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NAPOLÉON LE PEUT
L1YRE PREMIER
L'HOMME
I
LE 20 DÉCEMBRE 1848
Le jeudi 20 décembre1848, l'Assembléeconsti-
tuante, entouréeen ce moment-làd'un imposant dé-
ploiementde troupes, étant en séance,à la suite d'un
rapport du représentantWaldeck Rousseau,fait au
nomde la commissionchargéede dépouillerle scru-
tin pour l'électionà la présidencede la République,
rapport où l'on avait remarqué cette phrase qui en
résumaittoute la pensée: « C'est le sceau de son
« inviolablepuissance que la nation, par cette ad-
« mirable exécutiondonnée à la loi fondamentale,
« pose elle-mêmesur la Constitutionpour la rendre
« sainteet inviolable; » au milieudu profondsilence
des neufcents constituantsréunisen fouleet presque
au complet, le président de l'Assembléenationale
constituante,ArmandMarrast,se leva et dit :
1
2 NAPOLÉON LE PETIT
« Au nomdupeuple français,
« Attenduque le ^citoyenCharles-Louis-Napoléon
« Bonaparte,né à Paris, remplitles conditionsd'éli-
« gibilitéprescritespar l'art. 44 de la Constitution;
« Attendu que dans le scrutin ouvert sur toute
« l'étendue du territoirede la Bépubliquepour l'é-
« lectiondu président,il a réuni la majorité absolue
« des suffrages;
« En vertu des art. 47 et 48 de la Constitution,
« l'Assembléenationalele proclameprésidentde la
« Républiquedepuisle présentjourjusqu'audeuxième
« dimanchedemai 1852. »
Un mouvementse fit sur les bancs et dansles tri-
bunes pleinesde peuple; le présidentde l'Assemblée
constituanteajouta :
«Aux termes du décret, j'invite le citoyenprési-
« dent dela Républiqueà vouloirbiense transporter
« à la tribunepoury prêter serment.»
Les représentants qui encombraientle couloirde
droite remontèrentà leurs places et laissèrent le
passagelibre. Il était environquatre heures du soir,
la nuit tombait, l'immensesalle de l'Assembléeétait
plongéeà demiclansl'ombre,leslustres descendaient
des plafonds,et les huissiers venaientd'apporter les
lampessur la tribune.Le président fit un signe et la
porte de droites'ouvrit.
On vit alors entrer dansla salleet monterrapide-
mentà la tribuneun hommejeune encore, vêtu de
noir,ayant sur l'habit la plaque et le grand cordon
dela Légiond'honneur.
Toutes les têtes se tournèrent vers cet homme.
Un visage blême dont les lampes à abat-jour fai-
saient saillir les angles osseuxet amaigris,un nez
gros et long, des moustaches,une mèchefriséesur
L'HOMME 3
un front étroit, l'oeilpetit et sans clarté, l'attitude
timide et inquiète, nulle ressemblanceavec l'empe-
reur, c'était le citoyen Charles-Louis-Napoléon Bo-
naparte. Pendant l'espèce de rumeur gui suivitson
entrée,il resta quelquesinstants,la main droitedans
son habit boutonné, debout et immobilesur la tri-
bune dont le frontispiceportait cette date: 22, 23,
24 février, et au-dessusde laquelle on lisait ces trois
mots: Liberté,Égalité, Fraternité.
Avant d'être élu président de la République,
Charles-Louis-NapoléonBonaparte était représen-
tant du peuple. Il siégeait dans l'Assembléedepuis
plusieursmois, et quoiqu'ilassistât rarement à des
séances entières,onl'avait vu assezsouvents'asseoir
à la place qu'il avait choisie surles bancssupérieurs
de la gauche, dans la cinquièmetravée, dans cette
zone communémentappelée la Montagne, derrière
son ancienprécepteur, le représentantVieillard.Cet
hommen'était pas une nouvellefigurepour l'Assem-
blée, son entrée y produisitpourtant une émotion
profonde.C'est quepour tous, pour ses amis comme
pour ses adversaires, c'était l'avenir qui entrait, un
avenir inconnu. Dans l'espèce d'immensemurmure
qui se formaitde la parole de tous, sonnom courait
mêlé aux appréciationsles plus diverses.Ses anta-
gonistesracontaient ses aventures, ses coups de
mains,Strasbourg,Boulogne,l'aigle apprivoisé et le
morceaude viandedans le petit chapeau.Ses amis
alléguaientson exil, sa proscription, sa prison, un
bonlivresur l'artillerie,ses écritsà Ham empreints,
à un certain degré,de l'esprit libéral,démocratique
et socialiste,la maturité d'un âge plus sérieux,et à
ceux qui rappelaient ses folies, ils rappelaient ses
malheurs.
4 NAPOLÉON
LE PETIT
Le généralCavaignac,qui, n'ayantpas été nommé
président,venait de déposerle pouvoir au sein de
l'Assembléeavec ce laconisme tranquille qui sied
aux républiques,assis à sa placehabituelleentête du
banc des ministresà gauche de la tribune, à côté
du ministrede la justice Marie, assistait,silencieux
et lesbras croisés, à cette installation de l'homme
nouveau.
Enfinle silencese fit, le président de l'Assemblée
frappaquelquescoupsde son couteau de boissur la
table,les dernièresrumeurss'éteignirent,et le prési-
dent del'Assembléedit:
— Je vaislire la formuleduserment.
Ce momenteut quelquechosede religieux.L'As-
sembléen'était plus l'Assemblée,c'était un temple.
Ce qui ajoutait à l'immensesignificationde ce ser-
ment, c'est qu'il était le seul qui fût prêté dans toute
l'étenduedu territoiredela Eépublique.Févrieravait
aboli, avec raison,le sermentpolitique, et la Cons-
titution, avecraison également,n'avait conservéque
le serment du président. Ceserment avait le double
caractèrede la nécessitéet de la_grandeur; c'étaitle
pouvoirexécutif,pouvoirsubordonné,qui le prêtait
au pouvoirlégislatif,pouvoirsupérieur; c'était mieux
que cela encore: à l'inverse de la fiction'monarchi-
que où le peupleprêtait serment à l'hommeinvesti
de la puissance; c'était l'hommeinvesti de la puis-
sance qui prêtait serment au peuple.Le président,
fonctionnaireet serviteur,jurait fidélité au peuple
souverain.Inclinédevantla majesténationalevisible
dans l'Assembléeomnipotente,il recevait de l'As-
sembléela Constitutionet lui jurait obéissance.Les
représentantsétaientinviolableset lui ne l'était pas.
Nousle répétons,citoyenresponsabledevanttous les
l'homme 5
citoyens,il était dans la nationle seulhommelié de
la sorte. De là, dans ce serment uniqueet suprême,
une solennité qui saisissaitle coeur.Celui qui écrit
ceslignes était assis sur son siège à l'Assembléele
jour où ce sermentfut prêté. Il est un de ceuxqui,
en présencedu mondecivilisépris à témoin,ont reçu
ce sermentau nomdu peuple,et quil'ont encoredans
leursmains.Le voici:
« En présencede Dieu et devant le peuple fran-
« çaisreprésenté par l'Assembléenationale,je jure
« de rester fidèleà la Républiquedémocratiqueune
« et indivisibleet de remplirtous les devoirs que
« m'imposela Constitution.»
Le président de l'Assemblée,debout,lut cette for-
mule majestueuse; alors, toute l'Assembléefaisant
silenceet recueillie, le citoyenCharles-Louis-Napo-
léon Bonaparte,levant la main droite, dit d'unevoix
fermeet baute :
— Je le jure.
Le représentant Boulay(de la Meurthe), depuis
vice-présidentde la République, et qui connaissait
Cbarles-Louis-Napoléon Bonapartedès l'enfance,s'é-
cria: — G'estun honnêtehomme;il tiendra son ser-
ment.
Le président de l'Assemblée,toujours debout, re-
prit, et nous ne citons ici que des parolestextuelle-
ment enregistréesau Moniteur: — Nous prenons
Dieuet les hommesà témoindu serment qui vient
d'être prêté. L'Assembléenationaleen donne acte,
ordonnequ'il sera transcrit au procès-verbal,inséré
au Moniteur,publiéet affichédanslaformedesactes
législatifs.
Il semblaitque tout fût fini; on s'attendaità ce que
le citoyenCharles-Louis-Napoléon Bonaparte, désor-
6 NAPOLEON LE PETIT
maisprésident de la Républiquejusqu'au deuxième
dimanchede mai 1852, descendîtde la tribune. Il
n'en descenditpas, il sentit le noblebesoinde se lier
plus encore, s'il était possible,et d'ajouter quelque
choseau sermentque la Constitutionlui demandait,
afin de faire voir à quelpoint ce sermentétait chez
lui libre et spontané; il demandala parole. — Vous
avezla parole,ditle présidentde l'Assemblée.
L'attentionet le silenceredoublèrent.
Le citoyenLouis-NapoléonBonaparte déplia un
papier et lut un discours.Dans ce discours,il annon-
çait et il installaitle ministèrenommépar lui, et il
disait:
« Je veux, commevous, citoyensreprésentants,
« rasseoirla sociétésur ses bases, raffermirles ins-
« titutions démocratiques,et rechercher tous les
i moyenspropres à soulagerles mauxde ce peuple
« généreux et intelligentqui vient deme donnerun
« témoignagesi éclatantde sa confiance(1). »
Il remerciaitson prédécesseurau pouvoirexécutif,
le même qui put dire plus tard ces bellesparoles:
Je ne suis pas tombédupouvoir,j'en suis descendu;
et il le glorifiaiten ces termes:
« La.nouvelle administration,en entrant aux af-
« faires, doit remerciercelle qui l'a précédée des
« effortsqu'elle a faits pour transmettre le pouvoir
« intact, pour maintenirla tranquillitépublique(2).
« La conduitede l'honorable général Cavaignaca
« été digne de la loyauté de son caractère et de ce
!très-bien
(1) (Très-bien !) Moniteur.
(2)(Marques Moniteur.
d'adhésion.)
L'HOMME 7
« sentimentdu devoirqui est la première qualité du
« chefd'un état (1). »
L'Assembléeapplaudit à ces paroles, mais ce qui
frappa tousles esprits, et ce qui se grava profondé-
ment dans toutes les mémoires,ce qui eut un écho
clanstoutes les consciencesloyales, ce fut cette dé-
clarationtoute spontanée, nous le répétons,par la-
quelleil commença:
« Les suffrages de la nation et le serment que je
« viens de prêter commandentma conduitefuture.
« Mon devoir est tracé. Je le remplirai en homme
« d'honneur.
« Je verrai des ennemis de la patrie dans tous
« ceux qui tenteraient de changer par; des voies
« illégales,ce que la France entièrea établi. »
Quand il eut fini de parler, l'Assembléeconsti-
tuante se leva et poussa d'une seule voix cegrand
cri : Vivela République!
Louis-NapoléonBonaparte descenditde la tri-
bune, alla droit au général Cavaignac,et lui tendit
la main. Le général hésita quelquesinstants à ac-
cepter ce serrement de main. Tous ceux qui ve-
naient d'entendreles paroles de Louis Bonaparte,
prononcées avec un accent si profond de loyauté,
blâmèrentle général.
La Constitutionà laquelleLouis-NapoléonBona-
parte prêta serment le 20 décembre 1848 « à la
face de Dieu et des hommes » contenait, entre au-
tres articles, ceux-ci:
« Art. 36. Les représentants du peuple sont in-
« violables.
« Art. 37. Ils ne peuvent être arrêtés en matière
(1)Nouvelles
marquesd'assentiment.
Moniteur.
8 NAPOLÉON LE PETIT
« criminelle,sauf le cas de flagrant délit, ni pou'r-
«.suivisqu'après que l'Assembléea permis la pour-
« suite.
« Art. 68. Toute mesure par laquelle le prési-
« dent de la République dissout l'Assemblée na-
« tionale, la proroge oumet obstacleà l'exercicede
« son mandat,estun crimede hautetrahison.
« Par ce seul fait, le président est déchu de ses
« fonctions, les citoyenssont tenus de lui refuser
« obéissance; le pouvoir exécutif passe de plein
« droit à l'Assemblée nationale. Les juges de la
« haute cour se réunissent immédiatement,à peine
« de forfaiture; ils convoquentles jurés dansle lieu
« qu'ils désignent pour procéder au jugement du
« président et de ses complices; ils nommenteux-
» mêmesles magistratschargés de remplir les fonc-
« tions duministèrepublic.,»
Moinsde trois ans après cettejournée mémorable,
le 2 décembre1851, au lever dejour, on put lire, à
tous lescoins derue de Paris, l'afficheque voici:
II
MANDAT
DESREPRÉSENTANTS
Ceux qui ont reçu en dépôt pour le peuple,
commereprésentants du peuple, le serment du 20
décembre1848, ceux surtout qui, deux fois investis
de la confiancede la nation, le virent jurer comme
constituantset le virent violer commelégislateurs,
avaient assumé, en même temps que leur mandat,
deux devoirs. Le- premier, c'était le jour où ce
sermentserait violé, de se lever, d'offrir leurs poi-
trines, de ne calculer ni le nombre ni la force de
l'ennemi, de couvrir de leurs corps la souveraineté
du peuple, et de saisir, pour combattreet pour jeter
bas l'usurpateur, toutes les armes, depuis la loi
qu'on trouve dans le code jusqu'au pavé qu'on
prend dans.la rue. Le second devoir,c'était, après
avoir accepté le combatet toutes ses chances,d'ac-
cepter la proscription et toutes ses misères; •de se
dresser éternellementdeboutdevant le traître, son
sermentà la main; d'oublierleurs souffrancesin-
times, leurs douleurs privées, leurs familles dis-.
1*
10 NAPOLÉON LE PETIT
persées et mutilées,leurs fortunes détruites, leurs
affectionsbrisées, leur coeursaignant; de s'oublier
eux-mêmes, et de n'avoir plus désormais qu'une
plaie, la plaie de la France; de crier justice! de ne
se laisserjamais apaiserni fléchir,d'êtreimplacables;
de saisir l'abominableparjure couronné,sinon avec
la main de la loi, du moinsavec les tenailles de la
vérité, et de faire rougir au feu de l'histoire toutes
les lettres de son serment et de leslui imprimer sur
la face!
Celuiqui écrit ceslignes est de ceux qui n'ont re-
culé devant rien, le 2 décembre,pour accomplirle
premier de ces deux grands devoirs; en publiant ce
livre,il remplitle second.
III
MISEENDEMEURE
Il est temps que la consciencehumainese réveille.
Depuisle 2 décembre1851,un guet-apensréussit,
un crime odieux,repoussant,infâme,inouï, si l'on
songe au siècle oùil a été commis,triomphe et do-
mine,s'érige en théorie,s'épanouitàla face dusoleil,
fait deslois, rend des décrets,prendla société,la re-
ligion et la famille sous sa protection,tend la main
aux rois de l'Europe, quil'acceptent,et leur dit: Mon
frèreou moncousin.Cecrime,personnene le conteste,
pas mêmeceux qui en profitent et qui en vivent; ils
disentseulementqu'il a été '«nécessaire; » pas même
celui quil'a commis,il ditseulemeutque,lui criminel,
il a été « absous.» Ce crimecontienttous les crimes,
la trahisondansla conception,le parjure dans l'exé-
cution,le meurtreet l'assassinatdansla lutte, la spo-
'' L'HOMME 11
liation,l'escroquerie"et le vol dans le triomphe; ee
crimetraîne après,lui, commeparties intégrantesde
lui-même, la suppression des lois, la. violationdes
inviolabilitésconstitutionnelles,la séquestrationarbi-
traire, la confiscationdes biens, les massacresnoe-'
turnes, les fusilladessecrètes, les commissionsrem-
plaçant les tribunaux, dix mille citoyens déportés,
quarante millecitoyensproscrits, soixantemille fa-
millesruinéeset désespérées. Ces chosessont paten-
tes. Eh bien,ceciest poignantà dire, le silencese fait
sur ce crime; il est là, on le touche, onle voit ; on
passe outre et l'onva à sesaffaires: la boutiqueouvre,
la bourse agiote,le commerce,assis sur sonballot,se
frotte les mains, et nous touchonspresque au mo-
ment où l'on va trouver celatout simple. Celuiqui
aune de l'étoffe n'entend pas que le mètre qu'il a
dansla main liaiparle et lui dit: « C'est une fausse
mesure qui gouverne.» Celui qui pèse une denrée
n'entend pas que sa balance élèvela voix et lui dit :
« C'est un faux poids qui règne. » Ordre étrange
quecelui-là, ayant pour base le désordre suprême,
la négation de tout droit ! l'équilibre fondésur l'ini-
quité!
Ajoutons,ce qui, du reste, va de soi, que l'auteur
de ce crime est un malfaiteurde la plus cynique et
dela plus basse espèce.
A l'heure qu'il est, que tous ceux qui portent une
robe, une écharpe ouun uniforme,que tous ceuxqui
servent cet homme le sachent, s'ils se croient les
agents d'un pouvoir,qu'ils se détrompent,ils sont
les camaradesd'un pirate. Depuis le 2 décembre,il
n'y a plus en France de fonctionnaires, il n'ya que des
des complices.Le momentest venu que chacunse
rende bien compte de ce qu'il a fait et de ce qu'il
12 NAPOLÉON LE PETIT
continue defaire.Le gendarmequi a arrêté ceux que
l'hommede Strasbourg et de Boulogneappelle des
« insurgés,» a arrêté les gardiensde la Constitution.
Le juge qui a jugé lescombattantsde Paris ou des
provinces,a mis sur la sellette les soutiensde la loi.
L'officierqui a gardé à fondde caleles «condamnés»
a détenules défenseursdela Républiqueetdel'Etat-
Le générald'Afriquequi emprisonneà Lambessales
déportéscourbéssousle soleil, frissonnant de fièvre,
creusant dansla terre brûlée un sillon qui sera leur
fosse,ce général-làséquestre,torture et assassine les
hommesdudroit.Tous,généraux,officiers,gendarmes,
juges, sont en pleine forfaiture.Ils ont devant eux
plus que des innocents,deshéros! plus que des vic-
times,des martyrs !
Qu'onle sachedonc,et qu'on se hâte, et, du moins,
qu'on brise les.chaînes,qu'ontire les verroux, qu'on
vide les pontons, qu'on ouvre les geôles, puisqu'on
n'a pas encore le courage de saisir l'épée I Allons,
conscience,debout! éveillez-vous,il est temps!
Si la loi, le droit, le devoir, la raison, le bon sens,
l'équité,la justice ne suffisentpas, qu'on songe à l'a-
venir! Si le remords se tait, que la responsabilité
parle !
Et que tousceuxqui, propriétaires,serrentla main
d'unmagistrat;banquiers,fêtent un général; paysans,
saluentun gendarme; que tousceuxquine s'éloignent
pas de l'hôtel ou est le ministre, de la maison oùest
le préfet, commed'un lazaret; que tous ceux qui,
simplescitoyens,non fonctionnaires,vont aux balset
aux banquets de Louis Bonaparte et ne voient pas
que le drapeaunoirest sur l'ÉIysée,que tous ceux-là
le sachentégalement,ce genre d'opprobreest conta-
l'homme 13
gieux; s'ils échappent à la complicitématérielle,ils
n'échappentpas à la complicitémorale.Le crimedu
2 décembreles éclabousse.
La situation présente, qui semblecalme à qui ne
pensepas, est violente qu'on ne s'y méprennepoint.
Quand la moralitépublique s'éclipse,il se fait dans
l'ordre socialune ombre qui épouvante.
Toutesles garantiess'en vont,tous les pointsd'ap-
pui s'évanouissent.
Désormaisil n'y a pas en France un tribunal, pas
une cour,pas un juge qui puisse rendre là justice et
prononcer une peine, à propos de quoi que ce soit,
contre,qui que ce soit,au nom de quoique ce soit.
Qu'on traduise devant les assises un malfaiteur
quelconque,le voleur dira aux juges : Le chef de
l'État a volé vingt-cinqmillionsà la Banque; le faux
témoindira aux juges: Le chef de l'État a fait un
sermentà la face de Dieu et des hommes, et ce
serment,il l'a violé; le coupablede séquestrationar-
bitraire dira: Le chef de l'État a arrêté et détenu,
contre toutes les lois, les représentantsdu peuple
souverain; l'escrocdira : le chefde l'État a escroqué
son mandat, escroqué le pouvoir,escroquéles Tui-
leries; le faussaire dira: Le chef de l'État a falsifié
un scrutin; le bandit du coindu bois dira: Le chef
de l'État a coupéleur bourseaux princes d'Orléans;
le meurtrier dira: Le chef de l'État a fusillé, mi-
traillé, sabréet égorgé les passants dansles rues,—
et tous ensemble, escroc, faussaire, faux témoin,
bandit,voleur,assassin,ajouteront:—Et vous,juges,
vous êtes allés saluer cet homme, vous êtes allés le
louer de s'être parjuré, le complimenterd'avoir fait
unfaux,le glorifierd'avoirescroqué,-leféliciterd'avoir
14 NAPOLÉON LE PETIT
voléet le remercierd'avoir assassiné! qu'est-ce que
vousnousvoulez?
Certes, c'est là un état de chose grave. S'endor-
mir sur une telle situation, c'est une ignominiede
plus.
Il est temps,répétons-le,que ce monstrueuxsom-
meildes consciencesfinisse.Il ne faut pas qu'après
cet effrayantscandale,le triomphedu crime, ce scan-
dale plus effrayantencore soit donné aux hommes;
l'indifférencedumondecivilisé.
Si cela était, l'histoire apparaîtrait un jour comme
une vengeresse; et dès.à présent, de même que les
lions blesséss'enfoncentdansles solitudes,l'homme
juste, voilantsa face en présence de cet abaissement
universel,se réfugieraitdansl'immensitédu mépris.
IV
ONSK RÉVEILLERA.
V
BIOGRAPHIE
Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris le
20 avril 1808, est fils d'Hortense de Beauharnais,
mariéepar l'empereurà Louis-Napoléon,roi de Hol-
lande. En 1831, mêlé aux insurrections d'Italie,
où son frère aîné fut tué, LouisBonaparteessaya de
renverserla papauté. Le 30 octobre 1836, il tenta
de renverserLouis-Philippe. Il avorta à Strasbourg,
et, gracié par le roi, s'embarquapour l'Amérique,
laissantjuger ses complicesderrièrelui. Le 11 no-
, L'HOMME 19
vembre, il écrivait: « Le roi, dans sa a
clémence, or-
« donnéque je fusse conduiten Amérique;» il sedé-
clarait «vivementtouché de la générositédu roi,»
ajoutant: «Certes, nous sommestous coupablesen-
« versle gouvernementd'avoir pris les armes contre
« lui, mais le plus coupablec'est moi.» et terminait
ainsi: «J'étais coupablesenversle gouvernement;or
« le gouvernementa été généreuxenversmoi(l). » Il
revint d'Amériqueen Suisse, se fit nommer capi-
taine d'artillerie à Berne et bourgeoisde Salenstein
en Tliurgovie,évitant également,au milieudes com-
plicationsdiplomatiquescauséespar sa présence, de
se déclarerFrançais et de s'avouerSuisse, et sebor-
nant, pour rassurer le gouvernementfrançais,à af-
firmer par une lettre du 20 août 1838, « qu'il vit
« presque seul » dans la maison «où sa mère est
« morte,» et que sa «ferme volonté» est de «rester
«tranquille.» Le 6 août 1840, il débarquaà Bou-
logne,parodiant le débarquementâ Cannes, coiffé
du petit chapeau(2),apportantun aigle doré au bout
d'un drapeau et un aigle vivant.dans une cage,force
proclamations,et soixantevalets, cuisinierset pale-
freniers, déguisés en soldats français avec des uni-
formes achetés au Temple et desboutonsdu42ede
ligne fabriquésà Londres. Il jette de l'argent aux
passant clansles rues de Boulogne,met son cha-
peau à la pointe de son épée et crie lui-mêmevive
VI
'% PORTRAIT
Louis Bonaparte est un homme de moyenne
taille, froid, pâle, lent, qui a l'air de n'être pas
22 NAPOLÉON LE PETIT
tout'à faitréveillé. Il a publié, nous l'avons rap-
pelé déjà,un Traité assez estimésur l'artillerie, et
connaît à fond la manoeuvredu canon. Il monte
bien à cheval. Sa parole traîne avec un léger ac-
centallemand. Ce qu'il a d'histrion en lui a paru
au tournoi d'Eglintoun. Il a la moustacheépaisse
et couvrantle sourirecommele duc d'Albe, et l'oeil
éteintcommeCharlesIX.
Si on le juge en dehors de ce qu'il appelle «ses
« actesnécessaires» ou « ses grands actes, » c'est
un personnagevulgaire, puéril, théâtral et vain.
Les personnesinvitéeschez lui, l'été, à Saint-Cloud,
reçoivent, en même temps que l'invitation, l'ordre
d'apporter une toilette du matin et une toilette
du soir. Il aime la gloriole, le pompon,l'aigrette,
la broderie, les paillettes et les passequilles, les
grands mots, les grands titres, ce qui sonne,ce qui
brille, toutes lesverroteriesdupouvoir. En sa qua^
lité de parent de la bataille d'Austerlitz, il s'habille
en général.
Peu lui importe d'être méprisé,il se contentede
la figuredu respect.
Cet hommeternirait le secondplan dé l'histoire,
il souillele premier. L'Europe riait de l'autre con-
tinent en regardantHaïti quand elle a vu apparaître
ce Soulouqueblanc. Il y a maintenanten Europe,
au fondde toutesles intelligences,même à l'étran-
ger, une stupeur profonde, et commele sentiment
d'un affront personnel; car le continenteuropéen,
qu'il le veuilleou non, est solidairede la France, et
ce qui abaissela France humiliel'Europe. £
Avant le 2 décembre, les chefsde la droitedi-
saientvolontiersde LouisBonaparte: C'estun idiot-
ie se trompaient. Certes, ce cerveau est trouble,
L'HOMME 23
ce cerveaua des lacunes,mais ou peut y déchiffrer
par :endroit plusieurs pensées de suite et suffisam-
mentenchaînées. C'estun livre où il y a des pages
arrachées. Louis Bonapartea une idée fixe, mais
une idéefixe n'est pas l'idiotisme. Il sait ce qu'il
veut, et il y va. A travers la justice, à travers la
loi, à travers la raison, à travers l'honnêteté,à tra-
versl'humanité,soit,maisil y va.
Ce n'est pas un idiot. C'est un homme d'un
autre temps que le nôtre. Il sembleabsurde et fou
parce qu'il est dépareillé. Transportez-le au XYIe
siècleen Espagne, et Philippe II le reconnaîtra; en
Angleterre, et Henri VIII lui sourira; en Italie, et
César Borgia lui sautera au cou. Ou mêmebor-
nez-vousà le placer hors de la civilisationeuro-
péenne, mettez-leen 1817 à Janina, Ali-Tepeleni
lui tendra la main.
Il y a en lui du moyen-âgeet du bas-empire. Ce
qu'il fait eût semblé tout simple à MichaelDucas,
à Romain Diogène,à Mcéphore Botaniate, à l'eu-
nuqueNarsès, au VandaleStilicon,à MahometII, à
Alexandre VI, à Ezzelin de Padoue, et lui semble
tout simpleà lui. Seulementil oublie ou il ignore
qu'au temps où nous sommes,ses actions auront à
traverser ces grandes effluvesde moralitéhumaine
dégagéespar uos trois siècles lettrés et par la révo-
lution française, et que dans ce milieu ses actions
prendrontleur vraie figureet apparaîtrontce qu'elles
sont, hideuses.
Sespartisans—il en a—le mettent volontiersen
parallèle avec son oncle,le premierBonaparte. Ils
disent: «L'un a fait le 18 brumaire, l'autre a fait
« le 2 décembre; ce sont deux ambitieux.» Le
premier Bonaparte voulait rôédifier l'empire d'Oc-
24 NAPOLÉON LE PETIT
cident,faire l'Europe vassale, dominerle continent
de sa puissanceet l'éblouirde sa grandeur,prendre
unfauteuilet donner aux rois des tabourets, faire
dire à l'histoire: Nemrod, Cyrus, Alexandre,An-
nibal,César,Charlernagne,Napoléon;être un maître
du monde. Il l'a été. C'est pour cela qu'il a fait
le 18 brumaire, Celui-civeut avoir des chevaux et
des filles, être appelé monseigneuret bien vivre.
C'est pour cela qu'il a fait le 2 décembre.:—Cesont
deuxambitieux; la comparaisonest juste.
Ajoutons que, comme le premier, celui-ci veut
aussi être empereur. Mais ce qui calme un peu les
comparaisons,c'est qu'il y a peut-êtrequelquedif-
férenceentre conquérirl'empire et le filouter.
Quoi qu'il en soit, ce qui est certain et ce que
rien ne peut voiler,pas mêmecet éblouissantrideau
de gloire et de malheur sur lequel on lit: Arcole,
Lodi, les Pyramides,Eylau, Friedland, Sainte-Hé-
lène, ce qui est certain,disons-nous,c'est que le 18
brnmaire est un crime dont le 2 décembrea élargi
la tachesur la mémoirede Napoléon,
M.Louis Bonaparte se laisse volontiersentrevoir
socialiste. Il sent qu'il y a là pour lui une sorte de
champvague,exploitableà l'ambition. Nousl'avons
dit, il a passé son temps dans sa prison à se faire
une quasi-réputationde démocrate. Un faitle peint.
Quand il publia, étant à Ham, son livre sur l'Ex-
tinction du 'paupérisme,livre en apparenceayant
pour but unique et exclusifde sonder la plaie des
misères du peuple et d'indiquer les moyensde la
guérir, il envoyal'ouvrageà un de ses amisavec ce
billet, qui a passé sous nosyeux: «Lisez ce travail
« sur le paupérisme, et dites-moisi vous pensez
«qu'il soitde nature à mefaire du bien.»
L'HOMME 25
Le grandtalentde M.LouisBonaparte, c'estlesilence.
Avant le 2 décembre,il avait un conseildes mi-
nistres qui s'imaginait être quelque chose, étant
responsable. Le président présidait. Jamais, ou
presque jamais, il ne prenait part aux discussions.
Pendant que MM. Odilon Barrot, Passy, Tocque-
villej Dufaure ou Faucher parlaient, il construisait
avecune attention profonde, nous disait un de ces
ministres,des cocottesen papier ou dessinaitdes
bonshommes sw lesdossiers.
Faire le mort, c'est là son art. Il reste muet et
immobile,en regardant d'un autre côté que son
dessein,jusqu'à l'heure venue. Alors îl tourne la
tête et fond sur sa proie. Sa politiquevous appa-
raît brusquementà un tournantinattendu.,le pisto-
let au poing,ut fur. Jusque-là, le moinsde mouve-
mentpossible. Un moment, dans les trois années
qui viennent de s'écouler, on le, vit de frontavec
Changarnier,qui, lui aussi, méditait de son côtéune
entreprise. Ibant obscuri, commedit "Virgile.La
Franceconsidéraitavecunecertaineanxiété cesdeux
hommes. Qu'y a-t-il entre eux? L'un ne rêve-t-il
pas Cromwell?l'autre ne rêve-t-il pas Monk? On
s'interrogeaitet on les regardait. Chez l'un et chez
l'autre même attitude de mystère, même tactique
d'immobilité. Bonaparte ne disait pas un mot,
Changarnierne faisait pas un geste; l'un ne bou-
geaitpoint, l'autre ne soufflaitpas; tous deuxsem-
blaientjouter à qui serait le plus statue.
Ce silence cependant,Louis Bonaparte le rompt
quelquefois. Alors il ne parle pas, il ment. Cet
hommement commeles autres hommes respirent.
Il annonceune Intention honnête,prenezgarde; il
affirme,méfiez-vous ; il faitun serment,tremblez.
2
26 NAPOLÉON LE PETIT
Machiavela fait des petits. LouisBonaparte en
estun.
Annoncerune énormitédont le mondese récrie,
la désavouer avec indignation,jurer ses grands
dieux-,-sedéclarerhonnête homme,puis, au moment
où l'on se rassure et où l'on rit de l'énormité en
question,l'exécuter. Ainsi il a fait pour le coup
d'état, ainsi pour les décrets de proscription,ainsi
pour la spoliation des princes d'Orléans: ainsi il
fera pour l'invasionde la Belgique et de la Suisse,
et pour le reste. C'est là son procédé; pensez-en
ce que vousvoudrez; il s'en sert, il le trouve bon,
celale regarde. Il aura à démêler la chose avec
l'histoire.
Onest de son cercleintime; il laisse entrevoir un
projetqui semble,non immoral,on n'y regarde pas
de si près, maisinsensé et dangereux,et dangereux
pour lui-même; on élève des objections;il écoute,
/ne répondpas, cède quelquefoispour deux ou trois
jours, puis reprend son dessein, et fait sa volonté.
H y a à sa table, dans son cabinet de l'Elysée, un
tiroir souvententr'ouvert. Il tire de là un papier,
le ,lit à un ministre, c'est un décret. Le ministre
adhèreourésiste. S'il résiste, LouisBonaparte re-
jette le papier dans le tiroir où il y a beaucoup
d'autres paperasses, rêves d'homme tout-puissant,
fermece tiroir, en prend la clef et s'en va sans dire
un mot. Le ministre salue et se retire charmé de
la déférence. Le lendemainmatin, le décret est au
Moniteur.
Quelquefoisavecla signaturedu ministre.
Grâce à cette façon de faire, il a toujoursà son
servicel'inattendu,grande force; et ne rencontrant
en lui-mêmeaucun obstacle intérieur dans ce que
L'HOMME 27
les autres hommes appellent conscience,il pousse
son dessein,n'importe à travers quoi, nous l'avons
dit,n'importesur quoi, et toucheson but.
Il recule quelquefois,non devant l'effet moralde
ses actes, mais devant l'effet matériel. Les décrets
d'expulsion de quatre-vingt-quatrereprésentants,
publiésle 9 janvier par le Moniteur, révoltèrent le
sentimentpublic. Si bien liée que fût la France,
on sentit le tressaillement. On était encore très-
près du 2 décembre; toute émotionpouvait avoir
son danger. LouisBonapartele comprit. Le lende-
main, 10, un second décret d'expulsiondevait pa-
raître, contenant huit cents noms. Louis Bona-
parte se fit apporter l'épreuvedu Moniteur; la liste
remplissaitquatorzecolonnesdu journal officiel. Il
froissal'épreuve,la jeta au feu, et le décretne parut
pas. Les proscriptionscontinuèrent,sans décret.
Dans ses entreprises il a besoin d'aides et de
collaborateurs; il lui.faut ce qu'il appellelui-même
«des hommes.» Diogène les cherchait tenant une
lanterre,lui il les chercheun billet de banque à la
main. Il les trouve. De certains côtés de la na-
ture humaine produisent toute une espèce de per-
sonnagesdontil est le centre naturel et qui se grou-
pentnécessairementautour de lui selon cette mysté-
rieuseloi de gravitationqui ne régit pas moinsl'être
moral que l'atome cosmique. Pour entreprendre
«l'acte du 2 décembre,» pour l'exécuteret pour le
compléter,il lui fallait de ces hommes;il en eut.
Aujourd'huiil en est environné;ces hommeslui
fontcour et cortège; ils mêlentleur rayonnementau
sien. A de certaines époques de l'histoire,il y a
despléiadesde grandshommes; à d'autres époques,
il y a des pléiadesde chenapans.
28 NAPOLÉON LE PETIT
Pourtant, ne pas confondrel'époque, la minutede
Louis Bonaparte avec le dix-neuvième siècle; le
champignonvénéneux pousse au pied du chêne,
maisn'est pas le chêne.
M.LouisBonapartea réussi. Il a pour lui désor-
mais l'argent, l'agio; la banque, la bourse,le comp-
toir, le coffre-fort,et tous ces hommesqui passant
si facilementd'un bord à l'autre quand il n'y a en-
jamber que de la honte. ïï a fait de M. Changar-
uier une dupe,de M.Thiers une bouchée,de M. de
Montalembertun complice,du pouvoir une caverne,
du budget sa métairie. Il a frappé 'de son stylet la
République, mais la République est comme les
déessesd'Homère, elle saigne et ne meurt pas. On
grave à la Monnaieune médaille,dite médaille du 2
décembre,en l'honneur de la manière dont il tient
ses serments. La-frégate la Constitutiona été dé-
baptisée, et s'appelle la frégate VÉlysée. Il peut,
quand il voudra, se faire sacrer par M. Sibour et
échangerla couchettede l'Elysée contre le lit des
Tuileries. En attendant,depuisseptmois,il s'étale;
il a harangué,triomphé,présidédes banquets, donné
des bals, dansé, régné, paradé et fait la roue; il
s'est épanouidans sa laideur à une loge d'Opéra; il
s'est fait appelerprince:président,il a distribué des
drapeaux à l'armée et des croix d'honneuraux com-
missairesde police. Quand il s'est agi de se choisir
un symbole,il s'est effacéet a pris l'aigle: modestie
d'épervier.
vn
POURFAIRESUITEAUXPANÉGYRIQUES
Il a réussi. Il enrésulte que les apothéosesne lui
manquent pas. Des panégyristes,il en a plus que
L'HOMME 29
Trajan. Une chose me frappe pourtant, c'est que
dans toutes les qualités qu'on lui reconnaîtdepuis
le 2 décembre,danstousles élogesqu'on lui adresse,
il n'y a pas unmot qui sorte de ceci: habileté,sang-
froid, audace, adresse, affaire admirablementpré-
parée et conduite,instant bien choisi, secret bien
gardé, mesures bien prises. Fausses clefs bien
faites. Tout est là. Quand ces chosessont dites,
tout est dit, à part quelquesphrases sur la « clé-
mence,» et eucoreest-ce qu'on n'a pas loué la ma-
gnanimitéde Mandrin qui, quelquefois,ne prenait
pas tout l'argent, et de Jean l'Écorcheur qui, quel-
quefois,ne tuait pas tous les voyageurs?
En dotant M. Bonaparte de douze millions,plus
quatre millionspour l'entretien des châteaux-,le
sénat, doté par M. Bonaparte d'un million,félicite
M. Bonaparted'avoir«sauvéla société,»à peu près
commeun personnage de comédieen félicite un
autre d'avoir"«sauvéla caisse,s
Quantà moi,j'en suis encoreà chercherdans les
glorificationsqtie font de M. Bonaparte ses plus
ardentsapologistes,une louangequi ne conviendrait
pas à Cartoucheet à Poulailler après un bon coup;
et je rougis quelquefois,pour la langue françaiseet
pour le nom de Napoléon,des termes, vraiment un
peucrus et trop peu gazés et trop appropriés aux
faits, dans lesquels la magistratureet le clergé féli-
citent cet homme pour avoir volé le pouvoiravec
effractionde la Constitutionet s'être nuitamment
évadéde son serment.
Après que toutes les effractionset tous les vols
dont se composele succès de sa politiqueont été
accomplis,il a repris son vrai nom; chacunalors a
reconnuque cet hommeétait un monseigneur., C'est
80 NAPOLÉON LE PETIT
M. Fortoul(1),disons-leà son honneur,qui s'en est
aperçule premier.
Quand on mesure l'hommeet qu'on le trouvesi
petit, et qu'ensuite on mesure le succès, et qu'on
le trouvé si énorme, il est impossibleque l'esprit
n'éprouvepas quelque surprise. On se demande:
Commenta-t-il fait? On décomposel'aventure et
l'aventurier, et en laissant à part le parti qu'il tire
de sonnomet certainsfaits extérieurs dont il s'est
aidé dans son escalade, on ne trouve au fond de
l'hommeet de sonprocédéque deuxchoses: la ruse
et l'argent.
La rusé: nous avons caractérisé déjà ce grand
côtédeLouis Bonaparte,maisil est utile d'y insister.
Le '27 novembre1848, il disait à ses concitoyens
dans son manifeste: « Je me sens obligé de vous
« faire connaître mes sentimentset mes principes.
«Il ne faut pas qu'il y ait d'équivoqueentrevous et
« moi. Je ne suis pas mi ambitieux.. .'. Elevé dans
«les pays libres à l'école du malheur,je resterai
« toujours fidèleaux devoirs que m'imposeront'vos
« suffrageset les volontésdel'Assemblée.
« Je mettrai mon honneur à laisser, au bout de
« quatre ans, à monsuccesseur,lé pouvoiraffermi,la
« libertéintacte, un progrès réel accompli.»
Le 31décembre 1849,'dans son premiermessage
à l'Assemblée,il écrivait: «Je veux être digne de
« la confiancede la nation en maintenantla Consti-
« tution que j'ai jurée. s Le 12 novembre 1850,
dans son secondmessageannuel à l'Assemblée,il
disait: « Si la Constitutionrenfermedes vices et
« des dangers, vous êtes tous libres de les faire
(1) Lepremierrapportadresséà M. Bonaparte,et où M.
Bonaparteestqualité estsignéFomouij.
monseigneur
L'HOMME 31
« ressortir aux yeux du pays; moi seul, lié par mon
« serment,je me renferme dans les strictes limites
« qu'elle a tracées. » Le 4 septembrede la même
année,à Caen,il disait: « Lorsque partout la pros-
« périté semblerenaître, il serait bien coupablecelui
« qui tenterait d'en arrêter l'essorpar le changement
« de ce qui existe aujourd'hui, s Quelque temps
auparavant, le 22 juillet 1849, lors de l'inaugura-
tiondu elieniindefer de Saint-Quentin,il était allé
à Ham,il s'était frappé la poitrinedevantles souve-
nirs de Boulogne,et il avait prononcé ces paroles
solennelles:
« Aujourd'huiqu'élupar la France entière,je suis
« devenule chef légitimede cette grande nation,je
«ne saurais me glorifier d'une captivité qui avait
«ponr cause l'attaque contreun gouvernementré-
«gulier.
« Quand on a vu combienlesrévolutionsles plus
«justes entraînentdemaux après elles,on comprend
«à peine l'audace d'avoir voulu assumersur soila
«terribleresponsabilitéd'un changement. Je ne me
« plainsdoncpas d'avoirexpiéici, par un emprison-
«nementde sis années, ma témérité contre les lois
« de ma patrie, et c'est avecbonheur que, dans ces
« lieux mêmesou j'ai souffert,je .vous proposeun
« toast en l'honneur des hommes qui sont déter-
« minés,malgréleurs convictions,à respecterlesins-
« titutionsde leur pays. »
Tout en disant cela, il conservaitau fondde son
cceûr,et il l'a prouvédepuis à sa façon,pettopensée
écrite par lui dans cette même prison de Ham:
« Rarement les grandes entreprisesréussissent du
s premiercoup(1).»
(1)Fragments historiques.
32 NAPOLÉON LE PETIT
Yers la mi-novembre1851, le représentant F.,
élyséen,dînait chez^M.Bonaparte.
—Que dit-on dans Paris et à l'Assemblée? de-
mandale présidentau représentant.
—Hé,prinee!...
—Eh bien?
— On parle toujours...
— De quoi?
—Du coup d'état.
— Et l'Assemblée,y croit-elle?
— Un peu, prince.
— Et vous?
— Moi,-pasdu tout.
LouisBonaparte prit vivementles deux mainsde
M. F., et lui dit avecattendrissement:
— Je vousremercie,monsieurF., vous, du moins,
vousne me croyezpas un coquin!
Cecise passaitquinze jours avant le 2 décembre.
A cette époque, et clans.ce moment-làmême,de
l'aveu du compliceMaupas,« on préparait Mazas.»
(1)Courdespairs.Dépositions
destémoins,
p.94.
(2)Cour
despairs.Dépositions
destémoins,
p.75,voiraussip.SI,
88à 94.
(3)Courdespairs.Interrogatoire
desinculpés,
y. 13,
(4)Courdespairs.Dépositions
destémoins,
pp.103,185,ele.
2*
34 NAPOLÉON LE PETIT
vivel'empereur.« Il suffitde trois cents gueulards,»
avaitdit un des conjurés(1).LouisBonaparteaborde
le 42e, caserne à Boulogne. Il dit au voltigeur
GeorgesKoehly:Je suis Napoléon; vous aurez dos
grades et des décorations.Il dit au voltigeurAn-
toine Gendre: Je suis le fils de Napoléon; nous
allons à l'hôtel dû Nord commanderun dîner pour
moi et pour vous. Il dit au voltigeurJean Meyer:
Vousserez bien payés; il dit au voltigeurJoseph
Lény: VousviendrezàParis, voussereziienpayés(2).
Un officierà côté de lui tenait à la main son cha-
peau plein de pièces de cinq francs qu'il distribuait
aux curieuxen disant : Criezvivel'empereur(3)! Le
grenadier Geoffroy,dans sa déposition, caractérise
en cestermes la tentative faite sur sa chambréepar
un officieret par un sergent du complot: «Le ser-
« gent portait unebouteilleet l'officieravait le sabre
« à la main.» Ces deux lignes, c'est tout le 2 dé-
cembre.
Poursuivons:
« Le lendemain, 17 juin, le commandantMéso-
« nan, queje croyaisparti, entre dansmoncabinet,
« annoncétoujours par mon aide-de-camp. Je lui
« dis: — Commandant,je vouscroyais"parti.—Non;
« mon général,je ne suis pas parti. J'ai unelettre à
« vousremettre.—Une lettre! et de qui?— Lisez
« mon général. Je le fais asseoir; je prends la
« lettre; mais au-momentde l'ouvrir, je m'aperçus
(1)Leprésident—«Prévenu deQuerelles,
cesenfants
quicriaient
« nesont-ils
paslestroiscentsgueulardsnuevousdemandiez
dans
«unelettre?» (ProcèsdeStrasbourg.)
(2)Courdespairs.Dépositionsdestémoins,
p. 145,155,156et
158.
(3)Courdespairs.Dépositions
destémoins,
témoin volti-
Febvre;
geur,p.142.
L'HOMME 35
« que la suscriptionportait : A M. le commandant
« Mésonan.Je lui dis: Mais, mon cher comman-
« dant, c'est pour vous,ce n'est pas pour moi.— Li-
« sez, mongénéral! J'ouvre la lettre et je lis :
. € Mqn^eheC commandant,il est do la plus grande
« nécessité.;qïievous voyez de suite le général en
« question;vous savez que c'est un liommed'exécu-
« tion et sur qui on peut compter.Voussavezaussi
« que c'estun liommequej'ai noté pour être un jour
« maréchal de France. Vous lui offrirez 100,000
« francs de ma part, et vous lui demanderezchez
« quel banquier ou chez quel notaire il veut que je
« lui fasse compter300,000francs, dansle cas oùil
« perdrait son commandement. »
« Je m'arrêtai,l'indignationme gagnant; je tour-
« nai le feuilletet je vis que l'a lettre était signée:
« Louis Napoléon.....
..... « Je remis cette lettre au commandant,en lui
« disantque c'étaitun parti ridiculeet perdu. >
Qui parle ainsi? le généralMagnan.Où? en pleine
courdes pairs. Devantqui? Quel est l'hommeassis
sur la sellette,l'hommequeMagnan couvre de « ri-
dicule,» l'hommevers lequelMagnan tourne sa face
« indignée? » LouisBonaparte.
L'argent, et avec l'argent,l'orgie, ce fut là son
moyend'action dans ses trois entreprises,à Stras-
bourg, à Boulogne,à Paris. Deux avortements,.un
succès,Magnan,qui se refusa à Boulogne,se ven-
dit à Paris. Si LouisBonaparte avait été vaincule
2 décembre,de mêmequ'on avait trouvé;sur lui, à
Boulogne,les cinq cent mille francs de Londres, on
aurait trouvéà l'Elysée les vingt-cinqmillionsde la
Banque.
Il y a donceu en France, il faut en venirà parler
36 NAPOLÉON LE PETIT
froidementde ces choses, en France, dans ce pays
de l'épée, dansee pays des chevaliers,dansce pays
de Hoche,de Drouot et de Bayard,il y a eu un jour
oùun hommeentouréde cinq ou six Grecspolitiques,
expertsen guets-apenset maquignonsd%éôups d'é-
tat, accoudédansun cabinet doré,les-pieds sur les
chenets,le eigare à la bouche, a tarifé l'honneurmi-
litaire, l'a pesé dans un trébuchet comme denrée,
commechosevendableet achetable, a estimé le gé-
néral un millionet le soldatun louis, et a dit de la
consciencede l'armée française: Celavauttant.
Et cet hommeestleneveude l'empereur.
Du reste, ce neveun'est pas superbe : il sait s'ac-
commoderaux nécessitésdeses aventures,et il prend
facilementet sans révolté le pli quelconquede la
destinée. Mettez-le à Londres, et qu'il ait intérêt
à complaireau gouvernementanglais, il n'hésitera
point, et de cette même main qui veut saisir le
sceptre de Charlemagne,il empoignerale bâtondu
policeman.Si je n'étais Napoléon,j e voudraisêtre
Vidocq.
Et maintenantla pensées'arrête.
Et voilàpar quel hommela Franceest gouvernée!
Que dis-je,gouvernée! possédéesouverainement !
Et chaquejour, et tous lesjnatins,par ses décrets,
par ses messages,par ses harangues,par toutes les
fatuitésinouïesqu'il étale dans le Moniteur,cet émi-
gré, qui ne connaîtpas la France, fait la leçon à la
France! et ce faquin'dit à la France qu'il l'a sau-
vée! Et de qui? d'elle-même!Avant lui la Pro-
vidence ne faisait que des sottises; le bonDieul'a
attendu pour tout remettre en ordre; enfin il est
venu! Depuis trente-six ans il y avait en France
toutes sortes de choses pernicieuses: cette « sono-
l'homme 37
rite, » la tribune; ce la
vacarme, presse; cette inso-
lence,la pensée; cet abus criant, la liberté; il est
venu,lui, et à la place dela tribuneil a misle sénat;
à la placede la presse, la censure; à la place de la
pensée,l'ineptie; à la place de la liberté, le sabre;
et de par le Mbre, la censure,l'ineptieet le sénat,la
France est sauvée! Sauvée,bravo! et de qui? je
lerépète,d'elle-même; car,qu'était-ceque la France,
s'il vous plaît? c'était une peupladede pillards, de
voleurs,deJacques,d'assassinset de démagogues.Il
a fallula lier, cette forcenée,cetteFrance, et c'estM.
Bonaparte-Louisqui lui a mis les poucettes. Main-
tenant elleest au cachot,à la diète,au painet à l'eau,
punie, bumiliée,garrottée, sousbonnegarde ; -soyez
tranquilles,le sieur Bonaparte,gendarmeà la rési-
dencede l'Elysée, en répond à l'Europe; il en fait
sou affaire; cette"misérable France a la camisole
de force, et si ellebouge!... — Ali! qu'est-ceque
c'est que ce spectacle-là? qu'est-ceque c'est que ce
rêve-là? qu'est-ceque c'est que ce caucliemar-là?
d'un côté une nation, la premièredes nations,et de
l'autre un homme,le dernier des hommes,et voilà
ce que cet homme fait à cette nation! Quoi! il
la foule aux pieds, il lui rit au nez, il la raille,il la
brave, il la nie, il l'insulte, il la bafoue? Quoi! il
dit: il n'y a que moi! Quoi! dans ce pays de
Franceoù l'on ne pourrait pas.souffleterun homme,
on peut souffleterle peuple! Ah! quelle abominable
honte! chaque fois que M. Bonapartecrache, il faut
que tous les visages s'essuient! Et cela pourrait
durer! et vous me ditesque celadurera! Non!non!
non! par tout le sang que nous avonstous clansles
veines,non!celane durera pas ! Ah! si cela durait,
c'est qu'en effet, il n'y aurait pas de Dieu dansle
ciel,ou qu'il n'y aurait plus de Francesur'la terre.
LIYRE DEUXIEME f
LE GOUVERNEMENT
I
LACONSTITUTION
Roulementsde tambours: manants,attention!
« Le Président de la République,
«Considérant,que—toutesles lois restrictivesde
<tla libertéde la presse ayant été rapportées, toutes
«les loiscontrel'affichageet le colportageayant été
« abolies, le droit de réunion ayant été pleinement
« rétabli, toutes leslois inconstitutionnelleset toutes
«les mesures d'état de siège ayant été supprimées,
« chaquecitoyenayant pu dire ce qu'il a voulu par
« toutesles formes.depublicité,"journal,affiche,réu-
« nion électorale, tous les engagementspris, no-
«tamment le serment du 20 décembre1848,ayant
« été scrupuleusementtenus, tous les faits ayant été
« approfondis, toutes les questionsposéeset éclair-
« cies, toutes les candidaturespubliquementdébat-
« tues, sans qu'on puisse alléguer que la moindre
«violenceait été exercéecontrele moindrecitoyen,
.«—dans la liberté la plus complèteenun mot;
«Le peuple souverain,interrogé sur cette ques-
«tion:
LE GOUVERNEMENT 39
«Le peuple français entend-il se remettre pieds
« et poings liés à la discrétionde' M. LouisBona-
« parte?
« A répondu OUI par sept millions cinq cent
« millesuffrages;» (Interruptiondel'auteur;—Nous
« reparlonsdes 7.500,000suffrages.)
, «Promulgue
« La constitution dont la teneur suit :
« Article premier. La Constitution reconnaît,
« confirmeet garantit les grandsprincipesproclamés
« en 1789, et qui sont la base du droit publicdes
« Français.
« Articles deux et suivants. La tribune et la
« presse,qui entravaientla marche du progrès, sont
« remplacéespar la police et la censure, et par les
« secrètes discussionsdu sénat, du corps législatif
« et du conseild'état.
« Article dernier. Cette chose qu'on appellait
«l'intelligencehumaineest supprimée.
« Faitaupalais
desTuileries,
14janvier
1852.
« Louis Napoléon.
« Vu et scellédu grand sceau.
« Le garde des sceaux,ministre de la justice-
«E. Eouher. »
CetteConstitutionqui proclameet affirmehaute-
ment la révolutionde 1789 clans ses principes et
dans ses conséquences, et qui abolit seulementla
liberté,a été évidemmentet heureusementinspirée à
M. Bonapartepar une vieilleaffiche de théâtre de
provincequ'il està propos do rappeler:
40 LE PETIT
NAPOLÉON
aujourd'hui
GRANDE REPRÉSENTATION
ïDE
LA DAMEBLANCHE
OPÉRAEN3ACTES
Nota. La musique,qui embarrassaitla marche
de l'action, sera remplacéepar un dialogue vif et
piquant.
II
LE SÉNAT
Le dialogue vif et piquant, c'est le conseild'état,
le corpslégislatifet le sénat.
Il y a doncun sénat? Sans doute. Ce « grand
corps, » ce « pouvoirpondérateur,» ce « modérateur
suprême,» est même la principalesplendeur de la
Constitution. Occupons-nous en.
Sénat. C'est un sénat. De quel sénat parlez:
vous? est-cedu sénat qui délibéraitsur la sauceà
laquellel'empereurmangeraitle turbot? Est-ce du
sénat dont Napoléon disait le 5 avril 1814: «Un
« signe était un ordre pour le sénat, et il faisait
« toujoursplus qu'on ne désirait de lui? « Est-ce
du sénat dontNapoléondisait en 1805: « Les lâches
« ont eu peur de me déplaire(1)? » Est-ce du sénat
quiarrachait à peu prèsle mêmecri à Tibère: «Ah!
« lesinfâmes! plus esclavesqu'onne veut. » Est-ce
du sénat qui faisait dire à Charles XII : «Envoyez
« mabotte â Stockholm.—Pour quoi faire, sire? dé-
fi) Thibeaudeau,
Bst.duConsulat etdel'Empire.
LE GOUVERNEMENT 41
« mandaitle ministre.—Pourprésider le sénat. »—
Non, ne plaisantons pas. Us sont quatre-vingts
cetteannée,ils seront cent cinquantel'an prochain.
Ils ont à eux seuls, et en toute jouissance,qua-
torze articles de.la « Constitution» depuis l'article
19 jusqu'à l'article 33. Ils sont « gardiens des
«libertéspubliques; » leursfonctionssont gratuites,
article 22; en conséquenceils ont de quinze à
trente.mille francs par an. Ils ont cette spécialité
de toucherleur traitement,et cettepropriété de « ne
point s'opposer» à la promulgationdes lois. Ils
sonttous des « illustrations(1). » Ceci n'est pas un
sénat « manqué(2) » commecelui de l'autre Napo-
léon; ceci est un sénat sérieux; les maréchauxen
sont; les cardinauxen sont, M. Leboeufen est.
Que faites-vousdans ce pays ? deniande-t-onau
sénat.—Noussommeschargés de garder leslibertés
publiques.—Qu'est-ceque tu fais danscette ville?
demandePierrot à Arlequin.—Je suis chargé, dit
Arlequin,de peignerle chevalde bronze.
« Onsait ce que c'est que l'esprit de corps; cet
« espritpousserale sénat à augmenterpar tous les
« moyens son pouvoir.-Il détruira s'il le peut, le
« corps législatif,et, si l'occasions'en présente, il
« pactiseraavecles bourbons.»
Qui dit ceci? le premier consul. Où ? aux
Tuileries,en avril 1804.
« Sans titre, sans pouvoir, et en violationde tous
« les principes, il a livré la patrie et consommésa
(1) » Touteslesillustrations
du pays.» LouisBonaparte,
Appelaupeuple, 2décembre1851.
« Le sénata été manqué.Onn'aimepas enFranceà
«(2)
voirdesgensbienpayés
pournefairequequelque choix.
mauvais »
—ParolesdeMepoléon.MémorialdeSainte-Hélène.
42 NAPOLÉON LE PETIT
« ruine. Il a été le jouet de hauts intrigants.... Je
i ne sache pas de corps qui doive s'inscrire dans
« l'histoire avecplus d'ignominieque le sénat. »
Qui dit ceci? l'empereur.Où? à Sainte-Hélène.
Il y a donc un sénat dans la « Constitutiondu
« 14 Janvier. » Mais,franchement,c'est une faute.
On est accoutumé, maintenant que l'hygiène pu-
blique a fait des progrès, à voir la voie publique
mieux tenue que cela. Depuis le sénat de l'empire,
nous croyionsqu'on ne déposait plus de sénat le
long desconstitutions.
III
D'ÉTATET LE CORPSLÉGISLATIF
LE CONSEIL.
Il y a aussi le conseild'état et le corps législatif;
le conseild'état joyeux,payé,joufflu,rose,gras,frais,
l'oeil vif, l'oreille rouge, le verbe haut, l'épée au
côté, du ventre, brodéen or ; le corpslégislatifpâle,
maigre, triste, brodé en argent. Le conseil d'état
va, vient,entre, sort, revient, règle, dispose, décide,
tranche, jordonne, voit face à face Louis-Napoléon.
Le corps législatifmarche sur la pointe du pied,
roule son chapeau dans ses mains, met le doigt sur
sa bouche, sourit humblement,s'assied sur le coin
de sa chaise, et ne parle que quand on l'interroge.
Ses parolesétant naturellementobscènes, défense
aux journaux d'y faire la moindre allusion. Le
corps législatif vote les lois et l'impôt, article 39,
et quand, croyant avoir besoind'un renseignement,
d'un détail, d'un chiffre, d'un éclaircissement,il se
présente chapeau bas à la porte desministères pour
LE GOUVERNEMENT 43
parler aux ministres,l'huissier l'attend dans l'anti-
chambreet lui donne,en éclatant de rire, une chi-
quenaudesur le nez. Tels sont les droits du corps
législatif.
Constatonsque cette situation mélancoliquecom-
mençait,en juin 1852, à arracher quelquessoupirs
auxindividusélégiaquesqui font partie de la chose.
Le rapport de la commissiondu budget restera dans
la mémoire des hommes comme un des plus dé-
chirants chefs-d'oeuvredu genre plaintif. Redisons
cessuavesaccents:
« Autrefois, vous le savez, les communications
« nécessaires en pareil cas existaient directement
« entre les commissionset les ministres. C'est à
« ceux-ci qu'on s'adressait 'pour obtenir les docu-
<rments indispensablesà l'examen des affaires.Us
« Venaienteux-mêmes,avecles chefs deleurs diffé-
« rents services, donner des explications verbales
« suffisantessouvent pourprévenir toute discussion
« ultérieure. Et les résolutionsque la commission
« du budget arrêtait après avoir entenduesétaient
« directementsoumisesà la Chambre.
« Aujourd'hui nous ne pouvonsavoir de rapport
« avecle gouvernementque par l'intermédiairedu
« conseild'état, qui, confidentet organe de sa pen-
« sée,a seul le droit de transmettre au corps légis-
« latif les documentsqu'à son tour il se fait re-
« mettre par les ministres.
« En un mot, pour les rapports écrits»comme
« pour les communicationsverbales, les commis-
« saires du gouvernementremplacent les ministres
« aveclesquelsils ont dû préalablements'entendre.
« Quant aux modifications la commission
« peut vouloir proposer, soit parque.
suite de l'adoption
44 NAPOLÉON LE PETIT
« d'amendementsprésentés par des députés, soit
« après sonpropre examendu budget, elles doivent,
« avant que voussoyezappelés à en délibérer, être
« renvoyéesau conseild'état et y être discutées.Là
« (il"estimpossibledene le pas faire remarquer)elles
« n'ont pas d'interprètes,pas de défenseursofficiels.
« Cemodede procéder paraît dériver de la Cons-
« titution elle-même; et si nous en parlons c'est
« uniquementpour vousmontrer qu'il a dû entraîner
« des lenteursdans l'accomplissementdela tâche de
« la commissiondu budget(1). »
On n'est pas plus tendre dans le reproche; il
est impossiblede recevoir avec plus de chasteté et
de grâce ce que M. Bonaparte,dans son style d'au-
tocrate,appelle des « garanties de calme(2),» et ce
que Molière,dans sa liberté de grand écrivain,ap-
pelle des « coupsde pied au cul (3)...»
Il y a donc, dans la boutique où se fabriquent
leslois et les budgets, un maître de la maison, le
conseil d'état, et un domestique,le corps législatif.
Aux termes de la « Constitution,» quiest-ce qui
nomme le maître de la maison? M. Bonaparte.
Qui est-ce qui nommele domestique? La nation.
C'est bien.
IV
LES FINANCES
Notons qu'à l'ombrede ses a institutionssages s
et grâce au coup d'état, qui, commeon sait, a ré-
de la commission
(i)Rapport du budgetducorpslégislatif,
juin1852.
(2)Préambule
dela Constitution.
(3)Crûment.
Voyez lesFourberies
deScapin.
LE GOUVERNEMENT 45
tablil'ordre, les finances,la sécurité, etla prospérité
publique,le budget, de l'aveu deM. Gouin,se solde
aveccent,vingt-troismillionsde déficit.
Quant au mouvementcommercialdepuis le coup
d'état, quant à la prospérité des intérêts, quant à la
reprise des affaires, il suffit, pour l'apprécier, de re-
jeter les mots et de prendre les chiffres.En fait
déchiffres, en voiciun qui est officiel et qui est dé-
cisif; les escomptesde.la banque de France n'ont
produitpendant,le premier semestre de 1S52 que
589,502fr. 62 c. pour la caissecentrale, et lesbéné-
ficesdes succursalesne sont élevés qu'à 651,108fr.
7 c. C'estla banque elle-mêmequi en convientdans
sonrapportsemestriel.
Du reste, M. Bonaparte ne se gêne pas avec
l'impôt. Un beau matin il s'éveille, baille, se
frotte les yeux, prend une plume et décrète quoiî
le budget. Achmet III voulut un jour lever des
impôtsà sa fantaisie.—Invincibleseigneur,lui dit
sonvizir,tes sujets ne peuvent être imposésau delà
de ce que la loi et les prophètesprescrivent.
CemêmeM. Bonaparteétantà Hamavait écrit:
« Si lessommesprélevéeschaqueannéesurla gé-
« néralité deshabitants sont employésà des usages
« improductifs,commeà créer des places inutiles, à
« éleverdesmonumentsstériles,à entreteniraumilieu
« d'unepaix profonde une armée plus dispendieuse
« que cellequi vainquità Austeflitz, l'impôtdansce
« cas devientun fardeauécrasant; il épuise le pays,
« il prend sans rendre (1). »
A propos de ce mot, budget, une observation
nous vient à l'esprit. Aujourd'hui, en 1852, les
évêqueset les conseillersà la cour de cassationont
(1)Extinctiondît,paupérisme,page10.
46 NAPOLÉON LE PETIT
cinquante francs par jour, les archevêques,les con-
seillera d'état, les premiers présidents et les pro-
cureurs généraux,ont par jour chacun soixante-neuf
francs; les sénateurs, les préfets et les généraux
de division reçoivent par jour quatre-vingt-trois
francs, les présidents de sectionsdu conseil d'état,
par jour, deux cent vingt-deux francs; les ministres,
par jour, deux cent cinquante-deuxfrancs ; mon-
seigneurle prince-président,en comprenant,comme
de juste, dans sa dotation la sommepour les châ-
teaux royaux,touche par jour quarante quatre mille
quatre cent quarante-quatrefrancs quarante-quatre
centimes. On a fait la révolutiondu 2 décembre
contre les Vingt-CinqFrancs.
V
LA LIBERTÉDE LA PRESSE
VI
NOUVEAUTÉS
EN PAITDE LÉGALITÉ
La pressea le droit d'être censurée, le droit d'être
avertie,le droit d'être suspendue,le droit d'être sup-
primée; elle a mêmele droit d'être jugée. Jugée!
par qui ? par les tribunaux. Quels tribunaux? Les
tribunaux correctionnels.Et cet excellentjury trié?
progrès; il est dépassé. Le jury est loin derrière
nous; nous revenons aux juges du gouvernement :
« la répression est plus rapide et plus efficace,»
comme dit maître Kouher. Et puis, c'est mieux;
appelez les causes: police correctionnelle,sixième
chambre; première affaire, le nommé Koumage,
escroc; deuxième affaire, le nommé Lamenais,
écrivain. Gelafait bon effet, et accoutumele bour-
geois à dire indistinctementun écrivainet unescroc.
— Certes, c'est là un avantage; mais au point de
vue pratique,au point devue de la « répression,» le
gouvernementest-il bien sûr de ce qu'il a fait là ?
est-ilbien sûr que la sixièmechambrevaudramieux
que cette bonnecour d'assisesde Paris, par exemple,
laquelleavait pour la présider des Partarrieu-Lafosse
si abjects, et pour la haranguer desSuin si bas et
LE GOTJVERNEMENT 49
desMongissi plats? Peut-il raisonnablementespérer
que les jugés correctionnelsseront encoreplus lâches
et plus''méprisablesque cela? Ces juges-là, tout
payésqu'ils sont,travailleront-ilsmieux que ce jury
escouade,qui avait' le ministèrepublic pour caporal
et qui prononçait des condamnationset gesticulait
desverdictsavecla précisionde la charge en douze
temps,si bien que -lé préfet de police Carlier disait
avecbonhomieà un avocatcélèbre,M.Désm.: —Le
jury!- quelle vête d'institution! quand,on ne le fait
pas,jamais il ne condamne:quand on le fait, il con-
damne toujours.— Pleurons' cet honnête jury que
Carlièrfaisaitet que Bouliera défait.
Cegouvernementse sent hideux. ir né veut pas
deportrait, surtout pas de miroir. Comme-l'orfraie,
il se réfugie dans la nuit ; si on le voyait, il en
mourrait. Or, il-veut durer; II' n'entend pas qu'on
parle de lui; il n'entend pas qu'on'le raconte. Il a
imposéle silence à la presse en France. On vient
de' voir comment.Mais faire taire la presse en
France, ce n'est qu'un' demi-succès.-On veut la
fairetaire à l'étranger. On a'essayé deux procès en
Belgique;procès du Bulletin français',procèsde la
Natioii.'Le loyal .jury belge a acquitté; C'est
gênant. Que fait-on? on prend les journaux belges
par la bourse.'Vous avez des abonnésen France ;
si vous ;hous « discutez,» 'Vous, n'entrerez pas.
Voulez-vousentrer? plaisez. On tâche de prendre
les journaux anglais par la' peur. Si vous.nous
« discutez...» — décidément,non, on né veut pas
être discuté! — nous chasseronsde France voscor-
respondants.La presse anglaise a éclaté de rire.
Maisce n'est pas tout. Il y a des écrivainsfrançais
horsde France. Ils sont proscrits,c'est-à-direlibres.
3
50 NAPOLÉON LE PETIT
S'ils allaient parler ceux-là? S'ils allaient écrire,
ces démagogues?ils en sont bien capables; il faut
les en empêcher. Commentfaire? bâillonner les
gens à distance, ce n'est pas aisé. M. Bonaparte
n'a pas le bras si long que ça.. Essayonspourtant,
on leur fera du .procès là où ils seront. Soit, les
jurys des pays libres comprendrontque ces proscrits
représententla justice, et que le gouvernementbona-
partiste, c'est l'iniquité. Ces jurys feront,ce qu'a
fait le jury belge, ils aqcuitteront. On priera les
gouvernementsamis d'expulser ces expulsés, do
bannir ces bannis. Soit, les proscrits iront ailleurs;
ils trouveront toujoursun coinde terre libre où ils
pourrontparler. Commentfaire pour les atteindre?
Rouhers'est cotiséavecBaroche, et à eux deux ils
ont trouvé ceci; bâcler une loi sur lescrimes com-
mis par les Français à l'étranger, et y glisser les
« délits de presse.» Le conseild'état a dit oui et
le corps.législatifn'a pas. dit non. Aujourd'huic'est
fait...Sinous parlons hors de France, on nousjugera
en France;; prison,(pour l'avenir en cas), amendes
et confiscations.Soit encore. Ce livre-ci sera donc
jugé en.France, et l'auteur dûment,condamné,je
m'y attends, et je me'borneà prévenir les individus
quelconques,se disant. magistrats, qui, en robe
noire ouenrobe rouge, brasserontla chose,que,le
cas échéant, la condamnationà un maximumquel-
conquebel et bien prononcé, rien n'égalera mon
dédain-pour le jugement si ce n'est mon mépris
pour les juges. Ceciest monplaidoyer.
LE GOUVERNEMENT 61
VII
LESADHÉRENTS
VII
MENSAGITATMOLEM
Aucentreest l'homme; l'homme que nous avons
dit; l'homme punique; l'homme fatal, attaquant la
civilisationpour arriver au pouyoir,cherchant,ail-
leurs que dans le vrai peuple, on ne sait quelle
popularitéféroce,' exploitantles côtés encore sau-
vages du paysan et du soldat, tâchant de i'éussir
parles égoïsmesgrossiers,par les passionsbrutales,
par les envies éveillées,'par les appétits excités;
quelque chose commeMarat prince,''au but près,
qui, chez Marat, était grand, et chez LouisBona-
parte, est petit; l'homme qui tue,'qui déporte, qui
exile,quiexpulse,qui proscrit,qui spolie; cet homme
au gesteaccablé, à l'oeil vitreux, qui marche d'un
air distraitau milieudes choseshorribles qu'il fait,
commeune sorte de somnambulesinistre.
On a dit de Louis Bonaparte, soit en mauvaise
part,soit en bonnepart, car ces êtres étranges ont
d'étranges flatteurs: — « C'est un dictateur, c'est
«un despote, rien de plus. »— C'est cela à notre
avis,et c'est aussi autre chose.
Le dictateur était un magistrat. Tite-Live(l) et
Cicéron(2)l'appellentproetor màximus;Sénèque(3)
(1) Lib.VII,cap.31.
(2) DeRepublicà,lib.1, cap.40.
(3) Ep.108.
56 NAPOLÉON LÉ PETIT
l'appellemagisterpopuïi. Ce qu'il décrétaitétait tenu
pour arrêt d!en haut;. Tite-Live(l) dit: pro numine
observatum.Dans ces temps de civilisationincom-
plète, la rigidité des lois antiquesn'ayant pas tout
prévu, sa fonction était de pourvoir au salut du
peuple; il était le produit de ce texte : sàlur populi
suprema lex esto. Il faisait porter devant lui lés
vingt-quatrehaches,.signes du droit de vie et de
mort. Il était en dehors de la loi, au-dessusdela
loi, mais,il'ne. pouvait toucher à la loi. La dicta-
ture était un voile derrière lequel la loi restait en-
tière., La, loi était. avant le dictateur et était après
le dictateur. Ellele ressaisissaità sa sortie. Il était
nommépour un tempstrès-court,six mois; sernestris
dictatura, dit ..Tite-Live(2).Habituellement,'comme
si cet.énormepouvoir, mêmelibrement consentipar
le peuple,-finissait .par peser commeun remords, le
dictateur;se démettait,avant la fin du terme. Cîn-
cinnatus-,s'en alla aurbout de huit jours. Il était
interdit.audictateur,de. disposer des denierspublics
sansautorisationdu sénat, et de sortir de l'Italie. H
ne pouvait monter à cheval sans la permissiondu
peuple.Il pouvait-être,plébéien;iMarsiusKutiluset
Publius Philo furent dictateurs.On créait un;dic-
tateurpour des objets"fortdivers,—pour établir des
fêtes* l'occasiondesjours saints,—pour enfoncerun
clousacrédansîe,mur du temple de Jupiter, —une
fois,pour nommerle. sénat. Borne républiqueporta
quatre-vingt-huit dictateurs. Cette institution in-
termittente dura, cent soixante-troisans, de.l'an 552
dëi Eome à l'an .711. Elle commençapar ServiEus
Geminuset arriva à César en passant,par.Sylla.
(d) Lib.ni, caps. ,- '
(2) Lib,VI,cap.1. :•
LE GOUVERNEMENT 57
A César elle expira. La dictature était faite pour
être répudiéepar Cincinnatuset épouséepar César.
César fut cinq fois dictateur en cinqans, de 706à
711. Cette magistrature était dangereuse; elle finit
par dévorerla liberté.
M. Bonaparteest-ilun dictateur? nous ne voyons
pas d'inconvénientà répondre oui. Prmtor maximus
général en chef? le drapeau le salue. Magister
populi, maître du peuple? demandezaux canons
braqués sur les places publiques. Pro numine ob-
servatum,tenu pour Dieu? demandezà M. Trop-
long. Il a. nommé le sénat; il a instituédes jours
fériés; il a pourvu au « salut de la société; » il a
enfoncéun plou sacré dans le mur duPanthéonet
il a accroché à ce clou son coupd'état. Seulement
il fait et défaitla loi à sa fantaisie, il met familière-
mentet sans autorisationdu sénat la maindans la
pochedu public,il monte à chevalsans permission,
et quantaux six mois,il prend un peu plus de temps.
César avait pris cinq ans, il prend le double; c'est
juste. Jules César cinq, M. Louis Bonaparte dix,
la proportionest gardée.
Du dictateur passons au despote. C'est l'autre
qualificationpresque acceptéepar M. Bonaparte,
Parlons un peu la langue du Bas-Empire. Elle
siedau sujet.
Le Despotes venait après le Basileus.11 était,
entreautres attributs, général de l'infanterieet de la
cavalerie,magisterutriusque exereitus.Ce fut l'em-
pereurAlexis,surnommel'Ange,qui créa la dignité
de despotes.Le despotesétait moins que l'empereur
et au-dessusdu Sebastocrator.ou Auguste et du
César.
On voit que c'est aussi un peu cela. M. Bona-
58 NAPOLÉON LK PETIT
parte est despotes,en admettant, ce qui est facile,
queMagnansoitCésaret queMaupas soit Auguste.
Despote, dictateur, c'est admis. Tout ce grand
éclat, tout ce triomphantpouvoirn'empêchentpas
qu'il ne se passe dans Paris de petits incidents
comme celui-ci,que d'honnêtes-badauds, témoins
du fait, vousracontenttout rêveurs: deux hommes
cheminentdansla rue, ils causent de leurs affaires,
de leur négoce.L'un d'eux parle de je ne sais quel
fripon dont il croit avoir à se plaindre. C'est un
malheureux,dit-il,"c'est un escroc, c'est un gueux.
Un agent de police entend ces derniers mots.—
Monsieur,dit-il, vous-parlez du président, je vous
arrête.
MaintenantM. Bonaparte sera-t-il ou ne sera-t-il
pas empereur?
Belle question!Il est maître, il est cadi, mufti,
bey, dey, Soudan,grand-khan,grand-lama, grand-
mogol,grand-dragon,cousin du soleil, commandeur
des croyants,schah,czar,sophi et calife. Paris n'est
plus Paris, c'est Bagdad, avecun Giafar qui s'ap-
pelle Persigny et une Schéhérazade qui risque
d'avoirle cou coupétous les matins et qui s'appelle
le Constitutionnel.M. Bonaparte peut tout ce qu'il
lui plaît sur les biens, sur les familles,sur les per-
sonnes. Si les citoyens français veulent savoir la
profondeur du « gouvernement» dans lequel ils
sont tombés, ils n'ont qu'à s'adresser à eux-mêmes
quelques questions. Yoyons,juge, il t'arrache ta
robe et t'envoie en prison. Après? Voyons, sénat,
conseild'état, corps législatif,il saisit une pelle et
fait devousun tas dans un coin. Après? Toi, pro-
priétaire,il te confisqueta maisond'été et ta maison
d'hiver avec cours, écuries, jardins et dépendances.
LE GOUVERNEMENT 59
Après? Toi, père, il te prend ta fille; toi,frère, il
te prend ta soeur; toi, bourgeois,il te prend ta
femme,d'autorité, de vive force. Après? Toi, pas-
sant, ton visagelui déplaît, il te casse la tête d'un
coupde'pistoletet rentre chezlui. Après?
Toutes ces choses faites, qu'en résulterait-il?
Rien. Monseigneurle prince-président a fait hier
sa promenadehabituelle aux Champs-Elyséesdans
une calècheà la Daumontattelée de quatre chevaux,
accompagnéd'un seul aide-de-camp.Voilà ce que
dirontlesjournaux.
Il a effacédes murs Liberté, Égalité, Fraternité,
Il a eu raison. Ah! Français, vous n'êtes plus ni
libres,le gilet de forceest là: ni égaux, l'hommede
guerre est tout; ni frères, la guerre civilecouve
souscette lugubrepaix d'étatde siège.
Empereur? pourquoi pas? il a un Maùry qui.
s'appelleSibour,il a un Fontanes,un Faciuntasinps,
si vousl'aimezmieux,qui s'appelle Fortoùl; il à un
Laplacequi répond au nom de Leverrier, mais qui
n'a pas fait la Mécaniquecéleste.Il trouveraaisé-
ment des Bsménard et des Luce de Lancival.Son
Pie VII est à Rome dans la soutane de Pie IX.
Son uniforme vert, on l'a vu à Strasbourg; son
aigle,on l'a vu à Boulogne; sa redingotegrise,ne
la portait-il pas à Ham? casaqueou redingote,c'est
tout un. Madame de Staël sort de chez lui. Elle
a écrit Lélia.Il lui sourit en attendant qu'il l'exile.
Tenez-vousà une archiduchesse?attendez un peu,
il en aura une. Tu, felix Austria, nube. Son Murât
se nommeSaint-Arnaud,son Talleyrand se nomme
Mprny,son duc d'Enghiens'appelle le droit.
Regardez,que lui manque-t-il? rien; peu de
chose;à peine Austerlitzet Marengo.
60 NAPOLÉON LE PETIT
Prenez-en votre parti, il est empereurin petto;
un de ces matins, il le sera au soleil; il ne faut
plus qu'unetoute petiteformalité, la chose de faire
sacrer et couronnerà Notre-Dameson faux serment.
Après quoi,ce sera beau; attendez-vousà un spec-
tacle impérial. Attendez-vousaux caprices. At-
tendez-vousaux surprises, aux stupeurs, aux éba-
hissements,aux alliances de mots les plus inouïes,
aux cacophoniesles plus intrépides; attendez-vous
au prince Troplong, au duc Maupas, au duc Mime-
rél, au marquis Leboeuf,au baron Baroche! En
ligne, courtisans! chapeau bas, sénateurs! l'écurie
s'ouvre, monseigneur le cheval est consul. Qu'on
fasse dorerl'avoinede SonAltesseIncitatus.
Tout s'avalera; l'hiatus du public sera prodi-
gieux.Toutesles énormitéspasseront.Les antiques
gobe-mouches disparaîtrontet feront place aux gobe-
baleines.
Pour nous qui parlons, dès à présent l'empire
exiBte,et sansattendre le proverbedu sénàtus-con-
sulte et la comédiedu plébiscite,nous envoyonsce
billetde.faire part à l'Europe :
•—Latrahison du 2 décembreest accouchéede
l'Empire.
La mère et l'enfant se portent mal.
IX
LATOUTEPUISSANCE
Cet homme, oublions,son 2 décembre, oublions
«on origine, voyons,qu'est-il commecapacitépoli-
LE GOUVERNEMENT 61
le
tique? ypulez-vous juger depuis huit mois qu'il
règne? regardez d'une part son pouvoir, d'autre
part ses actes. Que peut-il? Tout. Qu'a-t-il fait?
Rien.Avec cette pleine puissanceen huit moisun
hommede génie eût changé la face de la France, de
l'Europe peut-être. Il n'eût, certes, pas effacéle
crimedu point de départ, mais il l'eût couvert. A
forced'améliorationsmatérielles,il eût réussi _peut-
être à masquer à la nation son abaissementmoral.
Même,il faut le dire, pour un dictateurde génie la
chose n'était pas malaisée.Un certain nombrede
problèmessociaux, élaborésdans ces dernièresan-
néespar plusieurs esprits robustes,semblaientmûrs
et pouvaientrecevoir, au grand profit et au grand
contentementdu peuple, des solutionsactuelles et
relatives.Louis'Bonaparte n'a pas même paru s'en
clouter.Il n'en a abordé,'il n'en a entrevu aucun.
Il n'a pas mêmeretrouvéà l'Elyséequelques,vieux
restes des méditations socialistes de Ham. Il a
ajouté plusieurs crimes nouveaux à son premier
crime, et en cela il a été logique. Ces crimes ex-
ceptés, il n'a rien produit. Omnipotencecomplète,
initiativenulle. Il a pris la France et n'en sait rien
faire. En vérité, on est tenté de plaindre cet eu-
nuquese débattantavecla toute-puissance.
Certes, ce dictateur s'agite, rendons-luicette jus-
tice; il ne reste pas un momenttranquille; il sent
autourdelui avec effroila solitude et les ténèbres;
ceuxqui ont peur la nuit chantent, lui il se remue.
Il fait rage, il toucheà tout, il court après les pro-
jets; ne pouvantcréer, il décrète; il chercheà don-
ner le change sur sa nullité; c'est le mouvement
perpétuel; mais hélas! cette roue tourne à vide.
Conversiondes rentes? où est le profitjusqu'à ce
62 NAPOLÉON LE PETIT
jour? économiede dix-huitmillions. Soit; les ren-
tiers les perdent,mais le présidentet le sénat, avec
leurs deux dotations,les empochent;bénéficepour
la France: zéso. Créditfoncier? les capitanx n'arri-
vent pas. Cheminsde fer? on les décrète, puis ou
les retire. Il en estde toutes ces choses commedes
cités ouvrières. Louis Bonaparte souscrit, mais ne
paiepas. Quant au budget, quant à ce budget con-
trôlé par les aveuglesqui sont au conseild'état et
votépar lesmuetsquisontau corpslégislatif,l'abîme
se fait dessous.Il n'y avait de possible et d'efficace
qu'une grosse économiesur l'armée, deux cent mille
soldatslaissésdans leurs foyers, deuxcentsmillions
épargnés.Allezdonc essayer de toucher à l'armée?
le soldat,qui redeviendraitlibre, applaudirait; mais
que dirait l'officier?Et au fond, ce n'est pas le
soldat, c'estl'officierqu'on caresse. Et puis, il faut
garderParis et Lyon, et toutes les villes,et plus tard,
quand onsera empereur, il faudrabien faire un peu
la guerre à l'Europe. Voyez le gouffre! Si, des
questionsfinancières,on passe aux institutionspoli-
tiques, oh! là, les néo-bonapartistess'épanouissent,
là sont les créations! Quelles créations, bon Dieu!
Une Constitutionstyle Ravrio, nous venons de la
contempler,ornée de palmetteset de cousde cygne,
apportéeà l'Elyséeavec de vieuxfauteuilsdans les
voituresdu garde-meuble; le. sénat-conservateurre-
cousu et redoré; le conseil d'état de 1806retapé,
et rebordéde quelquesgalons,neufs; le vieux corps
législatifrajusté, reclouéet repeint, avecLaine de
moinset Mornyde plus! Pour liberté de la presse
le bureau de l'esprit public; pour liberté indivi-
duelle, le ministrede la police. Toutes ces « insti-
tutions »—nousles avonspasséesenrevue—nesont
LE GOUVERNEMENT 63
autre choseque l'ancien meuble de salon de l'Em-
pire. Battez, époussetez,ôtez les toiles d'araignée,
éclaboussezle tout de taches de sang français, et
vous avez l'établissementde 1852. Ce bric-à-brac
gouvernela France. Voilà les créations! où est le
bonsens? où est la raison? où est la vérité? pas un
côtésainde l'esprit contemporainqui ne soit heurté,
pas une conquêtejuste de ce siècle qui ne soit jetée
à terre et brisée.Toutesles extravagances devenues
possibles.Ce que nous- voyons depuis le 2 dé-
cembre, c'est le galop, à travers l'absurde, d'un
hommemédiocreéchappé.
Ces hommes, le malfaiteur et ses complices,ont
un pouvoir immense,incomparable,absolu,illimité,
suffisant,nous le répétons,pour changer la face de
l'Europe. Ils s'en servent pour jouir. S'amuser et
s'enrichir, tel est leur « socialisme.» Ils ont arrêté
le budget sur la grande route; les coffressont.là
ouverts; ils emplissentleurs sacoches, ils ont do
l'argent en veux-tu en voilà. Tous les traitements
sont doublésou triplés, nous en avons dit plus haut
les chiffres. Trois ministres, Turgot,—il y a un
Turgotclanscette affaire,—Persignyet Maupas,ont
chacun un million de fonds secrets; le sénat a un
million,le conseil d'état un demi-million,les offi-
ciersdu2 décembre ont un mois-Napoléon,c'est-à-
diredes millions; les soldats du 2 décembreont des
médailles,c'est-à-diredes millions; M. Murât veut
des millionset en aura; un ministre se marie, vite
un demi-million;M. Bonaparte,quia nominorPoleo,
a douze millions,plus quatre millions,seize mil-
lions. Millions,millions! ce régime s'appelle Mil-
lion. M. Bonaparte a trois cents chevaux'de luxe,
lesfruitset les légumes des châteaux nationaux,et
64 NAPOLÉON LE PETIT
des parcs et jardins jadis royaux; il regorge; il di-
sait l'autre jour : toutesmesvoitures,commeCharles-
Quintdisait: toutesmes Espagnes, et commePierre
le Grand disait: toutes mes Russies. Les noces de
Gamachesont à l'Elysée, les brochestournent nuit
et jour devantdes feux de joie; on y consomme,—
ces bulletins-làse publient; ce sont les bulletins.du
nonvelempire,—six cent cinquantelivrés de-viande
par jour : l'Elysée aura bientôt cent quarante-neuf
cuisinescommele château de Schcenbrunn : on boit,
on mange,on rit, on banquette; banquet chez tous
les ministres,banquet à l'École Militaire,.banquetà
l'hôteLdeville, banquet aux Tuileries, fête monstre
le 10 mai, fête encore plus monstrele 15 août; on
nage dans toutes les.(abondanceset dans toutes les
irresses. Et l'homme du peuple, le pauvre jour-
nalier' auquel le travail manque, le prolétaire eu
haillons, pieds nus, auquel l'été n'apporte pas de
pain et auquel l'hiver n'apporte,pas de bois, dont la
vieille mère agonise sur une paillassepourrie, dont
la jeune fillese prostitue au coindes rues pourvivre,
dontles petits enfantsgrelottent de faim,de fièvreet
de froiddansles.bougesdu faubourgSaint-Marceau,
dans les greniers de Rouen, dans les .cavesde Lille,
y songe-t-on?que devient-il? que fait-on pour lui?
Crève,chien!
;x
LESDEUXPROFILSDEM.BONAPARTE
Le curieux, c'est qu'ils veulent qu'onles respecte;
un général est vénérable, un ministre est sacré.
La comtessed'Andl—,jeune femmede Bruxelles,
LE GOUVERNEMENT 65
étaità Paris en mars 1852; elle se trouvait un jour
dansun salon du faubourg Saint-Honoré.M. deP...
entre'; madamed'Andl—veut sortir et passe devant
lui, et il se trouve qu'ensongeant à autre chosepro-
bablement^elle hausse les épaules. M. dé P. s'en
aperçoit:"le lendemainmadame d'Andl—est aver-
tie que désormais, sous peine d'être expulsée de
France commeun représentant du peuple, elle ait
à s'abstenirde toutemarque d'approbationou d'ini-
prdbationquand ellevoit dèsministres.'
Sousce gouvernement-caporalet souscette cons-
titution- consigne, tout marche militairement. Le
peuplefrançais va à l'ordre pour savoir commentil
se doitse lever, se,coucher,s'habiller, en quelletoi-
lette il-'peut aller à l'audiencedu tribunal ou à la
soirée de M. le préfet; défense de faire des vers
médiocres ; défensede porter barbe; le jabot et la
cravate blanche sbilt lois de l'Etat. Eègle , dis-
cipline,obéissancepassive, les yeuxbaissés, silence
dansles rangs, tel est le joug sous,lequel se courbe
en ce moment la nation' de l'initiative et de la li-
berté, la grande France révolutionnaire.Le réfor-
mateurne s'arrêtera quelorsquela Francesera assez
casernepour que les généraux disent: à la bonne
heure, et assez séminaire pour que les évoquesdi-
sent: c'est assez!
Aimez-vousle soldat?, on en a mis partout. Le
conseilmunicipal de Toulousedonne sa démission;
lé.préfetChapuisMôntlavilleremplace lemaire par
un colonel,le premier adjoint par un colonelet le
deuxième.adjoint par un colonel (1). Les gens de
guerre prennent le haut du pavé. « Les soldats,
(.1)Cestroiscolonels sontMM.Cailhassou, Dobarryet Poly-
carpe.•'•''
66 NAPOLEON LÉ PETIT
« dit Mably,,croyant être à' la place des citoyens
« qui avaientfait autrefoisles.consuls,les dictateurs,
« lesicenseUrs. et les tribuns, associèrent au>gouver-
nanement des empereursime.espèce de démocratie
«militaire. » Avéz-vousun. shako sur le crâne?
faites ce qu'il vous plaira. Un jeune homme.ren-
trant du-balpasse rue Richelieudevant la porte de
la Bibliothèque; le factionnairele couche en joue
et le tue; le lendemainles journaux disent: « Le
jeune homme est mort;,.# et c'est tout. Timour-
Beig accorda à ses compagnonsd'armes et, à leurs
descendantsjusqu'à la septièmegénération le droit
'
d'impunité,pour, quelque crime que ce fût, à moins
que le délinquantn'eût commisle crime:neuf,fois'
Le, factionnairede la ruel Richelieu,a encore huit
citoyensà tuer avant d'être traduit devant un con-
seil de. guerre. Il fait;bon d'être soldat, mais il ne:
fait pas bon d'être ïitoyén> En même temps, cette
malheureusearmée,onla déshonore.Le.3-décembre
pn décoreles commissairesqui ont arrêté sesrepré-
sentants,et.ses généraux; il est vrai qu'elle-mêmea
reçu deux louis par. homme. 0 honte de tous les
côtés! l'argent aux soldats et la' croix aux mou-
chards! v . ,
-.Jésuitismeet caporalisme,c'est là ce régimetout
entier. Tout l'expédientpolitique de M.. Bonaparte
se composede deux hypocrisies,,hypocrisie solda-
tesque tournée vers l'armée,, hypocrisie.catholique
tôuriiée vers le clergé. Quand ce,n'est pas Fracasse,
c'est Basile. Quelquefois,c'est les deux ensemble.
De cette façon,il parvient à ravir .d'aise en même
temps Montalembert.qui ne. croit pas "à.la France,
et Saint-Arnaudqui ne croit pas en Dieu.
. Le dictâïëur sêiit-il l'encens?! sént-il le"tabac?
lissent de •tabac:>etr;l'encens."OiiFrauce:! 1
:]cherchez^. :
Les
;jquel;.gourernemèhtI- «perrais passent bous: la
|soiitariê.lie" -coup'.-.d'étatv.va.à la 'messe,;rosse les
Jlpélriiis^lit;:sbnr'bréviaire,-'embrasse,Oatin,;:dit soii
;jchapelet,îvide!les pots•-.etfait ses pâquês.;Lécoup
Sd'étataffirme,ce/quiest douteux,que nous sommes
§re,yenus à l'époque<desjacqueries; ce qui-estcertain,
fc'ësf..ce;qu'il'nous ramène au .temps:descroisades.
1César;sé croisé; pour;le Pàpe^Ztoa; el volt 'L'Ely-
sée; a laifbidu/Templier,:etilà soif-aussi.. ? :>;
| Jouir:.et 'bien vivre, répétons-le, ;et>; mangeraie
Ibudget; ne rien croire, tout exploiter; coiriprôi
ïjmettre:à la;fois deux:choses'.saintes, l'honneur.-,mi-
flitaireet la foi religieuse,;tâcher l'autelavec-Iesang
Ijet-le drapeau avec le goupillon; rendre le soldat
|ridicule et le prêtre un peu féroce; mêler à cette
fgrande escroqueriepolitique qu'il appelleson pou-
rvoirl'égliseet la nationales.consciencescathohques
|et les consciences; patriotes,voilà le procédé de Bo-
napartede-Pfitit.;- ^v-ri; .v :,;!;?:..-..: i-
I Tousces:actes, depuis.les plus énormesjusqu'aux
ijpllispuérilsj:depuis.ce:quiest hideuxjusqu'à 'ce qui
lestiTisibie^^aont ^empreints:ide^cècclôublë.jeu/Par
rjexemplejrrles.-solennités:nationales ;1'ennuient/24
vpvrier,4:mai.; il y. a là des souvenirsgênants.;ou
|dangëreux,:;qui reviennent opiniâtrementà jour fixe.
|Un: anniversaire-est, un importun.^Supprimonsles
fiimivérsairës.. Soit;];Ne <_ gardons:,-qu'une/ fête, :;la
Jiôtré^â.::merveille,Jïâis avec.une'fêté, liiie seule,
|commentsatisfaire,deux partis? le ..parti soldat:et
fe partii;prêtr,e;?i le parti ;soîdatvest.voltairiën.Où
^aurobêrysourira,;'Biancey;fera la grimace: Com-
|mentfaire?vousjallezvoir. Les -grands-ëscamoteurs.
fie sont pasiembarrassés.pourMi^ewÊieiMoniteitr
68 NAPOLÉON LE PETIT
déclareunbeau matinqu'il n'y aura plus désormais
qu'une fête nationale: le 15 août. Sur ce, commen-
les deux masques du dictateurse
taire semi-officiel,
mettentà parler. — Le 15 août, dit la bouche-Rata'
poil, jour de la Saint-Napoléon!— Le 15 août, dit
la bouche-Tartufe,fête de la sainte Vierge! D'un
côté le Deux-Décembreenfle ses joues,-^grossit sa
voix, tire son grand sabre, et s'écrie:' Sacrebleu,
grognards!fêtonsNapoléonle Grand! De l'autre il
baisseles yeux,sfaitle signede la croix et marmotte:
Mes très-cbers frères, adorons le Sacré-Coeurde
Marie!
Le gouvernementactuel, main baignée de sang
qui trempe le doigt dansl'eaubénite.
XI
RÉCAPITULATION
Mais onnous dit: N'allez-vouspas un peu loin?
n'êtes-vouspasinjuste? concédez-luiquelque chose.
N'a-t-il pas, dans une certaine mesure, « fait du
socialisme?» Et l'on remet sur le tapis le crédit
foncier, les chemins de fer, l'abaissement de la
rente, etc.
Nousavons déjà appréciécesmesures à leur juste
valeur; mais en admettant que ce soit là du aso-
cialisme,» vous seriez simples d'en attribuerle mé-
rite à M. Bonaparte. Ce n'est pas lui qui fait du
socialisme,c'est le temps.
Un homme nage contre un courant rapide; il
lutte avec des effortsinouïs, il frappe le flot du
poing, du front, de l'épaule et du genou. Vous
dites: Il remontera. Un moment après, vous le
LE GOUVERNEMENT 69
îgardez,il a. descendu.Il est beaucoup plus bas
ansle fleuvequ'il n'était au point de départ. Sans
!savoiret sans s'en douter^ à chaque effort qu'il
iit, il perd du terrain. Il s'imaginequ'il remonte,
t il descendtoujours. Il croit avanceret il recule,
reditfoncier,commevous dites, abaissementde la
3nte,'commevousdites, M. Bonaparte'a déjà fait
lusieursde ces décrets que vous voulez bien quali-
ér de socialistes,et il enfera encore.M. Changar-
ier eût triomphéau lien de M. Bonaparte, qu'il en
lit fait.Henri V reviendrait demain'qu'il en ferait,
l'empereurd'Autriche en fait en Gallicie,et l'em-
sreur Nicolas en Lithuanie. En sommeet après
mt qu'est-ceque cela prouve? que ce courant qui
appelleRévolutionest plus fort que ce nageur qui
appelleDespotisme.
Maisce socialismemêmede M. Bonaparte,qu'est-
? cela, dusocialisme? je le nie. Haine de la bour-
îoisie,soit; socialisme,non. Voyez, le ministère
icialistepar excellence,leministèrede l'agriculture
; du commerce,il l'abolit. Que vous donne-t-ilen
mipensation?le ministère de la police. L'autre
inistèresocialiste,c'est le ministèrede l'instruction
iblique. Il est en danger. Un de ces matinson le
ipprimera.Le point de départ du socialisme,c'est
éducation,c'est l'enseignementgratuit et obliga-
ire, c'estla'lumière.Prendre les enfantset en faire
is hommes,prendre les hommeset en faire des
toyens; des citoyensintelligents,honnêtes,Utiles,
îivreux.Le progrès, intellectuel d'àbordj le pro-
'èsmorald'abord, le progrès matériel ensuite..Les
iux premiers progrès amènent d'eux-mêmeset
résistiblementle dernier. Que fait'M. Bonaparte?
persécute et étouffe partout l'enseignement!Il
70 NAPOLÉON LE PETIT
y a un .paria,dans notre France d'aujourd'hui, c'est
le maître d'école.
Avez-vousjamais réfléchi à ce que c'est qu'un
maître d'école,à cette magistratureoùse réfugiaien
les tyrans,d'autrefois commeles criminelsdans un
temple, lieu d'asile? Avez-vousjamais songé à ce
que c'est que Phomme qui enseigneles enfants?
Vous,entrez chezun charron, il fabrique des roues
et des timons; vous dites: C'est un hommeutile;
vouaentrezchezun tisserand,il fabrique de-latoile,
vous dites: C'est un hommeprécieux; vous entrez
chezun forgeron,il fabrique des pioches,desmar-
teaux, des socs de. charrue; vous dites: C'est nu
hommenécessaire; ceshommes,cesbonstravailleurs
vousles saluez.Vousentrezchez un maître d'école
saluezplus bas; savez-vousce qu'il fait? il fabrique
des esprits. ,-- .
Il est le charron, le tisserand et le forgeronde
cette oeuvredans laquelle il aideDieu.:l'avenir.
Eh bien! aujourd'hui, grâce au parti prêtre
rgénant, comme.ilne faut pas que le maître.d'école
travailleà cet avenir, commeil faut, que l'avenir soit
fait d'ombreet d'abrutissement,et non d'intelligenc
et de clarté, voulez-voussavoir de quelle façon on
fait fonctionner cet humble et grand magistrat, le
maître d'école? Le maître d'école,sert la messe,
chante-au lutrin, sonne vêpres, range les chaises
renouvelleles.'bouquetsdevantle sacré-coeur,fourbit
les chandeliersde l'autel, époussettele tabernacle
plie les chapeset les chasubles,tient en ordre et en
comptele linge de la sacristie, met de l'huile dans
les lampes,;bat le coussindu-confessionnal,balaie
l'église et un peu le presbytère; le temps qui lui
reste, il peut, à la conditionde ne prononceraucun
LE GOUVERNEMENT 71
de ces trois mots du démon: Patrie, République,
Liberté,l'employer,si bon.lui semble,à faire épeler
l'A. B,C, aux petits enfants.
M. Bonapartefrappe à la fois l'enseignementen
haut et en bas: en bas pour plaire aux curés, en
haut pour plaire aux évoques.En mêmetempsqu'il
chercheà fermerl'écolede village,il mutilele col-
lègede France. Il renverse d'un coup de pied les
chaires de Quinet et de Michelet.Un beau matin,
il déclare,par décret, suspectesles lettres grecques
et latines, et interdit le plus qu'il peut aux intelli-
gencesle commercedes vieux poètes et desvieux
historiens d'Athènes et de Rome, flairant dans
Eschyleet dansTacite une vague odeur de démago-
gie. Il met d'un trait de plume les médecins,par
exemple,hors l'enseignementlittéraire, ce qui fait
dire au docteur Serres: Nous voilà dispenséspar
décretde savoir lire et écrire.
Impôts, nouveaux, impôts somptuaires,impôts
vestiaires;nemoaudeatcomedereproeterduo fercula
cumpotagio; impôt sur les vivants,impôt sur les
morts, impôt sur les successions,impôt sur les
voitures; impôtsur le papier; bravo; hurle le parti
bedeau,moins de livres! impôt sur les chiens,les
colliers paieront; impôt sur les sénateurs, les ar-
moiriespaieront. Voilà qui va être populaire! dit
M. Bonaparte en se frottant les mains;C'estl'em-
pereur socialiste,vocifèrentles affidésdans les fan-
bourgs; c'est l'empereur catholique,murmurentles
béats. dans les sacristies. Qn'il serait heureux s'il
pouvait passer ici pour Constantinet là jiour Ba-
beuf! Les mots d'ordre se répètent, l'adhésion se
déclare: l'enthousiasmegagne de proche en proche,
l'écolemilitaire dessineson chiffreaveè des liaïon-
72 NAPOLÉON LE PETIT
nettes et descanons de pistolet, l'abbé Gaumeetle
cardinal~Gousset applaudissent, on couronne de
fleurs son buste à la halle, Nanterre lui' dédiedes
rosières; l'ordre social est décidément sauvé; la
propriété, la famille et la religion respirent, et la
policelui dresse unestatue.
De'bronze?
Fi donc! c'est bon pour l'oncle.
De marbre! tu es Pietri et super liane pietram
oedificàbo effigiemmeam(l).
Ce qu'il attaque, ce qu'il poursuit, ce qu'ilspour-
suiventtous aveclui, ce sur quoi ils s'acharnent, ce
qu'ils veulent écraser, brûler, supprimer, détruire,
anéantir, est-cece pauvre homme obscur qu'on ap-
pelle instituteur primaire? est-ce ce carré de pa-
pier qu'on appelle un journal? est-ce ce fascicule
de feuillets.qu'onappelle un livre? est-ce cet engin
de bois et de fer qu'on appelle une presse? non,
c'est toi. pensée; c'est toi, raison de l'homme; c'est
toi, dix-neuvièmesiècle; c'est toi. Providence;c'est
toi, Dieu!
(i) Onlitdansunecorrespondance :
bonapartiste
« La commission nommée par les employés dela préfectu
de policea estiméquelebronze n'étaitpasdignede reprodui
l'imagedû Prince : c'est en marbreqn'elleserataillée : c'esl
sur le marbrequ'on la ' superposera. L'inscriptionsuivant
seraincrustée dansle luxeet la magnificence de la pierre
«Souvenir du sermentde fidélitéau prince-Président prêté
«parles employés de la préfecture
de police,le29 mai1852
«entrelesmains deM.Pietri, depolice.
préfet i> :
«Les souscriptions
entreles employés, dontil a fallumo-
dérerle zèle,serontainsiréparties:chefde division, 10fr.,
chefde bureau0 fr.; employés à 1,800fr. d'appointeme
3 fr.: a 1,500fr. d'appointements,
2 fr. —enfinà 1,200fr.
2 fr. Oncalculeque50;
d'appointements, cettesouscription
s'élè-
veraà plusde6,000fr.»
LE GOUVERNEMENT 73
Nous qui les combattons,nous sommes «les
éternelsennemisde l'ordre; nous sommes,car ils
netrouventpas encore que ce mot soit usé, desdé-
magogues.
Dansla langue du duc d'Albe,croire à la sainteté
clela consciencehumaine, ré isfer à l'inquisition,
braver le bûcher pour sa foi, tirer l'épée pour sa
patrie, défendre son culte, sa ville, son foyer, sa
maison,sa famille, son Dieu, cela ce nommaitla
gueuserie; dans la langue de Louis Bonaparte,
lutterpour la liberté, pour la justice, pour le droit,
combattrepour la cause du progrès, de la civili-
sation,de la France, de l'humanité, vouloirl'aboli-
tion de la guerre et de la peine de mort,prendre
ausérieuxla fraternité des hommes,croire au ser-
mentjuré, s'armer pour la constitutionde son pays,
défendreles lois, cela s'appellela démagogie.
Onest démagogueau dix-neuvièmesiècle comme
onétait gueux au seizième.
Ceciétant donné que le dictionnairede l'Aca-
démien'existe plus, qu'il fait nuit en plein midi,
qu'unchatne s'appelleplus un chat et que Baroche
ne s'appelle plus un fripon, que la justice est une
chimère,que l'hiïtoire est un rêve, que le prince
d'Orangeest un gueux et le duc d'Albeun juste, que
LouisBonaparteest identiqueà Napoléonle Grand,
que ceux qui ont violé la Constitutionsont dèssau-
: veurs,et queceuxquil'ontdéfenduesontdesbrigands,
; en un mot que l'honnêtetéhumaineest morte,soit!
! alors,j'admire ce gouvernement.Il va bien. Il est
! modèleen songenre. Il comprime,il réprime,il oppri-
me,il emprisonne,il exile,il mitraille,il extermine,et
mêmeil « gracie! » Il fait de l'autorité à coups de
: canonet de la clémenceà coups de plat de sabre.
4
74 NAPOLÉON LE PETIT
A votre aise, répètent quelques braves incorri-
giblesde l'ex-parti de l'ordre,lindignez-yous, raillez,
flétrissez,conspuez,cela nous est égal; vive la sta-
bilité! tout cet ensembleconstitue, après tout, un
gouvernementsolide. .. _
Solide!.nousivoussommesdéjà expliquésur cette
solidité. . ,: . .
Solide! je l'admire, cette solidité. S'il neigeait
des journaux en France seulement pendant deux
jours, le matin du troisièmejour, on ne saurait plus
où M.LouisBonapartea passé.
N'importe, cet hommepèse sur l'époque.entière,
il.défigurele dix-neuvièmesiècle, et il y aura peut-
être, dans ce siècle deux ou trois années sur les-
quelles,à je ne sais quelle trace ignoble, on recon-
naîtra que LouisBonapartes'est assis,là.
Cet homme,chosetriste à dire, est maintenantla
questionde tous les hommes.
À de certaines époques dans l'histoire, le genre
humain fout entier, de tous les, points.de la terre,
fixe les.yeux sur un lieu mystérieux:d'où il semble
que va sortir,la destinéeuniverselle.Il y a eu des
heuresoùle mondea regardé le Vatican: Grégoire
VÈ,.LéonS,.avaient là leur chaire; d'autres heures
où. il', a contemplé le Louvre:, Philippe-Auguste
LouisIXj FrauçoisIer, Henri IV, étaient là; Saint-
Just: Çharles-Qùinty songeait; Windsor: Elisa-
beth la. Grande y. régnait; Versailles: Louis XIV;
entouré d'astres, y.,rayonnait; Je Kremlin: on y
entrevoyaitPierre le. Grand; Potsdam: Frédéric II
s'y enfermaitavecVoltaire... — Aujourd'hui,baisse
la tête, histoire,l'universregarde l'Elysée!
Cette espèce,.de porte bâtarde, gardée par deux
guéritespeintes en coutil, à l'extrémité du faubourg
IiE iGOUVEENEMENT 75
Saint-Honoré,voilà ce: que contempleaujourd'hui
avec,une. ;S.orte.d'anxiété profonde le regard du
monde,civilisé!,:..—:Ah ! qu'est-ceque.c'est que cet
endroitd'où il n'est pas sorti une idée qui ne,fût un
piégq,pas une action qui ne fût un crime? qu'est-ce
quec'est;que.cet.endroitoù habitent tous les cynis-
mesavectoutes les hypocrisies? Qu'est-ceque c'est
que cet endroit où les évoques coudoientJeanne
Poissondans l'escalier,et, commeil y a cent ans, la
saluentjusqu'à terre ; où Samuel Bernard rit dans
un coin avec Laubardemont;. où Escobar entre
donnantle bras à Gusman d'Alfarache; où, rumeur
affreuse,dans un fourrédu jardin l'on dépêche,dit-
on, à coups de baïonnette, des hommesqu'on ne
veut pas juger; où l'on entend un hommedire à
une femmequi intercède et qui pleure: «Je vous
«passevos amours,passez-moimeshaines!« Qu'est-
ceque c'est que cet endroit où l'orgie de 1S52im-
portune,et déshonorele deuil de 1815; où Césarion,
les bras,croisés.oules mainsderrière le dos, se pro-
mène,sous ces mêmesarbres, danscesmêmesallées
que hante encorele fantômeindigné,de César!
Cet endroit, c'est la tache de Paris; cet endroit,
c'estla souilluredu siècle; cetteporte, d'où sortent
toutes sortes de bruits joyeux,fanfares, musiques,
rires, chocsdes verres,cette porté, saluéele jour par
les bataillons qui passent, illuminéela nuit, toute
grande ouverte avec une confianceinsolente,c'est
une sorte d'injure publique toujours présente. Le
centredela honte dumondeestlà.
Ah!, à quoi songe la France? Certes,il faut ré-
veiller cette nation, il faut lui prendre le bras, il
faut la secouer, il faut lui parler; il faut parcourir
les champs, entrer. dans les villages, entrer dans
76 NAPOLÉON LE PETIT
les casernes, parler au soldat qui ne sait plus ce
qu'il a fait, parler au laboureur qui a une gravure
de l'empereur dans sa chaumière et qui votetout
ce qu'on veut à cause de cela; il faut leur ôter le
radieux fantômequ'ils ont devant les yeux! Toute
cette situation n'est autre chose qu'un immenseet
fatal quiproquo; il faut éclaircir ce quiproquo,aller
au fond, désabuser le peuple, le peuple des cam-
pagnes surtout, le remuer, l'agiter, l'émouvoir, lui
montrer les maisons vides, lui montrer les fosses
ouvertes,lui faire toucher An doigt l'horreur de ce
régime-ci.Ce peuple est bon et honnête. Il com-
prendra. Oui, paysan, ils sont deux, le grand et le
petit, l'illustreet l'infâme,Napoléonet Naboléon!
Résumonsce gouvernement.
Qui est à l'Elysée et aux Tuileries? le crime.
Qui siège au Luxembourg? la bassesse. Qui siège
au palais Bourbon? l'imbécillité. Qui siège au
palais d'Orsay? la corruption.Qui siège au palais
de justice? la prévarication. Et qui est dans les
prisons,.dans les forts, dans les cellules, dans les
casemates,dansles pontons,à Lambessa,à Cayenne,
dansl'exil? la loi,l'honneur,l'intelligence,la liberté,
le droit.
Proscrits, de quoivous plaignez-vous ? vous avez
la bonne part.
LIVRE TROISIEME
LE CRIME
EXTRAITD'UNLIVREINÉDIT.
INTITULÉ
LE CRIMEDU '2 DÉCEMBRE(1)
(-!)ParVictorHugo.Celivréserapubliéprochainement &
seraunenarration complète del'infâme événementde1851.Une
grande partieestdéjàécrite r l'auteurrecueille
encemomentdes
matériauxpourlereste. ,
IIcroità propos d'entrer dèsà présentdansquelques a»
détails
sujetdecetravail
qu'ils'estimposé comme undevoir.
': LÉ CRIME' 79
L'auteur second cettejustice qu'en écrivant cettenarration, austère
occupation desonexil,ila sanscesseprésentàl'espritlahauteres-
ponsabilitédel'historien.
Quand elleparaîtra,.cette'narration soulèvera certainement denom-
breuses etviolentes réclamations ; l'auteur s'yattend ; onnetaillepas
impunément danslachairvived'uncrime contemporain et, à l'heure
qu'ilest,toutpuissant. Quoiqu'ilensoit,quelles quesoient cesrécla-
mations plus o umoins etafin en
intéressées, qu'onpuissejugerd'avance
lemérite, l'auteur croitdevoir expliquer de
ici! quelle façon, avecquel
soinscrupuleux' delavéritécettehistoireauraétéécrite,ou,pour
mieux dire,-ceprocès-verbal ducrime aura^été dressé.'
Cerécitdû2décembre contiendra outrelesfaitsgénéraux queper-
sonnen'ignore, untrès-grand nombre defaitsinconnus quiysontmis
aujourpourlapremière fois.Plusieurs decesfaits,l'auteur lesa vus,
touchés, traversés : deceux-là il peutdire: quoeque ipsevidiet
iuommparsfui.',Les.membres delagauche républicaine, dontla
conduite aétésiintrépide, ontvucesfaitscomme lui,etleurtémoi-
gnage neluimanquera pas.Pourtoutlerestel'auteur a procédé àune
véritable information judiciaire ; il s'estfaitpourainsidirelejuge
d'instructiondel'histoire ; chaque acteur dudrame, chaque combattant,
chaquevictime, chaque témoin estvenudéposer devant lui; pourtous
lésfaitsdoiitèùxi 11a confronté lesdiresetaubesoin lespersonnes: En
général leshistoriens parlentauxfaitsmorts ; ilslestouchent, dansla
tombe deleursverges lesfont
déjuges, lever interrogent.e tles Lui,
c'estauxfaitsvivants qu'ila parlé.
Touslésdétails du2décembre ontdélasortepass^spus sesyeux ;
illesa enregistrés tous,illesà peséstous,aucunneluia échappé.
L'histoirepourra compléter cerécit,'mais nonl'infirmer. Lesmagistrats
manquant au.devoir, ilafaitleuroffice.. Quand.lés, témoignages,
etdevive voixluifaisaient il
'défaut, a envoyé, surleslieux cedirects
,qu'on
pourrait appeler deréelles commissions rogato'irés: II pourrait.citertel
faitpour lequel iladressé devéritables 'questionnaires'
' auxquels ila été
minutieusement " '.' ''..';"'.
répondu.''_ . ; '..->,
Illerépète; ilasoumis le2décembre à unlongetsévère interroga-
toire.Ila porté leflambeau aussiloinetaussiavantqu'ila pu.Jl a,
grâce àcetteenquête, ensapossession prèsde.deux centsdossiers dont
celivre sortira.Iln'estpasunfaitde'ce réçii derrière lequel,quand
l'ouvrage;sèra publié, l'auteur nepuisse mettrè'ùn nom.Oncomprendra
qu'ils'en'abstienne, oncomprendra môme qu'ilsubstitue quelquefois
auxnoms propres etmême de
à certaines indications de'lieux, des,:,dési-
gnations aussipeutransparentes 4'quepqssible, enprésence despros-
criptionspendantes. Ilneveutpasfournir unelistesupplémentaire à
M.Bonaparte.
80 NAPOLÉON
LE PETIT
JOURNEE DU 4 DECEMBRE
LE COUPD'ÉTATAUXABOIS
II
« Dèsle matin, car- ici, insistonssur ce point, la
préméditation.est incontestable, dès le matin des
affichesétranges avaient,été colléesà tous les coins
derue ; cesaffiches,nousles avonstranscrites, on se
les rappelle.Depuis soixanteans que le canon des
révolutionstonneà de certains jours dans Paris et
qu'il-arriveparfois au pouvoir menacéde recourirà
desressources désespérées,on n'avaitencorerien vu
de pareil. Ces affichesannonçaientaux citoyensque
tousles attroupements,de quelque nature qu'ils fus-
sent,seraient disperséspar la forée sans sommation.
A Paris, villecentralede la civilisation,on croit dif-
ficilementqu'un homme aille à l'extrémité de son
crimejet l'on n'avait vu dansces affichesqu'un pro-
cédéd'intimidationhideux, "sauvage, mais presque
ridicule..
« On se'trompait. Ces affiches contenaienten
88 NAPOLEON LE PETIT
de
germele plan même LouisBonaparte.Elles étaient
sérieuses.'
* Un mot'sur ce qui va être le théâtre de l'acte
inouïpréparé et perpétré par l'hommede décembre.
4 De la Madeleineau faubourg Poissonnièrele
boulevardétait libre ; depuisle théâtre du Gymnase
jusqu'au théâtre de la Porte-Saint-Martinil était
barricadé, ainsi que la rue de Bondy,la rue de Mes-
lay, la rue de la Lune et toutes lesrues qui Confinent
ou débouchent-aux portes Saint-Denis et Saint-
Martin.Au delàde la porte Saint-Martinle boulevard
redevenaitlibre jusqu'à la Bastille, à une barricade
près, qui avait été ébauchéeà la hauteur duChâ-
teau-d'Eau. Entre les deux portes Saint-Deniset
Saint-Martin,sept ou huit redoutes coupaient la
chausséede distanceen distance.Un carré de quatre
barricades enfermaitla porte Saint-Denis.Cellede
ces quatre barricades qui regardait la Madeleineet
qui devaitrecevoirle premier choc des troupes était
construiteau point culminantduboulevard,la gaucho
appuyéeà l'angle de la rue de la Lune et la droite
à la rue Mazagran.Quatre omnibus,cinq voitures
de déménagement,le bureau de l'inspecteur des
fiacres renversé,les colonnes vespasiennesdémolies,
lesbancsdu boulevard,les dallesde l'escalierdela
rue de la Lune, la rampe de fer dutrottoir arrachée
tout entière et d'un seul effort par .ïe formidable
poignetde la foule,'tel était cet entassementqui suf-
fisait à peine à barrer le boulevardfort large en cet
endroit. Point de pavés à cause du macadam.La
barricade n'atteignait'-même pas d'un bord à l'autre
duboulevardet laissaitun grand espacelibre ducôté
de la rue Mazagran. Il y avait là une maison en
construction.Voyant cette lacune, un jeune homme
LE CRIME 89
bienmis était montésur.l'échafaudage,et seul, sans
se hâter, sans quitter son cigare, en avait coupé
toutesles cordes.Des fenêtres voisineson l'applau-
dissaiten riant. Un moment après l'échafaudage
tombaità grand bruit tout d'une pièce, et cet écrou-
lementcomplétaitla, barricade.
« Pendant que cette redoutes'achevait, une ving-
tained'hommesentraient au Gymnasepar la porte
desacteurs et en sortaient quelquesinstants après
avecdes fusils et un tambour trouvés dansle ma-
gasindescostumeset qui faisaientpartie de ce qu'on
appelledans le langage des théâtres, « les .acces-
soires.» Un d'eux prit le tambouret se mit à battre
lerappel. Les autres, avec des vespasiennesjetées
bas,desvoiturescouchéessur le flanc, des persiennes
etdes volets décrochés de leurs gonds, et de vieux
décorsdu théâtre, construisirent à la hauteur du
posteBonne-Nouvelle, une petite barricaded'avant-
poste,ou plutôt une lunette qui observaitles boule-
vards de Poissonnière et Montmartre et la rue
Hauteville.Les troupesavaientdès le matinévacuéle
corps-de-garde.On prit le drapeau de ce corps-de-
gardequ'on planta sur la barricade.C'estce drapeau
quidepuisa été déclaré par les journaux du coup
d'état, « drapeau rouge. »
« Une quinzained'hommess'installèrent dans ce
posteavancé.Ils avaient des fusils, mais point ou
peude cartouches.Derrière eux.la grande barricade
lui couvraitla porte Saint-Denisétait occupéepar
unecentainede combattantsau. milieu desquels. on
remarquait deux femmes et un.vieillardà cheveux
blancsappuyé de la main gauchesur une canneet
tenant de la main droite un fusil. Une des deux
femmesportait un sabre en bandouillère, en aidant
90 NAPOLÉON LE PETIT
à arracher la rampe du trottoir, elle s'était coupé
trois'doigtsdé la mainà l'angle d'un barreau de fer;
elle'montraitsa blessure à"la foule en criant vivela
Eépùblique !L'autre femmë,J montéeau sommetdela
barricadé,1appuyéeà la hampe du drapeau, escortée
de deux hommesen blousearmés de fusils et pré-
sentant les''armes, lisait à haute voix l'appel aux
armesdes représentants dela gauche; lé peuplebat-
tait desmains. • • ' - - ' "
« Tout ceci se faisait entre midi et une heure.
Une population immense,en deçà des barricades,
couvrait les trottoirs des deux côtés du boitlevanl,
silencieusesur quelquespoints,sur d'autres criaient:
à bas Soulouque! àbas le traître ! '
«:Par intervalledes convoislugubrestraversaient
cette multitude: c'étaient des files de civièresfer-
méesportées à bras par dès infirmiers"etdessoldats.
Eh tête marchaient des hommestenant de longsbâ-
tons auxquelspendaient des écritéâux bleus*oùl'on
avait écrit' en grosses lettres : Service'deshôpitaux
militaires. Sur les rideaux des civièreson lisait:
Blessés. Ambulances. Lé temps était sombre et
' •''"
pluvieux.
;« En ce moment-là,il y avaitfoule à la Bourse;
des afficheursy collaientsur tous les niurs' des dé-
pêchesannonçantles adhésionsdes départementsau
coup d'état. Les agents de clinnge,tout en poussant
à la hausse, riaient et levaient les épaulesdevantces
placardsiTout à*coup un spéculateurtrës-connuet
grand applaudisseur.du coup d'état depuis deux
jours, survient tôutf"pàle et haletant comme quel-
qu'un qui s'enfuit, 'et. dit :on mitraille sur les bou-
levards^ - ' ''• :~'
''f,<rVoiciceLquisë:passait :"'•' ' ' ••'"'
'LE CRIME 91
III
«Un peu après une heure, un;quart d'heureaprès
le dernier'ordre donné par LouisBonaparteau gé-
néralRoguet, les boulevards',dans toute leur lon-
gueur depuis la Madeleine, s'étaient subitement
couvertsde cavalerie et d'infanterie..La division
Carrelet,presqueentière,composéedes cinqbrigades
de Cotte,Bourgon,Canrobert, Dulac et Reybell, et
présentantmi "effectifde seize mille quatre cent dix
hommes,,-avaitpris position, et s'était échelonnée
depuisla rue de la Paix jusqu'au faubourgPoisson-
nière. Chaque brigade avait avec elle sa batterie.
Rienque sur le boulevardPoissonnièreon comptait
onze pièces de canon. Deux qui se tournaientle
dosavaientété braquées, l'une à l'entrée de la rue
Montmartre,l'autre à l'entrée du faubourg Mont-
martre, !sans qu'où pût deviner pourquoi,la rue et
le faubourgn'offrant pas même l'apparence d'une
barricade.Les Curieuxentassés sur les trottoirs et
aux fenêtres considéraientavec stupeur cet encom-
brementd'affûts,de sabres et de baïonnettes.
«Les troupes riaientet causaient« dit un témoin;
un autre'témoin dit: «Les soldats avalent un air
étrange.» La plupart, la crosseen terre, s'appuyaient
sur leursfusilset semblaientà demi chancelantsde
lassitudeoud'autre chose.Un de ces vieuxofficiers
quiont l'habitudede regarder dans le fonddes yeux
du soldat, le général L***; dit en passant devant
le caféFrascati:-« Ils!Sontivres. »
«Des symptômesse manifestaient:
«A un momentoùla foule criaità la troupe; Vive
la République! A bas LouisBonaparte!:on entendit
92 NAPOLÉON LE PETIT
un officierdire à demi-voix:Ceci va tourner à h
charcuterie.
« Un bataillon d'infanteriedébouche par la rue
Richelieu.Devant le café Cardinalil est accueilli
par un cri unanime de vive la République! Un
écrivainqui était là, rédacteur d'un journal conser-
vateur, ajoute: A bas Soulouque! L'officierd'état-
major, qui conduisaitle détachementlui assèneun
coup de sabre qui, esquivépar l'écrivain, coupeun
des petits arbres duboulevard.
« Commele 1er de lanciers, commandépar le
colonel Rochéfort, arrivait à la hauteur de la rue
Taitbout, un groupe nombreux couvrait l'asphalte
du boulevard.C'étaient des habitants du quartier,
des négociants,des artistes, desjournalisteset parmi
eux quelques femmestenant de jeunes enfantspar
la main. Au passagedu régiment,hommes,femmes,
tous crient: vive la Constitution!vive la loi! vive
la République! Le colonelRochéfort— le mêmequi
avait présidé, le 31 octobre 1851, à l'École mili-
taire, le banquet donné par le 1erlanciers au 7°,et
qui, dansce banquet, avait prononcé ce toast: «Au
« princeNapoléon,au chef de l'Etat. II. est la per-
« sonnificationde l'ordre dont nous sommesles dé-
fifenseurs,» —ce colonelau cri tout légal poussé
par,la foule,lance son cheval au milieu du groupe,
à traversles chaises dutrottoir,les lanciersse ruent
à sa suite, et hommes,femmes, enfants tout est
sabré. « Bon nombre d'entre eux restèrent sur la
place,» dit un apologiste du coup d'état, lequel
ajoute: « Cefut l'affaired'un instant(l). »
«Vers deux heures on braquait deux obusiersà
(1) Le capitaineMauduit,Révolution
militairedu 2 dé-
cemhre, page217.
LE CRIME 93
: l'extrémitédu boulevard Poissonnière,à cent cin-
.1quantepas de la petite barricade-lunettedu poste
î' Boune-Nouvelle. En mettant ces pièces en batterie,
lessoldats du train, peu accoutuméspourtant aux
faussesmanoeuvres,brisèrent le timon d'un caisson.
: —Vousvoyezbienqu'ils sontsoûls! cria un homme
: dupeuple. < . ' '
«A deux heures et demie,car il faut suivremi-
nuteet à minutepas à pas ce drame hideux, le feu
; s'ouvritdevant la barricade, mollement,et comme
avecdistraction.Il semblait que les chefs militaires
eussentl'esprit à tout autre 'chose qu'à un combat.
Eneffet,onva savoirà quoiils songeaient
«Le premier coup de canon, mal ajusté, passa
par-dessustoutes les barricades.Le projectilealla
tuer au Château-d'Eauun jeune garçonqui puisait
; del'eaudans le bassin.
«Les• boutiques s'étaient fermées et presque
ytoutesles fenêtres. Une croisée pointant était
restéeouverteà un étage supérieurde la maisonqui
;;faitl'angle de la rue du Sentier. Les curieux con-
>tinuaientd'affluerprincipalementsûr le trottoir mé-
:;ridional.C'étaitde la fouleet rien de plus, hommes,
j femmes, enfantset vieillards, à laquelle la barricade
;]peuattaquée,peu défendue,faisaitl'effet dela petite
;jguerre.
\ . IY
«Cettebarricade était un spectacle en attendant
qu'elledevint un prétexte.
«Il y avait un quart d'heure environque la troupe
;tiraillaitet que la barricaderipostait sans qu'il y eût
j'm blessé de part ni d'autre, quand tout à coup,
94 NAPOLÉON LE.PETIT
comme par une commotionélectrique, un mouve
ment extraordinaireet terrible se fit dansl'infanterie
d'abord,:puis dans la cavalerie.La troupe changea
subitementdefront. ..
« Les historiographes du coup d'état ont raconté
qu'un coup de feu, dirigé contre les soldats, était
parti de la fenêtre restée ouverteau coinde larue
du Sentier. D'autres ont dit du faîte,de. la- maison
qui lait l'angle de la rue N.-D.-de-Recouvrance et
de. la rue Poissonnière. Selon d'autres, le coup
serait un coup de pistolet et aurait été tiré dutoit
de la haute maison qui marque le >coin.delarue
Mazagran. Ce coup est contesté,mais ce qui est
incontestable,c'est que, pour avoir tiré ce coup île
pistoletproblématique,quin'est peut-êtreautre chose
qu'uneporte,ferméeavecbruit,, un dentiste habitant
la maisonvoisinea été fusillé. En somme,un coup
de pistoletou de fusil venant d'une des maisonsdu
boulevard a-t-il été entendu? est-ce vrai? est-ce
faux? une foulede témoinsnient.
.«Si le.coup de feu a été tiré, il reste à éclaircir
une question: a-t-ilété une cause? ou a-t-il été un
signal?
« Quoi qu'il en soit, subitement, comme nous
venonsdele dire,la cavalerie,l'infanterie,l'artillerie,
firent front à la foule massée sur les trottoirs,et.
sans qu'on pût devinerpourquoi,brusquement,sans
motif, « sans sommation> commel'avaient déclare
lesinfâmesaffichesdu matin,du Gymnasejusqu'aux
bains chinois,c'est-à-diredans toute,la, longueurdu
boulevard,le plus riche, le plus vivant et le plus
joyeuxde Paris, unetuerie commença.
« L'armée se mit à fusiller le peuple à bout
portant.
LE CRIME 05
((Ce fut un momentsinistre et inexprimable ; .les
cris,les bras levés au ciel, la surprise, l'épouvante,
lafoulefuyant dans toutes les directions,une grêle
de ballespleuvant et,remontantdepuisles pavésjus-
qu'aux toits, en une minute les .morts joncliant la
chaussée,des jeunes gens tombant le cigare à la
bouche,de femmesen robes de velours, tuées roides
parles biscaïens,deuxlibraires arquebuses au seuil
deleurs boutiques,sansavoir su ce qu'on leur vou-
lait,.descoups de :fusil tirés par les soupiraux des
caveset y, tuant n'importe qui, le bazar criblé d'o^
bus et de boulets, l'hôtel Sallandrouzebombardé,
la Maison d'Or mitraillée, Tortoni pris d'assant,
descentainesde cadavressur •le boulevard, un ruis-
seaude sang rue Kicbelieu.
« Qu'il soit encore ici permis au narrateur de
s'interrompre.
« En présence de ces faits sans nom, moi qui
écrisces lignes,je le déclare, je suis un greffier,
j'enregistre le crime; j'appelle la cause. Là'est
toutema fonction.Je cite Louis Bonaparte, je cite
Saint-Arnaud,Maupas, Morny, Magnan, Carrelet,
Canrobért,de Cotte,Beybell ses complices,je cite
les autres encore dont on retrouvera ailleurs les
noms,je cite les bourreaux, les meurtriers, les
témoins,les victimes,les canons chauds, les sabres
fumants,l'ivressedes soldats, le deuil des familles,
les mourants,;les morts, l'horreur, le sang et les
larmesà la barre du mondecivilisé.
« Le narrateur seul,quel qu'il fût, on ,ne le croi-
rait pas. Donnonsdonc la parole aux faits vivants,
auxfaits saignants.Écoutonsles témoignages.
96 NAPOLÉON
LE PETIT
V
*Nous n'imprimeronspas lé nom des témoins,
nous avons dit pourquoi, mais on réconnaîtra l'ac-
cent sincèreet poignantde la réalité.
«Un témoindit:
« Je n'avais pas fait trois pas sur le trottoir
« quand la troupe qui défilaits'arrêta tout à coup.
«rit volte-facela figuretournéevers le midi, abattit
«ses armes et fit feu sur la foule éperduepar un
« mouvementinstantané.
«Le feu continuasans interruptionpendant vingt
«minutes,"dominéde temps en temps par quelques
« coupsde canon.
«Au premier feu, je, me jetai à terre, et je me
«traînai commeun reptile sur le trottoir jusqu'à la
« premièreporte .entr'ouverteque je pus rencontrer.
« C'était la boutique d'un marchand de vin,
«située au n° 180, à côté du bazar, de l'Industrie.
«J'entrai le dernier. La fusillade continuait tou-
«jours.
«Il y avait danscette boutiqueprès de cinquante
« personnes,et parmi elles cinq ou six femmes,deux
«ou trois enfants.Trois malheureuxétaient entrés
« blessés, deux moururent au bout d'un quart
<lheure d'horribles souffrances; le troisièmevivait
« encore quandje sortis de cette boutique à quatre
«heures; il ne survécut pas du reste à sa blessure,
' ainsi que,je l'ai appris plus tard.
«Pour ""donnerune idée du public sur lequel la
« troupe avait tiré, je ne puis rien faire de mieux
« que de citer quelques exemples des personnes
« réunis dans cette boutique.
„,îï> LE CRIME 97
Ï Quelquesfemmes,dont deux venaient d'acheter
« dans le quartier les provisions de leur dîner ; un
« petit clerc d'huissier envoyé en course par son
« patron; deux ou trois coulissiers de la Bourse;
s deux ou trois propriétaires; quelques ouvriers,
« peu ou point vêtus de blouses. Undes malheu-
t reux réfugiésdans cette boutiquem'a produitune
« vive impression: c'était un homme d'une tren-
« taine d'années,blond, vêtu d'un paletot gris ; il
« serendait avecsa femmediner au faubourg Mont-
« martredanssa famille, quand il fut arrêté sur le
» boulevardpar le passagede la colonnede troupes.
« Dansle premier moment et dès la première dé-
« charge, sa femme et lui tombèrent; il se releva,
<fut entraînéclansla boutiquedumarchandde vins,
« mais il n'avait plus sa femme à son bras, et son
« désespoirne peut-être dépeint. Il voulait à toute
« force,et malgrénosreprésentations,se faireouvrir
1 la porte et courir à la recherche de sa femmeau
« milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous
« eûmesles plus grandespeines à le retenir
« une heure. Le lendemainj'appris que sapendant femme
« avaitété tuée et que le cadavre avait été reconnu
« dans la cité Bergère. Quinze jours plus tard.
1 j'appris que ce malheureux,ayant menacéde faire
« subirà M. Bonapartela peine du talion, avait été
«
' « arrêté et transporté à Brest, en destination de
Cayenne.Presque tous les citoyensréunis dansla
;' boutiquedu marchandde vins aux
« opinionsmonarchiques,et je neappartenaient
rencontrai parmi
« eux qu!un ancien compositeur de la Eéforme. du
e nomde Meunier, et
ton^h^ses^mis, qui s'avouas-
« sentrépublicains.J.ers' quatre-'-heuresje sortis de
' cetteboutique. A>:".:„_l- ''A
98 NAPOLÉON LE PETIT
« Un témoin, de ceux qui croient avoir entendu
le coup de feu parti dela rue Mazagran,ajoute:
« Ce coup de feu, c'est pour la troupe le signal
« d'une fusillade dirigée sur toutes les maisonset
« leurs fenêtres dont le roulement dure au moins
« trente minutes. Il est simultané depuis la porte
« Saint-Denisjusqu'au café du Grand-Balcon.Le
« canon vientbientôtse mêlerà la mousqueterie.s
« Un témoindit :
« .... .A trois heures et un quart un mouvement
€ singulier a lieu. Les soldats qui faisaient faceà
« la porte Saint-Denis opèrent instantanémentun
t changementde front, s'appuyant sur les maisons
« depuis le Gymnase,la maison du Pont de Fer,
« l'hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant
« s'exécutesur lesmaisons et sur les personnes qui
« se trouvent au côté opposé depuis la rue Saint-
« Denis jusqu'à la rue Richelieu.. Quelques mi-
« mites suffisent pour couvrir les trottoirs deca-
« davres, les maisons sont criblées de balles, et
«:cette rage conservason paroxysmependant trois
« quarts d'heure. »
« Un témoindit :
„ «.... .Les premierscoupsde canondirigés sur la
« barricade Bonne-Nouvelleavaient servi de signal
« au reste de la troupe qui avaitfait feu presque en
« même temps surtout ce qui se trouvait à portée
« de son fusil,j
« Un témoindit :
« Les parolesne peuvent rendre un pareil actede
«' barbarie. Il faut en avoir été témoin pour oserle
« redire et pour attester la' vérité d'un fait aussiin-
<tqualifiable.
c II a été tiré des coups de fusilpar milliers,c'est
' LE CRIME
..*•:"< 99
« inappréciablel, par la troupe, sur tout le monde
« inoffensif,et cela sans nécessitéaucune. On avait
« vouluproduire une forte impression.Voilàtout. »
« Untémoindit :
« Lorsquel'agitation était très-grande sur le bou-
« levard, la ligne suivie de l'artillerie et de la ca-
« valerie,arrivait. On a vu un coup de fusiltiré au
« milieude la troupe, et il était facilede voir qu'il
« avait été tiré en l'air par la fumée qui s'élevait
« perpendiculairement. Alorsce fut le signaldetirer
t sanssommationet de charger à la baïonnettesur
«le peuple. Ceci est significatifet prouve que la
« troupe voulait avoir un semblant de motif pour
« commencer le massacre qui a suivi.ï
«'Untémoinraconte:
« Le canonchargé à mitraillehacheles devan-
« turesdes maisons depuis le magasindu Prophète
: « jusqu'àla rue Montmartre.Du boulevard'Bonne-
; « Nouvelleona dû tirer aussi à bouletsur la maison
« Billecoq,car elle a été atteinteà l'angle dumur du
« côtéd'Àubusson, et le boulet après avoirpercé le
« mur,a pénétré dansl'intérieur. »
« Unautre témoin,de ceux qui nient le coup de
« feu,dit :
« On a cherché à atténuer cette fusilladeet ces
; 8 assassinatsen prétendantque, des fenêtresde quel-
, « ques maisons, onavait tiré sur les troupes.Outre
, « quele rapport officieldu général Magnansemble
! « démentirce bruit, j'affirme que les déchargesont
i « été instantanéesdela porte Saint-Denisà la porte
! « Montmartre,et qu'il n'y a pas eu. avantla dé-
, « chargegénérale,un seul coup tiré isolément,soit
(1)Letémoin veutdireincalculable,
Nous n'avons
voulurien
"langerautexte.
100 NAPOLÉON LE PETIT .?•..
a des fenêtres,soit par la troupe,du faubourgSaint-
a Denisau boulevard,desItaliens, »
a Un autre, qui n'a pas non plus entendule coup
de feu, dit :
« Les troupes défilaientdevantle perron de Tor-
a toni, où j'étais, depuisvingtminutesenviron,lors-
« que, avant qu'aucun bruit de coup de feu soit
a arrivéà nous, elless'ébranlent; la cavalerie prend
« le galop, l'infanterie le pas de course. Tout d'un
a coup nous voyons venir du côté du boulevard
a Poissonnièreune nappe defeu qui s'étendet gagne
a rapidement.La fusillade commencée,je puis ga-
a rantir qu'aucuneexplosionn'avait précédé,quepas
a un coup de fusiln'était parti des maisonsdepuisle
« café Frascati jusqu'à l'endroit où je me tenais,
a Enfinnous voyonsles canonsdesfusils dessoldats
« qui étaient devantnouss'abaisseret nous menacer.
« Nous nous réfugionsrue Taitboutsous une porte
« cochère.Au mêmemomentles balles passentpar-
« dessusnouset autourde nous.Unefemmeest tuée
« à dix pas de moi au momentoù je me cachaissous
a la porte cochère.Il n'y avait là, je peux le jurer,
a ni barricadeni insurgés,il y avaitdes chasseursei
« du gibierqui fuyait, voilàtout. î
< Cette image a chasseurset gibier î est cellequi
vienttout d'abordà l'esprit de ceux qui ont vu cette
choseépouvantable.Nousretrouvonsl'imagedans les
paroles d'un autre témoin:
« , On voyaitles gendarmesmobilesdansle bout
« de ma rue, et je sais qu'il en était de mêmedans
« le voisinage,tenant leurs fusils et se tenant eux-
a mêmesdansla position du chasseurqui attendle
a départ dugibier,c'est-à-direle fusilprès del'épaule
a pour être plus promptà ajuster et tirer.
LE CRIME 101
« Aussi pour prodiguer les premiers soins aux
« blessés tombés dansla rue Montmartreprès des
« portes,voyait-onde distanceen distanceles portes
« s'ouvrir,un bras s'allonger et retirer avecprécipi-
« tationle cadavreou le moribondque les balleslui
« disputaientencore.». ~
« Un autre témoin rencontre encore la même
' ' •' .
imagé:
î Les soldats embusquésau coin des rues atten-
« daientles citoyensau passagecommedeschasseurs
« guettantleur gibier,et à mesurequ'ils les voyaient
« engagésdansla rue, ils tiraientsur euxcommesur
« unecible. De nombreux citoyens ont été tués de
« cette manière, rue du Sentier, rue Eougemontet
ruedu FaubourgPoissonnière.
VI
VII .
vni
« Quand ce fut fini, Paris vint voir; la fouleafflua
dansces lieux terribles; on la laissa faire. C'était
lebut du massacreur. Louis Bonaparte n'avait pas
faitcelapour le cacher.
«Le côté sud duboulevardétait couvertde papiers
de cartouches déchirées,le trottoir du côté nord
disparaissaitsous les plâtras détachéspar lesballes
des'façadesdès-Biaisons,et était tout blanc comme
s'il avait neigé; les flaques de sang faisaient de
largestachesnoirâtres danscette neige de débris.Le
piedn'évitait un cadavre que pour rencontrer des
éclatsde vitre, de plâtre oude pierre; certaines mai-
sons étaient si écraséesde mitraille et cle boulets
qu'ellessemblaientprêtes à crouler, entre autres la
maisonSallandrouzedont nous avons parlé et le
magasinde deuil au coin du faubourgMontmartre.
» La maison Billecoq, dit un témoin, est encore
112 NAPOLÉON LE PETIT
e aujourd'huiétayée par de fortes piècesen boiset
ala façade sera en partie reconstruite.La maison
odes tapis est percée à jour en plusieursendroits.>
Un autre témoindit : « Toutes les maisons,depuis
i le Cercledes étrangers jusqu'à la rue Poissonnière,
«étaient littéralement criblées de balles, du côté
« droit du boulevard surtout. Une des grandes
«glaces du magasin de la Petite-Jeannette enavait
« reçu certainementplus de deuxcents pour sa part.
«Il n'y avait pas unefenêtre qui n'eût la sienne.On
«respirait un atmosphère de salpêtre. » Trente-
sept cadavresétaient entassésdansla cité Bergèreet
les passantspouvaientles compterà travers la grille.
Unefemmeétait arrêtée à l'angledela rue Richelieu.
Elle regardait. Tout à coup elle s'aperçoit qu'elle
a les pieds mouillés: — Tiens, dit-elle, il a donc
bien plus; j'ai les piedsdans l'eau. — Non; madame,
lui dit un passant,ce n'est pas de l'eau. —Elle avait
les pieds dansunemare de sang.
«Eue Grange-Batelièreon voyait dans un coin
trois cadavresentièrementnus.
«Pendant la tuerie, les barricades du boulevard
avaient été enlevéespar la brigade Bourgon Les
cadavresdes défenseursde la barricade de la porte
Saint-Denisdont nous avons parlé, en commençant
ce récit furent entassésdevantla porte de la maison
Jouvin. Mais, dit un témoin, « ce n'était rien coni-
«paré aux monceauxqui couvraientle boulevard.»
e'A deux pas du théâtre des Variétés, la foule
s'arrêtait devant une casquette pleinede.cervelleset
de sang accrochéeà une branched'arbre.
<Un témoin dit: «Un peu . plus loin que les
«Variétés, je rencontre un cadavre, la face contre
«terre ; je veux le relever aidé de quelques per-
LE CRIME 113
«sonnes, des soldats nous repoussent... Un peu
«plus loinil y avait deux corps, un hommeet une
«femme,puis un seul, un ouvrier... s (nous abré-
geons)... «De la rue Montmartreà la rue du Sentier,
il071marchaitlittéralementdam le sang: il couvrait
«le trottoir dans certains endroitsd'une épaisseur
«de quelqueslignes,et, sans hyperbole, sans exagé-
«ration, il fallait des précautionspour ne pas y
«mettre les pieds. Je comptai là trente-trois ca-
«davres.Ce spectacleétait au-dessusde mesforces.
«je sentaisde grosseslarmessillonnermes joues.Je
s demandaià traverserla chausséepour rentrer chez
«moi,ce qui mefut accordé.y>
c Un témoin dit: « l'aspect du boulevard était
«horrible.Nous marchionsdans le sang, à la lettre.
«Nous comptâmesdix-huitcadavres dans une lou-
«gueurde vingt-cinqpas.
« Un témoin,marchandde la rue du Sentier, dit ;
«j'ai fait le trajet du boulevard du Temple chez
«moi; je suis rentré avec un poucede sang à mon
«pantalon.»
» Le représentantYersignyraconte: «Mousaper-
«cevionsau loin,jusqueprès de la porte Saint-Denis,
«les immensesfeux desbivouacsde la troupe. C'é-
«tait, avec quelquesrares lampions,la seuleclarté
«qui permit de se retrouver au milieu de cet affreux
«carnage. Le combatdu jour n'était rien à côté de
«ces cadavres et de. ce silence. E. et moi, nous
«étionsanéantis.Un citoyen vint à passer; sur une
« de mes exclamations,il s'approcha, me prit la
«main et me dit: — Vous êtes républicain,moi
«j'étais ce qu'on appelaitun ami de l'ordre,un réac-
«tionnaire; mais il faudrait être abandonné de
«Dieu pour ne pas exécrer cette effroyableorgie.
114 NAPOLÉON LE PETIT
.«La Franceest déshonorée! —Et il nous quittaen
« sanglotant,s - '
« Un témoinqui nous permet de le nommer,un
légitimiste,l'honorable M. de Cherville, déclare:
«... le soir, .j'ai voulu recommencerces tristes in-
«vestigations.Je rencontrai, rue Lepelletier, MM.
«Bouillonet Gervais (de Caen); nous fîmes quel-
« ques pasensemble,et je glissai. Je me retins à M.
« Bouillon.Je regardai à mes pieds. J'avaismarché
«dans une large-flaque de sang. Alors M..Bouillon
« meraconta que le matin, étant à sa fenêtre; il avait
« vule pharmaciendont il me montrait la boutique,
« occupéà en fermerla porte. Une femmetomba,le
«pharmacien,se précipita,pour la relever; au même
«instant un soldat l'ajusta et le frappa, à dixpas,
« d'une balle dans la tête. M. Bouillon,indignéet
«oubliantson propredanger, cria aux passants qui
« étaient là: voustémoignereztous de ce qui vient
«de se passer. «
« Vers onze heures du soir, quand -les bivouacs
furent allumés partout, M. Bonaparte.permitqu'on
s'amusât.11y eut sur leboulevardcommeunefêtede
nuit. Les soldatsriaient et chantaientenjetant au feu
les débrisdes barricades,puis,commeà Strasbourget
à Boulogne,vinrentles distributionsd'argent. Écou-
tons ce que raconteun témoin:.c J'ai vu, à la porte
« Saint-Denis,unofficier d'état-majorremettredeux
« cents francs au chef d'un détachementde vingt
« hommesen lui disant:le princem'a chargé de vous
c remettrecet argent pour être distribuéà vosbraves
«soldats.Il ne bornera pas là les témoignagesde sa
«satisfaction.—Chaquesoldat a reçu dixfrancs.»
«Le son- d'Àusterlitz,l'empereur disait: Soldats,
je suis contentdevous. .
LE CEIME 115
«Un autre ajoute: «Les soldats, le cigare à la
4bouche,narguaientles passantset faisaient sonner
«l'argent qu'ils avaient dans la poche.ï Un autre
dit: <Les ;officiers cassaient les rouleaux de louis
«comme.des-bâtons de chocolat.»
«Les sentinellesne permettaient qu'aux femmes
de passer: si un hommese présentait,onlui criait :
Aularge.Destables étaientdresséesdanslesbivouacs;
officierset soldats y buvaient.La flammedesbra-
siers se reflétait sur tous ces visagesjoyeux. Les
bouchonset les capsulesblanchesdu vin de Cham-
pagnesurnageaientsur les ruisseauxrouges de sang.
De bivouacà bivouac on1s'appellait avecdes grands
criset des plaisanteriesobscènes.On sesaluait: vi-
vent les gendarmes! vivent les lanciers! et tous
ajoutaient: vive Louis-Napoléon!On-entendait le
chocdesverres et le bruit des bouteillesbrisées. Çà
et là, dans l'ombre, une bougiede cire jaune ouune
lanterneà la main, des femmesrôdaientparmilesca-
davres;regardant l'une après l'autre ces faces pâles
et cherchantcelle-cison fils, celle-cisonpère, celle-
là sonmari.
IX
«Délivrons-noustout' de suite de" ces affreuxdé-
tails. - '
«Le lendemain 5, au cimetière Montmartre,on
vit une choseépouvantable.
«Un vaste espace resté vaguejusqu'à ce jour, fut
«utilisé» pour l'inhumationprovisoirede quelques-
une desmassacrés.Ils étaient'ensevelisla tête hors
de terre,, afin que leurs famillespussent les recon-
116 NAPOLÉON LE PETIT
naître. La plupart, piedsdehors, avec un peu de
les
terre sur la poitrine. L'afoule allait là, le flotdes
curieuxvouspoussait,on errait au milieu des sépul-
tures, et par instants on sentaitla terre plier sous
soi; on marchait sur le ventre d'un cadavre. On se
retournait,on voyait sortir de terre des bottes, des
sabots ou des brodequins'de femme; de l'autre
côté était la tête que votre, pression sur le corps
faisait-remuer.
«Un témoin illustre, le grand statuaire David,
aujourd'huiproscrit et,errant hors de France, dit:
« J'ai vu au cimetièreMontmartreune quarantaine
t de cadavres encore vêtus de leurs habits; on les
« avait placés à côté l'un de l'autre; quelquespel-
« letées de terre les. cachaient jusqu'à la tête qu'on
«avait laissée découverte,afin que les parentsles
« reconnussent. 11 y avait si peu de terre, qu'on
« voyait les pieds encore à découvert,et le public
« marchaitsur ces corps, ce qui était horrible.Il y
s avait là de nobles têtes de jeunes hommestout
t empreintesde courage; au milieu était une pauvre
« femme,la domestiqued'un boulanger,qui avait
« été tuée en portant le pain aux pratiquesde son
« maître, et à côté une belle jeune fille,marchande
«de fleurs sur le boulevard.Ceux qui cherchaient
« des personnes disparuesétaient obligésde fouler
«aux pieds les corps afin -de pouvoirregarder de
« près les têtes. J'ai entenduun hommedu peuple
« dire avec une expressiond'horreur: On marche
«commesur un tremplin.».
«La foulecontinuade se porter aux divers lieux
où .des victimes avaient été déposées, notamment
cité Bergère; si bien que ce mêmejour, 5, comme
la multitudecroissaitet devenaitimportuneet qu'il
LE CRIME 117
fallaitéloignerles curieux, on put lire sur un grand
écriteauà 'l'entrée de la cité Bergère ces motsen
lettresmajuscules: Ici il n'y a plus decadavres.
«Les trois cadavres nus de la rue G-range-Bate-
lièrene furent enlevésque le 5 au soir.
<rOnle voit et nous y insistons,-dansle premier
momentet pour le profit qu'il en voulaitfaire, le
coupd'état ne chercha pas le moins du monde à
cacherson crime; la pudeur ne lui vint que plus
tard; le premierjour, bien au contraire, il l'étala.
L'atrociténe suffisaitpas, il fallait1le cynisme.Mas-
sacrern'était que le moyen,terrifierétait le but.
I
QUESTIONS SINISTRES
Quel estle totaldesmorts?
LouisBonaparte,sentant venirl'histoire et s'ima-
ginant que les CharlesIX peuvent atténuerles Saint-
Barthélémy, a publié, comme pièce justificative,
un état dit « officiels des « personnes'décédées.»
On remarquedans cette « liste alphabétique(1) » des
mentionscommecelle-ci:—Adde,libraire, boulevard
Poissonnière,17, tué chezlui.— Boursier,enfantde
sept ans et demi, tué rue Tiquetonne.—Belval,ébé-
niste, rue de la Lime, 10, tué chez lui. — Coquard,
propriétaire à "Vire(Calvados),tué boulevardMont-
martre.—DebEecque,négociant,rue du Sentier, 45.
tué chez lui. — De Convercelle,fleuriste, rue Saint-
Denis,257, tué chezlui. — Labilte, bijoutier, boule-
vard Saint-Martin,63, tué chez lui. — Monpelas,
(1)L'employé quiadressécettelisteest,nousle savons,
unsta-
tisticien
savant etexact;iladressécetétatdebonnefoi,nousn'en
doutonspas. IIaconstatécequ'on luia montrée tcequ'onalaissé
voir,maisiln'arienpusurcequ'onluia caché.Lechamp resteaux
conjectures.
LESAUTRESCRIMES 121
rue
parfumeur, Saint-Martin,181, tué chez lui. —
DemoiselleGrellier, femme de ménage, faubourg
Saint-Martin,209, tuée boulevard Montmartre.-—
FemmeGuillard, dame de comptoir,faubourgSaint-
Denis, 77, tuée boulevard Saint-Denis.— Femme
Garnier,dame de confiance,boulevardBonne-Nou-
velle,6, tuée boulevardSaint-Denis.— Femme Le-
daust,femme de ménage,passagedu Caire,76, à la
morgue.— FrançoiseNoël,giletière,rue des Fossés-
Montmartre,20, morte à la Charité.—Le comtePo-
ninski,rentier, rue de la Paix, 32, tué boulevard
Montmartre— FemmeRadoisson,couturière,morte
àla maisonnationale de santé.— FemmeVidal, rue
duTemple,97, morte à l'Hôtel-Dieu.— FemmeSé-
guin,brodeuse, rue Saint-Martin, 240, morte à
l'hospiceBeaujon.— DemoiselleSeniac, demoiselle
îleboutique,rue du Temple, 196, morte à l'hospice
Beaujon.— Thirion de Montauban,propriétaire,rue
deLanery,10, tué.sur sa porte, etc., etc.
Abrégeons.Louis Bonaparte, dans ce document,
avouecent quatre-vingt-onze assassinats.
Cettepièce enregistréepour ce qu'elle vaut, quel
estle vrai total? Quel est le chiffre réel des vic-
times?De combiende cadavres le coup d'état de
décembreest-il jonché? Qui peut le dire? Qui le
sait? Qui le saura jamais? Commeon l'a vu plus
haut,untémoindépose: «Je comptailà trente-trois
cadavres;» un autre, sur un autre point du boule-
vard,dit : a.Nous comptâmesdis-huit cadavres dans
«une longueur de vingt ou vingt-cinqpas ; » un
antre,placé ailleurs,dit.-«Il y avait là, danssoixante
« pas,plus de soixante cadavres. » « L'écrivainsi
longtemps menacédemort nous a dit à nous-même:
* J'ai vu demes yeux plus de huit centsmortsdans
6
122 NAPOLÉON LE PETIT
« toutela longueurdu boulevard.» Maintenantcher-
chez, calculez ce qu'il faut de crânes brisés et de
poitrines défoncéespar la mitraille pour couvrirde
sang « à la lettre s un demi-quartde lieue de bou-
levards. Faites commeles femmes,commeles soeurs,
comme.les filles, comme les mères désespérées
prenez un flambeau, allez vous-endans cette nuit,
tâtez à terre, tâtez le pavé, tâtez le mur, ramassezles
cadavres,questionnezles spectres, et comptezsi vous
pouvez.
Le nombredesvictimes! Onenest réduit auxcon-
jectures. C'estlà une questionque l'histoire réserve.
Cette question,nous prenons,quant à nous,l'enga-
gement de l'examiner et de l'approfondirplus tard,
Le premierjour,' Louis Bonaparte étala sa tuerie.
Nous avonsdit pourquoi. Cela lui étaitutile. Après
quoi, ayant tiré de la chose tout le parti qu'il en
voulait, il la cacha. On donna l'ordre aux gazettes
élyséennesde se taire, à Magnand'omettre,auxhis-
toriographesd'ignorer. On enterra les morts après
minuit, sans flambeaux,sans convois,«ans chants,
sans prêtres, furtivement.Défense aux famillesde
pleurertrop haut.
Et il n'y a pas eu,seulementle massacre dubou-
levard,il y a eu le reste, il y a eu lesfusilladessom-
maires,les exécutionsinédites.
Un des témoins que nous avons interrogés de-
mandait à un chef de bataillon de la gendarmerie
mobile, laquelle s'est distinguéedans ces égorge-
ments : Eh bien! voyons! le chiffre? Est-ce quatre
cents?— l'hommea hausséles épaules.— Est-cesis
cents?—l'homme a hoché la tête.—Est-ce huit
cents?— mettez douze cents,a dit l'officier,et vous
n'y serezpas encore.
LÈS AUTRESCRIMES 123
•:.A l'heure qu'il est, personnene sait au juste ce
quec'est que le 2 décembre,ce qu'il a fait, ce qu'il
a osé,qui il a tué, qui il a enseveli,qui il a enterré.
Dèslematin du crime, les imprimeriesont été mises
sous le scellé, la parole a été suppriméepar Louis
Bonaparte,hommede silence et de nuit. Le 2, le 3,
le 4, le 5, et depuis,la véritéa été prise à la gorge
et étranglée au momentoù elle allait parler. Elle
n'a pu même jeter un cri. Il a épaissi l'obscurité
sur son guet-apens,et il a en partie réussi. Quels
que soient les efforts de l'histoire, le 2 décembre
plongerapeut-être longtempsencoredans une sorte
d'affreuxcrépuscule.Ce crimeest composéd'audace
et d'ombre; d'un côté il s'étale cyniquementau
grandjour; de l'autre il se dérobe et s'en va dans
la brume.Effronterieoblique et hideuse,qui cache
onne sait quelles monstruositéssous son manteau!
Ce qu'on entrevoit suffit. D'un certain côté du
2 décembre tout est ténèbres, mais on voit des
tombesdans cesténèbres..
Sousce grand attentat, on distingueconfusément
unefoule d'attentats. La Providencele veut ainsi;
elle attache aux trahisons des nécessités.Ah! tu
te parjures! Ah! tu violes ton serment! Ah! tu
enfreinsle droit et la justice! Eh bien! prends une
corde, car tu seras forcé d'étrangler; prends un
poignard,car tu seras forcé de poignarder;prends
unemassue,car tu seras forcé d'écraser; prends de
l'ombreet de la nuit, car tu seras forcé de te cacher.
Uncrimeappellel'autre ; l'horreur est pleine de lo-
gique. On ne s'arrête pas, et on ne fait *pas un
noeudau milieu.Allez! ceci d'abord; bien. Puis
cela, puis cela encore; allez toujours! La loi est
commele voile du temple; quand elle se déchire,
c'estdu haut en bas.
124 NAPOLÉON LE PETIT
Oui, répétons-le,dans ce qu'on a appelé c l'acte
du 2 décembres on trouve du crime à toute profon-
deur. Le parjure à la surface, l'assassinat au fond.
Meurtrespartiels, tueries en niasse, mitrailladesen
pleinjour, fusilladesnocturnes, une vapeur de sang
sort detoutes parts du coup d'état.
Cherchez dans la fosse communedes cimetières
cherchezsous les pavés des rues, sous les talusdu
Champ-de-Mars,sousles arbres des jardins publics,
cherchezdans le lit dela Seine!
Peu de révélations.C'est tout simple:Bonaparte
a eu cet art monstrueux, de lier à lui une foulede
malheureuxhommesdansla nation officiellepar je
ne sais quelle effroyablecomplicitéuniverselle.Les
papiers timbrés des magistrats, les écritoires des
greffiers,les gibernesdes soldats,les prières des prê-
tres sont ses complices.H a jeté son crimeautour
de lui commeun réseau, et les préfets, les maires,les
juges, les officierset les soldatsy sont pris. La com-
plicité descenddu généralau caporal, et remontedu
caporal au président. Le sergent de ville se sent
compromiscommele ministre. Le gendarme dont
le pistolet s'est appuyésur l'oreilled'un malheureux
et dontl'uniformeest éclabousséde cervellehumaine
se sent coupablecommele colonel. En haut, des
hommesatroces ont donné des ordres qui ont été
exécutés en bas par des hommesféroces.La féro-
cité garde le secret à l'atrocité. De là ce silence
hideux.
Entre cetteférocitéet cette atrocité, il y a même
eu émulationet lutte; ce qui échappait à l'une était
ressaisi par l'autre. L'avenirne voudra pas croire à
ces prodigesd'acharnement.Un ouvrier passait sur
le Pont-au-Change, des gendarmesmobilesl'arrêtent;
LES AUTRESCRIMES 125
oului flaire les mains.Il sent la poudre, dit un gen-
darme.On fusille l'ouvrier; quatre balles lui tra-
versentle corps.— Jetez-leà l'eau, crie un sergent.
Les gendarmesle prennent par la tête et par les
pieds et le jettent par-dessus le pont. L'homme
fusillé et noyé s'en va à-vau-1'eau. Cependant il
n'était pas mort; la fraîcheur glacialede la rivière
le ranime; il était hors d'état de faire un mouve-
ment,son sang coulait dans l'eau par quatre trous,
maissa blousele soutint, il vint échouersous l'arche
d'un pont. Là des gens du port le trouvent,onle
ramasse,on.le porte à l'hôpital, il guérit; guéri, il
sort. Le lendemainon l'arrête et on le traduitde-
vantun conseilde guerre. La mort l'ayant refusé,
LouisBonaparte l'a repris. L'homme est aujour-
d'huià Lambessa.
Ce que le Champ-de-Marsa vu particulièrement,
leseffroyablesscènes nocturnes qui l'ont épouvanté
et déshonoré,l'histoire ne peut les dire encore.
Grâceà Louis Bonaparte, ce champauguste de la
fédérationpeuts'appeler désormaisHaceldama.Un
desmalheureuxsoldats que l'hommedu2 décembre
a transforméen bourreaux raconte avec horreur et
â voixbasse que, dansune seulenuit, le nombredes
fusillésn'a pas été de moinsde huit cents.
Louis Bonaparte a creusé en hâte unefosse et y
a jeté son crime. Quelquespelletées de terre, le
goupillond'un prêtre, et tout a été dit. Mainte-
nant,le carnavalimpérialdansedessus.
Est-celà tout? est-ceque celaest fini? est-ce que
Dieu permet et accepte de tels ensevelissements?
Ne le croyez pas. Quelquejour, sous les pieds de
Bonaparte,entre les pavés de marbre de l'Elysée
ou des Tuileries, cette fosse se rouvrira brusque-
126 NAPOLÉON LE PETIT
ment, et l'onenverra sortir l'un après l'autre chaque
cadavreavec sa plaie, le jeune homme frappé au
coeur,le vieillardbranlant sa vieilletêtetrouée d'une
balle,la mèresabrée avec son enfant tué dans ses
bras, tous debout,livides,terribles, et fixant sur
leur assassindes yeux sanglants!
En attendant ce jour, et dès à présent, l'histoire
commencevotre procès, Louis Bonaparte. L'his-
toire rejette votre liste officielledes morts et vos
« piècesjustificatives,s L'histoire dit qu'elles men-
tent et que vo>ismentez.
Vousavezmisà la Franceunbandeausurles yeux
et un bâillondansla bouche.Pourquoi?
Est-ce pour faire des actions loyales? Non, des
crimes. Quia peur de la clartéfait le mal.
Vous avez fusillé la nuit, au Champ-de-Mars, à
la Préfecture,au Palais de Justice, sur les places,sur
les quais,partout. '
Vousdites que non.
Je dis que si.
Avecvous on a le droit de supposer,le droitde
soupçonner,le droit d'accuser.
Et quand vousniez, ona le droitde croire; votre
négationest acquiseà l'affirmation.
Votre 2 décembreest montré au doigt par la
consciencepublique. Personne n'y songe,sans un
secret frisson. Qu'avez-vous fait dans cette om-
bre-là?
Vosjours sont hideux, vosnuits sont suspectes.
Ah!hommede ténèbresque vousêtes!
II
SUITEDESCRIMES
Et voilàce malfaiteur!
Et l'on ne t'applaudirait pas, ô Vérité, quand
aux yeux de l'Europe, aux yeux du monde,en pré-
sence du peuple, à la face de Dieu, en attestant
l'honneur,le serment, la foi, la religion, la sainteté
dela vie humaine,le droit, la générosité de toutes
les âmes, les femmes,les soeurs,les mères,la civi-
lisation,la liberté, la république, la France, devant
ses valets,son sénat et son conseild'état, devant ses
généraux,ses prêtres et ses agents de police,toi qui
représentesle peuple, car le peuple c'est la réalité;
toi qui représentes l'intelligence,car l'intelligence,
c'est la lumière; toi qui représentesl'humanité,car
l'humanité c'est la raison; au nom du peuple en-
chaîné,au nomde.l'intelligenceproscrite, au nomde
l'humanitéviolée, devant ce tas d'esclaves qui ne
peut ou qui n'ose dire un mot, tu soufflettesce bri-
gand de l'ordre ! -
Ah! qu'un autre cherche des motsmodérés.Oui,
je suis.net et dur, je suis sans pitié pour cet im-
pitoyable,et je m'enfais gloire.
Poursuivons.
A ce,quenous venonsde raconter ajouteztous les
autres crimes sur lesquels nous aurons plus d'une
occasionde revenir, et dont, si Dieunous prête vie,
nous raconteronsl'histoire en détail. Ajoutez les
incarcérationsen masse avecdes circonstancesféro-
LES-AUTRES.OBIMBS 129
ces,les prisons regorgeant(1), le séquestre(2) des
biensdes proscritsdansdix départements,notamment
clansla Nièvre,dansl'Allieret dansles Basses-Alpes
;
(1)LeBulletindesloispublieledécretsuivant en datedu27
mars :
«Vula loidu10mai183S, quiclasse lesdépenses ordinairesdes
prisons départementales parmicellesquidoivent êtreinscritesaux
budgets départementaux ;
«Considérant queteln'estpaslecaractère desdépenses occasionnée
parlesarrestations quionteulieuà lasuitedesévénements dedé-
cembre;
«Considérant quelesfaitsenraison desquelscesarrestationssesont
multipliéesserattachaient à uncomplot contrelasûretédel'Etat,
dont larépression importait à lasociététoutentière, etquedeslorsil
estjuste,defaireacquitter parletrésor Tmblic l'excédant dedépenses
quiestrésulté de l'accroissement extraordinaire dela population
îlesprisons,décrète :
«Ilestouvert auMinistère del'intérieur,
surlesfonds del'exercice
1851, uncrédit extraordinaire de250,000 fr., applicableau paiement
desdépenses résultant desarrestations opérées à lasuitedesévéne-
ments dedécembre, a
(2)Digne, le5 janvier 1852:
«Lecolonel commandant l'étatde siègedansle déparlement des
Basses-Alpes,
ttArrête :
«Dans ledélaidedixjours,lesbiensdesinculpés enfuiteseront
séquestrés etadministrés parledirecteur desdomaines du départe-
ment desBasses-Alpes, conformément auxloiscivilesetmilitaires,
etc.
«Fririon.»
Onpourrait citerdixarrêtéssemblables descommandants d'état
liesiège. Lepremier decesmalfaiteurs quiacommis cecrime decon-
fiscationdesbiens etquia donné l'exempledecegenre d'arrêtés
s'ap-
pelle Eynard. Ilestgénéral. Dèsle18décembre ilmettaitsonslesé-
questre lesbiens d'uncertain nombre de
decitoyens Moulins ; parce
(jue,dit-ilaveccynisme, l'insti'uctioncommencée nelaisseaucun
iloute surla partqu'ilsontprise, à l'insurrection etauxpillages du
département del'Allier.
6*
130 NAPOLÉON LE PETIT'
ajoutez la confiscationdes biens d'Orléans avecle
morceau donné au clergér Schinderhannesfaisait
toujoursla part du curé. Ajoutez les commissions
mixteset la commissiondite de.clémence(l); les con-
seilsde guerre combinésavecles jugesd'instruction,
et multipliantles- abominations; les exilspar four-
nées, l'expulsiond'une,partie de la France hors de
la France; rien quepour un seul département,.l'Hé-
rault, trois mille deux cents bannis ou déportés;
ajoutezcette épouvantableproscription, comparable
aux plus tragiquesdésolationsde l'histoire,qui,pour
tendance,pour opinion,pour dissidencehonnête avec
ce gouvernement,pourune parole d'hommelibre dite
mêmeavantle2 décembre,prend, saisit,appréhende,
arrache le laboureur à son champ, l'ouvrier à son
métier, le propriétaire à sa maison,lé médecinà ses
malades,le notaire à son étude,le conseillergénéral
à ses administrés,le juge à son tribunal, le mari à
sa femme,le frère à son frère, le père à ses enfants,
l'enfant à ses parents, et marqued'unecroix sinistre
touteslegtêtes, depuisles plus hautesjusqu'aux plus
obscures. Personne n'échappe.Un homme en hail-
lons,, la barbe longue, eutre un matin dans ma
chambre à.Bruxelles : J'arrive, dit-il; j'ai fait la
route à pieds; voilà deux jours que je n'ai mangé.
Onlui donne du pain. Il mange;Je lui dis: — D'où
venez- vous? — De Limoges. — Pourquoi êtes-
(1)Lechiffre
descondamnations maintenues
intégralement (ils'agit
en majeurepartiedetransportations)
se trouvait,
à ladatedesrap-
ports,arrêté
d elamanière
suivante
:
ParM.Canrobert, 3,876
ParM.Espinassèy '' 3,325
ParM.Quentin Baucliart, 1,634
Total, 9,135
LESAUTRESCRIMES 131
—
vousici? Je ne saispas : on m'a chasséde chez
nous.— Qu'est-ceque y.ousêtes? Je suis sabotier.'
Ajoutezl'Afrique,.ajoutez la Guyane; ajoutez.les
atrocitésde Bertrand, les atrocitésde Canrobert,les
atrocitésd'Espinasse,les atrocitésde Martinprey,les
cargaisonsde femmesexpédiéespar le généralGoyon;
lereprésentantMiot traîné,de casemateen casemate;
lesbaraques oùl'on est cent cinquante,sous le soleil
destropiques,avecla promiscuité,avecl'ordure,avec
lavermine,et oùtous ces innocents,tousces.patriotes,
tousceshonnêtesgensexpirent,loin des leurs, dansla
fièvre,dansla.misère, dans l'horreur, dans.le déses-
poir,se tordant les mains. Ajoutez tousces malheu-
reuxlivrésaux gendarmes,liésdeuxà deux,emmaga-
nnésdansles faux ponts duMagelïati,du,Canadaou
(luDuguescUn;jetés à Lambessa,.jetés à Cayenne
avecles forçats, sans savoir ce qu'onleur veut,sans
pouvoirdevinerce qu'ils ont fait. Celui-ci,Alphonse
Lambert,de l'Indre, arraché de son lit, mourant;.cet
autre,.Patureau Franeoeur,vigneron,déporté parce
(pue,dans son.village,on avait vouluen faireun pré-
sidentde la république; cet autre, Valette,,charpen-
tierà Châteauroux,déportépouravoir,sixmoisavant
le 2 décembre,un jour d'exécution,capitale, refusé
de dresserla guillotine.
Ajoutezla chasse aux hommesdansles villages,la
battuede Viroy dansles montagnesde Lure,Ja battue
de Pellion dans les bois de Clamecyavec quinze
cents hommes; l'ordre rétabli à Crest, deux mille
insurgés,,trois centstués ; .les colonnesmobilespar-
out;quiconqueselève pour la loi, sabré et arque-
buse; celui-ci,Charles Sauvan,à Marseille,crie: Vive
la République,un grenadier du 54° faitfeu sur lui,
la balle entre par les reins et sort par le ventre; cet
132 NAPOLÉON LE PETIT
autre, Vincent,de -Bourges,est adjoint de sa com-
mune; il proteste, commemagistrat, contre le coup
d'état; on le traque dans son village; il s'enfuit,on
le poursuit;'un cavalierlui abat deux doigtsd'un coup
de sabre, un autre lui fend la tète, il tombe, on le
transporte au fort d'Ivry avantde le panser; c'estun
vieillardde soixante-seizeans. -
Ajoutez desfaits commeceux-ci: Dansle Cher,le
représentant Viguier est arrêté. Arrêté, pourquoi?
Parce qu'il est représentant, parcequ'il estinviolable,
parce que le suffragedu peuplé l'a fait sacré. On
jette Viguier dans les prisons.Un jour, on lui per-
mette sortir une heure pour régler des affairesqui
réclamaientimpérieusementsa présence. Avant de
sortir, deux gendarmes,le ' nomméPierre Guérêt et
le nomméDubernelle,brigadier, s'emparent dé Vi-
gnier; le brigadier lui joint les deux mains l'une
contrel'autre de façon que les paumes se touchent;
et lui lie étroitementles poignets'avec une chaîne;
le bout de là chaînependait, le brigadier fait passer
de forceet à tours Tedoublésle bout de chaîneentre
les deuxmains de Viguierau risque délui briser les
poignetspar la pression. Les mains du prisonnier
bleuissent et se gonflent.— C'est la question que
vous me donnez là, dit tranquillementViguier.—
Cachezvosmains,répondle gendarmeen ricanant, si
vous avez honte. — Malheureux! reprend Viguier,
celui de nous deux que cette chaîne déshonore,c'est
toi."Viguier traverse ainsi les-mes de Bourges,qu'il
habite depuis trente ans, entre deux gendarmes,le-
vant lès mains, et montrant ses chaînes.Le repré-
sentant Viguiera soixanteet dixans.^
Ajoutezles fusilladessommairesdans vingtdépar-
LESAUTRESCRIMES 133
ments: «Tout ce qui résiste, écrit le sieur' Saint-
Arnaud,ministre de la guerre, doit être fusillé au
nomdela sociétéen légitimedéfense.' s * Sixjours
ont suffi pour écraser l'insurrection: » mande le
généralLavaillant. commandantl'état de siège du
Var.« J'ai fait de bonnesprises,.» mande de Saint-
Etiennele commandantYiroy; « j'ai fusillé sansdé-
« seniparerhuit individus; -je traque les chefsdans
« lesbois. » A Bordeaux,le général Bourjoly en-
joint aux chefs des colonnesmobilesde « faire fu-
« siïier sur-le-champtous individuspris les armesà
« la main. » A Forcalquier, c'est mieux encore,la
proclamation d'état de siègeporte : « La villedeFor-
« calquier est eh état de siège.Les citoyensn'ayant
« pas pris part aux événementsdela journéeet dé-
« tenteurs d'armes, sont sommésde les rendresous
« peine d'être fusillés.» La colonne mobile de
Pézénasarrive à Servian; un homme cherche à
s'échapperd'une maisoncernée, onle tue d'un coup
de fusil. A Entrains, on fait quatre-vingtsprison-
niers, un se sauve à la nage, on fait feu sur lui,
une balle l'atteint, il disparaît sousl'eau ; onfusille
lesautres.A ces chosesexécrablesajoutezces choses
infâmes:'.A Brioude,dansla Haute-Loire,unhomme
et une femmejetés en prison pour avoirlabouréle
champd'un proscrit; à Loriol dansla Drônie,-Astier,
i Voici
tellequ'elleestau Moniteur, cettedépêche odieuse
:
« Touteinsurrection
"arméea cesséà Parisparunerépression
vigoureuse.
Lamême énergieauralesmêmes effetspartout..
.«Des.bandes(juiapportent le pillage,leviolet l'incendiese
mettent
horsdes-lois.Avecellesonne parlemente pas,onnefaii
Pasdesommation : onles attaque,
onlesdisperse.
«Tout-
ce quirésistedoitêtre'FUSILLÉ 1aunomdelasociété
enlégitime
défense.:
136 NAPOLÉON LE PETIT
A Seyssel,la petite troupe rencontrales douaniers.
Les douaniers,complices volontairesou égarésdu
coup d'état, voulurent s'opposerà leur passage. Un
engagementeut lieu, un douanierfut tué, Charlet
fut pris.
Le coup,d'état traduisit Gharletdevantun conseil
de guerre. On l'accusait de la mort du douanier,
qui, après tout, n'était, qu'un fait de combat. Dans
tous les cas, Charletétait étranger à cette mort; le
douanier était tombé percé d'uneJjalle;. et Charlet
n'avaitd'autre arme qu'unelimeaiguisée.
Charletne reconnutpas pour un tribunalle groupe
d'hommesqui prétendaitle juger. Il leur dit: Vous
n'êtes pas des juges; oùest la loi? la loi est de mon
côté. — Il refusade répondre.
Interrogé sur le fait du douaniertué, il eût pn
tout éclaircir d'un mot ; mais descendreà une ex-
plication,j:c'eût été accepter dans une certaineme-
sure ce tribunal. Il ne voulut pas ; il garda le si-
lence.
Ces hommesle condamnèrentà mort « selonla
forme ordinairedes exécutionscriminelles.»
La condamnationprononcée, on semblal'oublier;
les jours, les semaines, les mois s'écoulaient.De
toutesparts .dansla prison,on disaità Charlet : Vous
êtes sauvé.
Le 29 juin, au point du jour, la ville de Belleyvit
une chose lugubre. L'échafaud était sorti de terre
pendant la nuit et se dressait au milieu de la place
publique. •
Les habitants-s'abordaienttout pâles et s'interro-
geaient: Avez-vousvu ce qui est dans la place? —
Oui.''—Pourqui?
C'était pour Charlet.
LESAUTRESCRIMES 137
La sentencede mort avait été déféréeà M.Bona-
parte; elle avait longtemps dormi à PÉlysée; on
avaitd'autres affaires; mais un beau matin, après
septmois, personne ne songeaitplus ni à l'engage-
mentde Seyssel,ni au douaniertué, ni à Cliarlet,M.
Bonaparte, ayant probablementbesoin de mettre
quelquechose entre la fête du 10mai et la fête du
15août, avait signé l'ordre d'exécution.
Le 29 juin donc, il y a quelquesjours à peine,
Charletfut extrait de-sa prison. On lui dit qu'il
allaitmourir. Il resta calme. Un hommequi est
avecla justice ne craint pas la mort, car il sent qu'il
y a deuxchoses en lui, l'une son corps, qu'on peut
tuer,l'autre, la justice, à laquelle on ne lie pas les
braset dontla tête ne tombepas sousle couteau.
Onvoulut faire monter Charlet en charrette. —
Non,dit-ilaux gendarmes,j'irai à pied; je puis mar-
cher,je n'ai pas peur.
La foule était grande sur son passage. Tout le
mondele connaissaitdans la ville et l'aimait; ses
amischerchaientson regard. Charlet, lesbras atta-
chésderrière le dos, saluait de la tête à droite et à
gauche.— Adieu, Jacques! adieu, Pierre ! disait-il,
et il souriait.— Adieu, Charlet, répondaient-ils,et
tous pleuraient. La gendarmerie et la troupe de
ligneentouraient l'échafaud. Il y monta d'un pas
lent et ferme. Quand on le vit debout sur l'écha-
faud,la foule eut un long frémissement; lesfemmes
jetaientdes cris, leshommescrispaientle poing.
Pendant qu'on le bouclait sur la bascule, il re-
gardale couperet, et dit : — Quandje pensequej'ai
été bonapartiste! .Puis,levant les yeux au ciel, il
cria: Vivela République! •
Un momentaprès, sa tête tombait.
138 NAPOLÉON LE PETIT
Ce fut un deuil dans Belley et dans tous lesvil-
lages de l'Ain.— Comment"est-ilmort? Demandait-
on.—Bravement.—Dieu soitloué!
. C'est de cette façon qu'un homme vient d'être
tué.
La pensée succombeet s'abîme dans l'horreur eu
présenced'un faitsi monstrueux.
Cecrime ajouté aux autres Grimeslesachèveet
les scelled'unesorte de sceausinistre.
C'est plus que le complément,c'est le couronne-
ment.
On sent que <M. Bonaparte doit être content.
Faire fusiller la nuit, dans l'obscurité, dans la soli-
tude, au Champ-de-Mars,sousles arches des ponts,
derrière iin mur désert, n'importe qui, au hasard,
pêle-mêle,des inconnus,des ombres, dont on ne sait
pas mêmele chiffre,faire tuer des anonymespar des
anonymes,et que tout cela s'en aille dans les ténè-
bres, dans le néant, dans l'oubli; en somme,c'est
peu satisfaisant pour l'amour-propre; on a l'air de
se cacheret vraimentonse cacheen effet: c'estmé-
diocre. Les gens à scrupules ont le' droit de vous
dire : Vous voyez bien que vous avez peur ; vous
n'oseriez faire ceschoses-làen public; vousreculez
devant vos propres actes. Et dans une certaineme-
sure, ils semblentavoir raison. Arquebuser les gens
la nuit, c'estune violation de toutes leslois divines
et humaines,mais ce n'est pas assez insolent. On
ne se sent pas triomphant après. Quelque-chosede
mieuxest possible.
Le grandjour, la pla'cepublique,l'échafaud légal,
l'appareil régulier de la vindicte sociale, livrer des
innocentsà cela,lesfaire périr de cette manière, ah!
c'est différent; parlez-moi de ceci! Commettre.un
LESAUTRESCRIMES 139
meurtreen plein midi, au beau milieude la ville, au
moyend'unemachineappeléetribunal ouconseilde
guerre, au moyen d'une autre machine lentement
bâtiepar un charpentier,ajustée, emboîtée,visséeet
: graisséeà loisir ; dire : Ce serapour telle heure ; ap-
porter deux corbeilles,et dire: Ceci sera pour.le
corpset cecisera pour la tête; l'heure venue,amener
: lavictimeliée de cordes, assistée d'un prêtre, pro-
I céderaumeurtre aveccalme,chargerun greffierd'en
I dresserprocès-verbal,.entourer le meurtre de gen-
! dàrmesle sabre nu, detelle-sorteque le peuplequiest
I làfrissonneet ne sache plus ce qu'ilvoit, et doutesi
| ceshommesen uniforme sont une brigade de gen-
1 darmerieou unebande de brigands, et se demandé,
| en regardantl'homme qui lâchele couperet, si c'est
p lebourreau et si ce n'est pas plutôt un assassin!
I Voilàqui esthardi et ferme, voilà une parodie du
| faitlégal bien effrontéeet bien tentante et qui vaut
| lapeine d'être exécutée; voilà un large et spleudidé
| souffletsur la joue de la justice. A la bonneheure!
| Faire cela: sept mois après la lutte, froidement,
ï inutilement,commeun oubli qu'on répare, comme
| un devoir qu'on accomplit,- c'est effrayant, c'est
j complet; ona ririair d'être ^dans son droit qui dé-
| concertelesconscienceset quifaitfrémirles honnêtes
%gens'.-
ï Rapprochementterrible et qui contient toute la
\ situation::Voici deux hommes, un ouvrier et un
i prince. Le prince commetun crime, il entre aux
\ Tuileries; l'ouvrier fait son devoir, il monte sur
i l'échâfaud.Et qui est-ce qui dresse l'échafaud de
\ l'ouvrier?c'est le prince.
n Oui, cet homme qui, s'il eût été vaincu en dé-
: cëmbre,n'eût échappé à la-peine de mort qite par
140 NAPOLÉON LE PETIT
l'omnipotence progrès et par une extensionà
du
coup sûr trop généreuse du principe de l'inviola-
bilité"de la vie humaine,cet homme,ce Louis Bona-
parte, ce prince quitransporte les façonsde fairede
Pouhnann et de Soufflard dans la politique, c'est
lui.qui rebâtit l'échafaud! et il ne tremble pas ! et
il.ne pâlit pas ! et il ne sent pas que c'est là une
échellefatale,qu'on est maîtrede ne point la relever,
mais qu'une fois relevée, onn'est plus maître dela
renverser, et que celui qui la dresse pour autrui la
retrouve plus tard pour lui-même! Ellele reconnaît
et lui dit : Tu m'as mise là! je t'ai attendu.
Non, cet homme ne raisonne pas ; il a des be-
soins, il a des caprices, il faut qu'il les satisfasse.
Cesont des envies.de dictateur.La toute-puissance
serait fade si on ne l'assaisonnait de cette façon.
Allons, coupezlà tête à Charlet et aux autres. M.
Bonaparte est prince-président de la République
française-; M. Bonaparte a seize millions-par an,
quarante-quatre mille francs par jour, vingt-quatre
cuisiniers pour son service personnel et autant
d'aides-dé-camp ; il a droit de chasseaux étangs de
Saclay et de Saint-Quentin,aux forêts de, Laigne.
d'Oouscampet de Caflemont, aux bois de Cham-
pagne et de Barbeau; il a les Tuileries, le Louvre,
l'Elysée, Rambouillet, Saint-Cloud, Fontainebleau,
Versailles,Compiègne ; il a sa logeimpériale à tous
les spectacles,fête et gala et musiquetous les jours,
le sourire de M. Sibour et le bras de M,n0 la mar-
quisede Douglaspour entrer au bal, tout cela nelui
suffit pas; il lui faut encore cette guillotine.H lui
faut quelques-unsde ces paniers rouges parmi les
paniersde vinde Champagne.
Oh! cachons nos visages de nos deux mains!
LES AUTRESCRIMES 141
cet homme, ce hideux boucher du .droit et de la
justiceavait encore le tablier sur le ventre et les
mainsdansles entraillesfumantesde la Constitution
etlespieds dansle sang de toutes les' lois égorgées,
quandvous,juges, quand vous,magistrats, hommes
(leslois, hommes du droit...? —Mais je m'arrête,
je vous retrouveraiplus tard avec vos robes noires
et vos robes rouges, avec vo:>robes couleurd'encre
et vos robes couleur de sang, et je les retrouverai
aussi,je les ai déjà châtiéset je les châtierai encore,
cesautres, vos chefs,cesjuristes souteneursdu guet-
apens,ces prostitués, ce Delangle, ce Baroche, ce
Suin,ce Eoyer, ce Mongis, ce Boulier, ce Troplong,
déserteurdes lois, tous ces noms qui n'expriment
plus.autre chose que la quantité de méprispossible
àl'homme!
Et s'il n'a pas scié ses victimes entre deux
planchescommeChristiernII, s'il n'a pas enfouiles
gensen vie comme Ludovicle Maure, s'il n'a pas
bâtiles murs de sonpalais avec des hommesvivants
et despierres commeTimour-Beigqui naquit, dit la
légende,les mains fermées, et pleinesde sang; s'il
n'apas ouvert le ventre aux femmesgrossescomme
César, duc de Valentinois;s'il n'a pas estrapade
les femmes par lès seins, testibusqueviros,comme
Ferdinandde Tolède; s'il n'a pas roué vif, brûlé
vif,bouillivif, écorchévif, crucifié,empalé, écartelé,
ne vous en prenez pas à lui, ce n'est pas sa faute;
c'estque le siècle s'y refuge obstinément.Il a fait
tout ce qui était humainementou inhumainement
possible;le dix-neuvièmesiècle, siècle de douceur,
sièclede décadence,cojnme disent les absolutistes
et les papistes, étant ddhné, Louis Bonaparte a
égalé en férocité ses contemporainsHaynau, Ba-
142 NAPOLÉON LE PETIT
detzky,Filangierj,Schwartzemberget Ferdinandde
Naples,»et. les a dépassés même. Mérite rare, et
dont il faut lui tenir comptecommed'unedifficulté
de plus: la scène s'est passéeen France. Rendons-
lui cettejustice, au temps où nous sommes,Ludovic
Sforce, le Valentinois, le duc d'Albe, Timour et
ChristiernII n'auraient rien fait de plus que Louis
Bonaparte; dans,leur époque, il eût fait tout ce
qu'ils ont fait; dans la nôtre, au moment'de cons-
truire et de dresser les gibets, les roues, les che-
valets,les grues à estrapade, les tours vivantes,les
croix et les bûchers, ils se seraient arrêtés comme
lui, malgré eux-et à leur insu, devantla résistance
secrèteet invincibledu milieu moral, devantla force
invisibledu progrès accompli,devant le formidable
et mystérieuxrefus de tout un sièclequi se lèveau
nord, an midi, à l'orient, à l'occident, autour des
tyrans,et qui leur dit : Non!
m
CE QU'EUTÉTÉ 1852
Mais sans cet abominableDeux-Décembre,«né-
cessaire» comme disent les complices et à leur
suite les dupes,que se serait-ildoncpassé enFrance?
MonDieu! ceci:
Remontonsde quelques pas en arrière et rap-
pelons sommairementla situation-tellequ'elle.était
avant le coup d'état.
Le parti du passé,sousle nom de parti de l'ordre,
résistait à la République,-end'autres termes résis-
tait à l'avenir.
Qu'on s'y oppose ou non, qu'on y conseuteou
LES AUTRESCRIMES 143
non,la République,toute illusion laissée de côté,
estl'avenir,prochainou lointain, mais inévitabledes
nations.
Comment s'établira la République? Elle peut
s'établirde deux façons: par la lutte ou par le pro-
grès. Les démocratesla veulent par le progrès;
leurs adversaires, les hommesdu passé, semblent
lavouloirpar la lutte.
Commenous venonsde le rappeler, lèshommesdu
passé résistent: ils s'obstinent; ils donnent des
coupsde hache dans l'arbre, se figurantqu'ilsarrê-
teront la sève qui monte. Ils prodiguent la force,
la puérilitéet la colère.
Ne jetons aucune parole amère à nos anciensad-
versairestombésavecnous,le mêmejour que nous,
et plusieurs honorablementde leur côté; bornons-
nousà constater que c'est dans cette lutte .quela
majoritéde l'Assemblée législativede France était
entréedès les premiersjours de son installation,dès
lemoisde mai 1849.
Cette -politiquede résistance est une politique
funeste.Cette lutte de l'homme contre Dieu est
nécessairementvaine: mais, nulle comme résultat,
elle est féconde en catastrophes. Ce qui doit être
sera; il faut que ce qui doit couler coule,que ce
quidoit tombertombe,que ce qui doit naître naisse,
pe ce quidoit croître croisse; mais faites obstacle
à cesloisnaturelles,le trouble survient, le désordre
commence.Chose triste, c'est ce désordre qu'on
avaitappelél'ordre.
Liez une veine, vous avez la maladie; entravez
un fleuve, vous avez l'inondation; barrez l'avenir,
vousavezles révolutions."
Obstinez-vous*;,à conserver au milieu de vous,
commes'il était vivant, le passé qui est mort, vous
144 NAPOLÉON LE PETIT
produisezje ne sais quel choléra moral; la corrup-
tion se répand, elleest dans l'air, on la respire; des
classesentièresde la société,les fonctionnaires,par
exemple, tombent en pourriture. Gardez les ca-
davresdans vos maisons,la peste éclatera.
Fatalement, cette politique aveugle ceux qui la
pratiquent. Ces hommes,qui se qualifienthommes
d'état, en sont à ne pas comprendrequ'ils ontfait
eux-mêmes,de leursmains et à grand'peine, et à la
sueur de leur front, ces événementsterribles dont
ils se lamentent,et que ces catastrophesqui croulent
sur eux ont été construitespar eux. Que dirait-on
d'un paysan qui ferait un barrage d'un bord à
l'autre d'unerivière,devantsa cabane, et qui,quand
la rivière, devenuetorrent, déborderait,quand elle
renverserait son mur, quand elle emporteraitson
toit, s'écrierait: Méchante rivière! Les hommes
d'état du passé, ces grands constructeursde digues
en travers des courants,passentleur tempsà s'écrier:
Méchantpeuple !
OtezPolignacet les ordonnancesde juillet, c'est-
à-direle barrage, et CharlesX serait mort auxTui-
leries.Eéformezen 1847la loi électorale,c'est-à-dire
encore ôtez le barrage, Louis-Philippeserait mort
sur le trône. — Est-ce à dire que la Eépubliquene
serait pas venue? Cela, non. La Eépublique,ré-
pétons-le,c'est l'avenir; elle serait venue, mais pas
à pas, progrèsà progrès, conquêteà conquête,com-
me un fleuvequi,couleet noncommeun délugequi
envahit; elle serait venue à son heure, quand tout
aurait été prêt pour.larecevoir; elleserait venue,non
pas certesplusviable,car dèsà présentelle est indes-
tructible; mais plustranquille,sans réactionpossible,
sans princesla guettant,sans coupd'état derrièreelle.
La politique de résistanceau mouvementhumain
LES AUTRESCRIMES 145
excelle,insistonssur ce point,à créer descataclysmes
artificiels.Ainsielle avait réussi à faire de l'année
1852une sorte d'éventualitéredoutable, et cela tou-
jourspar le mêmeprocédé, au moyen d'un barrage.
Voiciim cheminde fer, le convoiva passer dansune
heure; jetez une poutre entravers desrails, quandle
convoiarrivera, il s'y écrasera,vousaurez Fampoux;
ôtezlà poutre avant l'arrivée du train, le convoi
passerasans mêmese douter qu'il y avait là une ca-
tastrophe.Cettepoutre, c'est la loi du 31mai.
Les chefsde la majorité de l'Assembléelégislative
l'avaientjetée entraversde 1852,et ils criaient: C'est
là que la société se brisera! La gauche leur disait:
Otezla poutre.—Otezla poutre,laissezpasser libre-
mentle suffrage universel.Ceci est toute l'histoire
dela loi du 31mai.
Ce sont là des choses qu'un enfant comprendait
et que les «hommesd'état »ne comprennentpas.'
Maintenant répondons à la question que nous
posionstout à l'heure: —•Sans le 2 décembre,que
seserait-ilpassé en 1852?
Supprimez la loi du 31 mai, ôtez au peuple son
barrage,ôtezà Bonaparte son levier, son arme, son
prétexte,laisseztranquillele suffrageuniversel,ôtez
lapoutre de dessusles rails, savez-vousce que vous
auriezeu en 1852?
Rien.
Desélections.
Des espèces de dimanchescalmes'où le peuple
seraitvenu voter, hier travailleur,aujourd'huiélec-
teur,demaintravailleur,,toujourssouverain.-
^On reprend: Oui, des élections!vous en parlez
bien à votre aise."Mais la «chambrerougea qui
serait sortiede ces élections?
7
146 NAPOLÉON LE PETIT
N'avait-on pas annoncé que la Constituantede
1848serait une «chambrerouge?» Chambresrouges,
spectres rouges, croquemitainesrouges, toutes ces
prédictionsse valent. Ceux qui promènent au bout
d'un bâtonces fantasmagoriesdevantles populations
effarouchéessaventce qu'ils font et rient derrièrela
loque horrible qu'ils font flotter. Sur la longue robe
écarlatedu fantôme,auquelonavait donné ce nom:
1852, onvoit passer lesbottes-fortesdu coup d'état.
IV
LA JACQUERIE
LE PARLEMENTARISME
I
Un jour, il y a soixante-troisans de cela, le peuple
français,possédé par une famille depuis huit cents
années,opprimé par les barons jusqu'à LouisXI, et
depuisLouisXI-par lesparlements,c'est-à-dire,pour
employerla sincère expressiond'nn grand seigneur
du dix-huitièmesiècle, « mangéd'abord par les loups
«et ensuite par les poux; s parqué en provinces;
en châtellenies,en généralités,en bailliages et en
sénéchaussées; exploité,pressuré, taxé, taillé, pelé,
tondu,rasé, rogné et vilipendéà merci, misà l'a-
mende indéfinimentpour le bon plaisir desmaîtres;
gouverné, conduit, mené, surmené,traîné, torturé,
battu de verges et marqué d'un fer chaud pour un
jurement, envoyé aux galèrespour un lapin tuésur
les terres du roi, pendupour cinq sous,fournissant
sesmillionsà Versailles, et son squelette à Mont-
faucon, chargé de prohibitions,d'ordonnances,de
patentes, de lettres royaux, d'édits bursaux et ru-
raux, de lois, de codes, de coutumes; écrasé de ga-
belles, d'aides, de censives,de mainmortes,d'accises
et d'excisés,de redevances,de dîmes,de péages, de
corvées,de banqueroutes; bâtonnéd'un bâton qu'on
appelaitsceptre,suant, soufflant,geignant,marchant
LE PARLEMENTARISME 155
toujourscouronné, mais aux genoux,plus bête de
sommeque nation, se redressa tout à coup, voulut
devenirhomme, et se mit en tête de demanderdes
comptesà la monarchie, de demanderdes comptesà
la Providence,et de liquiderceshuit,»sièclesde mi-
sère.Cefut un grand effort.
II
III
IV
VII
VIII
rs
Donc «le parlementarisme,s c'est-à-dire la ga-
rantie des citoyens,la liberté dé discussion,la li-
bertéde la presse, la liberté individuelle,le contrôle
de l'impôt, la clarté dans les recettes et dans les
dépenses,la serrure de sûreté du coffre-fortpublic,
le droit de savoirce qu'on fait devotre argent, la
soliditédu crédit, la liberté de conscience,la liberté
descultes,le point d'appuide la propriété,le recours
contreles confiscationset les spoliations,la sécurité
de chacun,le contre-poidsà l'arbitraire, la dignitéde
la nation,l'éclat dela France, les fortes moeursdes
peupleslibres, l'initiative publique,le mouvement,
la vie,tout celan'est plus. Effacé, anéanti, disparu,
évanoui! Et cette « délivrance» n'a coûté à la
Franceque quelquechosecommevingt-cinqmillions
partagés entre douze où quinzesauveurs, et qua-
rante mille francs d'eau-de-viepar brigade!Vrai-
ffient,ce n'est pas cher, ces messieursdu coup d'état
ontfait la choseau rabais.
Aujourd'hui,c'est fait,-c'est parfait, c'est complet.
L'herbepousse au palais Bourbon.Une forêtvierge
commence à croître entre le pont de la Concordeet
la place Bourgogne. On distingue dans la brous-
saillela guérited'un factionnaire.Le corps législatif
170 NAPOLÉON LE PETIT
épanche son urne dans les roseaux et couleaux pieds
de cette guériteavecun douxmurmure.
Aujourd'hui-c'est terminé. Le grand oeuvreest
accompli.Et les résultats de la chose! Savez-vous
bien quemessieurstels et tels ont gagné desmaisons
deville et des maisons.de champs rien que sur le
cheminde fer de ceinture? Faites des affaires,go-
bergez-vous,prenez du ventre; il n'est plus question
d'être un grand peuple, d'être un puissant peuple,
d'être une nationlibre, d'être un foyerlumineux; la
France n'y voit plus clair. Voilà un succès. La
Francevote Louis-Napoléon,porte Louis:Napoléon,
engraisse Louis-Napoléon,contemple Louis-Napo-
léon, admireLouis-Napoléon,et en demeurestupide.
Le but de la civilisationest atteint.
Aujourd'huiplus de tapage, plus de vacarme,plus
de parlage, de parlementet de parlementarisme. Le
corps législatif, le sénat, le conseil'd'état, sont des
bouchescousues.On n'a plus à craindre de lire un
beau discoursle matin en s'éveillant.C'enest fait de
ce quipensait, de ce qui méditait,dece qui créait,de
ce qui parlait, de ce qui brillait,de ce quiresplendis-
sait dans ce grandpeuple.Soyezfiers,Français!Le-
vez la tête, Français! Vous n'êtes plus rien, et cet
hommeest tout. Il tient dans sa main votre intelli-
gence commeun enfanttient un oiseau.Le jour où il
lui plaira, il donnera le coup de pouce au génie de
la France. Cesera encoreun vacarmede.moins.En
attendant,répétons-leen choeur: plus de parlementa-
risme; plus de tribune.Aulieu de toutes ces grandes
voixqui dialoguaientpour l'enseignementdumonde,
qui étaientl'unePidée,l'autre le fait, l'autre le droit,
l'autre la justice, l'autre la gloire,l'autre la foi, l'au-
tre l'espérance,l'autre la science,l'autre le génie,qui
LE PAKLEMENTABISMB 171
instruisaient,qui charmaient,qui rassuraient, qui
consolaient,qui encourageaient,qui fécondaient,au
lieudetoutes ces voix sublimesqu'est-cequ'on en-
tenddanscette nuit noire qui couvrela France? Le
bruitd'Unéperonqui sonne et d'un sabre qui traîne
surle pavé.
Alléluia!dit M. Sibour.Hosanna! répond M. Pa-
LIVRE SIXIEME
"
L'ABSOLUTION
PREMIÈRE
FORMEDEL'ABSOLUTION
LES 7.500,000VOIX
II
Un brigand arrête une diligenceau coin d'un
bois.
Il està la tête d'une bandedéterminée.
L'ABSOLUTION 173
Les voyageurssont plus nombreux,mais ils sont
séparés,désunis,parqués dansdes compartiments,à
moitiéendormis,surpris au milieudela nuit, saisis
à l'improvisteet sansarmes.
Le brigand leur ordonne de descendre, de ne pas
jeterun cri, de ne pas soufflermot et de se coucher
la facecontreterre.
Quelques-unsrésistent,il ieur brûle la cervelle.
Les.autres obéissentet se couchentsur le pavé,
muets,immobiles,terrifiés,pêle-mêle avecles morts
et pareils aux morts.
Le brigand, pendant que ses complicesleur tien-
nentle pied sur les reins et le pistolet sur la tempe,
fouilléleurs poches,force leurs malleset leur prend
tout ce qu'ils ont de précieux.
Les pochesvidées,les mallespillées,le coupd'état
fini,il leur dit :
« —Maintenant, afin de me mettre en règle avec
« la justice, j'ai écrit sur un papier que vousrecon-
« naissiez que tout ce que.je vous ai pris m'appar-
« tenait et que vous nie le concédezde votre plein
« gré. J'entends que ceci soit votre avis. On va
« vousmettre à chacunune plume dans la main, et
t sansdireun mot, sansfaire un geste, sans quitter
« l'attitudeoùvousêtes.... >
Le ventre contreterre, la face dansla boue...
« ....Vousétendrez le bras droit, et voussignerez
«tous ce papier. Si quelqu'un bouge ou parle,
« voici la gueule de mon pistolet. Du reste, vous
« êteslibres. »
Les voyageursétendentle bras et signent.
Celafait, le brigand relève la tête et dit :
— J'ai sept millionscinq centmillevoix.
174 NAPOLÉON
LE PETIT
IV
Nous le déclarons donc, nousle déclarons pure-
ment et simplement,le 20 décembre1851, dix-huit
jours aprèsle 2, M. Bonapartea,fourré la main dans
la consciencede chacun,et a voléà chacunson vote.
D'autres font le mouchoir; lui fait l'empire. Tous
les jours pour des espiègleriesde -ce genre, un ser-
gent de villeprend un homme au collet, et le mène
au poste.
Entendons-nouspourtant.
Est-ce à dire que nous prétendionsque personne
n'a réellement voté pour M. Bonaparte? Que per-
sonne n'a volontairementdit oui? Que personne
n'a librementet sciemmentacceptécet homme?
L'ABSOLUTION 185
Loinde là.
M. Bonaparte a eu pour lui la tourbe des fonc-
tionnaires,les douze,.centmilleparasites du budget,
etleurs tenants et aboutissants;.les corrompus,les
compromis,les habiles; et à leur suite, les crétins,
massenotable.
11a eu pour lui MM.les cardinaux,MM.lesévo-
ques,MM. les. chanoines,MM. les curés, MM. les
vicaires,MM.les archidiacres,diacreset sous-diacres
MM.les prébendiers,MM.les marguilliers,MM.les
sacristains,MM. les bedeaux, MM. les suisses de
paroisse,et les hommes« religieux,» commeon dit.
Oui,nous ne faisonsnulle difficultéd'en, convenir,
M.Bonaparte a eu pour lui tous ces évêquesgui se
signenten Yeuillot et en Montalembert,et tous ces
hommes religieux,race précieuse,ancienne,:maisfort
accrueetrecrutée depuisles terreurs propriétairesde
1848,lesquelsprient en ces termes: 0 mon Dieu,
faiteshausser les actions de Lyon!. doux Seigneur
... Jésus, faites-moi gagner vingt-cinqpour cent sur
I monNaples-certificats-Kothschild ! Saints Apôtres,
| vendezmes vins! bienheureux Martyrs, doublez
| mesloyers! sainte Marie, mère de Dieu, viergeim-
| maculée,étoilede la mer,jardin fermé,lwrtusconclu-
1 sus,daignezjeter un oeilfavorable sur mon petit
l commerce situé au coinde la rue Tirechappeet dela
; nie Quincampoix ! tour d'ivoire, faites que la bouti-
î qued'en face aillémal !
1 Ont voté réellement et incontestablementpour
_ M.
Bonaparte: premièrecatégorie,le fonctionnaire;
: deuxièmecatégorie,le niais ; troisièmecatégorie,le
voltairien-propriétaire-industriel-religieux.
Disons-le, l'intelligence humaine, et l'intellect
bourgeoisen particulier ont de singulièresénigmes.
186 NAPOLÉON LE PETIT
Nous le savons et nous n'avons nul désir de le ca-
cher ;'depuisle boutiquierjusqu'au banquier,depuis
le petit marchand jusqu'à l'agent deKchange, bon
nombre d'hommes de commerceet d'industrieen
France, c'est-à-direbon nombre de ceshommes,qui
savent ce que c'est qu'une confiancebien placée,
qu'iun dépôt fidèlement gardé, qu'une clef miseen
mains sûres, ont voté, après le 2 décembre, pour
M. Bonaparte.-Le vote consommé,vous auriez ac-
costéun de ces hommesde négoce,le premiervenu,
au hasard, et voici le dialogueque vous auriezpu
échangeraveclui :
— Vous avez nomméLouis Bonaparte président
de la République?.'
' — Oui.
— Lesprendriez-vous pour garçon decaisse?
— Non, certes!
VI
VII
Approfondissons un peu toutes cesnouveautés.
Apprenezdonc encore ceci,monsieurBonaparte:
cequidistinguel'hommede la brute, c'est la notion
(lubien et du mal. De ce bien et de ce mal dontje
vousparlais tout à l'heure.
Là est l'abîme.
L'animalestun être complet. Ce-qui fait la gran-
deurde l'homme,c'est d'être incomplet,c'est de se
sentirpar une foulede points hors du fini; c'est de
percevoirquelque chose au delà de soi, quelque
choseen deçà. Ce quelque chose qui est au delà et
endeçàde l'homme, c'est le mystère; c'est — pour
employerces faibles expressionshumaines qui sont
toujours successiveset qui n'expriment jamais
qu'uncôté,deschoses,— le monde moral. Ce monde
moral,.l'homme-y baigne autant, plus encore que
dansle mondematériel. Il vit dans ce qu'il sent
192 NAPOLÉON LE PETIT
plus que dans ce qu'il voit. La création a beau
l'obséder,le besoina beau l'assaillir, la jouissancea
beau le tenter, la bête qui est en lui a beau letour-
menter, une sorte d'aspiration perpétuelle à une
région autre le jette irrésistiblementhors de la créa-
tion, hors du besoin,hors de la jouissance,hors de
la bête. Il entrevoit toujours, partout, à chaque
instant, à toute minute, le monde supérieur, et il
remplit son âme de cette vision, et il en règleses
actions.Il ne se sent pas achevé dans cette vie d'eH
bas. H,porte en lui, pour ainsi dire, un exemplaire
mystérieux du mondé antérieur et ultérieur, du
monde parfait, auquel il compare sans cesse et
commemalgrélui le monde imparfait, et lui-même
et ses infirmités,et ses appétits, et ses passions,et
ses- actions. Quand il reconnaît qu'il s'approchede
ce modèle idéal, il est joyeux; quand il reconnaît
qu'il s'en éloigne,il est triste. Il comprendprofon-
dément qu'il n'y a rien d'inutile et d'amissible
dans ce monde, rien qui ne vienne de quelque
choseet qui ne conduise-à quelque chose.Le juste,
l'injuste, le bien, le mal, les bonnes oeuvres,les
actionsmauvaisestombent dans le gouffre,maisne
se.,perdent pas, s'en vont dans l'infini à la charge
ou au bénéficede ceux qui les accomplissent.Après
la mort onles retrouveet le total se fait. Se perdre,
s'évanouir,s'anéantir, cesser d'être, n'est pas plus
possiblepour l'atome moral que pour l'atome ma-
tériel: De là, en l'homme,ce grand et doublesen-
timentde sa liberté et de sa responsabilité.Il lui
est donné d'être bon ou d'être méchant. Ce sera
un compteà régler. Il peut être coupable; et, chose
frappanteet surlaquellej'insiste, c'est là sa grandeur'
Bien de pareil pour la brute. Pour elle, rien que
l'instinct; boireà la soif,manger à la faim, procréer
l'absolution 193
à la saison,dormirquandle soleil se couche,s'éveil-
ler quand il se lève, faire le contraire si c'est une
bête de nuit. L'animal n'a qu'une espèce de moi
obscurque n'éclaire aucunelueur morale. Toute sa
loi,je le répète, c'estl'instinct. L'instinct, sorte de
rail où la nature fatale entraînela brute. Pas de
liberté,donc pas de responsabilité; pas d'autre vie
par conséquent.La brute ne fait ni bien ni mal;
elleignore.Le tigre est innocent.
Si vousétiezpar basard innocentcommele tigre?
A de certains moments, on est tenté de croire
t[ue,n'ayant pas plus d'avertissementintérieur que
lui,vousn'avezpas plus de responsabilité.
Vraiment,il,y a des heures où je vous plains.
Qui sait? vous n'êtes peut-être qu'une malheureuse
forceaveugle.
MonsieurLouis Bonaparte,la notiondu bien et
du mal, vous ne l'avez pas. Vous êtes le seul
hommepeut-être dans l'humanité tout entière qui
n'ait pas cette notion..Cela vous.donnebarres sur
le genre humain. Oui, vous êtes redoutable.C'est
là ce qui fait votre génie, dit-on; je conviensque,
tas tous les cas, c'est là ce qui fait en ce moment
votrepuissance.
Mais savez-vousce qui sort de ce genre de puis-
sance?le fait, ouï; le droit,non.
Le crime essaiede tromper l'histoiresur son vrai
nom;il vient et dit: Je suis le succès.— Tu esle
crime!
Vousêtes couronnéet masqué. A bas le masque?
A basla couronne!
Ah! vous perdez votre peine, vous perdez vos
appelsau peuple, vos plébicistes, vos scrutins, vos
bulletins,vos additions,vos commissionsexecutives
9
194 NAPOLÉON LE PETIT
proclamantle total, vos banderoles rouges ou vertes
avec ce chiffre en papier doré: 7,500,000!Vous
ne tirerez rien de cette mise en scène. H y a des
choses sur lesquelles on ne donnepas le changeau
sentimentuniversel.Le-genrehumain,pris en masse,
estun honnêtehomme.
Même autour de vous, on vous juge. Il n'est
personne dans votre domesticité,dans la galonnée
commedans la brodée, valet d'écurie ou valet de
sénat, qui ne dise tout bas eë que je dis tout haut.
Ce que je proclameon le chuchote, voilà toute la
différence.Vous êtes omnipotent,on s'incline, rien
de plus. Onvoussalue,la rougeur au front.
Onse sent vil, mais on vous sait infâme.
Tenez, puisquevous êtes en train de donnerla
chasse à ce que vous appeliez a les révoltésde dé-
cembre,» puisque c'est là-dessus que vous lâchez
vos meutes, puisque vous avez institué un Maupas
et créé unministèrede la police spécialementpour
cela, je vousdénoncecette rebelle, cette réfractaire,
cette insurgée,la consciencede chacun."
Vous donnezde l'argent, mais c'est la main qui
le reçoit,ce n'est pas la conscience.La conscience!
pendant que vous y êtes, inscrivez-làsur vos listes
d'exil. C'est là une opposanteobstinée,opiniâtre,
tenace, inflexibleet qui met le trouble partout,
Chassez-moicela de France. Vous serez tranquille
après.
Voulez-vous savoir comment elle vous traite,
mêmechez vos amis? Voulez-voussavoir en quels
termes un honorable chevalier,de Saint-Louisde
quatre-vingts ans, grand adversaire des s déma-
goguesï et votre partisan, votait pour vous le 20
décembre?— «C'est un misérable, disait-il, mais
L'ABSOLUTION 195
un misérablenécessaire,s Non! il n'y a pas de
misérablesnécessaires!-Non. le crime n'est jamais
utile! Non, le crime n'est jamais bon! La société
sauvéepar trahison! blasphème!Il faut laisser dire
ces'choses-là aux archevêques. Eien de bon n'a
pour base le mal. Le Dieu juste n'impose pas à
l'humanité la nécessitédes misérables.Il n'y a de
nécessaireen ce mondeque la justice et la vérité.
Si ce vieillard eût regardé moinsla vie et plus la
tombe,il eût vu cela. Cette parole est surprenante
dela part d'un vieillard,car il y a une lumière de
Dieuqui éclaireles âmes proches du tombeauet qui
leurmontrele vrai.
Jamaisle droit et le crimene se rencontrent.Le
jour où ils s'accoupleraient,les mots de la langue
humainechangeraientde sens, toute certitude s'éva-
nouirait, l'ombre sociale se ferait. Quand par ha-
sard,— cela s'est vu parfois dans .l'histoire,— il
arriveque,.pourun moment,le crime a force de loi,
quelquechose tremble dans les fondementsmêmes
de l'humanité.Jusque datumsceleri! s'écrieLucain,
et ce vers traverse l'histoire comme un cri d'hor-
reur.
Donc, et de l'aveu de vos votants, vous êtes un
misérable.J'ôte nécessaire.Prenez votre parti de
cette,situation.
Eh bien, soit, direz-vous.Mais c'est là le cas
précisément;on se fait «absoudre» par le suffrage
universel.
Impossible.
Comment!impossible?
— Oui,impossible.Je vais vous faire toucherdu
doigtla chose.
196 napoléon; le petit
Vin
IX
L'ABSOLUTION
11
331
DESLETTRÉSET DESSAVANTS
SEBMENT
IV
DELACHOSE
CURIOSITES
LE 5 AVKIL1852
VI
SERMENTPARTOUT
I
Parmi nous, démocrates,l'événement du 2 dé-
cembrea frappé de stupeur beaucoupd'esprits sin-
cères. Il a déconcerté ceux-ci, découragé ceux-là,
consternéplusieurs. J'en ai vu qui s'écriaient: Finis
Polonioe! Quanta moi, puisque, à de certainsmo-
ments, il faut dire Je, et parler devant l'histoire
commeun témoin,je le proclame,j'ai vu cet événe-
mentsans trouble. Je dis plus, il y a des moments
où en présence du Deux-Décembre,je me déclare
satisfait.. .•••-•'
Quandje parviensà m'abstraire du présent,quand
il m'arrivede pouvoirdétournermes yeux un instant
de tous ces crimes,detout ce sangversé,detoutesces
victimes,de tous ces proscrits,de cespontons oùl'on
râle, de cesaffreuxbagnesde Lainbessaet de Cayenne
où l'on meurt vite, de cet exil où l'on meurtlente-
ment, de ce vote, de ce serment, de cette immense
tachedehontefaite à la France, et qui va ' s'élàrgis-
sant tous les jours; quand, oubliant pour quelques
minutes ces douloureusespensées, obsessionhabi-
tuelle de mon esprit, je parviens à me renfermer
220 NAPOLÉON LE PETIT
dansla froideursévèrede l'hommepolitique,et à ne
plus considérerle fait, mais les conséquencesdu
fait; alors, parmi beaucoup de résultats désastreux
sans doute, des progrès réels, considérables,énor-
mes,m'apparaissent,et dans ce moment-là,si je suis
toujoursde ceux que le Deux-Décembreindigne,je
ne suis plus de ceux qu'il afflige.
L'oeilfixé sur de certains côtés de.l'avenir,j'en
viens à me dire: l'acte est infâme, mais le fait est
bon.
On a essayé d'expliquerl'inexplicablevictoiredu
coup d'état de cent façons: — l'équilibre s'est fait
entre les diversesrésistances possibles et elles se
sont neutralisées les unes par les autres; — le
peuple a eu peur de la bourgeoisie;la bourgeoisie
a eu peur du- peuple; — les faubourgs ont hésité
devantla restaurationde la majorité, craignant, à
tort du reste, que leur victoirene ramenâtau pou-
voir cette droite si profondémentimpopulaire; les
boutiquiers ont reculé devant la républiquerouge;
— le peuple n'a pas compris; les classes moyennes
ont tergiversé; — les ..uns ont dit: qui allons-nous
faire entrer dansle palaislégislatif? les autres ont
dit: qui allons-nousvoir à l'hôtel de ville?— enfin
la rude répressionde juin 1848, l'insurrectionécra-
sée à coups de canon, les carrières, les casemates,
les transportations, souvenirvivant et terrible; —
et puis : — Si l'on avait pu battre le rappel! — Si
une seule légion était sortie! Si M. Sibour avait
été M. Affreet s'était jeté au-devantdes balles des
prétoriens!— Si la haute cour ne s'était pas laissé
chasserpar un caporal! — Si les juges avaient fait
comme les représentants, et si l'on avait vu les
robesrouges dans les barricades commeon y a vu
LE PROGRÈSDANSLE COUPD'ÉTAT 221
les écharpes! Si une seule arrestation avait man-
qué! — Si un régiment avait hésité ! — Si le mas-
sacredu boulevardn'avait pas eu lieu ou avaitmal
tournépour LouisBonaparte! etc., etc. — Tout cela
est vrai, et pourtant c'est ce qui a été qui devait,
être. Eedisons-le,sous cette victoire monstrueuse
et à son ombre, un immenseet définitif progrès
s'accomplit.Le 2 décembre a réussi, parce qu'à
plus d'un point de vue, je le répète, il était bon,
peut-être,qu'il réussît. Toutesles explicationssont
justes, et toutes les <explicationssont vaines. La
maininvisibleest mêlée à tout cela. Louis Bona-
parte a commisle crime; la Providencea fait l'évé-
nement. '
H était nécessaireen effet que l'ordre arrivât au
bout de sa logique. Il était nécessaire qu'on sût
bien, et qu'on sût à jamais, que dans la bouchedes
hommesdu passé, cemot, Ordre, signifie: faux ser-
ment,parjure, pillagedes dernierspublics,guerre ci-
vile, conseilsde guerre, confiscation,séquestration,
déportation,transportation, proscription,fusillades,
police,censure,déshonneurde l'armée,négation du
peuple,abaissementdela France, sénat muet,tribune
à terre, presse supprimée,guillotinepolitique,égorge-
ment.dela liberté,étranglementdu droit,violdeslois,
souverainetédu sabre, massacre, trahison, guet-
apens. Le spectacle qu'on a sous les yeux est un
spectacleutile. Ce qu'on voit en France depuis le 2
décembre,c'est l'orgiede l'ordre.
Oui, la Providence est dans cet événement.Son-
gezencore à ceci: depuis cinquante ans la répu-
blique et l'empire emplissaient les imaginations,
l'unede son reflet de terreur, l'autre de. son reflet
de gloire. De la république on ne voyait que
222 NAPOLÉON LE PETIT
1793, c'est-à-dire les formidables nécessités ré-
volutionnaires,lafournaise; de l'empire on ne voyait
qu'Austerlitz.De là un préjugécontre la république
et un prestige pour l'empire..Or, quel est l'avenir
de la France? est-ce l'empire? Non, c'est la répu-
blique. (
Il fallait renverser cette situation, supprimer le
prestigepour ce qui ne peut revivre et supprimerle
préjugé contre ce qui doit être; la Providencel'a
fait. Elle a détruit ces deux mirages. Février est
venuet a ôté à la républiquela terreur ; Louis Bo-
naparte est venuet a ôté à l'empire le prestige. Dé-
sormais1848, la fraternité, se superposeà 1793, la
terreur ;-Napoléon-le-Petit se superposeà Napoléon-
le-Grand.Les deux grandes choses, dont l'une ef-
frayaitet dontl'autre éblouissait,reculent d'unplan.
On n'aperçoit plus 93 qu'à travers sa justification,
et Napoléonqu'à travers sa caricature; la folle peur
de guillotinese dissipe, la vaine pppularité impé-
riale s'évanouit. Grâce à 1848, la républiquen'é-
pouvanteplus; grâce à Louis Bonaparte, l'empire
ne fascine plus. L'avenir est devenu possible. Ce
sontlà lessecrets de Dieu. -
Et puis, le mot Képubliquene suffitpas : c'est la
chose Eépubliquequ'il faut. Eh bien, nous aurons
la choseavecle mot. Développonsceci.
II
En attendant les simplificationsmerveilleuses,
mais ultérieures, qu'amènera un jour l'union de
l'Europe et la fédération démocratiquedu continent,
quelle sera en France la forme de l'édifice social
dont lé penseurentrevoitdès à présent, à travers les
LE PROGRÈS DANSLE COUPD'ÉTAT 223
ténèbresdes dictatures, les vagues et lumineuxli-
néaments?
Cetteforme,la voici:
La communesouveraine,régie par un maire élu;
le suffrageuniverselpartout, subordonné,seulement
en ce qui touche les actes généraux, à l'unité na-
tionale; voilà pour l'administration.Les syndicats
et les prud'hommesréglantles différendsprivés des
associationset des industries; le juré, magistrat du
fait, éclairantle juge, magistrat du droit; le juge
élu; voilà pour la justice. Le prêtre hors de tout,
exceptéde l'église, vivantl'oeilfixésur son livreet
sur le ciel, étranger au budget, ignoré de l'Etat,
connuseulementde ses croyants,n'ayantplus l'au-
torité; mais ayant la liberté; voilà pour la religion.
La guerre bornée à la défensedu territoire; la na-
tion gardenationale,diviséeen trois bans, et pou-
vantse lever commeun seul homme; voilà pour la
puissance.La loi toujours, le droit toujours, le vote
toujours: le sabrenulle part.
Or, à cet avenir,à cette magnifiqueréalisationde
l'idéaldémocratique,quels étaientles obstacles?
Il y avait quatre obstaclesmatériels,les voici:
L'armée permanente,
L'administrationcentralisée.
Le clergéfonctionnaire,
La magistratureinamovible.
ni
10*
226 NAPOLÉON
LE PETIT
- JV
VI
VII
PEEMIÈEE PAETIE
Soyeztranquilles,l'histoirele tient.
Du reste, si ceciflatte l'amour-proprede M, Bona-
parte d'être saisi par l'histoire, s'il a par hasard, et
vraiment on le croirait, sur sa valeur commescé-
lérat politique, une illusion dans l'esprit, qu'il se
l'ôte.
Qu'il n'aille pas s'imaginer, parce qu'il a entassé
horreurs sur horreurs, qu'il se hissera jamais à la
hauteur des grands banditshistoriques. Nousavons
eu tort peut-être, dans quelquespages de ce livre,
çà et là, de le rapprocher de ces hommes.Non,
quoiqu'ilait commisdescrimes énormes,il restera
mesquin. Il ne sera jamais que l'étrangleur noc-
turne de la liberté; il ne sera jamaisque l'homme
qui a soûléles soldats,non avecde la gloire,comme
le premierNapoléon, mais avec du vin ; il ne sera
jamais que le tyran pygmée d'un grand peuple.
L'acabit de l'individu se refusede fonden combleà
PETITESSEDUMAÎTRE 233
la grandeur, mêmedans l'infamie. Dictateur, il est
bouffon;qu'il se fasse empereur,il sera grotesque.
Cecil'achèvera.Faire hausser les. épaulesau genre
humain, ce sera sa destinée.Sera-t-il moinsrude-
ment corrigé pour cela? Point. Le dédain n'ôte
rienà la colère; il sera hideux, et il restera ridicule.
Voilàtout. L'histoirerit et foudroie.
Les plus indignés mêmesne le tireront point de
là. Les grands penseurs se plaisent à châtier les
grands despotes,et quelquefoismême les grandis-
sentun peu pour les rendre dignes de leur furie;
maisque voulez-vousque l'historienfasse de ce per-
sonnage?
L'historienne pourra que le mener à la postérité
par l'oreille.
L'hommeune fois déshabillédu succès,le piédes-
tal ôté, la poussière tombée, le clinquantet l'ori-
peau et le grand sabre détachés, le pauvre petit
squelettemisà nu et grelottant, peut-on s'imaginer
riende plus chétifet de plus piteux?
L'histoire a ses tigres. Les historiens, gardiens
immortelsd'animauxféroces,montrentaux nations
cette ménagerie impériale. Tacite à lui seul, ce
grandbelluaire,a pris et enferméhuit oudix de ces
tigresdans les cagesde fer de son style. Regardez-
les ils sont épouvantableset superbes; leurs taches
font partie de leur beauté. Celui-ci, c'est Nemrod,
le chasseurd'hommes; celui-ci,c'est Busiris,le tyran
d'Egypte; celui-ci, c'est Phalaris, qui faisait cuire
des hommes vivantsdans un taureau d'airain,afin
defaire mugir le taureau; celui-ci, c'est Antiochus
qui arrachala peau de la tête aux sept Machabées
et lesfit rôtir vifs; celui-ci, c'est Néron, le brûleur
de Rome, qui enduisait.les chrétiensde cire et de
234 NAPOLÉON LE PETIT
bitumeet les allumait commedes flambeaux; celui-
ci, c'est Tibère, l'homme de Caprée; celui-ci, c'est
Domitien; celui-ci, c'est Garacalla; celui-ci, c'est
Héliogabale; cet autre, c'est Commode.,qui a ce
mérite de plus dans l'horreur qu'il était le fils de
Marc-Aurèle; ceux-ci sont des czars; ceux-cisont
des sultans; ceux-ci sont des papes; remarquez
parmi euxle tigre Borgia; voici Philippe dit le,Bon,
commeles furies étaient dites Euménides; voici
Richard III, sinistreet difforme;voici,avec sa large
face et son gros ventre, Henri VIII, qui sur cinq
femmesqu'il eut en tua trois dont il éventra une;
voiciChristiernII, le Nérondu Nord; voiciPhilippe
II, le Démondu Midi. Us sont effrayants;écoutez-
les rugir, considérez-lesl'un après l'autre ;l'historien
vousles amène,l'historienles traîne, furieux et ter-
ribles, au bord,de la cage, vous ouvre les gueules,
vous fait voir les dents, vous montre les griffes;
vous pouvez dire de, chacun d'eux: c'est un tigre
royal. En effet,ils ,ont été pris sur tous les trônes.
L'histoire les promène à travers les siècles.Elle
empêchequ'ils ne meurent;-elle en a soin. Ce sont
ses tigres.
Elle ne mêlepas aveceux les chacals.
Ellemet et garde à part les, bêtes immondes.M,
Bonaparte sera, avec Claude, avec Ferdinand VII
d'Espagne, avec Ferdinand II, de Naples, dans la
cage des hyènes.
C'est un peu un brigand et beaucoupun coquin.
Onsent toujours en lui le pauvreprince d'industrie
quivivaitd'expédientsen Angleterre; sa prospérité
actuelle, son triomphe et son empire et son gon-
flementn'y font rien; ce manteau de pourpre traîne
sur des bottes éculées. Napoléonle Petit: rien de
plus, rien de moins.Le titre de ce livre est bon.
PETITESSE DUMAÎTRE 235
Le bassessede ses vicesnuit à la grandeur de ses
crimes. Que voulez-vous?Pierre le Cruel massa-
crait, mais ne volait pas; Henri III assassinait,
mais n'escroquaitpas. Timour écrasait les enfants
aux pieds deschevauxà peu près commeM.Bona-
parte a extermineles femmeset les vieillardssur le
boulevard, mais il ne mentait pas. Écoutez l'Ms-
torienarabe : « TimourBeig,sahebkeran(maîtredu
«mondeet du siècle,maître des conjonctionsplané-
« taires), naquit à Kesclien 1336; il égorgea cent
«mille captifs; commeil assiégeait Sîwas, les ha-
« bitants,pour le fléchir,lui envoyèrentmille petits
« enfantsportant chacunun Koran sur leur tête et
« criant: Allah! Allah!Il fit enleverles livressacrés
« avec respect et écraser les enfants sous les pieds
« des chevaux; il employa soixante-dixmille têtes
a humaines,avecdu ciment, de la pierre et de la
« brique, à bâtir des tours à Hérat, à Sebzvar,à
« Tékrit, à Alep, à Bagdad; il détestaitle mensonge;
« quandil avait donnésa parole, on pouvaits'y fier. »
M. Bonaparten'est point de cette stature. Il n'a
pas cette dignitéque les grands despotes d'Orientet
d'Occidentmêlentà la férocité.L'ampleurcésarienne
lui manque.Pour faire bonnecontenanceetavoirmine
convenableparmi tous ces bourreauxillustres quiont
torturé l'humanitédepuisquatre milleans, il ne faut
pas fairehésiter l'esprit entre un général de division
et un batteur de grosse caissedes Champs-Elysées ;
il ne faut pas avoir été policemanà Londres; il ne
faut pas avoir essuyé, des yeux baissés,en pleine
courdes pairs, les mépris hautains de M. Magnan;
il ne faut pas être appelépick-pocketpar les jour-
nauxanglais;,il ne faut pas être menacéde Clichy;
il ne faut pas, en un mot,qu'il y ait du faquin dans
l'homme.
2S6 NAPOLÉON LE PETIT
Monsieur Louis-Napoléon,vous êtes ambitieux,
vous visez haut, mais il faut bien vous dire la
vérité. Eh bien, que voulez-vousque nous y fas-
sions? Vous avez eu beau, en renversant la tri-
bune de France, réaliser à votre manière le voeu
de Caligula: «Je voudrais que le genre humain
n'eût qu'une tête pour le pouvoir décapiter d'un
coup; » vous avez eu beau' bannir par milliersles
républicains comme Philippe III expulsait les
Maures et comme Torquemada chassait les juifs;
vous avez beau avoir des casematescommePierre
le Cruel, des pontons comme Hariadan, des dra-
gonnadescommeMichel Letellier et des oubliettes
commeEzzelinIII; vous avez beau vous être par-
juré commeLudovic Sforce; vous avez beau avoir
massacréet assassinéen masse commeCharles IX;
vous avez beau avoir -fait tout cela; vous avez
beau faire venirtous ces noms à l'esprit quand on
songe à votre nom, vous n'êtes qu'un drôle.N'est
pas un monstrequi veut.
II
De toute agglomérationd'hommes,de toute cité,
de toute nation, il se dégage fatalementune force
coEective.
Mettez cette force "collectiveau servicede la li-
berté, faites-la régir par le suffrage universel,la
cité devient commune, la nation devient répu-
blique.
Cette force collectiven'est pas, de sa nature,
intelligente.Étant à tous, ellen'est à personne; elle
flottepour ainsi dire en dehorsdu peuple.
ABJECTION DE LA SITUATION 237
Jusqu'aujour où, selonla vraie formulesociale qui
est: — le moins de gouvernementpossible,— cette
forcepourra être réduiteà ne plus être qu'unepolice
dela rue et du chemin,pavant les routes, allumant
lesréverbèreset surveillantles malfaiteurs,jusqu'à
cejour-là, cette force collective,étant à la mercide
beaucoupde hasards et.d'ambitions,a besoin d'être
gardéeet défenduepar des institutionsjalouses, clair-
voyantes,bien armées.
Elle peut être asserviepar la tradition; elle peut
être surprisepar la ruse.
Un homme peut se jeter dessus, la saisir, la
brider, la dompter et la faire marcher sur les
citoyens.
Le tyran est cet hommequi, sorti de la tradition
commeNicolasde Eussie, ou de la ruse commeLouis
Bonaparte,s'empareà sonprofit et disposeà son gré
dela forcecollectived'un peuple.
Cethomme-làs'il est de naissancece qu'est Nico-
las, c'est l'ennemisocial; s'il a fait ce qu'a faitLouis
Bonaparte,c'est le voleur public.
Le premiern'a rien à démêleravecla justicerégu-
lièreet légale,aveclesarticlesdescodes.Ila derrière
lui,l'épiant et le guettant,la haine au coeuret la ven-
geanceà la main, dans son palais Orloffet dans son
peuple Mourawieff;il peut être assassiné par quel-
qu'un de son arméeou empoisonnépar quelqu'unde
sa famille; il court la chance des conspirationsde
casernes,des révoltesde régiments,des sociétésmili-
taires secrètes,des complotsdomestiques,des ma-
ladiesbrusques et obscures,des coupsterribles, des
grandescatastrophes.Le seconddoit tout simplement
allerà Poissy.
Le premier a ce qu'il faut pour mourir dans la
288 NAPOLÉON VB PETIT
pourpre et pour finir pompeusementet royalement
commefinissentles monarchieset les tragédies.Le
seconddoit vivre; vivre entre quatre murs-derrière
des grilles quile laissentvoirau peuple,balayantdes
cours, faisantdes brosses de crin ou des chaussons
de lisière, vidant des baquets, avec un bonnetvert
sur la tête et des sabotsaux pieds, etde la pailledans
ses sabots.
Ah !meneursdevieux partis, hommesde l'abso-
lutisme,en Francevous avez voté en massedansles
7,500,000,hors de France vous avez applaudi; et
vousavez pris ce Cartouchepour leshéros de l'ordre.
Il est assez féroce pour cela, j'en conviens; mais
regardez la taille.Ne soyezpas ingratspour vosvrais
colosses.Vous avezdestituétrop vite vos Haynauet
vosRadetzky. Méditezsurtoutce rapprochementqui
s'offresi naturellementà l'esprit. Qu'est-ceque c'est
que ce Mandrinde Lilliput près de Nicolasczar et
césar,empereur et pape, pouvoirmi-parti bible et
knout, qui damne et condamne,commandel'exercice
à huit cent millesoldats et à deuxcent milleprêtres,
tient danssa main droiteles clefsdu paradiset dans
sa main gauche les clefs de la Sibérie, et possède
comme sa chose soixante millions d'hommes, les
âmescommes'il était Dieu,les corps commes'il était
la tombe!
ni
DEUIL ET FOI
I
La Providenceamèneà maturité, par le seul fait
de la vie universelle,les hommes,les choses,les évé-
nements. H suffit, pour qu'un ancien monde s'é-
vanouisse,que la civilisation,montant majestueuse-
ment vers son solstice,rayonnesur les vieillesinsti-
tutions, sur les vieux préjugés, sur lesvieilleslois,
sur les'vieilles moeurs. Ce rayonnementbrûle le
passé et le dévore. La civilisationéclaire, ceciest
le fait visible; et en même temps elle consume,ceci
est le fait mystérieux. A son influence,lentement,
et sans secousse, ce qui doit décliner décline,ce qui
doit vieillirvieillit; les rides viennent aux choses
condamnées,aux castes,aux codes, aux institutions,
aux religions. Ce travail de décrépitude se fait en
quelque sorte de lui-même. Décrépitude féconde
sous laquelle germe la vienouvelle.Peu à peu la
ruine se prépare ; fle profondes lézardes qu'on ne
voit pas se ramifient dans l'ombre et mettent en
poudreau-dedans cette formation séculaire qui fait
encore masse au dehors; et voilà qu'un beau jour,
tout à coup,cet antique ensemblede faitsvermoulus
dont se composentles sociétés caduques,devientdif-
forme; l'édificese disjoint,se décloue,surplombe.
Alors tout ne tient plus à rien. Qu'il survienneun
DEUILET FOI 253
de ces géantspropres aux révolutions, que ce géant
lèvela main,,et tout est dit. Il y a telle heure dans
l'histoire où un coup de coude de Danton ferait
crouler l'Europe.
1848 fut une de ces heures. La VieilleEurope
féodale,monarchiqueet papale, replâtrée si fatale-
mentpour la France en 1815, chancela. Mais Dan-
ton manquait.
'L'écroulementn'eut pas lieu.
On a beaucoupdit, dans la phraséologiebanale
qui s'emploieen pareil cas, que .1848 avait ouvert
un gouffre. Point. Le cadavre du passé était sur
l'Europe; il y est encore à l'heure qu'il est. 1848
ouvritunefosse pour y jeter ce cadavre..C'estcette
fosse qu'on a'prise pour un gouffre.
En 1848, tout ' ce qui tenait au passé, tout ce
qui vivait du cadavre, vit de près cette fosse.Non-
seulementlesrois sur leurs trônes, les cardinauxsur
leurs barrettes, les juges à l'ombre de leur guillo-
tine, les capitaines sur leurs chevaux de guerre,
s'éinurent;. mais quiconque avait un intérêt quel-
conque, dans ce qui allait disparaître; quiconque
cultivait à son profit une fiction sociale et .avait
à bail et à loyer un abus ; quiconque était gardien
d'un mensonge,portier d'un préjugé oufermierd'une
superstition; quiconqueexploitait, usurait, pressu-
rait, mentait; quiconquevendait à faux poids, de
puis ceux qui altèrent une balance jusqu'à ceux qui
falsifientla Bible; depuis le mauvais marchand
jusqu'au mauvaisprêtre ; depuisceuxqui manipulent
les chiffresjusqu'à ceux qui monnayentles miracles;
tous, depuis tel banquier juif qui se sentit un peu
catholiquejusqu'à tel évêquequi en devint un peu
juif, tous leshommesdu passé penchèrentleur tête
les uns vers les autres et tremblèrent.
254 NAPOLÉON LE PETIT
Cette fosse qui était béante, et.où avaient failli
tombertoutes les fictions,leur trésor, qui pèsent sur
l'hommedepuis tant de siècles, ils résolurent de la
combler.Ils résolurent de la murer, d'y entasser
la pierre et la roche et de dresser sur cet entasse-
ment uu gibet, et d'accrocher à. ce gibet, morne et
sanglante,cette grandecoupable: la Vérité.
Ils résolurent d'en finir une foispour toutes avec
l'esprit d'affranchissementet d'émancipation,et de
refouleret de comprimerà jamais la forceascension-
nellede l'humanité.
L'entreprise était rude. Ce que c'était que cette
entreprise,nous l'avonsindiquédéjà,plus d'une fois,
dans ce livre et ailleurs.
Défairele travail de vingtgénérations; tuer dans
le dix-neuvièmesiècle, en le saisissant à la gorge,
trois siècles, le seizième,le dix-septièmeet le dix-
huitième, c'est-à-dire Luther, Descarte et Voltaire;
l'examenreligieux,,l'examenphilosophique,l'examen
universel; écraser danstoute l'Europe cetteimmense
végétation de la libre pensée, grand chêne ici, brin
d'herbe là ; marier le knout et l'aspersoir; mettre
plus d'Espagne dans le Midi et plus de Eussie dans
le Nord; ressuscitertout ce qu'on pourrait de l'in-
quisition et étouffertout ce qu'on pourrait de l'in-
telligence; abêtir la jeunesse, en d'autres termes,
abrutir l'avenir; faire assister le mondeà l'auto-da-
fé des idées; renverser les tribunes, supprimer le
journal, l'affiche, le livre, la parole, le cri, le mur-
mure,le souffle; fairele silence; poursuivrela pen-
sée dans la casse d'imprimerie,dans le composteur,
dansla lettre de plomb, dans le cliché, dansla litho-
graphie, dans l'image, surle théâtre, sur le tréteau,
dans la bouchedu comédien,dans le cahier dumaître
DEUILET FOI 255
d'école, dans la balle du colporteur; donner à cha-
cun pour foi, pour loi, pour but et pour Dieu l'in-
térêt matériel; dire ..aux peuples: mangez et ne
pensez pas ; ôter l'hommedu cerveau et le mettre
dans le ventre'; éteindrel'initiative individuelle,la
vie locale, l'élan national, tousles instincts profonds
qui poussent l'hommeversle droit, anéantirce moi
des nations qu'on nommepatrie; détruire la natio-
nalité chez les peuples^partagés et démembrés,les
constitutionsdans les États constitutionnels,la ré-
publique en-France, la libertépartout; mettre par-
tout le.piedsur l'efforthumain.
En un mot,fermer cet abîme qui s'appellele pro-
grès-
Tel fut le.plan vaste, énorme,européen,que per-
sonnene conçut, car pas unde ceshommesdu vieux
monden'en eût eu le.génie, mais que tous suivirent.
Quant au plan en lui-même,quant à cette,immense
idée de compressionuniverselle, d'où venait-elle?
qui pourrait le dire? On la vit dans l'air. Elle
apparut du côté du passé. Elle éclaira certaines
âmes, elle montra certaines routes. Ce fut comme
une lueur sortiede la tombe de Machiavel.
A de certains momentsde l'histoire humaine,
aux choses qui se trament, aux choses qui se font,
il semble que tous les vieux démons de l'humanité,
LouisXI, Philippe II, Catherinede Médicis,le duc
d'Alb.e,Torquemada,sont quelquepart là, dans un
coin,assis autour d'unetable et.tenant conseil.
On regarde, on cherche, et au lieu des colosses
on voit des avortons. Où l'on supposait le duc
d'Albe, on trouve Schwartzenberg; où l'on sup-
posait Torquemada, on trouve Veuillot. L'antique
despotismeeuropéen continue sa marche avec ces
256 NAPOLÉON LE PETIT
petits hommeset va toujours; il ressemble au czar
Pierre en voyage.— Onrelaie avecce qu'on trouve,
écrivait-il; quand nousn'eûmesplus de chevauxtar-
tares, nousprîmes desânes.
Pour atteindre à ce but, la compressionde tout
et de tous,il fallait s'engager dans une voie obscure,
tortueuse,âpre, difficile; on s'y engagea.Quelques-
uns de ceux qui y entrèrent savaient ce qu'ils fai-
saient.
Les partis vivent de mots; ces tommes, ces me-
neurs de 1848effrayaet rallia, avaient, nous l'avons
dit plus haut, trouvé leurs mots; religion, famille,
propriété. Ils exploitaient, avec cette vulgaire
adresse qui suffitlorsqu'onparle à la peur, certains
côtés obscurs de ce qu'on appelait socialisme. Il
s'agissait de « sauver la religion, la propriété et la
famille.» Suivezle drapeau, disaient-ils.La tourbe
desintérêtseffarouchéss'y rua.
On se coalisa, on fit front, on fit bloc. On eut
de la foule autour de soi. Cette foule était com-
posée d'éléments divers. Le propriétaire y entra
parce que ses loyers avaientbaissé: le paysan,parce
qu'il avait payé les 45 centimes; tel qui ne croyait
pas en Dieu crut nécessaire de sauver la religion
parce qu'il avait été forcé de vendre ses chevaux.
On dégageade cette foule la force qu'elle contenait
et l'on s'en servit. On fit de la compressionavec
tout, avecla loi, avec l'arbitraire,avecles assemblées,
avec la tribune, avec le jury, avec la magistrature,
avec la police,enLombardieavecle sabre, à Naples
avec le bagne, en Hongrie avec le gibet. Pour re-
museler les intelligences,pour remettre à la chaîne
des esprits, esclaves échappés, pour empêcher le
passé de disparaître pour empêcher l'avenir de
DEUILET FOI 257
naître, pour rester les'rois, les les
puissants, privi-
légiés, les heureux, tout devint bon, tout devint
juste, tout fut légitime. On fabriqua pour les be-
soinsde la lutte et on répandit dansle mondeune
moralede guet-apenscontrela liberté que mirenten
action Ferdinand à Païenne, Antonelli à Rome,
Schwartzenbergà Milan et à Pesth, et plus tard à
Paris les hommesde décembre,cesloups d'état.
Il y avait un peuple parmi les peuples qui était
une"sorte d'aîné dans cette famille d'opprimés;qui
était commeun prophète dans la tribu humaine.
Ce peuple avait l'initiativede tout le mouvement
humain.Il allait, il disait: Venez,et onle suivait.
Commecomplémentà la fraternité des hommes
qui est dans l'Evangile, il enseignaitla fraternitédes
nations.Il parlait par la. voix de ses écrivains, de
ses poètes, de ses philosophes, de ses orateurs
commepar une seule bouche, et ses paroles s'en
allaientaux extrémitésdu monde se poser comme
des langues defeu sur le front de tous les peuples.
Il présidait la cène des intelligences.Il multipliait
le pain de vie à ceux qui erraient dansle désert.
Un jour une tempête l'avait enveloppé;il marcha
sur l'abîme et dit aux peuples effrayés: pourquoi
craignez-vous?Le flot des révolutionssoulevé par
lui s'apaisasous ses pieds, et, loin de l'engloutir,le
glorifia.Les nations malades,souffrantes,infirmes,
se pressaientautour de lui; celle-ciboitait,la chaîue
de l'Inquisitionrivéeà son piedpendant trois siècles
l'avait estropiée; il lui disait : Marche! et elle
marchait;cette autre était aveugle, le vieuxpapisme
romainlui avait rempliles prunellesde brume et de
nuit, il Jui disait: Vois; elle ouvrait les yeux et
voyait. Jetez vos béquilles, c'est-à-dire vos pré-
258 NAPOLÉON LEPETIT
jugés, disait-il,jetez vos bandeaux, c'est-à-direvos
superstitions,tenez-vous droits, levez la tête, re-
gardez le ciel, regardez le soleil, contemplezDieu.
L'avenir est à vous. 0 peuples, vous avez une
lèpre, l'ignorance; vous avez une peste, le fana-
tisme; il n'est pas un de vous qui n'ait et qui ne
porte une de ces affreusesmaladies qu'on appelle
un despote; allez, marchez, brisez les liens dn mal,
je vous délivre,je vous guéris! C'était par toute
la terre une clameurreconnaissantedes peuples que
cette parole faisait sains et. forts. Un jour il s'ap-
procha de la Pologne morte, il leva le doigt et lui
cria: Lève-toi! la Polognemorte seleva.
Ce peuple, les hommes du passé, dont, il an-
nonçait la chute, le redoutaient et les haïssaient.
A forcede ruse et de patiencetortueuse et d'audace,
ils finirentpar le saisiret vinrent à bout de le gar-
rotter.
Depuisplus de trois années, le monde assiste à
un immense supplice, à un effrayant spectacle.
Depuisplus de trois ans, les hommesdu passé, les
scribes,les pharisiens,les publicains,les princes des
prêtres, crucifient,en présence du genre humain,le
Christ des peuples,le peuple français. Les uns ont
fourni la croix, les autres les clous, les autres le
marteau. Falloux lui a mis au front la couronne
d'épines. Montalembertlui a appuyé sur la bouche
l'épongede vinaigreet de fiel. Louis Bonaparte est
le misérablesoldatqui lui a donné le coup de lance
au flancet lui a fait jeter le cri suprême: Eli! Mil
Lamma Sabactani!
Maintenant c'est fini. Le penple français est
mort.La grande tombeva s'ouvrir.
Pour trois jours.
DEUILET FOI 259
II
Ayons foi.
Non, ne nous laissons pas abattre. Désespérer
c'est déserter.
Regardonsl'avenir.
L'avenir,— on ne sait pas quellestempêtesnous
séparentdu port, mais le port lointain et radieux,
on l'aperçoit;—l'avenir, répétons-le,c'est la Répu-
blique pour tous; ajoutons: l'avenir, c'est la paix
"avectous.
Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est
de maudire et de déshonorerle siècle où l'on vit.
Érasme a appeléle seizièmesiècle, nl'excrémentdes
temps, » fex temporum; Bossueta qualifié ainsi le
dix-septièmesiècle: « tempsmauvaiset petit; » Rous-
seau a flétri le dix-huitièmesiècle en ces termes:
« Cettegrande pourritureoù nousvivons.» La pos-
térité a donnétort à ces espritsillustres. Ellea dit à
Érasme: le seizième siècle est grand; elle a dit à
Bossuet: le dix-septiêmesiècle est grand; elle a dit
à Rousseau:le dix-huitièmesiècleest grand.
L'infamiede ces siècles eût été réelle, d'ailleurs,
que ces hommesforts auraienteu tort de se plaindre.
Le penseur doit accepter avec simplicitéet calmele
milieu où la Providencele place La splendeur de
l'intelligencehumaine, la hauteur du génie n'éclate
pas moins par le contraste que par l'harmonieavec
les temps. L'homme stoïque et profond n'est pas
diminuépar l'abjection extérieure. Virgile,Pétrar-
que,Racinesont grands dans leur pourpre; Job est
plus grandsur son fumier.
Maisnous pouvonsle dire, nous hommesdu dix-
neuvièmesiècle, le dix-neuvièmesiècle n'est pas le
260 NAPOLÉON LÉ PETIT
fumier. Quelles que soient les hontes de l'instant
présent,quelsque soientles coups dont le va-et-vient
des événementsnousfrappe,quelle que soit l'appa-
rente désertionou la léthargie momentanéedes es-
prits, aucun de nous, démocrates,ne reniera cette
magnifiqueépoque où nous sommes, âge viril de
l'humanité.
Proclamons-lehautement, proclamons-ledans la
chute et dansla défaite, ce siècle est le plus grand
des siècles;et savez-vouspourquoi? parce qu'il est
le plus doux. Ce siècle, immédiatemeutissu de la
Révolution française et son premier-né, affranchit
l'esclaveen Amérique,relèvele paria en Asie,éteint
le suttée dans l'Inde et écrase en Europe les der-
niers tisons du bûcher, civilise la Turquie, fait
pénétrerde l'Evangilejusque dans le Koran, dignifie
la femme,subordonnele droit du plus fort au droit
du plus juste, supprime les pirates, amoindritles
pénalités, assainit les bagnes,jette le fer rouge à
l'égout, condamnela peine de mort, ôtele boulet du
pied des forçats, abolit les supplices, dégrade et
flétritla guerre,émousselesducsd'Albe efclesCharles
IX, arracheles griffesaux tyrans.
Cesiècle proclame la souverainetédu citoyen et
l'inviolabilitéde la vie; il couronnele peuple et
sacre l'homme.
Dansl'art il a tous les génies: écrivains,orateurs,
poètes,historiens,publicistés,philosophes,peintres,
statuaires,musiciens;la majesté, la grâce, la puis-
sance,la force,l'éclat, la profondeur,la couleur, la
forme,le style; il se retrempe à la fois dans le réel
et dans l'idéal, et porte à la main les deux foudres,
le vrai et lebeau. Dansla science il accomplit tous
les miracles; il fait du coton un salpêtre,de la va-
DFUILET FOI 261
peur un. cheval, de la pile de Voltaun ouvrier,du
fluide électriqueun messager, du soleilun peintre;
il s'arrose avec-l'eau souterraineen attendantqu'il
se chauffeavec le feu central ; il ouvresur les deux
infinisces deux fenêtres, le télescopesur Pinfiniment
grand,le microscopesurPinfinimentpetit, et il trouve
dansle premier abîme des astres et dansle second
abîmedes insectesqui lui prouventDieu.Il supprime
la durée, il supprimel'espace, il supprimela souf-
france; il écrit une lettre de Paris à Londres,et il a
la réponsedansdix minutes; il coupeune cuisseà un
homme,l'hommechanteet sourit.
Il n'a plus qu'à réaliser — et il y touche — un
progrèsqui n'est rien à côté des autres miraclesqu'il
a déjà faits; il n'a qu'à trouver le moyende diriger
dansune masse d'air une bulle d'air plus léger; il a
déjà la bulled'air, il la tient emprisonèée;il n'a plus
qu'à trouver la force impulsive,qu'à faire le vide
devantle ballon,par exemplequ'à brûler l'air devant
l'aréostat,commefait la fuséedevantelle ; il n'a plus
qu'à résoudre d'une façon quelconquece problème'
et il le résoudra; et savez-vousce qui arrivera
alors? à l'instant mêmeles frontières s'évanouis-
sent, les barrières s'effacent,tout ce qui est mu-
raillede la Chineautourde la pensée,autourducom-
merce, autour de l'industrie, autourdes nationalités,
autour du progrès,s'écroule; en dépit des censures,
en dépit des index, il pleut deslivreset desjournaux
partout; Voltaire, Diderot, Eousseau tombent en
grêle sur Rome,sur Naples, sur Vienne,sur Péters-
bourg; le Verbe humain est manneetJe serf le ra-
massedansle sillon; lesfanatismesmeurent,l'oppres-
sion est impossible; l'homme se traînait à terre, il
échappe; la civilisationse fait nuée d'oiseaux et
262 NAPOLÉON LE PETIT
s'envole,et tourbillonne,ets'abat joyeusesur tousles
points du globe à la fois; tenez, la voilà, elle passe;
braquez vos canons,vieux despotismes,elle vousdé-
daigne; vous n'êtes que le boulet, elle estl'éclair;
plus de baines, plus d'intérêts s'entre-dévorant,plus
de guerres; une sorte de vie nouvelle,faite de con-
corde et de lumière, emporte et apaise le monde;
la fraternité des peuplestraverseles espaces et com-
muniedansl'éternel azur, leshommesse mêlentdans
les cieux.
En attendant ce dernier progrès,voyezle point où
ce siècleavait amenéla civilisation.
Autrefoisil y avait un mondeoù l'on marchait à
pas lents, le doscourbé, le frontbaissé; où le comte
deGouvionse faisaitservirà table par Jean-Jacques,
oùle chevalierde Eohan donnaitdes coupsde bâton
à Voltaire,oùl'on tournait Danielde Foê au pilori;
où une ville comme Dijon était séparée d'uneville
commeParis par un testamentà faire, des voleurs
à tous les coinsde bois et dix jours de coche; où
un livre était une espèce d'infamieet d'ordure que
le bourreaubrûlait sur lesmarches du palais de jus-
tice ; oùsuperstitionet férocitése donnaientla main;
où le pape disaità l'empereur: Jungamus deosteras,
gladium gladio copulemus; où l'on rencontrait à
chaquepas des croix auxquellespendaientdes amu-
lettes, et des gibetsauxquelspendaientdeshommes;
où il y avait des hérétiques, des juifs, des lépreux;
où les maisonsavaient des créneauxet desmeur-
trières, où l'on fermaitles rues avecune chaîne,les
fleuves avec une chaîne,les camps mêmesavec une
chaîne, commeà labataille de Tolosa, lesvilles avec
des murailles,les royaumesavecdes prohibitionset
des pénalités; où, exceptél'autorité et la force qui
" DETJILET FOI
263
adhéraient étroitement, tout était parqué, réparti,
coupé,divisé, tronçonné, haï et haïssant, épars et
mort; les hommes poussière, le pouvoir bloc.
Aujourd'huiil y a un mondeoùtout est vivant,uni,
combiné,accouplé;confondu; un-mondeoù régnent
la pensée,le commerceet l'industrie; oùla politique,
de plus en plus fixée, tend à se confondreavecla
science; un monde où lésderniers échafaudset les
derniers canons se hâtent de couper les dernières
têtes et de vomir leurs derniersobus; un mondeoù
le jour croît à chaque minute; unmonde où la dis-
tance a disparu, où Constantinopleest plus près de
Paris que n'était Lyon il y a cent ans, où l'Améri-
que et l'Europe palpitent du mêmebattementde
coeur; un monde, tout circulationet tout amour,
dont la France est le cerveau, dont les cheminsde
fer sont les artères et dont les fils électriquessont
les fibres. Est-ce que vousne voyezpas qu'exposer
seulement une telle situation, c'est tout expliquer,
c'est tout démontrer et tout résoudre? Est-ce que
vous ne sentez pas que le vieux mondeavait fata-
lement une vieilleâme, la tyrannie, et que, dansle
monde nouveau,va descendre nécessairement,irré-
'
sistiblement,divinement,une jeune âme,la liberté?
C'étaitlà l'oeuvrequ'avait faiteparmi les hommes
et qui continuait splendidementle dix-neuvième
siècle, ce siècle de stérilité, ce siècle de décrois-
sance, ce sièclede décadence,cesiècled'abaissement,
commedisent les pédants,les rhéteurs, lesimbéciles
et toute cette immondeengeancede cagots, de fri-
pons et de fourbes quibavebéatementdu fielsur la
gloire, qui déclareque Pascalest un fou,Voltaireun
fat et Rousseauune brute, et dontle triompheserait
demettreun bonnetd'âneau genre humain.
264 NAPOLÉON LE PETIT
Vous parlez de bas-empire? Est-ce sérieusement ?
Est-ce que le bas-empire avait derrière lui Jean
Huss, Luther, Cervantes,Shakspeare,Pascal, Mo-
lière, Voltaire,Montesquieu,Kousseau,et Mirabeau?
Est-ce que le bas-empire avait derrière lui la prise
de la Bastille, la fédération,Danton,Robespierre,la
Convention? Est-ce que le bas-empire avait l'Amé-
rique? Est-ce que le bas-empire avait le suffrage
universel? Est-ce que le bas-empire avait ces deux
idées,patrie et humanité: patrie, l'idée qui grandit
le coeur; humanité, l'idée qui élargit l'horizon?
Savez-vousque sous le bas-empire Constantinople
tombait en ruine et avait fini par n'avoir plus que
trente mille habitants? Paris en est-illà ? Parce que
vous avez vu réussir un coup de main prétorien,
vous vous déclarez bas-empire!, C'est vite dit, et
lâchementpensé. Mais réfléchissez donc, si vous
pouvez.Est-ce que le bas-empireavaitla boussole,a
pile,l'imprimerie,le journal, la locomotive,letélégra-
phe électrique? Autantd'ailesqui emportentl'homme
et que le bas-empiren'avait .pas! Où le bas-empire
rampait, le dix-neuvièmesiècleplane. T songez-vous?
Quoi! nous reverrions l'impératrice Zoé, Romain
Argyre, Nicéphore Logothète,- Michel Calafate?
Allonsdonc! Est-ce que vousimaginezque la Provi-
dencese répète platement? Est-ce que vous croyez
que Dieu rabâche?
Ayonsfoi ! affirmons: l'ironie de soi-mêmeest le
commencementde la bassesse. C'est en affirmant
qu'on devient bon, c'est en affirmant qu'on devient
grand. Oui, l'affranchissementdes intelligences,et
par suite l'affranchissementdes peuples, c'était là
DEUILET FOI 265
la tâche sublime que le dix-neuvièmesiècle accom-
plissait en collaborationavec la France, car le dou-
ble travail providentieldu tempset des hommes,de
la maturation et de l'action, se confondait dans
l'oeuvrecommune,et la grande époque avait pour
foyer la grande nation.
0 patrie ! c'est à cette heure où te voilà san-
glante, inanimée, la tête pendante, les yeux fermés,
la bouche ouverte et ne parlant plus, les marques
du fouetsur les épaules, lesclous de la semelle des
bourreaux impriméssur tout le corps, nue et souil-
lée, et pareille à une chose morte, objet de-haine,
objet de risée, hélas! c'est à cette heure, patrie, que
le coeurdu proscrit déborde d'amour et,de respect
pour toi !
ii Te voilà sans mouvement.Les hommes de des-
potisme et d'oppressionrient et savourentl'illusion
orgueilleusede.ne plus te craindre. Bapidesjoies.
Les. peuples qui sont dans les ténèbres oublientle
passé et ne voient que le présent et te méprisent.
Pardonne-leur; ils ne savent ce qu'ils font. Te mé-
priser ! Grand Dieu, mépriserla France! Et qui
sont-ils? Quelle langue parlent- ils? Quels livres
ont-ils dans les mains? Quels noms savent-ils par
coeur? Quelleest l'affichecollée sur le mur de leurs
théâtres? Quelle forme ont leurs arts, leurs lois,
leurs moeurs,leurs vêtements,leurs plaisirs, leurs
modes? Quelle est la grande date pour eux comme
pour nous? 89! S'ils ôtent la France de leur àme,
que .leur reste-t-il? 0 peuples? fût-elle tombée et
tombée à jamais, est-ce qu'on méprise la Grèce?
est-ce qu'on méprise l'Italie? est-ce qu'on méprise
la,;France? Kegardez ces mamelles, c'est votre
nourrice.,Eegardezce ventre, c'est votremère.
12
266 NAPOLÉON LE PETIT
Si elle dort, si elle est en léthargie, silence et
chapeaubas. Si elle est morte,à genoux !
Les exilés sont épars; la destinée a des souffles
qui dispersent les hommes comme une-poignée de
cendres. Les uns sont en Belgique,en Piémont,en
Suisse, où n'ont ils pas la liberté; les autres sont à
Londres, où ils n'ont pas de toit. Celui-ci, paysan,
a été arraché à son clos natal; celui-ci, soldat, n'a
plus.que le tronçon de son épée qu'on a brisé dans
sa main ; celui-ci-,ouvrier,ignore la langue du pays,
il est sans vêtementset sans souliers, il ne sait pas
s'il mangera demain; celui-ci a quitté une femme
et des enfants,groupe bien-aimé,but de son labeur,
joie de sa vie; celui-ci aune vieille mère en che-
veux blancs qui le pleure; celui-là a un vieux père
qui mourra sans l'avoir revu ; cet autre aimait, il a
laisséderrière lui quelque être adoré qui l'oubliera;
ils lèventla tête, ils se tendent la main les uns aux
autres, ils sourient; il n'est pas de peuple qui'ne se
range sur leur passage avec respect et qui ne con-
temple avecun attendrissement profond, commeun
des plus beaux spectacles que le sort puisse donner
aux hommes,toutes ces consciencessereines, tous
ces coeursbrisés.
Ils souffrent, ils se taisent ; en eux le citoyen a
immolél'homme; ils regardent fixement l'adversité,
ils ne crientmême pas sous'la verge impitoyabledu
malheur: Givisromantis sum! mais le soir, quand
on rêvé,:<—quand tout dans la ville étrangère se
revêt de tristesse, car ce-qui semblefroid le jour
devientfunèbreau crépuscule,'—maisla nuit, quand
ohne dort pas, lésâmes les plus stoïques s?ouvrent
au deuil et à l'accablement.Où sont les petits en-
fants ? qui leur donneradu pain ?; qui leur donnera
DEUILET FOI 267
le baiserde leur père? où est la femme? où est la
mère? où est le frère? où sont-ils tous? Et ces
chansons qu'on entendait le soir dans sa langue
natale, oùsont-elles? où est le bois, l'arbre, le sen-
tier, le ' toit plein de nids, le clocher entouré de
. tombes? où est la rue, où est le faubourg,le réver-
bère allumé devant votre porte, les amis, l'atelier,
le métier, le travail accoutumé? Et les meubles
vendusà la criée, l'encan envahissantle sanctuaire
domestique! Oh! que d'adieux éternels! Détruit,
mort,jeté aux quatre vents, cet être moral qu'on
appellele foyer de familleet qui ne se composepas
seulementdes causeries, des tendresseset des eni-
brassements,qui se compose aussi des heures, des
habitudes,delà visite des amis, du rire de celui-ci,
du serrement de main de celui-là, de la vue qu'on
voyaitde telle fenêtre,de la place oùétaittel meuble,
du fauteuil où l'aïeul s'était assis, du tapis où
les premiers-nésont joué! Envolés, tous ces objets
auxquels s'était empreinte votre vie! évanouie, la
formevisibledes souvenirs! Il y a dans la douleur
descôtésintimes et obscurs où les plus fiers cou-
rages fléchissent.L'orateur de Rome tendit sa tête
sans pâlir au couteau du centurionLenas, mais il
pleura en songeantà sa maisondémoliepar Clodius.
Les proscrits se taisent, où, s'ils se plaignent,ce
n'est qu'entre eux. Commeils se connaissent, et
qu'ils sont doublementfrères,ayant la même patrie
et ayant la mêmeproscription,ils se racontentleurs
misères..Celui qui a de l'argent le partage avec
ceux, qui n'en ont pas, ;celui qui a de la fermeté
en donneà, ceux qui en manquent.On échangeles
souvenirs, les aspirations, les espérances. On se
tourne,les bras tendusdans l'ombre, vers ce qu'on
268 NAPOLÉON LE PETIT
a laissé derrière soi. Oh! qu'ils soientheureuxlà-
bas, ceux qui ne pensent plus à nous! Chacun
souffre et par moments s'irrite. On grave dans
touteslesmémoiresles nomsde tous les bourreaux.
Chacun a quelque chose qu'il maudit, Mazas, le
ponton, la casemate, le dénonciateur qui a trahi,
l'espion qui a guetté, le gendarme qui a arrêté,
Lambessa où l'on a un ami, Cayenneoù l'on a un
frère; mais il y a une chosequ'ilsbénissenttous, c'est
toi, France!
Oh! une plainte, un mot contre toi, France! non,
non, on n'a jamaisplus de patrie dans le coeur que
lorsqu'onest saisi par l'exil.
Ils feront leur devoirentier avec un front tran-
quille et une persévéranceinébranlable.Ne pas te
revoir, c'est là leur tristesse; ne pas t'oublier, c'est
là leur joie.
Ah! quel deuil! et après huit mois on a beau se
dire que cela est, on a beau regarder autour de soi
et voir la flèche de Saint-Michelau lieu du Pan-
théon, et voir Sainte-Guduleau lieu de Notre-
Dame,on n'y croit pas !
Ainsi cela est vrai, on ne peut le nier, il faut en
convenir,il faut le reconnaître, dût-on expirer d'hu-
miliationet de désespoir,ce qui est là, à terre, c'est
le dix-neuvièmesiècle,c'est la France!
Quoi! c'est ce Bonapartequi a fait cette ruine!
Quoi! c'est au centre du plus grand peuple de
la terre, quoi! c'est au milieu du plus grand siècle
de l'histoire que ce personnages'est dressé debout
et a triomphé! Se faire de la France une proie,
grandDieu! ce que le lion n'eût pas osé, le singe
l'a fait! ce que l'aigle eût redouté de saisir dans
ses serres, le perroquet l'a pris dans sa patte!
DEUILET FOI 269
!
Quoi Louis XI y eût ! !
échoué quoi Richelieus'y
fût brisé! quoi! Napoléonn'y eût pas suffi! En un
jour, du soir au matin, l'absurde a été le possible.
Tout ce qui était axiomeest devenuchimère.Tout
ce qui était mensongeest devenufait vivant. Quoi!
le plus éclatant concoursd'hommes! quoi! le plus
magnifiquemouvementd'idées! quoi! le plus formi-
dableenchaînementd'événements! quoi! ce qu'aucun
Titan n'eût contenu,ce qu'aucun hercule n'eût dé-
tourné, le fleuve humain en marche, la vaguefran-
çaiseen avant,la civilisation,le progrès,l'intelligence,
la révolution,la liberté,il a arrêté celaun beaumatin,
purement et simplement,tout net; lui, ce masque,
ce nain, ce Tibère avorton,ce néant !
Dieu marchait, et allait devant lui. Louis Bona-
parte, panache en tête, s'est misen traverset a dit à
Dieu: Tu n'iras pas plus loin!
Dieu s'est arrêté.
Et vous vous figurez que cela est ! et vous vous
imaginezque ce plébicisteexiste,que cette constitu-
tion de je ne sais plus quel jour de janvierexiste,
que ce sénat existe, que ce conseild'état et ce corps
législatifexistent! Yous vous imaginezqu'il y a un
laquais qui s'appelle Rouher, un valet qui s'appelle
Troplong,un eunuquequi s'appelle Baroche,et un
sultan, un pacha, un maître qui se nommeLouisBo-
naparte! Vousne voyezdoncpas que c'est tout cela
qui estchimère! vousne voyezdoncpas quele Deux-
Décembren'est qu'une immenseillusion,une pause,
un temps d'arrêt, une sorte de toile de manoeuvre
derrière laquelle Dieu, ce. machinistemerveilleux,
prépare et construit le dernier acte, l'acte suprême
et triomphal de la révolutionfrançaise! Vous re-
gardez stupidementla toile, les choses peintes sur
270 NAPOLÉON LE PETIT
ce canevasgrossier,le nez de celui-ci,les épaulettes
de celui-là,le grandsabrede cet autre, ces marchands
d'eau de Colognegalonnés que vous appelez des
généraux,ces poussahs que vous appelez des ma-
gistrats, ces bonshommesque vous appelez des sé-
nateurs, ce mélangede caricatureset de spectres, et
vous prenez cela pour des réalités! Et vous n'en-
tendez pas au delà, dans l'ombre, ce bruit profond!
vous n'entendezpas quelqu'un qui va et vient! vous
ne voyezpas trembler cette toile au soufflede ce
qui estderrière!
FIN
271
LIVRE PREMIER .
L'HOMME
I. Le 20 décembre1848.— IL Mandatdes représen-
tants. — III. Miseen demeure.— IV.Onse réveil-
lera.—V.Biographie.—VI.Portrait. — VIL Pour
faire suite aux panégyriques 1
LIVRE DEUXIÈME
LE GOUVERNEMENT
I. La Constitution.— II. Le sénat.— III. Le conseil
d'état et le corps législatif.— IV.Les Finances.—
V. La liberté dela presse.-—VI.Nouveautésen fait
de légalité.— VII. Les adhérents.— VIII.Mens
agitât molem.— IX.La toute-puissance.—•V. Les
deux profils deM. Bonaparte.— XI. Récapitula-
tion 38
LIVRE TROISIÈME
LE CRIME
Chapitre extrait d'un livre inédit, intitulé: CRIME
DU 2 DÉCEMBRE, par VictorHugo 77
LIVRE QUATRIÈME
LES AUTRES CRIMES
I. Questionssinistres.— II. Suitedes crimes.— III.
Ce qu'eût été 1852.— IV.La Jacquerie... 120
LIVRE CINQUIÈME
''' LE PARLEMENTARISME
I. 1789.— n. Mirabeau.— III. La tribune.— IV.
Les orateurs. — V. Puissancede la parole. — VI.
Ce que c'est que l'orateur. — VII. Ce que faisait
la tribune. —VIII. Parlementarisme.—IX. La tri-
bune détruite 154
272 TABLEDESMATIÈRES
LIVRE SIXIÈME
L'ABSOLUTION
(PREMIÈRE EÔRME: LES 7,509,000VOffi)
I. L'absolution..— IL La diligence.— HI. Examen
du vote. Eappel des principes.Faits. — IV. Qui a
vraimentvoté pour M. Bonaparte.— V. Conces-
sion.— VI. Le côté moralde la question.— VII.
Explication à M. Bonaparte.— VIII. Axiomes.—
IX. En quoiM. Bonapartes'est trompé 172
, . LIVRE SEPTIÈME
L'ABSOLUTION (DEUXIÈME FORME: LE SERMENT)
I. A serment,serment et demi.— II. Différencedes
prix. — III. Sermentdes lettres et des savants.—
IV. Curiositésde la chose.— V. Le 5 avril 1852.
— VI. Sermentpartout 201
LIVRE HUITIÈME
LE PROGRÈSINCLUSDANSLE COUPD'ÉTAT
I. La quantité de bien que contientle mal. — LLLes
quatre institutions qui s'opposaient à l'avenir. —
III. Lenteurdu progrèsnormal.— IV. Ce qu'eût
fait une assemblée.—V.Ce qu'a fait la Providence.
— VI. Ce qu'ont fait les ministres,l'armée,la ma-
gistratureet le clergé.— VII. Formes du gouver-
nementde Dieu 219
CONCLUSION
PREMIÈREPARTIE
Petitessedu maître,abjectiondela situation... 232
DEUXIÈME-ftâRTlE
Deuilet foi £.é. v-) j?>\ .' 252
Londres
:Imprimerie
deJ\ETJifjlUJj'.Vkiyte
Street,W.C.
(Jueen