trouve
différemment de ce qu'il est dans le terrorisme du vrai ou du faux. Le champ du
vrai et du faux est un champ qui commence par ne pas admettre ... Enfin, on
voudrait un champ logique dans lequel on ne soit pas tout de suite, avant même
de commencer à parler, tenus par l'exigence du vrai et du faux. Ce texte ouvre
ce champ logique, en dehors de cette exigence, et c'est évidemment son intérêt.

Premier point : La conviction scientifique n'est admise dans la science que


comme non conviction ou bien encore comme fiction régulatrice. "Dans la science
les convictions n'ont pas droit de cité, ainsi parle-t-on à juste titre : ce
n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser jusqu'à la modestie d'une
hypothèse, d'un point de vue expérimental provisoire, d'une fiction régulatrice,
que l'on peut accorder une certaine valeur au sein du règne de la connaissance",
et un peu plus loin, "à y regarder de plus près, cela ne signifie pas d'abord
que la conviction ne doit pas accéder à la science que en cessant d'être
conviction".

Autrement dit, il y a un certain type de rapport de l'énoncé scientifique avec


l'affect théorique qu'est la conviction. Cet affect théorique est en vérité un
affect juridique : la conviction est obtenue par des pièces à conviction.
Nietzsche dit que cette conviction ne peut entrer dans la science que si elle se
supprime comme conviction, i.e que si elle n'arrête pas l'enquête; il faut bien
qu'il y ait des pièces à conviction, mais il faut que ces pièces à conviction
maintiennent une espèce d'absence de conviction. Il faut que les gens qui
déposent ces pièces ne soient pas vraiment convaincus. Il y a un affect un peu
bizarre, propre à la science qui fait que, même lorsque vous êtes convaincus,
votre conviction on s'en fout, vous êtes priés de la garder et de ne pas
l'exhiber, votre conviction n'est pas convaincante. On ne veut pas en entendre
parler et c'est pour ça qu'on parlera de votre énoncé, de votre théorie, de
votre hypothèse comme d'une fiction régulatrice. Elle règle le discours
scientifique, nouveau règlement du discours scientifique avec votre hypothèse.
Mais il est entendu que c'est une fiction, i.e que vous avez les pièces qu'il
faut, donc votre histoire a droit de cité, mais on ne s'intéresse pas à savoir
si vous, vous êtes convaincus, ni même si vous suscitez la conviction chez les
autres. Donc, c'est un étrange tribunal puisque dans un tribunal, lorsque
l'avocat de la défense, ou au contraire le procureur dépose ses pièces, il
suscite une conviction et on va tenir compte de cette conviction dans le
jugement. Là, non. C'est un tribunal sans conviction, pas convaincu et d'une
certaine façon, il ne sera jamais convaincu, il est essentiel que l'enquête ne
finisse pas, Nietzsche ne le dit pas, mais ça va de soi.

Ce qui est important c'est que cette suspension de la conviction, dans le cas du
discours de sciences, tel que Nietzsche le suggère ici, fait apparaître le
discours de sciences comme produisant effectivement des énoncés, et ces énoncés
qui sont donc appuyés par des pièces - je laisse de côté la nature de ces pièces
-, ces énoncés au fond sont intéressants parce qu'ils sont des fictions
régulatives, mais est-ce qu'ils sont intéressants parce qu'ils sont régulateurs
ou parce qu'ils sont des fictions ? Voilà un problème. Les partisans d'une
science intéressante, nouvelle et pop diront : ce qui nous intéresse dans la
science c'est la production d'énoncés qui sont des fictions merveilleuses, i.e
qu'on avait jamais entendu, les autres diront qu'il y a des conditions.

Dans ce premier déblayage, ce que Nietzsche suggère, en mettant l'accent sur


l'absence de conviction dans la science, c'est qu'effectivement, le discours de
science, produit des énoncés et que ce qui est intéressant dans ces énoncés,
c'est que ce sont des fictions, c'est à dire que le scientifique est comme un
artiste. Ca veut dire qu'il y a, dans le mouvement même de la science, en tant
que production d'énoncés fictifs, débarrassés de la croyance, il y a un champ
d'affects, très bizarre, avec une espèce d'apathie par rapport aux énoncés, par
cette propriété là, la science rompt avec la théologie. Dans la théologie, on a
des convictions, il y a fondamentalement des énoncés qui sont convaincus et
convaincants. Autrement dit, la science est quelque chose qui se présente dans
le registre de Dieu est mort, il n'y a pas de Dieu de la science, pas de dernier
mot, alors que dans la théologie, c'est Dieu qui a parlé en dernière instance,
c'est à dire au début, dans la science il n'y a pas ça, le discours se développe
dans l'atmosphère : il y a beaucoup de dieux possibles.

Il faudrait rattacher ça au texte sur le nihilisme. Nietzsche disait que


l'éternel retour c'est l'hypothèse la plus scientifique. C'était assez étonnant,
Nietzsche ne s'appuie évidemment pas sur la science pour affirmer l'éternel
retour. Maintenant on peut comprendre cet aphorisme en disant : oui, c'est
l'hypothèse la plus scientifique si la science consiste effectivement à dégager
un champ dans lequel il y a des tas de dieux possibles, il y a des tas d'énoncés
possibles dont aucun n'a de prétention à l'exclusivité. Donc, si la science est
ce champ dans lequel des tas d'énoncés, qui sont incompatibles, se développent
sur la base donc, d'un : on verra, moi je dis ceci et vous dites ça, on va voir
- alors l'éternel retour, d'une certaine façon, est l'hypothèse la plus
scientifique parce que l'éternel retour appartient entièrement à ce champ
logique que Nietzsche commence par dégager sur le cas de la science. L'éternel
retour ne peut exister que si, d'abord, on a abandonné complètement l'hypothèse
théologique, c'est à dire l'exclusivité d'un énoncé.

Deuxième point :

Nietzsche ajoute : "Avec la restriction que ce n'est que lorsqu'elles - les


convictions -, se décident à s'abaisser jusqu'à la modestie d'une hypothèse,
d'un point de vue expérimental provisoire, d'une fiction régulatrice, que
l'admission même de certaines valeurs au sein du régime de la connaissance
doivent leur revenir, avec cette restriction, toutefois, de rester sous garde à
vue policière". Puis, "à y regarder de plus près, cela ne signifie-t-il pas
d'abord, que la conviction ne doit être axée vers la science qu'en cessant
d'être conviction. La discipline de l'esprit scientifique ne débute-t-elle pas
par le fait de ne plus se permettre de conviction ? Il en est probablement
ainsi. Reste à se demander - et là est la rétorsion -, s'il ne faut pas, pour
que cette discipline puisse débuter, qu'il y ait déjà là une conviction, et, en
vérité, tellement impérative et inconditionnelle, qu'elle s'offre en sacrifice
toutes autres convictions."
Donc, une autre version : pas si simple parce qu'on s'aperçoit que cette absence
de conviction est exigée, que le scientifique n'est pas convaincu de son
hypothèse mais il est convaincu qu'il ne doit pas être convaincu. Pourquoi doit-
il être convaincu qu'il n'est pas convaincu ? Si jamais il était convaincu de
l'hypothèse elle-même, cela voudrait dire qu'il cesserait de discuter, il aurait
le dernier mot, et si il cessait de discuter, ayant le dernier mot, cela
voudrait dire que la recherche de la vérité est terminée. En fait, sa conviction
de ne pas être convaincu, sa conviction qu'il ne faut pas être convaincu, est
une conviction de la recherche de vérité. Le scientifique est quelqu'un qui,
d'une certaine façon, apparaît comme un artiste, mais ce n'est pas un vrai
artiste parce que, bien sûr, il ne croit pas à une hypothèse, mais il croit à un
certain champ dans lequel toutes ces hypothèses se présentent et qui est le
champ de la recherche de la vérité; autrement dit, la conviction de base reste
la conviction du vrai, simplement elle est toujours reportée.

C'est très intéressant parce qu'on pourrait faire des applications immédiates,
avec tout ce que ça comporte de risque, au capital; le capital non plus n'est
pas convaincu de sa marchandise. Il se fout de sa marchandise. Mais néanmoins,
il est convaincu a un deuxième degré, il est convaincu de la non conviction, il
est convaincu de la nécessité de faire progresser la conviction, que les
échanges s'accroissent. Si la marchandise est échangeable, ça va bien, c'est
bon.

Première lecture du champ logique de la science : l'apathie.

Deuxième lecture : un pathos de l'apathie. Un certain type de pathos qui est


désigné dans le texte de Nietzsche par le terme de "limitation" et "garde à vue
policière", et plus précisément comme police de la méfiance. Autrement dit, le
pathos n'est pas le pathos affirmatif : voilà ma théorie, elle est vraie, je
vous le jure, ça tout le monde s'en fout, mais c'est un pathos de deuxième
degré, qui implique l'apathie par rapport à l'énoncé en question, et ce pathos
consiste précisément à dire : "voilà ce que j'avance, méfions-nous". Pathos de
la méfiance; méfiance qui ne va jamais arrêter le jugement, c'est à dire que le
tribunal - car en un sens c'est un tribunal auquel passe la nature -, doit
rester ouvert. Alors, on peut lire cette ouverture comme ouverture, en disant
que c'est des gens merveilleux, des artistes, des rhéteurs, ils viennent
défendre telle ou telle thèse sur l'accusé, i.e sur la science, et le tribunal
n'est jamais convaincu. Mais néanmoins, il y a un pathos dans ce tribunal. C'est
ce pathos qui est une croyance, qui est encore une adhésion à quelque chose, qui
se présente sous la forme négative de la méfiance, et c'est par là, par ce
pathos, - dit Nietzsche -, que commence effectivement la discipline de la
science. Discipline au sens de bataillon disciplinaire.

Autrement dit, à la police de la méfiance correspond la présupposition tout à


fait convaincue de la valeur de la vérité. On se méfie tellement de la vérité
parce que on a une telle idée de la vérité qu'on suppose qu'il n'est pas
possible que tel ou tel énoncé soit l'énoncé vrai. On reste toujours dans la
problématique du dernier mot, mais on le repousse. C'est là que je parlais
d'application au capital car là aussi on repousse, on veut un délai, ce n'est
jamais le dernier tour, on ne sera jamais assez riche. Vous voyez bien que dans
l'art il n'y a rien de tel parce que, quand un musicien produit quelque chose,
personne ne peut se méfier dans ce sens là, personne ne peut dire : c'est pas
mal mais ça n'est pas encore assez beau ! En fait, ça ne fonctionne pas comme
ça. Dans l'art il n'y a pas du tout cette discipline de la méfiance parce que,
finalement, la valeur du beau ne fonctionne absolument pas comme ça.

Nietzsche dit qu'il y a encore une religion si une religion c'est le fait qu'un
certain type de pathos est accepté sur un certain type d'énoncé dont je dirai,
pour aller vite, que sa propriété essentielle est qu'il soit exclusif, le thème
du dernier mot. Il y a encore un certain type de religion dans la science, à
savoir qu'il puisse y avoir un dernier mot, cela continue à être investi, et les
gens qui font de la science sont effectivement affectés par la croyance qu'il
doit y avoir un dernier mot. Nietzsche pense ça. Ce dernier mot, même si il
n'est pas produit, potentiellement il referme le champ logique dans lequel tous
ces énoncés sont produits. Donc, l'absence de conviction, l'apathie, ouvre ce
champ, mais le pathos de cette apathie le referme, potentiellement, à terme.
Bien sûr, il ne sera jamais fermé, mais à terme, il a le destin d'être fermé.

C'est donc un Dieu, mais c'est un Dieu caché, qui ne parle plus ou pas encore.
Autrement dit, on va avoir un champ logique clos de la conviction de la non
conviction. De la conviction dans la non conviction.

On a confiance dans la méfiance. Le scientifique est quelqu'un qui a confiance


dans la méfiance. Très belle définition, mais c'est une idée que le scientifique
a en commun avec le policier. Donc, retour de la croyance métaphysique de ce
fait, retour de la théologie. C'est dit à la fin de ce texte, paragraphe II :
"On aura déjà compris à quoi je veux en venir, à savoir que c'est encore et
toujours une croyance métaphysique sur quoi repose notre croyance en la science,
et que nous autres qui cherchons aussi la connaissance, nous autres sans Dieu et
anti-métaphysiciens, nous prenons encore notre flamme à la braise qui a enflammé
une antique et millénaire croyance et cette foi chrétienne qui fut aussi la
croyance de Platon selon laquelle Dieu est la vérité, la vérité divine."

Autrement dit, si on interroge le pathos de l'apathie scientifique, on va


découvrir que c'est le même pathos que celui de Platon. La logique de
l'exclusivité persiste dans la recherche scientifique moderne, y compris chez
les anti-métaphysiciens, les gens sans dieux, les gens qui sont en train de
chercher à connaître. On a donc l'équation : exclusivité donc croyance, donc
confiance et on a l'essentiel, au niveau de la description des affects, de ce
qui est en cause dans l'ancien système des valeurs.

Nietzsche fait la critique de ce retour du platonisme dans la science "athée".


Dans ce mouvement là, Nietzsche rouvre le champ logique qui m'intéresse, c'est à
dire de la logique qu'il nous faut; et il le fait à propos du problème du
tromper/ne pas tromper, tromper, se tromper, ne pas se tromper, ne pas tromper.
C'est le problème du pseudos et de l'apathé. C'est le pseudos qui est vraiment
se tromper et l'apathé qui est la tromperie, la ruse trompeuse. En première
lecture, le problème s'organise selon une grande une grande opposition
sémantique; il oppose d'un côté ce qui est l'apparence à quelque chose d'autre
qu'il ne donne jamais, mais qu'on peut supposer être clair. C'est le passage où
il dit : "et s'il n'y avait que de l'apparence". Et puis, il va y avoir une
autre opposition sémantique : il va opposer la véracité, i.e précisément le
pathos de l'apathie proprement scientifique, mais aussi le pathos général de la
morale chrétienne par exemple, la véracité ou dire vrai, il va opposer à
l'erreur, à la duperie, à la dissimulation, à l'aveuglement et à l'auto-
aveuglement. Nietzsche dit: et s'il n'y avait qu'apparence au lieu de l'être, et
si il n'y avait que dissimulation, duperie, etc., à la place de véracité ... Et
il va plus loin encore. Il dit que, d'un côté, on a la morale, il dit qu'au
fond, tout le problème de la science est un problème de morale, i.e ne pas se
tromper. La question de la science qui est : "je ne veux pas me tromper", est,
en réalité : "je ne veux pas tromper, même moi-même". Donc, c'est toujours les
problèmes de la véracité. La morale, avec sa véracité qui est de ne pas tromper.
Et enfin, dit-il, il y a la POLUTROPEIA, les polytropes comme on traduirait de
nos jours en français, à la fin de l'aphorisme :

"Que l'on s'interroge donc en allant au fond des choses : pourquoi ne veux-tu
pas tromper si, notamment, il devait y avoir l'apparence, et il y a l'apparence
que la vie ne fut établie que sur l'apparence, l'erreur, la duperie, la
dissimulation, l'aveuglement et l'auto-aveuglement. Et si, d'autre part, la
grande forme de vie est toujours de fait apparue du côté des polutropoi les
moins scrupuleux."
Il y a, bien sûr, une longue tradition des polutropoi. Je tire ceci du livre sur
la Métis : "Seiches sont de pures apories et la nuit qu'elles sécrètent, c'est
une nuit sans issue, sans chemin et à l'image la plus achevée de leur métis.
Dans cette obscurité profonde, la seiche et le poulpe sont seuls à savoir tracer
leur chemin ..." (Autre texte sur le poulpe, voir Detienne et Vernant.)

"L'atropie s'oppose rigoureusement à la polytropie comme l'immobilité, la fixité


au mouvement permanent, celui qui découvre toujours un visage différent. Le
modèle proposé c'est le polutropos, l'homme aux mille tours tournant vers chacun
un autre visage. Dans toute la tradition grecque, il porte un nom unique." "...
Cette intelligence de poulpe se manifeste en particulier dans deux types d'homme
: le sophiste et le politique".

Voilà, on peut se mettre en vacance, on a tout compris.

"C'est dans les discours ondoyants que le sophiste déploie les paroles aux
nombreux replis : enchaînement de mots qui se déroule comme les anneaux du
serpent, discours qui enlacent leurs adversaires comme le bras souple du poulpe.
Pour le politique, prendre l'apparence du poulpe, ce n'est plus seulement
posséder un logos de poulpe, c'est se montrer capable de s'adapter aux
situations les plus déconcertantes, de prendre autant de visages qu'il y a de
catégories sociales et d'espèces humaines dans la cité, d'inventer les mille
tours qui rendront son action efficace dans les circonstances les plus variées.
A certains égards, le polutropos, comme type d'homme, paraît se confondre avec
celui que les lyriques appellent l'ephemeros." Ce dernier, en effet, est l'homme
des instants et des changements. Il est tantôt ceci, tantôt cela, habile, il
glisse d'un extrême à l'autre; autant que le polutropos, l'ephemeros se
caractérise par la mobilité. Cependant, si l'un et l'autre sont des êtres
mouvants, ils se différencient radicalement sur un point essentiel : l'un est
passif, l'autre actif. L'ephemeros est l'homme inconstant qui se sent changer à
chaque instant, tout son être de flux tourne au moindre souffle, selon
l'expression de Pindare, il est la proie du temps rusé".

Autrement dit, l'éphémère, par rapport au polytrope, est quelqu'un qui subit la
polytropie et la ruse de la polytropie, le temps qui fait tourner le chemin
d'une vie.

"... Au contraire, le polutropose s'affirme par sa maîtrise. Souple, ondoyant,


il est toujours maître de soi, etc. ..."

Néanmoins, l'ephemeros fait partie du même groupe sémantique avec néanmoins une
divergence.

Passons à un autre texte. Un livre de Roger Caillois : "La pieuvre, essai sur la
logique de l'imaginaire". Je m'étais dit que c'est absolument ce qu'il nous
faut, et bien ce n'est pas vrai, ce n'est pas ce qu'il nous faut. Ce qu'il
appelle la logique de l'imaginaire, ça consiste tout simplement à dire : il y a
un imaginaire de la pieuvre et cet imaginaire est absolument différent aux
renseignements réels que l'on a sur la pieuvre, ça ne correspond jamais. Par
exemple, c'est l'idée commune, dans toute la tradition des Grecs, que le coït de
la pieuvre est un coït soudé, avec cette idée que les ventouses - c'est un truc
terrible -, et bien ce n'est pas vrai car il y a des types qui sont descendus
effectivement en Polynésie, qui ont enregistré, photographié, et c'est pas vrai
que c'est un coït très très chaste, tout ce qui est de plus ponctuel et
finalement pas intéressant du tout. Alors, Caillois dit que l'imaginaire ça
résiste. Merci ! Cela dit, il y a quand même là-dedans un truc bien qui est la
description, faites par un fou, Sir je ne sais plus quoi, qui a fait ce que je
vais vous lire :

"Les polynésiens chassent en général la pieuvre géante avec une lance de quatre
mètres de long ..." Ca c'est la manière habituelle mais il y a aussi une autre
manière qui est une ruse et cette ruse consiste à diviser le travail, il y a un
tueur et il y a un appât; il y a un type qui descend dans l'eau et qui se fait
prendre par la pieuvre et, au moment où effectivement, la pieuvre va le blesser,
l'autre plonge et l'arrache, le prend à bras le corps, et ce faisant, il arrache
la pieuvre à son support parce que la pieuvre ne peut pas vraiment tenir sa
proie si elle n'a pas un support. Ca, c'est le retour du pathos de la pieuvre,
i.e que la pieuvre est obligée de croire à un fondement (hilarité générale),
sans ça ses ruses ne valent rien. Donc, il y a un fondement de la pieuvre. La
ruse des polynésiens consiste d'avoir compris que la ruse de la pieuvre consiste
à avoir un fondement et donc à lui supprimer son fondement. Donc, quand le type
est pris, l'autre type l'arrache et arrache la pieuvre à son fondement et on tue
la pieuvre une fois qu'elle est en haut en lui plongeant la main entre les yeux.
C'est exemple extraordinaire de rétorsion où le plus faible devient le plus fort
...

C'est suspect parce qu'il y a un dédoublement des rôles. La polytropie vient de


ce que il y en a un qui va réellement mentir, au sens vérité/mensonge, et il y
en a un autre qui va dire le vrai. Est-ce vraiment de la polytropie ? C'est
plutôt un mensonge qui me paraît appartenir à l'ordre du vrai et du faux. Il y
en a un qui se présente comme ne chassant pas et comme étant chassé, l'autre
sera le véritable chasseur. Le chasseur qui se présente comme étant chassé, est-
ce que c'est vraiment un polytrope ? La pieuvre ne se présente pas comme ça.
Elle se présente comme étant douée, d'une façon absolument originale, d'une
puissance polytrope gratuite et elle ne se dédouble pas. Deux ce n'est pas assez
dans la polytropie. Donc vous voyez que ces gens là ont des intentions, et c'est
parce qu'ils ont des intentions qu'ils se dédoublent et que l'un va mentir, pour
cacher la vraie intention. Mais est-ce que la pieuvre a une intention ? Voilà ce
qui nous restera à examiner lorsque nous ferons un séminaire sur la psychologie
animale, sur la logique animale.

Le dernier clivage dans le texte de Nietzsche c'est le clivage entre un autre


monde et notre monde. Qu'est-ce que c'est que c'est que ce pathos de l'apathie
scientifique ? Ca renvoie la vérité à plus tard, c'est à dire dans un autre
monde. On aura finalement un discours final à la fin, à la fin des temps. Vous
voyez à quel point c'est augustien comme problématique : on est dans une cité
terrestre et le dernier mot c'est dans la cité divine.

Il y a encore une autre opposition sémantique.

Nietzsche dit "Commenté avec indulgence, il se pourrait qu'un tel propos - (le
propos est : je ne veux pas tromper) - ne soit qu'une don quichotterie, une
petite sottise lyrique, mais il pourrait tout aussi bien s'agir de quelque chose
de pire, à savoir un principe dévastateur, hostile à la vie, volonté de vérité.
Ce pourrait être une volonté de mort dissimulée".

C'est à dire qu'au fond, la volonté de vérité qui est le pathos propre à cette
apathie apparente, à cette absence de conviction qui soutient les énoncés
scientifiques, cette volonté de vérité est peut-être tout simplement une volonté
de mort. Là, je vous renvoie au texte sur le nihilisme que nous avons vu et où
Nietzsche parlait effectivement de la volonté dans le rien. Il disait que ce qui
est intéressant c'est que ça montre un état de la volonté tel que la volonté ne
peut plus se réfugier dans un final dans le rien.

Il y a volonté de mort parce que, d'une certaine façon, en effet, il n'y aura
jamais de dernier mot, et donc le dernier mot est pour un autre monde. De cette
façon, la volonté de vérité est une volonté de mort et il oppose ça à la vie, la
grande forme de vie qui au lieu d'entretenir la volonté de vérité est une
simulation, une duperie, un aveuglement.

Vous avez donc deux colonnes avec des oppositions très simples, très claires,
avec d'un côté : l'être, la véracité, la morale, l'autre monde et la volonté de
mort, et de l'autre côté, au contraire : l'apparence, l'erreur, la duperie et la
simulation, la polytropie, notre monde. Ca, c'est une lecture faite par le
sémanticien de service, alors comme on n'aime pas les sémanticiens, on va plus
loin ou plutôt en deçà. En deçà de ces oppositions, il y a en fait une réflexion
sur le méfier ou sur se méfier qui se trouve articulée avec le tromper, ne pas
tromper.

Alors ce qui est esquissé dans le texte, mais c'est ce qui m'intéresse en ce qui
concerne le champ de la logique qu'il nous faut, ce qui est esquissé, c'est
simplement dans un petit passage du paragraphe 6 de notre petit découpage et où
Nietzsche dit : "On remarquera que les raisons du premier cas, ne pas tromper,
résident dans un tout autre domaine que celles de la science, se laisser
tromper. On ne veut pas se laisser tromper, par présomption qui soit nuisible,
dangereux, fatal, d'être trompé. En ce sens, la science serait une sagacité
soutenue, une prévoyance, une utilité contre laquelle on devrait, à bon droit,
objecter : comment ? Vouloir ne pas se laisser tromper serait réellement moins
nuisible, moins dangereux, moins fatal ? Que savez-vous, de prime abord, du
caractère de l'existence pour pouvoir décider de quel côté se trouve le plus
grand intérêt, dans l'absolue méfiance ou dans l'absolue confiance ?"

Autrement dit, on va interroger ce fameux pathos qu'est la méfiance. Comment


pouvez-vous décider qu'il est intéressant, utile, salutaire de ne pas se tromper
? "Mais dans le cas où l'un et l'autre devrait être nécessaire (se méfier et ne
pas se méfier), d'où donc la science serait-elle autorisée à prendre son absolue
croyance, sa conviction sur laquelle elle repose que la vérité serait plus
importante que n'importe quelle autre chose, même que toute autre conviction.
Cette conviction là n'aurait pas pu naître si vérité et non vérité se révélaient
continuellement utiles l'une et l'autre, comme c'est le cas."

Ce que Nietzsche esquisse ici c'est qu'on ne va pas discuter dans le champ de la
science mais sur ce qui clôture ce champ, à savoir le pathos de la conviction,
c'est à dire le pathos de la méfiance. Nietzsche dit : pourquoi se méfie-t-on,
quelle est la justification ? Qu'est-ce qu'on peut invoquer comme justification,
pourquoi se méfier vaut-il mieux, pourquoi ça vaut mieux de ne pas être trompé
plutôt que d'être trompé ? Pourquoi ça vaut mieux ? Réponse possible: parce que
c'est utile ! C'est une réponse très nietzschéenne parce que c'est cette
utilité, dans un sens qui n'est pas l'autoritarisme, dans un sens qui est celui
d'une espèce d'ontologie qui, finalement, constitue effectivement une mise en
perspective possible des phénomènes en disant que moi, je décide de faire le tri
sur la base de : je ne serai pas trompé.

Est-ce que c'est une utilité ? Nietzsche oppose à cette utilité une autre
utilité. Il dit : et si par hasard c'était les deux ensemble, à la fois se
méfier et ne pas se méfier qui était le plus utile ? Là, on sort du champ, on
n'est plus circonscrit par le pathos de la méfiance, on va être dans un champ
qui n'est plus circonscrit. Si on était dans un espace où il y avait à la fois
méfiance et confiance, donc un espace qui est par delà le pathos de la méfiance,
et donc retour à une certaine apathie car quelqu'un qui, à la fois se méfie et
se confie, a confiance, on ne peut pas le décrire en termes d'un pathos simple.
D'une certaine façon, ça veut dire que, quand il se méfie, il se confie et que
quand il se confie, il se méfie et donc, d'une certaine façon, il est apathique
par rapport à chacun des deux pathos auxquels il a à faire, donc retour à une
certaine apathie par rapport à la théorie, qui est tout à fait différente de
l'apathie du scientifique de tout à l'heure dont on a révélé que cette apathie
cachait en réalité un pathos de la méfiance. On est dans un méta-champ, un méta-
espace, c'est à dire que c'est ce pathos de la méfiance qui sous-tend le champ
de la logique de la science qui, à son tour, est pris en défaut et soumis à
l'apathie. Il y a des gens qui ont confiance et il y a des gens qui ont
méfiance, et en général, les gens qui ont méfiance ne savent pas qu'ils ont
confiance, c'est à dire que les savants sont des gens qui ont méfiance mais ils
ne savent pas que leur méfiance repose sur la confiance dans une vérité finale.
Or, nous, on veut avoir simultanément une apathie des deux pathos, méfiance et
confiance; donc un champ logique dans lequel la conviction, non seulement sera
suspendue, au sens où il est exigible qu'elle soit suspendue à partir du moment
où on parle dans la science, du moment où on produit des énoncés scientifiques,
mais on va être dans une apathie de deuxième degré qui inclue l'apathie
scientifique. Pourquoi cette apathie ? Comment elle se justifie, comment elle se
distribue, est-ce que se distribuent la confiance et la méfiance ? Le critère
que reprend Nietzsche c'est toujours l'utilité. Peut- être que le plus utile,
dit-il, c'est à la fois d'être confiant et méfiant. Ce n'est pas un critère
pragmatique, mais on peut donner un nom à cet autre champ qui déplace le
problème du champ du vrai à l'espace de la doxa, i.e de l'opinion. Qu'est-ce que
c'est qu'avoir une opinion ? C'est être méfiant ou être confiant ? Les deux ? Un
homme qui a des opinions est apathique, mais je vais un peu vite, c'est à
explorer. Le pathos de l'opinion, au sens grec de la doxa, par opposition à la
vérité.

On est dans un champ qui est, puisque les Grecs ont toujours pensé comme ça la
Doxa, on est dans un champ, non pas du vrai, mais du vraisemblable, c'est à dire
où on est effectivement obligé de tenir compte de la semblance, de l'apparence.
On ne commence pas par dire : je ne veux pas d'apparence, je me méfie de
l'apparence, je veux le vrai. Non, on est dans le champ du vraisemblable, on est
dans le champ des apparences et on ne pense pas que les apparences cachent
quelque chose. On a confiance. On a confiance dans les apparences et ça
n'empêche pas qu'on se méfie des apparences, mais on est confiant dans le fait
qu'il y a des apparences. On ne commence pas par annihiler l'apparence.

Ca veut dire que le critère de la vérité de la croyance, au vrai, doit être


cherché sur le terrain de la vraisemblance, c'est à dire sur le terrain de
l'efficacité propre à l'opinion qui est l'utilité. Comment est-ce que les Grecs
défendent les opinions ? Évidemment pas ses effets. Soutenir telle opinion à tel
moment, c'est efficace ou c'est ce qu'il y a de plus efficace.

Ce que Nietzsche a fait au passage, à propos de la vérité, i.e du champ logique


de la méfiance, c'est à dire que, au fond, peut-être que c'est utile, i.e que
peut-être que c'est efficace. Il a appliqué au champ de la science le critère
qui vient du champ de la vraisemblance, de l'opinion.

Dans l'opinion de Nietzsche, on ne peut pas discerner entre deux opinions, on


jugera par les effets. Par contre, dans le champ de la vérité, en principe, on
va pouvoir juger par un critère qui est précisément cette fameuse parole
dernière : est-ce que je suis plus près ou moins près de la parole finale ? Est-
ce que ce que je dis nous rapproche du but ? Donc, on va prendre un critère
supposé qui est la formule finale de l'objet dont on parle, mais Nietzsche dit :
attention, car là, vous en avez fait tout un dispositif, tout un système de
choix, tout un filtrage, la science est un filtrage et la seule justification
que vous ne pourrez jamais donner de ce filtrage c'est son utilité.

C'est ça que je conteste. En fait, l'utilité de ne pas être trompé est moins
forte que l'utilité d'être trompé et de ne pas être trompé, les deux ensemble.

Question : Que veut dire utile ?

J-F L : L'utilité chez Nietzsche ça veut dire ce qui permet, favorise le plus de
puissance.

... La dérision n'est que méfiance alors que la parodie **** la confiance. On en
a parlé au début de l'année, les jeux scéniques où justement il n'y a pas, comme
c'est le cas dans les rituels, les jeux scéniques faisant partie de ces
religions polythéistes, mais ces religions ont aussi, par ailleurs, des rituels,
des rituels associés à des mythes, des mythes qui sont des récits, des matrices.
Il y a des matrices rituelles, des séquences fixes de choses à faire. Si vous
avez des séquences fixes de choses à raconter dans les mythes et de choses à
faire dans les rites, ça veut dire que vous avez des critères, il y a la chose à
faire au bon moment et les moments sont connus. On est vraiment dans des
discours et des actions qui sont tenus par des matrices, i.e par des dispositifs
décidables à chaque instant dans le parcours du récit ou dans le parcours du
rituel, on sait ce qu'il y a à dire et ce qu'il y a à faire. Mais, à côté de ça,
il y a les jeux scéniques, et là il n'y a pas ces matrices, rien n'est programmé
et les gens qui jouent ces jeux inventent des trucs où il est question des
puissances divines et ils ne savent absolument pas si ça va tomber juste, si le
moment est bon ou pas bon. On verra par les effets si ça a marché.

Si on ne sait pas ce qui est vrai, si on ne sait pas ce que c'est que l'être, si
on n'a pas de critère pour pouvoir dire : je ne vais pas me tromper, on sera
d'une méfiance universelle, mais en même temps, on sera d'une confiance
universelle puisque si il n'y a pas de critère, ça veut dire d'une certaine
façon que tout ce qui est donné est vrai. Tout est vrai. Donc, une fois de plus,
la vérité n'a pas de contraire, mais quand on dit ça, on ne parle plus de la
même vérité, bien sûr. Cette vérité là n'appartient plus au champ borné du
vrai/pas vrai qu'est celui de la science, mais elle appartient au contraire à
cet espace de la semblance, de l'apparence qui est évidemment, en même temps, un
espace de la dissimulation mais où rien ne se dissimule, où tout est donné, la
dissimulation consistant précisément en ce que rien n'est dissimulé, tout est
donné.

La formule de base, évidemment, c'est Eubulide (de Milet), un des grands


penseurs de l'école mégarique. Le sophisme du menteur, le sophisme dit : si tu
mens et si tu dis vrai, alors tu mens. Là, avec cette énoncé là, on entre dans
l'espace logique qu'il nous faut. C'est l'espace dans lequel est supposé un
mensonge qui n'est pas un mensonge au sens où mensonge est opposé à vérité, mais
c'est un mensonge de base, c'est à dire que l'Autre ment. On l'a dans l'os
complètement, parce que si, effectivement, il y a un mensonge à cet endroit là,
ça veut dire que, justement, il n'y a pas de mensonge, et surtout ça veut dire
que les effets seront tantôt des vérités et tantôt des mensonges, et cela dépend
du nombre de tours que l'on fait faire à l'énoncé.

C'est dans cette logique là que se meut l'éternel retour qui, lui aussi,
implique que l'énoncé du "monde" fait des tours, i.e qu'il produit lui-même des
énoncés. Si Simonide est Crétois, si Simonide dit que les Crétois sont des
menteurs, alors si Simonide est Crétois, il ment. Si il ment lorsqu'il dit que
les Crétois sont des menteurs, c'est que les Crétois ne sont pas menteurs. La
formule d'Eubulide est meilleure, elle n'a qu'un sujet : si tu mens et, pardon,
c'est : si tu dis je mens, et si tu dis vrai, alors tu mens, ru mens en disant
"je mens", et donc, tu ne mens pas. Si tu ne mens pas en disant "je mens", c'est
donc que tu mens.

Là, vous avez donc une petite machine eublidienne, un circuit qui va produire
des énoncés absolument indécidables. Là, on a la logique des apparences.

Dieu parle et dit : "tous les Crétois sont menteurs". C'est la proposition de
base. Donc, Simonide ment. J'appellerai cette proposition I : Miroir I.

Si Simonide ment, ça veut dire que les Crétois sont non menteurs. Il est
évidemment admis qu'on est dans une logique à deux valeurs. Proposition II.
Donc, Simonide n'est pas menteur. Miroir II.

Si Simonide n'est pas menteur, c'est donc que tous les Crétois sont menteurs. Je
vais employer le vocabulaire du vieux Kant et je vais dire que les propositions
I et II sont des propositions incongruentes. Les propositions I et III sont des
propositions incongruentes; mais les propositions I et II sont congruentes
puisqu'elles disent la même chose. J'emploie le terme congruent parce qu'il
vient du regretté Kant dans un texte de 1768 : premiers fondements de la
différence dans la région de l'espace. Kant dit que si vous prenez le corps
humain et que vous passez un plan de symétrie, vous constaterez qu'il y a une
droite et une gauche bien sûr, et vous constaterez aussi que les volumes qui
sont contenus dans la droite ne sont pas superposables aux volumes contenus dans
la gauche. Exemple simple et commode : on ne peut pas enfiler un gant de la main
gauche avec la main droite. Ca, c'est deux propositions incongruentes et Kant
s'excite beaucoup là-dessus, mais fait aussi une petite remarque qui est que, si
à l'endroit où passe ce plan de symétrie, on place un miroir, on va avoir par
exemple un miroir qui réfléchit la partie gauche du corps, on va avoir dans le
miroir une image de la partie gauche du corps, et cette image de la partie
gauche du corps, et cette image va être évidemment incongruente à la partie
gauche du corps, mais elle sera congruente à la partie droite. Le miroir, i.e le
plan de symétrie entre la droite et la gauche, fonctionne comme le miroir I de
l'énoncé du menteur, i.e comme le retour à l'énonciateur, Simonide. Si les
Crétois sont menteurs, alors Simonide est menteur; à ce moment là, ça veut dire
que les deux propositions qu'on va tirer, après coup, vont être des propositions
incongruentes, comme deux propositions qui vont être réfléchies et qui seraient
symétriques à un plan. Elles sont incongruentes parce qu'elles sont symétriques
à un plan.

Si vous ajoutez un deuxième miroir, l'image incongruente réfléchie dans le


deuxième miroir, va vous donner la première image. Il suffit d'un deuxième
miroir pour réfléchir effectivement l'image congruente à la première, c'est à
dire une proposition identique à la première.

Donc, on a bien un système de tours où très bizarrement le miroir fonctionne


tantôt d'une façon que j'appellerai dissimilante et tantôt d'une façon
assimilante. Tantôt dissimilante, miroir I, tantôt assimilante, miroir II. C'est
absolument non dialectique, ça n'avance pas; en aucune façon dans la proposition
III la proposition II ne demeure, elle n'est nullement relevée. Ne croyez pas
que chaque fois que ça tourne, et que ça revient, que c'est dialectique. Ca veut
dire simplement qu'on est dans un circuit qui, tantôt produit un effet
dissimilant, et tantôt un effet assimilant, et finalement ça dépend du nombre de
tours. Ca veut dire que toutes les propositions paires seront dissimilantes ou
dissimilées et toutes les propositions impaires seront assimilées. Quand vous
n'avez qu'un miroir, vous aurez un effet de dissimilation. On ne peut pas savoir
d'avance à quel point on est et si vous ne savez pas à quel tour vous en êtes,
alors vous ne pourrez savoir qu'après coup, selon les effets.

Comme nous n'avons pas d'horloge et qu'on est dans l'éternel retour, c'est à
dire que savoir quel est le premier tour est une question idiote, chaque fois
que vous aurez un énoncé, c'est à dire que chaque fois que vous aurez un
groupement d'apparences, un état des forces, vous ne pourrez pas savoir si il
est "vrai" ou si il est "faux", c'est à dire s'il correspond à un prétendu
énoncé ou à un prétendu état des forces initiales final, c'est à dire quelque
chose qui puisse servir de critère. Ici nous avons comme critère, simplement,
que tous les Crétois sont menteurs ou pris come proposition. Comme nous sommes
dans le coup par coup, nous n'avons pas l'ensemble du circuit, nous ne savons
jamais si nous avons à faire à un énoncé qui est dissimilé ou à un énoncé qui
est assimilé. C'est pourquoi nous avons parfaitement raison d'avoir confiance.

Autrement dit, nous avons ici une méta-dissimilation qui est donnée dans le fait
que l'énonciateur est lui-même Crétois et qu'il est évidemment impliqué dans le
sujet de l'énonciation.

L'important c'est que l'énonciateur, Simonide, est impliqué dans le sujet de


l'énonciation par la caractéristique d'être crétois. Ce qui est intéressant
c'est que le sujet de l'énonciation est pris dans le sujet de l'énoncé et que
cette prise oblige effectivement à revoir sans arrêt la nature de l'énoncé.
C'est ça la dissimilation que j'appelle la méta-dissimilation, c'est
effectivement qu'il y a un index de dissimilation initiale qui vient de ce que
l'énonciateur, pris dans le sujet de l'énoncé, est un énonciateur qui ment,
c'est à dire qui est en principe dissimilateur. Non pas dissimilateur au niveau
des énoncés explicites, mais méta-dissimilateur. Chaque fois qu'un énoncé est
donné, l'opérateur de méta-dissimilation fait qu'on est obligé de passer de cet
énoncé à l'énoncé inverse, et donc cette méta-dissimilation est en même temps le
moteur de cette machine. C'est une machine qui a vraiment la duperie comme
moteur.

C'est vicieux pour quelqu'un qui ne sait pas à quelle il prend son train. Ce que
les gens ont appelé des sophismes, ce n'était pas des propositions
contradictoires, c'était des propositions sur lesquelles on n'arrivait pas à
donner le dernier mot. Quand le même Eubulide demande combien il faut de grains
de sable pour faire un tas, ce n'est pas contradictoire, c'est le problème de la
limite. or chacun sait que lorsqu'on imagine les problèmes de limite en termes
de topologie, pour pouvoir définir une limite, il faut pouvoir effectivement
définir une zone d'objets qui sont à l'extérieur du champ limité et qui sont
adhérents à l'ensemble considéré. Autrement dit, pour pouvoir définir la limite,
on est obligé de dire qu'il faut un certain nombre de grains de sable, plus le
même du dessus qui, lui, ne fait pas partie du tas, mais qui est indispensable
pour déterminer la limite. Un grain en plus.

Là, on va définir un groupe de points, quand il s'agit d'un espace par exemple,
qui est l'ensemble de points qui adhèrent à l'ensemble déterminé. Il n'y a rien
de contradictoire, mais c'est paradoxal.

Le méta-opérateur, c'est pour cela que je l'appelle de dissimilation, c'est un


méta-opérateur qui interdit qu'on s'en tienne à une proposition, qui nous oblige
à passer à la proposition inverse.

Pour pouvoir déterminer si un énoncé est vrai ou n'est pas vrai, il faut pouvoir
déterminer s'il est conforme à quelque chose, au moins qu'il est conforme à un
principe de non contradiction. L'efficience d'un discours en général va dépendre
du moment où ce discours tombe, du bon moment ou du pas bon moment, i.e est-ce
que le discours va tomber au moment d'une proposition II, au moment où la
proposition nous est proposée - entendez par proposition, ici, cette fois-ci, un
certain conglomérat de forces, une certaine apparence, un certain état des
choses, ce que nous rencontrons, par exemple, l'état des forces dans la société
moderne telle que Nietzsche la pense ou telle que nous la trouvons, la décadence
-, produire un énoncé ou une action relative à cet état des choses, à cet état
des forces, à cette configuration, comme nous ne savons pas d'avance, comme nous
ne saurons qu'après les effets, ça veut dire que sa valeur dépend effectivement
du moment. D'une certaine façon, le nietzschéisme, comme renversement des
valeurs, comme hypothèse de l'apparition de nouvelles perspectives, d'un nouveau
filtrage, n'est absolument pas démontrable, et il n'est pas non plus déductible
d'un état des choses. Son rapport avec la réalité, pour aller vite, en fait un
état des choses, de la puissance, ce rapport est tout à fait comparable au
rapport d'un discours sophistique avec le public. Le sophiste produit une thèse,
il l'argumente, et il l'orne, il multiplie les figures de façon à multiplier les
possibilités de branchements, mais rien ne prouve qui gagnera. On ne le saura
que d'après les effets.

La position du discours de Nietzsche par rapport à ce qu'il appelle son monde,


qui est justement ce fameux monde de l'éternel retour, est entièrement
comparable à la position du sophiste par rapport à l'auditoire, i.e par rapport
à la cité, c'est un ensemble de puissances, disposé d'une certaine manière et
qui va partir dans un sens ou dans l'autre et le sophiste ne sait pas dans quel
sens ça va partir. Il possède un filtrage, ce qu'il présente sous la forme de
son discours c'est un filtre possible, mais il n'est pas sûr que son filtre
marche. On est dans la vraisemblance et il n'y a personne pouvant dire quel est
l'état des choses, y compris Nietzsche lui-même.
Ce qui m'a frappé en lisant encore les textes de Gorgias, c'est qu'il y a bien
le thème de la conviction, le convaincre qui appartient à l'ordre de la vérité
et de la démonstration s'oppose à persuader qui appartient à l'ordre de la
rhétorique, des figures de discours et de la vraisemblance. Gorgias dissocie
effectivement les deux. Mais la conviction, fournir les preuves, n'est pas exclu
dans un système de ce genre, au contraire, il faut dire que la conviction fait
partie comme une des figures possibles, ce n'est pas l'élément indispensable,
mais on peut aussi convaincre; i.e que l'avocat peut, soit persuader (la ruse),
mais il peut aussi mettre les cartes sur la table et convaincre. Mais même dans
ce cas là, son rapport à la conviction reste un rapport apathique : il se sert
de la conviction littéralement comme une figure de style. Même quand il y a des
preuves, quend il y a des raisonnements, il s'agit toujours que d'une figure de
style. Historiquement, c'est Socrate qui va essayer de dégager une aleteia au
sein de la doxa, c'est à dire de dégager quelque chose qui aura valeur de
dernier mot, et avant il y avait le discours de la tragédie, le discours du
mythe et puis ce fameux discours des maîtres de vérité. Aucun de ces trois
discours n'est un discours de science. Vous vous souvenez de ce petit fragment
qu'on avait lu et où Gorgias dit que la tragédie est merveilleuse parce que
c'est une grosse machine de ruse et que celui qui produit les ruses est plus
dikaios que celui qui ne les produit pas, et que celui qui éprouve la ruse est
plus sophos, là, ça ne veut pas dire sage, c'est très difficile à traduire, et
en fait, ceux qu'on appelle les sophistes, sont très souvent appelés aussi
sophoi; c'est donc une conception de la sagesse qu'il faudrait rapprocher, non
pas de la sagesse au sens où Platon essayera de la définir, mais davantage de la
prudence, de la prudence au sens où Aristote va la dégager en la prenant aux
sophistes. Une sagesse dans la vraisemblance. Ce qui est important, c'est que là
on voit une espèce de filiation presque directe de la tragédie à la sophistique,
et ce n'est pas tellement étonnant parce que le propre de la tragédie grecque,
c'est effectivement : les Dieux sont comme Simonide, ce sont des menteurs, des
menteurs potentiels, et que si ils disent une chose, d'une certaine façon, ça
peut vouloir dire le contraire, et ce n'est pas sûr.

Je lis juste, pour finir, la traduction que donne Kyril de ce texte qui se
trouvait dans la kroner, tome 16, fragment 1067, "Savez-vous bien ce que le
"monde" est pour moi ? Dois-je vous le montrer dans mon miroir ? Ce monde, un
monstre de forces, sans origine, sans fin, la densité, l'airain d'une intensité
de forces, ne croissant ni décroissant, qui ne s'épuisent pas mai se
transmutent, en totalité, grandeur inaltérable, économie sans dépense ni perte,
mais aussi sans surcroît ni recette, enclos en ces confins de "néant", rien ne
s'estompant. Dissipé. Rien d'infiniment étendu. Mais forces précises,
marquettées, dans un espace précis - vous voyez que marquettées, c'est ça les
figures de forces, à chaque instant ce monde présente des figures, mais ces
figures se transmutent sans arrêt -, et pas dans un espace qui, quelque part,
serait vide, plutôt comme forces partout, comme jeux de forces, et donc de
forces ensemble, un et plusieurs - (congruent et incongruent). Ici s'amoncelant
et ensemble, là s'atténuant - autrement dit des paquets de forces qui passent
d'un côté ou de l'autre -, un océan de forces s'enflant et fondant en tempête,
sur lui-même, se transformant éternellement, éternellement refluant en de
colossales années de retour, en flux et reflux de ses formes; s'expulsant des
plus simples aux plus complexes, du plus immobile, du plus rigide, du plus froid
au plus ardent, au plus violent, au plus incompatible avec soi-même, et puis de
nouveau revenant de la plénitude à l'intime du simple, du jeu de la
contradiction faisant retour au plaisir de l'unisson, s'affirmant encore lui-
même dans cette identité de ses parcours et de ses actes, se bénissant soi-même
comme ce qui doit éternellement revenir comme un devenir qui ne connaît ni
satiété ni dégoût, ni lassitude. Voulez-vous un nom pour ce monde ? Une solution
pour toutes ces énigmes ? Nulle lumière pour vous, les plus secrets, les plus
forts, les plus intrépides, les plus proches de minuit : ce monde est la volonté
de puissance, et vous-mêmes êtes aussi cette volonté de puissance et rien
d'autre."
Il y a une variante que l'on trouve dans le colloque de Royaumont. Mais j'ai
sauté une partie : "Voici mon monde dyonisiaque de l'éternel création de soi, de
l'éternel destruction de soi, ce monde secret des voluptés doubles, voilà mon
monde par delà bien et mal, etc ..."

La variante dit : "à moins qu'un anneau ne soit de bonne volonté pour tourner
toujours sur sa vieille orbite, autour de lui-même et rien qu'autour de lui-
même. Ce monde qui est le mien, quel est celui qui est assez lucide pour
l'apercevoir sans souhaiter être aveuglé. Assez fort pour opposer à ce miroir sa
propre âme, son propre miroir au miroir de Dyonisos, sa propre solution à
l'énigme de Dyonisos. Et celui qui en serait capable, ne devrait-il pas alors
faire plus encore, s'allier soi-même à l'anneau des anneaux, avec la promesse de
son propre retour, avec l'anneau de l'éternelle bénédiction de soi, de
l'éternelle affirmation de soi, avec la volonté de vouloir à nouveau et de
vouloir encore une fois. De vouloir le retour de toute chose qui ait jamais
existée, de vouloir aller vers tout ce qui sera un jour destiné à être. Savez-
vous maintenant ce que le monde est pour moi, et savez-vous ce que je veux, moi,
quand je veux ce monde là ?"

Ce qu'il faut comprendre, c'est que par rapport à un monde compris comme ça, le
problème est celui d'une mise en perspective, il ne peut pas y avoir de vérité.
Ce monde là est un monde dont on ne peut pas produire un énoncé véritable, et
même l'énoncé que donne Nietzsche n'est pas la vérité de ce monde.

16 mai 1975

Explorer l'espace et le temps logique "qu'il nous faut". Il s'appelle comme ça.
... La rétorsion c'est la fameuse figure (référence, Aristote, La Rhétorique,
1402a, fin du deuxième livre) qui existe chez les rhéteurs, dit Aristote, c'est
en particulier la fameuse techné d'un certain Corax, et il donne cet exemple :
quelqu'un est inculpé d'avoir frappé une victime et ce quelqu'un est extrêmement
fort, puissant, et donc sa condamnation est vraisemblable. La rétorsion c'est à
dire le type d'argument que quelqu'un comme Corax, qui est rhéteur, employait
dans un discours donc de type judiciaire, c'est : et bien c'est justement parce
qu'il est puissant, qu'il est fort et que sa culpabilité est vraisemblable,
qu'il n'est pas coupable. Autrement dit, c'est précisément parce que, d'avance,
toutes les preuves sont contre lui, qu'il n'a pas pu l'ignorer et qu'il s'est
bien gardé de se livrer à cette voie de fait contre la victime, et donc ça doit
suffire, non pas à prouver, mais à induire son innocence. Alors Aristote dit que
c'est un argument misérable, typiquement rhéteur, et dans son indignation il en
donne la définition : ça consiste à rendre le plus fort l'argument le plus
faible, et il dit qu'on comprend pourquoi Protagoras, qui employait les mêmes
choses dans sa sophistique, avait si mauvaise réputation.

Ce qui nous intéresse dans cette rétorsion - là on tient une espèce de micro-
modèle, un modèle miniature et on pourrait montrer qu'en réalité il est assez
homogène à l'argument d'Eubulide, le paradoxe du menteur, c'est à dire qu'il
repose sur le même stratagème. Ce qui nous intéresse c'est que c'est un paradoxe
des énergies : le moins fort devient le plus fort, et en l'occurence le client,
qui était très fort, devient le pas fort. Double paradoxe des énergies : le très
fort client devient pas fort et le pas fort argument devient très fort. C'est
très vraisemblable, donc c'est invraisemblable. On a donc un paradoxe de
l'énergie; ça veut dire que quand nous parlons d'énergies, de pulsions, etc., il
est évident que la première des choses à bien voir c'est qu'il ne s'agit pas du
tout d'une mécanique, car quand on a à faire à une mécanique, ou à une
dynamique, on a à faire des comptages, à des mesures de forces et à des
définitions de résultantes de forces; et quand on mesure une résultante de
forces, ça veut dire effectivement que les forces sont en contact l'une avec
l'autre, éventuellement même en conflit, si ça a un sens, quand elles se
rencontrent de face, si je puis dire, et que on va calculer la résultante en
utilisant comme données, simplement, l'intensité de ces forces et la direction
de leurs mouvements. C'est à dire qu'au fond, la résultante est entièrement
prévisible. Elle est tellement prévisible que c'est comme ça qu'on joue au
billard.

Si il y a une rétorsion possible des forces, cela veut dire qu'une force très
faible devienne très forte et ça c'est un paradoxe : il se produit un effet qui
n'est pas comptable selon les règles de la mécanique et de la dynamique. On n'a
pas une mécanique au sens moderne d'un terme, mais on a une mécanique au sens
grec de la Mékané, c'est à dire non pas de la machine, mais de la machination.

Ce qui est très intéressant, très étrange, c'est que quand les gens parlent de
la Mékané, et qu'ils parlent machine, ce n'est jamais au sens bien sûr du
machinisme, mais même pas au sens du mécanisme. C'est toujours au sens d'un
piège, d'une trappe, d'une ruse, d'un leurre, et tous ces mots là reviennent en
même temps que Mékané. Piège, leurre, ruse, ça implique toujours lutte, qu'il y
a deux forces qui sont de sens contraire. Par exemple la chasse ou la pêche :
l'un cherche à attraper un ours qui, lui, cherche à ne pas se faire attraper. On
a donc une lutte et impossible de penser la ruse, et donc impossible de penser
la rétorsion, sans lutte. Dans le sens de la rétorsion, c'est clair puisqu'on a
à faire effectivement à un discours judiciaire qui est un discours de lutte
contre l'argumentation adverse. Et on a, dans cette lutte, je crois, à
proprement parler, ce que Nietzsche appelle un renversement de perspective, une
inversion de perspective. Je crois que la rétorsion représente exactement
l'inversion de perspective, perspective ce n'est pas un problème d'oeil, ce
n'est pas un problème de point de vue chez Nietzsche. On a déjà dit que c'est un
problème de distribution des forces. Une perspective c'est une certaine façon de
retirer des investissements ici, d'en placer là. Une certaine ascèse, pas au
sens où l'ascèse est méprisable, mais au sens où ne peut pas y avoir de culture
ou de santé sans qu'il y ait une ascèse.

Une inversion de perspective qui est en fait un renversement des valeurs, cela
veut dire que un tel dispositif des distributions, un tel distributeur -
Nietzsche parle de "sélecteur" - un tel distributeur d'énergie qui est en ce
moment le plus faible, exemple : Nietzsche : distributeur d'énergie
extraordinairement faible au niveau de la culture de l'occident, un mec tout
seul qui passe son temps à se balader dans les forêts de Sils-Maria; ridicule !
Où sont les larges masses, comme diraient les camarades. Cependant que les
distributeurs d'énergie en place sont, j'en connais au moins deux, d'une part la
morale, le christianisme d'un côté, et de l'autre la science, qui est un
distributeur d'énergie non négligeable et vivace. Inversion de perspective, ça
veut dire que la distribution Nietzsche devient la plus forte. Comment ? Par un
paradoxe qui est celui de la rétorsion, c'est à dire : ne cherchez pas à fonder
quelque chose comme la prétendue expansion d'un nietzschéisme, au sens de la
montée d'un distributeur d'énergie qui correspondrait précisément au surhumain,
comme un processus historique par lequel une place est conquise. Ne commençons
pas par poser le problème d'une "montée" du nouveau dispositif, du nouveau
sélecteur; d'une "montée" historique, parce que petit à petit, peu à peu, ça
gagnerait. Non, ça, ça appartient premièrement à une logique qui est celle de la
mécanique, des rapports de force pensés en termes de la mécanique classique,
c'est à dire la mécanique et la dynamique et la logique de cette mécanique et de
cette dynamique telle que vous la trouvez dans Bernstein ou dans un certain
Lenine, - et là on imagine un dispositif qui n'est pas du tout, c'est à dire que
si le dispositif, le distributeur que nous appelons vite "surhumain", l'emporte,
c'est au prix du paradoxe. Parce qu'il peut se produire; vous me direz que c'est
impossible, et bien c'est impossible, oui, oui, c'est ça, ça peut se produire,
c'est donc que c'est impossible dans le sens de la logique de la mécanique
classique, mais cette inversion peut effectivement se produire. Il faut imaginer
que Nietzsche est, par rapport au dispositif en place, comme Corax par rapport à
son adversaire, tout est contre lui, tout plaide contre lui; lui plaide la
rétorsion, et nous avons repéré sa rétorsion, c'est le nihilisme, quand il dit :
et bien oui, et bien justement, le nihilisme est de plus en plus fort; très
bien, c'est la preuve qu'on va jusqu'au bout, qu'il faut aller jusqu'au bout et
que l'extrême nihilisme c'est l'idée de l'éternel retour. C'est bien sûr, un
truc qui a l'air de ne pas tenir debout et que généralement on essaye de sauver
par ... la dialectique. On a tellement ça dans la peau. On dit que là, il y a
une dialectique, que son nihilisme une fois épuisé, va produire son contraire.
Non, rien du tout de ça, c'est une vue complètement fausse qui renvoie à une
philosophie de l'histoire à laquelle Nietzsche n'a absolument rien à voir.

Je lis un passage de "Ecce Homo" dans une très mauvaise traduction. C'est à la
fin du premier chapitre, "Pourquoi je suis si sage" :

"Une longue, une trop longue série d'années équivaut chez moi à la guérison;
elle signifie malheureusement aussi le retour en arrière, la décomposition et la
périodicité d'une sorte de décadence. Ai-je besoin de dire après tout ça que
j'ai de l'expérience dans toutes les questions qui touchent la décadence. Je
l'ai épelée d'un bout à l'autre et dans les deux sens, cet art du filigrane lui-
même, ce sens du toucher et de la compréhension, cet instinct des nuances, cette
psychologie de *******, et tout ce qui m'est encore particulier a été appris
alors et constitue le véritable présent que m'a fait cette époque; ou tout chez
moi est devenu plus subtil, l'observation aussi bien que tous les organes de
l'observation. Observer des conceptions et des valeurs plus saines en se plaçant
à un point de vue de malade - faites attention à ça parce que là on est presque
dans les conditions de la rétorsion - des conceptions et des valeurs de santé.
Puis, inversement, à partir de la plénitude et du sentiment de soi que possède
la vie riche, abaisser son regard vers le laboratoire secret des instincts de
décadence. Ce fut là la pratique à quoi je me suis le plus longuement exercé,
c'est là dessus que je possède véritablement de l'expérience, et si en quelque
chose j'ai atteint la maîtrise c'est bien en cela. Aujourd'hui, je possède le
tour de main, je connais la manière de déplacer les perspectives. Première
raison qui fait que pour moi seul, peut-être, une transmutation des valeurs a
été possible".

On voit d'une façon parfaitement limpide que l'inversion des valeurs c'est
forcément ce déplacement des perspectives, et que ce déplacement des
perspectives exige une relation avec ce qu'il appelle décadence, c'est d'avoir,
par rapport à cette décadence, une expérience singulière qui est celle par
laquelle les forces se trouvent redistribuées. Premier cas : je suis malade,
j'ai des migraines trois jours de suite, anorexie générale et dépression
généralisée; alors, au fond de ça, qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que ça veut
dire "perspective" sur ce que c'est que la santé ? Il le dit : c'est à ce moment
là que j'écris les passages les plus gais, les choses les plus lucides. Là, hop,
on saute de l'autre côté. Autrement dit, je ne suis pas dans la dépression et je
suis dans la dépression, et quand je suis dans la santé : perspective sur la
maladie, c'est à dire savoir ce que c'est que la maladie, connaître ce qu'est la
distribution des forces dans la maladie, dans la dépression ... et toujours,
quand on est dans une chose, être aussi dans l'autre. Grâce à cela : inversion
des deux grandes perspectives, dépression et santé, toujours données ensemble;
et le quelqu'un qui signe Nietzsche étant simultanément ici et là sans du tout
qu'on puisse parler d'ubiquité. Il n'est pas vrai que la personne Nietzsche soit
à la fois ici et là, elle est tantôt malade, tantôt en bonne santé, mais, et
vous voyez bien que cela ne peut être qu'au prix d'un certain anonymat, c'est à
dire d'une dissolution du je, nécessairement, mais lorsque les forces du corps
sont distribuées sur la santé, il y a encore des forces pour aller se distribuer
sur la maladie. Et l'inverse. Bien sûr, la position de celui qui signe Nietzsche
sur la santé et sur la maladie n'est jamais équilibrée; il n'est jamais ici et
là de la même manière, absolument pas, il est malade, mais étant malade, il
connaît la distribution des forces qui s'appellent santé; étant malade, il peut
décrire ce que c'est que, à la limite, Dyonisos. N'étant que Zarathoustra, et
même pas Zarathoustra, moins que Zarathoustra, peut-être simplement le dernier
des hommes, il peut ***** comme Dyonisos. Inversion de perspective : chose très
étrange qui, d'un seul coup, nous sort complètement de l'espace et du temps
d'une histoire, d'une diachronie et d'une synchronie, d'une dialectique, qui
nous sort aussi, bien sûr, d'une logique du sujet. Il est bien évident que cette
inversion de perspective fait que celui qui signe Nietzsche, le nom propre en
question, n'est évidemment pas un corps au sens organique du terme; le corps
organique est tantôt malade, tantôt en bonne santé. Le corps ou je ne sais pas
quoi, la chose, l'espace-temps qui signe Nietzsche d'un num propre n'est pas
instanciée d'une façon exclusive sur la bonne santé ou sur la maladie. Il est un
"champ" de forces (le mot de champ est entre guillemets parce que c'est vraiment
un mot infect), un espace, une surface où les, où ce qui signe Nietzsche est en
réalité plusieurs forces, forces qui, du point de vue de la logique, sont
contraires les unes aux autres, en contradiction les unes avec les autres, et
qui, néanmoins, sont, si je puis dire, assumées simultanément dans leur
déséquilibre.

Autrement dit, pas d'inversion de pesrspective si on n'est pas, à la fois, et


d'une façon qui n'est pas du tout égale, ici et là. Donc, ça veut dire : pas
d'inversion de perspective et rien de cette logique qui nous intéresse si on est
d'un côté, si l'on dit : moi, voilà mon camp. Si on dit "voilà mon camp", on est
placé forcément dans une logique qui est celle du sujet et donc dans un temps
qui est celui d'une histoire, et qui n'est certainement pas ce qui est en jeu
dans Nietzsche, et à mon avis, dans les sophistes. On peut engager le combat,
faire la guerre, toutes ces choses sont très justes, mais on a besoin pour faire
cela de construire un modèle de sujet, de temps et d'espace qui va justifier
qu'on engage le combat. C'est ce qu'on faisait en termes marxistes quand on
faisait l'analyse, on disait : voilà quelles sont les forces en présence, voilà
quels sont les rapports de forces, et voilà pourquoi il est juste, et non
seulement juste en soi, mais juste historiquement, c'est à dire opportun
d'attaquer et à tel endroit; par exemple théorie du maillon le plus faible, etc.
Tout cela implique qu'on va construire une théorie immense qui englobe l'espace,
le temps et la logique d'une histoire.

Chez Nietzsche, il y a une sorte d'approche humoristique qui dit : quand je suis
malade, j'ai une perspective sur la santé, quand j'ai la santé, j'ai la
perspective sur la maladie, donc quand je suis le surhumain, je ne perds pas de
vue le décadent, quand je suis dans le décadent, je ne perds pas de vue le
surhumain, et c'est en cela que je m'y connais supérieurement et c'est pourquoi,
peut-être, je suis le seul à savoir ce que c'est que l'inversion des valeurs.

Intervention d'Eric : inaudible au magnéto.

J-F. L : Quels sont les moyens ? Ce que Nietzsche dit (ou qu'il ne dit pas,
qu'importe), c'est que ce fameux monde des forces, capable de rétorsion, où ce
qui apparaît comme le plus fort peut devenir le plus faible, n'est évidemment un
monde qui n'est vu par personne, pour cette bonne raison que je ne vois pas
comment on pourrait faire un discours théorique sur des forces telles que ses
forces sont toujours susceptibles d'inversion.

... Le "champ", l'espace, dans lesquels ces rétorsions ont lieu, qui le domine,
cet espace ? Qui peut le penser, avec quel concept, puisque le concept, dans sa
définition, exclut dans sa constitution même ce type de rétorsion. Cela veut
donc dire, que quand on pose le problème des moyens, on le pose dans une
perspective qui est celle de la fin et des moyens, c'est à dire encore une fois
dans la conception traditionnelle de l'histoire. Ce que Nietzsche implique avec
son inversion des valeurs et des perspectives, c'est exactement comme Corax qui
n'arrive pas au tribunal avec ses hommes de main pour se donner les moyens de
vaincre, il sait très bien que si il fait ça, il y aura au moins deux
conséquences, la première : éventuellement il va se faire vider, la deuxième :
il risque effectivement de prendre le pouvoir au tribunal, c'est à dire de
passer du côté du jury et de devenir l'état, et de dire que le client était en
effet innocent, ce qui n'avancera à rien puisque la constitution même du
tribunal restera intacte.

Ce qui est impliqué dans Nietzsche, c'est que son propre discours - qui, en ce
sens, se présente absolument comme un discours de sophiste, paradoxal -, fait
lui-même partie de ces forces, que Nietzsche lui-même ne peut pas estimer,
mesurer ces forces, la force de son discours en particulier, il ne sait pas
quelle est la "valeur" de force de son propre discours, mais en tous cas, son
discours existe en tant que force et n'existe que comme ça, c'est à dire en tant
que quelque chose qui, si il tombe juste, au bon moment, peut produire la
rétorsion, c'est à dire produire cette inversion des valeurs qui fait que le
plus faible va vaincre. Je ne sais pas si c'est ce que Eric condamne globalement
sous le nom d'"intellectuel", parce qu'il est évident que ce qu'on appelle
généralement "intellectuel", c'est un discours qui attend son efficacité de sa
vérité. Le discours intellectuel c'est le discours théorique qui dit : ce que je
dis c'est la vérité, je vais le démontrer, et l'ayant démontré vous serez
convaincus, parce que tout le monde aime la vérité. L'intellectuel est quelqu'un
qui pense que la vérité a une force, dont l'efficacité du discours est
médiatisée par un certain type de relation à la vérité, là-dessus il n'y a pas
grand chose à dire de plus que Platon : une certaine mémoire, une certaine
remémoration, une certaine anamnèse. L'intellectuel est quelqu'un qui fait se
souvenir de ce que sont les choses en vérité, et par conséquent qui va les
rendre à elles-mêmes, et qui, par conséquent aussi va rendre les combattants à
eux-mêmes. C'est évidemment là-dessus qu'il compte en ce qui concerne
l'efficacité de ses discours.

Dans le cas de Nietzsche, il n'en est rien. Si il pense à l'efficacité de ses


discours, car il publie, il compte sur cette efficacité, mais quelle efficacité
? Pas la vérité. Je n'en vois pas d'autre que celle d'un Corax méprisé par
Aristote ou un Gorgias méprisé par Platon, espérent de leur propre discours;
c'est la même. C'est à dire : lancer dans cette espèce de bouillie de forces ...
Dont personne ne sait quel il est, donc bien sûr ici ou là il y a des
perspectives, c'est à dire des points de vue où on peut s'installer, qui sont en
même temps des points de distribution des énergies.

Nietzsche dit que nous ne savons rien de ça, que le monde de la VOLONTE de
puissance et de l'éternel retour est effectivement un monde de forces, mais la
façon dont les forces jouent les unes par rapport aux autres, nous ne le savons
pas, et d'une certaine façon, ça n'est pas intéressant parce que vouloir savoir,
ça c'est de nouveau entretenir la vieille religion de la vérité. Toute
l'efficacité du discours du vingtième siècle est une efficacité religieuse pour
Nietzsche; ça veut dire que mon discours à moi, Nietzsche, est un discours dont
la force est inestimable, que je ne peux pas estimer moi-même, dont je ne peux
pas estimer les effets, et que je lance à fond dans cette bagarre en disant :
voilà une perspective !

Voilà ce que vous dites en face, et bien moi je dis le contraire, mais qui d'une
certaine façon est la même chose, c'est comme dans le nihilisme. Moi, Nietzsche,
je dis : la perspective maintenant c'est la santé, c'est le surhumain, c'est à
dire le véritable athéisme, et d'une certaine façon, c'est la même chose que ce
que vous proposez, vous, les décadents, avec votre sacré nihilisme; et bien,
justement, je dis la même chose, mais je vais jusqu'au bout. C'est ça ma
perspective, aller jusqu'au bout.

Dans ce cas là, ce discours ne se présente pas comme un discours de vérité et


n'attend absolument pas ses efficacités du fait qu'il est médiatisé par le vrai
et qu'il va réveiller, chez ceux qui l'entendent, le souvenir de ce que c'est
que la vérité. Ce discours ne peut pas s'appuyer sur la médiation d'une anamnèse
quelconque, il n'y a à se souvenir de rien du tout; c'est plutôt l'inverse, il
faudrait plutôt oublier les anciennes distributions et les anciennes
perspectives.
Par conséquent, c'est un discours qui attend sa force, de quoi ? De l'état des
choses. Qui attend, si ça tombe bien et la rétorsion se produira. Comment est-ce
qu'on saura si ça tombe bien ? Si la rétorsion se produit. C'est tout ce qu'on
peut dire. Donc, il y aura des effets, mais il n'y a pas de cause parce que, qui
dit "cause" dit anamnèse en direction du vrai, mais il y a des effets et il faut
travailler au niveau des effets. Autrement dit, ce discours se pense lui-même
comme une force susceptible, même si elle est toute petite, même si Nietzsche
est tout seul dans ces auberges de l'Angadine, toute petite force, petits
bouquins, pas de larges masses du tout, toutes petites forces, mais dans les
rétorsions, la grandeur de la force n'a rien à voir; le problème des mesures de
forces sont des problèmes qui appartiennent à la mécanique, à son espace; ici on
est dans la topologie et dans cette dynamique paradoxale où il y a des
rétorsions et où, par conséquent, il est tout à fait possible que cette
minuscule petite force, au milieu du capital, des luttes nationales, des luttes
de classes, produise des rétorsions.

Question : Le Kairos a à voir ?

J-F.L : Il a beaucoup à voir, c'est le fait que le changement de perspective se


produise.

Intervention : inaudible.

J-F. L : La question est : cette inversion, est-ce que, d'une certaine façon, on
ne peut pas la prendre comme une dialectique, est-ce qu'elle n'en est pas le
modèle ? Est-ce qu'on ne peut pas dire que si cette rétorsion a eu lieu, c'est
justement parce qu'il y avait des forces qui, d'une façon latente, germinative,
étaient là, présentes, et qui attendaient ce moment là pour produire leurs
effets. Je réponds que, en effet, une lecture dialectique de tous les événements
est toujours possible, mais après coup. C'est très important. Il n'est pas
question une seconde de dire que cet espace est un autre espace que l'espace
dans lequel la géométrie euclidienne, la mécanique, la logique aristotélicienne
se trouvent placées, c'est le même. C'est pour ça que je dis : un espace, un
temps, une logique qu'il nous faut, je ne dis pas un autre temps, un autre
espace et une autre logique. Ils ne sont pas ailleurs, ils sont toujours
dissimulés dans celui-là; simplement, ce que nous DISONS, ce qui se dit, c'est
que les effets qui nous intéressent et qui, après coup, peuvent être thématisés
comme des effets dialectiques ou comme des choses significatives à un système
structure-sémiotique est ... marxiste ... sont des effets qui en réalité n'ont
jamais été prévus. L'oiseau de la sagesse vient trop tard. Qu'est-ce que c'est
que ce "trop tard", quelle est l'horloge, à quelle horloge l'oiseau de Minerve
prend-il son vol trop tard ? Bien sûr, dans toute dialectique, il y a une
horloge. Le temps est compté, il est comptable; alors, par un malheur étrange,
dont Hegel ne s'explique pas vraiment, il se trouve que chaque fois que le
penseur pense, c'est après coup; l'histoire du monde, le tribunal du monde,
voilà l'horloge, très bien, mais que lui le penseur de l'histoire du monde ne
soit pas à l'heure du tribunal, qu'il soit à l'heure des accusés (qui en effet
sont toujours en retard !), alors là il y a un problème qui est le même problème
que dans la phénoménologie, le clivage entre le pour pour soi et l'en soi pour
nous; quel est ce nous qui a tout le temps besoin de se cliver en pour soi,
c'est à dire qui a tout le temps besoin d'exhiber son retard sur lui-même. Il y
a déjà cette énigme : dans la pensée dialectique, dans la pensée du système qui
est, si vous voulez, la trace de cette logique qu'il nous faut, de cet espace et
de ce temps qu'il nous faut, et qui ne sont pas simplement l'espace, le temps et
la logique du système. Cette trace est présente sous la forme du retard, de
l'après coup, du retard de la pensée.

Vous voyez comme tout cela est lié, comme dirait Nietzsche, à toute une
atmosphère de culpabilité, de finitude, de "nous ne savons pas tout". C'est ces
valeurs là avec lesquelles Nietzsche essaye de rompre, et si on rompt avec ça,
c'est à dire si on propose une autre perspective, il est bien évident qu'il faut
abandonner l'idée du retard et donc l'idée d'une horloge. Cela veut dire
qu'effectivement il n'y a pas d'horloge. Comme disait Voltaire : si vous avez
l'horloge, vous avez Dieu. Mais nous savons bien que tout cet espace, toute
cette logique, tout ce temps sophistique ou paradoxal, si vous voulez, elle est
toujours prise dans l'autre, c'est à dire dans la pensée du système, dans la
pensée des rapports de force, dans la mécanique et dans la logique des
contradictions. Nous sommes exactement dans la position de Nietzsche : nous
sommes des décadents en tant que nous sommes des structuralistes, des analystes,
sémioticiens, chrétiens, scienteux en général, et c'est du fond de cette
décadence, d'un nihilisme complet, que nous avons, en pleine santé, nous avons
l'énergie de la nouvelle perspective. C'est bien ça qui se passe.

Richard : Quand tu parlais des noms propres et de l'anonymat, tout à l'heure,


est-ce que tu penses que les noms propres c'est précisément pour Nietzsche la
condition de l'anonymat ?

J-F. L : Je le dirais. Ce n'est pas seulement la condition mais ça va ensemble,


et l'anonymat ce n'est pas très bon, il faut se méfier. L'anonymat n'est
exclusif d'une pensée à système. La pensée de Levi-Strauss est, par excellence,
la pensée de l'anonymat. Là encore il faut se méfier car il n'y a pas de mot
dans lesquels on puisse se réfugier, ils sont déjà tous occupés et on peut, même
avec l'anonymat, fabriquer une pensée du système et d'une certaine façon toute
la dialectique est anonyme, l'esprit de Hegel, qu'est-ce que c'est ?

Richard : C'est à prendre de la même manière ou tu as un nom propre qui peut


être pris comme tenseur ou comme signe de forces et tu as aussi un nom propre
qui est la signature du bas du chèque; ça doit être pareil pour l'anonymat.

J-F. L : C'est ça, alors là l'anonymat ou le nom propre, il faudrait le prendre


dans ce sens qui est un non sens très précis, qui est que précisément le malade
est du côté de la santé et que le bien portant est du côté de la maladie; c'est
à dire qu'il faut prendre le nom propre comme tenseur, si on veut, mais ça n'est
pas encore assez précis parce que c'est une tension de forces entre deux
perspectives absolument incompatibles, et qui sont occupées simultanément mais
avec des intensités différentes. C'est compliqué.

Une telle conception de la portée du discours ou de l'écrit chez Nietzsche est


une différence complète avec le discours sur la vérité. D'une certaine façon, ce
discours n'appartient pas au monde dans lequel il va être *******, ce discours
en tant que revendication d'une anamnèse, en tant qu'il doit ramener les gens à
se remémorer, comme disait Platon, ce discours appartient donc à ce monde oublié
ou perdu et son efficacité consiste toujours, nécessairement, et c'est pourquoi
il fera bon ménage avec le christianisme, à faire sortir de ce monde, ramener ce
qui est perdu et faire se perdre ce qui est présent, c'est ça l'efficacité de ce
discours.

Ici, au contraire, on a un discours qui fait entièrement partie de cette


totalité non dénombrable, bien qu'en principe elle soit finie, de forces qui
constituent le monde de la volonté de puissance, ce discours en fait
complètement partie. Il est donc immanent à cet "ensemble" (ce n'est pas un
ensemble au sens des logiciens), il est donc une partie de cet ensemble, et ça
veut dire que ce discours, qui fait partie de cet ensemble, ce discours a
néanmoins cet ensemble comme référence : de quoi parle Nietzsche ? Il parle de
la volonté de puissance et de l'éternel retour, c'est à dire de l'ensemble des
forces en jeu, c'est ça la référence de Nietzsche, voilà de quoi il parle. D'un
point de vue logique, on a une chose très étrange, c'est à dire une proposition
du genre "le surhumain" qui porte sur l'ensemble de la distribution des forces
et qui, néanmoins, fait partie de ces forces. Représentez-vous cet ensemble des
forces dans un ensemble de proposition - vous avez le droit de dire ça -, vous
avez donc un ensemble de propositions qui est l'ensemble des forces et vous avez
parmi cet ensemble des forces la proposition ou la force : "le surhumain", et
vous êtes en train de dire - voilà l'efficacité escomptée par Nietzsche -, vous
êtes en train de dire : il se peut que un discours qui ait la totalité pour
référence, fait partie de cette totalité et qu'il n'appartient absolument pas à
un autre ordre que cette totalité. C'est bien ce que Platon, Russel impliquent
nécessairement, c'est à dire que si vous tenez un discours dont la référence est
la totalité des discours possibles, votre discours ne fait pas partie de cette
totalité parce que si il en faisait partie, cela voudrait dire que la classe de
toutes les classes est elle-même partie de ces classes. Cela voudrait donc dire
que la classe des classes fait partie des classes dont elle est la classe.

Ce qui soutient le discours de Nietzsche en tant que force qui intervient dans
un ensemble de forces, c'est précisément ce paradoxe logique qui est : moi qui
parle de la totalité, je n'en parle pas d'un point qui serait un méta-langage,
c'est à dire une proposition qui n'appartiendrait pas aux propositions des
forces qui lui servent de référence, pas du tout, cette proposition fait partie
de la totalité des forces qui lui servent de référence, donc elle est aussi,
d'une certaine manière, sa propre référence, dans le même ordre; il n'y a pas
deux ordres, c'est à dire qu'il n'y a pas de lieu qui n'est pas investi, c'est à
dire métaphysique. C'est très grave. C'est peut-être là le secret le plus caché
du paradoxe nietzschéen : en ce qui concerne la portée de son discours, il est
en violation complétée avec la catégorie de l'efficacité habituelle qui est, par
exemple, celle de la fin et des moyens, car quand on dit fin et moyens, ça veut
dire : je dis la vérité de la fin qui est la vérité du commencement, c'est la
même, c'est à dire la vérité de ce qui n'apparaît pas dans ce monde; et c'est
parce que j'ai dis la vérité de la fin que je vais pouvoir organiser les moyens
dans ce monde pour que la fin apparaisse et pour que ce monde disparaisse, lui
qui ne connaît pas ses fins. Cela implique forcément que celui qui parle est
dans un autre monde où les fins sont concevables, perçues, intuitionnables,
combinables, que ce soit une intuition mystique ou au contraire l'organisation
méta-linguistique des logiques formelles, de toute façon cela implique que celui
qui parle est par-delà le présent, c'est à dire qu'il installe son discours dans
un autre monde où les fins sont connues. C'est seulement à ce moment là que la
catégorie des moyens peut apparaître.

Il est évident que chez Nietzsche il n'y a pas de moyens. Chez un type qui tient
un discours de ce genre, il n'a pas du tout le mépris des intellectuels pour les
moyens, ça c'est des blagues : il n'y a pas de gens plus intéressés aux moyens
que les intellectuels, c'est un leurre, les intellectuels sont des gens qui, au
contraire, pensent les moyens; c'est Lénine, ce sont des gens qui pensent les
moyens parce que ce sont des gens qui installent leur propre discours dans un
ordre qui est celui de la fin et que c'est seulement à partir de cet ordre que
la pensée des moyens peut se construire, et la fabrication aussi. Mais chez
Nietzsche pas de moyen; le moyen du discours de Nietzsche, c'est le discours de
Nietzsche, c'est exactement comme chez les sophistes, il y a bien sûr un art,
une techné, un art de persuader les forces, c'est à dire de les déplacer.

Fin de la bande ...

Il n'est pas intéressant de sonder les intentions de Nietzsche par rapport à


cette question.

Les moyens c'est toujours des institutions qui vont servir de grandes machines
destinées à diffuser, dans ce qu'on appelle la réalité, un discours dont on
pense que l'efficacité est sa vérité (?) Ca implique évidemment que l'on va
contrôler le moyen, parce que si l'efficacité du discours tient à sa vérité, il
va de soi que le moyen qui se mettra à tourner de travers si il est efficace en
dehors de sa vérité, c'est par exemple ce que Trotsky s'est mis à dire du
bolchévisme de Staline, c'est à dire : vous avez les moyens mais vous ne
diffusez pas ces anneaux du discours dont l'efficacité ne doit rien à la vérité
du marxisme, et doit tout à l'intérêts des koulaks.
Richard : Je n'ai pas très bien suivi le développement que tu donnais d'un
ensemble de tous les ensembles, parce que, du même développement, certaines
personnes en tirent, au contraire, un système de la transcendance.

J-F. L : C'est pour ça qu'on arrive à Russel. Je passe à la perplexité. Elle n'a
rien à voir avec l'hésitation, c'est tout à fait autre chose. On avait pris
comme figure de la perplexité le paradoxe d'Eubulide, le mégarite, le paradoxe
du menteur, que je rapporte dans la forme que l'on trouve chez Cicéron (réf. :
premiers académiques, livre 2, paragraphe 25, verset 95) : si tu dis que tu
mens, et si tu dis vrai, alors tu mens.

Le discours classé comme j'essaye de le décrire, car il ne s'agit que d'une


description, sur Nietzsche, c'est à dire : une proposition qui a la totalité
pour référence et qui fait partie de cette totalité. C'est un événement,
exactement comme la rétorsion constitue un événement. C'est une manifestation du
paradoxe du menteur, lequel paradoxe n'a pas de solution. Je veux dire par
manifestation que c'est en fait de nouveau dans l'espace dans lequel s'inscrit
le discours de Nietzsche - vous voyez qu'ici il ne s'agit de distinguer le
signifié de ce discours et ce discours pris comme signifiant, cette distinction
n'a aucun intérêt dans l'univers des forces qu'on décrit, il ne s'agit pas de
signification et, du reste, il est bien évident que c'est à ce prix, la
résorption de cette différence, que ce que je veux vous dire est possible. Ce
discours se place dans le même espace-temps et dans la même logique que le
paradoxe d'Eubulide, et ça, ça détermine des effets de discours qui n'ont
absolument rien à voir avec l'efficacité du vrai.

L'efficacité du vrai repose entièrement sur le rappel de ce qui avait été


oublié, c'est à dire qu'il y a un passé, ou un futur, mais c'est pareil, on ne
va pas ergoter là-dessus, ce qui est important c'est que ce n'est pas là; il y a
donc un passé et un futur, et il y a une anamnèse ou une "prommèse" qui a pour
fonction d'obliger celui qui écoute à faire retour à ce qui a été oublié, même
si ce retour est thématisé comme mouvement d'aller vers, ce qui est le cas chez
Hegel. Ca veut dire que l'efficacité du discours de vérité, qui est le discours
du philosophe, c'est d'engager l'auditeur dans un procès de retour.

Ce que je dis c'est que la rétorsion se dissimule dans ce procès de retour.


C'est à dire qu'on peut très bien décrire Socrate lui-même comme un sophiste, en
montrant qu'il produit des effets sur ses auditeurs tout à fait comparables à
ceux que les sophistes décrivent, par exemple, la métathèse dont parle Gorgias,
c'est à dire un déplacement avec une inversion, dans quoi ? Dans les
investissements, affectifs, pulsionnels; on peut très bien dire que Socrate
produit la même chose, on trouve dans Platon des textes qui le décrivent comme
ça; mais même si la rétorsion se cache dans le retour, il y a une très grande
différence. Ce travail de retour, ce processus de retour, travail du négatif, en
bonne logique, c'est un travail qui n'est jamais achevé, c'est à dire qu'il est
toujours à recommencer. C'est une tâche infinie. Là-dessus, tous les philosophes
sont d'accord. C'est à dire que le terme final du procès de vérité est toujours
posé comme absent. Or c'est précisément ce schéma là, le schéma de l'infinitude,
de l'absence, de je ne suis pas capable d'avoir maintenant le vrai, c'est ce
schéma qui règle la prétendue solution que RUSSEL essaye de donner au paradoxe
du menteur.

Ce que Russel va montrer c'est que ce qui est paradoxe c'est qu'on mélange le
langage et le méta-langage, mais que si on les mélange pas, alors il n'y a aucun
paradoxe. Evidemment, pour ne pas les mélanger, on est obligé de faire un
découpage des ordres de propositions ou motions propositionnelles, ce qu'il
appelle la théorie de types; il y aura des ordres différents et on va définir
ces ordres. Il y a deux choses tout de suite très frappantes, premièrement, ce
découpage des ordres est un découpage à l'infini, si on donne un premier ordre
des fonctions propositionnelles à référence ordinaire, si vous voulez, et un
second ordre des fonctions propositionnelles à référence de totalité de
fonctions propositionnelles, c'est à dire qui ait le premier ordre, total, comme
référence, on va être obligé de répéter, c'est à dire qu'on aura un ordre I, un
ordre 2 qui parle de l'ordre I pris comme totalité, qui ne peut pas en faire
partie, et il est évident qu'on sera obligé de construire un ordre 3 qui parlera
de l'ordre I et de l'ordre 2, et ainsi de suite. Ici, on est renvoyé de méta-
langage en méta-langage, et cela dans un procès qui est lui-même infini, et qui
vérifie une fois de plus le fait que un discours de vérité contient
nécessairement en lui, à la fois comme temps, comme espace, comme logique, et je
dirais comme éthique, l'infinité de la recherche. Dans ce sens, dans la
résolution que Russel donne, même si elle se place en principe dans une
philosophie analytique qui prétend rompre complètement avec toutes les
traditions métaphysiques du continent, en fait on retrouve le même trait qui est
celui de cette infinité de la recherche; et j'ajouterais une deuxième chose :
c'est qu'en fait, Russel lui-même est bien obligé, dans son propre discours, de
recommencer le paradoxe d'Eubulide, c'est à dire que lui-même fait dans son
discours, avec une certaine innocence, la même "faute" logique qui n'est pas du
tout une faute logique, mais une faute dans une certaine logique, c'est à dire
de confondre un discours qui a pour référence des totalités, et des discours qui
se tiennent dans ces totalités. C'est à dire l'ensemble des ensembles, et les
ensembles dont il est l'ensemble. Lui aussi est obligé de refaire la même chose.
"Histoires de mes idées philosophiques", trad. page 99. Russel dit : je vois
trois conditions. Première condition : que les contradictions disparaissent,
autrement dit le paradoxe sera résolu si les contradictions disparaissent.
C'est, dit-il, une condition sine qua non. Deuxième condition : autant que
possible que la solution laisse les mathématiques intactes. Troisième condition
: que la solution fasse appel au sens commun logique, c'est à dire qu'elle
semble être ce que l'on a attendu si longtemps. Là, je vous renvoie aux pages
remarquables de Deleuze sur le bon sens commun, dans la logique du sens. Voilà
les conditions que recquiert Russel. Ce sont des exigences. D'où viennent ces
exigences : 1°/ dissoudre les contradictions, 2°/ sauver les maths, d'où ça
vient ? C'est très profondément passionnel, pulsionnel, c'est à dire que ça
renvoie à une perspective. C'est posé comme ça, c'est une perspective. Il entre
dans la résolution du paradoxe, et il dit : quand on affirme d'une proposition,
d'une fonction propositionnelle, qu'elle est vraie pour toutes les valeurs de X
- par exemple quand je dis que je mens, que je mens toujours, dans quoi que je
dise, quelles que soient les valeurs de X, X étant ici la proposition elle-même
prononcée par Eulubide, la proposition "je dis que je mens" signifie : j'affirme
que toutes mes propositions, que tous mes énoncés sont faux. Donc on affirme
qu'une valeur, le faux en l'occurence, se vérifie ou est vrai pour tous les X,
quels qu'ils soient. Dans ce cas là, cela veut dire qu'il y a une totalité de
valeurs de X, il faut bien qu'il y ait quelque chose comme une totalité des
valeurs de X pour lesquelles la proposition en question, tous mes énoncés sont
faux, se trouve vérifiée, c'est à dire que c'est toujours faux.

Si on veut que cette proposition ait un sens, il faut évidemment que ces valeurs
soient déterminées; disons qu'il doit y avoir une totalité quelconque des
valeurs de possibles de X, ça doit être dénombrable.

Seulement voilà : Eubulide prononce un nouvel énoncé. Imaginez que dans la


totalité que vous avez dénombrée (si Eubulide dit "c'est rouge" et donc qu'il
ment en disat ça), c'est rouge n'était pas inclu, alors il peut dire "c'est
rouge" et à ce moment là aussi il ment, tout nouvel énoncé évidemment modifie la
totalité que l'on avait dénombrée jusqu'à présent. Il ajoute une nouvelle valeur
pour laquelle la proposition de X se trouve vérifiée.

Evidemment, dit Russel, la totalité en question ne peut jamais "rattraper les


valeurs".

Dans le cas du menteur, il faut, dit Russel, faire une distinction, et ça c'est
la base de la réfutation entre deux ordres de propositions : des propositions
qui se réfèrent à une totalité quelconque de propositions, et des propositions
qui ne se réfèrent pas à une totalité quelconque de propositions. Quand, par
exemple, je dis "c'est rouge", ça ne se réfère pas à une totalité quelconque de
propositions, ça se réfère à le ceci que mon discours désigne. Mais quand je dis
"je dis que je mens", il est évident que la proposition "je dis" se réfère à une
totalité de propositions : je mens toujours. Il faut faire une dissociation
entre "je dis" et "je mens", un "je mens" qui ne veut rien dire du reste.

Kyril : Pourquoi est-ce qu'il veut un truc dénombrable ici; il est fou.

J-F. L : Il veut un truc dénombrable parce qu'il veut que ce soit un ensemble.
D'ailleurs, il ne dit pas dénombrable, il dit déterminé, et déterminé, pour lui,
c'est au prix que l'ensemble des propositions intitulées "je mens" forme un
ensemble. Si la proposition "je dis que je mens" a un sens, il faut évidemment
qu'il y ait la même totalité parce que sans cela on pourra toujours dire : ah,
oui, mais dans ce cas là, il ne ment pas; c'est, si vous voulez, le problème de
qu'en est-il de l'universel dans une analyse de ce genre.

Donc, j'ai, d'une part, des propositions qui se réfèrent à une quelconque
totalité de propositions, et d'autre part, j'ai quelque chose qui ne se réfère
pas à une totalité. On va appeler les deuxièmes, propositions de premier ordre
parce qu'elles ne se réfèrent pas à une totalité, par exemple "le cheval est un
mammifère" est une proposition qui ne se réfère pas à une totalité, et puis il
va y avoir des propositions de deuxième ordre qui seront de propositions qui,
elles, se réfèrent à des totalités de propositions, du type "toutes ces
propositions là sont fausses", c'est ici qu'intervient la détermination.

Dans le cas du menteur, dit Russel, on a l'articulation d'une proposition de


deuxième ordre avec une proposition de premier ordre. "Je dis que je mens",
c'est à dire : je dis que toutes mes propositions sont fausses, c'est à dire que
la valeur de fausseté s'applique à tous les types de motions ou fonctions
propositionnelles prononcées dans le premier ordre. Il n'y a paradoxe, dit
Russel, que si on place la proposition de deuxième ordre dans la proposition de
premier ordre, dans la proposition intitulée, pour aller vite, "je mens", il n'y
a paradoxe que dans ce cas là. Ici, Russel pose un principe, sans plus (page
103) : les propositions de deuxième ordre ne peuvent jamais être membre de la
totalité à laquelle elles se réfèrent, c'est à dire la totalité des propositions
de premier ordre. C'est à dire que le "je dis" ne peut pas être membre des
propositions de premier ordre intitulées ici "je mens". Et puis voilà, c'est
fini. Le paradoxe est réfuté. dans ce cas là, il n'y a plus de paradoxe.

Qu'est-ce qui nous frappe ? Vous voyez que c'est les mêmes problèmes que ceux de
Frege, les dénominations, les désignations, la relation du nom avec la
définition, et c'est tous ces problèmes qu'on retrouve chez Anthistène. Ce qui
me frappe c'est que cette réfutation consiste à placer la contradiction à un
certain endroit, c'est à dire à déterminer des propositions de premier ordre et
des propositions de deuxième ordre, et puis à dire : on ne peut pas les
mélanger, on ne peut pas inclure des propositions de deuxième ordre dans des
propositions de premier ordre ... Fin de la bande.

Ca consiste à placer la contradiction mais absolument pas à la fonder. Je dirais


que la réfutation de Russel, en réalité, évidemment ne réfute rien mais exhibe
les conditions dans lesquelles un discours logique, c'est à dire en fait un
méta-langage, est possible.

Maintenant suivons ce décrochage des ordres; ce décrochage, on peut le


poursuivre, on peut dire : formons un nouvel ensemble constitué par l'ensemble
des propositions de premier ordre, et ajoutons à cet ensemble la proposition de
deuxième ordre "je dis que", c'est à dire ajoutons le méta-langage, est-ce que
je peux refaire l'opération que fait Russel; c'est à dire est-ce que je peux
affirmer quelque chose de ce nouvel ensemble ? Ce que je réponds c'est que c'est
en tous cas ce que fait Russel : il est en train d'affirmer quelque chose de
l'ensemble constitué par des propositions de premier ordre et la proposition 2
d'autre part, il est en train d'affirmer qu'on ne doit pas inclure les 2 dans
les 2. C'est à dire qu'il doit y avoir une disjonction de P2 et de l'ensemble I
quel qu'il soit, pour toutes les valeurs de l'une et de l'autre. Appelons
l'énoncé de Russel, à savoir, "les propositions de deuxième ordre ne peuvent
jamais être membres de la totalité à laquelle elles se réfèrent", appelons cet
énoncé "P3". Alors voilà on peut continuer.

Je dirais que cet énoncé P3 est un énoncé P2. L'énoncé P3 présente les
propriétés de l'énoncé P3 puisqu'il se rapporte à l'ensemble des énoncés PI. Je
dis simplement que le P3 par rapport à l'ensemble formé par P2 et l'ensemble PI
a la même progression que le P2 par rapport à l'ensemble des PI, et dans ce cas
là le P3 a donc le statut d'une proposition d'ordre 2, c'est à dire le même
statut; et si P3 a la position d'une proposition 2 ça veut dire que P3 fait
partie d'une classe de propositions qui constituent sa référence. C'est à dire
que P2 est la référence de P3 et que, si P3 a le statut de P2, ça veut dire que
P3 est inclus dans la classe qui est sa référence, P2, de telle sorte que, au
niveau de son méta-discours, de son discours de vérité, Russel refait la même
opération dans la mesure où son P3, c'est à dire son propre discours.

Avec le discours de Russel on a à faire à une proposition qui a pour références


une totalité de propositions (P3 et P2), à partir du moment où on a à faire à
cela, alors je dis que ce P3 a le statut que Russel donnait tout à l'heure aux
propositions P2, et que donc P3 font partie des P2.

Ca montre que tout le système repose sur des décisions d'exclusions; il est
indispensable au système qu'il décide des exclusions, et en même temps qu'il
décide ces exclusions, il entre nécessairement dans le processus de régression
du vrai, comme disait le vieux Bergson. Alors, de deux choses l'une : ou bien
c'est la régression à l'infini du vrai, ou bien c'est cette chose très
dangereuse qu'est l'ensemble qui se contient lui-même. Russel refait pour son
compte et à son propre niveau, qui est P3-P2, le même paradoxe que Eubulide
faisait au niveau P2-PI. Il y a un refus qui est le refus d'un champ, d'un
espace logique dans lequel la proposition "je dis en vérité que je mens" serait
acceptable. Qu'est-ce que ça voudrait dire ? Elle serait acceptable avec quelle
valeur ? Vrai ou faux ? Il faudrait dire acceptable comme non valeur, comme
l'existence d'un sans valeur logique; il est évident que c'est ça que vise le
paradoxe. Non pas du tout emmerder Aristote, mais surtout à dégager un espace
des discours - des discours et non des silences, ce n'est pas du tout mystique -
, où on va découvrir une logique où il y aura du sans valeur, où il va être
absolument indécidable si la proposition "je dis que je mens" est vraie ou
fausse. Comment se spécifie ce sans valeur : premièrement, refus de faire
l'exclusion, c'est à dire refus de doter les propositions P2 dont les références
sont des fonctions propositionnelles portant sur des objets quelconques, refus
de doter ces propositions P2 d'un statut spécial. Au fond, tout est là : est-ce
que vous donnez au méta-langage un statut spécial ? Les mégarites disent non, le
méta-langage c'est du langage. C'est à dire que les fonctions propositionnelles
qui ont pour références des fonctions propositionnelles formant en principe une
totalité déterminable sont certainement autres que les PI, mais elles sont
compossibles dans un même discours, et on refuse de dégager, par un travail de
prélèvements successifs, de dégager des couches, des hiérarchies de langages. Il
n'y a pas de couches superposées de langages; il n'y a pas d'épaisseur du
langage.

Pour les aristotéliciens comme pour les platoniciens, là-dessus il n'y a pas de
différence, il y a des épaisseurs de langage. Si vous êtes dans la couche 2, ce
que vous dites de la couche I ne peut pas rétroactivement valoir pour la couche
2. C'est aussi simple que ça : vous dites que "vous mentez toujours", très bien;
maintenant, "vous dites que vous mentez toujours" **************************

************************, le "vous dites que" n'appartient pas aux propositions


du type "je mens toujours", et donc vous pouvez doter cette couche 2 d'une
valeur de vérité ou d'une valeur de fausseté, ça c'est à décider, mais c'est une
deuxième décision à prendre. Il y a deux décisions à prendre, donc deux couches,
c'est ça l'exclusion. Et donc on va avoir des épaisseurs de couches, et que ces
épaisseurs, par la régression infinie, sont elles-mêmes interminables, on ne
pourra pas clore.

Les mégarités disent : il n'y a pas d'épaisseur, c'est à dire, on est dans une
surface de langage, et dans cette surface - et c'est ça leur monstruosité contre
laquelle Aristote s'élève -, il y a certainement des propositions tout à fait
différentes les unes des autres, car les unes portent sur ce mur ou sur cette
chemise ou sur ce président de la République, et les autres portent sur
l'ensemble des autres propositions, et les propositions qui portent sur
l'ensemble des autres propositions font elles-mêmes partie du même ensemble,
elles sont dans la même couche, et donc les valeurs de vérité qui affectent, -
si on dit : telle valeur de vérité va affecter l'ensemble de la couche I,
l'énoncé qui dit ça et qui, en principe, fait partie de la couche 2, fait, en
fait, partie de la couche I. C'est là qu'on s'aperçoit tout d'un coup qu'on
n'est plus du tout dans le même espace. C'est à dire qu'on n'est pas dans un
espace profond. Ce sont des types qui réfléchissent comme ça, entièrement en
surface, et qui mettent tout à plat, et le paradoxe lui-même appartient à cette
mise à plat.

Zrehen : Quel rapport est-ce que ça entretient avec le fait qu'on fasse
intervenir le signifié pour déterminer les signifiants, à propos de la
linguistique; on fait causer les mecs, on détermine des phonèmes, est-ce que
c'est le même genre de rapport. On prétend faire abstraction de la psychologie
des individus et, en fait, on les fait intervenir pour dire : bien ça, ça fait
un phonème en français, et ça pas ?

J-F. L : C'est à dire le recours au sens linguistique comme critère de


signification. Si tu veux, peut-être qu'on pourrait dire ça, c'est à dire
montrer que, alors qu'on est par exemple dans une méthode entièrement
distributionnelle où, en principe, on ne fait absolument pas intervenir le sens
dans l'occurence des phonèmes qui sont pertinents dans une langue, par exemple
le r et l, alors vous posez la question de savoir si ce sont des phonèmes. On
dira que ce sont des phonèmes si la présence au même endroit, dans la chaîne
phonétique, du r et du l, produit une différence de sens. On a donc deux énoncés
en français : prenez la lampe et prenez la rampe, et on dit, arrive le moment où
on demande au locuteur français si ça fait une différence, et le type dit oui.
Il est évident qu'on ne peut pas faire une distribution phonétique d'une langue
si on ne peut pas faire appel à un informateur ou à des informateurs, des gens
qui puissent dire si c'est ou ça n'est pas ************************
?????????????

15 janvier 1976

C'est laborieux, c'est des tous petits trucs, mais on sait très bien où ça va
nous conduire.

Aujourd'hui, plusieurs problèmes centrés sur l'Eikos. On traduit généralement


par vraisemblable, mais ça n'a pas du tout la même racine. Eikos ça a donné
icône, qu'on traduit généralement par image, ce qui est aussi une très mauvaise
traduction; tout cela veut dire : le semblant, ce qui semble. Le semblant, pas
seulement dans le sens de faire semblant, mais dans le sens de ce qui paraît
être. C'est un terme qui, évidemment, est toujours lié avec l'opinion, qui se
dit Doxa, qui est le même mot que Dokè, il semble.

Il y a plusieurs points.
Il y a d'abord l'accusation portée contre Protagoras par Aristote dans la
Rhétorique, à propos d'un art, d'une techné d'un rhéteur sicilien qui s'appelle
Corax, le fondateur de la rhétorique, et vous vous souvenez de l'accusation :
cet art consiste à faire que le plus faible soit le plus fort. Vous vous
souvenez de la technique, de l'art de Corax pour arriver à faire que le plus
faible soit le plus fort, que l'argument le plus faible soit le plus fort.

Cette accusation, avec pratiquement les mêmes termes, on la trouve portée bien
antérieurement par Aristophane dans "Les Nuées" :

"Il est chez eux - i.e chez les philosophes, Aristophane met tout le monde dans
le même sac, les sophistes et Socrate -, dit-on de doubles arguments (disoi
logoi), le plus fort, quel qu'il soit, ainsi que le plus faible. De ces deux
arguments, c'est toujours le plus faible qui l'emporte, en plaidant, pour
d'injustes motifs".

Donc définition des disoi logoi : double discours sur le juste, le bien, le
beau, le vrai, l'un dit : le juste et l'injuste c'est la même chose, et l'autre
dit : non, non, ils sont différents. Et puis c'est tout. Donc, doubles
arguments, et, d'après Aristophane, dans la technique des doubles arguments, on
voit apparaître ce supplément technique qui consiste à faire qu'un argument
apparemment le plus faible peut devenir le plus fort. Ca, c'est encore un truc
des sophistes, mais comme Aristophane parle de Socrate, ça veut dire que c'est
vrai pour Socrate.

Encore dans "Contre Protagoras", Protagoras accusé par Aristote, puis par
Aristophane, mais là, avec Socrate, et encore par un autre type qui s'appelle
Eudox, d'après un troisième type qui s'appelle Stéphane de Byzance, voilà ce que
dit Stéphane de Byzance :

"Protagoras, dont Eudox dit qu'il faisait des plus faibles arguments l'argument
le plus fort et qu'il enseignait à ses élèves à blâmer et à louer la même
chose".

Si on regarde l'Apologie de Socrate, trois occurrences, trois fois Socrate dit


que la vieille accusation qui traîne contre moi dans Athènes ce n'est pas
l'accusation de Meletos lorsqu'il me traîne devant le tribunal, mais c'est une
accusation qui traîne depuis longtemps, et l'accusation est que :

Premièrement : je sonde le ciel et creuse ce qui est sous la terre

Deuxièmement : je rends les arguments les plus faibles les plus forts

Troisièmement : je ne crois pas aux dieux.

`Le "je ne crois pas aux dieux" apparaît dans la troisième occurrence, les deux
premières apparaissent dans les trois. C'est repris trois fois par Socrate.
Socrate entre guillemets, Socrate tel qu'il est mis en scène par quelqu'un qui
s'appelle "Platon", quelqu'un qui est comme le Marcel du temps perdu.

Alors d'après le Socrate de ce Platon, l'accusation qui traîne dans Athènes est
celle-là; donc même chose que pour Protagoras, il est accusé dans mêmes
méthodes, du même méfait. Je laisse en suspens, parce que je suis ignare, le
problème de savoir si cette accusation, que Socrate met dans la bouche de
l'opinion publique athénienne, contre lui, est historiquement attestable ou si
c'est une fiction platonicienne.

Ce qui me frappe, c'est que, à trois reprises, est associée à cette accusation
de rendre le plus faible le plus fort, l'accusation de partir dans les nuages,
scruter le ciel et descendre sous terre, scruter le sol. Partir dans les nuages,
c'est un thème qui revient très souvent, non seulement dans Aristophane mais
aussi chez Platon. Par exemple, dans "Protagoras", 315c, le dialogue de Platon,
Hippias, l'un des sophistes qui sont là, et qui va constituer du reste le corps
des sophistes contre lequel Socrate va se battre, Hippias est décrit comme
Meteorologikon, c'est à dire comme quelqu'un qui est dans les nuages, dans les
astres, avec un sens assez fortement péjoratif. La Meteoromogia c'est la
spéculation sur les choses en l'air, elle est présente chez Platon tantôt comme
le ridicule type du sophiste et même du philosophe qui n'arrive pas à prendre
pied sur terre, donc quelque chose qui inhibe le travail politique, tantôt
Platon présente ça comme au contraire une espèce de parcours ou de détours
indispensables : pour arriver à bien réfléchir, on est obligé de passer par la
meteorologia ! C'est à dire qu'il faut se laisser aller, passer par les nuages,
il faut planer.

Ce qui me frappe c'est qu'au fond, là, on attache cette accusation à Socrate,
accusation qui est celle qu'Aristote adresse à Protagoras. On a quelque chose
comme l'indécidabilité du socratisme. En quoi finalement Socrate, même aux yeux
de Platon, le metteur en scène, en quoi le personnage de Socrate (celui de
Platon, je ne parle même pas du Socrate d'Aristophane, ni de celui de Xenophon),
est-il distinguable d'un sophiste ?

Si effectivement on peut lui reprocher la même techné qu'à Protagoras, en quoi


est-il distinguable ? Or ne croyez pas que ce soit simplement une accusation
qu'on peut porter après coup, c'est un doute qui existe même dans la mise en
scène platonicienne du socratisme.

Je vous lis un passage du "Phèdre", où Socrate et Phèdre sont en train


d'examiner les genres rhétoriques, ils sont en train, en fait, d'essayer de
définir en quoi le discours du philosophe n'est pas le discours du sophiste ni
du rhéteur, et donc ils passent en revue les procédés rhétoriques, et ils vont
essayer de définir une bonne rhétorique parce qu'il y a chez Platon une bonne
rhétorique; Platon lui-même est un rhéteur, sinon il n'aurait pas écrit ce qu'il
a écrit, qui est tout entier rhétorique, bien qu'il se présente comme autre
chose en même temps, c'est au moins d'abord rhétorique : le dialogue c'est un
genre. Quand on écrit, on sait ce que l'on fait.

Donc ils sont en train de regarder ça et Socrate dit ceci : il raconte la techné
d'un bonhomme qui s'appelle Tisias. Tisias est aussi un des fondateurs de la
rhétorique sicilienne, avec Corax, et il dit que voilà le type de discours que
l'on trouve chez Tisias, c'est présenté comme une citation :

"Si il arrive qu'un homme faible mais hardi, en ayant roué de coups un autre qui
est fort et lâche, et lui ayant enlevé son manteau ou quelque chose d'autre,
soit conduit au tribunal, il faut assurément qu'ils ne disent ni l'un ni l'autre
la vérité, mais que le lâche n'avoir pas été roué de coups par le hardi tout
seul, et que la riposte de ce dernier soit au contraire qu'ils étaient seul à
seul. Le grand argument auquel il devra recourir, lui le faible hardi, étant :
comment un homme comme moi aurait-il attaqué un homme comme lui ? De son côté,
l'autre ne confessera naturellement pas sa lâcheté à lui, mais a quelque autre
fausseté qu'il tente de recourir, vraisemblablement il fournira ainsi de quelque
manière une réplique à la partie adverse". En gros, sa défense sera : il y avait
toute une bande.

Qu'est-ce que c'est que ça ? C'est la première partie, et seulement la première


partie de ce que décrit Aristote quand on a à faire au vraisemblable absolu.
Vous vous souvenez sûrement que dans le texte de la Rhétorique, à la fin du
deuxième livre, où Aristote s'en prend à la techné de Corax, il est en train de
décrire les réfutations, il dit attention, on va se servir du vraisemblable,
quand on est dans cet ordre là, on est dans le vraisemblable; et quand quelqu'un
qui est faible est accusé d'avoir battu quelqu'un qui est fort, il a raison,
comme le faisait Corax, d'argumenter sur la base de : comment voulez-vous que
moi, qui suis faible, ait pu battre et attaquer celui qui est très fort. Ce
n'est pas vraisemblable. Ca, c'est la première partie, et à ce moment là,
Aristote dit que la vraisemblance est prise absolument comme absolu. Là où
Aristote n'est pas content c'est quand arrive cette espèce de supplément de
technique qui est propre à Corax, c'est à dire lorsque l'accusé est fort cette
fois-ci, plus fort que la victime, là les rôles sont inversés, et que à ce
moment là la techné de l'avocat va consister à dire : bien sûr que mon client
savait que sa force était une présomption contre lui, et c'est pourquoi il n'est
pas coupable. Il s'est abstenu de ce crime.

A ce moment là, Aristote dit que ça n'est pas bon, c'est un scandale, parce que
la vraisemblance n'est pas aplos, mais que la vraisemblance est prise sous
quelque rapport, une certaine vraisemblance qui n'est pas pure.

Ici donc, dans la description que Platon, à travers Socrate, fait de la techné
de Tisias, on a à faire à la pure vraisemblance.

L'ordre du Politique se passe exclusivement dans l'ordre du vraisemblable.


L'important est de savoir comment est-ce qu'on peut "s'y reconnaître". Par
exemple, est-ce que le fort va se reconnaître avec la techné de Corax, une fois
que Corax aura dit : mais, le type très fort, qui est très faible juridiquement,
précisément parce qu'il est très fort, Corax va plaider en disant que c'est
précisément parce qu'il est fort qu'il n'a rien fait, et que donc sa faiblesse
juridique va devenir une force. Imaginez deux secondes la tête du type ... Il y
a forcément dans la techné de Corax - c'est contre ça que proteste Aristote
quand il emploie ce terme énorme qui est Aplos, qui veut dire une espèce de
simplicité, presque d'en soi du vraisemblable. Qu'est-ce que ça peut être l'en-
soi du vraisemblable ? Vous voyez bien que le vraisemblable c'est toujours des
appréciations de forces. C'est pour ça qu'on est en plein dans ce qui nous
intéresse.

Longue intervention d'Éric.

J-F. L : Chez Nietzsche, il n'y a pas de critère d'appréciation des forces.


Nietzsche ne peut pas fonctionner comme un critère, en disant ça c'est bien, ça
n'est pas bien, ça c'est actif, ça c'est réactif. C'est des conneries.

Ce discours des vraisemblances dans lequel nous sommes plongés, voilà comment il
est décrit, voilà ce qui est reproché à ce discours par Platon :

"Concluons que ça n'est pas uniquement par rapport aux débats judiciaires, ni
par rapport à ceux de l'assemblée du peuple qu'il y a place pour l'art de la
controverse, mais que par rapport à tout usage de la parole, ce serait grâce à
un art unique que on sera à même - voilà la définition du vraisemblable chez
Platon (cf. Apologie de Socrate) -, de rendre n'importe quoi semblable à
n'importe quoi. Tout ce qui permet cette assimilation à l'égard de tout ce qui
la combat, a même aussi quant à d'autres faits ces assimilations et se cache de
le faire et d'amener celles-ci au grand jour.

Phèdre : A quoi rime un tel langage ?

En cherchant dans le sens que voici, nous verrons, je crois, dit Socrate,
l'illusion se produit-elle dans les choses qui diffèrent beaucoup plutôt que
dans celles qui diffèrent peu ? C'est au moins un fait certain, dit Socrate, que
en te déplaçant petit à petit, tu auras plus de chance que ton passage au sens
opposé soit inaperçu, que si tu te déplaçais d'un grand mouvement, de sorte que
celui qui veut faire illusion à un autre, mais qui ne veut pas lui-même être
dupe de cette illusion doit connaître à fond, d'une manière écrite, le
similitudes et les dissimilitudes des réalités.

Et maintenant, si on ignore les vérités de chaque chose, est-ce qu'on sera à


même, dans les autres choses, de discerner qu'elle soit grande ou petite, la
similitude de la chose qu'on ignore.

Phèdre dit : impossible.

Socrate : donc chez les gens dont les jugements ne sont pas d'accord avec la
réalité et qui sont dupes d'une illusion, manifestement, c'est un mal qui s'est
glissé en eux par l'action de certaines similitudes.

Est-il possible, quand on n'a pas appris à connaître l'essence de chaque


réalité, que l'on devienne habile dans l'art de réaliser petit à petit en autrui
un changement, utilisant les similitudes à détourner son esprit de ce qui est
chaque fois réel pour le faire passer à son contraire, et que néanmoins, soi-
même, on réussisse à éviter ce mal.

Un art oratoire, oeuvre de celui qui, ignorant de la vérité, n'aura été qu'à la
chasse des opinions, ce sera, semble-t-il, un art risible et dépourvu d'art".

Ca veut dire que si tous les discours sont plongés dans le vraisemblable, dans
l'eikos, entre deux vraisemblances proches, on pourra glisser. Autrement dit, il
y aura tout un art de la vraisemblance, de la rhétorique en fait, qui va être un
art du glissement. Par exemple, vous dites : "il y a beaucoup d'entreprises où
les gens ne sont pas contents", et puis vous enchaînez en disant : "le
prolétariat est hostile au régime". Il y a glissement du point de vue du
platonisme. On est en train de décrire des condensations.

C'est des glissements de ce qui est semblable à ce qui est très proche, et vous
voyez que ce qui est désigné ici, c'est un opérateur que nous connaissons, qu'on
avait repéré chez les sophistes, c'est l'opérateur de voisinage. Terme que je
reprends à la topologie.

Ils procédaient comme ça, par de tels glissements qui se donnent le droit de
procéder par des petits glissements de terme à terme, très proches, sans qu'on
puisse jamais dire à quel endroit on change.

Ce que le "Socrate" de "Platon" décrit comme technique du discours rhétorique,


c'est à dire de la vraisemblance, c'est l'opérateur de voisinage lui-même, celui
par lequel, par exemple, Antiphon prétendait résoudre le problème de la
quadrature du cercle, le voisinage d'une très petite corde et d'un très petit
arc. Il y a un moment où ça marche. C'est la même logique. Il s'agit d'une
logique du vraisemblable.

Mais alors, ce que le Socrate de Platon oppose à cela, il n'oppose pas un


discours de vérité, il dit qu'il peut y avoir une bonne rhétorique, ce sera
encore une rhétorique, mais elle ne sera bonne qu'à une condition, c'est que
celui qui fait ce petit travail de glissement, de condensation, de voisinage,
par exemple dans les sujets de ces énoncés, que celui-ci sache ce qu'il fait.
C'est à dire qu'il connaisse, lui, la différence entre "beaucoup de
travailleurs" et "le prolétariat", et qu'il le fasse sciemment. A ce moment, on
a une bonne rhétorique. Pourquoi est-ce une bonne rhétorique ? Parce que, à ce
moment là, le mensonge n'est pas dans l'âme du locuteur; au fond, à ce moment
là, le locuteur opère comme un vulgaire rhéteur, mais il n'est pas un vulgaire
rhéteur. Autrement dit, à ce moment là, il y a un mensonge, quelqu'un qui sait
une chose et qui ne la dit pas, il sait que beaucoup de travailleurs, ce n'est
pas le prolétariat. C'est celui qui sait et qui fait usage de cet art des
vraisemblances. Là, vous avez un éloge du mensonge politique par les maîtres
platoniciens qui savent bien quelle différence il y a entre ceci et cela, mais
qui vont faire, dans leur discours, comme si c'était la même chose.

"Cette vraisemblance, dit Socrate, en fin de compte, se trouve produite dans


l'esprit de la multitude en raison d'une similitude avec la vérité, et les
similitudes, celui qui est partout est plus habile à les définir, c'est celui
qui connaît la vérité".

Il y a là-dedans plusieurs choses impliquées : premièrement, l'opposition entre


la multitude et celui qui connaît la vérité - la multitude c'est le plethos,
c'est cette partie du demos, cette partie du corps des citoyens qui n'a pas la
gestion des affaires, le demos est en fait contrôlé par les grandes familles,
etc. - La multitude est victime des similitudes, et de l'autre côté, il y a
celui qui connaît la vérité et qui va faire usage des similitudes.

Il y a une relation entre la vraisemblance et la multitude. Le champ propre du


vraisemblable, pour Platon, c'est effectivement, le champ du plethos, c'est là
où les masses sont en jeu; ce qui est impliqué c'est que les "masses",
justement, ne sont pas foutues de discerner deux choses proches l'une de
l'autre, lorsqu'elles passent de l'une à l'autre, ou en tous cas, qu'elle se
laissent passer de l'une à l'autre par un discours qui justement va faire ce
petit déplacement. plus les deux termes sont proches et plus le déplacement
passera facilement.

Là, vous avez une position du problème politique qui, au fond, est absolument
classique.

... On va mettre comme sujet le héros de l'histoire qui, lui, sait discerner les
choses très voisines, et puis, en face, des gens qui n'ont pas de discernement,
qui sont victimes d'illusions. C'est par exemple, la description qui est faite
classiquement dans le marxisme : l'aberration propre aux classes dirigeantes, au
fait que précisément elles ne peuvent pas discerner certaines petites
différences qui, au contraire, sont sensibles à la base. A ce moment là, vous
avez une inversion. Vous vous dites que tout ce que le platonisme, et finalement
les philosophes qui soutenaient les tyrans, dit doit être pris à l'envers, ce
sont eux qui ne comprennent rien, qui, sans arrêt, font de tels glissements,
c'est à dire qu'ils sont victimes de leur position de parole, ils sont victimes
du semblant et que, au contraire, il y a des masses qui sont raffinées dans la
perception ...

Je dis que, même si on fait ce renversement, si le renversement se fait toujours


dans le champ de l'eikos, il se fait sur la même base que le platonisme, c'est à
dire que l'on suppose forcément qu'il y a quelque part quelqu'un qui sait,
quelqu'un qui sait faire la différence entre deux éléments très proches l'un de
l'autre : il y a donc un sujet qui est, sinon en possession de la vérité, au
moins plus proche de la vérité que les autres, ce sujet fera ou ne fera pas de
la rhétorique. Quand il s'appelle Lénine, il fait usage de la rhétorique. Le
discours de Lenine rentre parfaitement dans la description de ce que raconte
Socrate : Lénine sait très bien faire des choses différentes, mais il va faire
comme si ces petites différences n'existaient pas.

Il y a donc chez le Socrate de Platon l'acceptation d'un usage de la rhétorique


c'est à dire d'un discours qui se place dans le vraisemblable et qu'il va faire
l'usage de la fonction fondamentale, à ses yeux, du discours du vraisemblable,
et qui est précisément de mélanger, de confondre ce qui est distinct; c'est à
dire un terme et son terme proche. Par conséquent, on peut supposer qu'aux yeux
des athéniens qui écoutent Socrate, la différence n'est pas évidente entre la
technique oratoire de Socrate et celle d'un sophiste, ils sont plethos, puisque
après tout, pour celui qui ne sait pas où est la vérité, ces deux techniques
sont absolument semblables. La différence entre un Corax ou un Tisias d'un côté,
et d'un Socrate de l'autre, n'est perceptible finalement que par Socrate, c'est
une chose très importante parce que ça veut dire que le bon rhéteur, celui qui
travaille ces glissements de discours, n'est distinct du mauvais rhéteur, celui
qui ne les perçoit pas, qu'à ses propres yeux à lui, lui le bon rhéteur. Ce qui
veut dire que le bon rhéteur fait partie des rhéteurs et que la différence entre
un bon rhéteur et un mauvais rhéteur est une toute petite différence, totalement
imperceptible, en fait, sauf par celui qui croit qu'il est bon rhéteur, en fait,
par le philosophe. Mais pour l'autre (Protagoras), ou pour le plethos (le
public), supposez que, et c'est ce qui est supposé par le Socrate de Platon, que
cet autre nie que le plethos ne sache que Socrate sait où est la vérité, si ils
ne le savent pas, alors Socrate est un rhéteur; et à ce moment là, il devient
compréhensible à cause de cette fantastique concession faite par Platon -
étrange à première vue -, il devient tout à fait vraisemblable que l'on accuse
Socrate exactement des mêmes méfaits que Protagoras.

Qui a raison et qui a tort là-dedans ? Dans l'ordre du vrai, c'est évidemment
les accusateurs, mais dans l'ordre où tout le monde se trouve plongé, c'est à
dire dans l'ordre du vraisemblable, Socrate a tort : au niveau du discours du
vraisemblable, il ne peut pas faire la différence entre son propre discours et
celui d'un Protagoras.

Là, on a encore un opérateur que nous connaissons : celui de l'inclusion, c'est


à dire que le bon rhéteur, c'est à dire le philosophe qui fait les discours est
inclus dans la classe des rhéteurs, et au fond il le reconnaît, et il ne s'en
distingue que par une espèce d'intériorité, une espèce d'état d'âme qui
justement n'est pas communicable dans cet ordre là : c'est à dire que dans cet
ordre là, celui qui dit la vérité ou travaille pour la vérité, est quelqu'un qui
n'est pas discernable de celui qui travaille pour les effets de son discours.
Et, de fait, Socrate est quelqu'un qui vise certains effets de son discours, et
quels sont ces effets ? De modifier l'âme de l'auditeur. Et qu'est-ce que vise
Protagoras, et qu'est-ce que vise Gorgias ? De modifier l'âme.

Quand on est dans l'Eikos, si on admet de travailler dans le vraisemblable, si -


pour parler comme Platon -, on prend les gens là où ils sont, dans la Doxa, dans
l'opinion, dans ce qui semble, qu'est-ce qu'on vise ? Évidemment, on veut les
transformer. Évidemment aussi on veut les transformer dans la direction du vrai.
Très bien. Mais les modes de transformation, c'est à dire les Techné utilisées
pour faire ces transformations sont nécessairement du même ordre que les Techné
retenues pour d'autres fins réputées inavouables. Comme celle de Protagoras, par
exemple.

Il faut bien faire attention à cela parce que c'est quelque chose qui,
finalement, est à sa manière, accordée par Platon lui-même que, finalement, il
n'y a pas de différence, que, finalement, il n'est pas possible de discerner un
bon rhéteur (un rhéteur qui a des visées de philosophe), d'un autre rhéteur,
d'un mauvais rhéteur, c'est à dire de quelqu'un qui travaille sur la base des
confusions.

On pourrait faire une transposition de tout ça en termes pulsionnels, ce serait


probablement très intéressant : à première vue, vous voyez bien que le processus
décrit par Platon comme processus de continuité, qui va donner lieu -je ne l'ai
pas dit, mais vous savez que ça va donner lieu à l'essentiel de tous les
paradoxes, tous ces paradoxes qui reposent sur le continu, i.e. est-ce que avec
deux grains de sable, tu as un tas de sable, trois grains de sable, quatre, dix,
vingt-cinq, cinquante deux; tous les paradoxes sont des paradoxes du continu,
c'est à dire des paradoxes qui vont donner lieu à la mathématique de la
continuité -, mais si on se place dans l'ordre pulsionnel, il est bien évident
que ce que décrit le Socrate de Platon comme travail sur les similitudes, sur
les toutes petites dissemblances, que c'est écrasé par le discours du
rhétoricien. C'est exactement le même travail que décrit Freud comme travail du
rêve, c'est à dire que finalement le déplacement, le rêve, chaque fois qu'il va
rencontrer des éléments qui peuvent être un peu déplacés, il va les déplacer, et
de ce point de vue, l'ordre du semblant qui est celui de l'opinion, est
effectivement - je ne dis pas le même -, mais, en tous cas, procède de la même
manière que l'ordre de l'imaginaire, à cet égard, et que celui du rêve.

Seulement, si on continuait sur cette voie, on serait obligés de dire ceci, que
Freud ne dit pas, que l'ordre secondaire, celui justement de la pensée et donc
aussi des articulations, de la logique - mais tout cela aussi est une logique :
il y en a marre d'appeler logique simplement la logique de la *************, il
y a aussi une logique de l'opinion dont voilà par exemple un opérateur; pourquoi
est-ce qu'il est réputé mauvais ? Pourquoi est-ce qu'il est mauvais de négliger
les petites dissemblances ? Pourquoi dire que c'est une pensée confuse ?

Je crois qu'il est bon, au contraire, de raffiner les petites dissemblances ! En


tous cas, si on suivait cette ligne on serait obligés de dire : attention, la
pensée réputée consciente et organisée, la pensée qui pense, et bien elle aussi
travaille comme ça, elle est confuse, elle ne tient pas compte des petites
dissemblances. Voulez-vous me dire ce que c'est qu'une cause ?

Voulez-vous me dire ... Parce que finalement, si la pensée voulait être


distincte, et bien elle n'arriverait pas à penser. Si elle voulait être
distincte, elle serait obligée de s'en tenir aux singularités, et si on est dans
les singularités, alors il n'y a pas de concept et si il n'y a pas de concept,
il n'y a pas non plus de jugement, et ainsi de suite.

Donc à ce moment là, on cesse de penser, on nomme. En somme, c'est l'autre côté,
et nous le connaissons aussi : le discours du philosophe-maître, il est attendu
des deux côtés : il est attendu du côté du confus par tous les partisans de
l'eikos, i.e. par la tradition rhétorique qui dit que, bien entendu, on doit
travailler comme ça, c'est le cours même de la pensée, et puis de l'autre côté,
attention, il faut distinguer, il ne faut pas mélanger, l'autre piège, c'est
l'Antisthène : distinguons, on va tout distinguer; par exemple, vous dites :
Socrate est un homme, qu'est-ce que c'est l'homme, jamais vous dites : Socrate !
Donc, d'un côté, la confusion et de l'autre côté le Nom Propre qui, évidemment,
n'est pas propre. Il faut être bien fou pour croire qu'Antisthène était un
partisan du propre : dans la dénomination c'est le nom, ça marche, quand on dit
Socrate et que c'est Socrate, ça marche.

Vous voyez que ça va très loin. Je viens de dire : quand c'est Socrate, ça
marche. Qu'est-ce que c'est ? Quand on est dans la singularité, qu'est-ce que
c'est qu'une identité personnelle ? Là, de nouveau, ça va être les autres, les
rhéteurs qui vont dire que l'identité personnelle prête à une quantité de
confusions, vous allez tout mélanger sous un nom propre : les maux d'estomac, la
myopie, le courage au combat, l'aptitude à parler. Vous pouvez mettre tout ça
sous un nom et puis, hop, vous allez dire : ça, c'est Socrate.

Il faudrait, non pas nommer d'un nom propre, c'est faire beaucoup trop de
confiance justement dans l'apparence, il faudrait nommer d'autant de noms
propres qu'il y a de qualités. Mais qu'est-ce que c'est que qualité ? C'est très
dangereux "qualité", c'est très confus; "courage", c'est une qualité ? Jamais vu
dit toujours Antisthène. Mais j'ai vu Socrate à la bataille de Potidée,
courageux. On peut dire : Socrate, courageux !

Donc autant de Noms que d'événements.

Vous voyez que là, le discours du maître, forcément, est celui du propre et de
l'identité, qui veut comme le dit bonnement le Socrate de Platon, avec plein de
guillemets partout, qui veut bonnement l'essence de la chose.

Qu'est-ce que dit là-dessus le Socrate de Platon ? Il dit qu'on doit pouvoir
quand même arriver à distinguer les choses. Il dit qu'il y a deux procédés, ça
c'est la dialectique au sens platonicien, il parle dans les deux sens, il y a
deux mouvements de la dialectique :

"Deux procédés de ********* ne seraient pas sans profit. L'un est, en prenant
une vue d'ensemble de ce qui est disséminé dans une foule d'endroits (on grimpe,
quelque part il y a une verticalité quelconque, or vous savez bien que tous les
sophistes disent qu'il n'y a pas de verticalité, que tout est horizontal, il n'y
a que des surfaces), de le mener à une essence unique afin de manifester par une
définition de chacun l'objet sur lequel, en chaque cas, on voudra **********. On
amène tout ça à une essence et on définit, là on définit la réalité humaine qui
est commune à tous les objets dont a eu la *******, c'est donc une définition
réelle et pas du tout une définition nominale comme quand on dit j'appelle cerf,
etc., ça c'est une définition nominale, si vous voulez l'appeler arbre, vous
l'appelez arbre. Non, ça c'est une définition réelle, c'est à dire que dans mon
discours à moi, qui suis sur mon point de vue d'ensemble, dans mon discours à
moi, il va se produire un énoncé tel que cet énoncé dit ce qui se passe, ce
qu'est l'objet dont j'ai la vue d'ensemble. "C'est ce que nous fîmes tout à
l'heure pour l'amour, dit-il à Phèdre, et que notre définition de sa nature fut
bien ou mal énoncée, tout au moins la clarté et l'accord avec soi-même ont-ils
été par ce moyen rendus possibles pour celui ********". Autrement dit : je ne
sais si on a eu la bonne définition de l'amour, mais en tous cas, c'était clair.
Bizarre cette catégorie de "clair", de "lumineux", par rapport avec la vue
d'ensemble certainement. Si vous montez sur votre truc et qu'il fasse nuit ...
Alors donc, il faut qu'il fasse clair; et puis, aussi, il faut que vous soyez
d'accord avec vous-même, que vous ayez un vif sentiment de contentement ... ce
qui doit être un signe de remplissement de la réalité par l'énoncé.

L'autre procédé : "C'est d'être capable, dit Socrate, de fondre l'essence unique
en deux, selon les espèces, en suivant les articulations naturelles et en
tâchant de ne rompre aucune partie, comme ferait un cuisinier maladroit".

... quand on pose le problème des moyens, cela veut dire qu'on le pose dans une
perspective qui est celle de la fin et des moyens, encore une fois, c'est la
conception traditionnelle de l'histoire.

Ce que Nietzsche implique avec son inversion des valeurs, c'est exactement comme
Corax qui n'arrive pas au tribunal en amenant ses hommes de mains pour se donner
les moyens de vaincre. Il sait très bien que, si il fait ça, il y a plusieurs
conséquences, la première : il sera battu par ce que les hommes de mains
n'auront pas réussi, la deuxième qui ne vaut pas mieux sera qu'il risque de
prendre le pouvoir au tribunal, c'est à dire passer du côté du jury, c'est à
dire devenir l'état, ce qui veut dire que le client était en effet innocent, ce
qui n'avancera à rien puisque, précisément, la constitution même du tribunal
restera intacte. Ce que Nietzsche implique, c'est que son propre discours, qui
en ce sens, se présente absolument comme un discours de sophiste, paradoxal,
fait lui-même partie de ces forces, que lui-même, Nietzsche, ne peut pas
estimer, mesurer ces forces, la force de son discours en particulier, il ne sait
pas quelle est la valeur - même pas de vérité -, de son propre discours, mais en
tous cas, son discours n'existe qu'en tant que force, i.e. en tant que quelque
chose qui, si elle tombe juste et au bon moment, peut produire la rétorsion,
c'est à dire cette inversion du rapport qui fait que les plus faibles vont nous
convaincre.

Ce qu'on appelle "intellectuel" est généralement un discours qui attend son


efficacité de sa vérité. L'intellectuel est quelqu'un qui pense que la vérité
est une force, dont l'efficacité du discours est médiatisée par un certain type
de relation à la vérité, c'est à dire par une certaine mémoire, une certaine
remémoration, par une certaine anamnèse.

Il est évident que si Nietzsche pense à l'efficacité de son discours, et il y


pense, il publie ses livres, pourquoi ? Parce qu'il compte sur l'efficacité de
son discours. Quelle efficacité ? Pas la vérité. Je n'en vois pas d'autre que
celle qu'a un Corax méprisé par Aristote, ou celle qu'a un Gorgias méprisé par
Platon, espèrent de leurs propres discours. C'est à dire lancer dans cette
espèce de bouillie de forces, dont personne ne sait quelle elle est, dont bien
sûr, ici ou là, il y a des perspectives, il y a effectivement des points où on
peut s'installer, des points de vue, qui sont en même temps des points de
distribution d'énergie.
Nietzsche dit qu'il ne sait rien de la force de son discours, que le monde de la
volonté de puissance et de l'éternel retour est effectivement un monde de
forces, mais la façon dont les forces jouent les unes par rapport aux autres,
nous n'en savons rien, et d'une certaine façon, ça n'a aucune importance et ce
n'est pas intéressant parce que vouloir savoir, ça c'est précisément de nouveau
entretenir la vieille religion de la vérité. Toute l'efficacité du discours
intellectuel est une efficacité religieuse.

Ca veut dire que mon discours à moi, Nietzsche, est un discours dont la force
n'est pas estimable, que je ne peux pas estimer moi-même, dont il ne faut pas
estimer les effets, et que je lance à fond dans cette bagarre en disant : voilà
une perspective. Voilà une perspective, voilà ce que vous dites en face, et
bien, justement, moi je dis, par exemple, exactement le contraire qui, d'une
certaine façon, est la même chose, comme dans le nihilisme. Moi, Nietzsche, je
dis que la perspective c'est la santé, le véritable athéisme, et d'une certaine
façon, c'est le même chose que ce que vous dites, vous, les décadents, avec
votre sacré nihilisme sous la forme, soit d'une religion déchue, soit
***************. D'une certaine façon donc, je dis la même chose, mais je vais
jusqu'au bout et c'est ça ma perspective : aller jusqu'au bout.

Dans ce cas, ce discours ne se présente pas comme un discours de vérité et il


n'attend absolument pas son efficacité du fait qu'il est médiatisé par le vrai
et qu'il va réveiller, chez ceux qui l'entendent, le souvenir de ce que c'est
que la vérité ... Ce discours ne peut pas s'appuyer sur la médiation d'une
anamnèse quelconque. Il n'y a à se souvenir de rien du tout. Oublier les
anciennes distributions, les anciennes perspectives. Par conséquent, c'est un
discours qui attend sa force de l'état des choses, qui attend; si ça tombe bien,
la rétorsion se produira. Comment saura-t-on si ça tombe bien ? Si la rétorsion
se produit. C'est tout ce qu'on peut dire. Il y aura des effets, il n'y a pas de
causes. Qui dit cause dit anamnèse en direction du vrai. Mais il y a des effets.

Autrement dit, ce discours se pense comme une force, une force toute petite,
même si ce malheureux crétin de Nietzsche est tout seul dans ses auberges de
l'Angadine, dont la grandeur de la force de rétorsion n'a rien à voir. Les
problèmes de mesures de forces sont des problèmes qui appartiennent à l'espace
de la mécanique classique. Ici, on est dans la topologie et dans une dynamique
paradoxale, où il y a des rétorsions et où, par conséquent, il est tout à fait
possible que cette minuscule petite force, ridicule au milieu du Kapital et des
luttes nationales, produise une rétorsion.

Le Kairos est le fait qu'il y a une inversion de perspective qui se produit.

Question : inaudible.

J-F. L : La question est : est-ce que cette inversion, on ne peut pas la


comprendre comme dialectique, est-ce qu'elle n'est pas le modèle de la
dialectique. On pourra toujours dire ça. Une lecture dialectique de tous ces
événements est toujours possible, mais après coup. Il faut se le répéter 150
fois, pour soi-même, pour échapper au romantisme : il n'est pas question une
seconde de dire que cet espace est un autre espace que l'espace dans lequel la
géométrie euclidienne, la mécanique, l'astronomie et la logique aristotélicienne
se trouvent placées. C'est le même espace. C'est un espace et une logique qu'il
nous faut, mais ce n'est pas ailleurs, ils sont toujours dissimulés dans celui-
là.

Ce que nous disons, c'est que les effets qui nous intéressent, et qui, après
coup, peuvent être thématisés comme des effets dialectiques ou comme des choses
significatives dans des systèmes structuro-sémiotiques, etc., ce sont des effets
qui, en réalité, n'ont jamais été prévus. L'oiseau de la sagesse vient trop
tard. Qu'est-ce que c'est que ce trop tard ? Quelle est l'horloge, à quelle
horloge l'oiseau de Minerve prend-il son vol trop tard ? Ca veut dire qu'il y a
une horloge. Bien sûr, il y a une horloge chez Hegel et dans toute dialectique
il y a une horloge. Le temps est compté, il est comptable.

Vous voyez comme tout cela est lié, comme dirait Nietzsche, à une atmosphère de
culpabilité, de finitude, de "nous ne savons pas tout", et c'est parce que nous
ne savons pas tout que nous ne pouvons pas aller du même pas que la dialectique
et que nous arrivons toujours en retard pour expliquer après, en après coup.
C'est précisément ces valeurs de finitude, de culpabilité, de retard avec
lesquelles on doit rompre. Si on propose une autre perspective par rapport à
celle-là, il est bien évident que il faut abandonner l'idée du retard et donc
l'idée d'une horloge.

Nous savons bien que tout cet espace, toute cette logique, tout ce temps
sophistique ou paradoxal, elle est toujours prise dans l'autre, dans la pensée
du système, dans la pensée des rapports de forces, dans la mécanique et dans la
logique des contradictions. Une telle lecture est toujours possible, une telle
éthique est toujours possible. Nous sommes exactement dans la même position que
Nietzsche, nous sommes des décadents en tant que nous sommes des
structuralistes, des analystes, sémioticiens. Nous sommes des décadents et c'est
au fond de cette décadence, de ce nihilisme complet, que nous avons en pleine
santé l'énergie de la nouvelle perspective.

Le discours de la vérité, d'une certaine façon, et c'est bien ce que les


philosophes ont soutenu, a commencé par Platon, ce discours n'appartient pas au
monde où il a été émis; ce discours, en tant que revendication d'une anamnèse
qui doit amener les gens à se remémorer, ce discours appartient à ce monde
oublié et perdu, et son efficacité consiste nécessairement et toujours - c'est
pourquoi elle fera bon ménage avec le christianisme -, à faire sortir *****,
i.e. ranimer ce qui est perdu et faire se perdre ce qui est présent. Ici, au
contraire, on a un discours qui fait partie de cette totalité absolument non
dénombrable de forces qui constituent le monde de la volonté de puissance et de
l'éternel retour, il est donc immanent à cet ensemble, il est donc une partie de
cet ensemble. Ce discours qui fait partie de cet ensemble a néanmoins cet
ensemble comme référence - Nietzsche parle du monde de l'éternel retour, de la
somme des forces en jeu -. On a donc une position très étrange : une proposition
du genre le surhumain, qui porte sur l'ensemble de la distribution des forces et
qui, néanmoins, fait partie de ces forces. Représentez-vous cet ensemble des
forces comme un ensemble de propositions - vous avez le droit de faire ça -,
vous avez donc un ensemble de propositions qui est l'ensemble des forces, et
vous avez parmi cet ensemble des forces, la proposition ou la force "le
surhumain", et vous êtes en train de dire (et voilà l'efficacité escomptée par
Nietzsche), ne serait-ce qu'une chose : il se peut que un discours qui a la
totalité pour référence, fait partie de cette totalité, et qu'il n'appartient
absolument pas à un autre ordre que cette totalité, ce que disent Platon,
Aristote, mais aussi Russel.

Si vous avez tout un discours dont la référence est la totalité des discours
possibles, ce discours ne fait pas partie de cette totalité parce que si il en
faisait partie, cela voudrait dire que la classe d'une des classes fait elle-
même partie de ces classes, c'est à dire que la classe des classes ferait partie
des classes dont elle est la classe. Ca, c'est ce que dit Russel. Ce qui sous-
tend le discours de Nietzsche, en tant que force qui intervient dans un ensemble
de forces, c'est précisément ce paradoxe logique qui est que quand il parle de
la totalité, il n'en parle pas d'un point qui serait un méta-langage, c'est à
dire une proposition qui n'appartiendrait pas aux propositions ou aux forces qui
lui servent de référent, donc elle est aussi, d'une certaine manière, sa propre
référence, dans le même ordre. Il n'y a pas deux ordres. Il n'y a pas de méta-
linguistique, i.e. métaphysique.

Peut-être que c'est là le secret le plus caché du paradoxe nietzschéen. En ce


qui concerne la portée de son discours, il est en violation complète avec la
catégorie de l'efficacité habituelle, qui est par exemple celle de la fin et des
moyens car quand on dit fin et moyens, ça veut dire : je dis la vérité de la
fin, c'est à dire la vérité de ce qui ne paraît pas dans ce monde, et c'est
parce que j'ai dit vérité de la fin que je vais pouvoir organiser les moyens
dans ce monde pour que la fin y apparaisse, et que ce monde, lui, disparaisse,
lui qui ne connaît pas ses fins. Ca implique forcément que celui qui parle est
dans un autre monde où les fins sont perçues, intuitionnables, combinables, peu
importe le procédé, qu'il soit du type de l'intuition eidétique, qu'il soit au
contraire du type de l'intuition mystique, ou au contraire de l'organisation
métalinguistique de la logique formelle, de toutes façons, ça implique que celui
qui parle est par delà le présent, c'est à dire qu'il installe son discours dans
un autre monde. C'est seulement à ce moment là que la catégorie "moyens" peut
apparaître.

Il est évident que chez Nietzsche, il n'y a pas de moyens. Les intellectuels
sont des gens qui pensent les moyens, c'est Lénine, parce que c'est des gens qui
installent leur propre discours dans un ordre qui est celui des fins, et que
c'est seulement par rapport à cet ordre que la pensée des moyens peut se
construire. Mais chez Nietzsche, pas de moyens, le moyen du discours de
Nietzsche c'est le discours de Nietzsche, exactement pareil que pour les
sophistes : il y a bien sûr un art, une techné, un art de persuader les forces,
c'est à dire de les déplacer, et cet art c'est le discours lui-même et il faudra
qu'il soit efficace.

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