Sunteți pe pagina 1din 14

Bernard Sève

Louis-Le-Grand, Paris

ANTITHÈSE ET ISOSTHÉNIE
CHEZ PASCAL

L'usage de l'antithèse est un des traits caractéristiques de Pascal écrivain. Nous ne parlons
pas ici du mauvais procédé de « ceux qui font les antithèses en forçant les mots », dont la « règle
n'est pas de parler juste, mais de faire des figures justes » {Pensées, L. 559, L.G. 480, Β. 27)1 ; au
nombre de ces derniers se trouve le P. Noël, dont Pascal se moque dans sa lettre à Le Pailleur
pour ses « antithèses opposées avec tant de justesse qu'il est aisé de voir qu'il s'est bien plus étudié
à rendre ses termes contraires les uns aux autres que conformes à la raison et à la vérité » (février
1648, édition Mesnard, t. II, p. 564). L'usage correct de l'antithèse suppose donc non seulement
que les termes en soient contraires ou opposés (c'est la définition minimale de l'antithèse), mais
qu'ils soient « conformes à la raison et à la vérité». Pour Pascal l'antithèse n'est pas un simple
procédé d'ornementation ou de littérature, mais bien un moyen d'expression adéquate du vrai.
On peut, en conséquence, supposer que l'usage pascalien de cette figure de rhétorique n'est
pas seulement rhétorique ; qu'à tout le moins, il est toujours naturel, qu'il ne force ni les mots, ni
la vérité ; et, qu'il a peut-être une valeur théorique et philosophique propre. Cette dernière
hypothèse est celle que je défends dans cet article.
On pourrait bien sûr soutenir que l'usage de l'antithèse exprime d'abord un tempérament
(comme chez Nietzsche ou, en un sens différent, chez Hugo), et très exactement un tempéra-
ment combatif ou polémique. Par sa brutalité binaire, l'antithèse est une arme de combat, et
Pascal, foncièrement, est un militant ; « c'est un fait », écrit Gouhier, « que le christianisme de
Biaise Pascal est spontanément agressif» (1974, p. 107). L'antithèse souligne et dénonce, elle

HERMÈS 15, 1995 105


Bernard Sève

accuse le trait, et, parfois, simplifie. Un bon exemple en est donné par la fin de la Douzième
Provinciale : « Cest une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d'opprimer la
vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever
davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que
l'irriter encore plus » (1992, p. 234).
Au-delà de l'expression d'un tempérament, l'antithèse est aussi un outil de l'art de
persuader. Le genre très pascalien de la «lettre» (non seulement les Lettres écrites à un
provincial, mais les lettres que Pascal projetait d'écrire, comme en témoignent maints fragments
des Pensées) est particulièrement favorable à l'usage de l'antithèse. Fondamentalement, ces
lettres ont toujours la signification d'un geste apologétique et d'une incitation à la conversion ; or
la conversion est d'abord une césure temporelle, opposant un avant et un après. L'apologétique
et l'exhortation à la conversion appellent donc l'antithèse comme leur expression la plus
adéquate. Comme le souligne justement Philippe Sellier, le plus important est ici « le geste du
découpage. Pascal n'est guère l'homme des gradations insensibles, des estompements progressifs, des
franges indécises : les coupures qu'il pratique brillent d'un éclat minéral » (1988, p. 121). Ainsi des
grandes antithèses entre lumières et ténèbres, justice et force, raison et imagination, grandeurs
naturelles et grandeurs d'établissement, etc. Ces antithèses sont essentiellement déséquilibrées,
elles procèdent par contraste et ont pour fonction de « promouvoir » l'un des deux termes
(lumières, force, imagination, grandeurs naturelles) au détriment de l'autre (ténèbres, justice,
raison, grandeurs d'établissement), le statut et les motifs de cette promotion étant à chaque fois
singuliers.
Tout cela est vrai, mais ne me paraît nullement épuiser l'usage pascalien de l'antithèse. Ces
usages sont très divers, et il en est un parmi eux qui me paraît investi d'un sens théorique ou, si
l'on préfère, philosophique, extrêmement précis.
Soit le célèbre passage suivant (L. 131, L.G. 122, B. 434) : « Quelle chimère est-ce donc que
l'homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ?
Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur,
gloire et rebut de l'univers ». La dernière phrase est la juxtaposition de trois antithèses fortes
(juge de tout/imbécile ver de terre, dépositaire du vrai/cloaque d'erreur, gloire/rebut) ; mais ces
antithèses n'ont nullement pour but de promouvoir l'un des termes, de dire par exemple que
l'homme est plutôt gloire que rebut ou plutôt rebut que gloire. Elles ont au contraire pour
fonction de dire que l'homme est tout autant rebut que gloire, ou, si l'on préfère cette
formulation, qu'il n'est pas plus rebut que gloire, pas plus gloire que rebut. Le thème du passage
est en effet que la condition de l'homme est double (ce terme revient à trois reprises dans les
passages du fragments rayés ensuite par Pascal), et que cette dualité ne peut être résorbée dans
l'un des deux termes opposés ; voilà pourquoi le même fragment parle d'« embrouillement », de
«paradoxe», de caractère «inconcevable» de la nature humaine. S'il y a contradiction de la
nature humaine, c'est parce que les éléments antithétiques s'équilibrent et se répondent exacte-
ment. Pour reprendre un vieux mot de la langue sceptique, c'est qu'il y a isosthénie, ce qui

106
Antithèse et isosthénie chez Pascal

signifie littéralement : force égale de deux éléments. Mon hypothèse est que l'antithèse pasca-
lienne a très souvent pour fonction d'exprimer une isosthénie2.
Les antithèses isosthéniques sont donc tout-à-fait autre chose que les antithèses visant à
promouvoir un terme, comme celle de la Douzième Provinciale évoquée plus haut ; dans ce
dernier texte, après avoir développé l'antithèse vérité/violence, Pascal ajoute d'ailleurs : « Qu on
ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence... »
(1992, p. 234). Si Pascal éprouve le besoin de rejeter aussi explicitement le contresens (qui
prendrait pour égales en force la violence et la vérité), n'est-ce pas que la portée isosthénique de
l'antithèse lui paraît à ce point naturelle qu'il craint une méprise du lecteur ? Pour détruire le
possible « contresens isosthénique », il faut produire la différence rétablissant l'inégalité, l'ani-
sosthénie des deux termes antithétiques.

L'usage de l'isosthénie dans Y Entretien et dans les Pensées


Il y a isosthénie entre deux éléments quand on pose d'une part qu'il existe entre eux une
disjonction exclusive, et d'autre part que le choix entre les deux éléments en question est
impossible, n'y ayant aucune raison de choisir l'un plutôt que l'autre, parce qu'il y a exactement
autant de raison de choisir l'un que de choisir l'autre. L'âne de Buridan entre le seau d'eau et le
seau d'avoine est dans une situation typiquement isosthénique, puisque l'on pose qu'il est
également attiré par l'eau et par l'avoine3. Mais le concept d'isosthénie peut s'appliquer à toutes
sortes d'éléments : concepts, thèses, discours, arguments, perceptions, attitudes morales ou
politiques.
Le texte pascalien le plus remarquable à cet égard est l'Entretien avec M. de Sacy sur la
lecture d'Epictète et Montaigne. Je suis le texte, que l'on peut dire définitif puisqu'il est celui de
l'original de Fontaine, très heureusement découvert et publié en 1994 par Pascale Mengotti et
Jean Mesnard ; les références renverront aux pages de cette édition, ainsi que, pour la commo-
dité, aux paragraphes de l'édition Mesnard de 1991 (tome III, p. 124-157)4. Le repérage textuel
des occurrences de la notion d'isosthénie (car le mot n'apparaît jamais) obéit aux deux
conditions suivantes : la mention expresse de deux éléments opposés, exclusifs l'un de l'autre, et
la mention non moins expresse de leur égalité. Il faut en outre distinguer les cas où Pascal fait
mention de l'isosthénie pratiquée par Montaigne (p. 99-110 — § 16-22 ; et p. 118-120 — § 28) et
les cas où il la pratique lui-même (p. 125-126 — § 34 ; et p. 130-131 — § 38, et la structure
d'ensemble de XEntretien, comme nous le verrons plus loin).
Sauf erreur, les occurrences sont, pour le premier cas, les suivantes : p. 100-101 — § 16
{«sopposant également à ceux qui [...] et à ceux qui»; «sous des balances qui, pesant les
contradictoires, les trouvent dans un parfait équilibré ») ; p. 101 — § 17 (« les apparences étant
égales de part et d'autre ») ; p. 103 — § 19 (« il lui est entièrement égal de l'emporter ou non dans

107
Bernard Sève

la dispute » ; « il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite ») ; p. 110 — § 22 (« ce
qui est aussi facile que le contraire ») ; p. 120 — § 28 (« les vraisemblances étant pareilles d'un et
d'autre côté»). Pour le second cas : p. 125 — § 34 (« l'un a la vérité dont l'autre a l'erreur6,« ils
ruinent les vérités aussi bien que les faussetés l'un de l'autre ») ; p. 131 — § 38 (« l'une [lecture]
s'oppose au mal de l'autre »).
On notera la variété des éléments isosthéniques : les apparences (au sens de « phéno-
mènes », p. 101 — § 17 et p. 120 — § 28), les adversaires combattus (p. 100 — § 16), les
systèmes philosophiques (p. 125 — § 34), soi-même d'un côté et tous les adversaires ensemble
de l'autre (p. 103 — § 19), l'effet moral des lectures philosophiques (p. 131 — §38), les
contradictoires en général (p. 100 — § 16). Mais ce n'est pas ce point qui nous retiendra ici.
L'ensemble de l'Entretien doit en réalité être lu comme une gigantesque isosthénie : au-delà
des occurrences explicites, il y a la structure même du texte, le si spectaculaire examen parallèle
des philosophies d'Epictète et de Montaigne, ce que H. Gouhier appelle leur «antithèse
symbolique» (1971, p. 93). Tous les commentateurs ont été frappés par cette construction7.
L'antithèse de la p. 121 — §29 (opposition de la «vertu stoïque qu'on peint avec une mine
sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés [...] » et de la vertu montanienne « naïve,
familière, plaisante, enjouée et pour ainsi dire folâtre ») est comme la pars totalis de tout le
morceau : cette antithèse vaut pour une isosthénie, cette description rhétoriquement efficace des
deux « vertus » contraires d'Epictète et de Montaigne signifie qu'aucune des deux n'est la vertu,
qu'elles errent toutes les deux et qu'elles errent également. À ma connaissance d'ailleurs, aucun
mot de l'Entretien n'indique qu'à défaut d'être chrétien, mieux vaudrait (ou moins mal vaudrait)
être stoïcien que sceptique ou sceptique que stoïcien : le renvoi dos-à-dos des deux philosophies
rivales est la conséquence, en même temps que l'indice, de la rigoureuse isosthénie qui gouverne
ce texte.
Cette structure isosthénique de l'Entretien avec M. de Sacy trouve son équivalent dans divers
textes parallèles des Pensées, nombreux dans les liasses VII («Contrariétés»), IX («Philo-
sophes »), X («Le souverain bien »), XI («APR ») et XVI («Faussetés des autres religions»), et
par exemple dans le fragment L. 131, L.G. 122, B. 434. Pascal y parle explicitement le langage
de la force (des arguments, des discours, des philosophies) : « La principale force des pyrrho-
niens », «Je m'arrête à l'unique fort des dogmatistes », « Voilà les principales forces de part et
d'autre ». Et ces forces mises en regard s'équilibrent exactement : « Contre quoi les pyrrhoniens
opposent, en un mot, l'incertitude de notre origine qui enferme celle de notre nature. À quoi les
dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure ». Ce souci pascalien de poser une
isosthénie paraît évident dans le fragment L. 124, L.G. 115, B. 125, où les antithèses parlent
d'elles-mêmes : « Contrariétés. L'homme est naturellement crédule, incrédule, timide, téméraire ».
Il me paraît également gouverner les textes où Pascal utilise la figure sceptique du cercle
vicieux, comme dans le fragment L. 122, L.G. 113, B. 416: «La misère se concluant de la
grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d'autant plus qu'ils en ont pris
pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d'autant plus de force qu'ils l'ont

108
Antithèse et isosthénie chez Pascal

conclue de la misère même, tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n'a servi
que d'un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c'est être d'autant plus misérable
qu'on est tombé de plus haut, et les autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres, par
un cercle sans fin, étant certain qu'à mesure que les hommes ont de lumière, ils trouvent et
grandeur et misère en l'homme. »
Le plus remarquable ne me paraît pas être ici l'idée (assurément présente) de circularité et
d'immobilité de l'histoire de la philosophie, mais la portée isosthénique du passage : Pascal parle
de « force » de l'argumentation, et la structure circulaire et paradoxale (conclure la grandeur de
la misère son contraire, et vice versa) de l'argumentation décrite par Pascal implique ou plutôt
suppose l'isosthénie. Isosthénie et cercle sont très étroitement liés, chez Pascal comme dans le
scepticisme ancien, mais il me semble qu'ici le cercle sert davantage à établir l'isosthénie que
l'isosthénie ne sert à établir le cercle : chaque fois qu'un camp renforce son argumentation
(« tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur... »), il renforce ipso facto, et dans les
mêmes proportions, l'argumentation du camp adverse (« ..n'a servi que d'un argument aux autres
pour conclure la misère»). L'isosthénie est garantie en même temps que maintenue par la
structure circulaire du débat.
Ces analyses me paraissent indiquer que la pratique pascalienne de l'isosthénie est parfaite-
ment consciente et maîtrisée. On remarquera d'ailleurs que Pascal, dans ses moments isosthé-
niques, ne parle pas en termes de vérité ou d'erreur mais en termes de force plus ou moins
grande du discours {Entretien, p. 101 — § 17, p. 103 à 110 — § 19 à 22 ; textes parallèles des
Pensées) ; un autre indice en est que le premier temps de l'exposé sur Montaigne dans VEntretien
(p. 99-103 — § 16-19) est entièrement commandé par le thème de l'isosthénie, et que ce n'est
qu'après l'incidente apologétique de la p. 103 — § 20 que Pascal expose en vrac les arguments
sceptiques usuels ou récents8, comme s'il était plus sensible à la force sceptique de l'isosthénie
qu'à celle des tropes d'Enésidème ou d'Agrippa. On notera enfin l'usage symptomatique d'une
argumentation in utramque partem, puisque Pascal juxtapose un exposé défavorable à un exposé
favorable du stoïcisme (p. 93-96 — § ll-13/ρ. 96-99 — § 14) comme du scepticisme (p. 99-110
— § 15-22/p. 117-122 — § 27-29).
Si l'on admet ce qui précède, cinq questions se posent : comment établir lïsosthénie,
c'est-à-dire montrer qu'effectivement les éléments opposés sont de force égale ? L'isosthénie
est-elle constatée ou recherchée ? Quelle lumière ce concept jette-t-il sur la conception pasca-
lienne de l'histoire de la philosophie esquissée dans YEntretien ? Comment sortir de l'isosthénie,
à supposer qu'on veuille, comme Pascal, en sortir ? Comment comprendre l'isosthénie hyper-
sceptique de YEntretien ?

Problèmes théoriques soulevés par la notion d'isosthénie


La première question (comment peut-on montrer que deux arguments ou deux discours
sont de force égale ?) est sans solution dans le cadre du scepticisme. Le sceptique ne dispose pas

109
Bernard Sève

et ne peut pas disposer d'un critère d'évaluation de la force des arguments : s'il disposait d'un tel
critère, il serait dogmatique9. Dans ses textes sceptiques, Pascal est logé à l'enseigne commune : il
ne peut que poser sans preuve que les discours « depart et d'autre » (L. 131) sont de force égale.
La mesure effective de la force des discours n'est jamais faite, et ne peut pas être faite dans le
cadre du scepticisme. Cette égalité est toujours supposée, il faut donc la rendre plausible. C'est
ici que la rhétorique de l'antithèse va manifester son utilité argumentative : à défaut de pouvoir
prouver l'isosthénie, on va la mettre en scène, la faire valoir, l'imposer à la conscience du lecteur.
Les « antithèses [qui] jaillissent les unes des autres dans un morceau d'une éblouissante rhéto-
rique» (H. Gouhier, 1971, p. 94) ne sont pas seulement l'expression adéquate de l'isosthénie ;
elles en sont une pièce essentielle, puisqu'elles lui donnent du crédit. Mentionnons, parmi
beaucoup d'autres exemples possibles, la brillante et péremptoire pensée L. 148, L.G. 138, B.
425, construite autour de l'antithèse avidité/impuissance (« Tous les hommes recherchent d'être
heureux » I « ]amais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où tous visent continuellement »),
et où Pascal entend montrer que notre avidité égale notre impuissance (ou que notre impuis-
sance égale notre avidité). Isosthénie invivable du désir et de l'impuissance à le satisfaire.
La deuxième question (l'isosthénie est-elle constatée ou recherchée par le sceptique ?) est
déjà posée par Sextus Empiricus (Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 202-205 ; 1976, p. 118-121) qui
la laisse d'ailleurs ouverte. Je ne puis ici traiter pour elle-même cette question si importante pour
la compréhension du, ou plutôt des, scepticisme(s) ancien(s). En ce qui concerne Pascal, il est
très remarquable qu'il adopte tour à tour les deux positions. Tantôt la force égale des discours
est objet d'un simple constat : ainsi tout YEntretien décrit l'isosthénie de Montaigne et d'Epictète
comme un fait objectif. C'est aussi le cas de nombreux fragments des Pensées10, ceux qui
décrivent les contradictions de l'homme partagé entre grandeur et misère. Mais d'autres
fragments font de l'isosthénie un but, un objectif à réaliser dans une visée apologétique : « Que
l'homme maintenant s'estime son prix. Qu'il s'aime, car il y a en lui une nature capable de bien ;
mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu'il se méprise, parce que cette capacité est
vide ; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle» (L. 119, L.G. 110, B. 423).
Ce texte, il est vrai, indique plus la nécessité de rechercher un bon équilibre (s'estimer « son
prix ») qu'une exacte isosthénie ; il s'inscrit dans un contexte de direction spirituelle. Le texte
suivant, en revanche, dit clairement qu'il faut, si l'on peut dire, mettre l'homme en état
d'isosthénie : « Il est dangereux de trop faire croire à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans
lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse.
Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre, mais il est très avantageux de lui
représenter l'un et l'autre» (L. 121, L.G. 112, B. 418 ; on notera l'exacte symétrie des formules
«il est dangereux» I «il est encore dangereux», par différence avec «il est encore plus
dangereux »). Idée résumée avec brutalité dans le remarquable fragment suivant : « S'il se vante,
je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un
monstre incompréhensible » (L. 130, L.G. 121, B. 420). L'isosthénie de la grandeur et de la
bassesse, c'est la contradiction même de l'homme, et il faut placer l'homme dans l'épreuve

110
Antithèse et isosthénie chez Pascal

concrète de cette contradiction pour lui donner le désir de s'en arracher par la conversion. En ce
sens, d'ailleurs, même les textes descriptifs, comme l'Entretien, ont, par leur force rhétorique, un
effet pratique d'isosthénie chez le lecteur.
La troisième question concerne l'histoire de la philosophie. Pascal présente en effet
l'affrontement Epictète/Montaigne comme le conflit des « deux plus illustres défenseurs des deux
plus célèbres sectes du monde, et les seules conformes à la raison » (p. 122 — § 30 : ou l'on pose
que Dieu existe, dogmatisme ; ou l'on pose que c'est incertain, scepticisme) ; s'il est d'autres
sectes que ces deux-là, elles ne sont pas conformes à la raison et n'ont pas à être prises en
compte dans une histoire de la philosophie. Epictète et Montaigne résument donc en leurs
personnes l'ensemble des possibilités de la philosophie, ils sont « chefs de bande » ou « chefs de
file de deux séries qui, poussées jusqu'au bout, ramassent en effet tous les philosophes » (Sainte-
Beuve, Port-Royal, 1.1, p. 822 ; Sainte-Beuve voit bien et dit bien comment ces séries peuvent
être étendues aux philosophes postérieurs à Pascal, p. 822-823)11.
Or cette histoire est immobile ou plutôt bloquée : ni les dogmatiques ne peuvent vaincre les
sceptiques, ni les sceptiques les dogmatiques. Les raisons de ce blocage sont trop connues pour
qu'on doive y insister : la dualité des philosophies exprime, dans son ordre, la dualité de la
nature humaine (nature parfaite originaire/nature corrompue). Une autre formule puissamment
antithétique le dit avec éclat : « Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le
dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme » (L. 406, L.G.
385, B. 395) ; cette double invincibilité (encore le vocabulaire de la force) fait une isosthénie
parfaite. Jamais le scepticisme ne sera vaincu, jamais le dogmatisme ne sera vaincu. L'histoire de
la philosophie devient « un jeu intemporel d'antinomies immanentes » (Gueroult, 1984, p. 203).
Ce jeu peut être pensé comme répétition, cercle vicieux ou oscillation (où l'un des deux camps
semble prendre un avantage sur l'autre, avant que la situation ne se renverse), peu importe.
L'isosthénie des attitudes fondamentales interdit à l'histoire de la philosophie d'être une véritable
histoire de la philosophie, elle est sans progrès ni régression, sans innovation véritable.
Comment donc, et c'est notre quatrième question, sortir de l'isosthénie des doctrines
philosophiques ? Egales en force, incapables d'être vaincues, elles sont tout autant incapables de
vaincre. Cette paralysie produite par l'isosthénie est décrite p. 125 — § 34 de YEntretien. « L'un
a la vérité dont l'autre a l'erreur » dit, énergiquement mais un peu obscurément, le texte12 ; le
plus frappant est la structure fortement isosthénique de cette formule : vérité de l'un et erreur de
l'autre sont solidaires comme l'avers et le revers d'une médaille. Chacun voit, et voit bien, une
demi-vérité ; Epictète voit la grandeur sans voir la faiblesse, Montaigne voit la faiblesse sans voir
la grandeur. Ajouter l'une à l'autre ces deux demi-vérités est tentant, mais « il ne réussirait de
leur assemblage qu'une guerre et qu'une destruction générale : car l'un établissant la certitude et
l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme etVxMr^scTfaiblesse, ils ruinent les vérités aussi bien
que les faussetés l'un de l'autre » {ibid.). Ayöuons que « les vérités aussi bien que les faussetés »
pose ici quelque problème. On compresa que la vérité montanienne (l'homme est faible) ruine
la fausseté stoïcienne (l'homme aurait la puissance d'accomplir seul ses devoirs). Mais en quoi la
vérité ou la fausseté montaniennes pourraient-elles ruiner la vérité stoïcienne ?

111
Bernard Sève

Une première réponse serait de dire que Pascal a une conception organique et systématique
des systèmes philosophiques, lesquels ne se laissent pas démembrer sans que leurs vérités même
se perdent. Dans le sens de cette réponse vont les passages de VEntretien soulignant la cohérence
des deux doctrines exposées (p. 112 — §24, «enchaînement si juste»; p. 128 — § 36) : la
destruction de la partie « superbe » du stoïcisme détruirait aussi sa juste théorie des devoirs et sa
théologie. Une deuxième réponse, plus complexe, amène à préciser le concept de « ruiner » ici
utilisé par Pascal. De quel point de vue le sceptique ruine-t-il le stoïcisme ? Certainement pas du
point de vue stoïcien, qui ne se reconnaît pas vaincu ; simplement du point de vue du sceptique
— lequel exagère sa victoire et croit qu'il l'a entièrement ruiné. Le stoïcien se croit invaincu, le
sceptique se croit vainqueur, double illusion symétrique. De son point de vue, le sceptique ruine
entièrement le stoïcisme où il ne voit que fausseté : dans sa victoire même il se trompe encore,
puisqu'il la croit totale alors qu'elle n'est que partielle (il méconnaît la part de vérité contenue
dans le stoïcisme). Le sceptique vainc le stoïcisme par un principe partiel et donc faux, incapable
d'en détruire la fausseté en en sauvegardant la vérité. C'est en ce sens qu'il en ruine « les vérités
aussi bien que les faussetés ». Voilà pourquoi cette « destruction » est toujours à recommencer, et
qu'il y a une « histoire » des doctrines. Dans la plate immanence du combat philosophique, c'est
tout ou rien, victoire ou défaite ; pour démêler le mixte de vérité et d'erreur qu'est le stoïcisme, il
faut changer de plan, s'élever à un tout autre point de vue13.
Les opposés isosthéniques, « incompatibles dans ces doctrines humaines » (p. 126 — § 34) ne
peuvent être accordés que sur le plan théologique, et sous la (lourde) présupposition du dogme
du péché originel. Malgré son grand intérêt, je n'insiste pas sur cette argumentation très connue.
Mais il faut souligner que c'est sous ce présupposé seulement que Pascal peut écrire : « Ils se
brisent et s'anéantissent pour faire place à la vérité de l'Evangile» {ibid.). Le combat des deux
forces égales ne conduit pas à un anéantissement réciproque effectif (l'histoire empirique de la
philosophie montre au contraire une permanence des deux sectes ennemies), mais à une guerre
perpétuelle sans vrai vainqueur ni vrai vaincu. On ne sort pas de l'immanence par l'immanence ;
c'est ce que la foi nous «apprend», ce que Dieu nous «enseigne» {ibid.) qui nous permet de
renvoyer dos à dos les philosophies à leur essentielle iso-asthénie, si l'on me passe ce mot.

Le nihilisme comme vérité de l'isosthénie ?


La cinquième question est la plus intéressante. J'ai jusqu'à présent parlé de l'isosthénie
pratiquée par Pascal dans VEntretien et dans les textes parallèles des Pensées comme s'il s'agissait
de la même isosthénie que celle pratiquée par Sextus Empiricus ou Montaigne. Il n'en est
évidemment rien. Formellement, c'est bien le même concept : les deux termes d'une disjonction
exclusive sont déclarés avoir la même force. Mais argumentativement, ce ne peut plus être le
même concept, car, chez Pascal, l'un des deux termes exclusifs et exclus est précisément le

112
Antithèse et isosthénie chez Vascal

scepticisme isosthénique lui-même. Cette situation hautement paradoxale semble avoir échappé
aux commentateurs14. Elle mérite cependant qu'on s'y arrête : est engagée dans ce problème la
question du « scepticisme » de Pascal.
L'isosthénie est en effet au cœur du scepticisme ancien, comme le souligne avec justesse
Carlos Lévy dans Cicero Academicus : par-delà la traditionnelle et difficile question des rapports
entre Pyrrhonisme et Nouvelle Académie15, il existe une « culture sceptique » constituée de trois
éléments : « le concept d'isosthénie, d'égalité des contraires ; la topique du caractère décevant des
sens et de la raison ; ΐévocation des précurseurs, et tout particulièrement de Démocrite» (1992,
p. 6)16. À l'exception du dernier élément, sans pertinence ici, ces caractères permettent de
rattacher Pascal (et Montaigne) à la problématique du scepticisme ancien17. Décider du sens qu'a
la pratique de l'isosthénie par Pascal, c'est décider du sens de son scepticisme. Or ce sens est
éminemment ambigu. Pascal s'est plu à souligner l'ambiguïté de « la cabale pyrrhonienne qui
consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse dont nos doutes ne
peuvent ôter toute la clarté ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres » (L. 109, L.G.
100, B. 392). Cela vaut aussi pour le pyrrhonisme de Pascal.
La structure logique de l'isosthénie pascalienne la rend en effet totalement instable. En tant
qu'elle est isosthénique et donc sceptique (on ne peut décider par raisons simplement humaines
laquelle des sectes stoïcienne et sceptique, toutes deux « conformes à la raison », est la meilleure)
la position pascalienne passe du côté de Montaigne. En ce sens, elle est bien un scepticisme, mais
un hyperscepticisme construit sur le rejet simultané du scepticisme ordinaire et du dogmatisme,
un «scepticisme absolu» (Gueroult, 1984, p. 202). Mais comme le ressort de cet hyper-
scepticisme est cette même isosthénie qui anime le scepticisme ordinaire, l'hyperscepticisme
retombe en fait au rang de ce scepticisme ordinaire, et Pascal déchoit de la position de surplomb
qu'il voulait occuper au-dessus du couple stoïcisme/scepticisme. Pascal est ainsi contraint d'en
appeler à un dogmatisme supérieur, le dogmatisme religieux du péché originel, dogmatisme
« envelopp[é] » par le scepticisme absolu (ibid.). On pourrait dire, non sans forcer un peu le
trait, tant le dogmatisme augustinien est, dans son type, différent du dogmatisme stoïcien, qu'à
ce moment Pascal retombe du côté du dogmatisme qu'il voulait dépasser. L'hyperscepticisme se
retourne en hyperdogmatisme. On ne peut s'arracher à la disjonction avec les moyens d'une des
doctrines disjointes. Pascal l'a lui-même souligné : «Il faut que chacun prenne parti, et se range
nécessairement ou au dogmatisme ou au pyrrhonisme. Car qui pensera demeurer neutre sera
pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l'essence de la cabale. Qui n'est pas contre eux est
excellemment pour eux ; ils ne sont pas pour eux-mêmes ; ils sont neutres et indifférents, suspendus
à tout sans s'excepter» (L. 131, L.G. 122, Β. 434)18.
L'Entretien (avec lequel ce fragment soutient pourtant les rapports les plus étroits, nous
l'avons déjà noté à la suite de P. Courcelle et J. Mesnard) n'entend-il pas, cependant, rester
« neutre » entre Epictète et Montaigne ? On ne peut certes pas dire que Pascal dans YEntretien
ne soit pas « contre » le pyrrhonisme, puisqu'il l'attaque ; mais il se déclare aussi l'ennemi de son
ennemi stoïcien ; et dans une stricte logique binaire, l'ennemi de mon ennemi est, sinon mon

113
Bernard Sève

ami, du moins mon allié, voire mon complice. En d'autres termes, la structure (isosthénique) de
la problématique pascalienne contredit son contenu (anti-sceptique, donc anti-isosthénique).
Pascal conforte le scepticisme dans le geste même par lequel il le rejette. Ou encore : pour que le
double rejet simultané du scepticisme et du stoïcisme soit valide, il faudrait que la balance soit
égale entre les deux doctrines. Or ce n'est pas le cas, puisque le type d'argumentation
(isosthénique) utilisé est au cœur d'une des doctrines (le scepticisme) et en constitue même, à
certains égards, le contenu principal, alors qu'il est étranger à l'autre (le stoïcisme). Cette
dissymétrie inavouée déstabilise l'isosthénie de YEntretien : la structure avoue que Montaigne a
plus raison qu'Epictète, puisqu'elle lui emprunte son mode d'argumentation. Et même si la
symétrie était parfaite, elle donnerait encore, par un autre biais, raison à Montaigne. On pourrait
multiplier à l'infini les formulations de ce genre. Le pyrrhonisme est, dans ce contexte, un
discours plus fort que le dogmatisme : s'il est faux il est vrai, donc il est vrai.
Il me paraît donc que la méta-isosthénie de YEntretien est aussi rhétoriquement brillante
(elle présente la forte séduction des paradoxes logiques et des objets impossibles) qu'intellec-
tuellement intenable. En tant qu'isosthénie, sa vérité est du côté du scepticisme ; en tant qu'elle
refuse cette vérité, elle doit s'abolir dans le dogmatisme religieux — et quel dogmatisme ! Celui
du péché originel interprété avec toute la brutalité dont fait preuve le fragment L. 131. Elle ne
trouve son vrai lieu et son vrai moment que dans le bref instant qui sépare le rejet des doctrines
humaines de l'écoute de la parole de Dieu : « Ecoutez Dieu » dit le même fragment L. 131, La
fulgurance des antithèses «à gros effet» (Gouhier, 1986, p. 161) ne doit pas nous masquer la
fragilité de cette isosthénie de second degré.
Ce qui permet à Pascal de dénoncer l'égale faiblesse du scepticisme et du dogmatisme, c'est
« l'union ineffable de deux natures dans la seule personne de l'Homme-Dieu » {Entretien, p. 126
— § 34), qui permet en retour de renforcer ce qu'il y a de vérité dans ces deux doctrines
rejetées : l'homme est encore plus misérable que ne le croient les sceptiques, et encore plus
grand que ne le croient les dogmatiques, et « ainsi tous y trouvent plus qu'ils n'ont désiré ; et ce
qui est admirable, il s'y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s'allier dans un degré infiniment
inférieur» (p. 127 — §34). La solution des apories (de l'anthropologie comme de l'histoire
immobile de la philosophie19), se trouve en Jésus-Christ20. Mais en fait, l'isosthénie Epictète/
Montaigne est seulement rétrospective, et n'apparaît que du point de vue du chrétien. Comme le
dit justement Brunschvicg, exposant la problématisation pascalienne de la question de la mort,
« c'est qu'en réalité, pour être capables d'aborder le problème dans ses termes exacts, il faut que déjà
nous possédions la solution » (1945, p. 161). Mais comment ne pas alors penser que le problème
soit construit en fonction de la solution dont on croit disposer, et à partir d'elle ?
Si donc la solution précède le problème et en commande la structure, l'isosthénie pasca-
lienne change une dernière fois de sens pour prendre sa figure définitive : elle signifie le
nihilisme entendu au sens usuel du terme, c'est-à-dire l'annulation des différences de valeur.
L'âme convertie « considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries », « elle
commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre,

114
Antithèse et isosthénie chez Pascal

son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la
prospérité, l'honneur, l'ignominie, l'estime, le mépris, l'autorité, l'indigence, la santé, la maladie et
la vie même » {Sur la conversion du pécheur, édition Mesnard, t. IV, p. 40-41). Les antithèses par
contraste, an-isosthéniques donc (honneur/ignominie, estime/mépris, santé/maladie, amis/enne-
mis), deviennent isosthéniques sous la pression de Xantithèse par excellence, qui n'apparaît telle
qu'au regard du converti, celle du fini et de l'infini : « Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont
égaux» (L. 199, L.G. 185, B. 72). Cette égalité, isosthénique donc, est celle du rien : l'antithèse
des antithèses est « Infini rien » : « Le fini s'anéantit en présence de l'infini et devient un pur
néant » (L. 418, L.G. 397, Β. 233)21.
Le nihilisme, l'in-différence des choses, des valeurs et des discours, est l'un des destins
possibles de l'isosthénie22. Mais chez Pascal cette orientation de l'isosthénie est seconde, elle
dépend d'une assertion dogmatique (religieuse) posant une antithèse majeure, celle de la vie
terrestre et de la vie éternelle, celle du fini et de l'infini.

Bernard SÈVE

NOTES

1. L. renvoie à l'édition Lafuma, L.G. à l'édition Le Guern, B. à l'édition Brunschvicg.


2. On pourrait trouver dans l'activité scientifique de Pascal l'équivalent de cet intérêt pour l'isosthénie : songeons au
Traité de l'équilibre des liqueurs (édition Mesnard, t. II, p. 1036-1061), ou encore aux réflexions sur la balance
contenues dans la grande lettre à Carcavy de 1658, ibid., t. IV, p. 413 sq. Mais l'établissement de rapports précis
entre la pensée scientifique de Pascal et sa pensée disons « philosophique » nous paraît une entreprise aussi
risquée, et souvent aussi décevante, qu'elle est séduisante.
3. Le cœur de la notion sceptique d'isosthénie est bien sûr celle d'égalité, c'est-à-dire aussi celle de symétrie. À
l'opposé du scepticisme, le principe de raison suffisante exclut a priori que des situations isosthéniques soient
possibles : chaque fois que Leibniz évoque l'âne de Buridan, il indique qu'il est impossible que deux forces de sens
opposé soient rigoureusement égales : « Car l'univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l'âne,
coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout soit égal et semblable de part et d'autre [...] : car ni les
parties de l'univers ni les viscères de l'animal ne sont pas semblables ni également situées des deux côtés de ce plan
vertical» (Théodicée, § 4 9 ; voir aussi §46, 303, 307 ; le §35 étend le refus de cette prétendue indifférence
d'équilibre aux cas composés de plus de deux éléments).
4. Concrètement, la référence « p. 110 — § 22 » signifie : p. 110 de l'édition Mengotti-Mesnard de 1994, et § 22 de
l'édition Mesnard de 1991. L'essentiel de la bibliographie concernant ce texte est toujours constitué des ouvrages
de P. Courcelle et de H. Gouhier indiqués plus bas, du tome I de J. Mesnard, p. 236-250, de son tome III,
p. 76-122, ainsi bien sûr que sa présentation du texte définitif, Pascal, Entretien avec M. de Sacy> Original inédit
présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard (Desclée de Brouwer, 1994, p. 7-77). J. Mesnard donne une bonne
bibliographie (t. III, p. 123) où fait néanmoins défaut le texte de M. Gueroult indiqué ci-après. Depuis la parution
de ce tome III, les ouvrages de V. Carraud (1992, p. 71-87) et de D. Descotes (1993, p. 424-442) ont apporté de
nouveaux éclairages sur Y Entretien. Aucun ne l'a envisagé à la lumière de la question de l'isosthénie. Sur l'histoire

115
Bernard Sève

philologiquement complexe de VEntretien, on se reportera aux textes mentionnés de P. Courcelle et de J.


Mesnard.
5. C'est l'un des points où l'original modifie la leçon jusqu'à présent reçue : « les trouvent » au lieu de « se trouvent ».
Il me semble que la leçon originale est plus isosthénique que la leçon traditionnelle : ce ne sont point les plateaux
de la balance qui sont équilibrés, mais bien les choses elles-mêmes, les « contradictoires », qui sont « dans un
parfait équilibre ». L'instrument de mesure vient « trouver » une isosthénie qui est déjà là, une isosthénie objective.
6. Cette formule saisissante n'est connue que depuis la découverte de l'original ; « Elle met en valeur la hardiesse du
style de Pascal, et un sens de la brièveté signifiante qui va jusqu'aux frontières de l'incorrection », dit justement J.
Mesnard {Entretien avec M. de Sacy, 1994, p. 140).
7. H. Gouhier parle ainsi de « scheme dualiste » (1986, p. 160 sq.) ; J. Mesnard parle de « science du rythme à deux
temps, dans sa double fonction de parallélisme et de contraste, avec reprises et superpositions », Entretien avec M.
de Sacy, 1994, p. 46. On ne peut cependant approuver H. Gouhier, suivi sur ce point par V. Carraud, d'écrire
(1971, p. 90) que Pascal critique non la philosophie sceptique de Montaigne, mais seulement la conduite pratique
de l'auteur des Essais. On notera au contraire que les p. 118-119 — § 28 mentionnent à trois reprises le « vrai» ;
symétriquement, Epictète est aussi attaqué au point de vue moral (« se perdre dans la présomption » et « superbe
diabolique », p. 97-98 — § 14, et plus encore p. 121 — § 29). Ce point n'est pas mineur : la différence de ton dans
le traitement du stoïcisme et du scepticisme, en effet sensible, n'en altère pas la symétrie et n'affaiblit pas
l'isosthénie. Au demeurant, V. Carraud multiplie les formules tournant autour de la notion d'isosthénie : « inverses,
contraires et complémentaires» (1992, p. 74), «parallélisme rhétorique» (p. 75), «double symétrie» (p. 79),
« équilibres des contradictoires/contrepoids » (p. 80), «philosophies contrebalancées » (p. 82), « équilibre de l'opposi-
tion » (p. 91), etc.

8. Les interprètes se demandent souvent pourquoi Pascal mêle, aux thèmes hérités de la tradition, des thèmes plus
récents, empruntés à Descartes (hypothèse du Dieu trompeur) ou à... lui-même (l'être indéfinissable). Mais il ne
faut pas surinterpréter la «présence clandestine » (V. Carraud, 1992, p. 82-87) de Descartes au sein d'un exposé du
scepticisme : le scepticisme est un arsenal d'arguments de force inégale et de provenance hétéroclite, mais ce côté
bric-à-brac est explicitement fondé dans le projet sceptique même, comme l'explique Sextus Empiricus au dernier
chapitre des Hypotyposes pyrrhoniennes (1976, p. 510-513), et comme en use Montaigne dans VApologie de
Raimond Sebond à laquelle VEntretien doit tant. Pascal retrouve spontanément la pratique de Montaigne,
elle-même conforme aux principes de Sextus. C'est manquer la cohérence sceptique du passage que de vouloir
faire un sort particulier à tel ou tel argument de provenance cartésienne : en arrachant l'argument à son contexte,
le sceptique en modifie la signification en même temps que l'usage.

9. « Ils ne savent pas s'il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s'il y a force ou faiblesse dans les preuves » (L. 428, L.G.
399, B. 195).
10. Par exemple L. 102, 104, 105, 106, 109, 110, 111, 113,399, 619 ; L.G. 111, 113, 114, 115, 118, 119, 120, 122, 194,
378, 526 ; B. 51, 15, 479, 61, 608, 592, 473, 662, 438, 394. Liste non exhaustive.
11. Ce qui compte est la dualité, le «scheme dualiste». Il importe donc peu que Pascal oppose stoïciens et
pyrrhoniens, comme il fait le plus souvent, ou stoïciens et épicuriens, ou théisme et athéisme, comme il fait
parfois. Au fond, toute opposition à la fois binaire et exclusive est bonne.
12. La philologie de ce passage a été controversée (Courcelle p. 57 et 144 ; Mesnard, 1991, t. III, p. 153) jusqu'à la
découverte de l'original. V. Carraud remarque justement que « la philosophie a la même structure formelle que
l'hérésie : elles ne sont pas fautives en ce qu'elles affirment mais en ce qu'elles méconnaissent » (1992, p. 80).
13. Les mêmes remarques vaudraient bien sûr pour la « réfutation » symétrique du scepticisme par le stoïcisme.

116
Antithèse et isosthénie chez Pascal

14. À l'exception de Martial Gueroult, qui n'en parle cependant que brièvement, et sans employer le concept
d'isosthénie (1984, p. 201-202). Voir aussi Léon Robin (1944, p. 235-238), à ma connaissance le seul com-
mentateur à parler d'isosthénie à propos de Pascal.
15. Question que nous n'avions pas à aborder ici, puisque, d'une part, Pascal s'en tient à l'interprétation monta-
nienne de ce débat (les néo-académiciens sont censés assurer que tout est incertain, et les pyrrhoniens ne pas
même assurer cela ; par ailleurs les néo-académiciens admettent la catégorie du probable, rejetée par les
pyrrhoniens ; cf. Entretien, p. 99-101 — § 16), et que, d'autre part, cette distinction ne joue aucun rôle effectif
dans son argumentation.
16. Le Cicero Academicus de Carlos Lévy est une étude extrêmement riche, précise et importante d'un des auteurs
anciens qui a le plus d'importance dans la transmission, et d'abord la réception, des thèmes du scepticisme
ancien. Cicerón a été beaucoup plus lu que Sextus Empiricus, par Hume par exemple, mais aussi par Leibniz
(que serait la Théodicée sans ses allusions aux débats rapportés par Cicerón ?).
17. Par opposition au scepticisme empiriste (et non plus dialectique) du XVIIIe siècle, représenté par Hume. Pour le
dire trop brièvement, le scepticisme ancien est une doctrine de l'isosthénie ; le scepticisme moderne est une
doctrine du doute et, comme me l'a fait remarquer Alain Boyer, du challenge.
18. Cette description consone avec la p. 103 — § 19 de Y Entretien, où Pascal dépeint un Montaigne indifférent à
perdre ou gagner dans la dispute philosophique, « étant posté avec tant d'avantage dans ce doute universel qu'il s'y
fortifie également par son triomphe et par sa défaite ». Voir aussi L. 33 & 34, L.G. 31, B. 374 & 376.
19. Gueroult a raison d'écrire que « l'histoire de la philosophie est, comme la nature humaine, une révéhtion partielle
de Dieu » (1984, p. 201), puisque aussi bien l'histoire de la philosophie ne fait que refléter la structure double de
la nature humaine (p. 200).
20. Comme le dit V. Carraud, dans une intention manifestement non critique, « l'instance théologique » est au
principe de l'auto-destruction de la philosophie (1992, p. 80), et donc inévitablement, ajouterai-je, de la
construction par Pascal du problème lui-même. En un sens voisin, D. Descotes souligne que « l'ordre des étapes
n'est pas déterminé par une nécessité interne, mais par une simple considération tactique » (1993, p. 437).
21. Ce fragment du Pari serait à relire à la lumière du concept d'isosthénie : un pari équitable est, par définition,
isosthénique ; en creusant le déséquilibre entre infinité du gain et finitude de l'enjeu, Pascal rend le Pari de plus
en plus avantageux ; mais à la fin de l'argumentation le déséquilibre infini entre enjeu et probabilité de gain va,
par contre-coup, introduire une isosthénie ou indifférence radicale dans la vie terrestre, où tout se vaut et où rien
ne vaut plus rien : « vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous
connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n'avez rien donné ».
L. Thirouin analyse bien la rhétorique de cette montée aux extrêmes (1991, chap. VII).
22. Voir par exemple la figure de Pyrrhon telle qu'elle est interprétée par V. Brochard (1986 [1887], p. 68-76),
L. Robin (1944, p. 24) ou M. Conche (1973 et 1994, passim). L'isosthénie métriopathique de Sextus Empiricus,
qu'on l'interprète comme bonne mesure des affects ou comme équilibre entre les états de l'âme, relève d'un tout
autre destin.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BROCHARD, Victor, Les sceptiques grecs. Paris, Vrin (coll. Reprise), 1986 (1ère éd. 1887).
BRUNSCHVICG, Léon, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. La Baconnière, 1945.
CARRAUD, Vincent, Pascal et la philosophie. Paris, P.U.F. (coll. Epiméthée), 1992.

117
Bernard Sève

CONCHE, Marcel, Pyrrhon ou l'apparence (éd. de Mégare, 1973) ; 2° édition remaniée, Paris, P.U.F. (coll. Perspectives
Critiques), 1994.

COURCELLE, Pierre, L'Entretien de Pascal et Sacy, ses sources et ses énigmes. Paris, Vrin (coll. Reprise), 1981 (1ère éd.
1960).

DESCOTES, Dominique, L'argumentation chez Pascal. Paris, P.U.F. (coll. Ecrivains), 1993.

GOLDMANN, Lucien, Le Dieu caché. Paris, Gallimard, rééd. coli Tel, 1993 (1ère éd. 1959).

GOUHIER, Henri, Biaise Pascal, Commentaires. Paris, Vrin, 1971.


— Pascal et les humanistes chrétiens, l'affaire Saint-Ange. Paris, Vrin, 1974.
— Biaise Pascal, Conversion et apologétique. Paris, Vrin, 1986.

GOUNELLE, André, L'entretien de Pascal avec M. de Sacy, étude et commentaire. Paris, P.U.F., 1966.

GUEROULT, Martial, Histoire de l'histoire de la philosophie, tome I, « En Occident, des origines jusqu'à Condillac ».
Paris, Aubier (coll. Analyse et Raisons), 1984.

LEVY, Carlos, Cicero Academicus. Paris, Diffusion De Boccard (Collection de l'Ecole française de Rome), 1992.

PASCAL, Biaisé, Les Provinciales. Paris, Bordas (coll. Classiques Garnier), éd. Louis Cognet revue par Gérard
Ferreyrolles, 1992.
— Œuvres complètes. Paris, Desclée de Brouwer, 1.1, 1964 ; t. II, 1970 ; t. III, 1991 ; t. IV, 1992 ; t. V, VI et VII à
paraître ; édition de Jean Mesnard.
— Œuvres complètes. Paris, Seuil (coll. L'Intégrale) ; édition de Louis Lafuma, 1963.
— Pensées. Paris, Gallimard (coll. Folio), 2 vol., édition de Michel Le Guern, 1977
— Entretien avec M. de Sacy (Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard). Paris, Desclée de
Brouwer, 1994.
— Pensées et Opuscules. Paris, Hachette (coll. Classiques Hachette) ; constamment réédité, édition de Léon
Brunschvicg (s.d.).

ROBIN, Léon, Pyrrhon et le scepticisme grec. Paris, P.U.F., 1944.

SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal. Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 3 vol., 1953-1955 ; volume I,
p. 811-824.

SELLIER, Philippe, « Imaginaire et rhétorique dans les Pensées », in Pascal, thématique des Pensées. Paris, Vrin (sous la
direction de Lane M. Heller et Ian M. Richmond), 1988, p. 115-135.

SEXTUS EMPIRICUS, Outlines of Pyrrhonism. Loeb Classical library, éd. et trad, de R. G. Bury, 1976.

THIROUIN, Laurent, Le hasard et les règles, le modèle du jeu dans la pensée de Pascal. Paris, Vrin, 1991.

118

S-ar putea să vă placă și