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Le discours amoureux de
Roland Barthes
Léon Bloy inédit
John Dos Passos
Correspondance
Alechinsky
de A à Y
Le centenaire de
Oscar Niemeyer
Migrants ici et là
le cas du Honduras
960. Du 1er au 15 Janvier 2008/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
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SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 960
Pour tout changement d’adresse : envoyer 1 timbre à 0,54 t avec la dernière bande reçue.
P. 23 Gama, Fayard Prix du numéro au Canada : $ 7,75.
P. 25 G. Braunstein
P. 26 D. R. Pour l’étranger : envoyer 3 coupons-réponses internationaux.
Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal : CCP Paris 15-551-53. P Paris.
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Éditions Maurice Nadeau. Service manuscrits : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.
Catalogue via le Site Internet : www.quinzaine-litteraire.net
Conception graphique : Hilka Le Carvennec. Maquette PAO : Philippe Barrot; e-mail : philippe.barrot@wanadoo.fr
Publié avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France
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EN PREMIER
Parlez-mo
La publication des cours de Roland Barthes se poursuit, à rebours
de la chronologie puisque après les cours au Collège de France, dispensés
de 1976 à 1980 et tous édités ces dernières années (1), ce sont les sémi-
naires prononcés à l’École Pratique des Hautes Études, où Roland
Barthes a enseigné de 1962 à 1976, qui font l’objet d’un patient déchiffre-
ment et d’une minutieuse transcription – d’autant plus délicate à réaliser
qu’on ne dispose pas, pour ces cours-là, d’enregistrement oral.
TIPHAINE SAMOYAULT
ROLAND BARTHES l’École Pratique des Hautes Études sur le manuscrites conservées dans les archives de
LE DISCOURS AMOUREUX. Discours amoureux ? Le fait qu’un livre soit l’Imec (Institut pour la mémoire de l’édition
SÉMINAIRE DE L’ÉCOLE PRATIQUE DES issu du séminaire a-t-il déterminé des choix contemporaine). Ces notes ne diffèrent pas
HAUTES ÉTUDES. 1974-1976 d’édition ? d’un lieu d’enseignement à l’autre : même
suivi de FRAGMENTS DE DISCOURS lisibilité graphique et intellectuelle, même
AMOUREUX : INÉDITS Claude Coste : En fait, Barthes a tenu deux semi-rédaction.... De toutes façons, il n’était
avant-propos d’Éric Marty, séminaires : le « petit séminaire », destiné à pas question de rédiger à la place de Barthes,
présentation et édition de Claude Coste de créer un nouveau texte, fictif. Le travail
coll. « Traces écrites » d’établissement s’est donné pour but essen-
Seuil éd., 745 p., 29 euros tiel de faciliter la tâche du lecteur par un
travail de ponctuation et de retouches (rédac-
tion des titres : RTP devient A la recherche du
temps perdu, ajout d’un mot, par exemple :
« Faut » devient « Il faut »).
e dernier enseignement proposé par
L Barthes dans cette institution, sise à cette
époque rue de Tournon, dans le sixième
Q. L. : Face à quels types d’inédits vous
êtes-vous trouvé ?
arrondissement de Paris, porte sur le
discours amoureux : « L’amour est-il autre C. C. : Aux notes de cours manuscrites, il
chose que son discours ? », demande-t-il lors faut ajouter des fiches préparatoires, le cahier
de la première séance du séminaire. « Notre de texte tenu par Barthes qui permet de sui-
visée ? ajoute-t-il. Non pas décrire une vre le contenu de chaque séance, une corres-
généralité, une abstraction (le discours pondance autour de la publication du livre,
amoureux), mais un espace, un champ de
circulation du langage, un tracé une élabora-
tion du langage (vivante, voire brûlante), une
énonciation, c’est-à-dire une topologie
mouvante des places du sujet qui parle selon Entièrement composé
le désir et l’Imaginaire. » C’est ce travail
mené deux années durant devant et avec des
d’inédits
étudiants qui donnera lieu à la publication du
best-seller de l’auteur en 1977 : Fragments
d’un discours amoureux. une sorte de journal amoureux... Tout cela
La publication de ce cours est donc constitue le corpus du séminaire. Seules les
doublement passionnante : d’abord parce notes de cours sont publiées ; les fiches sont
qu’elle donne à lire le cheminement d’une données en note quand elles éclairent le texte.
pensée dans ses traces orales, dans sa tempo- J’ai utilisé les documents privés (journal,
ralité lente ; ensuite parce qu’elle montre une correspondance...), mais il ne pouvait être
genèse particulière : celle qui conduit de question de les publier... A cet ensemble,
l’enseignement au livre par une série s’ajoutent les vingt figures et la postface
d’opérations qui font passer d’un lieu inédites de Fragments d’un discours
commun à un lieu propre. ROLAND BARTHES amoureux, supprimées à mi-parcours...
Passant de 100 à 80 figures, Barthes en a
ses étudiants en thèse, dont il ne reste aucune retranché vingt dont il a pourtant laissé une
trace écrite, et le « grand séminaire » qui version rédigée, tapée à la machine, que nous
Entretien avec Claude Coste portait sur le Discours amoureux. Si les cours avons reproduite telle quelle... On peut donc
au Collège de France ont été enregistrés, ce considérer que le volume est entièrement
n’est pas le cas pour le séminaire de l’École composé d’inédits.
La Quinzaine littéraire : Vous aviez déjà Pratique (même si des versions pirates exis-
édité le premier cours de Barthes au Collège tent certainement, mais elles ne sont pas Q. L. : Comment caractériseriez-vous
de France, Comment vivre ensemble ? : le encore parvenues jusqu’à moi !) Nous ne l’enseignement de Roland Barthes à cette
travail a-t-il été différent pour ce cours de pouvions donc nous appuyer que sur les notes époque ? Est-il différent de celui dispensé au
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EN PREMIER
i d’amour
Collège de France ? Comment s’élabore le
contenu du cours ?
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ROMANS, RÉCITS
Le terrible palimpseste
« L’Habitation Gaschette était une sucrerie esclavagiste. Elle est
située en hauteur, dominant la commune du Robert et sa baie magnifique.
Des bâtiments, il ne reste qu’un squelette d’enceinte, des chicots de murs,
des moellons levant de terre comme des crânes enterrés dans le fleuri des
arbustes et des arbres. La Sainte Famille a construit ses locaux au cœur
de l’âme ancienne. (...) Dans la beauté du lieu, sous l’éclat de la pluie, je
perçois le terrible palimpseste. »
PATRICK SULTAN
PATRICK CHAMOISEAU dre la descente vers la houle des champs de Saint-Méry, l’éducation, enfin sur tout...
cannes. Qui sait chanter l’Afrique chante un alourdissent et empêtrent un récit qui se
Gallimard éd., 330 p., 17,90 euros
UN DIMANCHE AU CACHOT
chanté d’Afrique, qui ne sait pas chanter suffisait à n’être que narration. Ainsi, après
braille ce que lui dit son cœur. De toute une description saisissante et assez réussie
manière, il faut donner de la voix. C’est obli- des sensations corporelles de grouillements
gé. Et puis, tomber dans la chaleur des tâches éprouvées par l’esclave dans son isolement
u théâtre de violente exploitation, de
A travail forcé et de souffrances endurées
succède, ou plutôt se superpose, un foyer
où rien n’est à comprendre sinon à s’efforcer
sans fin et haïr la fatigue. » L’horreur réglée
de ce monde de la « Bitation » qui n’en finit
fétide, le narrateur ne peut s’empêcher de
disserter doctement et de commenter les
pensées qu’il prête à son personnage : « Qui
d’hébergement où des adolescents en rupture pas de hanter et d’obséder la conscience pourrait croire une chose pareille ?
de ban trouvent, sinon le réconfort, du moins antillaise est évoqué avec force détails : le Soljénitsyne, Primo Levi s’effaraient d’une
un bon accueil dominical ; après l’âge de la rythme harassant des corvées, les tortures même sorte au fond de leur enfer. Bien des
Plantation et de l’esclavage vient celui de morales et physiques, les menaces, les humi- esclaves des Amériques durent connaître ce
l’assistance sociale, des blessures à panser... liations et les coups, la faim tenace, la terreur, vertige : Qui pourrait croire cela ? » La
Le « terrible palimpseste » (à la fois histo- la révolte et la feinte soumission forment la glose, loin d’approfondir ou de prolonger la
rique et spatial) que forme ce lieu équivoque matière de ce récit – cauchemar que le narra- sensation, affaiblit et noie le propos.
donne à Patrick Chamoiseau l’idée séminale teur conte à une enfant égarée dans les ténè- Comme le soulignent, tout au long de son
et aussi la structure du double récit qui cons- bres. roman, les références appuyées et envahis-
titue Un Dimanche au cachot. Ce roman Des figures inquiétantes peuplent un santes qu’il fait à Édouard Glissant, Patrick
développe ou, si l’on veut, enveloppe, deux univers magique et traversé par d’étranges Chamoiseau est bien conscient qu’il n’est pas
histoires. La première, au présent, est celle visions : « bêtes-longues », sorcières africai- le premier écrivain à tenter de décrire, pour
d’une jeune fille mutique qui refuse de sortir nes, molosses traqueurs de Nègres marrons et ainsi dire de l’intérieur, les cercles infernaux
de ce qui semble être le vestige d’un ancien Maîtres-békés en délire surgissent dans les de la Plantation ; cette plongée dans
cachot. Échappant à la surveillance de ses fumigations du « datou », drogue dispensatri- l’indicible constitue sans doute un passage
éducateurs, elle s’est terrée en ce lieu sombre ce d’oubli. obligé pour un artiste soucieux d’exprimer
et l’on confie au narrateur la mission difficile l’identité antillaise mais en même temps un
de l’extraire en douceur de la nuit où elle se défi difficile à relever. Il faut éviter à la fois
réfugie. La seconde, au passé, inspirée au la plate reconstitution réaliste et le mélodra-
narrateur par la situation délicate où il se trou- me complaisant, l’apitoiement sans lucidité
ve impliqué à son corps défendant, est la et le froid constat historisant, le détachement
reconstitution fantasmatique des pensées, des cynique ou l’empathie incandescente. Seules
sensations, des souffrances endurées par une quelques œuvres abouties comme le
esclave jetée dans ce cachot pour avoir profé- Quatrième Siècle par exemple, ou la Case du
ré menaces et imprécations à l’encontre du Commandeur, étaient parvenues à dessiner
Maître. Les deux histoires, comme il était les contours de ce royaume de mort indéfinie.
prévisible, se mêlent, se font écho, et se rejoi- Peut-être est-ce le poids de cet héritage
gnent : la jeune prostrée consent finalement à littéraire qui empêche l’auteur d’Un diman-
sortir de son isolement et la suppliciée triom- che au cachot de trouver sa manière propre,
phe de la cruauté qu’elle subit. Merveille de la de cheminer en sa simplicité. En tout cas, ce
thérapie romanesque ! On aimerait y croire. n’est pas en multipliant les maniérismes de
Patrick Chamoiseau a choisi, dans ce style (1) et en pontifiant que l’on masque le
roman, de traiter un sujet douloureux et diffi- simplisme et l’indigence de la construction
cile : représenter la vie servile dans narrative.
l’Habitation en épousant le point de vue de Le narrateur note, plein d’admiration et de
l’esclave. Il s’était déjà confronté à cette révérence pour les grands ancêtres qui l’ont
sombre évocation dans L’esclave vieil homme précédé : « Impossible de trouver normal que
et le molosse (1997) dont Un Dimanche au de tels endroits aient pu donner naissance à
cachot, constitue, à bien des égards, une des œuvres comme celles de Césaire, de
reprise et un prolongement. La connaissance Glissant, de Perse, de Fanon, de Faulkner... Il
intime qu’il a des données historiques et faudrait en faire un roman ». Le lecteur devra
anthropologiques des conditions de cette attendre encore le roman puissant et tendu
existence jointe à un intense travail imagina- PATRICK CHAMOISEAU qu’aurait pu inspirer cette Habitation
tif lui permet d’appréhender de façon parfois Gaschette, ce « terrible palimpseste ».
saisissante cette vie de mort différée, cette
survie permanente. Tous les éléments sont réunis pour aboutir 1. « À l’orée du dimanche » pour « le dimanche
« Après la corne : sifflet des comman- à une œuvre dense et tragique. Or, de trop matin » ; « je m’affecte à l’Écrire » pour « j’écris » ;
deurs. Sortir des cases, rejoindre son atelier, nombreuses et fort plates digressions méta- « une pluie fifine » pour « une fine pluie » ; « les
s’aligner au-devant de l’économe qui va narratives sur... la littérature, le roman, esclaves encachotés » pour « jetés au cachot » ;
compter et recompter encore (...) Après, pren- l’écriture, la vie, la mort, Freud, Moreau de « innumérable » pour « innombrable »...
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ROMANS, RÉCITS
ÉRIC PHALIPPOU
HANIF KUREISHI Bravo ! pourrait-on s’exclamer. Il en est
LE MOT ET LA BOMBE donc fini du catalogage ethnique avec la
The Word and the Bomb mention « écrivain du Commonwealth »
trad. de l’anglais par G. Koff-d’Amico, sonnant aussi citoyen de seconde zone que le
M. Nasalik et J. Rosenthal sont nos auteurs francophones ? Ne nous
Christian Bourgois éd., 160 p., 6 euros réjouissons pas trop vite. Mohsin Hamid qui
vit une grande partie de l’année au Pakistan se
SUHAYL SAADI voit porté cette mention : « traduit de
PSYCHORAAG l’anglais ». Il en va de même pour Hanif
Psychoraag Kureishi bien qu’il se targue de « se colleter »,
trad. de l’anglais (Écosse) par S. Baudry contrairement aux romanciers de Grande-
et J.-C. Perquin
Métailié éd., 430 p., 24 euros
Bretagne « mais dans la lignée » de V. S.
Naipaul et de Salman Rushdie, à « la race,
MOHSIN HAMID l’immigration, l’identité, l’islam ». Alors
pourquoi ce non-dit ? Pourquoi cette non-
L’INTÉGRISTE MALGRÉ LUI mention du label d’origine dont les éditeurs
The Reluctant Fundamentalist ne se privent pas quand leurs auteurs sont nés
trad. de l’anglais par B. Cohen
Denoël éd., 202 p., 17 euros
en Inde (1). Ces deux traitements différenciés
entre auteurs pakistanais (tus comme tels) et
auteurs indiens (ethnicisés à outrance)
montrent bien que, dans les littératures post-
coloniales, il y a celles que l’on considère (le
près un tel chapeau, tout critique paraîtrait roman indien de langue anglaise) et celles que
A indécent de rappeler le pays d’origine de Hanif
Kureishi, Suhayl Saadi et Mohsin Hamid. C’est le
l’on déconsidère au point de les noyer dans la
masse. Or, le point commun aux quelques
Pakistan. Hanif Kureishi a beau condamner les « romans pakistanais de langue anglaise – osons HANIF KUREISHI
étiquettes », lui-même relève qu’« une curieuse le mot ! – ici présentés, c’est un même senti-
forme d’apartheid littéraire s’est développée » pour ment de déconsidération qui confère à ces
« exclure certains auteurs » et « les reléguer à la récits comme une teinte de manifestes contre La BBC a produit en 1997 un téléfilm sur
périphérie sous l’étiquette condescendante la condition de « Pakis ». ce sujet dont le synopsis était signé Hanif
d’écrivains du Commonwealth ». Aussi, dire « Pakis », tel est « le terme argotique un Kureishi. On le retrouve dans Le mot et la
que ces auteurs viennent du Pakistan, c’est peu méprisant utilisé par les Anglais pour bombe, éclairé par des articles que l’auteur a
nommer un chat un chat et en finir avec les désigner les Pakistanais », nous prévient donnés ces trois dernières années à The
formules du politiquement correct qui Hanif Kureishi. S’il n’y avait que les Guardian. Prise de parole publique ou narra-
masquent le plus grand racisme. Pakistan est un Anglais ! À lire L’intégriste malgré lui de tion fictionnelle, Kureishi dresse le portrait
mot que le marketing, et même le bon goût, Mohsin Hamid, dont une grande partie se réel des petites gens – les « Pakis » – pour
réprouvent. passe à New York, un petit vendeur d’en-cas plaider contre les représentations qu’on s’en
Écrivain né sur les îles britanniques comme est à l’enseigne de chez « Pak-Pendjab ». Il a fait. Ce film, Mon fils le fanatique, propose le
Hanif Kureishi, Suhayl Saadi sait de quoi il intégré comme sien le nom dévalorisant, ce récit d’un Pakistanais venu du Pendjab faire
parle quand il dit que : « pour l’immense qui donne encore plus de poids aux menus le taxi de nuit à Londres dans les années soi-
majorité des habitants de ces îles aux formes services qu’il rend et touche le narrateur de xante-dix. Ses rares moments de détente : se
étriquées, le mot P-A-K-I-S-T-A-N évoquait cette histoire. Vingt ans en l’an 2000, tout réunir entre deux courses avec les autres
trois choses seulement » ou, plus exactement frais émoulu de Princeton, repéré par les plus chauffeurs (généralement de même origine)
une série de clichés : « sale, opprimé, malodor- gros bonnets du monde des affaires qui l’ont pour rire ou regarder un Stalone dans une
ant, fourbe et insondable ». Ces préjugés lais- introduit dans le cercle des happy fews, notre gargote communautaire. Son idéal dans la
sent pantois si, d’aventure, on les compare à narrateur était en bonne voie pour oublier que vie : voir son fils auquel il donne la meilleure
l’opinion favorable dont jouit auprès des trois ans auparavant il vivait encore dans son éducation possible s’élever socialement et
mêmes la sœur ennemie du Pakistan : « cette Lahore natal. Heureusement, il y a « Pak- concrétiser « son rêve de réussite en
bonne grosse Mata Bharat post-impérialiste, Pendjab » qui, lui offrant un panier-repas Angleterre ». Mais le fils ne voit en son père
née Mlle Inde, qui avait mystérieusement, et pour le féliciter d’intégrer une grande entre- qu’une brute se vautrant dans la grosse
peut-être aussi cosmiquement, héritée de tout prise, puis lui refusant sa carte de crédit le blague, les putes et l’alcool. Au nom d’un
ce qui était admirable, pour ne pas dire envi- jour où ce businessman y invite un collègue à soi-disant retour aux origines (alors qu’il
able, dans la culture orientale ». Je ne sais si lui, lui rappielle au milieu des rires des n’est jamais allé au Pakistan de sa vie et n’a
en écrivant une telle phrase, Suhayl Saadi eut « chauffeurs de taxis s’exprimant en ourdou » fait que le reconstruire en prenant le contre-
l’intuition ou non du traitement que l’édition que ses origines sont loin d’être méprisables. pied des représentations anglaises), il rejette
française allait réserver à son Psychoraag : Peut-être n’a-t-on pas assez parlé de la
« traduit de l’anglais (Écosse) ». noblesse des chauffeurs de taxi ? SUITE
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ROMANS, RÉCITS SUITE KUREISHI/PHALIPPOU
tout de son père, dogmatique. « – Dis-moi l’économie de la question intime qui taraude ce qui d’ailleurs la rendait d’autant plus
quand j’ai eu le temps d’être méchant ? », lui ce récit : qu’est-ce que la relation physique précieuse ».
demande le pauvre chauffeur de taxi avant de avec un partenaire d’une autre couleur ? Cette blancheur devient chez certains une
sombrer pour de bon dans l’alcool. Cette même question hante le Psychoraag vue d’esprit, un dieu désincarné, d’où le
La morale de cette histoire se trouve dans de Suhayl Saadi (sélectionné, lui, pour le prix fanatisme à être de plus en plus « Paki »
le texte de Kureishi qui donne son titre à ce du James Tait Black Memorial en 2004). (pureté, en ourdou). Hanif Kureishi, « né à
recueil : « Les puritains arrivent à défier leur L’auteur, longtemps disc-jockey dans sa ville Londres d’une mère britannique et d’un père
père en se pliant à la loi du Père ultime, et natale de Glasgow, compta au nombre des pakistanais » comme il se plaît à le rappeler,
demeurent ainsi des enfants sages et premiers à mêler l’influence des raga à la confesse être passé par la même épreuve :
vertueux ». Dans le cas des deux dernières musique celtique. Son roman se présente « Dès le début, je tentai de nier mon ascen-
générations de « Pakis » vivant en Occident comme un long monologue (le même dance pakistanaise ; j’en avais honte et
– à s’y mêler puis se démêler –, cette mé- procédé que Hamid) tenu tantôt devant le voulais me défaire de ce que je considérais
fiance du père s’accompagne d’une micro, tantôt en voix off, par le DJ d’une comme une malédiction ; j’aspirais à être
recherche de la femme blanche débouchant, radio communautaire « pakie » le jour de sa comme tout le monde. Aussi l’article qu’un
si échec, sur le culte d’un dieu plus blanc que dernière émission. Roman-constat où le DJ, journal consacra à un jeune Noir qui, ayant
blanc. Cette quête constitue toute l’histoire de Zaf, avoue avoir été bénévole pour tenir remarqué que la peau brûlée devenait
L’intégriste malgré lui de Mohsin Hamid, l’antenne de nuit pour fuir la femme dont il blanche, avait sauté dans un bain d’eau
nominé en 2007 pour le Booker Prize. Le partageait jusqu’alors la vie, Babs, une bouillante, suscita-t-il mon intérêt ». Lui
héros « paki », une fois diplômé de Princeton, Irlandaise du Galloway. Plus blanche qu’elle, aussi aurait donc pu devenir un fondamenta-
trouve un mentor, Jim, paternel avec lui il n’y a que ses nuits blanches passées à liste, il n’en jette la pierre à personne, d’où
jusqu’à le « prendre sous son aile » et s’introspecter : « L’ambition de tous les bons l’intérêt de son œuvre. De ces trois œuvres
l’intégrer dans la meute des futurs « requins Pakistanais, en fin de compte, c’était d’avoir d’ailleurs.
». Le divorce avec ce père de substitution ira la peau aussi claire que possible. Se marier
crescendo à mesure que notre « Paki » inten- avec une blanche, avoir des enfants blancs,
sifiera sa relation avec Erica, femme si s’efforcer sans relâche de perdre la pigmen- 1. Quelques exemples pour me bien faire
blanche, si diaphane, si pure, qu’en retour tation de sa peau. Ce n’était pas tant qu’il entendre : Shashi Tharoor a beau avoir quitté
elle lui révélera sa « pakistanité qui demeu- avait voulu devenir un véritable Écossais ou l’Inde à 20 ans, écrit toute son œuvre romanesque
aux États-Unis, ses livres portent néanmoins la
rait invisible » jusque-là. Dans ce personnage un vrai Anglais, quel que soit le sens de ces mention : « traduit de l’anglais (Inde) ». Il en va
d’Erica, la critique Sarah Kerr a vu une expressions, mais plutôt qu’il s’était fixé de même pour Kiran Desai, Sudhir Kakar, etc.
« allégorie » de « l’Amérique pour objectif la blancheur avec tout ce que 2. « In the Terror House of Mirrors », The New
d’aujourd’hui » (2) et réduit donc le roman à cette propriété peut avoir d’insaisissable, York Review of Books, October 11, 2007 : pp.22-
une sorte de parabole politique. Elle fait ainsi même si elle n’avait jamais vraiment existé, 24.
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ROMANS, RÉCITS
ture de Jonigk, les meurtres ou les viols ment derrière lui dans une entité carrelée de devenu la substance d’un monde déjà mort où
supposés ne sont que des prolongements blanc les voici maintenant inséparables, à retentit en permanence le bruit des bombar-
d’une géographie intérieure de l’inquiétude. gauche un lavabo tout en longueur comptant dements où tout se déroule au hasard des
Avec une attention extrême, le narrateur Jan- pas moins de six robinets rutilants, au-dessus attouchements sous un éclairage grêle.Il n’y a
Jonas s’efforce de repérer les flux de cette une cloison toute en miroirs, à droite six plus rien à en attendre.
zone à fleur de conscience où tous les chemi- cabines pourvues de portes verrouillables. » Ce monde du dessous est celui qui se met à
nements se font à force de consistances inter- Un décor sanitaire et hygiénique propre aux nu lorsque le monde de surface cesse de fonc-
médiaires et pâteuses, comme les bâtonnets exécutions et aux « expériences ». tionner et s’enfonce dans l’abîme qu’il a lui-
de poisson surgelé, la purée de pommes de Le livre est ainsi parcouru d’allusions, même ouvert. C’est ce monde sous terre vers
terre et le ketchup, qui reviennent à plusieurs non tant à un passé terrifiant et récent, lequel les protagonistes s’enfoncent au trente-
reprises dans les deux livres. La nourriture y que sous-tendu par la menace permanente qui cinquième et trente-sixième jour, comme s’ils
est comme une matière d’être. Tout se passe pèse sur toute marginalité dans un monde s’enfonçaient dans les ténèbres, avant de
comme si l’écriture de Thomas Jonigk hygiénisé. C’est pourquoi, comme par s’embarquer sur l’arche gigantesque aux quar-
s’efforçait de dresser un rempart lisse contre dérision, l’hôpital devient un lieu refuge pour ante voiles de la Rédemption finale incarnée.
la honte et la faute, comme s’il s’agissait de Jan qui, bien sûr, y occupe précisément la Face de Grenouille d’une part, la représente,
les transformer en matériau insensible pour position couchée, selon un va-et-vient entre une fille laide qui figure peut-être la féminité,
redevenir innocent. Il n’y a de repérables que la position verticale et horizontale, comme si objet d’horreur, à la fois corruptrice et tenta-
les lieux carrelés, les toilettes, les abattoirs, le livre tournait autour des deux principaux trice, à son insu, mais qui est aussi toute
lieux où s’évacue, comme on sait, la verbes de position de la langue allemande tendresse. D’autre part c’est le commissaire
substance humaine. « être debout » (stehen) et « être couché » Wahlburg, sorte de père de substitution,
Ces flux sont ceux des quarante jours du (liegen). On ne peut se défendre de lire ce énorme et massif qui semble être comme sa
Déluge, d’où l’autre soi de Jan-Jonas, celui roman, remarquablement traduit, comme une propre excroissance et qui éprouve de moins
qui surnage, au plus près des orifices et des figuration d’autant plus puissante qu’elle en moins la sensation de lui-même. Tout se
corps. L’écoulement et les liquides jouent un n’est jamais théorique de la situation mentale déroule au sein d’une sorte d’atonie généra-
grand rôle dans l’écriture de Jonigk, les de l’Allemagne d’après la grande catastro- lisée. Tout est possible et rien ne surprend, les
consistances gluantes qui glissent sur du phe. D’où aussi la cocasserie qui l’habite. Il personnages deviennent interchangeables dans
lisse. « Jan laisse la porte se refermer douce- s’établit toute une géographie du viscéral un univers voué à l’éclat de rire ultime.
Sous le gouvernement
des prêtres
CLAUDE FIEROBE
LIAM O’FLAHERTY abandonnée de tous et qui se jette dans les
BARBARA LA ROUSSE eaux noires du lac ; Rosie, blanche comme
ET AUTRES CONTES VERT SOMBRE une apparition qui, « les yeux incendiés de
trad. de l’anglais par Patrick Reumaux haine », tue son tortionnaire ; Barbara, qui
Elisabeth Brunet éd., 43 p., 12,60 euros retourne à sa sauvagerie primitive ; Mrs
O’Timmins, bigote sèche de corps et d’esprit,
Trois morts salées recluse dans son fanatisme stérile...
Liam O’Flaherty : La Femme fardée ; Mary Dans « Le Retour », Daniel Corkery abor-
Lavin : Tombe verte, tombe noire ; Daniel de le thème de l’incommunicabilité et de la
Corkery : Le Retour) faute, sur fond de misère ouvrière.
trad. de l’anglais par Patrick Reumaux
Elisabeth Brunet éd., 68 p., 14,20 euros
O’Flaherty, on le sait, laisse dans son oeuvre
peu de répit à ses lecteurs, qu’il s’agisse des
romans (L’Âme noire, 1924 ; Le Mouchard,
1925) ou des nouvelles, et stigmatise le rôle
néfaste de l’Église catholique dans une socié-
té étouffée par l’intolérance. Dans « La
a lecture de ces deux recueils ne remontera Maudite », les portraits contrastés de Kitty la
L pas le moral en cette morte-saison. Pour le
décor : des ciels tourmentés où un pâle soleil se
fautive, frêle et désespérée et du prêtre repu,
« les yeux injectés de sang, la bedaine trem-
trouve enveloppé de brun « comme un suaire blante », qui la repousse et la maudit, sonnent
enveloppe un corps » ; « une venimeuse langue bien comme la dénonciation de ce gouverne-
d’écume » qui ramène un cadavre ; « une nuit ment des prêtres où O’Flaherty voit le pire
de janvier glaciale » ; des falaises déchiquetées des maux. « Tombe verte, tombe noire » est le
battues par les tempêtes et des landes hostiles texte le plus remarquable de ces deux ouvra-
balayées par un vent démoniaque ; et aussi des ges. Mary Lavin posséde un rare talent
chaumières d’un gris sinistre, le quartier des d’analyste du cœur humain, déployé dans un
bordels à Dublin, des intérieurs lugubres où impressionnant ensemble de nouvelles
dansent les flammes basses d’ un maigre feu de publiées entre 1943 et 1985. Ici, elle
tourbe... Pour les personnages, les hommes s’aventure dans un de ces territoires inconnus
d’abord : des vieux garçons aigris dans leur qui ouvrent sur l’abîme en mobilisant les
masure en ruine ; un mari vieillissant et amer ressources majeures du langage, la répétition,
ILLUSTRATION DE COUVERTURE
conscient d’être passé à côté de la vie ; un prêt- la litanie, l’incantation. Ce récit bouleversant,
PEINTURE DE MERVYN PEAKE
re odieux et sans pitié ; un meurtrier en cavale pris dans l’étreinte du fantastique et de la
; un bon tisserand qui sombre dans la folie ; ou poésie, où la femme de la terre et d’homme
encore le noyé aux yeux grand ouverts jeté pas à éclairer ces récits, tant elles sont, elles de la mer sont unis dans la mort comme ils
dans la barque au milieu des poissons. Les aussi, prisonnières d’une misère qui est
femmes ensuite, dont la présence ne parvient l’étoffe même de leur destin : Kitty fille-mère SUITE
9
ROMANS, RÉCITS SUITE O’FLAHERTY/FIEROBE
l’étaient dans la vie, donne une profonde nulle part ne figure le titre anglais des irlandais, on le sait, manient avec brio toutes
leçon de sagesse et de résignation : « La mer nouvelles, et le titre original du Mouchard les formes de l’humour ; ces deux élégants
est plus forte que n’importe quel homme... La est The Informer et non the Adviser. En volumes de la Librairie Elisabeth Brunet
mer est plus forte que n’importe quelle outre, il aurait été bon de noter que la (inquiétantes illustrations de couverture
femme... La mer est plus forte que les femmes nouvelle traduite ici, « The green grave and empruntées à Mervyn Peake) montrent aussi
des champs de l’intérieur des terres... La mer the black grave », publiée en 1940 dans The que, mieux que personne, ils savent broyer
est plus forte que causer d’amour. » Atlantic Monthly, marque le véritable début du noir.
Qelques regrets concernant l’édition : de la carrière de Mary Lavin. Les écrivains
10
ROMANS, RÉCITS
de replanter les espèces décimées par les sagesse de l’écrivain est fondamentalement protégées dans ces 191 000 hectares de
coupes à blanc des compagnies forestières, différente de celle du scientifique en cela forêts, de rivières, de lacs et de montagnes.
solidarité et autosuffisance se complètent qu’elle permet de voir la beauté et d’effleurer La phrase devient alors, au risque de la véhé-
sans s’exclure. Les gestes quotidiens se font le mystère sans songer à leur future appropri- mence, une force rageuse, brute, entêtante,
essentiels, doués d’une signification ation. L’écriture y nomme les choses sans « comme le rugissement de la scie qui fait
profonde : ceux de Gail, qui tient le seul chercher à les cerner, à les mesurer, à les voler les copeaux de bois ». Paradoxe de
magasin à des kilomètres à la ronde, ou ceux, épuiser. L’essence de l’art est d’être, comme l’écriture qui est aussi celui de Yaak : publier
magiques, de Jesse, qui sculpte des totems le grizzli, comme le loup : sauvage. et garder secret, ouvrir le sanctuaire au
dans les troncs d’arbres morts. L’écriture de Chez Rick Bass, l’écriture se décline en monde pour mieux le sauvegarder.
Rick Bass croise ainsi observation de la deux versants. Fin en soi et secrète, dans « Où l’art existe, l’esprit d’un lieu existe ».
nature et réflexion éthique, dans un va-et- l’intimité qu’elle entretient avec l’écrivain, Si Rick Bass écrit, c’est bien pour faire exis-
vient permanent entre soi et le monde. elle constitue un mystère poétique à deviner ter et survivre l’esprit menacé de Yaak, lieu
Or ce qui rend dans le même temps plus qu’à atteindre, celui de la beauté du texte habité de forces aussi anciennes que celles
l’œuvre de Rick Bass originale, au regard des comme celui des forêts de Yaak. Ainsi des Indiens Kootenai, ou celle des ours noirs.
œuvres du nature writing, c’est la méfiance l’auteur, fasciné un matin par la découverte C’est aussi pour guérir Bill, son ami malade
qui s’y exerce à l’encontre de l’esprit positif des énormes empreintes d’un grizzli dans la du cancer, que l’auteur entreprend
de la science ou de l’industrie. Chez Thoreau neige, décide de les suivre instinctivement, l’ascension d’un sommet enneigé pour lui
en effet, la science était un mode de connais- sans parvenir à apercevoir l’animal. Mais faire partager la beauté de ces forêts, ainsi
sance de la nature qui pouvait également parce que ce sanctuaire est menacé, l’écriture que leur leçon : comme le bois qui doit
comprendre poésie et subjectivité. Pour doit aussi prendre les accents militants du d’abord pourrir pour ensuite renaître,
l’auteur du Livre de Yaak en revanche, la plaidoyer, défendre la création de zones l’écriture est acte de vie.
POÉSIE
MARIE ÉTIENNE
11
POÉSIE SUITE AUXEMÉRY/ÉTIENNE
Auxeméry, sous la forme d’un arbre, ce qui beaucoup traduit : Charles Olson, Charles matin, d’un cri sans âge ; des volcans,
aurait au moins fourni un abri aux oiseaux Reznikoff, Hilda Doolittle, William Carlos surtout, furent aimés, des chaos, des lacs à
pour construire leurs nids. Williams, Ezra Pound... l’œil sans fond.
Le livre entier vibre de vues lointaines, se Un esprit curieux du monde et des autres... Des cités aussi, des tombeaux, des maisons
nourrit de fragments de voyage. Pareil à qui mérite à son tour la curiosité du lecteur. d’éternité. Là, des coutumes sont observées,
l’arbre-voyageur (cette image est de lui), Son univers pudique est plus brûlant qu’il ne les peuples parlent, les musiques perlent.
Auxeméry est à la fois fixé dans la terre semblait, et laisse dans la mémoire une trace (...)
d’origine et apte (mieux qu’un arbre) à circu- persistante. On s’est croisé en route. On s’est jeté aux
ler, à découvrir le monde, au moins par la bras des étrangères. On a noté failles et pics,
pensée – dans la réalité aussi, car on décou- relevé les domaines, établi le cadastre des
vre par exemple que sa première publication, « On a parcouru les sommets nappés de accomplissements.
en 1979, a été éditée à Dakar. Et puis il a brume, où les foules saluaient le soleil, au Le désert a flambé dans la nuit... »
HISTOIRE LITTÉRAIRE
HUGO PRADELLE
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HISTOIRE LITTÉRAIRE
posée au seuil de la littérature américaine de leur beauté stylistique fascinante. Il s’en découvrons, dans la durée, les modifications
la fin des années 20, marque la raréfaction de exhale une tendresse, que l’on ressent jusque profondes de son rapport au monde et à
leurs échanges. Dos Passos a passé un cap, sa dans le style de Dos Passos, ses hésitations, l’écriture. Il semble que cette écriture en
vie change, il est devenu un grand écrivain. Il la désuétude d’une langue tantôt sophis- français façonne une part de ses grands
n’oubliera néanmoins jamais Germaine à qui tiquée et érudite, tantôt maladroite et textes. Dans ce lieu étrange de la correspon-
il écrira de temps en temps et à qui il enverra touchante. Il invente sans cesse et bouleverse dance en langue étrangère son style
toujours ses livres dédicacés. La correspon- la phrase. « La prose est un gouffre » écrit-il. s’épanouit, s’ordonne, se renforce. S’y
dance contient une trace magnifique de ce Peut-être le plus surprenant est-il que, dans jouent tous les enjeux de sa vie et de ce qu’il
parcours littéraire, un témoignage involon- une langue étrangère, il semble entreprendre, écrira, s’y nouent le parcours et la destinée
taire d’une honnêteté merveilleuse. involontairement, une opération de transfor- d’un homme, toutes les questions qui
Les lettres à Germaine demeurent pour mation stylistique de grande ampleur. Nous l’habitent, toutes ses hantises et ses rêves.
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HISTOIRE LITTÉRAIRE
Lettres de Jean Lorrain fardé, couvert de bagues). Coquiot a l’œil vif aucune révélation sur la vie de ce curieux
à Gustave Coquiot et précis car il sait voir et n’ennuie jamais. On homme, au milieu des gitons rétribués. Mais
réunies et présentées par Éric Walbecq
regrette que Lorrain n’ait pas conservé de on comprend mieux pourquoi Lorrain fut
Honoré Champion éd., 230 p., 50 euros
plus nombreuses lettres de lui. Il l’appréciait condamné en 1903 à deux mois de prison,
d’autant plus que Coquiot lui servait de nègre 2 000 francs-or d’amende (12 000 euros envi-
d’une manière éhontée : certaines des ron) et 50 000 francs-or (30 000 euros) de
meilleures chroniques de Lorrain sont en dommages et intérêts envers Jeanne
réalité de Coquiot. Jacquemin, une peintre disciple d’Odilon
oquiot, excellent critique d’art (Des Ce livre est donc une révélation pour Redon, pour l’avoir caricaturée dans un
C gloires déboulonnées) est aussi connu
comme romancier du cirque : il fut l’époux
l’histoire littéraire. L’appareil critique y est
d’ailleurs remarquable, comme toujours chez
conte, Victime. On constate ici les procès du
type Darrieussecq-Laurens ne sont pas une
de Mauricia de Thiers la « femme bilbo- Walbecq (une coquille d’impression fait invention du XXIe siècle...
quet », dont Alain Woodrow nous a conté la mourir Maeterlinck en 1941, alors que c’est Le livre est complété par divers textes
surprenante biographie (elle se faisait lancer en 1949, bien après son retour des États-Unis introuvables de Lorrain, un portrait de
dans l’espace à bord d’une voiture, effectuait sur la Côte d’Azur.) Signalons aussi à Coquiot en 1903 par Georges Lecomte
un saut périlleux à cheval, se faisait propulser l’auteur, érudit impeccable, que Marguerite (1857-1958) à propos de son livre Les
dans une boule en osier pendant 40 mètres Deval, de son vrai nom Madame de Valcourt, Soupeuses, merveilleusement illustré par
pour aller se ficher sur une quille socle) ; elle créatrice du Voyageur sans bagages et de Bottini, et un article malicieux de Jean
lui survécut, après avoir risqué vingt fois de plusieurs pièces d’Anouilh, est morte en Galmot sur Lorrain, sortant des bouges de La
se tuer, jusqu’en 1964. sortant de scène à 87 ans en 1955. Spezia, se défendant de l’interpellation d’un
Les lettres de Coquiot sont plus acérées Toutes ces lettres sont précieuses pour policier italien en parlant de sa vieille mère,
que celles de Lorrain, qui sentent la hâte et la l’histoire littéraire entre 1899 et 1906, date de mis en cellule avec les prostituées, libéré
fatigue (il était drogué à mort à l’arsenic, la mort de Lorrain. Certes, on n’y trouve enfin par le consul de France.
14
MAURICE NADEAU
Les Lettres Nouvelles
124 p. 20 e 102 p. 14 e
128 p. 16 e
HARMONIA MUNDI
192 p. 18 e
268 p. 20 e
15
ARTS
Labyrinthique,
tourmentée et vivace...
Énergique, résolu, sans cesse inventif, Pierre Alechinsky a quatre-
vingts ans. Il est né à Saint-Gilles (Bruxelles) le 19 octobre 1927, fils
unique de parents, tous deux médecins... Cette superbe exposition bruxel-
loise éclaire la voie créatrice d’Alechinsky, labyrinthique, accidentée,
tourmentée, agile et vivace. Elle tresse le tragique et l’allègre.
GILBERT LASCAULT
ALECHINSKY DE A À Y
EXPOSITION À BRUXELLES
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
Musée d’Art moderne
23 novembre 2007 – 30 mars 2008
ALECHINSKY DE A À Y
« EGOCHRONO À PETITE VITESSE »,
par Pierre Alechinsky
16
ARTS
fièrent de père en fils leurs poumons » ; les bordure, ensuite il les examine ensemble et il Alechinsky et Pol Bury ont été fascinés par le
humains transforment les paysages et souf- les distingue, les sépare. L’œuvre n’est jamais carnaval de Binche en 1946. Les Gilles
frent... En 1973, il rend un hommage aux évidente et simple ; elle suggère des médita- binchois portent les sabots, les grelots, les
masques d’Ensor, à ses squelettes et, aussi, à tions plurielles, profondes, envoûtantes. masques, les lunettes vertes, les coiffures de
la mort de son père, à celle de son ami Asger Pierre Alechinsky est un explorateur ardent et plumes d’autruche ; ils passent dans les rues ;
Jorn... Avec une ironie triste, il dessine Le méthodique, un découvreur nomade : « Passé ils multiplient les parades, les parures, les
Naufrage de la Sémillante (1990-1991). le cap du concret et de l’abstrait, du minimum panaches agités.
Sans cesse, il se libère dans l’espace ; il et du maximum, de tous les hypo, de tous les Tel tableau s’intitule Commissions et
l’explore ; il s’oriente et se désoriente. Il hyper, une aventure imprévue s’est lancée à colloques (1994-2007). En un monde flottant,
dérive. Tel tableau s’intitule De haut en bas et l’assaut de ce qui existe et même de ce qui se dissémineraient les signes énergumènes.
l’autre De bas en haut... Il a la chance d’avoir n’existe pas encore ou qui a disparu », Ou bien, en 1990, Pierre Alechinsky
été gaucher, même si les éducateurs de murmure-t-il. estampe, au musée de la Marine (palais de
l’école Decroly le forçaient à écrire de la À bien des moments, sa création tournoie Chaillot, Paris), un « point d’interrogation »
main droite ; en réalité, il utilise les deux comme une « roue libre » (1), comme la Roue de bronze. Ce serait le seul vestige d’une
meilleures mains : la droite et la gauche... de la Fortune. Elle pivote. Elle gravite. Elle chaloupe du navire Pourquoi pas ?, celui de
Tantôt il privilégie le central ; tantôt il choisit découvre le Retour éternel. Elle emploie des l’explorateur Jean Charcot. Pierre Alechinsky
les marges, les bords. Parfois, le centre est estampages circulaires de « pièces de mobi- peint le Défi au destin et il y inscrit
coloré : Central Park (1965). Ou bien, il lier urbain », des « bouches », de « tampons l’estampage du point d’interrogation. Chaque
insiste sur l’encre de Chine : La Mer Noire à de regard », de « grilles », de « couvercles de œuvre questionne et pressent. Elle est une
la mémoire de mon père 1892-1973 (1988- trou d’homme ». Elle suggère une « arène », sphinge.
1990) ; le noir central est, alors, entouré de une « rosace de semelles », une « meule »,
fleurs slaves polychromes... D’abord, le une « révolution sidérale »... 1. Pierre Alechinsky, Roue libre, Albert Skira,
regardeur contemple le centre, puis la La création est aussi un carnaval. Les sentiers de la création, 1971.
17
ARTS
GEORGES RAILLARD
18
ARTS
mais un palais. Pourquoi pas un palais ? Les devrait se libérer des disciplines qui incom- à ce sentiment que Freud appelait « océanique
meilleurs penseurs, je pense à Giedion, ne bent à l’ingénieur et faire davantage sa place ».
sont pas exempts de contradictions : le fonc- au monde où l’on vit. Il faut aller voir du côté
tionnalisme fait retour, et la méfiance envers d’autres disciplines. Car il ne s’agit pas G. R. : Estimez-vous que votre œuvre
l’architecture libre. Pour moi, le principe de d’améliorer les baraques des bidonvilles. contribue à l’édification de ce que vous
beauté est lié à un principe de vie : le siège du Comme le disait Pessoa : « Je ne lis plus de souhaitez en tant que militant politique ?
P.C. est une leçon d’architecture sur la libéra- littérature, je connais tout ».
tion de l’espace, le jeu des volumes, la surpri- O. N. : Non. Tout ce que je fais, c’est créer
se renouvelée du spectacle. Et cette libération G. R. : L’architecture sauvage, individuelle, des émotions. Mais l’architecte n’est pas soli-
essentielle de l’espace pourrait rendre aussi à bricolée que l’on a vu fleurir aux Etats-Unis, taire, ni muet. Il doit aussi élever la voix pour
la ville sa végétation... par exemple, représente une tentative pour dénoncer ce qu’il condamne, sauf à en être
s’évader de l’ordre fonctionnaliste ?... complice. Ainsi l’œuvre de Gorki, celle de
G. R. : Leçon d’architecture et symbole ?... Garcia Marquez, s’accomplissent aussi dans
O. N. : Pour échapper à la monotonie de la une lutte militante. Et, de l’autre côté, il y a la
O. N. : Une ouverture vers une cité diffé- répétition. Mais c’est un faux chemin. Il y a page de Proust... C’est ceci et cela, indisso-
rente, oui, plus belle, plus fraternelle, sans beaucoup à tirer du matériau dont nous dispo- ciablement...
discrimination, sans monotonie. Aussi je sons, pour bâtir des œuvres analogues à ce
pense que l’enseignement de l’architecture que furent, jadis, les églises, et qui répondent Propos recueillis par Georges Raillard
Après Niemeyer !
Mies van der Rohe
Au moment où Oscar Niemeyer atteint cent ans, un nouveau livre
sur Mies van der Rohe entend restituer à l’architecte allemand-américain
son visage véritable, offrir une vision plus complète de son œuvre.
GEORGES RAILLARD
19
IDÉES
Le livre
et le spectateur
Le fruit d’une enquête sur un des plus importants chantiers méta-
phorologiques de Blumenberg est un livre déroutant. Si l’on pense qu’il va
s’agir d’une histoire de la connaissance en Occident, on sera déçu, même
si cet aspect est bien évidemment présent. Il s’agit surtout de prendre au
sérieux la métaphore selon Blumenberg : nommer la totalité innommable,
protéger la finitude humaine.
RICHARD FIGUIER
HANS BLUMENBERG raisse, ce qui est chose faite avec le judaïsme pas seulement un médium des messages
LA LISIBILITÉ DU MONDE et le christianisme. Les Grecs, pris dans le divins, mais le « séjour » de l’homme, le
trad. de l’allemand par P. Rusch et D. Trierweiler monde-reflet d’un archétype, que Blumen- « jardin » fait pour lui : « Dieu, Ta demeure
Cerf éd., 414 p., 48 euros berg retrouvera dans ses pages saisissantes est dans les Cieux, l’homme, tu l’as voulu sur
sur Leibniz, ne pouvaient « inventer » la la terre », chante également le psalmiste.
métaphore, ni non plus d’ailleurs les premiers L’analyse reste profonde : le monde, comme
Hébreux pour lesquels la parole de Dieu est message ou comme jardin a une logique et en
a métaphore du monde-livre est en deçà ou essentiellement impérative. Mais au moment ce sens il est pourvu d’une signification et
L au-delà des métaphysiques, elle peut aussi
bien servir les théologies juives et chrétiennes
où le judaïsme et le christianisme pensent, en
transportant en Dieu les idées platoniciennes,
d’une direction. Les chrétiens ont d’autant
plus été sensibles à la métaphore du livre
que resurgir en pleine théorie de l’évolution, la Création et le monde comme produits par qu’ils ont contribué à en répandre la forme
plastique, elle vise à « retenir ce par quoi le la pensée, par une intelligence archétypique, nouvelle, assurant le triomphe du codex sur le
monde se prête à notre expérience ». ceux-ci deviennent non plus reproduction volumen. Le livre non métaphorique, la
Et Blumenberg de se poser la question des d’une image mais « expression », vouloir- Bible, est lui-même pris dans un réseau de
conditions de possibilités d’apparition de la dire : « les cieux chantent la gloire de Dieu, métaphores comme le rappelait Ivan Illich
métaphore du monde-livre pour ensuite envi- et le jour au jour en publie le récit », comme lisant Hugues de Saint-Victor : l’Ecriture
sager les différents « épisodes » – c’est une écrit le psalmiste. sainte est une forêt, un jardin, une vigne dans
histoire épisodique car c’est l’histoire d’une Ainsi, contre le dualisme gnostique, le lesquels on peut se perdre positivement en
forme de l’exigence de sens qui si elle n’est monde possède un sens qui doit être déchif- quelque sorte, c’est-à-dire, trouver toujours
pas constante est du moins persistante dans fré, il n’est pas un pur décor pour la drama- quelque chose d’inattendu.
ses tours et ses détours – de sa diffusion dans tique humaine. On sait que Blumenberg avait Les deux livres, celui de la révélation et
l’histoire de l’Occident, lequel finit précisé- semble-t-il un vieux compte à régler avec la celui de la Nature vont entrer en conflit, du
ment par se caractériser par ce désir de faire notion de Création, mais on pourrait lui statut de message divin porteur
du monde « ce tout porteur de sens », ce désir reprocher de construire une doctrine judéo- d’enseignements et point de référence, la
qui exprime « l’exigence d’un sens qui, chrétienne a sa convenance : le monde n’est Nature ne sera plus que donnée information-
comme principe d’ouverture de la réalité face nelle « écrite en langage mathématique »,
à l’homme, représente une valeur limite de sa selon la formule de Galilée. Les Temps
relation au monde ». Jamais Blumenberg n’a modernes vont donc porter un rude coup à la
été aussi proche du grand romaniste Erich métaphore : Spinoza provoquant l’éclatement
Auerbach qui dans Figura tentait également de l’unicité du livre au profit de la dissémi-
de comprendre comment l’homme dans son nation, puis comprenant la connaissance
historicité construit le sens de la réalité. Et comme la participation suprême de l’esprit
comme toujours chez lui, comme le souligne humain à l’esprit divin, mais surtout, selon
le traducteur Denis Trierweiler dans sa préfa- Blumenberg, Leibniz mettant « à mort la
ce, transparaît une anthropologie vraiment métaphore de la « lisibilité ». La « déduction
thématisée pour elle-même dans les derniers » va se substituer à « l’expression », la «
livres nous parvenant depuis sa mort en 1996 bibliothèque » comme description globale du
: invoquer la « lisibilité », c’est affirmer que monde au livre. Ivan Illich le soulignait lui
notre relation au monde ne s’achève pas dans aussi en disant que le « décrire » remplace le
la « pratique », dans la transformation « lire ». L’homme moderne ne lit plus, il écrit,
productive, mais c’est aussi affirmer que et écrire c’est faire, ce n’est pas déchiffrer.
l’homme ne s’achève pas non plus dans l’acte Le conflit ira jusqu’à mettre en cause les
de « compréhension », tant le stade premier livres eux-mêmes comme inutiles devant
de la « perception » reste sans cesse à éclair- l’essor de l’expérimentation, autrement dit de
cir. C’est pourquoi le livre tout entier peut l’expérience dans son sens moderne. Et
s’envisager comme la justification d’un long Blumenberg d’établir une extraordinaire
déplacement du « lisible » au « visible ». généalogie du concept moderne d’expérience
Mais nous n’en sommes pas là, il faut rendu possible par la métaphore de la lisibili-
traverser le sens de la métaphore de la « lisi- té. Les ressorts de la métaphore détruits, elle
bilité du monde » pour en percevoir à la fois n’a pourtant pas fini son parcours, elle fait
toute la richesse et toute l’illusion, y compris retour par l’esthétique, jusqu’à l’utopie
dans la science contemporaine qui croit s’en mallarméenne de la disparition élocutoire du
être totalement affranchie. Pour que la méta- poète dans le livre absolu. Désormais le
phore se forme, il fallait que se singularise le monde n’est plus expression, vouloir-dire, et
concept de « livre », que « le livre » appa- HANS BLUMENBERG voila qu’il devrait soit être abandonné à son
20
IDÉES
non-sens, soit être entièrement recouvert comme à son principe, elle seule ayant la pour l’Occident la « lisibilité » pour mieux
d’une écriture nouvelle (la techno-science) capacité de « lever », comme le chien de comprendre ce qui se passe sous nos yeux. Si
entièrement transparente à son auteur, chasse le gibier, des mondes. le monde n’est plus un livre, qu’est-il et le livre
l’homme. Il n’en est pas ainsi, et Blumenberg Si le livre ne symbolise plus la possibilité avec lui ? Une marchandise, selon la formule
fut un impitoyable chasseur de mauvaises d’appréhension totale du sens, on peut se de Marx, « le monde apparaît comme un gigan-
infinitudes, si l’exigence de sens ne peut être demander si l’épuisement de la métaphore tesque entassement de marchandises », un
comblée – rappelons-nous la définition de n’éclaire pas la fameuse crise actuelle du livre décor, des données modifiables à condition que
l’absurde chez Camus : l’écart entre la en regard du rôle qu’il a joué dans l’histoire l’on en décode l’accès ? Les évolutions récen-
demande de sens formulée par l’homme et le occidentale. Il ne servirait à rien alors de se tes, selon le vœu du philosophe, rendront-elles
déficit de réponse du côté du monde – c’est lamenter, ou de sauter comme des cabris en « justice à la simple perception » ?
que l’expérience perceptive du monde dans hurlant « le livre, le livre » ou « la lecture, la
sa richesse ne peut être circonscrite. La « lisi- lecture », mais plus que jamais de prendre, avec Également de Hans Blumenberg, Paradigmes
bilité » doit retourner à la « visibilité » Blumenberg, la mesure de ce qu’a représenté pour une métaphorologie (Vrin).
Un carrefour méconnu
S’il y a bien un carrefour des civilisations que les grands empires sur le pouvoir militaire et économique
d’États en pleine croissance ».
d’aujourd’hui nous présentent comme un cloaque, c’est le monde iranien C’est le temps où les provinces cauca-
qui en fait les frais. Les va-t-en-guerre, sans doute jaloux de sa grandeur siennes échoient aux Russes. Les armées du
Tsar, Xavier de Maistre en fut, réduisent
passée, le chargent de tous les maux. Quelques livres heureusement vien- l’Iran à ses frontières actuelles, alors qu’un
nent mettre les pendules à l’heure, tous écrits par des spécialistes venant siècle plus tôt le pays était encore doté de
l’Asie centrale, de l’Afghanistan et de tout le
d’horizons divers : un historien des religions, un médiéviste, un ethno- Kurdistan. Alarmés, ses mercantis se raidis-
logue, un historien de l’art. sent, l’arbitraire fait loi et les conséquences
sont explosives. La poudrière s’allume avec
une pincée de « philosophie illuministe » et
un soupçon d’« ésotérisme des ismaéliens ».
ÉRIC PHALIPPOU Résultat : « l’Iran subit de nombreuses
perturbations internes, dont la plus sévère fut
le soulèvement bâbiste qui dura de 1844 à
RICHARD FOLTZ métempsycose sous le couvert d’un guide 1852 ». Son message : « le retour du Mahdi
L’IRAN CREUSET DE RELIGIONS pieusement nommé Yazdâni (le nom de la était imminent » conformément à ce
DE LA PRÉHISTOIRE divinité pour les zoroastriens). Quant aux qu’annoncé par l’eschatologie chiite.
À LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE mazdakites, ils ralliaient les paysans à leur
Spirituality in the Land of the Noble, How Iran utopie du partage des femmes et des riches-
Shaped the World’s Religions ses pour un meilleur équilibre du monde, le
« révision à la française » par l’auteur tout en se réclamant prudemment d’un La pensée
Presses Universitaires certain Zaradosht (qui se trouve être le nom
de Laval (Canada). éd., 170 p. du prophète des zoroastriens, autrement dit du Bâb
Zarathoustra ou Zoroastre).
La grande valeur du livre de Richard Foltz
est de ne pas avoir cherché de fil conducteur
dans le contenu doctrinal de ces écoles. Il les Seulement le Bâb (la Porte), le leader du
historien des religions Richard Foltz est qualifie de « gnostiques » sans rien préjuger mouvement, y allait d’un couplet bien plus
L’ un anglophone qui, devenu Québécois
d’adoption, a réécrit en français un livre qui
d’autre qu’« une synthèse d’influences grec-
ques, sémites et iraniennes », un bouillon de
millénariste en « soutenant que l’inspiration
divine était continue » et qu’il en était un des
existait déjà dans des versions anglaise culture sans couleur définie. Là où un histo- maillons prophétiques au même titre que
(2004) et arabe (2006). Son titre est pleine- rien classique des religions se satisfait de Muhammad présenté pourtant par l’islam en
ment assumé par l’auteur pour qui « l’Iran l’étude des filiations de telle « secte gnos- « sceau de la prophétie ». Il s’inscrivait le
creuset des religions » signifie que ce pays tique ancienne », comme les mandéens, à long d’une « cosmologie transformative » qui
fait lien entre les supposés berceaux de civi- suivre sa trace « jusqu’à nos jours », en ne boudait ni Confucius ni le Bouddha.
lisation qu’un tel dit en Asie quand un autre l’occurrence quelque part vers « les marais « L’aspect le plus révisionniste de la pensée
désigne le Moyen Orient. Cette hypothèse est de l’Irak », Foltz pense plutôt en sociologue du Bâb » promet jusqu’au salut pour tous ici
étayée sans pour autant que l’auteur ne nous de la religion qui se penche sur les remani- et maintenant et la résurrection (qiyâmat)
assène de beaux discours sur le dialogue et la festations d’un courant sous d’autres formes. dans « une communauté de lumière » pour qui
tolérance. Car si l’Iran fut un carrefour, c’est Foltz arrive ainsi au résultat que si, sous reconnaît le Bâb comme tel. Ce qui ne va pas
de carrefour des persécutés qu’il faut parler, ses formes ultérieures, le syncrétisme gnos- sans rappeler le vieux « proto-communisme »
et ce surtout bien sûr quand l’Iran se sentit un tique ne procéda pas des mêmes mélanges, il de Mazdak que Richard Foltz débusque
empire menacé : « à l’époque sassanide, le roi n’en reste pas moins que le moment opéra- ailleurs aussi : « En 1844, un missionnaire
Peroz I (r. 459-487) fut responsable des toire de l’émergence des dissidences anglais, Joseph Wolff, rencontra un groupe de
persécutions les plus sévères ». Tout ce qui ne religieuses resta le même et connut une soufis iraniens lors d’un voyage en Asie
brillait pas du sceau du zoroastrisme officiel pareille ferveur auprès des masses paysannes. centrale. Comme Wolff le raconte dans ses
était broyé. Ce moment opératoire survient toujours mémoires, ils lui firent la prédiction suivante
À mesure toutefois que la persécution se quand l’Iran est « bouleversé sur les plans : « Il viendra un jour où les différences entre
montra intraitable, ces « mouvements de politique et social ». Comme naguère les riches et pauvres, entre haut et bas
résistance » gagnèrent en fièvre révolution- Sassanides face aux Byzantins et leurs n’existeront plus, quand la propriété sera
naire tout en n’affichant, bien sûr, qu’un missionnaires chrétiens, l’empire qâdjâr commune, même les femmes et les enfants ! »
réformisme de bon aloi. Les kanthéens (des replié sur son chiisme d’état fut, dès le début Qu’il est fascinant de percevoir sous un vête-
baptistes babyloniens) allaient jusqu’à prati- du XIXe s., impuissant à endiguer les « acti- ment de mysticisme islamique, le programme
quer un strict végétarisme et croire en la vités des commerçants européens, se fondant social de Mazdak, treize siècles plus tard !
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IDÉES
22
IDÉES
sont davantage isolés les uns des autres ? l’auteur, l’émulation serait devenue une qui il s’agirait d’une nouvelle figure de la
L’intérêt de chacun ne prime-t-il alors sur promesse de rédemption. Véritable « redemp- servitude volontaire. Aussi, en dépit des
l’intérêt de tous ? Ce qui porte atteinte au tio d’État » qui en dit long sur son pouvoir et matériaux considérables rassemblés dans ce
libre jeu de la conflictualité sociale. Olivier l’intériorisation de celui-ci. livre, de l’ambition compréhensive de
Ihl note d’ailleurs que « les dispositifs Finalement, en suivant Olivier Ihl qui écrit l’auteur, auxquels le lecteur ne peut être que
émulatifs accentuent [...] la conflictualité qu’une « telle subordination tient à un sensible, n’est-on pas conduit à constater le
sociale » mais sans pourtant que l’émulation système de déférence généralisée », l’on ne déficit critique de l’analyse de la société des
premiale ne soit atteinte. Mieux, selon peut s’empêcher de penser à La Boétie pour émules ?
HISTOIRE
De l’amertume
à la malédiction
Alexandre Soljénitsyne a rédigé Aime la Révolution ! dans la
Charachkaé (prison spéciale pour intellectuels et savants) de Marfino où
se déroule l’action du Premier Cercle. C’est le roman inachevé d’un
apprentissage lui-même inachevé.
JEAN-JACQUES MARIE
ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE tés auxquelles sa femme et lui se heurtent dès guerres. L’aversion notoire de Soljénitsyne
AIME LA RÉVOLUTION ! lors dans leur vie quotidienne. pour les Juifs l’amène à incarner ces planqués
trad. du russe par Françoise Lesourd Nerjine veut à toutes forces aller se battre, par un sous-officier juif hâbleur « David
Fayard éd., 344 p., 19 euros servir dans l’artillerie. Il se heurte à de multi- Isaievitch Brandt » qui devant Nerjine « se
ples obstacles bureaucratiques, décrits avec la présenta comme un expert en pierres précieu-
ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE force que donne l’expérience vécue. Sa ses et un habitué des meilleurs restaurants
RÉFLEXIONS SUR LA RÉVOLUTION vision romantique de la révolution se heurte à d’Odessa (...) Il disait qu’il avait été commo-
DE FÉVRIER la fois à l’expérience du communiste tionné dans un aéroport d’Ukraine où il servait
trad. du russe par Nikita Struve
Fayard éd., 138 p., 12 euros
Dachkine qui lui raconte comment il a échap- dans l’intendance » « (bien sûr pas dans une
pé à la fureur mortelle de paysannes déchaî- unité combattante !) »Pourtant « en tous points
nées lors de la collectivisation et à l’aversion il avait l’air en parfaite santé ; il était venu
des cosaques pour la révolution. Il y a là des enseigner aux Cosaques la façon de s’y pren-
scènes pittoresques et animées. dre avec les chevaux et de les employer au
e héros, Nerjine, jeune enseignant, animé Nerjine qui veut se battre rencontre les plan- service de l’armée lui qui de sa vie n’en avait
L d’une vive foi dans la révolution et le
communisme, arrive à Moscou au moment
qués patriotiques qui pullulent dans toutes les vu qu’enrubannés et attelés à de légers phaé-
tons ». Il explique à Nerjine : « Je suis habitué
où l’Allemagne nazie attaque l’Union sovié- à une vie raffinée. Etre assis plus loin qu’au
tique. Il désire passionnément participer à la deuxième rang du parterre dans notre théâtre
défense de la patrie socialiste agressée, alors d’Odessa (...) je ne savais pas ce que c’était ».
qu’il est écarté du service armé pour défi- Bref le type même du profiteur et du parasite.
cience de santé. Son parcours va être semé Soljénitsyne a pour ce personnage une aversion
d’épreuves dont il a grand peine à tirer les bien plus grande que pour le communiste russe
leçons. Elles le font mûrir bien lentement.... Dachkine. Le message est clair : les Juifs sont
Ainsi, alors qu’il fait la queue pour le pain, les profiteurs impudiques de la révolution. La
comme des centaines d’autres Moscovites, un chanson n’est pas nouvelle. ...
milicien l’accuse de vouloir fomenter la On peut lire avec plaisir cette œuvre ébau-
panique dans la file d’attente. Notre héros chée que Soljénitsyne a laissé inachevée, sans
hausse les épaules, tant l’accusation est doute parce qu’elle ne correspondait plus à ce
absurde, puis surpris d’être convoqué à la qu’il pensait aujourd’hui. Nerjine n’est pas
police, il doit signer un procès-verbal qui encore débarrassé de ses illusions. Il n’est
transforme ses dénégations en aveux d’une encore qu’au bord d’un retournement que
sourde entreprise. Il ne se rend pas compte de Soljénitsyne a achevé depuis longtemps et
ce qui l’attend : il est innocent. Sans qu’il était sans doute, difficile d’imposer au
l’intervention d’un protecteur assez haut personnage en quelques dizaines de pages.
placé il en prenait pour dix ans de camp.
Première surprise – d’une longue série *
d’autres – pour ce jeune homme dont le livre
de chevet est La guerre des paysans de Ses Réflexions sur la révolution de février
Friedrich Engels. rédigées entre 1980 et 1983, dans sa résiden-
Notre jeune enseignant, qui confond ce du Vermont condensent sa vision définiti-
propagande et réalité, a la tête dure. Ainsi ve de la révolution longuement détaillée dans
lorsqu’il part enseigner dans une lointaine la Roue Rouge.
province ; il se permet de mal noter la fille du
bonze local, et ne comprend pas les difficul- ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE SUITE
23
HISTOIRE SUITE SOLJÉNITSYNE/MARIE
Soljénitsyne y livre en effet le fond de sa transformé une partie de la paysannerie en de la Russie mais tout le cours de l’Histoire
pensée sur les raisons pour lesquelles la ivrognes, l’autre en brigands. Étrange vision universelle ». Pour lui , il n’y a pas eu de
Russie a connu (pour lui subi) la révolution de l’histoire. révolution, « la dynastie s’est suicidée pour
de février. Il a trouvé la réponse, loin de ces De plus, ajoute-t-il, « La longue propagan- ne pas provoquer une effusion de sang ou,
historiens et intellectuels qu’il méprise par la de des couches instruites a elle aussi alimen- qu’à Dieu ne plaise, une guerre civile. » Tout
bouche des sages des villages : té ce goût du partage des biens d’autrui, tout le reste n’est qu’une bordée d’exécrations :
« Je me souviens moi-même fort bien prêt à se déchaîner dans la paysannerie une l’entourage du tsar (mais pas le bon et brave
comme dans les années 1920 les vieux habi- fois qu’elle aurait perdu la mémoire des – mais faible – tsar lui-même, dont il célèbre
tants des villages expliquaient avec convic- anciennes bases de sa vie ». Qu’il était beau « le cœur pur et aimant » !), ses ministres,
tion : “Ces troubles nous sont envoyés parce le temps du servage ! son frère Michel, les révolutionnaires, les
que le peuple a oublié Dieu.“ Je pense que Pourquoi ces paysans ont-ils oublié Dieu ? membres du Soviet. (« une bande de
cette explication populaire des témoins est Soljénitsyne : « Le déclin de la paysannerie a vauriens, semi-intellectuels, semi-révolution-
plus profonde que tout ce que peuvent attein- été la conséquence directe du déclin du cler- naires qui n’avaient été élus par personne »
dre, à la fin du XXe siècle, nos recherches les gé. » Pourquoi ce déclin ? Mystère, mais (et par qui le tsar avait-il donc été élu ?)... et
plus savantes. » Soljénitsyne se déchaîne contre le développe- bien sûr les ouvriers grévistes contre qui
Si les vieux villageois barbus – souvent ment, aux origines obscures, de l’irréligiosité Soljénitsyne reprend les ragots policiers
analphabètes – ont trouvé il y a quatre-vingts dans les campagnes : « Dans le milieu paysan éculés. (Il évoque « les arrêts de travail dans
ans la réponse profonde que les recherches les les renégats (jusqu’en 1905 le fait de quitter les usines, confortés depuis plus d’un an par
plus savantes ne sauraient approcher, inutile la religion orthodoxe pour une autre était de l’argent non identifié destiné à des comi-
de perdre son temps dans ces recherches. La punie d’une peine de prison) se multipliaient, tés de grève anonymes et que les agitateurs
sainte simplicité est la clé de la vérité. certains encore silencieux, d’autres déjà n’interceptaient pas. »)
Soljénitsyne juge néanmoins nécessaire grandes gueules. » En quoi ? « c’est précisé- Pour Soljénitsyne la révolution de février est
d’expliciter ou plutôt de préciser leur message. ment au début du XXe siècle que, dans les le début de l’apocalypse « Aujourd’hui nous
« Le pays, écrit-il, n’aurait pas été ébranlé campagnes russes, on pouvait entendre des voyons que tout le XXe siècle a été cette même
par le séisme, l’abîme ne se serait pas ouvert blasphèmes inouïs à l’adresse de Dieu et de révolution étendue au monde entier. Elle devait
de sous ses pieds, si la paysannerie avait la Vierge. Dans les villages, les jeunes se éclater sur toute l’humanité qui s’était privé de
conservé ses moeurs patriarcales et sa crain- livraient à des esclandres aussi méchants que Dieu. Elle avait revêtu un sens planétaire, voire
te de Dieu. Mais dans les dernières décennies, gratuits qu’on n’avait jamais vus aupara- cosmique » ( eh oui ! cosmique !).
étant donné la regrettable désorganisation qui vant. ». C’est pire encore, affirme-t-il dans Reste une question brûlante : « La volonté
avait suivi l’abolition du servage et les tentati- « les villes où l’incroyance était enseignée de Dieu aurait pu ne pas commencer par la
ves économiques désordonnées pour se frayer dans les écoles secondaires depuis les réfor- Russie. Mais nous aussi avons péché en
un chemin à travers la jungle des injustices – mes des années 60 » abolissant l’esclavage et mécréance et suffisance ». (sic !). Si les
une partie de la paysannerie s’adonnait à la accordant une certaine autonomie de gestion Russes ont péché,... comme les autres, pour-
boisson, l’autre brûlait d’une envie coupable aux universités. Mais dans les écoles, au quoi Dieu s’est-il déchaîné surtout contre
de se partager les biens d’autrui. » lycée, à l’université, l’enseignement religieux eux ? En fait, il a commencé par eux, avant de
Si l’on comprend bien ces lignes, était obligatoire ! Il y avait une épreuve de frapper tout le monde. Soljénitsyne cite une
Soljénitsyne regrette l’abolition du servage religion dans les examens. Comment pouvait- phrase du prêtre Serge Boulgakov : « La
(qui a effectivement porté le coup décisif au on donc enseigner « l’incroyance » ? Russie n’a pas mérité une telle destinée : elle
maintien des mœurs patriarcales) décidée en Soljénitsyne fournit une analyse de la est comme l’agneau qui porte le poids des
1861 par un tsar soucieux de moderniser une révolution de février « qui a, selon lui, tragi- péchés de l’Europe. C’est là un mystère qu’il
économie obsolète. Cette abolition aurait quement changé non seulement les destinées faut accepter dans la foi. »
SOCIÉTÉS
ANNE-MARIE SOHN
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SOCIÉTÉS
nouvelle classe dangereuse » et elle revient, entre autres, sur les archives de la pas sur des dépouillements suffisants pour
entre autres, sur l’image du Blouson Noir, une Commission Armées-Jeunesse, une docu- autoriser des conclusions incontestables. On
construction sociale et médiatique qui avait mentation jusque-là inexploitée, sont très peut également regretter que la thèse ait
déjà été analysée. Deux chapitres traitent, par neufs, en particulier sur la formation à la tendance à parler surtout des garçons, sans
ailleurs, de la délinquance juvénile et de « pacification » et à « l’action psycholo- cependant nous informer sur les masculinités
l’éducation surveillée, observée au travers de gique ». Le dernier chapitre qui suit les juvéniles des années 1950. La guerre
son fonctionnement mais aussi des réactions appelés en Algérie, est sans doute moins ori- d’Algérie y est pour beaucoup mais également
des jeunes soumis à sa tutelle. Dans une ginal car le sujet a déjà fait l’objet de travaux la propension des médias et des hommes poli-
troisième partie, est abordée la politique de importants, comme ceux de Claire Mauss- tiques à construire une image de la jeunesse
l’État envers la jeunesse ce qui nous vaut une Coppeaux, mais il comporte d’intéressantes qui confond souvent jeune homme et menace
solide mise au point sur le Haut-Comité et le notations sur leur rôle dans la guerre sociale. De ce point de vue, les cinq pages
Haut-commissariat à la jeunesse et aux sports. psychologique, sur leur attitude de citoyens et consacrées à la place des filles et des garçons
Cette politique a suscité une abondante propagandistes lors du référendum de 1958, ainsi qu’à la sexualité confortent la vulgate de
littérature mais, in fine, n’a touché qu’un sur leurs résistances, de l’instruction au front, l’époque plus qu’elles n’interrogent la réalité
nombre réduit de jeunes. Ludivine Bantigny en particulier lors du putsch de 1961. complexe de ces années mé-dianes. Les
évoque également la politisation au lycée Ludivine Bantigny embrasse de très sondages sont pris ainsi pour argent comptant
pendant la guerre d’Algérie, la formation nombreux sujets, d’où d’inévitables lacunes, alors qu’en matière de vie privée il convient
morale et civique des jeunes ainsi que ainsi sur la guerre d’Indochine, sur les toujours de les déconstruire.
l’engagement partisan. lycéens ou sur les jeunes délinquants, deux Ce livre a le mérite de proposer à un public
La dernière partie, enfin, sur « l’épreuve » sujets dont l’étude constitue en soi un sujet de éclairé une mise au point utile sur de
qu’ont subie les jeunes hommes mobilisés en thèse. D’où un survol des archives, en parti- nombreuses questions touchant à une classe
Algérie, constitue sans doute le morceau de culier pour l’enseignement et l’éducation d’âge qui a suscité l’inquiétude des adultes,
bravoure de ce travail. Les deux chapitres sur surveillée, et un saupoudrage de références, du moins des acteurs publics, déconcertés par
l’incorporation et l’instruction qui reposent en apparence savantes mais qui ne reposent des comportements jusque là inusités.
25
SOCIÉTÉS SUITE CASTEL/CINGOLANI
pour l’utilité des statistiques que l’on dit re et non en direction de telle ou telle popula- d’ethnocentrisme national ». Une République
« ethniques », du fait qu’elles incluent la tion, permet d’éviter les effets négatifs des pluriculturelle comme alternative au nationa-
mention du lieu de naissance de la personne politiques de discrimination positive, le fait lisme. Certes il ne s’agit pas d’une proposition
enquêtée et de ses parents. qu’elles stigmatisent ceux qu’elles ciblent en nouvelle en soi. Mais le mérite de la demarche
La discrimination négative peut à bon droit vue de les aider. de Robert Castel est de prendre de la hauteur
être politiquement qualifiée de « raciste », L’aspect le plus nouveau et engagé de la de vue par rapport à un débat très pauvre sur le
mais pour Robert Castel il s’agit surtout de réflexion de Robert Castel consiste à envisager multiculturalisme versus le républicanisme.
plaider pour des politiques de discrimination une citoyenneté sociale accouplée à un modè- Puisque convergent l’insécurité sociale et
positive ; elles permettraient de rétablir les le français d’intégration très different du l’insécurité civile, argumente-t-il, les discrimi-
conditions de l’égalité républicaine et de modèle ancien, qui était en réalité un modèle nations sociales habituelles et cette discrimi-
conjurer la menace de sécession que fait français de discrimination : citant Achille nation par l’origine, la race ou l’ethnie, il faut
peser sur la société ce condensé urbain de la Mbembe, l’auteur plaide pour « un certain aussi faire converger les moyens d’y répon-
question raciale et de la question sociale. cosmopolitisme » qui permettrait de retrouver, dre, mettre les capacités d’intervention sociale
L’orientation proposée est pour partie dans le sous le Républicanisme qui s’est imposé à la de la collectivité au service d’une citoyenneté
droit fil de ce qui est déjà tenté : il s’agit de fin du XIXe siècle, le sens de « l’universalisme politique renouvelée par son acceptation du
déployer des ressources, sur une base territo- républicain tel qu’il fût conçu au moment de la fait que l’histoire commune est aussi destin
riale et décentralisée, pour lutter contre le Révolution française : promouvoir le partage commun. Faute de quoi, ce que l’on ne sait pas
cumul de handicaps. Selon l’auteur, de principes valant pour la commune humani- précisément nommer pourrait bien tourner à
l’inscription de ces politiques sur un territoi- té, plutôt que le repli sur une forme l’innommable.
Entretien
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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
JOURNAL EN PUBLIC
MAURICE NADEAU
ous avez remarqué que les éditeurs ces complices en affaires, le respect qu’il a
V lancent de plus en plus de gros pavés de
lecture. En fait d’œuvres complètes, bien sûr,
de chacun, une honnêteté dont il est parfois
victime. Je compatis à sa fatigue et à ses
finir, loin de là, ou du moins que ça va finir
par un mieux. Enfin si vous pouvez me
donner un bon plan, ça me fera bien
comme, récemment, celles de Michel Butor souffrances durant les interminables plaisir... » (Aden, 30 décembre 1884).
ou d’Abdelkébir Khatibi (La Différence), missions à dos de chameau dans le désert Six années ont passé. « Je me porte bien
ou, plus couramment sous forme d’Omnibus d’Abyssinie sous le soleil ou les trombes mais il me blanchit un cheveu par minute, et
et autres Quarto. L’embêtant, avec ces pavés, d’eau, je ne l’accuserai pas de racisme depuis le temps que ça dure je crains
est qu’on ne peut les lire au lit, et que, même quand je le vois s’emporter contre les d’avoir bientôt une tête comme une houppe
à bras tendus (pour les presbytes), ou pliés « abrutis de nègres » qui en toute occasion poudrée, c’est désolant, cette trahison du
(pour les myopes), on finit par se fatiguer. prennent plaisir à le tromper sur les charges cuir chevelu, mais qu’y faire ? » En fait il
Pour ma part, j’ai trouvé la parade : je les lis, qu’il leur impose. Pauvre Rimbaud ! Les maigrit, sa santé s’altère, il a amassé
quand m’en prend l’envie, sur un petit plaisirs sont rares dans la vie qu’il mène, quelques sous, il cale : « Pourrais-je venir
pupitre de bureau (facile à se procurer chez sauf celui, inestimable, de vivre loin de me marier chez vous au printemps
le marchand de couleurs). l’Europe et en liberté. L’ennui et les souf- prochain ? Mais je ne pourrais consentir à
Je pense que c’est le volume (2000 pages frances physiques sans fin, tout cela pour me fixer chez vous, ni à abandonner mes
in quarto, plus d’un kilo) qu’évoque Jean- quitter l’aventure d’une douzaine d’années affaires ici. Croyez-vous que je puisse trou-
Jacques Lefrère en m’envoyant Corres- sur une civière, squelettique, la jambe droite ver quelqu’un qui consente à me suivre en
pondance d’Arthur Rimbaud avec ces solidement ficelée en raison d’un genou voyage ?... » (Harar, 10 août 90). Il n’y est
mots : « A M.N. qui ne trouvera pas ce livre nécrosé, avec, pour le gain qu’il était venu plus : une épouse, une bonne Ardennaise
raisonnable » (à supposer qu’il ne me chercher en ces contrées, un pécule de qui aimerait passer ses nuits au Harar ! Il
prenne pas pour un imbécile complet). 35 000 francs. n’en démord pas : « Il y a une chose qui
Il peut paraître en effet pas très J’ai revécu, avant tout cela, (avant le m’est impossible, c’est la vie sédentaire. Il
« raisonnable » (du côté de l’éditeur) de départ pour Chypre puis Aden), les années faudrait que je trouve quelqu’un qui me
publier pareille Correspondance alors de Londres et de Bruxelles avec Verlaine, suive dans mes pérégrinations... Quant au
qu’elle est en grande partie connue. Dans la déjà contées récemment dans le détail des Harar, il n’y a aucun consul, aucune poste,
déjà volumineuse biographie qu’il a procès et des archives de police (voir Q. L. aucune route, on y va à chameau et on y vit
consacrée à Rimbaud en 2001, Jean-Jacques n°935). J’ai revécu les courtes années parisi- avec des nègres exclusivement. Mais enfin
Lefrère en cite de larges extraits. On en ennes, les nombreux allers-retours Paris- on y est libre et le climat y est bon... » (10
trouve même les manuscrits en fac-similés, Roche, l’insatisfaction du jeune génie qui novembre). De quoi tenter une jouvencelle
réunis par Claude Jeancolas, dans les quatre joue les voyous devant les notables en poésie de Charleville !
volumes de Textuel en 1997. Sans parler de qui se feront bientôt traiter de « décadents ». 20 février 1891. Ce n’est pas « Mes chers
celles que publie Steve Murphy dans les J’ai rendu hommage au « Pauvre Lélian », à amis », mais « Ma chère maman » : « Je
Œuvres complètes chez Honoré Champion. l’amoureux fou de « l’enfant sublime », à vais mal à présent. J’ai du moins à la jambe
Bref : pas très « raisonnable » en effet. l’éditeur des Illuminations. Tout cela ici dans droite des varices qui me font souffrir beau-
En fait : très « raisonnable ». Parce que, le détail de la vie quotidienne, lettre après coup. Et ces varices sont compliquées de
cette fois, non seulement toutes les lettres lettre. Dans la méconnaissance de ceux qui, Rhumatisme. Il ne fait pourtant pas froid
de Rimbaud sont rassemblées en un seul précisément, auraient dû savoir et recon- ici, mais c’est le climat qui cause cela (...)
volume, mais qu’en sus, nous pouvons lire naître, dans leur indifférence, leur hostilité. achète-moi un bas pour varices, pour une
toutes (ou presque) les lettres dont Comme on comprend le jeune Arthur jambe sèche et longue... » etc. Il ne sait pas,
Rimbaud fut le destinataire. Outre, cerise n’ayant rien à voir avec ce monde-là. le pauvre, le médecin de là-bas ne sait pas
sur le gâteau, les lettres ou communications Comme on le comprend de n’avoir eu qu’un non plus, qu’il est atteint d’un cancer du
ou articles suscités par la « découverte » de désir : prendre le large, voir d’autres cieux. genou, d’une « ostéo » quelque chose qu’a
la part de ses contemporains d’un précisée le docteur Jean-Jacques Lefrère
mystérieux poète disparu nommé Arthur e qui m’émeut à nouveau ce sont les
Rimbaud (ou Reimbaud, ou Rimbaut). Ce
qui aurait été « déraisonnable », difficile
C « lettres à la famille », adressées en fait
à la mère sous le couvert de « Mes chers
dans la biographie. Il ne connaît pas la gra-
vité de son mal, ayant trop à faire avec le
reste : « la mauvaise nourriture, le logement
même à imaginer, est que, ne voyant pas de amis ». Après deux ans d’Afrique, on lui malsain, le vêtement trop léger, les soucis de
limites à sa boulimie, Jean-Jacques Lefrère demande de revenir à Roche, de tenter de s’y toutes sortes, l’ennui, les tracas continuels
ait eu envie de réunir toutes les lettres établir et de s’y marier. « Comment puis-je au milieu de nègres canailles par bêtise,
échangées à propos du poète après sa mort. aller m’enfouir dans une campagne où tout cela agit très profondément sur le
Celle-ci survient le 10 novembre 1891 à personne ne me connaît, où je ne puis trou- moral et la santé en très peu de temps. Une
l’Hôpital de la Conception à Marseille. Fin ver aucune occasion de gagner quelque année ici en vaut cinq ailleurs, on vieillit
de Correspondance. chose ? Comme vous le dites, je ne puis très vite ici, comme dans tout le Soudan... »
Un aveu : en dépit de quelques semaines aller là que pour me reposer, et pour me 30 avril. De nouveau « Ma chère
passées face à ce pavé, je n’ai pas lu reposer il faut des rentes, pour me marier il maman ». Il est à l’hôpital d’Aden. « Le
« toutes » les lettres de Rimbaud datées faut des rentes ; et ces rentes-là je n’en ai docteur anglais, dès que je lui ai montré
d’Aden ou de Harar, lettres de commerçants, rien. Pour longtemps encore, je suis donc mon genou, a crié que c’est une synovite
d’hommes d’affaires, de trafiquants condamné à suivre les pistes où je puis trou- arrivée à un point très dangereux par suite
d’armes, employeurs ou destinataires ver à vivre jusqu’à ce que je puisse râcler à du ma nque de soins et des fatigues. Il
d’armes et de marchandises comme Alfred force de fatigues de quoi me reposer parlait tout de suite de couper la jambe (...)
Bardey, Alfred Ilg, César Tian, Armand momentanément. J’ai à présent en main Et je suis étendu, la jambe bandée, liée,
Savouré, le roi Ménélik. Ces tractations à treize mille francs. Que voulez-vous que je reliée, enchaînée, de façon à ne pouvoir me
propos de fusils, de casseroles, de tissus, fasse de cela en France ? Quel mariage mouvoir... »
d’ivoire, de gros sous appelés thalaris, me voulez-vous que cela me procure ? (...) On n’a pas le cœur de continuer. Le
dépassent et m’ennuient. J’admire seule- Enfin, j’ai trente ans passés à m’embêter
ment la grande patience de Rimbaud avec considérablement et je ne vois pas que ça va SUITE
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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE SUITE MAURICE NADEAU/JOURNAL EN PUBLIC
bateau des Messageries, l’hôpital de la let, après une hospitalisation de soixante- Claudel, recopiée par Isabelle, elle a été
Conception à Marseille (« où je paie 10 trois jours au cours de laquelle la question trafiquée pour « les besoins de la cause
francs par jour, docteur compris »), person- dérisoire de sa situation militaire n’a cessé cléricale ». On y trouve le fameux : « Oui,
ne pour toucher l’argent qu’il a gagné, de le tarauder, Rimbaud quitte Marseille. Il je crois, il faut croire ». Le coup de pied de
« quelle triste vie ! » L’amputation de la accomplit seul le trajet en train et descend, l’âne.
jambe droite, les béquilles. A sa sœur après plusieurs changements, dans la gare On savait que le poète n’est pas mort tout
Isabelle (15 juillet) : « je suis assis et de de Voncq qui dessert le hameau de Roche. à fait méconnu. Les admirateurs d’Une
temps en temps je me lève et sautille une Pendant ce séjour dans les Ardennes son Saison en enfer et de ces Illuminations
centaine de pas sur mes béquilles (...) On état se dégrade, et son idée fixe est de repar- qu’avait publiées Verlaine alors que son
ricane à vous voir sautiller. Rassis, vous tir pour l’hiver dans les pays de la Mer auteur passait pour disparu (dans l’espace
avez les mains énervées et l’aisselle sciée, Rouge. Il quitte Roche le 23 août et descend ou dans le temps) n’étaient pas nombreux,
et la figure d’un idiot. Le désespoir vous en train à Marseille, accompagné par sa certes, dans les années 80, et ils se gaus-
reprend et vous restez assis comme un sœur. A l’arrivée il est si faible qu’il ne peut saient même un peu du sonnet des Voyelles.
impotent complet, pleurnichant et atten- s’embarquer et est admis à nouveau à Moins de cinquante ans plus tard le mythe
dant la nuit qui rapportera l’insomnie l’hôpital de la Conception. Il y meurt le 10 prenait corps. Toujours entretenu et toujours
perpétuelle et la matinée encore plus triste novembre ». vivace, comme on le voit.
que la veille etc etc. La suite au prochain Le 23 septembre Isabelle avait envoyé à
numéro. » sa mère une lettre de Marseille tandis que de
Pour le « prochain numéro », je laisse la la suivante, datée du 23 octobre, il existe
parole à Jean-Jacques Lefrère : « Le 23 juil- trois versions. On pense, que citée par Arthur Rimbaud, Correspondance, Fayard
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SOCIÉTÉS
SUITE
l’implacable cordon ombilical du téléphone... ANDRÉ-MARCEL D’ANS, EN COMPAGNIE DU
qui les confronte aux demandes incessantes de PRÉSIDENT ZELAYA DU HONDURAS
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SOCIÉTÉS SUITE D’ANS/LE PRÉSIDENT
développementeurs, tous empressés de célébrer deportados sur le tarmac de l’aéroport de Telle est donc la situation, navrante en vérité.
le rôle des remesas en tant que « stimulant du Tegucigalpa. Et pourtant, quand on interviewe les deportados
développement », répétant à l’envi que celles-ci Or voilà que cette année, depuis que le prési- que le Grand Oiseau blanc déverse dorénavant
sont censées financer les études des enfants, la dent du Honduras, usant de ce qui lui semblait au rythme de 400 par jour, on ne peut qu’être
création de micro-entreprises, etc. Or, toute être la souveraineté de son pays, est allé rencon- frappé par leur étrange manque de rancœur et de
enquête sérieuse révèle que près de 90% des trer Hugo Chávez chez Daniel Ortega, et main- découragement. Tous se disent prêts à repartir
remesas sont consacrées à la consommation, tenant qu’il vient de se rendre en visite officielle sur-le-champ, quitte à se réendetter vis-à-vis des
non à l’investissement; et que seuls 8,3% chez le voisin cubain, le rythme des atterris- coyotes, auprès de qui très souvent la dette
d’entre elles vont au quintile des familles les sages de ces Grands Oiseaux blancs est passé de précédente n’a pas été réglée.
plus pauvres. Le quintile le plus riche, en un à deux, voire trois par jour... N’y voyez Cet état d’esprit marque une différence
revanche, en capte plus de 30%. cependant nulle rétorsion politique, assure fondamentale entre le migrant d’ici et le migrant
Il faut savoir en outre que l’argent que l’Ambassadeur des États-Unis, qui explique en de là. Ici, où le scandale du « charter des 101
reçoivent les familles les plus pauvres sert souriant que si les rapatriés sont maintenant plus Maliens » semble devoir habiter les mémoires à
essentiellement, et pendant très longtemps, non nombreux, c’est tout simplement parce tout jamais, et où l’embarquement d’un expulsé
pas à consommer ni moins encore à investir, qu’augmente le nombre de ceux qui tentent de récalcitrant sur un avion de ligne provoque l’ire
mais à payer les dettes contractées pour permet- fuir le Honduras... des passagers au point de faire annuler des vols.
tre le départ du migrant. Vu que, directement ou Si aux expulsés par avion qui arrivent Là au contraire, les centaines de milliers
indirectement, les coyotes s’articulent aux des États-Unis on ajoute ceux qui le font par voie d’expulsions ne suscitent aux États-Unis aucune
réseaux mafieux qui coordonnent tous les terrestre depuis le Mexique, on atteint un total de protestation, pas une seule manif, pas la moin-
trafics (d’armes, de drogue et d’êtres humains), 100 000 rapatriés par an. Le Mexique en effet a dre pétition. Et chez le migrant renvoyé au pays,
on voit comment à travers eux une partie de négocié avec les États-Unis des accords qui en juste un peu de dépit devant sa malchance
l’argent « propre » qui entre au Honduras au font un État-tampon, comme l’Europe cherche à personnelle... Tout se passe donc comme si ceux
titre des remesas, retourne inexorablement à de le faire en ce moment avec la Libye et le Maroc. qu’obnubile le rêve américain étaient déjà, dès
nauséabonds tréfonds. En échange de certains « avantages » pour ses avant leur départ, tellement nord-américanisés
Personne enfin ne semble s’étonner de ce que propres émigrés (lesquels, notamment, ne sont dans leur tête, que ceci les pousse à trouver
le volume des remesas n’ait pas souffert du pas soumis aux mesures de l’Expedited Removal normales les raisons de leur expulsion!
nombre croissant des émigrés qui se font qui permet désormais d’expulser les migrants Enfin, nul ici n’entretient l’intention d’exiger
expulser des États-Unis : 26 600 d’entre eux en illégaux au terme d’une procédure réduite à 15 la compensation d’un malheur historique (chez
2006, et plus de 30 000 déjà en cette fin d’année jours au lieu de 90 précédemment), le Mexique nous : l’esclavage, la colonisation, la Guerre
2007, ont rejoint le Honduras en débarquant du s’est engagé à arrêter et à réexpédier chez eux le d’Algérie, etc.). Bien au contraire : trois notes
Pájaro blanco (le « Grand Oiseau blanc »), plus grand nombre possible de migrants transi- de l’hymne états-unien, et voici le candidat-
sobriquet par lequel la gouaille populaire tant par son territoire. D’où une férocité accrue émigré latino déjà dressé debout, une main sur
désigne ces gros avions dépourvus de tout signe de la Migra et des bandes de pillards à l’égard le cœur ! Celui qui part à la conquête des États-
d’appartenance, qui depuis deux ans déjà des migrants d’Amérique centrale, plus que Unis est un percepteur d’avenir, pas un créanci-
déversent jour après jour leur cargaison de jamais considérés comme des parias. er du passé.
CINÉMA
Bâtons rompus
Le changement de millésime annonce implacablement le temps des palmarès et tions qu’il invente est suffisante pour tenir la
distance, surtout lorsqu’il la veut aussi
des perspectives arrière. L’année échue désormais bien cadrée dans le rétroviseur, vont longue (la version exploitée est pourtant déjà
se succéder bilans artistiques et comptables (le mur des 600 films présentés a-t-il été une réduction de l’originale), il n’empêche :
sa capacité à extraire de ses acteurs, profes-
enfin franchi ?), établissements des Top Ten de la critique et du public, distribution de sionnels ou non, des résonances rares, à
rubans et médailles diverses – le nombre de prix décernés atteignant largement celui capter un naturel aussi soigneusement
reconstitué, le rapproche des grands anciens,
des prix distribués par l’Académie française : si l’on se réfère à L’Annuel 2007, 86 prix le premier Renoir, le Jacques Rozier des
ont été attribués en 2006 par 16 jurys français, des « César » aux « Gérard ». Aucune débuts, le Pialat des grands moments.
L’héritage est lourd, Kechiche semble capable
raison pour que l’année qui vient soit moins généreuse. Et conformément à l’usage, de l’assurer, à condition de maîtriser ses
c’est le prix Louis-Delluc qui a ouvert le bal. scénarios, de retirer la marmite du feu avant
qu’elle ne déborde : le miracle du Renoir
d’avant-guerre tenait à l’équilibre et au
LUCIEN LOGETTE dosage d’éléments antagonistes. Les grands
films de 2007 – De l’autre côté, Secret
Sunshine, No Country for Old Men (sortie en
ouvent qualifié de Goncourt du cinéma, dernier cru de la production française est janvier) – sont des films au scénario bétonné.
S ce qui n’est vraiment pas gentil, le Delluc,
fondé en 1937, est le plus ancien des prix
aussi important en nombre qu’il est faible en
révélations. Que le jury du Delluc n’ait pu
Kechiche a pour lui une « nature » évidente,
déjà remarquée dans ses précédents titres, La
hexagonaux. Mais cet aspect vénérable n’est retenir, dans son ultime sélection, que les Faute à Voltaire et L’Esquive, chacun large-
pas synonyme de conservatisme, et ses choix films de Rohmer, Chabrol, Oliveira, Téchiné, ment laurés. Ne lui reste qu’à la contrôler.
sont souvent pertinents, même si nous ne Honoré, Bruni Tedeschi ou autres Nolot Le Delluc de la première œuvre est allé,
sommes pas toujours à l’unisson de certains – c’est-à-dire rien de très neuf, la musiquette pour moitié à Naissance des pieuvres de
de ses lauréats récents, Noémie Lvovsky ou des Chansons d’amour exceptée – est assez Céline Sciamma, dont nous avons dit de façon
Philippe Garrel. Cette année, c’est Abdellatif alarmant quant à l’état des lieux que nous éparse tout le bien que nous en pensions. Ce
Kechiche qui décroche le trophée, pour La sommes amenés à hanter douze mois durant. n’est pas parce qu’il est aujourd’hui récom-
Graine et le mulet, dont la sortie a été Kechiche n’est sans doute pas encore le pensé que nous renierons le plaisir pris à ce
acclamée par la presse tout entière. On pour- cinéaste génial que la rumeur tente de nous film fragile. Un regret : que 24 mesures de
rait dire, et c’est là notre mauvais esprit qui vendre, il aurait certainement besoin de Jalil Lespert n’ait pas reçu l’autre moitié du
parle, qu’il n’avait guère de concurrents : le croire un peu moins que la force des situa- prix, plutôt que Tout est pardonné, de Mia
30
LA QUINZAINE RECOMMANDE
Littérature Daniel Bensaïd Un nouveau théologien : B. H. Lévy Lignes
Hanson-Love, sur lequel nous garderons un sont plus en tête, bousculés par Citizen Kane, d’être coopté, ensuite pour glisser dans la
silence navré. Mais personne n’est parfait, La Nuit du chasseur et La Règle du jeu. Mais liste quelques films selon notre cœur, histoire
surtout les jurys. De toutes façons, si nous il ne s’agit pas d’un bouleversement, simple- de la faire échapper à l’emprise académique
devions attribuer un prix à la surprise ment d’un glissement des valeurs patrimonia- redoutée : raté. Serions-nous seul à penser
française de l’année, c’est à Philippe Ramos les : on remplace La Passion de Jeanne d’Arc que The Mortal Storm (Borzage), Macadam
et son Capitaine Achab que nous l’attribue- par L’Atalante, mais on demeure dans le à deux voies (Hellman), Sans soleil (Marker)
rions sans hésiter. Cette extraordinaire recréa- même registre, taillé dans le marbre des et Short Cuts (Altman) sont parmi les plus
tion du personnage de Melville, dans laquelle tombeaux. beaux du monde ?
Moby Dick n’apparaît que quelques secondes, Pas question de transgresser les lourdeurs Beaucoup plus amusante nous semble
est ce que nous avons vu de plus inventif et de historiques : sur les vingt premiers titres l’idée de la revue anglaise Sight & Sound de
plus excitant pour l’œil et l’esprit depuis classés, le plus récent est de 1963 (Le dresser, dans son numéro d’août dernier, une
plusieurs lurettes. Le film est encore inédit Mépris) ; le seul film postérieur à l’an 2000, liste de 75 films, « joyaux cachés oubliés par
– prière de scruter les programmes et de ne Mullholand Drive (David Lynch) est 94e. le temps », chacun choisi par un critique. Le
pas le laisser échapper lorsqu’il sortira ; ce Tout se passe comme si l’importance d’un résultat est évidemment à des années-lumière
genre de produit rare est souvent volatil. film ne pouvait être saisie qu’à travers le de la liste française, et constitue une sorte
Les jurés du Delluc ne sont qu’une ving- filtre du temps et que sa beauté ne pouvait d’anti-Panthéon fort rafraîchissant. Honnê-
taine. Quatre fois plus nombreux ont été les s’estimer qu’en proportion de la poussière tement, nous ne connaissons pas la moitié des
critiques et historiens sollicités par Claude- qui le recouvre – et que l’on ne va d’ailleurs titres cités, mais on peut rêver devant les
Jean Philippe pour établir la liste des « 100 pas balayer souvent : combien d’entre nous mystères de The Girl from Carthage (Albert
plus beaux films du monde ». L’exercice, ont revu récemment Potemkine ou Le Vent de Samama Chikly, 1924, Tunisie) ou de
parfaitement vain, s’effectue à intervalles Sjostrom ? Ainsi, depuis vingt ans, aucun Grounded God du prince Chatri Chalerm
plus ou moins réguliers depuis 1958 et n’a film digne d’être comparé à La Belle et la Yukol aka Tan Mui (Thaïlande, 1975). Quant
pour seule utilité que de fixer un certain état Bête, à Casque d’or ou à Johnny Guitar au reste, il est rassurant de voir surgir du fond
collectif de la profession, manière de voir (entre cent exemples) n’est venu frapper nos des mémoires de nos confrères anglais Les
comment évoluent sur le long terme ses rétines ? Ni Angelopoulos, ni Tarkovski n’ont Aventures d’Hadji Baba (Don Weis),
modes, ses critères et ses sensibilités. Le rien signé digne de concurrencer Woody Éclairage intime (Ivan Passer), Le Mangeur
résultat, récemment publié sur le site des Allen ou Jacques Demy ? Pourquoi continuer de citrouilles (Jack Clayton) ou Subarna-
Cahiers du cinéma, est plein d’enseignement. à s’empiffrer de deux ou trois films quoti- rekha (Ritwik Ghatak), tous films pour
Pas tellement sur les choix que sur leur diens si les jeux sont faits et que tout est lesquels on donnerait tout Mozart et tout
immobilisme. Certes, Le Cuirassé Potemkine, derrière nous ? Nous nous étions prêté à la Weber. Quelle revue française lancerait un tel
La Ruée vers l’or et Le Voleur de bicyclette ne chose, d’abord par lâcheté et satisfaction jeu ?
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La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire :
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Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi
Diffusé par les NMPP – Janvier 2008
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La Quinzaine littéraire
LOUIS VUITTON
Voyager avec...
La collection JACQUES
« Voyager avec... » DERRIDA,
(La Quinzaine littéraire/ La Contre allée
LOUIS VUITTON)
a publié : JEAN
Voyager avec... CHESNEAUX,
Carnets de Chine
ERNST JÜNGER,
Récits de voyages JOSEPH ROTH,
Automne à Berlin
BLAISE
CENDRARS, PAUL MORAND,
Le Panama et les Au seul souci
Aventures de mes sept de voyager
oncles; et autres
poèmes D. H. LAWRENCE,
L’odyssée d’un rebelle
VIRGINIA WOOLF,
Promenades JOSEPH CONRAD,
européennes Le port après les flots
MARIO VALERY
26 e
DE ANDRADE, 372 p.
LARBAUD,
L’apprenti touriste Le vagabond
HARMONIA MUNDI
sédentaire
NATSUME SÔSEKI, Les lettres d’Henry James, choisies par Laurent
Haltes en Mandchourie Bury pour constituer ce recueil reflètent les FRANCOIS
émotions de James voyageur, ses enthousiasmes et MASPERO,
ses désarrois, ses rencontres et ses découvertes, avec Transit et Cie
ANDREI BIÉLY, une vigueur et une spontanéité qui n’apparaissent
Le collecteur pas dans ses textes de fiction, plus policés.
d’espaces A travers ses ambivalences et ses contradictions on PHILIP K. DICK,
y lit, comme l’explique Evelyne Labbé dans son Le zappeur de mondes
RAINER MARIA éclairante préface, « une tension intime » entre le
désir de voyager et celui de se fixer, accumulant un
RILKE, capital d’impressions et de sensations nouvelles,
WALTER
Lettres à une compagne anticipant ce que le souvenir fera de cette réalité afin BENJAMIN,
de voyage que l’œuvre advienne. Car, pour James, « c’est l’art Les chemins
qui fait la vie, l’intérêt, l’essentiel ». du labyrinthe
VLADIMIR Les illustrations de ce livre sont empruntées au
photographe américain Alvin Longdon Coburn.
MAÏAKOVSKI, Certaines avaient été choisies par James lui-même KARL MARX,
Du monde pour figurer dans l’édition américaine de ses œuvres Le Christophe Colomb
j’ai fait le tour en vingt-cinq volumes. du capital