FRANCE — SARKOZY : RETOUR D’UN SENTIMENTAL LIVRE — SELVA ALMADA

CONTE L’ARGENTINE PROFONDE CONTROVERSE — FAUT-IL TAXER LE SUCRE ?

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MAIN BASSE
SUR LA CRIMÉE
Les conséquences de l’annexion russe vues par la presse internationale

+
+ +
+
+ L’homme
qui dompte
la Chine
Attendu en France le 26 mars,
Xi Jinping, le numéro un chinois,
conforte ses pouvoirs un an
après sa prise de fonctions
 Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014 3

ÉDITORIAL Sommaire
ÉRIC CHOL

La Chine et p.30 à la u ne
son maître
dragon XI JINPING
L’HOMME QUI DOMPTE LA CHINE
C ’est le dernier débat à la mode.
Xi Jinping, depuis un an aux
manettes de la Chine, sera-t-il
le Deng Xiaoping du xxie siècle ?
Un réformateur capable d’imposer son
Percer au centre et avancer en force :
c’est la stratégie du numéro un
autorité au Parti communiste chinois, chinois décrite par le FT Chinese.
à la plus grande armée du monde et A la veille de sa visite en France,
aux 1 350 millions de citoyens chinois,
portrait d’un leader en quête
STEPHFF

tout en pesant dans l’arène diplomatique

mondiale ? En un mot, saura-t-il d’une troisième voie.
domestiquer le feu du dragon chinois ?
Ses premiers mois à la tête du pays
fournissent des éléments de réponse
qui vont dans ce sens. L’homme aux EUROPE p.12
multiples casquettes (secrétaire général SUR NOTRE
du Parti, chef de l’Etat, président de la
Commission militaire centrale) a montré
SITE
Crimée.
qu’il n’entendait pas faire de la figuration. www.courrierinternational.com Le hold-up
Avec lui, la Chine retrouve un pouvoir VENEZUELA La guerre d’usure. Dossier spécial.
plus personnalisé, plus autoritaire aussi INFOGRAPHIE. Plus célèbres que Jésus,
de la Russie
– les récentes campagnes contre les stars de l’histoire mondiale.
les internautes le prouvent. Xi Jinping a Après le “référendum
promis de promouvoir le “rêve chinois”, CRIMÉE. Les suites de la crise entre la Russie orchestré les armes
mais il ne faudrait pas que celui-ci et l’Ukraine. à la main” en Crimée, Kiev
débouche sur un cauchemar. Pendant Retrouvez-nous aussi sur Facebook, se prépare au pire, s’inquiète
des années, Pékin a troqué la garantie Twitter, Google+ et Pinterest le quotidien ukrainien Den.
D’autant que la menace
KAZANEVSKY

d’une croissance à deux chiffres contre

la paix sociale. Mais les ingrédients de sanctions contre la Russie
du décollage économique s’épuisent, ne risque pas d’émouvoir Vladimir Poutine,
les petites mains chinoises sont moins explique Nezavissimaïa Gazeta.
bon marché, grâce – et c’est une bonne
nouvelle – à la forte progression des
salaires. Le moteur du pays a aujourd’hui AFRIQUE p.28 TRANSVERSALES p.36
besoin d’une révision. Xi Jinping va
devoir miser sur la productivité et Algérie. A Ouargla, Agriculture. Une précieuse
sur l’innovation pour compenser
la hausse des coûts salariaux. l’or noir est maudit moisson de données
Après trois décennies de croissance
à marche forcée, la Chine a besoin A l’approche du scrutin présidentiel du 17 avril, Pour alimenter leurs logiciels d’aide
d’un bon mécanicien, pas d’un magicien. les foyers de tension se multiplient. Comme à la décision, des groupes comme Monsanto
dans la capitale du pétrole, éloignée d’Alger, puisent dans les informations collectées
En couverture : Xi Jinping,
et qui vit au rythme de la colère sociale par les cultivateurs. A quelle fin ? s’interroge
numéro un chinois. Dessin de
de ses jeunes. Un reportage d’El-Watan. The Wall Street Journal.
Svenska Dagbladet, Stockholm.
—Crimée : dessin de Graff, Norvège.
360° p.42
Retrouvez Eric Chol
chaque matin à 7 h 50, Argentine. Selva Almada,
NICOLAS POUSTHOMIS/SUB COOP/PICTURETANK

dans la chronique
“Où va le monde”
prendre le pouls du “campo”
sur 101.1 FM
Elle compte parmi les
écrivains les plus prometteurs
de sa génération. Portrait à
l’occasion du Salon du livre,
qui se tient à Paris du 21 au
SALON DU 24 mars avec l’Argentine
LIVRE comme pays invité d’honneur.
4. Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014

Sommaire Edité par Courrier international SA, société anonyme

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qui dompte la Chine 50. Histoire. Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart
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Terreur blanche à Taïwan 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette
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19. Politique. Sarkozy, un taureau Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry
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sentimental Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis
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20. Inde. Une cantine 36. Economie. Une précieuse Erratum Une erreur technique Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

moisson de données a amputé le titre de la page 18 Ont participé à ce numéro : Alice Andersen, Edwige Benoit, Gilles Berton,
dans tous ses Etats de notre dernier numéro. “Pays
Isabelle Bryskier, Nicolas Burtin, Roxanne D’Arco, Monique Devauton, Marion
Gronier, Alexandros Kottis, Sophie Laurent-Lefevre, Carole Lembezat, Valen-
37. Energie. La Norvège tine Morizot, Corentin Pennarguear, Polina Petrouchina, Viktor Smeyukha,
— AMÉRIQUES arabes, le printemps” aurait dû Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Sébastien Walkowiak
commence à snober le pétrole
22. Etats-Unis. Rand Paul, se lire : “Pays arabes, le printemps Publicité MPublicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 57 28 2020
nouvelle coqueluche de la droite 38. Sciences. Sesame, ouvre-toi ! des athées”. Toutes nos excuses. Directrice générale Corinne Mrejen Directeur délégué David Eskenazy (david.
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6.
7 jours dans
le monde.
LIBYE
Y a-t-il quelqu’un pour sauver le pays ?
Le détournement d’un pétrolier par des rebelles a entraîné le limogeage du Premier
ministre. L’instabilité politique du pays inquiète les Occidentaux, qui ont plus que jamais
besoin de ses réserves de gaz et de pétrole.
—The Observer (extraits)
Londres
L e Morning Glory, un pétrolier de
21 000 tonnes, a longé la côte
d’Afrique du Nord au début du
mois sans vraiment attirer l’attention.
On voit souvent des pétroliers dans le
coin : ils acheminent la production de
pétrole libyenne dans le monde entier.
Mais le 1er mars le Morning Glory a éteint
son transpondeur et disparu des cartes.
Huit jours plus tard, il est réapparu dans
le plus gros port pétrolier de Libye,
Al-Sedra, bloqué depuis l’été dernier
par une milice rebelle. Dans la semaine
qui a suivi l’arrivée du navire, le Premier
ministre a été limogé [le 11 mars] et
le pays s’est retrouvé au bord d’une
guerre civile.
Mais revenons au jour de l’arrivée
du Morning Glory. Six cents kilomètres
plus loin, à Tripoli, le Premier ministre
Ali Zeidan, 63 ans, un avocat et ancien
dissident qui s’était réfugié en Suisse
avant de pouvoir rentrer dans son pays,
était inquiet. Il avait pris la tête du gou-
vernement quinze mois auparavant [le
14 novembre 2012] et tout le monde atten-
dait beaucoup de lui. Mais les ennuis
s’étaient succédé.
Quarante années d’une dictature par-
ticulièrement violente avaient laissé le
pays à genoux. Et, pour ne rien arranger,
il était à couteaux tirés avec le Congrès
général national (CGN, Parlement, élu en
juillet 2012), qui l’avait investi et qui se
retrouvait de plus en plus sous la coupe
des islamistes. Ces derniers faisaient
campagne pour obtenir sa destitution en
le rendant responsable de tous les maux
de la Libye [bien que non majoritaires au
sein des 200 membres du CGN, les isla-
mistes ont réussi à gagner en influence].
Pis encore, les milices qui avaient fait
triompher la révolution se dressaient les
unes contre les autres dans une panoplie
déroutante d’alliances changeantes, ce
qui creusait le malaise économique et
faisait fuir les investisseurs étrangers.
Mais l’arrivée du Morning Glory était
plus grave encore. Le pétrole et le gaz
représentent 95 % des revenus du pays
et la majorité des Libyens dépendent de
l’Etat pour toucher un salaire ou une
aide financière. Depuis l’été dernier, des
milices exigeant une augmentation de
la part des revenus du pétrole pour les
régions bloquaient les ports et les puits
de pétrole dans l’est et l’ouest du pays,
provoquant une forte baisse de la pro-
duction. La chose était déjà assez grave
comme cela, mais, si les rebelles de l’Est
avaient décidé de vendre le pétrole eux-
mêmes, c’était un véritable désastre.
Habituellement posé et professionnel,
Zeidan menaça d’attaquer le pétrolier et
de le couler s’il tentait de quitter le port.
Cela n’a pas perturbé le moins
du monde le chef des rebelles,
Ibrahim Jadran, 33 ans, qui a accueilli
le Morning Glory à Al-Sedra avec une fête
incluant l’abattage d’un dromadaire sur
le quai. Charismatique et tenace, Jadran
s’est fait connaître par son action à la
tête d’une milice pendant la révolution,
avant d’être chargé du commandement
de la Force de protection du pétrole.
L’année dernière, il a fondé le Bureau
politique de la Cyrénaïque, d’après le
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↓ Le pétrolier Morning Glory
dans le port libyen de Ras Lanouf.
Photo Reuters
nom de la région de l’est du pays qui
recèle les deux tiers du pétrole libyen,
et s’est emparé de terminaux pétroliers
stratégiques.
L’arrivée du Morning Glory a égale-
ment éveillé les soupçons en Occident
[finalement, ce sont les forces spéciales
américaines qui ont pris le contrôle du
pétrolier, le 17 mars]. L’Otan a favorisé
l’éclosion du “printemps libyen” grâce
aux ravages causés par ses bombarde-
ments dans l’armée de Kadhafi, et une
plongée dans l’anarchie nuirait à la répu-
tation de Barack Obama et de David
DR
Cameron, les principaux partisans de
cette guerre.
Il existe aujourd’hui une nouvelle
raison de maintenir la stabilité en Libye :
son gaz, acheminé en Italie par gazoduc.
C’est une source d’énergie précieuse
pour une Union européenne dépendante
des livraisons d’une Russie de plus en
plus imprévisible. Les diplomates occi-
dentaux appréciaient Zeidan : certains
concédaient qu’il manquait de charisme,
mais ils voyaient en lui une force de
médiation progressiste entre les diffé-
rentes factions libyennes. Et Londres,
Paris et Washington considéraient le
Congrès comme une base vitale pour
la démocratie libyenne.
A Tripoli, la victoire des rebelles dans
l’est du pays a été pour le Congrès la
goutte d’eau qui a fait déborder le vase :
il a limogé Zeidan et l’a remplacé par
le ministre de la Défense, Abdallah
Al-Thinni.
—Chris Stephen
Publié le 16 mars
SOURCE
THE OBSERVER
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire, 220 000 ex.
http://observer.theguardian.com
Doyen de la presse dominicale
britannique (1791), il appartient
au même groupe que The
Guardian tout en étant
politiquement moins à gauche.
Regorgeant de suppléments, il
est réputé pour ses enquêtes
longues, fouillées et sérieuses.
ILS PARLENT
DE NOUS
CERSTIN GAMMELIN, correspondante
à Bruxelles du quotidien allemand
Süddeutsche Zeitung
“Une solution de
dernière minute”
Une alerte à la pollution a été
déclenchée dans une trentaine de
départements. Les mesures mises
en place pour contrer cette
nuisance sont-elles efficaces ?
La circulation alternée à Paris
a permis de réduire
de moitié le nombre de
voitures en circulation,
donc la pollution est
forcément réduite.
Mais c’est une solution
de dernière minute face
à une population qui ne cesse
d’augmenter. Les Français doivent
prendre le problème à la racine. Ce qui
implique la mise en œuvre d’une vraie
politique environnementale avec
des voitures vraiment propres,
une industrie et une production qui
soient véritablement moins polluantes.
Existe-t-il une politique européenne
pour combattre la pollution
atmosphérique ?
La lutte contre la pollution
atmosphérique et les émissions de gaz
à effet de serre est à l’agenda, mais il est
très difficile de trouver un compromis
parmi les 28 membres de l’UE. Chacun
a ses propres intérêts, sa propre stratégie
industrielle et énergétique. En Europe
de l’Est, la consommation d’énergie
dépend à 80 % du charbon. Et pour
l’instant ils n’ont pas l’intention
de changer cela. L’Allemagne prétend
avoir une stratégie différente :
le développement de l’énergie durable.
Mais au même moment Berlin soutient
fermement l’industrie automobile,
qui produit les plus grosses voitures
Diesel d’Europe. La France, elle,
a le nucléaire… Il est donc très difficile
de s’accorder dans ces conditions.
Certains accusent les centrales
thermiques au charbon allemandes
d’être à l’origine de ce pic
de pollution. Qu’en pensez-vous ?
On ne peut pas nier le fait que le groupe
énergétique allemand RWE, qui
exploite les mines de charbon et
de lignite, est effectivement le plus gros
pollueur d’Europe. Une réalité qui
s’explique avant tout par l’importance
de l’industrie allemande.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014 7 JOURS. 7

↙ Joko Widodo dit Jokowi.

Dessin de Robbi Gandama,
Indonésie.

Election
mystique
INDONÉSIE –  Le charismatique
maire de Jakarta s’est déclaré can-
didat à l’élection présidentielle de
juillet prochain. L’annonce, faite
le 14 mars, a suscité une vague
d’enthousiasme dans les médias
indonésiens. Le magazine Tempo
a relayé l’euphorie qui s’est pro-
pagée sur Twitter sous le hashtag
#JKW4P (JKW pour Jokowi), le
surnom de cet homme politique
de 52 ans, dont la politique est
favorable aux pauvres. La roupie
indonésienne a gagné 0,25 % et
la Bourse 3,22 % dans les heures
qui ont suivi sa déclaration et
tous les sondages le donnent
vainqueur. Le chef spirituel du
volcan Meru, un lieu sacré, voit
en Jokowi le “Chevalier caché”,
figure mythique javanaise qui se
révèle à la société pour la secou-
rir quand celle-ci est prête à l’ac-
cueillir, rapportait de son côté le
quotidien Kompas.
sur le plateau. Coup de théâtre,
l’un deux retire son masque : il
s’agit de Bart De Wever, leader
du parti flamand N-VA (alliance
néoflamande).
Bla g ue potache ou habi le
manœuvre de communication ?
“Le président du plus grand parti
du pays a fait ainsi reculer les
limites de la télé pour les hommes
politiques”, observe Het Laatste
Nieuws.
De Wever visait ainsi son prin-
cipal adversaire politique, le
Premier ministre Elio Di Rupo.
Le déguisement fait référence
à une querelle très médiatique :
l’accueil à grands frais de deux
pandas prêtés par la Chine, dans
un parc animalier wallon plutôt
que flamand
Le Groenland
sans calotte
ENVIRONNEMENT – 10 milliards
de tonnes de glace par an. C’est
ce qu’a perdu le nord-est de la
calotte glaciaire du Groenland
entre  2003 et  2012, selon des
chercheurs danois, américains et
britanniques. Leur étude, publiée
le 16 mars dans la revue Nature
Climate Change, montre que le
nord-est du Groenland n’est pas
épargné par les effets du chan-
gement climatique. La fonte des
glaciers du Groenland a été l’un
le gouvernement espagnol sou-
haite activer un accord de réad-
mission avec le Maroc, signé en
1992 mais jamais mis en œuvre
sur le terrain. Cela lui permet-
trait de poursuivre officiellement
sa pratique de renvoi “à chaud”
(immédiat) des clandestins,
sans être la proie des critiques
des associations humanitaires.
Rabat souhaite que ses voisins
maghrébins soient impliqués
dans cette coopération, prin-
cipalement l’Algérie, ainsi que
le reste de l’Union européenne,
rapporte le quotidien El País.
Les ministres de l’Intérieur espa-
gnol et marocain se réuniront le
26 mars à Tanger pour mettre le
sujet sur la table.
Levée de l’état
d’urgence
THAÏLANDE – Le gouvernement
thaïlandais a annoncé la levée
de l’état d’urgence à partir du
mercredi  19  mars, indique le en référence au surnom du
Bangkok  Post. Les manifes- coureur de l’équipe AG2R. A
tations antigouvernementales 24 ans, il s’impose dans la 72 e
qui secouaient la capitale depuis édition de la prestigieuse course
octobre dernier ont pris une française. Originaire de Bolívar,
tournure plus paisible à la mi- au sud-ouest de Medellín, Carlos
février, le nombre de manifes- Betancur a remporté deux des
tants ayant diminué de manière huit étapes qui composent la
significative. L’état d’urgence course. “Il a fait l’Histoire”, se
avait été instauré le 22  jan- félicite le quotidien colombien.
vier. Cette mesure d’exception
sera remplacée par la loi sur la
sécurité intérieure, qui restera
en vigueur jusqu’aux élections
sénatoriales, prévues le 30 mars.
De nouvelles législatives doivent
avoir lieu en avril.
Bananito, fierté
nationale
COLOMBIE – Le cycliste Carlos
B e t a nc u r de v ient le pre -
mier Colombien à rempor-
ter Paris-Nice. “Petite banane
douce”, titre fièrement en une
le jou r na l El Espectador,

De Wever
ose tout
BELGIQUE –  Samedi 15  mars,
l’émission Nacht van de Vlaamse
Televisiesterren (La nuit des stars
de la télévision flamande) touche
à sa fin quand deux personnages
déguisés en pandas s’avancent
des principaux contributeurs à ↑ Dessin de
l’élévation du niveau de la mer au Burki
cours des vingt dernières années, paru dans
rappellent les chercheurs, mais 24 Heures,
jusque-là on considérait que le Lausanne.
Nord-Est était une région stable.
Il va donc falloir revoir tous les
modèles de prédiction, en inté-
grant désormais la fonte de ces
grandes masses de glace

Expulsions
“à chaud”
ESPAGNE-MAROC – Face aux
vagues d’entrées illégales par
Ceuta et Melilla (4 354 en 2013),
8. 7 JOURS Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014

80 000
SCIENCES affi rme dans le Smithsonian trouvez quelque chose de complète-
Magazine Robert W. Wilson, qui ment nouveau sur les débuts de l’Uni-
a partagé le prix Nobel de phy- vers !” Lui aussi parle de Nobel.

Au début sique en 1978 pour ses travaux

sur les micro-ondes cosmiques.
“Si elle e st confirmée, elle vaut sans
Mais au-delà de cette réussite
spectaculaire, accomplie grâce
à l’expérience Bicep-2 menée au euros, c’est le prix de la citoyenneté européenne
était le aucun doute un prix Nobel.”
“C’est énorme !” renchérit dans
Scientif ic American Marc
pôle Sud, ces résultats ouvrent les
portes d’autres univers. En effet,
rappelle The New York Times,
en Bulgarie, selon The Daily Telegraph. Le journal
conservateur britannique, hostile à la politique
d’immigration de Bruxelles, révélait dans son édition
big bang Kamionkowski, professeur de phy-
sique et d’astronomie à l’univer-
sité Johns Hopkins, qui a dès 1997
notre monde en expansion ne
serait qu’un univers observable
parmi bien d’autres. “Au-delà de
du 15 mars la possibilité pour des migrants extra-
européens d’obtenir un passeport cinq ans après avoir
payé la somme à une banque bulgare, sans obligation
Une équipe de émis des conjectures sur la pos- notre propre univers il pourrait de vivre ou de travailler en Bulgarie. “Même une
chercheurs américains sible détection de ces traces du y avoir un nombre infini d’autres personne qui s‘est vu refuser un passeport
a détecté des traces big bang. “Ce n’est pas tous les jours univers pétillant dans l’écume de britannique à cause de son casier judiciaire peut être
du big bang. que vous vous réveillez et que vous l’éternité.”— éligible à la citoyenneté bulgare”, s’alarme le journal.
La communauté
scientifique s’emballe
et parle déjà de prix
Nobel.
LA PHOTO

L e Saint-Graal de l’astro-
physique est à portée
d’obser vatoire  ! Des
chercheu rs a mér ica ins du
Harvard-Smithsonian Center
DE LA SEMAINE
Camp de Yarmouk : la polémique
for Astrophysics ont annoncé le
17 mars avoir détecté des ondes
gravitationnelles, des fluctua-
tions de l’espace-temps attes-
tant que notre univers est bien
en expansion, ce qui corrobore
la théorie d’Einstein.
Vous n’avez rien compris ?
Rassurez-vous, le New Scientist
a pensé à tout. Dans un article
intitulé “Les perturbations d’Eins-
tein, votre guide à travers les ondes
gravitationnelles”, il répertorie les
principales questions que nous
nous posons : que sont les ondes
gravitationnelles ? pourquoi ne
les a-t-on pas détectées avant,
alors qu’elles existent depuis le
big bang ? peut-on surfer dessus ?
Et, mieux encore, il y répond :
les ondes gravitationnelles sont
des perturbations dans le tissu de
l’espace-temps, créées par l’accé-
lération de certains objets stel-
laires. Certaines, récentes, sont
issues par exemple de la colli-
sion de trous noirs et d’étoiles.
Mais ce que les chercheurs ont
détecté, ce sont les répercus-
sions des ondes primordiales, qui
datent d’une fraction de seconde
AP-SIPA

après la naissance de l’Univers.

“Une pièce manquante qui pour-
rait nous donner la séquence exacte
des événements qui ont conduit
à la naissance de notre univers”,
explique le magazine scienti-
fique britannique.
C’est sans doute la plus impor-
tante découverte scientifique
des quinze dernières années,
plus importante encore que la
découverte du boson de Higgs,
SYRIE — Fin janvier, des Palestiniens attendent la distribution de l’aide alimentaire d’urgence dans le camp dévasté de
Yarmouk, à la périphérie de Damas. Au centre d’une campagne de sensibilisation menée par l’UNRWA (Office de secours des
Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient) via la plateforme de communication Thunderclap, elle a été
retwittée plus de 21 millions de fois au cours des dernières semaines. Devenue l’une des images les plus frappantes du conflit
syrien, elle a fait surgir dans la blogosphère une polémique sur la probabilité d’un trucage, suscitant un débat passionné, écrit
The New York Times. Cette photo a été certifiée le 11 mars dernier par les Nations unies. La Syrie entre ce mois-ci dans sa
quatrième année de guerre civile.
10. 7 JOURS
CONTROVERSE
Faut-il taxer le sucre ?
Le ministère de la Santé britannique envisage une taxe de 20 % sur les boissons gazeuses sucrées pour limiter leurs méfaits
sur la santé des citoyens. Une mesure salutaire pour certains, une absurdité pour d’autres.
NON
Une idée
régréssive
—Spiked Londres
M ince, alors ! Tout le pays avait déjà
sorti ses poêles pour mardi gras et
préparait des crêpes à tour de bras
avant de les badigeonner de sucre et de jus
de citron quand dame Sally Davies, prin-
cipale conseillère pour les questions de
santé au Royaume-Uni, a déclaré devant
une commission de députés : “Nous allons
peut-être devoir introduire une taxe sur le
sucre.” Mais ce qu’il nous faut vraiment,
c’est une campagne d’information pour
renverser les dictateurs du corps médical
et leurs copains au gouvernement.
Davies appuie ses exigences sur une
série d’affirmations si aberrantes qu’elles
dépassent l’entendement. “Nous avons
une génération d’enfants qui, parce qu’ils
sont en surpoids et trop sédentaires, ne vont
pas vivre aussi longtemps que ma généra-
tion, a-t-elle souligné. Ce sera la première
génération qui vivra moins longtemps, c’est
une question très préoccupante.” C’est sur-
tout un tissu d’âneries. Nous vivons de
plus en plus vieux. Selon les chiffres du
UK Office for National Statistics [ONS,
équivalent de l’Insee], l’espérance de vie
à la naissance augmente chaque jour de
4 heures pour les femmes et de 6 heures
pour les hommes. Selon l’ONS, un tiers
des bébés nés en 2013 devraient vivre
jusqu’à 100 ans.
Je l’ai appris sur
Un Monde d’Info
du lundi au vendredi à 16h15 et 21h45
avec
Vivons bien informés.
A en croire les prédictions de Sally
Davies, “la recherche va démontrer que
le sucre est addictif”. Encore une absur-
dité. Si le sucre est si addictif – et pas
seulement agréable –, comment se fait-
il que tant de gens réduisent si facile-
ment leur consommation de sucre dès
qu’ils l’ont décidé ?
Il serait plus honnête de reconnaître que
la recherche médicale est divisée sur la
question du sucre. Le point de vue domi-
nant consiste à dire que le sucre four-
nit des “calories vides” mais, tant qu’on
surveille son alimentation et qu’on ne
consomme pas trop de calories, on peut
apprécier le sucre comme n’importe quel
aliment. Une minorité de chercheurs esti-
ment que le sucre est en fait particuliè-
rement nocif et qu’on devrait essayer
de le supprimer de notre alimentation,
quel que soit le nombre de calories qu’on
consomme par ailleurs. Mais, à trop vou-
loir réglementer nos vies, on ne s’embar-
rasse pas des subtilités du débat. Quelle
que soit leur position sur les effets du
sucre, les divers acteurs du lobby de la
santé publique ont pris le parti de consi-
dérer le sucre comme le “nouveau tabac”.
Autant dire que, même si les chercheurs
sont divisés, la volonté de réglementer
nos vies privées est la plus forte.
Cette envie de taxe sur le sucre est bien
plus nocive que n’importe quel gâteau,
boisson gazeuse ou barre chocolatée.
Premièrement, pour avoir une quelconque
efficacité, une telle taxe serait régressive.
A l’heure où tout le monde se plaint du
coût de la nourriture, les responsables
de la santé publique recommandent de la
rendre encore plus chère. Et les gens les
plus touchés seraient les plus pauvres. Cela
n’a jamais arrêté les prohibitionnistes :
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
les taxes sur l’alcool et sur les cigarettes
sont déjà incroyablement élevées et elles
pénalisent les pauvres.
Deuxièmement, cette taxe sera sans
doute inefficace. La principale option
envisagée serait une taxe de 20 % sur
les boissons gazeuses sucrées. Mais on
pourra facilement changer de marque (les
colas vendus en supermarché sont bien
moins chers que le Coca-Cola), acheter par
grosses quantités au supermarché pour
obtenir un meilleur prix, réduire d’autres
dépenses, etc. Ainsi, le Danemark, qui
avait introduit une taxe sur les aliments
gras, a eu tôt fait d’y renoncer quand il
a compris à quel point elle était facile à
contourner. Même si la consommation
d’un type de produits baissait, l’effet
sur nos tours de taille serait extrême-
ment limité.
Le plus gros problème tient avant tout
à la volonté du gouvernement, aidé et
encouragé par les défenseurs de la santé,
de limiter nos choix. Les aliments sucrés
sont mauvais pour la santé ? Donnez-nous
des preuves. Plus que les taxes, ce sont
les risques pour la santé qui persuadent
la plupart des fumeurs d’arrêter le tabac.
Toutefois, nous devrions être libres de
faire de tels choix, hors de toute inter-
vention de l’Etat.
—Rob Lyons
Publié le 5 mars
OUI
C’est l’ennemi
public
numéro un
—The Observer Londres (extraits)
P lusieurs spécialistes de la santé,
dont je fais partie, ont lancé en
janvier dernier le groupe d’action
Action on Sugar. Notre objectif est de
contraindre l’industrie agroalimentaire à
réduire la quantité de sucres ajoutés dans
les aliments transformés. Contrairement
à certains gros titres accrocheurs pro-
clamant que “le sucre est toxique”, nous
ne vous dirons pas que les oranges et les
bananes sont des poisons.
La réponse classique de l’industrie
alimentaire consiste à rappeler que les
ingrédients de ses produits sont inscrits
sur l’étiquette, alors que les fabricants
savent pertinemment que c’est plus la
publicité que la valeur nutritionnelle d’un
produit qui guide le choix de beaucoup
de consommateurs. Le fait qu’un grand
nombre de produits présentés en portions
individuelles approchent, voire excèdent
la limite récemment fixée par l’Organi-
sation mondiale de la santé (OMS) de
6 cuillères à café [25 g] de “sucres extrin-
sèques hors lactose” indique clairement
que ce problème dépasse largement le
cadre de la responsabilité personnelle.
Nous avons de toute évidence besoin
d’une réglementation pour protéger les
consommateurs et les enfants.
Au-delà du consensus écrasant dans la
communauté scientifique sur le fait que
les sucres ajoutés apportent des calo-
ries superflues, de plus en plus d’élé-
ments démontrent que les effets d’une
consommation excessive de sucre n’ont
rien à voir avec la masse corporelle.
Une étude publiée en février dans la
revue JAMA Internal Medicine révélait
en effet que les individus consommant
plus de 25 % de calories en sucres ajou-
tés présentent trois fois plus de risques
de mourir d’une maladie cardiovascu-
laire que ceux qui en absorbent moins
de 10 %, même parmi les populations ne
souffrant pas d’obésité.
Le lobby agroalimentaire continue à
propager des pathologies en toute impu-
nité, dépensant des milliards pour cibler
les enfants avec des publicités pour toutes
sortes de confiseries et autres cochonne-
ries, et poussant même jusqu’à coopter
des organismes scientifiques “respectés”.
Voici à peine plus d’un an, un panel
de médecins britanniques a soumis au
ministre de la Santé, Jeremy Hunt, un
plan d’action en dix points pour contrer
l’épidémie d’obésité. Ils prévoyaient,
entre autres, une taxe sur les boissons
sucrées, l’interdiction des publicités de
sucreries ciblant les enfants et la limi-
tation de restaurants rapides établis à
proximité des écoles. Pas une seule de
ces propositions n’a été mise en œuvre.
L’idéologie politique continue de l’em-
porter sur les preuves scientifiques, et les
intérêts du lobby agroalimentaire préva-
lent encore sur la santé de nos enfants.
Selon la directrice du Conseil supérieur
de la santé publique britannique, Sally
Davies, en refusant d’agir nous pourrions
faire de l’actuelle génération d’enfants la
première à ne pas survivre à ses parents.
—Aseem Malhotra*
Publié le 16 mars
* Cardiologue et directeur scientifique d’Action
on Sugar.
12. Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
d’un
continent France ........... 18
Kiev se prépare
à l’aut r e. Asie .............
Amériques........
20
22
europe
Moyen-Orient.....
Afrique ..........
24
28 au pire
Les événements de Crimée sont un choc terrible
pour les millions d’Ukrainiens qui nourrissaient
encore des illusions russophiles et doivent désormais
admettre que la Russie est bien leur ennemie.
—Den Kiev
Crimée. Le hold-up L e peuple ukrainien a du
mal à y croire et pourtant
il vient d’être victime, au
xxie siècle, d’une agression armée
de Moscou digne du Führer du peuple alle-
mand. Il faut nous rendre à l’évi-
dence : malheureusement, c’est là
notre nouvelle réalité. Alors que la
Crimée sort tout juste d’un réfé-
rendum orchestré littéralement
Le référendum du 16 mars sur le rattachement les armes à la main, nous nous
inquiétons aujourd’hui pour le
de la presqu’île à la Russie est un coup de maître sort de nos soldats à Sébastopol,
Balaklava, Feodossia et ailleurs
FOCUS pour Vladimir Poutine, indifférent aux sanctions dans la presqu’île. Et nous n’en
revenons toujours pas que la
inefficaces d’un Occident dépassé qui s’inquiète surtout Russie ait pu agir de la sorte.
des conséquences économiques de la crise. Nos chaînes de télévision et nos
journaux nous abreuvent main-
Désespérée par Washington et Bruxelles, et redoutant tenant de reportages et d’appels
déchirants à venir en aide à nos
que le Kremlin n’en reste pas là, l’Ukraine mobilise. soldats. Manifestement, cette
agression a définitivement mis
fin aux illusions prorusses dans
le cœur de millions d’Ukrainiens.
Le plus triste, c’est qu’il fallait
s’y attendre. Il était certain que
le Kremlin s’efforcerait de nous
prendre à la gorge, sans hésiter
à faire parler la poudre. En plus
de vingt ans d’indépendance,
nous n’avons jamais vraiment
profité de la possibilité de nous
doter d’une armée puissante et
de services de sécurité efficaces.
Si cela avait été le cas, la tragédie
de Crimée n’aurait jamais eu lieu.
Au contraire, l’armée ukrainienne
a été délibérément détruite au fil
des années d’indépendance, à la
fois par stupidité, provincialisme
et volonté de nuire. Ainsi a-t-elle
été réduite, dispersée, le tout sous
couvert de “modernisation”.
Résultat, nous connaissons
aujourd’hui l’humiliation de
l’occupation. Nous faisons
l’expérience de ce qu’ont subi
les Tchèques en 1939 [quand la
Wehrmacht est entrée à Prague] et
en 1968 [quand l’armée soviétique
a écrasé le Printemps de Prague],
les Estoniens, les Lettons et les
Lituaniens en 1940 [quand leur
↙ Dessin de Chappatte
paru dans l’International
New York Times, Paris.
pays a été annexé par Staline],
les Hongrois en 1956 [avec la
répression de l’insurrection de
Budapest par les Soviétiques].
Pourtant, au début des années
1990, l’Ukraine avait hérité
d’une part importante des forces
soviétiques. A l’époque, personne
ne nous aurait cherché noise.
Nous étions capables d’aligner
800 000 hommes et disposions
de forces nucléaires. Puis, peu
à peu, tout a été fait pour nous
priver de notre défense par des
dirigeants pacifistes qui affirmaient
que l’Ukraine n’était pas menacée
militairement. Même après les
L’Ukraine est
face à une
nouvelle réalité,
la guerre
événements de 2008 en Géorgie,
nos responsables nous disaient : “Eh
bien ! l’Ukraine n’est pas la Géorgie.”
Nous n’avions pas compris que
personne n’est jamais à l’abri d’une
situation où la seule chose sur
laquelle on puisse compter, c’est
son armée, sa marine.
En Crimée, beaucoup de gens
nous ont prouvé avec courage
que leur cœur penchait en faveur
du drapeau bleu et jaune de
l’Ukraine. En particulier le peuple
tatar, qui dans ces circonstances
dramatiques a fait preuve d’un
véritable orgueil national et de
loyauté envers ce pays que nous
partageons tous. En revanche, à
Kiev, les nouveaux responsables
ne leur ont pas tendu la main,
préférant apaiser les chauvins
et les séparatistes de l’autre
camp. On se plaint qu’il y ait
des radicaux en Ukraine, mais
c’est l’impuissance politique,
l’incapacité à défendre nos intérêts
nationaux, c’est l’inaction, la
timidité et la volonté d’apaisement
qui engendrent les radicaux.
J’ai été très surpris par la
réaction d’Arseni Iatseniouk,
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
notre Premier ministre, qui a
déclaré le 13 mars que la question
de l’entrée immédiate de l’Ukraine
da ns l’ Un ion eu ropéen ne,
suggérée par le député européen
allemand Martin  Schulz, ne
méritait pas d’être débattue.
Personnellement, je trouve que
cette question n’a jamais été
aussi essentielle. Peut-être M. le
nouveau Premier ministre a-t-il
peur de provoquer un peu plus
le Führer du peuple russe, qui
risquerait alors de nous envahir
encore ? Il est peu probable que
Vladimir Poutine ait besoin de
prétextes pour cela. Au besoin, il
est bien capable de les inventer.
Il semble que la nécessité de
créer des unités militaires et
paramilitaires prêtes au combat
soit désormais une évidence. Car
nous ne pouvons plus continuer
à dépendre de rencontres aussi
interminables qu’infructueuses
avec les politiciens occidentaux.
Jusqu’à présent, un seul point
positif se dégage de tout ce que
nous avons vécu : la Russie a
perdu l’avantage de la surprise.
Maintenant, nous le savons, nous
devons nous préparer à tout, même
à une guerre de guérilla sur notre
territoire occupé. Si nous nous
contentons de mots, personne ne
nous prendra en considération.
Poutine a toujours démoralisé
les politiciens occidentaux en
faisant la démonstration de sa
détermination, de son absence
apparente de peur, et de sa
capacité à exploiter leur propre
frayeur ainsi que leur confusion.
Nous devons nous préparer
mentalement au pire et nous
dire, si terrifiant que cela puisse
paraître, que nous n’accepterons
jamais de vivre sous la férule du
dictateur du Kremlin, quel qu’en
soit le coût pour nous. Telle est,
dorénavant, notre nouvelle réalité.
Une réalité née de la guerre…
—Ihor Lossev
Publié le 17 mars
SOURCE
DEN
Kiev, Ukraine
Quotidien, 60 000 ex.
www.day.kiev.ua
Fondé en 1996, Den (“Le jour”)
est un journal d’information
et d’analyse centriste
et généraliste qui défend
avec énergie la souveraineté
de l’Ukraine.
Poutine restera
droit dans ses bottes
Les sanctions n’eff raient pas le président russe :
ni lui ni son électorat populaire n’ont pour ambition
d’améliorer leurs relations avec l’Occident.
—Nezavissimaïa Gazeta
Moscou
E n agitant la menace de sanc-
tions et de punitions “abs-
traites” contre la Russie
dans le but de l’isoler partielle-
ment, les hommes politiques occi-
dentaux tentent de faire reculer
Poutine dans l’affaire de Crimée.
Difficile de dire s’ils croient réelle-
ment au succès d’une telle tactique
ou s’ils sont vraiment obligés de se
conduire ainsi. En tout cas, pour
l’instant, Poutine ne recule pas
sous la pression, et rien ne laisse
prévoir une quelconque évolution
de son comportement.
L’un des principes du pouvoir
russe (et de Poutine en particulier)
consiste à ne jamais prendre
– ni changer – de décision sous
la pression. Et en tout cas, à ne
jamais paraître le faire sous la
contrainte. C’est le propre du
pouvoir: un pouvoir fort ne
fléchit pas, il agit exclusivement
en fonction de ses propres intérêts
(c’est-à-dire des intérêts du pays
et de la population). Il prévoit
les modifications éventuelles de
son environnement ainsi que
ses propres réactions face à ces
modifications. La libéralisation de
la législation électorale et les lois
sur les partis de 2010-2011 en sont
un exemple. Les protestations de la
rue ont été un facteur évident de
pression, mais le pouvoir a présenté
son revirement et ses réformes
comme préparés de longue date.
Dans le cas de la Crimée, tout
recul tout pas de côté de la part
du pouvoir russe serait interprété
comme une victoire de l’Occident.
Poutine et l’élite russe au pouvoir,
qui ont forgé année après année,
l’image d’un Etat souverain de plus
en plus inébranlable, ne peuvent se
satisfaire d’une telle interprétation.
C’est pourquoi ils ne reculent pas
et c’est pourquoi l’Occident, de
son côté, ne propose à Poutine ni
une alternative acceptable ni des
concessions lui permettant de
préserver son prestige.
Selon les résultats d’un récent
sondage du Centre national d’étude
de l’opinion publique (Vtsiom),
l’indice de confiance dans la
politique de Poutine a atteint
son maximum depuis trois ans,
dépassant les 70 %. Les événements
ukrainiens ne sont pas étrangers
↓ Dessin de Martyn Turner
paru dans The Irish Times,
Dublin.
à ce succès. Ce soutien à Poutine
se répand parmi les électeurs
sensibles à l’image créée par le
pouvoir et aux interprétations qui
lui sont proposées concernant les
sujets clés de l’information. Il s’agit
d’électeurs dont l’opinion compte
beaucoup pour le président russe et
dont les voix fondent sa légitimité
et son mandat.
Il faut se rendre à l’évidence :
l’électorat classique de Poutine
n’accorde guère d’intérêt ni de
valeur au renforcement des relations
avec l’Occident. L’élargissement des
relations avec l’Occident concerne
plutôt la classe moyenne, qui
s’est constituée et développée au
La tension se propage hors de Crimée
2 personnes ont été tuées dans la nuit
du 14 au 15 mars à Kharkiv lors d’une
fusillade entre nationalistes et prorusses
BIÉLORUSSIE
POLOGNE
Kiev
Lviv
UKRAINE
MOLD.
ROUMANIE Odessa
Kherson
Mer
200 km Noire
Sébastopol
La Crimée a voté
dimanche 16 mars
son rattachement
à la Russie à plus
de 96 %
EUROPE. 13
cours du boom économique des
années 2000 (dû aux exportations
de matières premières), et
qui demande maintenant son
émancipation économique et
politique. Cette classe moyenne
est effectivement effrayée à l’idée
d’un isolement de la Russie, d’un
nouveau rideau de fer ou d’un retour
partiel de la guerre froide. Mais
le troisième mandat de Vladimir
Poutine [depuis mai 2012] montre
que cette nouvelle classe moyenne
ne compte guère pour lui en tant
qu’électorat. L’élite dirigeante s’est
entièrement réorientée vers son
électorat de base et ne considère
la classe moyenne que comme un
élément idéologiquement proche
de l’opposition, mais de trop peu
de poids pour changer le pouvoir
dans le pays.
La posture de Poutine ne permet
pas de le caractériser comme un
homme pragmatique et souple. Il a
fait un choix ferme en faveur d’une
des parties prenantes du conflit
sociopolitique et idéologique.
Dans le paradigme qu’il a élaboré,
l’image d’un pays capable de lancer
des défis à l’Europe et aux Etats-
Unis, prenant ses décisions sou-
verainement et restaurant la justice
historique “sans laisser tomber
les siens”, fonctionne bien. Si les
Occidentaux veulent influer d’une
façon ou d’une autre sur la politique
de Poutine, s’ils veulent négocier, il
leur faudra apprécier avec plus de
finesse les changements à l’œuvre
dans le positionnement interne du
pouvoir russe.—
Publié le 17 mars
Un manifestant nationaliste
a été assassiné par des
prorusses à Donetsk le 16 mars
RUSSIE
Kharkiv
Dn
iep
r
Donetsk
Mer d’Azov
CRIMÉE RUSSIE
COURRIER INTERNATIONAL
80 soldats russes
contrôlent depuis
le 15 mars un
terminal gazier dans
la région de Kherson
14. EUROPE FOCUS CRIMÉE. Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↓ Dessin de Mix & Remix
paru dans Le Matin Dimanche,
Lausanne.
L’Occident doit le président Obama et l’Europe
n’ont pas fait grand-chose hormis
brandir de vagues menaces que
aider militairement Poutine aurait tort de prendre au
sérieux. Les Etats-Unis ont refusé
l’aide militaire d’urgence réclamée
l’Ukraine par l’Ukraine, et seuls quelques
avions de l’Otan ont été envoyés
dans les Etats baltes et en Pologne.
Face à un Vladimir Poutine de plus en vindicatif, Les illusions d’Obama et de ses
les Etats-Unis et l’Europe n’affichent qu’une faible conseillers n’ont pas tenu bien
longtemps. Lors de leur arrivée
détermination. à la Maison-Blanche, ils nous
ont gentiment expliqué que la
suprématie américaine devait
—The Wall Street un référendum à seulement deux céder la place à une nouvelle sécu-
Journal (extraits) New York choix. Les habitants de cette région rité collective mise en place par
ukrainienne pouvaient choisir la “communauté internationale”.
A u xxie siècle, vous ne pouvez entre être rattachés à la Russie tout
pas vous comporter comme de suite ou plus tard. Le résultat
au xixe siècle et envahir un était couru d’avance, et facilité par
pays sous n’importe quel prétexte”, a la présence des soldats russes et
Les Nations unies allaient être à
l’avant-garde de ce nouvel ordre
du xxie siècle dont le “droit inter-
national” et les traités antiprolifé-
déclaré John Kerry le 2 mars der- la propagande anti-ukrainienne.
nier alors que la Russie partait Le procha in ter r itoire à
à la conquête de la péninsule de conquérir pourrait bien être l’est de
Crimée, en Ukraine. Même si ce l’Ukraine. Les troupes russes sont
n’était pas son intention, le secré- massées à la frontière, et le 15 mars
ration définiraient les règles. Donc
la première réaction d’Obama
après l’invasion de la Crimée a
été de déclarer, comme Kerry,
que cette opération était “illé-
taire d’Etat américain a bien résumé des soldats et des hélicoptères de gale” et violait “la Constitution
la différence entre les dirigeants combat ont traversé la Crimée pour ukrainienne et le droit internatio-
occidentaux, qui vivent occuper une usine de nal”. Et Poutine a eu très peur…
dans le monde chimé- ÉDITORIAL gaz naturel en territoire Les hommes du xixe siècle
rique du droit international, et les ukrainien. Des manifestations, savent que l’ordre international
hommes forts du Kremlin, qui ne attisées par des agitateurs russes, est défini par la froide logique
comprennent que le langage de la dans les villes de l’est de l’Ukraine, de la volonté politique et de la
force. Et les hommes du xixe siècle à Donetsk et Kharkiv, pourraient puissance militaire. Puisque la
sont en train de prendre le dessus. bien créer un autre prétexte. puissance américaine est en recul,
Vladimir Poutine a consolidé Alors comment arrêter Poutine ? les Russes, avides de revanche, ont
sa mainmise sur la Crimée le Dans les deux semaines qui ont comblé ce vide avec un nouveau
dimanche 16 mars en imposant suivi l’occupation russe en Crimée, désordre mondial.
Soutenu par l’Iran et la Russie,
Assad avance en Syrie et va bientôt
écraser l’opposition. L’Iran est en
train d’armer des milices terroristes
au nord et au sud d’Israël. La
Chine fait vigoureusement valoir
ses prétentions territoriales et
développe sa puissance militaire.
Quant à Poutine, il a fait voler en
éclats les principes en vigueur
depuis la g uerre froide en
s’octroyant de nouveaux territoires.
Obama et ses conseillers vont-ils
abandonner leur vision angélique
du xxie siècle et donner une leçon
à ces Bonaparte en puissance ?
Dans ces pages, nous avons
rappelé la nécessité de sanctions
économiques et financières
importantes contre la Russie et ses
élites. Les sceptiques pensent que
l’Europe ne nous suivra jamais*.
Même si c’est vrai – et ce serait
alors un échec de la diplomatie
américaine –, rien n’empêche les
Etats-Unis d’imposer ses propres
sanctions et de contraindre les
banques étrangères à faire un
choix : elles font des affaires soit
avec la Russie, soit avec l’Amérique.
L’Occident doit également réagir
à l’agression de M. Poutine par la
dissuasion militaire. C’est-à-dire
offrir à l’Ukraine une aide militaire
afin de faire monter les enchères en
cas de nouvelle intervention russe.
Et surtout renforcer l’Otan pour
montrer à Poutine que l’invasion
d’un pays allié conduira à la guerre.
Les Etats-Unis et l’Europe doivent
intervenir au plus vite pour déployer
des troupes en Pologne, dans les
Etats baltes et autres pays de
l’Otan en première ligne. Il faudrait
également relancer le projet de
bouclier antimissile imaginé par
Bush. La volonté de revanche des
Russes doit également provoquer
un sursaut chez les Européens et les
amener à investir davantage dans
leur propre défense. A l’annonce du
résultat du référendum en Crimée,
la Maison-Blanche a publié une
déclaration : “A notre époque, il n’est
plus possible que la communauté
internationale reste immobile alors
qu’un pays s’approprie par la force
le territoire d’un autre pays.” Nous
verrons bien. Mais, avant toute
chose, Obama doit comprendre
que les adversaires de l’Amérique
n’ont que faire de sa vision irréaliste
du xxie siècle.—
Publié le 17 mars
* Le 17 mars, les Etats-Unis et l’Europe
ont annoncé de nouvelles sanctions,
contre un nombre limité de hauts
responsables russes et ukrainiens.
Sanctions jugées très insuffisantes
le lendemain par le Washington Post.
Après la crise,
un nouveau
krach ?
La situation en Ukraine
et les tensions entre
la Russie et l’Occident
ont déjà chamboulé
les marchés mondiaux.
Les suites du référendum
en Crimée pourraient
mener à une crise grave.
—The Daily Telegraph
Londres
J usqu’à présent, les mar-
chés financiers occiden-
taux restent étonnamment
sereins face à la crise ukrainienne.
Mais, au lendemain du référen-
dum en Crimée, qui vient de rati-
fier le rapt de facto de la péninsule
par Vladimir Poutine, combien
de temps ce calme pourra-t-il se
maintenir ?
Depuis la dissolution de
l’Union soviétique, la Russie
a progressivement accru son
intégration dans l’économie
mondiale. Il ne s’agit pas seulement
de Russes fortunés investissant
leurs gains (mal acquis ou non) dans
le marché immobilier londonien
et d’autres environnements plus
stables. Les flux d’argent entrant
en Russie sont même supérieurs
aux sommes qui quittent le pays.
Selon les chiffres de la Banque des
règlements internationaux, les
prêts d’établissements bancaires
étrangers à la Russie s’élèvent au
moins à 260 milliards de dollars,
soit un montant presque deux fois
supérieur aux avoirs russes estimés
en Occident. Parallèlement, les
échanges commerciaux bilatéraux
de la Russie ont dépassé les
100 milliards de dollars annuels.
Près d’un tiers des importations
européennes de gaz, de charbon et
de pétrole proviennent de Russie,
et les entreprises étrangères y
procèdent à des investissements
directs colossaux.
Confrontation. Les chefs d’Etat
occidentaux ont d’ores et déjà
écarté toute intervention mili-
taire en réaction à l’agression
russe. Comme le calcule Vladimir
Poutine, de lourdes sanctions
[économiques] ne sont pas non
plus à l’ordre du jour : nul doute
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
qu’une guerre commerciale décla-
rée serait dévastatrice pour toutes
les parties. Cependant, les flux de
capitaux entre Russie et Occident
sont déjà sérieusement perturbés
dans la perspective de mesures
plus modestes du type gels d’actifs
ou restrictions sur les voyages :
les Russes retirent des milliards
placés dans les banques occiden-
tales, les Occidentaux se débar-
rassent de leurs avoirs russes, et
Moscou, soucieux de défendre le
rouble, se presse de liquider ses
bons du Trésor américain.
Or ces événements surviennent
à un moment particulièrement
délicat pour l’économie mondiale.
Les marchés émergents, Chine
comprise, connaissent un ralen-
tissement brutal ; le spectre de la
déflation plane sur la zone euro ;
au Japon, la politique économique
de Shinzo Abe, pensée pour sortir
l’économie de vingt années de
marasme, montre des signes
d’essoufflement. Simultanément,
la volonté de Washington de
sevrer l’économie américaine
de son addiction aux stéroïdes
monétaires provoque de graves
symptômes de manque un peu
partout dans le monde. Alors que
de nombreux pays, dont le nôtre,
peinent encore à se remettre de
la récession, il ne faudrait sans
doute pas grand-chose pour que
l’économie mondiale connaisse
un nouveau séisme.
Une confrontation avec la Russie
sur la crise ukrainienne était donc
la dernière chose dont le monde
avait besoin ces temps-ci. Certes,
les considérations économiques
doivent passer après la cause
plus noble qu’est la défense du
droit international. Pourtant,
c’est l’interconnexion entre
politique et économie qui rend
la situation actuelle si périlleuse
et si déstabilisante, et qui rend
si explosive cette crise, qui, bien
que grave, serait dans d’autres
circonstances maîtrisable. Pas
plus que Vladimir Poutine, les
Occidentaux ne peuvent se payer
le luxe d’un nouvel effondrement
économique mondial. —
Publié le 16 mars
Adieu, chère Crimée !
“Je n’attends plus rien de bon dans mon pays”, écrit
la jeune Ukrainienne Ana Gordijenko, 25 ans, avant
de quitter sans retour Simferopol, sa ville natale.
—Die Tageszeitung Berlin
M a Crimée adorée, tu as
tellement changé, je ne te
reconnais plus. Je me rap-
pelle notre première rencontre.
C’est ici que je suis venue au
monde, tu étais déjà là depuis
une éternité. Ma ville natale est
Simferopol. C’est là que je suis
allée à la maternelle puis à l’école,
puis à l’université. De nombreux
amis de tous les coins du monde
me considéraient comme une
sacrée veinarde d’être née dans
l’un des plus beaux coins de
l’Ukraine – la Crimée, qui brillait
comme une perle magnifique.
Plus je grandissais, plus je
t’admirais. Ce qui te rend si
exceptionnelle, c’est ta diversité
et l’harmonie qui règne chez toi.
Il y avait tellement de peuples
différents et tellement de religions
qui se sentaient chez eux ici.
C’était une coexistence pacifique.
Tout est différent maintenant.
“Il n’y a pas de vie hors de Crimée !
se disaient les gens. L’homme
n’a qu’une vie – il devrait la vivre
en Crimée !” Et pourquoi ? La
presqu’île possède tout ce qu’il
faut pour rendre heureux. Bordée
de deux mers, elle a de hautes
montagnes, de vastes steppes et
des forêts sur lesquelles s’étend
un ciel bleu azur. Que peut-on
souhaiter de plus ?
Mais les gens jouent parfois
un vilain jeu. Cette médaille a
malheureusement toujours un
revers : il y a toujours eu des gens
qui brûlaient de s’approprier cette
terre.
Et c’est exactement ce qui s’est
passé en février 2014, quand
Vladimir Poutine a envoyé des
troupes en Crimée. Des étrangers
ont enfoncé à coups de pied la
EUROPE. 15
↓ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
porte de chez moi, la Crimée.
Je n’aurais jamais imaginé voir
un jour la Crimée en guerre. Je
n’aurais jamais pensé entendre
un jour des tirs de sommation
siffler juste parce que quelqu’un
me trouvait suspecte.
Aujourd’hui, je viens pour la
première fois d’acheter un billet
de train sans retour. Je m’enfuis
de chez moi. Je laisse mon travail,
que j’aime, et mon appartement
va rester vide. Je ne sais pas ce
que l’avenir me réserve mais je
suis sûre d’une chose : il n’y a
plus rien de bon qui m’attend
en Crimée.
Propagande. Il n’y a
rien de pire que la peur.
Et la peur est ma fidèle com-
pagne depuis deux semaines.
Crimée, pourquoi me regardes-
tu si méchamment ? C’est moi, ta
fille qui t’aime de tout son cœur.
Ne me chasse pas ! Je t’en supplie !
Il y a une semaine, en plein
Simferopol, on a essayé de
m’arracher ma vichivanka, la
chemise ukrainienne brodée.
Je marchais dans la rue quand
une femme s’est jetée sur moi
en hurlant. Elle m’a traitée
de “banderovza” [bandériste],
c’est-à-dire de sympathisante de
Stepan Bandera, le chef nationaliste
extrémiste de l’ouest de l’Ukraine.
La propagande des médias du
Kremlin sur la Crimée serine que m’éloigne de mes amis et de ma l a p u i s s a nt e m a c h i n e d e
les patriotes ukrainiens sont tous famille. Qu’y a-t-il de pire que propagande russe, c’est comme
des fascistes. Quand on parle d’être chassé de chez soi ? Mon se placer sans arme devant un
ukrainien dans la rue, les gens cœur est déchiré d’humiliation et char. La seule chose qui permet
croient que ceux-ci ont conquis de désespoir. Le référendum n’est d’espérer, c’est de savoir que
la Crimée. Mais comment puis-je rien d’autre que du cinéma. Il va l’Ukraine est une et indivisible.
vivre quand mon cœur et mon âme séparer pendant longtemps mon Les Ukrainiens se considèrent
parlent la langue ukrainienne ? cœur, qui est en Crimée, de mon désormais comme une nation
Il est désormais dangereux âme, qui vit en Ukraine. – merci Vladimir Poutine !
d’aimer son pays natal. La Crimée Ce qu’il reste, c’est la prière et —Ana Gordijenko
est devenue un abîme. Le train la foi en la vérité. Car combattre Publié le 17 mars
16. EUROPE
UNION EUROPÉENNE
Fausse bonne idée
démocratique
à Bruxelles
Le prochain président de la Commission
européenne sera pour la première fois,
en théorie, élu par les eurodéputés.
Une réforme a priori démocratique
qui pourrait se révéler contre-productive.
—The Economist
(extraits) Londres
A Bruxelles, personne ne vous
entend crier.” Ce trait de
cynisme est tiré de la série
télévisée danoise Borgen, dans
laquelle le Premier ministre tente
de se débarrasser de collabora-
teurs encombrants en les faisant
nommer à la Commission euro-
péenne. Le fait est que la capitale
belge regorge de responsables
politiques de second rang dont
les activités bruxelloises passent
tout à fait inaperçues dans leur
pays. Mais la partie qui s’annonce
avec les nominations européennes
des prochains mois promet toute-
fois d’être plus intéressante que
d’ordinaire.
Conséquence de la crise écono-
mique, l’Union européenne (UE)
s’invite aujourd’hui de plus en plus
dans les affaires politiques natio-
nales. Les élections européennes
de mai pourraient voir la montée
de partis antieuropéens, aussi
bien à la droite qu’à la gauche du
spectre politique. Et ces élections
seront l’occasion d’une expérience
hasardeuse appelée en allemand
“Spitzenkandidaten”, c’est-à-dire
des têtes de liste.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↙ Têtes de liste. Guy Verhofstadt,
Martin Schulz, Jean-Claude Juncker.
Dessin de Schrank paru
dans The Economist, Londres.
Alors que le président de
la Commission européenne a
jusqu’à présent été désigné à
l’issue d’obscures tractations
entre dirigeants, l’idée est désor-
mais de le faire élire de manière
indirecte. Pour ce faire, chaque
grande famille politique pré-
sente au Parlement européen
doit sélectionner une tête de
liste. L’alliance de centre gauche
des socialistes et des démocrates
(S&D) a choisi Martin Schulz,
social-démocrate allemand et
président du Parlement euro-
péen ; les libéraux de l’Alliance
des démocrates et des libéraux
pour l’Europe (ADLE) ont nommé
l’ancien Premier ministre belge
Guy Verhofstadt, et les conser-
vateurs du Parti populaire euro-
péen (PPE) ont désigné Jean-
Claude Juncker, ancien Premier
ministre du Luxembourg.
Rien que de très démocratique,
me direz-vous. En reprenant le
schéma de scrutins nationaux,
les partisans de cette méthode
espèrent susciter un regain d’in-
térêt chez les électeurs et balayer
les accusations des euroscep-
tiques qui reprochent aux res-
ponsables européens de ne pas
avoir été élus. Sauf que l’UE n’est
pas un Etat et que la Commission
européenne n’est pas un gouver-
nement. La présence de têtes de
liste ne permet nullement aux
électeurs d’influer plus directe-
ment sur le cours des choses à
Bruxelles. Les décisions continue-
ront d’être entourées de mystère.
Désagréable surprise. La poli-
tisation de la Commission pour-
rait en outre nuire à son rôle
d’arbitre impartial, notamment
en matière de contrôle du marché
unique et des politiques écono-
miques nationales. Le traité de
Lisbonne est ambigu sur cette
question, car il indique seule-
ment que les chefs d’Etat et de
gouvernement européens devront
proposer un candidat “en tenant
compte” du résultat des élections
européennes. Leur candidat doit
ensuite “être élu” à la majorité
“Quand les choses
deviennent
sérieuses,
il faut mentir”
absolue par le Parlement euro-
péen. Angela Merkel a eu la désa-
gréable surprise de découvrir
l’ampleur des pouvoirs transfé-
rés au Parlement par ce traité.
En dépit de ses appréhensions,
elle a toutefois accepté le prin-
cipe des têtes de liste.
En désignant Martin Schulz,
Guy Verhofstadt et Jean-Claude
Juncker, le système a pourtant
clairement échoué à faire émer-
ger les responsables les plus talen-
tueux de l’UE.
La nomination de Jean-Claude
Juncker pour le PPE est parti-
culièrement navrante. Premier
ministre du Luxembourg pendant
dix-neuf ans (jusqu’en décembre
dernier), il ne peut guère incar-
ner le renouveau démocratique
dont l’UE a si désespérément
besoin. En tant que ministre des
Finances, puis en tant que Premier
ministre et président de l’Euro-
groupe, Juncker a en outre joué
un rôle majeur dans le déclen-
chement de la crise de la zone
euro. Son comportement obs-
tiné lors de réunions d’urgence
en fin de soirée fait jaser tout
Bruxelles, de même que son affir-
mation – faite au plus fort de la
crise – selon laquelle, “quand les
choses deviennent sérieuses, il faut
mentir”. Son expérience de négo-
ciateur ferait de lui un meilleur
candidat au poste de président du
Conseil européen (qui rassemble
les chefs d’Etat et de gouverne-
ment européens), auquel irait
d’ailleurs sa préférence.
Pourquoi donc Angela Merkel
l’a-t-elle poussé à être tête de
liste ? Parce qu’il parle allemand
et peut donc affronter Martin
Schulz à la télévision allemande.
Ce qui met en lumière un autre
problème : dans une organisation
comprenant un grand nombre
de petits et de moyens pays, le
principe des têtes de liste met
naturellement en vedette les
poids lourds recueillant le plus
de suffrages.
L’ancienne méthode consis-
tant à désigner le président de
la Commission avait de quoi
déplaire, mais le remède employé
aujourd’hui semble pire que le mal.
Situation dangereuse. Si les
Britanniques s’opposent à l’idée
des têtes de liste, c’est surtout par
principe et par hostilité contre
Martin Schulz. Mais ils n’ont pas
beaucoup d’amis et ne peuvent
pas faire jouer leur veto seuls. Si
le PPE perd les élections à cause
du retrait des conservateurs de
David Cameron (en 2009), le
Royaume-Uni comptera encore
moins d’alliés.
Les responsables européens
tenteront de reprendre les choses
en main lors d’un sommet deux
jours après le vote. Au bout du
compte, la balle sera dans le camp
d’Angela Merkel. Nul doute qu’elle
préférerait avoir plus de choix,
avec par exemple une techno-
crate comme la patronne du
FMI, Christine Lagarde, l’an-
cien Premier ministre italien,
Enrico Letta, l’actuel Premier
ministre irlandais, Enda Kenny,
ou son homologue danoise, Helle
Thorning-Schmidt.
La situation comporte toute-
fois plusieurs dangers. Si le PPE
l’emporte et que la chancelière
allemande soutient la nomina-
tion de Jean-Claude Juncker au
Conseil européen, son double
jeu à propos des têtes de liste
sera révélé au grand jour. Mais, si
les socialistes et les démocrates
sont victorieux et qu’elle rejette
la candidature de Martin Schulz
de crainte de se retrouver face à
un rival idéologique à Bruxelles
ou de provoquer une réaction
antiallemande, elle pourrait être
confrontée à des tensions avec
les sociaux-démocrates au sein
de sa propre coalition. Quel que
soit son choix, l’UE, déjà fragili-
sée, pourrait se retrouver dans
une terrible impasse.—
Publié le 15 mars
18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Société.
Anelka, retour
à la case banlieue
Le footballeur a célébré son dernier but par une “quenelle”
qui lui vaut le licenciement. Le signe d’une adhésion sans
faille à des cités imprégnées d’antisémitisme.
—The Guardian Londres
S i les trois hommes dési-
gnés pour juger l’affaire
de la “quenelle” de Nicolas
Anelka avaient eu des ressources
illimitées, ils auraient pu commen-
cer leur enquête par une visite au
square Van Gogh. Cette reproduc-
tion à petite échelle d’une France
rurale idéalisée – avec ses rangées
de maisons aux toits de tuile et aux
volets de bois – a été construite
dans les années 1970 dans le quar-
tier de la Plaine de Neauphle, à
Trappes, une banlieue située à 35
kilomètres de Paris. C’est là, dans
la rue du Moulin-de-la-Galette, qui
doit son nom à un tableau buco-
lique de Van Gogh, qu’Anelka a
grandi, dans un environnement
plein de paradoxes.
La Plaine de Neauphle, dont
les cités de différentes couleurs
portent le nom de grandes figures
de la culture française, est le fruit,
d’un projet d’urbanisme. Ses
habitants viennent pour la plupart
d’anciennes colonies françaises
telles que l’Algérie, le Maroc, la
Tunisie, les Antilles et le Vietnam.
Quand j’ai visité l’endroit, en 1999,
pour chercher à comprendre le
comportement surprenant de ce
prodige de 19 ans qui marquait
des points pour l’équipe d’Arsenal
sans jamais célébrer ses buts, il
figurait déjà parmi les “quartiers
difficiles*” de l’Hexagone.
“Un ghetto, beaucoup d’enfants,
beaucoup de chômage, pas mal de
drogue, beaucoup de mécontents,
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
beaucoup de délinquance”, m’a
expliqué Claude Rondeau, le
commissaire de police de Trappes,
assis à son bureau sous des posters
de Zinedine Zidane et de Youri
Djorkaeff, les vedettes de l’équipe
qui avaient gagné la Coupe du
monde l’année précédente. “Les
jeunes se rassemblent le soir. Parfois
ils mettent le feu à des voitures.”
Rejetés. Cet homme m’a raconté
que les parents d’Anelka – le père
secrétaire dans une école et la
mère employée de la poste, tous
deux originaires de la Martinique
– étaient des gens bien. “Mais dans
ces banlieues les garçons passent leur
temps dans des bandes et se sentent
rejetés par la société. Ils détestent
la police, ils détestent l’autorité,
↙ Dessin de Beppe Giacobbe,
Italie.
ils attaquent des bus parce que les
chauffeurs portent un uniforme.
Nicolas ne figurait pas parmi les
pires, ce n’était pas un mauvais
garçon. Mais dans ces banlieues
l’éducation jouait un rôle.”
Le chef de la gendarmerie ne
parlait pas de l’enseignement
scolaire, qui comporte des
cours d’histoire de l’Holocauste,
inscrite dans le programme des
écoles françaises. Ces cours ont
été invoqués par l’avocat de la
Fédération anglaise (FA) pour
renforcer la thèse que la quenelle
exécutée par Anelka après son
premier but de la saison avec West
Bromwich Albion, en décembre,
avait une connotation antisémite.
Si Anelka a bien assisté à ces cours,
ses bulletins scolaires donnent
à penser qu’il n’était pas très
attentif.
Remodeler le monde. Même s’il
a passé une partie de son adoles-
cence à Clairefontaine, le centre
de formation de la Fédération
française de football, dans sa
tête il n’a jamais vraiment quitté
Trappes. Durant les années pas-
sées à Londres, alors qu’il gagnait
déjà pas mal d’argent, il y retour-
nait à chaque occasion. “Mes amis
sont toujours ici, expliquait-il alors.
Des gens peuvent dire que j’ai changé,
mais je sais que ce n’est pas vrai.
Je n’oublie jamais rien, surtout pas
mes racines.”
Sa véritable éducation, il l’a
donc reçue de son environnement
culturel. C’est cet univers que
décrit The French Intifada, un livre
publié le 6 mars où Andrew Hussey,
doyen de l’Institut de l’Université
de Londres à Paris, se penche sur
l’histoire coloniale de la France
pour tenter d’expliquer le malaise
des jeunes des banlieues.
Au cours des semaines qu’il
a passées à Bagneux, dans la
banlieue parisienne, Andrew
Hussey a noté un phénomène
troublant : “Plus le temps s’écoulait et
plus je relevais dans les conversations
des allusions aux synagogues, aux
Israéliens et aux Juifs, comme un
code secret que j’aurais peu à peu
déchiffré. Ces allusions étaient
faites dans l’argot des banlieues.
Des expressions racistes comme
“sale Juif”, “sale yid”, “sale feuj”,
“youpin”, “youtre”, étaient utilisées
couramment. J’entendais parler de
tous les crimes des Juifs, même s’il
était difficile de trouver quelqu’un qui
en avait fréquenté un. On n’a pas
besoin de fréquenter des Juifs, on
sait comment ils sont, m’a expliqué
Grégory, un musulman qui voulait
devenir rappeur. Mais c’est bien
là le problème : personne ne sait
vraiment comment ‘ils’sont. J’ai eu
l’impression que la haine des Juifs
– comme le fait de soutenir l’équipe
d’Arsenal ou d’écouter le groupe de
rap NTM – était devenue un critère
décisif d’identité dans les banlieues.”
A nd re w Hu sse y mont re
comment, pour les enfants
des immigrés nord-africains,
cet antisémitisme – avec ses
explosions parfois meurtrières –
a des r ac i nes h istor iques
beaucoup plus profondes que les
persécutions nazies ou l’Intifada
palestinienne. Ces origines sont
à moitié enterrées dans un passé
que peu d’entre nous connaissent
en détail mais qui a nourri
la Tribu Ka, une organisation
similaire à la Nation de l’islam
d’Elijah Muhammad, aujourd’hui
interdite en France, et Kémi Séba,
son porte-parole, éloquent et
charismatique, une sorte de Louis
Farrakhan français.
Anelka se conduit parfois
comme un imbécile mais il n’est
pas stupide, et, lorsqu’il a prétendu
ignorer le rapport entre la quenelle
de Dieudonné et l’antisémitisme,
on peut dire qu’il n’était pas
sincère. En creusant un peu plus,
les membres de la commission
pourraient découvrir d’autres
niveaux de vérité et appliquer
une sanction appropriée.
Mais que faire face à une
génération de jeunes – dont
beaucoup sont fans de foot
et cer ta ins footba lleu rs
professionnels – qui s’identifient
plus facilement à Al-Qaida et
aux talibans qu’à leur propre
gouvernement ? Frustrés par
l’indifférence des autorités, ils
recherchent leur propre système
de croyance, le plus souvent en
embrassant l’islam, religion à
laquelle Anelka s’est converti
il y a dix ans. C’est ainsi qu’ils
choisissent leur camp dans la
bataille qui fait rage depuis des
siècles et qui, une fois encore, est
en mesure de remodeler le monde.
L’été dernier, le commissariat
de Claude Rondeau a été attaqué
à Trappes par des musulmans
mécontents qu’une femme voilée
ait été soumise à un contrôle
d’identité. Les millions de livres
gagnés par Anelka en près de vingt
ans de carrière n’ont pas suffi à
le couper de ses racines et de ce
genre de ressentiment.
—Richard Williams
Publié le 7 mars
* En français dans le texte.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014 FRANCE. 19

↙ Dessin de Burki paru dans

POLITIQUE 24 heures, Lausanne.

Sarkozy, un taureau chercheur se penchera peut-être sur le rôle

qu’a joué dans l’affaire la personnalité insai-
sissable de François Hollande. Et notam-
sentimental ment sa rupture avec Valérie Trierweiler.
Car la façon dont l’actuel locataire de l’Ely-
sée a géré cette séparation (et c’est bien
Plus que la nostalgie du pouvoir, c’est la détestation dont il a été le mot, car il l’a gérée comme il aurait pu
l’objet qui continue de le hanter. L’ex-président doit séduire gérer une affaire politique) a donné de lui
de nouveau. Dans cette reconquête, Carla reste un atout de choix. l’image d’un homme froid et tortueux. Et
Sarkozy est tout le contraire. Il peut être
vaniteux, fanfaron, inconstant, colérique…
Mais c’est aussi un homme fougueux et
sentimental, clair et franc, qui charge
bille en tête, comme un taureau. “J’ai tou-
jours apprécié cette franchise, qui contraste
avec l’hypocrisie parisienne. Nicolas Sarkozy
joue toujours franc jeu, à la loyale. C’est aussi
quelqu’un d’affectif, et on pardonne toujours
aux affectifs”, estime l’ancien directeur du
Point Franz-Olivier Giesbert, qui ne lui
garde aucune rancune bien qu’il ait subi
ses accès de colère et ses menaces.
“On le présente comme un homme agressif,
mais Sarkozy est tout le contraire du portrait
qu’on fait de lui”, juge quant à elle Isabelle
Balkany, une amie intime depuis plus de
trente ans. “C’est un homme tendre et affec-
tueux, avec un formidable sens de l’amitié.
En revanche, c’est vrai, il sait ce qu’il veut et
comment y parvenir, il est très travailleur et
“Les scandales
ne parviennent pas
pour le moment
à éroder son image”
pragmatique, c’est un homme d’action.” Qu’il
ait fait de l’immigration l’un de ses prin-
cipaux chevaux de bataille (en partie par
conviction, mais aussi par calcul électo-
ral) n’est pas la seule des contradictions du
personnage. Fondamentalement pragma-
tique, voire opportuniste, Nicolas Sarkozy
n’est pas vraiment un homme aux convic-
tions inébranlables. Il peut défendre un
jour la discrimination positive pour favo-
riser l’intégration des immigrés et le len-
demain montrer du doigt les étrangers
comme la cause de tous les maux du pays.
Une chose est sûre : le petit Nicolas
Sarkozy a été marqué par son statut d’en-
fant d’immigrés, et un sentiment proche de
celui de l’exclusion a laissé son empreinte
sur sa personnalité et sa façon d’envisa-
ger sa carrière politique.
Autant dire que, s’il décide un jour de
faire son retour, personne ne pourra l’en
empêcher.
—Lluís Uría
Publié le 15 mars

—La Vanguardia Barcelone Pour Nicolas Sarkozy, assoiffé de recon-

naissance depuis l’enfance, chassé bruta-

N icolas ! Nicolas ! Nicolas, reviens !” Il lement du pouvoir en mai 2012 au terme

suffit à Nicolas Sarkozy de mettre le d’un seul mandat, alors qu’il pensait méri-
pied dans une salle de théâtre, n’im- ter les vivats de la nation entière pour sa
porte laquelle, où se produit son épouse, détermination face à la crise mais qu’il
la chanteuse Carla Bruni, pour que reten- était détesté par des Français exaspérés par
tissent à ses oreilles ravies les acclamations son tempérament excessif et sa politique
d’une grande partie du public. Tant et si bien erratique, le revirement qui s’opère en sa
qu’il semble parfois que c’est lui la vedette. faveur dans l’opinion française doit sonner
Tous les regards cherchent à capter celui de à ses oreilles comme une musique céleste.
l’ancien président. Toutes les mains veulent Oui, certains commencent à le regretter.
serrer les siennes. Amateur sincère de la Si les scandales l’assaillent (il en a
musique de sa femme, en pleine tournée dépassé certains, mais d’autres, comme
de promotion de son album Little French les soupçons de favoritisme au profit de
Songs (qui la conduira le 19 juin prochain l’homme d’affaires Bernard Tapie, pour-
à Barcelone), Sarkozy n’a manqué aucun raient être lourds de conséquences judi-
de ses concerts ces dernières semaines. ciaires), ils ne parviennent pas pour le
Par amour, et rien que par moment à éroder son image.
amour ? Personne n’est dupe. OPINION Mieux, la découverte récente
Nicolas Sarkozy répète à qui des enregistrements secrets
veut l’entendre qu’il est retiré de la poli- de son ancien conseiller Patrick Buisson
tique et assure n’avoir en principe (il fait et des écoutes téléphoniques mises en
en sorte de toujours insérer ici une marque place par les magistrats chargés de l’af-
du conditionnel) aucune intention d’y reve- faire Kadhafi l’a même, pour l’heure, élevé
nir. Mais personne ne le croit. Et lui veille au rang de victime – or c’est un rôle dans
à bien entretenir la flamme. A préparer le lequel il excelle. Lors de son concert du
terrain. L’élection présidentielle de 2017 11 mars à l’Olympia, Carla Bruni a même
approche, comme on dit, à grands pas, et ironisé en détournant les paroles de son 



   



son rival, le président François Hollande, célèbre titre – “Quelqu’un m’a dit… qu’on
ne pourrait être plus mal placé : le socia- nous écoute” –, suscitant dans l’assistance
liste a réussi à battre tous les records d’im- plusieurs “Traîtres !”
popularité de l’histoire de la Ve République Bref, Sarkozy remet une partie des
– y compris le sien. Français dans sa poche. Un jour, un
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Inde. Une
cantine dans
tous ses Etats
La scission de l’Andhra Pradesh
va donner naissance à un nouvel Etat :
le Telangana. Un casse-tête pour
le restaurant de la “Maison” de l’Andhra
Pradesh, à New Delhi.
—Live Mint New Delhi
A u mois de février, le Par-
lement a approuvé la scis-
sion de l’Andhra Pradesh,
Etat créé en 1965 pour réunir les
locuteurs de telougou du sud de
l’Inde. Cette initiative met fin à
soixante ans de luttes menées
par les habitants du Telangana
pour avoir leur propre Etat. La
région de Rayalaseema et celle
du littoral formeront le nouvel
Etat amputé d’Andhra Pradesh,
également connu sous le nom de
Seemandhra.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↙ Dessin de Vázquez
paru dans El País, Madrid.
Chaque Etat indien est repré-
senté à New Delhi, capitale de
l’Union indienne, par sa bhavan,
ou “Maison”. Chaque bhavan pos-
sède une cantine qui sert des spé-
cialités de la région. Gérée par la
société Sai Caterers, la cantine de
la Maison de l’Andhra Pradesh
n’est pas seulement ouverte au
public, elle est aussi extrême-
ment populaire.
Va-t-elle devenir la cantine du
Seemandhra (selon un employé,
la plupart des serveurs et des cui-
siniers viennent du littoral) ? La
question de sa future appartenance
a commencé à se poser en juil-
let 2013, quand le gouvernement
a décidé de nommer Telangana le
29e Etat résultant de la scission.
Les journaux de la ville ont publié
des articles sur le train-train habi-
tuel de la cantine, fournissant des
détails évocateurs sur la foule qui
s’y pressait, sur ses serveurs, ses
hauts plafonds, ses galettes et ses
délicieux pickles.
Confronté à l’imminente dispa-
rition de l’Andhra Pradesh dans sa
forme actuelle – une réalité désor-
mais inéluctable –, un employé
de longue date de la cantine est
si inquiet qu’il ne consent à me
parler qu’une fois que “les choses se
seront tassées”. Dans l’atmosphère
âcre de la cantine, il m’explique :
“Notre Etat traverse une crise et j’es-
saie simplement de faire mon tra-
vail. Alors, s’il vous plaît, mangez
mais ne me posez pas de questions
sur le Telangana.”
“Ce sera bientôt notre cantine”,
commente à son tour mon voisin
de table, un certain M. Srinivas.
Ce jeune cameraman de la chaîne
Sakshi, basée à Hyderabad, s’est
rendu à New Delhi pour couvrir
l’affaire. En montrant du doigt
son bol de rasam [soupe épicée à
la tomate], il me dit : “La vraie cui-
sine telougou vient de la région du
Telangana. Ça, c’est de la cuisine du
Seemandhra.”
Un observateur extérieur peut
avoir du mal à faire la distinc-
tion. “La cuisine traditionnelle du
Telangana est à base de céréales
comme le millet et le sorgho et elle est
plus sèche que celle du Seemandhra,
qui comporte davantage de plats
mouillés”, explique Charmaine
O’Brien, auteur du tout nouveau
Penguin Food Guide to India. “La
cuisine du Telangana dénote une
influence indo-musulmane (sèche,
épicée, texture ferme), alors que celle
du Seemandhra est plus typique du
sud de l’Inde (mouillée, peu épicée,
à base de riz, goûteuse)”, écrit-elle
dans un courriel.
Le découpage du pays continue
Futur Etat du Telangana
MAHARASHTRA CHHATTISGARH
TELANGANA
Hyderabad*
Vijayawada
KARNATAKA
a
ANDHRA PRADESH
m
Rayalaseema
e
S
Chennai
Bangalore
TAMIL NADU (Madras)
Si la cantine de la Maison de
l’Andhra Pradesh est si particu-
lière, c’est parce que c’est l’un
des rares endroits à New Delhi
à offrir des spécialités de cette
région. Selon son cofondateur,
Kinranmayi Bhushi, un anthropo-
logue qui dit avoir des liens aussi
bien avec le Seemandhra qu’avec
le Telangana, “il n’y a pas de diffé-
rences marquées entre les cuisines de
ces deux régions, mais je pense que les
habitants du nouvel Etat vont affir-
mer leur identité en faisant revivre
des plats oubliés et la revendiquer
fièrement en proclamant qu’il s’agit
de la cuisine du Telangana”.
“Je peux déjà prévoir l’avenir”,
affirme le cameraman en entamant
son plat de dal [lentilles] et de riz.
“Il y aura deux cantines concur-
rentes. Si vous aimez le biryani [plat
à base de riz], vous irez à celle du
Telangana et si vous aimez les pickles,
vous irez à celle du Seemandhra.”
En 2000, quand l’Etat du Bihar
a été scindé en deux pour créer
le Jharkhand [dans le nord-est
de l’Inde], aucun trouble n’a été
signalé chez les épicuriens de New
Delhi. Mais la cantine sert généra-
lement du curry du nord de l’Inde
et c’est seulement sur commande
qu’on peut y manger des plats tra-
ditionnels plus locaux.
Même si la cantine de l’Andhra
Pradesh est toujours aussi bondée,
on est pris d’émotion quand on
pénètre dans le hall de la bhavan.
Une carte d’irrigation détaillée
de l’Andhra Pradesh fait face à de
gigantesques panoramas des sites
touristiques de l’Etat – ses pitto-
resques lagunes et ses imposantes
“Si vous aimez
le biryani, direction
le Telangana”
Limite actuelle de l’Andhra Pradesh
ORISSA
Golfe
d
h
r
a
du Bengale
* Hyderabad sera la
capitale commune au
n Telangana et à l’Andhra
Pradesh pendant dix ans.
COURRIER INTERNATIONAL
200 km
villes-temples. Ces installations
du département du tourisme de
l’Andhra Pradesh ne seront bien-
tôt plus que des souvenirs. Sur
un côté du hall se dresse un petit
sanctuaire dédié à Venkateswara
[incarnation du dieu Vishnou].
Un prêtre en habit blanc espère
que le Seemandhra conservera
la bhavan et que le Telangana
construira la sienne ailleurs.
Une boutique de tissages de la
coopérative publique Apco, gérée
par l’Etat de l’Andhra Pradesh,
donne sur la galerie extérieure
qui relie le hall à la cantine. “Elle
sera peut-être divisée en deux”,
avance le responsable de la bou-
tique, Padam Bahadur, en préci-
sant qu’il ne plaisante qu’à moitié.
Les rayons sont garnis de tuniques
en khadi [coton brut] d’Hydera-
bad – une ville qui reviendra au
Telangana, même si elle reste
la capitale commune des deux
Etats pendant une décennie. “La
partie Seemandhra de la boutique
proposera des saris en coton de
Vijayawada et de Rajahmundry”,
poursuit le responsable. Avant
d’affirmer, à propos de la can-
tine : “Je continuerai d’y manger.
Etant originaire du Népal, j’aime la
cuisine des deux régions. Elles sont
pratiquement identiques.”
Derrière le portail en fer de la
cantine se dresse une statue en
pierre de Tanguturi Prakasam
(1872-1957), le ministre en chef de
l’Etat de l’Andhra, devenu ulté-
rieurement l’Andhra Pradesh. Elle
a été inaugurée en 1992 par P. V.
Narasimha Rao, l’unique Premier
ministre du pays originaire de
cet Etat. La tête de la statue est
légèrement tournée vers le haut,
comme s’il regardait au loin. Si
seulement il avait su…—
Publié le 8 mars
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↙ Père et fils fêtent
l’élection de Rand Paul
au Congrès, en 2010.
Photo Ed Reinke/AP/Sipa
amériques
— The New York Times
(extraits) New York
E n septembre 2013, des
libertariens de tout poil
– militants anti-impôts,
manifestants antiguerre et “tru-
Etats-Unis. thers”, qui soupçonnent le gouver-
nement fédéral d’être impliqué dans
les attentats du 11 septembre 2001 –
se sont rassemblés à la Liberty
Rand Paul, Political Action Conference [la
convention libertarienne], impa-
tients de voir l’étoile montante
de leur mouvement. Sur scène, le
nouvelle sénateur du Kentucky, Rand Paul,
a souligné que, pour être viable,
le Parti républicain devait se rap-
coqueluche
procher des jeunes et des minori-
tés. A peine les applaudissements
s’étaient-ils tus qu’il est parti. Il n’a
même pas attendu le discours de
de la droite son père, l’ex-député du Texas Ron
Paul. Rand a filé pour évoquer de
nouveau l’avenir du Parti conser-
vateur, mais cette fois devant un
public de républicains venus écou-
Libertarien comme son père avant lui, ter de potentiels présidentiables.
le sénateur du Kentucky pourrait bien Alors qu’il tâte le terrain pour
l’élection présidentielle de 2016,
se présenter à l’élection présidentielle Rand Paul tente de faire en sorte
de 2016 sous étiquette républicaine. que le courant libertarien, long-
temps confiné à la marge de la vie
politique américaine, soit davan-
tage reconnu. Depuis trois ans il est
devenu une voix importante dans
les débats qui agitent Washington,
de la surveillance exercée par l’Etat
aux dépenses publiques en passant
par le Moyen-Orient.
Avec sa manœuvre d’obstruc-
tion parlementaire qui lui a valu
l’attention de tout le pays – un dis-
cours de treize heures prononcé
en mars 2013 contre les frappes
de drones d’Obama –, Rand Paul a
gagné l’admiration des ténors répu-
blicains. “C’est un candidat crédible
à un mandat national, estime Mitt
Romney, rival républicain d’Obama
à la présidentielle de 2012. Il a su
exploiter à son avantage le sentiment
croissant que le gouvernement fédé-
ral est devenu trop envahissant.”
Si Rand Paul tire certains béné-
fices de la carrière de son père, il
doit aussi en porter le fardeau. “Je
veux être jugé sur ce que je suis, pas sur
mes liens de parenté”, souligne celui
qui se décrit aujourd’hui comme
un “républicain-libertarien”. Rand
Paul a très tôt baigné dans un cou-
rant étroit et droitier du liberta-
rianisme. Connu sous le nom de
“paléolibertarianisme”, ce cou-
rant est né en Alabama, au Ludwig
von Mises Institute, un centre de
recherche dont le nom rend hom-
mage à l’intellectuel autrichien
devenu l’un des pères de la théorie
économique libertarienne, fondée
sur un marché totalement libre.
Certains experts affiliés à l’institut
combinent de sombres prophéties
bibliques avec des mises en garde
apocalyptiques où ils affirment
que les Etats-Unis sont en train
de sombrer économiquement et
culturellement. L’un d’eux, un éco-
nomiste pour qui le défaut de l’es-
clavage est d’avoir été involontaire,
a même déclaré que la vie d’esclave
n’était “pas si horrible : on ramasse
du coton et on chante”.
Tel père, tel fils. Rand Paul
affirme qu’il hait le racisme et qu’il
n’a jamais mis les pieds au Von
Mises Institute. Dans son ouvrage
de 2011, intitulé The Tea Party Goes
to Washington [“Le Tea Party va à
Washington”, non traduit en fran-
çais], il fait cependant l’éloge de
certains membres de l’institut et
recommande leurs ouvrages ainsi
que le site Internet de l’établisse-
ment. Il a également parfois abordé
des thèmes à la marge. Il a par
exemple mis en garde contre la
création d’une Union nord-amé-
ricaine avec une monnaie unique
pour les Etats-Unis, le Mexique et
le Canada, prévenu qu’il existait
une campagne des Nations unies
pour confisquer les armes à feu
des citoyens et évoqué à plusieurs
reprises la “tyrannie” du gouver-
nement fédéral. Mais, depuis qu’il
évolue sur la scène politique natio-
nale, il a renoncé à nombre des
principes isolationnistes au cœur
du libertarianisme, est revenu sur
ses vieilles objections à certains
passages de la Loi sur les droits
civiques de 1964, et a même coo-
péré avec des membres du Black
Caucus du Congrès [groupe de
parlementaires noirs] pour récla-
mer des peines moins sévères pour
certains délits liés à la drogue. Un
tournant en accord avec l’idée d’al-
liance entre la droite et la gauche
qu’il préconise. Il a vu les consé-
quences de l’attitude inébran-
lable de son père. “Ron voulait
éduquer, lui veut gagner”, explique
John Samples, un expert du Cato
Institute, un think tank libertarien.
Rand Paul, 51 ans, tranche
parmi les costumes-cravates de
Washington. Ophtalmologue de
formation, il a l’air d’un éternel
étudiant – boucles grisonnantes,
pantalons kaki et cravates à fleurs.
Son éducation a commencé dans
le cœur politique du mouvement
libertarien, au milieu des années
1970 : la table de la cuisine du ranch
familial de Lake Jackson, une ban-
lieue de Houston, au Texas.
En 1974, son père, Ron Paul, alors
obstétricien, a décidé de se présen-
ter au Congrès, mais a été battu par
le député démocrate sortant. Cela
n’a été que la première des nom-
breuses fois où la maison de Lake
Jackson a fait office de siège de
campagne, drainant l’avant-garde
du mouvement libertarien comme
les militants de base.
“Il y avait toujours du monde”, se
souvient Mary Jane Smith, qui a
dirigé les campagnes de Ron Paul.
Lorsque les adultes se réunissaient
dans la cuisine pour élaborer des
stratégies électorales ou parler phi-
losophie politique, Rand tournait
autour d’eux. “Il était tout le temps
à écouter”, poursuit Mme Smith.
Les partisans du libertarianisme
font souvent remonter ses origines
à l’idéal du “gouvernement limité”
de Thomas Jefferson [président de
1801 à 1809, qui prônait un pou-
voir fédéral restreint]. Le terme
“libertarien” désigne aujourd’hui
le mouvement associé aussi bien
aux romans d’Ayn Rand [chantre
de l’ultralibéralisme et de l’indi-
vidualisme], à l’économie selon
Milton Friedman [défenseur du
libéralisme], aux campagnes contre
les impôts de Grover Norquist
[militant conservateur], qu’à des
causes comme la légalisation de
toutes les drogues.
Dans la période troublée de la fin
des années 1960, lorsque de nom-
breuses personnes se sont rebel-
lées contre Washington et les deux
grands partis politiques, un petit
groupe d’intellectuels a ébauché
les premières lignes de l’alliance
préconisée aujourd’hui par Rand
Paul. L’un d’eux était Karl Hess.
“Le libertarianisme est l’idée selon
laquelle chaque homme est le maître
absolu de sa vie, dont il use et dispose
comme il l’entend”, a-t-il écrit dans
Playboy en 1969. Qui a besoin de
la politique et de ses deux partis
sclérosés, poursuivait-il, lorsque les
citoyens peuvent se gouverner eux-
mêmes par le biais de l’association
“volontaire” et de la coopération ?
Cette idée est devenue une réa-
lité à l’ère du numérique, avec ses
réseaux sociaux et sa communauté
clandestine de hackers. M. Hess,
mort en 1994, a eu avant beaucoup
d’autres la vision de ce “meilleur
des mondes”. “Au lieu d’apprendre
à fabriquer des bombes, disait-il en
1970, les révolutionnaires devraient
maîtriser la programmation infor-
matique” pour commettre des
“sabotages” plus efficaces contre
“la bureaucratie” gouvernementale.
Si Hess a été le visionnaire du
mouvement, son stratège a été
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
Murray N. Rothbard, historien au
Brooklyn Polytechnic Institute.
Ensemble ils ont pressé les conser-
vateurs du monde universitaire,
dont beaucoup étaient opposés à
l’envoi de soldats a rganisation de
gauche Students for a Democratic
Society [Etudiants pour une société
démocratique]. De ce drôle de
couple est né le Parti libertarien,
qui a présenté ses premiers candi-
dats, sans succès, en 1972.
Duel contre Hillary ? Lorsque les
sujets de la drogue et de la liberté
sexuelle ont fait exploser l’alliance
gauche-droite, Rothbard a réorienté
le mouvement vers la droite. Ron
Paul est alors apparu comme une
nouvelle voix. Il défendait la doc-
trine libertarienne, mais la présen-
tait comme du simple bon sens.
Avec son allure soignée (beau-
coup de libertariens portaient
barbe et cheveux longs) et son
cabinet médical, il incarnait les
valeurs traditionnelles. En 1976,
Ron Paul a débarqué au Congrès
de Washington. Il a présenté des
projets de loi – restés lettre morte –
pour abolir la Réserve fédérale, sup-
primer le ministère de l’Education,
neutraliser l’Agence pour la pro-
tection de l’environnement et res-
treindre la compétence de la Cour
suprême en matière d’avortement.
Ces années-là, Rand était encore
un adolescent : pour ses dix-sept
ans, il a reçu la collection complète
des romans d’Ayn Rand, et il était
fan du groupe de rock libertarien
Rush. Puis, comme son père, il est
entré à la faculté de médecine de
l’université Duke et, malgré ses
études, il s’est impliqué corps et
âme dans la campagne présiden-
tielle de Ron, candidat du Parti
libertarien en 1988. Pendant leurs
déplacements, père et fils débat-
taient sans fin : Ron défendait des
positions puristes sur la politique
étrangère et sur les interventions
militaires, Rand flirtait avec la ligne
républicaine orthodoxe. Aux élec-
tions du mois de novembre cette
année-là, Ron Paul a récolté moins
de 1 % des voix. Il s’est retiré dans
son cabinet médical à Lake Jackson,
tandis que Rand restait actif.
En 1991, quand le président
George Bush père a manqué à
son engagement de s’opposer
à toute augmentation d’impôt,
Rand Paul, qui avait alors 28 ans, a
fondé la North Carolina Taxpayers
Union [Union des contribuables de
Caroline du Nord]. En 1993, il est
parti s’installer dans le Kentucky,
et a repris sa croisade contre les
impôts en fondant le mouvement
Kentucky Taxpayers United.
Lorsque le sénateur républi-
cain du Kentucky Jim Bunning a
annoncé en 2009 qu’il prenait sa
retraite, Rand a décidé de fran-
chir le pas, armé d’une partie de
l’équipe de son père, de sa formule
pour récolter des fonds sur Internet
et de sa troupe de sympathisants.
Il s’est parfois retrouvé empê-
tré dans son idéologie. Son non-
interventionnisme en politique
étrangère et son opposition à l’aide
extérieure – sur laquelle compte
Israël – ont entraîné un flot de dons
d’importants groupes juifs et néo-
conservateurs à Trey Grayson, son
rival républicain. Mais ses appels
aux réductions budgétaires et à la
suppression du ministère de l’Edu-
cation et de la Réserve fédérale ont
trouvé un écho parmi les sympa-
thisants du Tea Party, ainsi que sa
critique des guerres en Afghanistan
et en Irak, du Patriot Act [ensemble
de lois sécuritaires adoptées en
octobre 2001] et de Guantánamo.
La victoire de Rand Paul en
novembre 2010 a été saluée par
les fidèles de son père. Le nouveau
sénateur a d’abord été perçu comme
un agitateur. Il a proposé des réduc-
tions budgétaires cinq fois supé-
rieures à celles préconisées par les
chefs de file du Parti républicain, a
presque causé la mort du Patriot Act
en exigeant que des modifications
y soient apportées avant le vote de
sa prolongation et s’est disputé au
sujet de Guantánamo avec le séna-
teur républicain de l’Arizona, John
McCain, qui a par la suite qualifié
Rand Paul et les républicains par-
tageant ses idées de “wacko birds”
[oiseaux cinglés].
Mais Rand Paul avait déjà
entamé sa mue. Son deuxième
livre, Government Bullies [“Les
Bio express
1963 — Naissance à
Pittsburg (Pennsylvanie).
1968 — La famille Paul
déménage au Texas.
1976 — Le père, Ron Paul,
est élu à la Chambre
des représentants.
1988 — Diplômé
de médecine à l’université
Duke, Rand participe
à la campagne de son père,
candidat à la présidence
au nom du Parti libertarien.
1993 — Il s’installe dans
le Kentucky, où il exerce
comme ophtalmologiste.
2008 — Son père est
candidat à l’investiture
républicaine (il le sera
de nouveau en 2012).
2010 — Rand Paul est élu
sénateur du Kentucky.
8 mars 2014 — Il remporte
pour la 2e année un vote
symbolique organisé
lors de la conférence du
mouvement conservateur
(CPAC) pour départager
les éventuels prétendants
républicains à la Maison-
Blanche en 2016.
caïds du gouvernement”, 2012, non
traduit en français], ne mentionne
pas le Von Mises Institute, et il a
montré son soutien à Israël en s’y
rendant en visite l’année dernière.
Certains tenants du “réalisme”
en politique étrangère qui pensent
que le Parti républicain doit adopter
une stratégie plus modérée louent
la préférence de Rand Paul pour la
diplomatie plutôt que la guerre.
Rand Paul réfléchit parfois à voix
haute sur ses intentions pour 2016.
“Imaginez à quoi ressembleraient des
élections si Hillary Clinton et moi nous
retrouvions face à face.” La démo-
crate serait plus belliciste que le
républicain et “cela chamboulerait
tout l’éventail politique”, conclut-il.
—Sam Tanenhaus
et Jim Rutenberg
Publié le 25 janvier
BRÉSIL
Dilma Rousseff
défie le Big Brother
américain
Pour être moins exposé aux actes d’espionnage,
notamment à ceux émanant des Etats-Unis,
le gouvernement met en chantier un nouveau câble
sous-marin reliant le Brésil à l’Europe.
—Istoé São Paulo
E n septembre 2013, le trans-
fuge de la CIA Edward
Snowden révélait l’exis-
tence d’un système d’espionnage
systématique qui s’était introduit
jusque dans les services de la pré-
sidente Dilma Rousseff. Selon les
documents obtenus par l’ancien
agent, les Américains avaient sur-
veillé même les SMS de celle-ci.
Après ces révélations, la prési-
dente brésilienne a durement cri-
tiqué le gouvernement de Barack
Obama, mais tout portait à croire
que le Brésil allait s’en tenir à de
simples protestations.
Pourtant, fin février, Dilma
Rousseff a montré qu’elle n’avait pas
oublié l’affaire. En visite à Bruxelles,
la présidente y a notamment
confirmé l’intérêt du gouvernement
brésilien pour le chantier de
construction d’un câble sous-marin
de télécommunications reliant
Fortaleza, dans l’est du Brésil, à
Lisbonne et à l’Europe. Sollicitant
des aides pour cet investissement,
estimé à 462 millions de reais
[environ 140 millions d’euros],
Dilma Rousseff a également précisé
que son gouvernement cherchait
d’autres moyens de réduire la forte
dépendance du système brésilien de
transmission de données à l’égard
des Etats-Unis.
Des cinq câbles sous-marins
qui relient actuellement le Brésil à
l’étranger, quatre passent en effet
t avec
en partenaria
AMÉRIQUES. 23
par le système étasunien, contre
un seul, réservé aux transmissions
vocales et déjà saturé, par l’Europe.
Or, s’il était moins dépendant des
technologies américaines, le Brésil
se trouverait aussi moins exposé
aux opérations d’espionnage.
L’initiative de Dilma Rousseff
intervient alors que le projet se
trouve déjà à un stade relativement
avancé. En début d’année, Telebrás
(Telecomunicações Brasileiras)
a approuvé la création de JVCo
(Joint Venture Company), une
société qui sera détenue à 35 % par
la compagnie publique elle-même,
à 45 % par l’espagnole IslaLink
Submarine Cables, et fi nancée
pour les 20 % restants par des
investissements d’entreprises
privées brésiliennes encore en
négociation avec le gouvernement.
Il est prévu que le nouveau
câble, long de 6 000 kilomètres,
entrera en service au terme de
dix-huit mois de travaux, pour
un coût de 77 000 reais [environ
24 000 euros] par kilomètre.
Grâce à l’investissement réalisé,
assure-t-on chez Telebrás, le Brésil
bénéficiera d’une transmission de
données de meilleure qualité et
d’une baisse des coûts de service
d’environ 15 %. Mais, au-delà des
bénéfices immédiats de ce chantier,
c’est un message politique qu’envoie
Dilma Rousseff, soucieuse de
défendre la souveraineté du Brésil.
—Izabelle Torres
Publié le 28 février
ure.fr
francecult
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Islam. Pour une
religion fondée
sur la morale
L’intellectuel syrien Yassine Al-Haj Saleh
appelle à mettre la justice et la dignité humaine
au centre de l’islam. Sinon, prévient-il, les
extrémistes continueront à gagner du terrain.
—Al-Hayat (extraits) Londres
D ans un article récent publié dans
Al-Hayat, [le prédicateur chiite
irakien] Ali Taliqani, évoquant le
groupe djihadiste Etat islamique en Irak
et au Levant [Daech, selon l’acronyme
arabe], note que leur notion de l’Etat est
réduite à l’idée de sauvegarder par-dessus
tout les assises de leur clan. Taliqani, qui
suit de près les affaires des islamistes en
Syrie, évoque les tortures d’une extrême
sauvagerie contre les prisonniers et les
otages détenus par ce groupe, les men-
songes et la corruption de ses militants,
alors qu’il ne mène aucune guerre contre
les forces du régime syrien.
Les méthodes stupéfiantes de Daech
appellent une interrogation globale sur
le contenu moral du projet djihadiste
en particulier, et islamiste en général.
On se demande en effet au nom de quels
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↙ Dessin de Falco, Cuba.
principes généreux les femmes sont for-
cées à porter un niqab masquant leur per-
sonne, au risque d’être fouettées si elles
refusent ; pourquoi elles seraient aussi
obligées de baisser la voix dans la rue ;
pourquoi la musique est interdite, tout
comme les coiffeurs et les barbiers pour
hommes, obligeant ces derniers à se laisser
pousser la barbe. Au nom de quel “bien”
les gens sont-ils contraints à la prière, et à
la fermeture de leurs magasins aux heures
de celle-ci ? Au nom de quelle justice des
otages sans défense sont-ils détenus dans
le plus grand secret, sans que la moindre
information soit donnée à leurs familles ?
Comment un tel projet religieux peut-il
paraître valable à une personne neutre
qui tente de se convaincre que cette reli-
gion peut être juste, bonne et morale ?
Y a-t-il sur terre un lieu pire que ce cau-
chemar créé par Daech ? S’il s’agit là de la
lumière de l’“Etat islamique”, que serait
donc son obscurité ? Et si c’est là sa jus-
tice, jusqu’où peut aller son oppression ?
Si cela représente un “Etat”, autant pré-
férer un gang de bandits.
Loi de Dieu. Dès que l’on s’interroge sur
les questions de justice, de morale et de
dignité humaine, il apparaît qu’il y a peu de
différences entre les diverses factions isla-
mistes. Les faibles distinctions qui existent
s’effacent devant un concept coercitif de la
religion qui ne tient pas compte des bases
morales sur lesquelles elle repose.
A cet égard, il n’y a pas de grande dif-
férence entre les Frères musulmans et
les salafistes, entre salafistes non com-
battants et autres djihadistes, ou entre
Daech et le Front Al-Nosra [mouvement
islamiste rival en Syrie]. Se dispensant
de toute réflexion, l’islamiste type dit :
quelle meilleure loi que celle de Dieu ?
Ainsi, il ferme la porte à toute discussion
et réprime toute interrogation morale chez
un large public. Même si Daech atteint le
summum du mal, aucun parmi les autres
islamistes contemporains ne remet en
question la suprématie de la religion sur
l’éthique ou de la charia sur la conscience.
C’est pourquoi l’islamiste réussit tou-
jours à imposer son point de vue au non-
islamiste et le djihadiste à l’islamiste non
combattant. Ainsi, quand Daech juge
comme apostats, pêle-mêle, la démocratie,
l’opposition syrienne laïque, l’état-major
de l’Armée syrienne libre [les combattants
de l’opposition syrienne non islamiste],
les gouvernements du Moyen-Orient, ses
adversaires ne peuvent répliquer de façon
convaincante car ils partagent la base idéo-
logique de cette formation, en particulier
la suprématie des commandements de la
charia sur les nécessités de la conscience.
La pensée islamiste actuelle ne répond
pas à deu x questions essentielles.
Premièrement, elle refuse la distinction
entre l’éthique et la religion. En affir-
mant qu’il s’agit de commandements
divins suprêmes qui ne nécessitent pas
d’explication morale, elle ouvre la porte
à l’arbitraire. Deuxièmement, elle n’ad-
met pas que la conscience humaine soit
aujourd’hui fondée sur la liberté et l’éga-
lité. La liberté de chacun inclut la liberté
de croyance et l’égalité, celle entre les
hommes et les femmes.
Valeurs étrangères. Les musulmans
pourraient contester cette introduction de
“valeurs étrangères” dans nos “valeurs isla-
miques”. Mais comment échapper à l’évi-
dence que ces “valeurs étrangères” sont
plus porteuses de dignité humaine que nos
prétendues valeurs ? La surenchère au nom
de l’authenticité ne règle pas le problème,
surtout quand on constate les dérives cri-
minelles auxquelles peuvent nous conduire
ceux qui prétendent défendre nos valeurs,
y compris dans leurs luttes intestines.
La perte de l’évidence sur le plan moral
a des conséquences sur tous les plans. Il
faut être aveugle pour considérer que les
visages renfrognés et fermés, les barbes
longues et non taillées, les femmes inté-
gralement couvertes, visage et mains com-
pris, dans des tenues noires amples sont
le summum de la beauté. L’hostilité à la
beauté humaine a eu des répercussions sur
la création artistique, musicale et archi-
tecturale, y compris sur la construction
de lieux de prière comme les mosquées.
Qui donc dans nos sociétés, s’il pouvait
choisir librement, préférerait vivre dans
un tel environnement rebutant ?
La réalité d’aujourd’hui constitue un
immense défi pour l’ensemble des musul-
mans, et non pour les seuls islamistes. Car
le phénomène Daech représente la réalisa-
tion d’un courant puissant dans la pensée
islamique, et non un corps étranger venu
du ciel. Cette réalisation a été possible du
fait de conditions sociales et historiques
que l’on peut expliquer. Mais, tant que l’on
ne répond pas au défi de reconstruire la
religion sur la base de la morale et de la
beauté, l’option Daech continuera à gagner
du terrain, nous entraînant dans sa chute
et dans son mal.
—Yassine Al-Haj Saleh
Publié le 7 mars
L’auteur
YASSINE AL-HAJ SALEH
Né à Raqqa, en Syrie, en 1961, il fait
des études de médecine avant d’être
arrêté, en 1980, et de passer seize ans
en prison sans inculpation ni procès,
ce qui lui permet de parfaire son
éducation politique. Libéré en 1996,
il entre dans la clandestinité en 2011 à
la faveur de la rébellion contre le régime
Assad et devient l’une des plus brillantes
plumes de la dissidence. Dépité par
la mainmise croissante des islamistes
sur la révolution, Al-Haj Saleh quitte la
Syrie en octobre 2013. En décembre 2013,
son épouse, Samira Al-Khalil, a été
enlevée en Syrie par un groupe islamiste.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
A Gaza, le Hamas
ne veut pas des
droits de l’homme
L’organisation islamiste veut
expurger les manuels scolaires
des valeurs “contraires
à la religion musulmane”.
—Shaffaf (extraits) Paris
L e Hamas se comporte à Gaza comme
s’il était un Etat souverain. La
preuve : le différend qui l’oppose à
l’UNRWA [Office des Nations unies pour
les réfugiés de Palestine]. Ce différend
concerne les manuels scolaires.Le Hamas
s’oppose à l’enseignement des droits de
l’homme et au fait que ces manuels repro-
duisent la Déclaration universelle des droits
de l’homme. Car, selon l’organisation isla-
miste, cela est “contraire à la religion musul-
mane” et, par ailleurs, ces manuels sont
“totalement étrangers à la réalité de l’élève
arabo-islamique palestinien”. Mais un étu-
diant “musulman” n’est pas nécessaire-
ment islamique.
En quoi les manuels sont-ils étrangers
à la réalité de ces élèves ? Pour l’expliquer,
le Hamas invoque une série de noms et
de faits historiques qu’on trouve dans les
manuels : Gandhi, Martin Luther King et la
révolte des Noirs d’Afrique du Sud contre
l’apartheid. Or il y a une réalité que le Hamas
sera bien obligé d’entendre : dans le monde
entier, les manuels scolaires idéologisés ont
abouti à des échecs. En Union soviétique,
les élèves ont fini par détester le régime
communiste. Et en Arabie Saoudite, l’excès
de religion dans l’enseignement a produit
le phénomène du terrorisme, qui menace
l’Etat saoudien lui-même.
Pour ce qui est d’Israël, les élèves arabes
utilisent des manuels scolaires qui visent à
éliminer de leur cervelle tout ce qui a trait au
patriotisme palestinien. Cela n’a pas empêché
l’apparition de toute une constellation de
poètes, d’écrivains et d’artistes tous plus
patriotes les uns que les autres.
Enseigner Gandhi, Martin Luther King et
la lutte des Noirs contre l’apartheid fait partie
de l’histoire. Cette histoire est universelle.
Elle est aussi la nôtre.
—Hassan Khader
Paru le 18 février
Vu d’ailleurs
présenté par Christophe Moulin avec Eric Chol
Vendredi à 23 h 10, samedi à 11 h 10 et dimanche à 14 h 10, 17 h 10 et 21 h 10.
LIBAN
Vive la banalité chypriote !
Le Hezbollah se targue d’avoir empêché le Liban d’être un pays
banal… sans bombes ni attentats.
—Al-Mustaqbal
(extraits) Beyrouth
A vec son air poupin et son lan-
gage courtois l’invité de l’émis-
sion télévisée s’exprime en tant que
“proche” du Hezbollah. Il passe pour en être
un éminent “spécialiste”. Je le regarde pendant
trente secondes avant d’éteindre mon poste,
désespéré. Ça m’a suffi pour l’entendre dire,
sur un ton péremptoire : “Sans la ‘Résistance’
[c’est-à-dire le Hezbollah], le Liban ressemble-
rait à Chypre. Ce ne serait qu’un bout de terri-
toire avec une population quelconque.”
Son but était de justifier les atteintes du
Hezbollah aux institutions, ses violations
de la Constitution et ses attaques contre
le président de la République. Arrêtons-
nous sur cette idée qui consiste à consi-
dérer Chypre comme un pays méprisable
comparé à la “grandeur” du Liban, une
grandeur que nous devrions au Hezbollah.
Sans le Hezbollah donc, le Liban ressem-
blerait à cette petite île, pays jadis pauvre
et endormi à l’ombre de la Grèce jusqu’à ce
qu’il adhère à l’Union européenne, en 2004.
Depuis, le revenu annuel par tête d’habi-
tant y a atteint 29 000 dollars et l’indice
de développement humain s’est hissé à la
trente et unième place mondiale.
Mais Chypre n’alimente pas le flux des
agences de presse, puisqu’il n’y existe pas
de groupes armés défiant l’Etat, puisqu’on
n’y pratique pas les assassinats politiques
et qu’on n’y est pas coutumier des atten-
tats suicides, ni même des tirs de roquettes
transfrontaliers. Aussi, personne n’entend
parler de Chypre comme du célèbre Liban.
Les gens y mènent une vie normale, avec
leurs préoccupations de tous les jours,
sans que leur quotidien soit pollué par des
affrontements armés, des bombes, des
menaces de guerre et la crainte de l’effon-
drement de l’Etat.
A Chypre, les gens ne brandissent même
pas l’index en promettant l’enfer à leurs
compatriotes. Ils ne tiennent pas à détruire
l’Amérique, Israël et l’Europe, ni à lancer
des guerres contre la totalité des pays
voisins. Et aucun parti ne s’emploie à
envoyer la jeunesse chypriote se faire
tuer en nombre pour la défense d’un dic-
tateur [comme les militants du Hezbollah
en Syrie].
Pauvre Chypre, privée de tous ces attri-
buts de la “Résistance”. Son triste sort veut
qu’elle soit totalement privée de “grandeur”
et de “dignité”. Elle se contente d’être nor-
male, se soumet aux conditions de l’UE
et accepte l’humiliation de vivre d’une
L’actualité française vue
de l’étranger chaque semaine avec
MOYEN-ORIENT. 25
↙ Bienvenue au Liban.
Dessin de Stavro paru dans
The Daily Star, Beyrouth.
économie de services, d’une agriculture
tellement banale qu’elle ignore la produc-
tion de haschisch.
De même, aucun parti politique chypriote
n’est inscrit sur les listes internationales d’or-
ganisations terroristes. Il n’existe même pas
de tribunal spécial international consacré à
Chypre, privilège dont jouit en revanche le
Liban. Chypre a subi une invasion militaire
de la part de la Turquie en 1974 et sa partie
Nord, peuplée de la minorité turque, est tou-
jours occupée. Et pourtant, elle n’a pas fait
l’expérience d’une “Résistance” cherchant
à chasser l’armée turque par les armes. Elle
a préféré se tourner vers l’ONU, la diplo-
matie et la négociation. Elle a choisi la voie
lente qui consiste à amener les deux com-
posantes de l’île à rompre petit à petit avec
leur passé respectif de chauvinisme et de
crispation religieuse. Cela a permis d’éviter
une guerre civile sans fin, avec son lot de
destructions, de drames et de sang. Est-ce
un déshonneur pour les Chypriotes d’avoir
préféré une vie paisible à la grandiose pers-
pective d’un déchaînement de violences ?
Bref, c’est tout le contraire du Liban,
qui jouit d’une renommée internationale.
Grâce à qui ? Grâce à l’héroïsme de la “Résis-
tance”. Ceux qui oseraient dire le contraire
sont des traîtres et des agents de l’étranger.
C’est au milieu des années 1970, alors que
Chypre faisait profil bas [après l’interven-
tion militaire turque] et alors que le Liban
était un pays florissant, moderne et incom-
parablement plus développé que Chypre,
que nous avons fait le choix de la guerre
civile pour résoudre nos conflits internes
et nos blocages politiques. Au nom de la
“Résistance”, le Liban a connu “le Golgo-
tha” : des invasions à répétition et maintes
occupations. La célébrité du Liban s’est
construite à coups d’attentats suicides, de
prise d’otages et de massacres. Le tout au
nom de la lutte contre l’impérialisme, si
ce n’est contre le reste du monde. Ainsi, le
Liban a été ravagé et ramené à l’époque pré-
moderne. Son aéroport a été détruit et ses
infrastructures laminées, lorsque ses habi-
tants ont voulu échapper à l’enfer de leur
pays. Où est-ce qu’ils sont allés ? A Chypre.
Car Chypre est peut-être un pays insigni-
fiant, pour notre homme au visage poupin.
Mais c’est un lieu agréable vers lequel conver-
gent des gens de partout pour passer des
vacances. Quel manque de dignité chez ces
Chypriotes ! Personne parmi eux n’a envie
de mourir pour une Cause.
—Youssef Bazzi
Paru le 9 mars
28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Algérie. A Ouargla,
l’or noir est maudit
A l’approche du scrutin présidentiel du 17 avril,
des foyers de tensions risquent de dégénérer,
notamment dans la capitale du pétrole, Ouargla.
—El-Watan Alger
I l n’y a eu aucun bus pendant toute la
matinée. Une cinquantaine de chô-
meurs étaient venus pour protester
contre “l’affichage inéquitable” le matin des
offres d’emploi de Sonatrach*. Lorsque les
forces de l’ordre sont intervenues, cela a
dégénéré. Résultat, le centre-ville a été
paralysé pendant plus de quatre heures.
“C’est comme ça toutes les semaines”, dit en
soupirant un habitant. Quelques jours plus
tôt, ce sont les routes principales de la ville
qui avaient été bloquées par des jeunes en
colère qui réclamaient la création d’une
agence de l’Anem [Agence nationale de
l’emploi] dans leur quartier. Impossible
de se rendre à l’aéroport ou de prendre la
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↙ Dessin de Raymond
Verdaguer, Etats-Unis.
route de Ghardaïa. Eloignée de la capitale, D’une déception à l’autre,
isolée, la ville d’Ouargla vit au rythme de les trois frères sont
la colère sociale de ses jeunes. Il y a un an,
le 14 mars 2013, c’est ici que 5 000 per- devenus défaitistes,
sonnes s’étaient réunies à l’initiative de persuadés que les
la Coordination nationale de défense des autorités ne feront rien
droits des chômeurs (CNDDC) pour mani-
fester contre le chômage. Les revendica- Aujourd’hui, il attend toujours la concré-
tions sont les mêmes depuis dix ans, mais tisation de la promesse du wali d’Ouargla
la mobilisation et le succès de la mani- de réintégrer les travailleurs de Sonatrach
festation avaient impressionné. La pres- Gassi Touil [nouvelle usine de traitement de
sion de la rue a poussé les entreprises et gaz implantée à Gassi Touil, dans la wilaya
les autorités locales à être plus à l’écoute, d’Ouargla, et inaugurée le 24 février]. Il
mais la situation n’a toujours rien d’idéal. continue à se présenter chaque matin au
Hichem, 30 ans, erre tous les jours. Un cabinet du wali, où un médiateur continue
passage à l’Anem pour voir les offres, un à négocier avec Sonatrach malgré l’enga-
CV déposé. Après, il faut tuer le temps. Il gement de l’entreprise auprès des autori-
y a un an, Hichem, titulaire d’une licence tés locales. D’une déception à l’autre, les
en production pétrolière, était au chô- trois frères sont devenus défaitistes, per-
mage. Aujourd’hui, il y est toujours. Il a suadés que rien ne changera, que les auto-
bien réussi un test d’aptitude pour une rités ne feront rien, que les initiatives ne
entreprise pétrolière il y a plusieurs mois. fonctionneront pas. Hichem et ses frères
Mais il n’a reçu aucune nouvelle. Il a fini n’ont pas été pris en charge, ni accompa-
par s’inscrire à une formation aux premiers gnés, ni informés. C’est une habitante
secours avec le Croissant-Rouge. La cin- qui, ce jour-là, conseille à Hichem d’al-
quantaine passée, la mère de Hichem est ler prendre des cours de soutien d’an-
soucieuse. Ses quatre fils, tous glais et de français, gratuite-
diplômés, sont au chômage et REPORTAGE ment, dans un centre cultu-
ses deux filles suivent désor- rel de la ville, pour améliorer
mais une formation professionnelle. “Je ses chances d’embauche. Deux jours plus
m’inquiète beaucoup pour eux. Je les ai tou- tard, le jeune homme a rendez-vous pour
jours poussés à étudier, à avoir des diplômes. un cours d’anglais.
Je suis contente de voir qu’ils ne rechignent pas Donner de nouvelles compétences aux
à cumuler les petits boulots pour ramener de chômeurs, c’est aussi l’objectif du centre
quoi nous faire vivre”, dit-elle en souriant. de formation aux métiers du pétrole de
Djaâfar, le cadet de la famille, a tout juste Sonatrach, créé il y a un an, sur demande
27 ans. Il a quitté les bancs de l’université des autorités. Dans un immense hangar
pour travailler comme livreur chez Candia. transformé en école, une quarantaine
“Pendant cinq ans, je me suis levé chaque jour de jeunes tentent d’apprendre les rudi-
à 5 heures pour faire ma tournée de 6 heures ments de la soudure de tuyaux de gaz ou
à 15 heures. Mon salaire est passé de 20 000 à de pétrole, encadrés par des profession-
22 000 DA [dinars algériens, 185 à 204 euros] nels. “C’est un centre indispensable, explique
et je payais de ma poche toute marchandise le directeur, Mohamed Benhada. Après la
volée ou détériorée”, raconte-t-il. C’est sa formation, qui dure six mois, ils sont qua-
mère qui l’a persuadé de suivre une for- lifiés pour des métiers indispensables au
mation de superviseur en hygiène, sécu- secteur des hydrocarbures et reçoivent un
rité et environnement (HSE). Cette spé- diplôme. Toutes les entreprises de la région
cialité est très demandée dans la région et ont besoin de soudeurs.”
bien rémunérée, mais peine perdue. Djaâfar Au mur, un tableau récapitule les étapes
a pu décrocher un poste dans le cadre du de la soudure. Masque de protection sur le
dispositif d’insertion professionnelle des visage, les élèves apprennent à gérer l’in-
jeunes diplômés (Daip). tensité de la flamme du chalumeau et la
précision de leurs gestes. Au centre, trois
Rien ne changera. Dans ce disposi- salles de classe et des vestiaires. “C’est une
tif, l’Etat rémunère 9 000 DA par mois bonne chose pour nous. Tous les moyens pour
[83 euros] des bac + 3. L’Algérienne des apprendre sont disponibles”, affirme Hocine,
eaux, son employeur, a fini par le licen- 43 ans, qui est resté au chômage pendant
cier et a recruté un privilégié à sa place trois ans. Pourtant, à l’issue de la forma-
après neuf mois de contrat. tion, il n’y a pour le moment aucun emploi
Au fond de la pièce, Missoum, le troi- à la clé. Le centre est entièrement financé
sième garçon de la famille, a le regard noir. par Sonatrach. Les élèves, tous sélection-
Il y a un an, il a tenté de se suicider. Agent nés au sein de la wilaya d’Ouargla, ne
de sécurité de l’entreprise 2SP, il venait paient rien des 400 000 DA [3 705 euros]
d’être licencié, car il était en grève pour de frais. Pourtant, l’entreprise ne recrute
demander le respect des droits sociaux. pas les jeunes qu’elle a formés. Haussement
Son employeur a exigé qu’il signe une d’épaules des responsables du centre, ils
attestation sur l’honneur formulant son ne peuvent pas expliquer ce qui semble
regret d’avoir fait grève et d’avoir nui à son une aberration.
employeur, ainsi qu’un engagement à ne Dans les locaux de la direction de la
plus protester, ce qu’il a refusé de faire. formation professionnelle d’Ouargla,
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014 7 JOURS. 7

↙ Joko Widodo dit Jokowi.

Dessin de Robbi Gandama,
Indonésie.

Election
mystique
INDONÉSIE –  Le charismatique
maire de Jakarta s’est déclaré can-
didat à l’élection présidentielle de
juillet prochain. L’annonce, faite
le 14 mars, a suscité une vague
d’enthousiasme dans les médias
indonésiens. Le magazine Tempo
a relayé l’euphorie qui s’est pro-
pagée sur Twitter sous le hashtag
#JKW4P (JKW pour Jokowi), le
surnom de cet homme politique
de 52 ans, dont la politique est
favorable aux pauvres. La roupie
indonésienne a gagné 0,25 % et
la Bourse 3,22 % dans les heures
qui ont suivi sa déclaration et
tous les sondages le donnent
vainqueur. Le chef spirituel du
volcan Meru, un lieu sacré, voit
en Jokowi le “Chevalier caché”,
figure mythique javanaise qui se
révèle à la société pour la secou-
rir quand celle-ci est prête à l’ac-
cueillir, rapportait de son côté le
quotidien Kompas.
sur le plateau. Coup de théâtre,
l’un deux retire son masque : il
s’agit de Bart De Wever, leader
du parti flamand N-VA (alliance
néoflamande).
Bla g ue potache ou habi le
manœuvre de communication ?
“Le président du plus grand parti
du pays a fait ainsi reculer les
limites de la télé pour les hommes
politiques”, observe Het Laatste
Nieuws.
De Wever visait ainsi son prin-
cipal adversaire politique, le
Premier ministre Elio Di Rupo.
Le déguisement fait référence
à une querelle très médiatique :
l’accueil à grands frais de deux
pandas prêtés par la Chine, dans
un parc animalier wallon plutôt
que flamand
Le Groenland
sans calotte
ENVIRONNEMENT – 10 milliards
de tonnes de glace par an. C’est
ce qu’a perdu le nord-est de la
calotte glaciaire du Groenland
entre  2003 et  2012, selon des
chercheurs danois, américains et
britanniques. Leur étude, publiée
le 16 mars dans la revue Nature
Climate Change, montre que le
nord-est du Groenland n’est pas
épargné par les effets du chan-
gement climatique. La fonte des
glaciers du Groenland a été l’un
le gouvernement espagnol sou-
haite activer un accord de réad-
mission avec le Maroc, signé en
1992 mais jamais mis en œuvre
sur le terrain. Cela lui permet-
trait de poursuivre officiellement
sa pratique de renvoi “à chaud”
(immédiat) des clandestins,
sans être la proie des critiques
des associations humanitaires.
Rabat souhaite que ses voisins
maghrébins soient impliqués
dans cette coopération, prin-
cipalement l’Algérie, ainsi que
le reste de l’Union européenne,
rapporte le quotidien El País.
Les ministres de l’Intérieur espa-
gnol et marocain se réuniront le
26 mars à Tanger pour mettre le
sujet sur la table.
Levée de l’état
d’urgence
THAÏLANDE – Le gouvernement
thaïlandais a annoncé la levée
de l’état d’urgence à partir du
mercredi  19  mars, indique le en référence au surnom du
Bangkok  Post. Les manifes- coureur de l’équipe AG2R. A
tations antigouvernementales 24 ans, il s’impose dans la 72 e
qui secouaient la capitale depuis édition de la prestigieuse course
octobre dernier ont pris une française. Originaire de Bolívar,
tournure plus paisible à la mi- au sud-ouest de Medellín, Carlos
février, le nombre de manifes- Betancur a remporté deux des
tants ayant diminué de manière huit étapes qui composent la
significative. L’état d’urgence course. “Il a fait l’Histoire”, se
avait été instauré le 22  jan- félicite le quotidien colombien.
vier. Cette mesure d’exception
sera remplacée par la loi sur la
sécurité intérieure, qui restera
en vigueur jusqu’aux élections
sénatoriales, prévues le 30 mars.
De nouvelles législatives doivent
avoir lieu en avril.
Bananito, fierté
nationale
COLOMBIE – Le cycliste Carlos
B e t a nc u r de v ient le pre -
mier Colombien à rempor-
ter Paris-Nice. “Petite banane
douce”, titre fièrement en une
le jou r na l El Espectador,

De Wever
ose tout
BELGIQUE –  Samedi 15  mars,
l’émission Nacht van de Vlaamse
Televisiesterren (La nuit des stars
de la télévision flamande) touche
à sa fin quand deux personnages
déguisés en pandas s’avancent
des principaux contributeurs à ↑ Dessin de
l’élévation du niveau de la mer au Burki
cours des vingt dernières années, paru dans
rappellent les chercheurs, mais 24 Heures,
jusque-là on considérait que le Lausanne.
Nord-Est était une région stable.
Il va donc falloir revoir tous les
modèles de prédiction, en inté-
grant désormais la fonte de ces
grandes masses de glace

Expulsions
“à chaud”
ESPAGNE-MAROC – Face aux
vagues d’entrées illégales par
Ceuta et Melilla (4 354 en 2013),
30. Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014

à la une

L’homme En visite officielle en Europe à partir du 22 mars,

Xi Jinping est à la tête du Parti et de l’Etat depuis
plus d’un an. Quelle politique mène-t-il ?
Ni de droite ni de gauche, il veut gouverner

qui dompte au centre et use de la concentration des pouvoirs

entre ses mains pour contrôler l’appareil, analyse
un chroniqueur renommé (voir ci-contre). Il se montre
volontiers proche du peuple et promeut Internet

la Chine comme outil de gouvernement (p. 32). Sa campagne

anticorruption pourrait bientôt s’attaquer
à de hauts dirigeants (p. 35). —Service Asie
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
Le centre
c’est moi !
Tour à tour, les libéraux et les maoïstes ont vu
leurs espoirs déçus par Xi Jinping,
qui cherche en fait une troisième voie afin
de répondre aux aspirations des classes populaires.
—FTChinese (extraits) Londres
S
ans surprise, Xi Jinping a successivement été
désigné à la tête des trois organes dirigeants
nouvellement créés au sommet du pouvoir.
Le cadre de la politique lancée lors du troi-
sième plénum du XVIIIe Congrès du Parti
communiste est ainsi posé. On peut parler
d’un régime centré sur le chef de l’Etat, ou “néo-
autoritaire”. En utilisant des méthodes similaires
à celles de Tchang Kaï-chek dans les années 1950,
consistant à supplanter l’appareil du Parti par des
organes d’exception, Xi Jinping poursuit les mêmes
objectifs : réformer le Parti de fond en comble, le
sauver et assurer son maintien au pouvoir.
Les structures de son pouvoir sont en place,
ses objectifs stratégiques sont définis ; restait
à décider des mesures à prendre. Eliminer la
corruption, assainir le Parti et procéder à des
réformes d’ensemble, tels sont les procédés qui
servent la stratégie de Xi Jinping : percer au
centre et avancer en force. Cette percée au centre
s’est opérée à partir de sa prise de fonctions [de
secrétaire général du Parti, en novembre 2012].
Revirements. Au départ, Xi Jinping a tenu à
maintes reprises des propos qui ont réjoui le clan
des libéraux, en promettant par exemple d’appliquer
la Constitution dans son intégralité ou de “mettre
en cage le pouvoir” [et donc d’éliminer l’arbitraire].
Cependant, très vite, il a changé d’orientation
avec des déclarations dignes de Mao Tsé-toung,
comme : “Trente années de politique de réforme
ne contredisent pas les trente années précédentes”
[manière de ne pas renier la période maoïste,
jusqu’en 1979], ou encore : “Lors de l’effondrement
de l’Union soviétique, personne ne s’est conduit en
homme digne de ce nom” [critique de Gorbatchev].
Les libéraux ont dû déchanter. Puis il y a eu la
remise au pas d’Internet, les critiques contre le
constitutionnalisme et la répression du Mouvement
des nouveaux citoyens [voir chronologie p. 33], et
tout cela a mis la gauche maoïste aux anges.
Après encore une longue attente et de nouvelles
hésitations est sortie la “résolution” du troisième
plénum, en novembre 2013. Cette résolution
annonçait soudain des réformes [la modernisation
de l’Etat] d’une ampleur bien supérieure aux
espérances des libéraux. Plus important, la
rhétorique maoïste en était quasiment absente.
L’opinion publique a donc rebasculé. Les libéraux,
qui jusqu’alors faisaient grise mine, arboraient
pour la plupart un large sourire, tandis que les
gauchistes maoïstes étaient fous de rage.
L’HOMME QUI DOMPTE LA CHINE. 31
Un coup de barre à gauche, un coup de barre
à droite… De quoi finir par se demander si Xi
Jinping est de droite ou de gauche.
Lors du premier semestre 2013, le brusque
virage à gauche idéologique avait fait penser à
beaucoup, de manière trop simpliste, que Xi
Jinping voulait au fond revenir à l’ère maoïste. En
fait, s’il a à l’époque brandi l’étendard maoïste,
c’était probablement pour plusieurs raisons. Par
habitude de langage, d’abord ; ensuite, l’heure
étant venue de renverser Bo Xilai [le maire
de Chongqing déchu était le porte-drapeau
du retour à une idéologie maoïste], il fallait
utiliser ce genre d’expressions pour se concilier
les orthodoxes et éviter des troubles dans la
population ; enfin, ce verbiage est toujours
valide au sein du Parti.
Xi Jinping se présente en grande partie comme
←  Des cyclistes un héritier de Deng Xiaoping, et sa position vis-
achètent un poster à-vis de Mao est très similaire à celle de Deng.
représentant le Deng n’aimait pas Mao, et les lourdes peines
président Xi Jinping et humiliations infligées à Jiang Qing et Mao
à l’occasion du nouvel Yuanxin [respectivement femme et neveu de
an chinois, en janvier Mao, emprisonnés lors de la chute de la Bande
2014, dans la province des Quatre, en 1976, en prélude au lancement
du Shandong. Photo de la politique de réformes par Deng, en 1979]
Zhang Zhenxiang/ avaient été une manière pour lui de se venger.
Imagine China/AFP Cependant, en public, Deng était obligé de
reconnaître la place occupée par Mao, car il
était convaincu que ce dernier symbolisait le
Parti et le pouvoir. Le renier complètement
aurait provoqué l’éclatement du Parti. Deng
Xiaoping n’a pas eu l’audace d’aller jusque-là, et
Xi Jinping l’a encore moins. En fait, Xi Jinping ne
tolérera pas un réel retour de la ligne maoïste ;
↓ Réformes économiques c’est un vrai partisan de Deng Xiaoping et un
chinoises. Sur la voiture faux chantre de Mao Tsé-toung.
et à côté : Réforme Xi Jinping dit toujours qu’il ne veut pas
politique ; Libéralisme ; retomber dans les “vieilles ornières”, et ce ne
constitutionnalisme. sont pas des paroles en l’air. Il a la Révolution
“Notre maxime : culturelle [1966-1976] en horreur et sait bien
La structure politique que c’est une impasse. Il dit également qu’il ne
dépend de la structure veut pas “faire fausse route”. Il fait là référence à
économique.” Dessin la démocratie occidentale et, en substance, à la
de Paresh Nath séparation des pouvoirs. Au fond, non seulement
paru dans The Khaleej il ne tolérera pas ce qu’il considérerait comme
Times, Emirats une tentative de renversement et de prise de
arabes unis. pouvoir, mais il ne supporte pas non plus la
division du pouvoir au sein du Parti communiste.
En fait, aux yeux de Xi Jinping, la gauche
maoïste et le clan libéral constituent tous deux
des “extrêmes”. Il veut se débarrasser des troubles
qu’ils peuvent occasionner pour conquérir la partie
centrale de la population. De quelle manière ? Tout
d’abord en prônant un “enrichissement commun”
(une “récupération” du modèle de Chongqing mis
en place par Bo Xilai). Bien que déchu, ce dernier
a gardé un prestige intact dans une certaine
frange (en particulier populaire) de la population
qui s’indigne de son sort, ce qui ne laisse pas Xi
Jinping insensible. Si l’élite chinoise, dont les
classes moyennes et les cols blancs diplômés de
l’enseignement supérieur, penche en faveur du
clan libéral, les gens ordinaires ont plus d’affinités
avec la gauche, voire avec la gauche maoïste.
Faute d’autre idéologie en magasin, ils restent
attachés à l’idéologie traditionnelle et ne savent
que se retourner vers le passé pour chercher
des solutions à leur profond mécontentement à
l’encontre de la situation actuelle [corruption,
écarts de richesse grandissants, pollution…].
Ils constituent une force à ne pas négliger et Xi
Jinping en est bien conscient. C’est pourquoi il a
décidé de reprendre l’héritage de “l’enrichissement
commun” de Bo Xilai pour répondre aux attentes
des couches populaires.
Contre les “extrêmes”. Mais cela ne suffit
pas : répondre aux attentes des couches populaires
ne sert qu’à assurer le maintien de la stabilité
actuelle. Or seul le développement assure une
stabilité prolongée, et le développement s’appuie
sur les classes moyennes. Celles-ci aspirent non
seulement à la stabilité mais aussi au changement,
et il sera impossible de gagner leur confiance
sans grandes réformes.
La logique de gouvernement de Xi Jinping
consiste donc à utiliser l’objectif d’enrichissement
commun pour stabiliser les couches populaires, et
les réformes pour apaiser les couches moyennes.
Ainsi, la consolidation de son pouvoir ne posera
plus de problème et ceux qu’il appelle les
“extrêmes” (la gauche maoïste et le clan libéral)
seront marginalisés. Dans ces conditions, chaque
trublion pourra être fermement réprimé sans
que cela coûte trop cher.
Finalement, la voie que Xi Jinping veut
emprunter, c’est la sienne, une troisième voie
qui ne va ni à gauche ni à droite – sauf en cas
de besoin, et uniquement en apparence, sans
se faire kidnapper par tel ou tel clan.
Cette voie n’est pas non plus chinoise ou
occidentale. Xi Jinping est contre la démocratie
à l’occidentale ou américaine, en particulier le
système de séparation des pouvoirs. En revanche,
il souhaite s’inspirer des expériences et des
techniques de gouvernance modernes des Etats
développés et insuffler un peu de démocratie et
d’Etat de droit. Dans tous les cas, c’est au Parti
communiste que revient le droit d’orchestrer et
d’interpréter tout cela. Il est hors de question
de changer le régime sur le fond, là réside la
ligne à ne pas franchir. Mais, à l’intérieur des
limites tracées par cette ligne, tout est possible.
Cette voie emprunte à la fois au passé et
à l’étranger. L’étranger a apporté non pas la
démocratie libérale, mais le marxisme. La
dernière séance d’étude collective du → 32
32. À LA UNE
31 ← Bureau politique avait justement pour
thème Marx, sans qu’il y soit fait la moindre
référence à Mao. En Europe, le marxisme s’est
transformé en social-démocratie ; en Russie, en
léninisme et stalinisme ; en Chine, il a pris l’une
des formes les plus cruelles, celle du maoïsme.
Lorsqu’il prône la lecture de Marx, Xi Jinping
exprime d’une certaine manière une volonté de
revenir aux origines du marxisme. Mais, dans le
même temps, il accorde beaucoup d’importance
à la culture chinoise, comme l’a montré sa visite
au temple de Confucius lors de son voyage au
Shandong [berceau de Confucius], où il a vanté
les mérites du confucianisme. De toute évidence,
il souhaite concilier culture chinoise et marxisme
originel. Sur ce point, il se différencie de Mao
Tsé-toung, qui haïssait la culture chinoise, en
particulier confucéenne, et qui n’éprouvait aucun
intérêt pour le marxisme originel.
Le “rêve chinois”. La voie que nous venons
d’évoquer est faite de refus et d’accommodements.
L’un de ces accommodements est fondamental :
l’idéalisme domine sur le plan de la pensée, avec
un attachement au marxisme originel, une foi
sincère dans le communisme, la conviction
profonde que le Parti communiste a pour devoir
et est capable de se mettre entièrement au service
du peuple ; mais, dans la mise en œuvre, c’est le
pragmatisme qui prévaut. Tandis qu’à l’intérieur
du Parti les slogans idéologiques sont de mise,
dans le reste de la société on s’efforce d’atténuer
au maximum les connotations idéologiques.
L’on s’approprie tout ce qui est bon à prendre.
C’est la signification de ce que l’on appelle le
“rêve chinois” [mot d’ordre lancé par Xi Jinping].
Un rêve est vide, incolore et inodore ; il peut se
remplir au fur et à mesure qu’on le fait.
Autocentrée, syncrétique, telle est cette
“troisième voie”, l’âme même du modèle Xi
Jinping. Sans nature définie, elle s’apparente à
une nouvelle utopie politique, mais une utopie
qui n’est soutenue par aucune force réelle.
Décryptage
Des comités de pilotage opaques et puissants
Le gouvernement central de Pékin ressemble
fort à une collection de poupées gigognes,
écrit le South China Morning Post. Vers
la surface, on trouve les institutions centrales
de l’Etat. Un peu plus dans l’ombre, le Bureau
politique du Parti communiste et les sept
membres de son Comité permanent, placé
sous la direction de Xi Jinping en tant que
secrétaire général du Parti, qui fait la pluie
et le beau temps. Pourtant, dans la pratique,
les mesures concernant la vie quotidienne
de quelque 1,35 milliard de Chinois sont
conçues par un type d’institutions plus
opaques, qu’on appelle les “petits groupes
de pilotage”. Ces comités se composent
des personnalités les plus puissantes
et les plus influentes du pays, et contribuent
à élaborer les décisions sur les enjeux les
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
L’on peut se demander une chose : si tous les
pouvoirs sont concentrés entre ses mains, comment
Xi Jinping les exercera-t-il ? Car l’appareil de
l’Etat ne suit pas toujours entièrement le pouvoir
Se rapprocher du
formel. Or des réformes approfondies provoqueront
de grandes pertes pour la bureaucratie, et Xi
Jinping va être confronté à des résistances. Il y
est préparé. La création du Comité de pilotage
peuple via Internet
de l’approfondissement global des réformes et Dialoguer directement avec les internautes : telle est
du Conseil de la sécurité nationale, s’ajoutant à l’attitude 2.0 qu’entend favoriser la nouvelle direction
la montée en puissance de la Commission de la
discipline [et du Comité de pilotage sur la sécurité
du Parti communiste.
Internet et le passage au numérique ], a pour but
de répondre à ces résistances [voir aussi page 33].
Non seulement Xi Jinping risque, avec les Portrait —Singpao (extraits) Hong Kong
réformes, une confrontation avec la bureaucratie,
I
mais il verra que le soutien de la société dans ce BIOGRAPHIE l y a peu, le Premier ministre chinois, Li
conflit lui fera défaut. Le peuple est en train de Né en 1953, Xi Jinping Keqiang, a présidé un symposium réunissant
devenir citoyen, il est en attente d’un nouveau est le fils de l’ancien des économistes, sociologues et autres experts,
contrat social, établi sur une base libre et égale, haut dirigeant ainsi que des personnalités du monde des
éliminant les oukases. Celui qui personnifie le Xi Zhongxun, victime entreprises. Il a écouté leurs avis et recom-
pouvoir peut-il répondre à cette attente ? Une des purges maoïstes mandations sur le projet de rapport d’activi-
réforme dont l’objectif est limité à celui de en 1962. Envoyé à l’âge tés du gouvernement [présenté lors de la session
sauver le Parti et de préserver le pouvoir n’a de 16 ans, en 1969, parlementaire de mars 2014]. Parmi les quatre
pas d’espoir de succès. Ouvrir la “troisième à la campagne, chefs d’entreprise invités à s’exprimer, deux tra-
voie” ou la voie du socialisme à la chinoise Xi Jinping y entame vaillaient dans le secteur d’Internet. Depuis l’en-
qu’il imagine est une tâche quasi irréalisable. néanmoins un trée en fonctions de la nouvelle équipe dirigeante,
Plus Xi Jinping concentre les pouvoirs entre ses parcours de cadre du toute une série d’actions effectuées par le tandem
mains et considère les réformes comme son propre Parti. Après des études Xi Jinping - Li Keqiang a montré que les autori-
champ d’action, plus il porte sur ses seules épaules de chimie, il mène tés commençaient à utiliser un “mode de pensée
toutes les responsabilités et tous les risques, sa carrière politique Internet” pour mener à bien leur travail quotidien.
sans possibilité de battre en retraite, condamné en gravissant De leur côté, les grandes administrations d’Etat
à une lutte à mort. L’Histoire ne lui donnera pas les échelons un à un. se sont mises tour à tour à ouvrir des comptes
d’autre occasion, et il ne peut se permettre de Gouverneur du Fujian, sur des sites de microblogging ou sur le service
commettre la moindre faute. Il marche sur une puis du Zhejiang, de messagerie instantanée WeChat, utilisant
corde raide au-dessus du vide ; jusqu’où pourra- il devient secrétaire ces nouveaux médias comme outil de commu-
t-il aller ? La situation en Chine au cours des du Parti de Shanghai, nication officielle. La vie politique chinoise est
trois à dix prochaines années s’annonce très en 2007, avant d’accéder entrée dans l’ère du 2.0 après que Xi Jinping
changeante et bien difficile à prévoir. au Comité permanent et Li Keqiang ont dévoilé des réformes appro-
—Xiao Shu* du Bureau politique. Il fondies très “pensée Internet”. Par “pensée
Publié le 21 février est nommé secrétaire Internet”, on entend l’idée d’exploiter au maxi-
général du Parti en mum l’esprit, les valeurs, les technologies, les
* Ancien éditorialiste de l’hebdomadaire Nanfang Zhoumo. novembre 2012. occasions et les usages présents sur Internet
→ Dessin
de Stephff,
Thaïlande.
plus importants, explique le quotidien
de Hong Kong. De ce fait, la création
de trois nouvelles commissions d’orientation
est restée comme l’une des annonces
les plus remarquées du troisième plénum
du XVIIIe Congrès du Parti, en novembre 2013.
Le premier de ces groupes, baptisé
Comité de pilotage de l’approfondissement
global des réformes, supervisera
les grandes évolutions politiques.
Le deuxième, le Conseil de la sécurité
nationale, chapeautera la protection
des ressortissants chinois dans leur pays
et à l’étranger. Un troisième,
le Comité de pilotage sur la sécurité Internet
et le passage au numérique, a été créé
en février. Tous trois seront dirigés
par le président en personne.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
pour orchestrer, gérer, innover ou travailler.
Quant à “l’esprit Internet”, on considère en
général que cela regroupe des notions telles
que la simplification, l’expérimentation, le par-
tage, l’utilisateur roi, la réactivité. La “pensée
internet” semble être un nouveau chapitre de
la “science de la réussite à la chinoise”.
Selon un analyste, en s’intéressant de plus en
plus aux entreprises de l’Internet, Xi Jinping et
Li Keqiang envoient un message lourd de sens :
la “pensée Internet” ne se résume pas à la simple
utilisation des outils, mais consiste à gérer le
pays en étant imprégné d’un “esprit Internet”
beaucoup plus ouvert [qui répond à l’idée de
réforme approfondie et de modernisation de
l’Etat lancée par Xi Jinping].
“Baozi” (petit pain fourré). D’après les médias
nationaux officiels, depuis le XVIIIe Congrès du
PCC, en 2012, Xi Jinping et Li Keqiang ont, à
maintes reprises, cherché à montrer par leurs
actes qu’ils étaient proches de la population.
Ainsi, mi-décembre 2012, Xi Jinping avait partagé
le déjeuner de sous-officiers et soldats du rang
après avoir inspecté la base militaire de Canton.
En février 2013, Li Keqiang avait rendu visite à des
habitants du bidonville de Beiliang, dans la partie
nord de la ville de Baotou [en Mongolie-Intérieure].
Dernièrement, le plus grand buzz a été provoqué
par Xi Jinping, qui est allé manger des baozi
(petits pains fourrés cuits à la vapeur) dans un
restaurant de la chaîne pékinoise Qingfeng. Outre
le tandem Xi–Li, on ne cesse d’entendre parler de
membres de la nouvelle équipe gouvernementale
communiste s’illustrant par leur proximité avec
la population. Les observateurs considèrent
que la “proximité populaire” ne constitue qu’un
premier niveau du message qu’ils souhaitent faire
passer ; ils veulent aussi se positionner sur un
pied d’égalité avec les citoyens et incarner ainsi
le principe d’égalité.
Toujours selon le même analyste, plus
profondément, ces différentes démarches sont
une émanation de l’esprit d’Internet selon lequel
“l’utilisateur est roi”. On peut comparer l’Etat à
une entreprise – la Chine – qui devrait réformer ses
services en se sentant responsable vis-à-vis de ses
1,3 milliard d’utilisateurs. Si l’on peut considérer
que les mesures anticorruption “rapides, précises
et sans pitié” prises depuis le XVIIIe Congrès
constituent le socle sur lequel cette “entreprise”
souhaite élever son “niveau de services”, on peut
dire que la série de services ayant une incidence
directe sur la vie de la population proposés par la
résolution du troisième plénum dépasse toutes les
espérances des utilisateurs. Citons notamment
la possibilité d’avoir un deuxième enfant pour
les couples dont un seul des membres est lui-
même enfant unique, la suppression du système
de rééducation par le travail, la mise en place d’un
environnement favorable à la création d’entreprise,
la non-discrimination à l’embauche, ou encore
la fin des examens déterminant l’orientation de
toute une vie.—
Publié le 9 février
Contrepoint
Cybersécurité
●●● Le président Xi Jinping présidera
un Comité de pilotage sur la sécurité Internet
et le passage au numérique, a-t-il été
annoncé le 27 février. Ce nouveau groupe
aura pour tâche “d’assainir et
de construire l’espace Internet à long terme”,
selon l’agence officielle Xinhua. “Sans
sécurité Internet, pas de sécurité nationale ;
sans passage au numérique, pas de
modernisation”, a déclaré Xi Jinping
lors de la première réunion de ce groupe.
Voilà qui ne rassurera guère les internautes,
estime le journaliste en exil Chang Ping
sur son blog. “Les internautes vivent
dans un sentiment quotidien d’insécurité”,
qui ne vient pas “de l’infiltration des idées
ou de la culture américaines, de la montée
de la droite au Japon ou de la menace
séparatiste ouïgoure. Ce sentiment
d’insécurité vient du contrôle exercé sur
Internet par les autorités chinoises.”
L’HOMME QUI DOMPTE LA CHINE. 33
← Le “rêve chinois” Chronologie
de Xi Jinping.
Main-d’œuvre. 2012
“Travaillez dur 8 novembre — Xi Jinping est nommé
et la Chine récoltera secrétaire général du Parti communiste chinois
les bénéfices…” lors du XIIIe Congrès du Comité central. Il lance
Dessin de Paresh Nath l’idée du “rêve chinois”.
paru dans Khaleej
Times, Emirats arabes 2013
unis. 1er janvier — L’éditorial de l’hebdomadaire
Nanfang Zhoumo qui prône l’application
de la Constitution est censuré.
5 mars — Xi Jinping devient président de la
République. Li Keqiang devient Premier ministre.
3 juillet — Li Keqiang annonce l’ouverture
d’une zone économique spéciale à Shanghai.
16 juillet — Arrestation de Xu Zhiyong,
fondateur du Mouvement des citoyens.
Xu sera condamné le 26 janvier 2014 à quatre
ans de prison pour trouble à l’ordre public.
22-26 août — Procès de Bo Xilai. L’ancien secrétaire
du parti de la ville de Chongqing est poursuivi
A la une pour corruption et abus de pouvoir. Un compte
rendu partiel du procès est diffusé en direct
sur les sites de microblogging officiels.
Bo sera condamné à la prison à vie.
1er septembre — Ouverture d’une enquête
interne au Parti pour corruption sur Jiang Jiemin,
directeur de la Commission d’administration et
de contrôle des biens publics (Sasac) et ancien
président de la première société pétrolière chinoise.
9 septembre — Campagne antirumeurs sur
Internet. Depuis le mois d’août, des centaines
d’internautes ont été interpellés, des milliers
de comptes sont fermés.
28 octobre — Une jeep avec à son bord trois
Ouïgours vient s’écraser devant la porte de la Cité
interdite, place Tian’anmen, à Pékin, et fait 5 morts.
9 novembre — Troisième plénum du
XIIIe Congrès. Création d’un Comité de pilotage
de l’approfondissement global des réformes
ainsi que d’un Conseil de la sécurité nationale,
dirigés par Xi Jinping. La fermeture des camps
de rééducation par le travail (laojiao) et
un assouplissement de la politique de limitation
des naissances sont annoncés.
15 janvier — Interpellation à Pékin
de l’intellectuel ouïgour Ilham Tohti.
HUANQIU RENWU
Le magazine officiel 2014
présente Xi Jinping 22 janvier — Le Consortium international de
avec sa femme en journalistes d’investigation révèle que certains
voyage à l’étranger, parents des plus hauts dirigeants chinois
puis à sa prise possèdent des fortunes cachées aux îles Vierges
de fonction à la tête britanniques. L’information est totalement
du Conseil de censurée en Chine.
la sécurité nationale. 27 février — Création d’un Comité de pilotage
sur la sécurité Internet et le passage
au numérique, qui sera dirigé par Xi Jinping.
1er mars — Huit personnes attaquent
les passagers de la gare de Kunming à l’arme
blanche, faisant 29 morts. L’attentat est attribué
à des Ouïgours.
5 mars — Lors de la session parlementaire
annuelle, l’objectif de croissance est fixé
à 7,5 % pour 2014.
34. À LA UNE Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014

Le contrôle de Autre point inquiétant : cette idée de renaissance

naît de la conviction que la puissance impériale
de la Chine est l’état naturel des choses pour une
dit les responsables chinois, “les terroristes, les
extrémistes et les séparatistes” n’ont qu’à bien se
tenir, car ce nouvel organisme va organiser la

l’armée renforcé civilisation vieille de 5 000 ans. Et cela ne signifie

Avec la création d’un Conseil de la sécurité nationale,
c’est toute la politique de sécurité intérieure et extérieure
qui est centralisée entre les mains de Xi Jinping.
—The Australian Sydney
pas seulement reprendre le Tibet et le Xinjiang (ce
qui est déjà fait), mais bien mettre Taïwan sous
contrôle du continent et faire valoir les prétentions
territoriales du pays en mer de Chine.
Lors de l’annonce de la création du CSN,
Xi a déclaré à la presse officielle que, outre les
troubles intérieurs qui agitaient le pays, la Chine
devait faire face à des pressions extérieures
mettant en péril sa souveraineté, sa sécurité et son
↓ Dessin développement économique. Les revendications
de Chapatte territoriales auprès de pays comme le Japon,
lutte contre “tous ceux qui cherchent à saper ou à
saboter la sécurité nationale en Chine”.
On comprend qu’un dirigeant ambitieux
dans une Chine en pleine expansion cherche à
exercer le pouvoir de manière plus efficace. Mais
la consolidation militaire de la Chine est la plus
rapide de l’histoire en temps de paix et, lorsque la
force de frappe croît, la tentation est plus grande
de satisfaire ses ambitions. Comme toutes les
grandes puissances, la Chine se réserve le droit
d’un recours sélectif à la force.
En Chine, certaines voix influentes persistent

E
n matière de sécurité et de défense, le président
Xi Jinping apparaît comme le plus puissant
des dirigeants chinois depuis Deng Xiaoping
[ancien numéro un, artisan des réformes lan-
cées en 1979]. Cette autorité devrait lui per-
mettre de raffermir son contrôle sur une
armée trop indépendante, mais pourrait égale-
ment mettre en péril la paix dans la région.
Le troisième Plénum du Parti communiste
[en novembre 2013] a octroyé à Xi davantage de
pouvoirs et d’autorité dans le domaine de la défense
et de la sécurité, avec notamment la création d’un
Conseil de la sécurité nationale [CSN] chargé de
superviser les politiques menées sur les sujets
touchant à la sécurité intérieure, à la
défense et à la diplomatie. [Xi préside
le CSN, et il était déjà à la tête de la
Commission militaire centrale, organe
paru dans les Philippines, le Vietnam et même l’Inde sont
International Herald donc clairement à l’ordre du jour du CSN [voir
Tribune, Paris. encadré ci-dessous].
Consolidation. Le rôle du CSN n’est pas
seulement d’institutionnaliser le processus de
décision en matière de défense et de sécurité,
mais d’assurer une coordination plus efficace
entre tous les appareils du pouvoir. Comme l’ont
à dire que la paix dans la région est essentielle
pour le succès de cette renaissance de la nation
chinoise. Xi comprend bien la logique de paix,
mais il est également conscient du potentiel de
la guerre, à en croire l’importance qu’il accorde à
l’armée dans sa vision de la puissance nationale.
Si l’Asie du Nord-Est veut échapper à ce destin,
elle doit cesser de croire que la guerre n’est que le
résultat de conséquences tragiques et accidentelles.
—John Lee*
Publié le 17 novembre 2013
* Chercheur associé au Centre for International
Security Studies de Sydney.
Chiffre

suprême de commandement de l’armée.]
Le fait que Xi, dès sa première
année à la présidence, ait réussi à
lancer le projet du CSN en dit long
sur l’étendue de son pouvoir politique
et de son influence – non seulement
sur l’armée, mais aussi sur d’autres
instances opposées dès le départ à
sa création.
Indisciplinés. Depuis des années,
les militaires chinois multiplient
les provocations verbales contre
les pays avec lesquels la Chine a des confl its
territoriaux. Et dans de nombreux cas les officiers
de l’Armée populaire de libération semblent avoir
géré des incidents maritimes sans en informer
leurs dirigeants civils. Une armée indisciplinée, à
l’orgueil démesuré, confortée dans ses positions
par des augmentations faramineuses de son budget
annuel octroyées par un régime qui se sent peu
sûr de lui, est rarement un atout pour la stabilité
et la modération. Il n’est donc guère étonnant
que ces rêves de grandeur de l’armée chinoise
soient considérés comme un grave danger pour
la stabilité dans la région. On peut espérer que
Xi, grâce à son autorité incontestée sur les forces
armées, jouera la carte de l’apaisement.
Pourtant, la concentration de tous les pouvoirs
en matière de sécurité et de défense dans les
mains de Xi n’est pas non plus sans danger. Le
président a en effet promis avec passion d’“œuvrer
à la grande renaissance de la nation chinoise” dans
son discours sur le “rêve chinois”, destiné à redorer
le blason du Parti et à assurer sa mainmise sur
le pouvoir. Ce rêve passe forcément par une
hégémonie militaire du pays en Asie.
Panorama
Diplomatie : an 1 pour Xi Jinping
●●● L’esprit
du “rêve chinois”
a accompagné
Xi Jinping lors
de ses premières
rencontres
au sommet, écrit
le magazine
Huanqiu (littéralement, “Le globe”).
Pour réaliser son rêve séculaire
de renouveau de la nation et parvenir
à l’objectif de prospérité intérieure,
la Chine, dans ses relations
avec l’extérieur, cherche avant tout
à préserver la souveraineté et la
sécurité nationales, le développement,
la stabilité et la paix mondiales,
le développement commun. Tel est
12,2 %
C’est l’augmentation du budget militaire qui a
été annoncée lors de la session parlementaire
de mars 2014, portant la somme à
95,9 milliards d’euros. L’augmentation avait
été de 11,2 % en 2012 et de 10,7 % en 2013.
le message porté par le président Xi le site de Rancho Mirage, en Californie.
au cours de ses quatre voyages officiels Face à la mondialisation,
à l’étranger en 2013. Premier arrêt : “Chine et Etats-Unis doivent ouvrir
Moscou, le 22 mars. “Chine et Russie une nouvelle voie, qui s’écarte des
sont primordiales l’une pour l’autre”, affrontements connus dans l’Histoire”,
a déclaré Xi lors de sa rencontre avec a déclaré Xi. Le magazine ne s’étend
Vladimir Poutine, auquel il a aussi pas sur les sources de conflit entre
lancé : “J’ai un caractère très similaire les deux pays. Pas de rencontre
au vôtre.” Et le magazine de souligner au sommet avec le Japon. Les conflits
l’accord des deux hommes jusque territoriaux avec les voisins de l’océan
dans la couleur de leur cravate lors Pacifique ont mené en 2013 à
de la cérémonie de l’Année du tourisme une escalade verbale et à plusieurs
chinois en Russie : rouge pour tous incidents avec le Japon, rappelle le
les deux. [Ce mois-ci, lors du vote magazine. C’est lors d’une conférence
au Conseil de sécurité sur la Crimée, à Pékin en octobre 2013 que Xi s’est
la Chine s’est abstenue.] Le 7 juin, exprimé sur le sujet : l’objectif large
col ouvert, ambiance détendue pour de “développement commun” sera
la rencontre avec Barack Obama dans poursuivi par la diplomatie chinoise.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
Le grand ménage
Derrière la lutte contre la prostitution notamment,
ce sont les fonctionnaires corrompus qui sont ciblés.
Et par-delà la campagne antimafia, l’ancien tsar
de la sécurité, Zhou Yongkang, est visé.
—Shun Po (extraits) Hong Kong
L
a corruption dans le domaine politico-judi-
ciaire a toujours été l’une des formes de
corruption les plus abhorrées par le peuple
chinois, car elle porte atteinte à la sécurité
des biens et des personnes sans laisser aux
victimes la moindre possibilité de se plaindre.
Or, depuis que Xi Jinping est devenu secrétaire
général du Parti communiste chinois (PCC) en
novembre 2012, il a donné à trois reprises des
instructions pour que soit sévèrement punie la
corruption dans les instances judiciaires et poli-
tiques, insistant pour que l’on élimine “les mou-
tons noirs qui nuisent à la population”. Cependant,
ce n’est qu’en février dernier, quand les autorités
ont mis dans leur collimateur les “protecteurs”
favorisant la corruption dans le monde politico-
judiciaire, que les citoyens ont eu l’impression
que cette fois-ci c’était “du sérieux” !
Le premier coup de massue a été asséné contre
la prostitution à Dongguan [ville de la province du
Guangdong, dans le sud de la Chine]. Le matin du
9 février, la chaîne de télévision centrale dénonçait
l’existence de nombreuses activités illégales de
prostitution dans plusieurs lieux de divertissement
de cette ville. L’après-midi même, Hu Chunhua,
membre du Bureau politique du PCC et secrétaire du
Parti du Guangdong, autorisait le lancement d’une
campagne antiprostitution dans toute la province,
s’attaquant ainsi d’abord aux manifestations du
problème avant de s’attaquer à ses racines.
Policiers corrompus. Le développement de
l’industrie du sexe à Dongguan remonte à une
vingtaine d’années et a valu à la ville le surnom de
“capitale chinoise du sexe”. Les hôtels attirent la
clientèle pour l’essentiel grâce à cela. En un certain
sens, ces activités soutiennent et favorisent le
développement économique local.
A maintes reprises, des actions antiprostitution
ont été lancées à Dongguan – sans entraîner pour
autant le déclin du secteur. Cela s’explique en
grande partie par l’existence de protections. Le prix
réclamé par les commissariats de police aux hôtels
de leur secteur pour fermer les yeux varie entre
12 000 et 200 000 yuans [1 400 à 23 000 euros] par
an. Quant aux responsables, les hôtels partagent
en général directement les bénéfices avec eux,
ce qui montre bien le degré de collusion entre les
pouvoirs publics et l’industrie du sexe.
Selon un expert de la lutte anticorruption, la
tempête déclenchée à Dongguan s’est rapidement
étendue à l’ensemble du pays. A ce jour, plus de
2 400 lieux de prostitution auraient été fermés.
Mais si cette campagne de police vise en théorie
les activités du sexe, le fer est en réalité dirigé
contre les agents du système politico-judiciaire peu
scrupuleux ou corrompus. Ont ainsi été destitués à
L’HOMME QUI DOMPTE LA CHINE. 35
Dongguan une dizaine de hauts fonctionnaires, de la
sécurité publique, de postes de police qui assuraient
la protection d’établissements de prostitution, et
une dizaine de dirigeants gouvernementaux et du
Parti ont fait l’objet de sanctions sévères. Tous les
échelons des organes du Parti ou des instances
gouvernementales ont été touchés, avec comme
exemple le plus frappant découvert à ce jour : Li
Dongsheng, l’ancien vice-ministre de la Sécurité
publique [limogé le 24 février].
Argent sale. La violente bataille lancée en février
contre la corruption dans le monde politico-
judiciaire vise à briser l’empire de l’argent sale. Le
A suivre 20 février, l’agence officielle Xinhua a annoncé la
Surnommé le “tsar mise en accusation de 36 personnes soupçonnées
de la sécurité”, Zhou d’avoir monté, orchestré ou intégré une organisation
Yongkang est le plus mafieuse et qui doivent répondre de vingt et un
haut ancien dirigeant chefs d’accusation, dont ceux de meurtre, blessure
à faire à ce jour l’objet intentionnelle, activité illégale, etc. Parmi les
d’une enquête interne accusés figure Liu Han, l’ancien PDG du groupe
au Parti. Toutes privé Hanlong, un milliardaire sichuanais à la tête
les informations sont de 40 milliards de yuans [4,6 milliards d’euros].
encore censurées Or selon les révélations du quotidien pékinois
à ce sujet. Lors Xinjing Bao le 21 février, si Liu Han a réussi à
de la conférence amasser une fortune aussi colossale, c’est parce
de presse donnée qu’il possédait de solides appuis dans le monde
par le Premier ministre des affaires et de la politique. Une personnalité
à l’issue de la session du monde politico-judiciaire de la province du
parlementaire, les Sichuan explique ainsi que Liu Han n’hésitait pas à
journalistes avaient été recourir aux solutions les plus expéditives pour se
avertis de ne pas poser
de question
à son sujet, sous peine
de perte de leur
accréditation. SALON DU LIVRE
Le site en chinois basé
aux Etats-Unis Duowei
Xinwen Wang a indiqué
que les conclusions
La visite de Xi Jinping vu par Popa’S
seraient être connues
en avril.
Xi Jinping sera en visite officielle à Paris les 26 et 27 mars (dessin de Popa’S). Courrier
International est partenaire de l’Institut culturel roumain à Paris, lors de la 34 e édition
du Salon international du Livre de Paris, et accueille les caricatures du dessinateur
roumain Stefan Popa – Popa’S.
débarrasser de ceux qui lui faisaient obstacle sur
le chemin de la fortune. Inversement, il n’hésitait
pas à arroser abondamment les personnes pouvant
lui être utiles, en leur distribuant de l’argent ou
des titres officiels (pour les aider à monter dans la
hiérarchie). Ces superpouvoirs extraordinaires qu’il
possédait sur la scène politique locale lui avaient
d’ailleurs valu le sobriquet de “second directeur
du Département de l’organisation (du Parti)” !
De fait, le nom de Liu Han avait déjà figuré
sur une liste de personnes faisant l’objet d’une
enquête de police en 2001, mais il aurait réussi à
s’en faire rayer après avoir, moyennant le versement
d’une somme astronomique, rallié à sa cause un
certain dirigeant.
Plus surprenant encore, lorsque Zhou Bin,
homme d’affaires “aux arrières solides”, s’est
rendu au Sichuan en 2002 pour y réaliser des
investissements, Liu Han y a contribué à prix
d’or pour “entretenir leurs relations”. Zhou Bin
n’est autre que le fils de l’ancien président de la
Commission des affaires politiques et judiciaires
du Comité central d’alors. Le 21 février, le Renmin
Ribao, organe du Parti, a appelé à combattre
sévèrement tous les soutiens servant de parapluie
à Liu Han et à rendre publiques les conclusions
de l’enquête. Si cela se réalise, ce sera un véritable
coup de tonnerre qui retentira aussi bien en Chine
qu’à l’étranger !
—Ren Huiwen
Publié le 28 février
INSTITUT
CULTUREL
ROUMAIN
36.
tra n s-
versales. e
économi
Une précieuse moisson
de données
Agriculture. Pour alimenter leurs logiciels d’aide à
la décision, des groupes comme Monsanto puisent
dans les informations collectées par les cultivateurs.
Les données seront-elles un jour vendues à des traders ?
—The Wall Street
Journal (extraits) New York
L a prochaine révolution agri-
cole viendra du traitement
de l’information, assurent
les agro-industriels : les tracteurs
et autres équipements récolteront
des données qui seront transmises
à un ordinateur, lequel indiquera
au cultivateur comment augmen-
ter sa production de maïs ou de
Sciences ......... 38
Médias ........... 40
Signaux .......... 41
soja. Des multinationales comme
Monsanto et DuPont se livrent une
concurrence acharnée pour placer
leurs systèmes d’aide à la décision
auprès des agriculteurs. Ces der-
niers savent bien qu’un léger ajus-
tement de la profondeur des semis
ou de la distance entre les rangées
peut faire une grosse différence au
moment de la récolte. “Ces informa-
tions ont une grande valeur”, assure
Brooks Hurt, qui exploite avec son
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
père et ses frères 2 400 hectares
dans le Missouri. “Et je crains que
ce ne soient pas les agriculteurs qui
en tirent profit.”
Nombre d’entre eux sont déjà
équipés de GPS, d’iPad et autres
instruments capables de collecter
des informations sur le sol et les
cultures. Les concepteurs de
systèmes d’aide à la décision
cherchent à accélérer le traitement
de ces informations, puis à les
↙ Dessin de David Simonds
paru dans The Economist,
Londres.
croiser avec leurs banques de
données relatives à la météo, à
la topographie et au rendement
des cultures. Des algorithmes et
des experts humains moulinent
ces statistiques et peuvent
ainsi transmettre des conseils
personnalisés aux agriculteurs et à
leurs machines. Pour ses partisans,
ce système pourrait jouer un rôle
aussi important que la mécanisation
de l’agriculture dans la première
moitié du xxe siècle.
D’après Monsanto, le géant
des semences [conventionnelles
et génétiquement modifiées],
cela permettra d’accroître la
production agricole mondiale de
20 milliards de dollars par an,
soit l’équivalent du tiers de la
valeur de la récolte américaine
de maïs de l’année dernière. Le
rendement moyen du maïs pourrait
passer de 10 tonnes par hectare
actuellement à 12,6 tonnes. Mais
pour l’instant, reconnaissent les
industriels, l’augmentation ne
dépasse pas 0,6 tonne par hectare.
Ces chiffres devraient toutefois
progresser au fur et à mesure que
le nombre d’agriculteurs concernés
augmentera, ce qui permettra de
récupérer davantage de données.
Après avoir testé pendant trois ans
un service de ce type baptisé
FieldScripts, Monsanto vient de
le commercialiser dans l’Illinois,
l’Iowa, le Minnesota et l’Indiana.
Le service est facturé 10 dollars par
acre [25 euros par hectare].
Ces technologies de pointe
pourraient représenter 20 % de
l’augmentation du bénéfice par
action de Monsanto d’ici à 2018,
estime Michael Cox, analyste
à la société de gestion d’actifs
Piper Jaffray. En novembre dernier,
Monsanto a acquis Climate Corp.,
une société d’analyse de données
météorologiques de San Francisco
fondée par d’anciens salariés de
Google, pour 930 millions de dol-
lars. [En 2012, le groupe avait pris
le contrôle de Precision Planting,
un fournisseur de logiciels et de
matériels destinés à aider les agri-
culteurs à semer et à analyser les
données.] Le mois suivant, la coo-
pérative agricole Land O’Lakes
achetait le spécialiste [toulousain]
de l’imagerie par satellite Geosys.
De son côté, DuPont a annoncé
en février le lancement d’un par-
tenariat avec la société DTN/The
Progressive Farmer, qui permettra
au géant américain de fournir en
temps réel des informations sur le
climat et le marché à ses clients.
Dans l’Iowa, David Nelson teste
FieldScripts depuis trois ans. Après
avoir analysé la cartographie des
engrais réalisée par l’agriculteur et
des échantillons du sol, le système
a repéré des nutriments dans une
parcelle naguère utilisée comme
pâturage. Il a en outre précisé que
la terre pouvait supporter une
forte densité de semis, ce qui a
permis d’augmenter le rendement
de 0,5 à 0,7 tonne par hectare.
Résultat : David Nelson a gagné
entre 84 et 126 dollars de plus par
hectare. “Nous poussons chaque
acre au maximum de son potentiel”,
se félicite-t-il.
Méfiance. Mais certains de ses
confrères hésitent. L’American
Farm Bureau Federation, une
organisation professionnelle, met
en garde ses membres : les mar-
chands de semences qui vantent
les performances de leurs pro-
duits d’aide à la décision ont tout
intérêt à convaincre les agricul-
teurs de semer davantage. Dans le
Minnesota, Jerry Demmer songe à
s’y mettre mais s’inquiète de savoir
qui contrôlera les informations
collectées. “Ce sont nos données,
explique-t-il, mais je ne sais pas trop
comment nous allons les protéger.”
Cette méfiance s’explique
notamment par l’augmentation
des prix des semences au cours
des quinze dernières années,
période où le secteur a connu
une forte concentration. A eux
deux, Monsanto et DuPont
contrôlent désormais 70 % du
marché des semences de maïs
aux Etats-Unis. L’an dernier, les
cultivateurs ont dû débourser
292 dollars par hectare de maïs,
soit une augmentation de 166 % par
rapport à 2005 (à prix constants),
estime l’université Purdue. Mais
d’après Robert Fraley, directeur
de la technologie de Monsanto, les
données collectées par FieldScripts
ne devraient pas constituer un
facteur “très important” dans la
fixation du prix des semences.
Certains craignent par ailleurs
que leurs données soient utili-
sées par leurs concurrents. Des
informations relatives au rende-
ment d’une parcelle pourraient
faire grimper le prix de la terre.
D’autres redoutent que les traders
de Wall Street se servent des don-
nées pour spéculer sur les contrats
négociés sur les marchés à terme
agricoles. Si leurs paris faisaient
baisser le prix des contrats en début
de saison, les bénéfices des culti-
vateurs pourraient chuter. Pour
l’instant, il n’existe toutefois pas
d’exemple connu de détournement
des données, et Monsanto comme
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
DuPont assurent ne pas avoir l’in-
tention de les commercialiser.
Dans l’Indiana, Kip Tom teste
gratuitement le système de
Monsanto sur ses 8 100 hectares,
depuis trois ans, et commencera à
payer cette année. “Je ne planterai
plus une acre sans ce truc”, assure-
t-il. Mais il surveille de très près le
flux des informations qui entrent
et sortent de son exploitation.
L’année dernière, il a débranché un
câble qui, dans l’une de ses mois-
sonneuses-batteuses, récupérait
les données de son logiciel pen-
dant qu’il récoltait le maïs.
Certains agriculteurs envisagent
de recueillir et de traiter leurs
informations eux-mêmes de façon
à pouvoir décider lesquelles vendre
et à quel prix. D’autres s’associent
à de petites sociétés qui tentent
d’empêcher les géants de l’agro-
industrie de dominer le secteur
de l’agriculture connectée. Selon
Steve  Cubbage, propriétaire
de Prime Meridian, une petite
entreprise du Missouri, être
indépendant des semenciers,
des constructeurs de machines
agricoles et de l’industrie chimique
le rend “plus crédible” aux yeux
de ses clients. Une centaine de
cultivateurs utilisent déjà son
service de semis de précision
et ce nombre devrait “exploser
au cours des prochaines années”.
Prime Meridian est en train de
mettre au point un système de
stockage des informations fournies
par chaque exploitation dans un
dispositif de cloud computing
[serveurs distants] auquel seuls des
intervenants extérieurs approuvés
par l’agriculteur auront accès.
Pour dissiper toutes les inquié-
tudes, en janvier Monsanto s’est
déclaré favorable à l’instauration
de normes encadrant la gestion
des informations. Le groupe
souhaite créer une banque de
données gratuite en ligne où les
agriculteurs pourront entrer leurs
informations, des rendements aux
dates de semis. Monsanto assure
qu’il n’y accédera pas sans l’auto-
risation expresse des cultivateurs.
—Jacob Bunge
Publié le 27 février
La Norvège commence
à snober le pétrole
Energie. Le fonds souverain norvégien – le plus important au
monde – envisage de ne plus investir dans les énergies fossiles.
—Financial Times (extraits)
Londres
L e fonds pétrolier norvégien, qui pèse
840 milliards de dollars [605 mil-
liards d’euros], doit-il cesser d’inves-
tir dans les énergies fossiles ? En décidant,
fin février, de charger un groupe d’experts
indépendants de répondre à cette ques-
tion, le Parlement du pays a déclenché
une vague de spéculation.
Si le plus grand fonds souverain au
monde prenait une telle décision, cela
n’affecterait peut-être pas immédiate-
ment Royal Dutch Shell ou BP, qui font
partie des dix plus importantes partici-
pations de ce fonds, dont 8,4 % des inves-
tissements en actions concernent le gaz
et le pétrole. Mais cela galvaniserait tous
ceux qui cherchent à convaincre les inves-
tisseurs qu’il est de plus en plus risqué de
miser sur l’industrie des énergies fossiles,
dans la mesure où les réglementations
visant à limiter la pollution de l’air et le
changement climatique se durcissent et où
le coût des énergies alternatives diminue.
“Cela changerait sérieusement la donne”,
estime Ben Caldecott, responsable du pro-
gramme sur les actifs échoués [stranded
assets] de l’Ecole Smith de gestion de l’en-
treprise et de l’environnement, de l’univer-
sité d’Oxford. La notion d’actifs échoués
– des titres dont la valeur peut, de manière
non anticipée, chuter rapidement – repré-
sente une arme nouvelle, plus sophisti-
quée, dans l’arsenal des opposants aux
énergies fossiles. Elle est souvent igno-
rée par les investisseurs : les compagnies
pétrolières constituent en effet l’une des
plus importantes sources de dividendes
et l’obligation fiduciaire contraint depuis
longtemps les grands fonds à faire passer
le rendement financier avant les préoc-
cupations environnementales et autres.
“Selon moi, ce ne sont pas des actifs
échoués”, estime pour sa part Oswald
TRANSVERSALES. 37
↓ Dessin de Boligán
paru dans El Universal, Mexico.
le fonds de pension des enseignants cali-
forniens, et ses 176 milliards de dollars.
Comme bon nombre de ses concurrents,
Calstrs affirme préférer engager avec les
entreprises un dialogue constructif sur les
risques des énergies fossiles plutôt que de
céder ses titres. Quant aux étudiants de
Harvard, ils n’ont pas réussi à faire plier
l’université, dont le fonds vaut 32,7 mil-
liards de dollars.
Si la Norvège se résout à bouder les éner-
gies fossiles, la portée de cette décision
dépendra des raisons avancées. Si le pays
Clint, analyste chez Bernstein Research. n’invoque que des arguments éthiques ou
La demande en pétrole semble encore environnementaux, ce choix sera proba-
solide, souligne-t-il, et si certains grands blement perçu comme un geste symbo-
groupes ont récemment mis de côté des
projets offshore, c’est probablement pour
négocier de meilleurs prix avec les entre-
prises de services parapétroliers. Si la
Norvège décidait d’exclure les énergies
lique et il n’aura guère d’impact sur les
milieux financiers – un peu comme lorsque
l’Eglise d’Angleterre s’interdit d’investir
dans des sociétés d’armement. Mais ce
serait tout autre chose si la Norvège se
fossiles de son portefeuille, il doute disait convaincue que c’est une
que cela aurait un effet immédiat bonne stratégie d’investissement.
sur l’opinion Cela étant,
des investis- le fonds
seurs. “Il y a norvégien [créé
tout simplement en 1990 pour assurer
trop à gagner”, explique-t-il. les pensions de retraite des
D’autant qu’avec le boom de générations futures] est dans
l’huile et du gaz de schiste en une situation singulière : il est
Amérique du Nord, le cours entièrement alimenté par les
des actions des sociétés pré- revenus pétroliers et gaziers
sentes dans ce secteur a du pays. Selon de nombreux
progressé de 30 % l’année observateurs, il serait donc
dernière. “C’est là que les logique qu’il n’investisse pas
investisseurs regardent.” dans les énergies fossiles, afin
de limiter les risques pour
Dialogue. C’est aussi l’économie du pays.
pourquoi le mouvement Dans un premier temps,
en faveur d’un retrait à l’instar des campagnes
des énergies fossiles menées par le passé contre
n’a pour l’instant pas les cigarettiers ou contre
changé grand-chose, l’apartheid en Afrique du
même aux Etats-Unis, Sud, celle dirigée aujourd’hui
où u ne v igou reu se contre les énergies fossiles
campagne citoyenne n’aura probablement guère
vise depuis deux ans d’impact sur le cours des
les fonds de pension et actions des sociétés concer-
ceux des universités. Les nées, estime une étude de
rares investisseurs qui l’Ecole Smith, de l’univer-
ont abandonné ce sec- sité d’Oxford. Mais elle pour-
teur, comme l’assureur rait coûter des milliards aux
norvégien Storebrand, sociétés ainsi stigmatisées,
qui gère 80 milliards surtout si elle entraînait la
de dollars [58  mil- mise en œuvre de législa-
liards d’euros], ne font tions contraignantes.
guère le poids face aux —Pilita Clark
géants qui ont choisi et Richard Milne
de rester, tels Calstrs, Publié le 4 mars
ure.fr
francecult
t avec
en partenaria
38. TRANSVERSALES
SCIENCES
Sesame, ouvre-toi !
Physique. Des chercheurs israéliens et iraniens tentent
de construire ensemble Sesame, le premier accélérateur
de particules du Moyen-Orient. Une utopie scientifique
régulièrement contrariée par la réalité politique.
—Der Spiegel Hambourg
U ne douce soirée d’hiver à Jérusalem.
Eliezer Rabinovici, professeur de
physique théorique à l’Université
hébraïque, se rend en taxi en Jordanie
pour réaliser l’impossible. “Notre projet,
c’est un vrai conte des Mille et Une Nuits”,
confie-t-il.
Les cloches des églises sonnent, les
appels des muezzins retentissent, les
juifs à papillotes se rendent en hâte à la
prière. Le taxi contourne les remparts de
Jérusalem, cette pomme de discorde, puis
descend vers la mer Morte. Il y a près de
1 000 mètres de dénivelé. Le chercheur
israélien se met à parler de Sesame, l’une
des expériences de physique les plus
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
↓ Dessin d’Emilie Seron
paru dans Victoire, Bruxelles.
audacieuses de la planète. “Nous construi-
sons une sorte d’univers parallèle, explique-
t-il. Même si nos pays sont ennemis pour
certains, nous, les chercheurs, voulons
construire ensemble le premier accélérateur
de particules du Moyen-Orient.”
S es a me [S y nch rot ron-l i g ht for
Experimental Science and Applications in
the Middle East] est un synchrotron [accé-
lérateur de particules], une espèce de gigan-
tesque appareil de radiographie, bien plus
performant que ceux utilisés en médecine.
On en compte plus de quarante en acti-
vité dans le monde, qui servent aussi bien
à étudier des ailes d’avion que d’antiques
parchemins.
Rabinovici est vice-président du projet
Sesame (qu’il prononce “sesêmii”, à l’an-
glaise). L’accélérateur est construit et
géré par une organisation de recherche
indépendante placée sous la tutelle de
l’Unesco. Les fonds et les chercheurs pro-
viennent essentiellement de pays membres
de l’organisation, dont Israël, la Jordanie,
Chypre, le Pakistan, l’Egypte – et l’Iran.
Incroyable mais vrai : des physiciens
israéliens et iraniens construisent
ensemble un canon à particules  ! Les
prémices du projet semblent elles aussi
tirées d’un conte de fées. Il était une
fois des chercheurs israéliens et palesti-
niens réunis sous une tente de Bédouin
en Egypte. Ils se mirent à réfléchir à la
construction d’un synchrotron au Moyen-
Orient. On était en 1995 et Yitzhak Rabin,
le Premier ministre israélien, avait été
assassiné quelques semaines auparavant.
“Nous avons commencé par une minute
de silence. Je l’ai encore dans les oreilles”,
raconte Rabinovici. Peu après, la terre
trembla ; personne ne fut blessé. “Ça a
commencé dans la douleur et ça a continué
comme ça”, ajoute-t-il.
Crise existentielle. L’atmosphère se
fait oppressante, des barrages et des
miradors annoncent la frontière avec la
Jordanie. Pour éviter des heures d’attente,
Rabinovici achète pour un peu plus de
120 euros un visa VIP avec franchissement
rapide de la frontière en voiture.
Ces derniers temps, le physicien a sou-
vent fait ce trajet pénible. Pas question
de se réunir à Jérusalem : l’Iran interdit
à ses ressortissants de se rendre en Israël.
“J’essaie de profiter de mon séjour ici, confie
Rabinovici en souriant. Après tout, c’est le
trajet en taxi le plus cher du monde.”
Le projet Sesame est soutenu par
de grands noms, comme Christopher
Llewellyn Smith, physicien et ancien
directeur général du Cern, le centre de
recherche sur les particules, près de
Genève, dont se sont inspirés les Moyen-
Orientaux. “Le Cern n’a été fondé qu’après
la guerre [en 1952], ça facilite les choses”,
déclare sobrement Rabinovici.
Deuxième changement de véhicule,
un troisième taxi emmène Rabinovici à
l’hôtel où le groupe se réunit. Ce trajet de
50 kilomètres lui a pris trois heures. Sur
l’autre rive de la mer Morte brillent les
lumières d’un kibboutz, tout proche mais
inaccessible. C’est là que l’on a trouvé les
célèbres rouleaux de Qumran, les manus-
crits bibliques les plus anciens que l’on
connaisse. Sesame en passera certains
au crible.
Dans l’entrée de l’hôtel, Palestiniens,
Israéliens et Iraniens se saluent comme
de vieux amis, se demandent des nouvelles
de leur famille et de leurs recherches.
Les scientifiques turcs et chypriotes se
serrent la main, comme les Pakistanais,
les Egyptiens et les délégués du Cern, de
l’Unesco et de l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA). Un sommet
presque surréaliste, au point le plus bas
de la surface de la Terre, à 400 mètres
au-dessous du niveau de la mer.
Nos physiciens sans frontières attendent
avec impatience la mise en service du syn-
chrotron. Elle est prévue pour l’année
prochaine, mais la dernière ligne droite
est semée d’obstacles. La cinquantaine
de délégués et d’observateurs réunis à
l’hôtel débattent de gigaélectronvolts et
de problèmes de financement. Le projet a
déjà reçu 50 millions de dollars ; il manque
encore 8 millions. Une fois construite,
l’installation devait coûter moins de 6 mil-
lions par an. “Autant dire des cacahuètes
pour des pays comme l’Allemagne”, déclare
un envoyé palestinien, qui trouve que
l’Europe ne s’engage pas assez.
Pour ne rien arranger, le moindre sou-
bresaut politique dans la région provoque
une crise existentielle : l’Egypte vient de
changer de gouvernement et les fonds
destinés à Sesame sont gelés. L’Iran ne
peut pas payer non plus parce que l’em-
bargo économique empêche les virements
bancaires. Les physiciens espèrent que la
situation va se débloquer avec le compro-
mis de Genève sur le nucléaire iranien.
Cela fait plus de dix ans que Sesame
devrait être terminé, mais les problèmes
de financement n’ont cessé de provoquer
des retards et des coûts supplémentaires.
Rien d’inhabituel pour un projet aussi
important.
Sesame rappelle un peu le Divan occi-
dental-oriental du chef d’orchestre Daniel
Barenboïm, qui regroupe des musiciens
palestiniens et israéliens. “Comparé à nous,
Barenboïm a la belle vie, déclare Rabinovici.
Il ne réunit que deux cultures, nous, une
douzaine.” Tout le monde n’apprécie pas
son engagement. Même sa famille est
divisée. On lui reproche de pratiquer une
politique des symboles naïve. En 2010,
Quand on veut accélérer
des électrons,
il vaut mieux procéder
dans le vide
– y compris politique
32. À LA UNE
31 ← Bureau politique avait justement pour
thème Marx, sans qu’il y soit fait la moindre
référence à Mao. En Europe, le marxisme s’est
transformé en social-démocratie ; en Russie, en
léninisme et stalinisme ; en Chine, il a pris l’une
des formes les plus cruelles, celle du maoïsme.
Lorsqu’il prône la lecture de Marx, Xi Jinping
exprime d’une certaine manière une volonté de
revenir aux origines du marxisme. Mais, dans le
même temps, il accorde beaucoup d’importance
à la culture chinoise, comme l’a montré sa visite
au temple de Confucius lors de son voyage au
Shandong [berceau de Confucius], où il a vanté
les mérites du confucianisme. De toute évidence,
il souhaite concilier culture chinoise et marxisme
originel. Sur ce point, il se différencie de Mao
Tsé-toung, qui haïssait la culture chinoise, en
particulier confucéenne, et qui n’éprouvait aucun
intérêt pour le marxisme originel.
Le “rêve chinois”. La voie que nous venons
d’évoquer est faite de refus et d’accommodements.
L’un de ces accommodements est fondamental :
l’idéalisme domine sur le plan de la pensée, avec
un attachement au marxisme originel, une foi
sincère dans le communisme, la conviction
profonde que le Parti communiste a pour devoir
et est capable de se mettre entièrement au service
du peuple ; mais, dans la mise en œuvre, c’est le
pragmatisme qui prévaut. Tandis qu’à l’intérieur
du Parti les slogans idéologiques sont de mise,
dans le reste de la société on s’efforce d’atténuer
au maximum les connotations idéologiques.
L’on s’approprie tout ce qui est bon à prendre.
C’est la signification de ce que l’on appelle le
“rêve chinois” [mot d’ordre lancé par Xi Jinping].
Un rêve est vide, incolore et inodore ; il peut se
remplir au fur et à mesure qu’on le fait.
Autocentrée, syncrétique, telle est cette
“troisième voie”, l’âme même du modèle Xi
Jinping. Sans nature définie, elle s’apparente à
une nouvelle utopie politique, mais une utopie
qui n’est soutenue par aucune force réelle.
Décryptage
Des comités de pilotage opaques et puissants
Le gouvernement central de Pékin ressemble
fort à une collection de poupées gigognes,
écrit le South China Morning Post. Vers
la surface, on trouve les institutions centrales
de l’Etat. Un peu plus dans l’ombre, le Bureau
politique du Parti communiste et les sept
membres de son Comité permanent, placé
sous la direction de Xi Jinping en tant que
secrétaire général du Parti, qui fait la pluie
et le beau temps. Pourtant, dans la pratique,
les mesures concernant la vie quotidienne
de quelque 1,35 milliard de Chinois sont
conçues par un type d’institutions plus
opaques, qu’on appelle les “petits groupes
de pilotage”. Ces comités se composent
des personnalités les plus puissantes
et les plus influentes du pays, et contribuent
à élaborer les décisions sur les enjeux les
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
L’on peut se demander une chose : si tous les
pouvoirs sont concentrés entre ses mains, comment
Xi Jinping les exercera-t-il ? Car l’appareil de
l’Etat ne suit pas toujours entièrement le pouvoir
Se rapprocher du
formel. Or des réformes approfondies provoqueront
de grandes pertes pour la bureaucratie, et Xi
Jinping va être confronté à des résistances. Il y
est préparé. La création du Comité de pilotage
peuple via Internet
de l’approfondissement global des réformes et Dialoguer directement avec les internautes : telle est
du Conseil de la sécurité nationale, s’ajoutant à l’attitude 2.0 qu’entend favoriser la nouvelle direction
la montée en puissance de la Commission de la
discipline [et du Comité de pilotage sur la sécurité
du Parti communiste.
Internet et le passage au numérique ], a pour but
de répondre à ces résistances [voir aussi page 33].
Non seulement Xi Jinping risque, avec les Portrait —Singpao (extraits) Hong Kong
réformes, une confrontation avec la bureaucratie,
I
mais il verra que le soutien de la société dans ce BIOGRAPHIE l y a peu, le Premier ministre chinois, Li
conflit lui fera défaut. Le peuple est en train de Né en 1953, Xi Jinping Keqiang, a présidé un symposium réunissant
devenir citoyen, il est en attente d’un nouveau est le fils de l’ancien des économistes, sociologues et autres experts,
contrat social, établi sur une base libre et égale, haut dirigeant ainsi que des personnalités du monde des
éliminant les oukases. Celui qui personnifie le Xi Zhongxun, victime entreprises. Il a écouté leurs avis et recom-
pouvoir peut-il répondre à cette attente ? Une des purges maoïstes mandations sur le projet de rapport d’activi-
réforme dont l’objectif est limité à celui de en 1962. Envoyé à l’âge tés du gouvernement [présenté lors de la session
sauver le Parti et de préserver le pouvoir n’a de 16 ans, en 1969, parlementaire de mars 2014]. Parmi les quatre
pas d’espoir de succès. Ouvrir la “troisième à la campagne, chefs d’entreprise invités à s’exprimer, deux tra-
voie” ou la voie du socialisme à la chinoise Xi Jinping y entame vaillaient dans le secteur d’Internet. Depuis l’en-
qu’il imagine est une tâche quasi irréalisable. néanmoins un trée en fonctions de la nouvelle équipe dirigeante,
Plus Xi Jinping concentre les pouvoirs entre ses parcours de cadre du toute une série d’actions effectuées par le tandem
mains et considère les réformes comme son propre Parti. Après des études Xi Jinping - Li Keqiang a montré que les autori-
champ d’action, plus il porte sur ses seules épaules de chimie, il mène tés commençaient à utiliser un “mode de pensée
toutes les responsabilités et tous les risques, sa carrière politique Internet” pour mener à bien leur travail quotidien.
sans possibilité de battre en retraite, condamné en gravissant De leur côté, les grandes administrations d’Etat
à une lutte à mort. L’Histoire ne lui donnera pas les échelons un à un. se sont mises tour à tour à ouvrir des comptes
d’autre occasion, et il ne peut se permettre de Gouverneur du Fujian, sur des sites de microblogging ou sur le service
commettre la moindre faute. Il marche sur une puis du Zhejiang, de messagerie instantanée WeChat, utilisant
corde raide au-dessus du vide ; jusqu’où pourra- il devient secrétaire ces nouveaux médias comme outil de commu-
t-il aller ? La situation en Chine au cours des du Parti de Shanghai, nication officielle. La vie politique chinoise est
trois à dix prochaines années s’annonce très en 2007, avant d’accéder entrée dans l’ère du 2.0 après que Xi Jinping
changeante et bien difficile à prévoir. au Comité permanent et Li Keqiang ont dévoilé des réformes appro-
—Xiao Shu* du Bureau politique. Il fondies très “pensée Internet”. Par “pensée
Publié le 21 février est nommé secrétaire Internet”, on entend l’idée d’exploiter au maxi-
général du Parti en mum l’esprit, les valeurs, les technologies, les
* Ancien éditorialiste de l’hebdomadaire Nanfang Zhoumo. novembre 2012. occasions et les usages présents sur Internet
→ Dessin
de Stephff,
Thaïlande.
plus importants, explique le quotidien
de Hong Kong. De ce fait, la création
de trois nouvelles commissions d’orientation
est restée comme l’une des annonces
les plus remarquées du troisième plénum
du XVIIIe Congrès du Parti, en novembre 2013.
Le premier de ces groupes, baptisé
Comité de pilotage de l’approfondissement
global des réformes, supervisera
les grandes évolutions politiques.
Le deuxième, le Conseil de la sécurité
nationale, chapeautera la protection
des ressortissants chinois dans leur pays
et à l’étranger. Un troisième,
le Comité de pilotage sur la sécurité Internet
et le passage au numérique, a été créé
en février. Tous trois seront dirigés
par le président en personne.
 40. TRANSVERSALES Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014

MÉDIAS

Les lecteurs déchaînés Sur Woody Allen accusé d’abus sexuels :

“Entre pédophiles, ils se soutiennent. Avec

de “La Nación” leur formidable puissance économique, les

Juifs contrôlent tout. La banque, la plupart
des chaînes de télévision, les radios, les studios
LA SOURCE DE
LA SEMAINE
de cinéma, les entreprises, la justice, etc. Ils
Argentine. Le détournement d’une célèbre bande dessinée font ce qu’ils veulent dans l’impunité la plus
souligne le machisme et le chauvinisme des commentaires totale.” Sur la modification de la frontière
postés sur le site du grand quotidien conservateur. maritime entre le Pérou et le Chili : “Pour “La Diaria”
moi, le Pérou, c’est les pickpockets dans le
métro, les squatteurs de l’Abasto et les vendeurs Ce journal progressiste
ambulants de l’Once [deux quartiers de Buenos est édité par une
Aires]/Le Chilien, il n’y a pas plus traître…”
coopérative urugayenne.
“Pays de fachos”. On pourrait tout aussi
bien se contenter de compiler les propos de
ces lecteurs, sans passer par la BD. Mais ce
que montre précisément Che Copate, c’est
qu’une étrange synergie s’instaure entre le
dessin et ces commentaires. Si l’idée était
spontanée et le fruit d’un parfait hasard,
L ancée en 2006 en Uruguay,
La Diaria (La quotidienne) est
disponible du lundi au ven-
dredi, uniquement sur abonnement
(elle compte 8 700 abonnés). Ce jour-
@Nadia _ Soy_Yo aime que ces voix nal, édité par une coopérative, reven-
argentines aient pour vecteur une dique son indépendance vis-à-vis du
bande dessinée étrangère, et chilienne gouvernement de gauche du président
en particulier, alors que les Argentins José Mujica et se présente comme pro-
CONDORICOSOS.TUMBLR.COM

—La Diaria (extraits) Montevideo
intéressant de comprendre ce qu’elle
nous dit de la société dans laquelle elle
considèrent souvent leur voisin comme un
“pays de fachos”. Le passage par Condorito
finit même par faire coup double : il
permet de tourner en dérision aussi bien
le patriotisme débordant des commentaires
que l’illusion bien-pensante d’une société
qui se croit plus libérée et plus ouverte que
ses voisins. C’est aussi un bon prétexte
pour revenir à la bande dessinée originale
de Pepo, qui continue d’étonner par sa
capacité à faire apparaître dans ses cases
une profusion d’objets, de personnages et
de situations qui détonnent dans l’univers
gressiste, défendant par exemple le droit
à l’avortement et le mariage pour tous.
L’entrepr ise emploie 135  per-
sonnes (moyenne d’âge : 34 ans), dont
50 journalistes. Sa version en ligne
recueille 137 000 visites par mois et
sa page Facebook compte plus de
38 000 “j’aime”.
Depuis 2013, La Diaria publie aussi
Lento (Lent), un mensuel généraliste
de 100 pages, avec des articles plus
longs. On y trouve notamment des chro-
niques humoristiques, des enquêtes,

T out a commencé il y a quelques

mois, quand un débat s’est ouvert
sur Twitter entre deux Argentins,
@Nadia_Soy_Yo et @elbathombre, au sujet
du machisme dont serait victime Yayita,
l’héroïne de la bande dessinée chilienne
Condorito [aussi célèbre en Argentine que
Tintin en France]. Conformément aux par-
cours imprévisibles auxquels se prête si
bien le web 2.0, la discussion a rapidement
débouché sur une idée nouvelle : et si on
plaçait dans les bulles de la bande dessi-
née de René Ríos Boettiger, plus connu
sous son nom de Pepo, les commentaires
que publient les internautes sur le site du
quotidien argentin La Nación ? [Fondé en
1870, ce journal conservateur est l’un des
plus lus du pays.]
Cette idée farfelue s’est concrétisée sur
Che Copate [littéralement, “Mec, kiffe
ça”, deux mots typiquement argentins],
un compte Tumblr [http://condoricosos.
tumblr.com/] qui n’a pas tardé à gagner de
nombreux adeptes et à nourrir le buzz sur
les réseaux sociaux. Toutes les planches
revues et corrigées sont accompagnées
d’un lien vers la page du site d’où sont tirés
les commentaires. Bientôt, des médias
traditionnels se sont mis à parler de la
page Tumblr. Plus encore que d’analyser
cette bande dessinée détournée et
ses répercussions en Argentine, il est
est apparue et sur ses échos dans notre
propre société, en Uruguay.
Pourquoi les commentaires de La Nación ?
Pas seulement parce que, avec l’ascension et
la consolidation du kirchnérisme, le célèbre
quotidien argentin a dérivé vers une zone
plus sombre sur l’échelle de gris de la droite,
mais aussi parce que les commentaires
des internautes en sont venus à former
comme un monde à part. Tels des insectes
à l’intérieur d’un arbre mort, machisme,
élitisme, racisme, chauvinisme et tout un
tas d’autres –ismes pullulent dans cette
section. Les commentaires forment un
espace de catharsis collective où se révèle
la face cachée du journalisme argentin
– et même, disons-le, la face cachée de
l’Argentine tout entière.
Extrémistes. Dans les commentaires
de La Nación, le “Tuez-les tous” est un
refrain lancinant. Pis, les commentateurs
les plus connus – qui deviennent même
parfois de petites célébrités en concurrence
avec les journalistes auteurs des articles –
sont généralement les plus extrémistes.
Petits échantillons de cette galerie des
horreurs. Sur les Sénégalais sans papiers
en Argentine : “Il faut passer tout ça au
rouleau compresseur. Personne ne verra la
différence : de toute façon, les bamboulas
sont de la même couleur que le macadam.”
de la BD d’humour.
Mais le Tumblr Che Copate n’a rien
inventé. Il semble même l’héritier direct
des détournements de dialogues qu’on
trouvait dans les fanzines anarcho-punks
des essais, des portraits ou encore
des contes. La Diaria va bientôt lancer
une chaîne de télé, avec des contenus
journalistiques et de fiction, la plupart
produits dans le pays.—
ici en Uruguay et un peu partout dans
le monde. Ce qui le distingue, c’est sa
façon de servir de caisse de résonance à Lire ci-contre un article de La Diaria
une réalité qui, jusque-là, restait floue et
difficile à saisir. On peut y voir une sorte de
vitrine des fractures délirantes de la société
argentine. Mais si nous balayons devant
notre porte, au vu des commentaires postés
sur les sites Internet des grands médias
uruguayens, force est de constater que
les tréfonds de notre état d’esprit national
sont également bien sombres. Et force est
aussi de s’interroger sur la nécessité, ou la
possibilité, d’avoir un journalisme qui ouvre
un espace d’expression publique où tous
ont l’autorisation de dire, anonymement,
ce qui leur passe par la tête, même si cela
porte préjudice à certaines personnes
[les internautes argentins ont l’habitude
de poster beaucoup de commentaires sur
les sites d’information].
Che Copate nous pousse à réfléchir non
seulement à la société dans laquelle nous
vivons, mais aussi à ce que nous attendons LA DIARIA
et pouvons espérer du journalisme. Montevideo, Uruguay
—Agustín Acevedo Kanopa 5 éditions par semaine, 8 700 ex.
Publié le 27 février www.ladiaria.com.uy
 Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014 TRANSVERSALES. 41

Chaque semaine, une page

sig n au x visuelle pour présenter

l’information autrement

La couleur de l’argent
Le marché noir brasse plus de 1 700 milliards de dollars par an dans le monde. Presque le PIB du Canada.

MARCHÉ NOIR MONDIAL MARCHÉ NOIR ITALIEN (en rouge) B Les 93 pays de l’étude
(en milliards de dollars)
(en milliards de dollars)
Etats-Unis 625,63
L’Havocscope World Black Market mafia* 204 piratage de livres 0,02 Chine 261
Mexique 126,08
Value représente la valeur estimée
du marché noir dans le monde. A trafic de drogue 83 émigration clandestine 0,85 Espagne
Italie
124,06
111,05
piratage de films 0,161 Japon 108,3
L’infographie résulte du croisement contrefaçon 13,9 Canada 77,83
de la valeur gobale de 50 produits + décharges illégales 9.9 piratage de musique 0,045 Royaume-Uni
Russie
61,96
49,04
issus de la contrebande et d’autres Allemagne 39,67
trafic d’armes 8 prostitution 0,600
B
Corée du Sud 26,2
activités illégales (A) avec celle des Indonésie 23,05
marchés criminels de 93 pays (B). piratage de logiciels 1,945 piratage de jeux vidéo 0,817 Pérou 22,07
Inde 19,55
Philippines 17,27
* Le mot mafia ne s’applique qu’à l’Italie et n’entre donc pas dans l’estimation totale du marché noir. Turquie 17,16
On obtient le chiffre total en faisant
Brésil 17
la moyenne entre la valeur globale Australie 14,62
des 50 produits et activités illégales Colombie 14,5
Venezuela 14,195
planétaires et celle des marchés Thaïlande 13,95
Paraguay 13
noirs de chaque pays. Chacun
des triangles représente un produit A Maroc
Iran
Guatemala
12,7
10,64
10,116
(partie supérieure gauche) ou bien Arabie Saoudite 10,1
un pays (partie inférieure droite). France 9,85
Nigeria 8,4
Afghanistan 7,3
Israël 7,05
Pakistan 6,42

s
tre
A Les 50 produits
Irak 5,172

au
Bulgarie 4,741

is
Un
Hongrie 4,6
(en milliards de dollars)

s-
Suisse 4,5

at
Ukraine 4,31

Et
0,075 trafic d’organes
0,1 contrebande nucléaire Afrique du Sud 3,93
0,6 piratage de livres Grèce 3,855
1 trafic d’armes Egypte 3,796
1 faux diplômes Malaisie 2,99
Irlande 2,98
1,3 adoptions illégales Taïwan 2,608
re

1,5 enlèvements contre rançon Corée du Nord 2,24

ai
u

1,8 armes légères

je

ét

Birmanie 1,854
an

2,3 trafic de minerais Roumanie 1,536

pl

2,5 piratage de films Koweït 1,412

ir
no

3,4 piratage de téléphones portables E. arabes unis 1,1

Ch ché

4,3 contrebande d’alcools Argentine 1,068

n
tim utio

ar

6,5 matériel sportif Zimbabwe 1,004

e
m

in

8,1 piratage de jeux vidéo Kenya 0,945

tit

u
éd
os

8,5 vols de câbles Pologne 0,919

pr

10 vols d’œuvres d’art Laos 0,855

es

11 décharges illégales Vietnam 0,8155

s

Nouvelle-Zélande 0,806
ire

12,5 piratage de musique

ffa

19 trafic d’animaux Pays-Bas 0,644

’a

ue

Cambodge 0,614
ed

20 émigration clandestine
iq

Suède 0,5963
ffr

ex

23,5 pêche illégale

Haïti 0,5
i

M
ch

30 déforestation illégale Rép. tchèque 0,45

e

32 traite d’êtres humains

u

Chili 0,422
og

rd

ne

37,23 vols de combustibles Somalie 0,414

dr

ia

45 automobiles (pièces détachées)

pa

Bangladesh 0,33
ill
Es

50 contrebande de cigarettes
m

Bolivie 0,31
63 piratage de logiciels
,6

Norvège 0,289
85

72,5 médicaments sur ordonnance Moldavie 0,27

lie
17

140 jeux de hasard illégaux Singapour 0,2693

Ita

187,17 prostitution Honduras 0,261

339,12 drogues : Belgique 0,252
Portugal 0,245
n

16,07 ecstasy
po

28,25 métamphétamine Autriche 0,226

Ja

68 héroïne Danemark 0,222

Finlande 0,21
da

85 cocaïne Equateur 0,127

na

141,8 marijuana Serbie 0,104

Ca
n

Rép. dominicaine 0,1029

.
ço

488,207 contrefaçon :
-U
SOURCE : HAVOCSCOPE [RAVAGEOSCOPE], 2013

Cuba 0,1
fa

R.
re

Mongolie 0,1
ie

0,023 batteries
nt

ss

0,042 briquets Jamaïque 0,0975

co

Ru

0,07 portefeuilles Liban 0,0875

0,1 fausse monnaie Costa Rica 0,0768
Croatie 0,074
0,182 montres Salvador 0,058
1 pièces d’avions Géorgie 0,052
2 cosmétiques Lituanie 0,044
es

3 pesticides Côte d'Ivoire 0,039

tr
au

5,8 vêtements Brunei 0,039

12 chaussures Lettonie 0,032
12 jouets Jordanie 0,031
34 produits Estonie 0,025

B
49 alimentaires Chypre 0,019
169 électronique Monténégro 0,007
200 produits Népal 0,0066
pharmaceutiques Albanie 0,006

SAMUEL GRANADOS. Ce journaliste espagnol dirige le service compilées par le site Havocscope. Le 26 février, la Chine a annoncé
L’auteur infographie du quotidien argentin La Nación et publie régulièrement le démantèlement d’un vaste réseau de contrebande de déchets
dans La Lettura, le supplément culturel du Corriere della Sera. d’équipements électroniques. Selon l’ONU, chaque année, 8 millions
DR

Cette infographie, parue le 20 octobre 2013, s’appuie sur les données de tonnes entreraient illégalement dans ce pays.
42. 360° Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014

360 MAGAZINE
Lewis et Harris, l’île au tweed q Voyage .........46
Le fiancé grec de Penélope Cruz q Plein écran ...47
La chaire des zombies q Tendances ...............48
1948, terreur blanche à Taïwan q Histoire .......50

Selva Almada : prendre

le pouls du “campo”
SALON DU
LIVRE

Elle compte parmi

les écrivains les
plus prometteurs
d’Argentine. De
son enfance au cœur
du pays, Selva
Almada a gardé
une fascination
pour le petit monde
des bourgs et
des villages, âpre
et violent. Ses
romans sont de ceux
qui nouent l’estomac
et font se réjouir
d’être vivant,
bien vivant. —El País
(extraits) Madrid
 international —— nnoo 1220
Courrier international 1220du
du20
20au
au26
26mars
mars2014
2014
SELVA ALMADA
“On m’a déjà fait la remarque que mon écriture
GUILLERMO VALDEZ
n’était pas typiquement féminine. Cela m’est
égal, les écrivaines que j’apprécie ne travaillent
pas dans cette veine. Les histoires domestiques
pleines de drame et de romance ne m’intéressent
pas. J’aime les histoires qui avancent. Et j’ai plus
de curiosité pour le monde des hommes que pour celui des femmes.
Cela se voit dans mon roman, où les mères sont absentes. Cela ne veut
pas dire que mes histoires ne comportent aucune femme, mais
ce ne sont jamais des femmes ordinaires, elles sont peut-être plus
masculines. Ici, c’est la vision que j’ai des choses, du monde.”
Dans une interview au quotidien argentin La Voz del Interior, 26 avril 2013.
S
elva Almada a vu son premier mort à l’intérieur d’un
cercueil, dans un ranch, quand elle avait 6 ans. Née
en 1973 à Villa Elisa, un petit village catholique et
conservateur de la province d’Entre Ríos [au nord
de Buenos Aires], la fillette a été si impressionnée
qu’elle n’a plus assisté à aucune veillée funèbre
jusqu’à la mort de sa grand-mère Ciomara, il y a deux ans.
Ciomara était la mère de sa mère, issue d’une lignée de
femmes sérieuses et taciturnes, décidées, de ces femmes
de tête qui ont épousé des hommes faibles. Ou absents.
Selva Almada est l’un des écrivains les plus encensés de
sa génération. Elle s’est révélée peu après ses 40 ans par
deux romans dont la voix puissante évoque celle d’un Juan
PARAGUAY
C H A C O
ná
COURRIER INTERNATIONAL
Para
Villa Elisa
PROVINCE
D'ENTRE RÍOS
Buenos Aires
ARGENTINE
500 km
Carlos Onetti et, au-delà, celles de William Faulkner et d’Ers-
kine Caldwell. Entre la petite fille effarée et atterrée face au
cadavre d’un inconnu et la femme qui a entrepris d’écrire
deux nouveaux livres, l’un sur des hommes qui partent à
la pêche et l’autre sur des femmes assassinées, il y a un
fil conducteur qui explique la fascination de ses lecteurs :
chez Selva Almada, le pouls de la littérature semble sur le
point de s’arrêter, mais il persiste, sans pause, jusqu’à nous
nouer l’estomac, parce que l’abîme est imminent – perma-
nent et toujours suspendu, il est omniprésent et menaçant.
L’agonie, chez Selva Almada, est comme une valse qui nous
ferait danser dans les traces de ce qui est vital.
Flanquée des fleuves Paraná, à l’ouest, et Uruguay, à l’est,
la province d’Entre Ríos est un verger mésopotamien. Dans
ses champs prospères, on cultivait traditionnellement le
blé, et de plus en plus aujourd’hui, avec la mécanisation et
la monoculture, le soja. Le département de Colón, où est
situé le village natal de Selva Almada, est limitrophe de
l’Uruguay d’Onetti. Dans son premier roman, El Viento que
arrasa [Après l’orage, éd. Métailié], Selva Almada a recours
à ces paysages seulement pour créer un contraste désolant
entre la chaleur du Chaco de Santa Fe, au nord, où se déroule
l’histoire de ses quatre personnages, et celle de leurs terres
natales : un pasteur évangélique – le révérend Pearson –,
sa fille Leni, un mécanicien solitaire – le Gringo Brauer –,
et Tapioca, un gamin qu’il a élevé comme son fils. Le pré-
dicateur et la jeune fille tombent en panne sur une route
où ils déambulent avec une bible et deux petites valises, de
village en village. Il y a longtemps, Pearson a abandonné
sa femme quelque part sur cette route pour ne plus jamais
la revoir. Les heures vont se succéder dans ce coin perdu,
privé d’eau, de gens, de toute richesse, tandis que le méca-
nicien cherche à faire redémarrer la voiture. Le climat tor-
ride, tuant, est l’un des personnages de l’histoire, comme
c’est le cas dans toute l’œuvre d’Almada : l’orage qui s’an-
nonce par un changement de lumière à travers les nuages,
par l’humidité que l’on devine, intervient dans l’intrigue
en faisant prendre au roman son dernier virage.
A
ujourd’hui, quand Selva Almada se remémore
le passé, elle se revoit flânant dans un quartier
sans limites, aux abords du village, en com-
pagnie d’un cousin né seulement dix jours
avant elle et avec qui elle a grandi. Ensemble,
ils s’échappaient pour rendre visite à des oncles
célibataires qui vivaient dans des ranchs solitaires aux
alentours. Lolo Bertone, l’un d’entre eux, travaillait dans
une usine de briques, attisant le feu pour les faire cuire.
La petite Selva et son inconditionnel de cousin adoraient
lui rendre visite. Ils étaient fascinés par les flammes qui
cuisaient les pains de terre glaise, avec lesquels on ferait
ensuite les maisons de Villa Elisa.
La personnalité de Lolo Bertone apparaît dans le
Gringo Brauer, et un peu aussi dans les parents des pro-
tagonistes de son dernier roman, Ladrilleros [“Briquetiers”,
non traduit en français], un autre succès, dédié à l’homme
robuste qu’avait été cet oncle, mort pendant qu’elle écrivait
360°. 43
y
ua
ug
Ur
BRÉSIL
URUGUAY
Río de la
Plata
Océan ↙ Dans le campo argentin.
Atlantique
Photo Nicolas Pousthomis/Sub Coop/Picturetank
Rendez-vous
L’ARGENTINE EN VEDETTE
Pour sa 34e édition, le Salon du livre de Paris
a choisi l’Argentine comme pays invité d’honneur.
Plusieurs conférences sont au programme,
dont “A quoi rêvent les petits Argentins”,
avec les écrivains Liliana Bodoc, Pablo De Santis
et Inés Garland, ou “La littérature fantastique
au Río de la Plata”. Ce sera aussi l’occasion
de rendre hommage à Julio Cortázar,
cent ans après sa naissance, et de parler
de politique.
Le salon n’a pas échappé à la polémique :
certains quotidiens argentins rapportent
que quelques écrivains critiques envers
le gouvernement ont été exclus de
la liste des auteurs choisis unilatéralement
par l’Argentine, au profit de plumes proches
du pouvoir kirchnériste.
Salon du livre de Paris, du 21 au 24 mars, à la
Porte-de-Versailles. www.salondulivreparis.com
Courrier international est partenaire de cet
événement, retrouvez-nous sur notre stand T 78.
Série noire
LES HÉRITIERS DE BORGES
La scène argentine du polar, ancrée dans une longue
tradition, sera elle aussi présente au Salon du livre,
représentée notamment par les écrivains Guillermo
Saccomanno (L’Employé, 77), Juan Sasturain
(Manuel des perdants), Guillermo Martínez
(La Mort lente de Luciana B., Mathématique du
crime) ou Claudia Piñeiro (Les Veuves du jeudi).
“Le polar a totalement envahi la littérature,
étendant même son influence à des romans qui
ne relèvent pas a priori de ce genre. Grâce surtout
au travail de Jorge Luis Borges et d’Adolfo Bioy
Casares [coauteurs en 1942 de Six Problèmes pour
don Isidro Parodi, un classique du roman policier],
de nombreux écrivains argentins ont écrit au moins
un roman qui touche au polar”, écrivait déjà en 2012
Ñ, le magazine culturel du quotidien argentin Clarín.
le roman. Le jour où le livre, fraîchement imprimé, est
arrivé entre ses mains, Selva l’a ouvert et s’est mise à pleu-
rer en lisant sa propre dédicace.
Si El Viento que arrasa conjugue une économie onettienne
du langage et une imminence qui ne parvient jamais à terme,
Ladrilleros est le roman des débordements. Dans El Viento
que arrasa, le pasteur Pearson regrette son Entre Ríos natal,
chaud et verdoyant, tout en essayant de recruter Tapioca,
un petit jeune malingre élevé depuis l’âge de 6 ans par le
Gringo Brauer. Tapioca a été confié à Brauer par sa → 44
 ↙ Soleil couchant sur le campo.
Photo Nicolas Pousthomis/Sub Coop/Picturetank

En savoir plus
Paru en Argentine en 2012, El Viento
que arrasa, le premier roman
de Selva Almada, a été bien reçu
par la critique. Sa publication a été
saluée par des intellectuels comme
Beatriz Sarlo, et le supplément culturel
du quotidien Clarín l’a classé parmi
les meilleurs livres de cette année-là. Après
l’orage, la traduction française d’El Viento
que arrasa, est paru le 6 mars aux éditions
Métailié. C’est le seul ouvrage de Selva Almada,
par ailleurs auteur de contes et de nouvelles,
pour l’instant disponible dans notre langue.

SOURCE

EL PAÍS
Madrid, Espagne
Quotidien, 360 000 ex.
www.elpais.com
Malgré un lourd plan social qui, en 2012, a vu
43 ← mère, une prostituée nomade qui un jour est passée préférait la littérature. Elle s’est inscrite pour devenir ensei- le licenciement d’un tiers de ses journalistes, ce grand
par là et a juré au gringo que le petit était son fils. La ten- gnante. Cela revenait à se détacher d’un tronc auquel elle avait quotidien espagnol est toujours considéré comme
sion entre les garçons de l’histoire et la présence féminine été ligotée par la morale du village. une institution. Il accorde une large place à l’Amérique
de la jeune fille du pasteur ne se résout jamais : le lecteur A l’université, au bord du fleuve Paraná – le plus large d’Ar- latine dans ses pages, mais aussi sur Internet :
tremble pour la jeune fille. Dans un style à la fois poétique gentine après le majestueux Río de la Plata –, elle a rencontré depuis août 2013, les internautes sud-américains
et réaliste, l’auteur nous fait dresser les cheveux sur la tête des écrivains et des poètes. Elle faisait partie des rares étu- qui se connectent à son site accèdent directement
sans jamais aller jusqu’au bout de l’horreur. diantes à vivre seule, sa famille étant restée au village. Chez à des contenus consacrés à leur sous-continent,
Dans Ladrilleros, le style est moins prolixe, mais là encore elle, on se réunissait pour lire ce qu’on avait écrit. Entre eux, préparés par des rédactions établies au Mexique
d’une réelle intensité terrestre : deux amis s’affrontent à les écrivains en herbe se donnaient des consignes pour ima- et aux Etats-Unis. L’article que nous vous proposons
coups de couteau dans un parc d’attractions et agonisent giner des histoires et faire leurs premières armes. Ils ont fini ci-contre a été publié dans Babelia, le supplément
tout au long du livre, cette réalité se mêlant aux halluci- par fonder une revue, en 1997, qu’ils ont appelée Caelum Blue, culturel du journal. Il s’inscrivait dans une série
nations qu’ils ont sur leur lit de mort. Tout en se vidant d’après un poème de l’écrivain espagnol Lupercio Leonardo consacrée aux “nouveaux écrivains latino-américains”.
de leur sang, ils se souviennent de leurs pères, deux mâles de Argensola [1559-1613] : “Parce que ce ciel bleu que nous voyons
de la province de Corrientes – le Nord redevient la région tous n’est ni ciel ni bleu : quel dommage que tant de beauté ne soit
de prédilection – qui ont été ennemis jusqu’à la mort de pas la réalité.” Le collectif d’artistes organisait des fêtes pour Elle-même se met dans l’œil du cyclone quand on l’interroge
l’un d’entre eux et la disparition de l’autre, parti travailler présenter chaque numéro : certains se déshabillaient pour les sans ambages. “Pourquoi, dans les deux romans qui ont fait votre
comme ouvrier agricole dans une autre province. performances et Paraná a ainsi eu sa scène alternative. Selva notoriété, les personnages sont-ils toujours des fils ou des filles ?
Selva Almada est née dans un village où la terre des rues Almada s’est rendu compte peu à peu qu’elle n’étudiait pas — Comme je vous disais, je ne vais pas avoir d’enfants. Je ne
se confond avec celle de la campagne. Dans la maison à pour devenir professeur : sa grande affaire était l’écriture. vais pas être mère. Je vais toujours demeurer fille.”
moitié construite où elle a vécu avec ses parents, elle a lu ses En 1999, avant la fin du siècle, avec celui qu’elle a rencontré Voilà la Selva Almada que les Argentins lisent ces jours-ci. Elle
premiers livres pendant de longues siestes. Les romans de à 20 ans et qui est encore aujourd’hui son compagnon, elle peut vous raconter sur le même ton que la violence de la cam-
Jules Verne lui ont été transmis par son grand-père pater- est partie pour Buenos Aires. pagne ne l’étonne pas et qu’elle ne porte pas un regard moral
nel, Antonio Carroz, né de parents suisses arrivés vers le Pajarito Tamai et Marciano Miranda, les protagonistes sur la violence. Peut-être cela s’explique-t-il par le souvenir
milieu du siècle du canton du Valais. Carroz, ouvrier agri- de Ladrilleros, sont les enfants de Tamai et Miranda, deux des siestes à Villa Elisa. Avec son cousin bien-aimé – qui a
cole, était lui aussi un grand lecteur. Il a épousé Ciomara, êtres frustes qui vivent à quelques pâtés de maisons et se été son premier ami, son premier petit copain, son premier
mais il est mort jeune. A sa mort, Ciomara est détestent. Les scènes d’affrontement entre tout –, elle rendait visite au vieux garçon Lolo Bertone dans
partie à Buenos Aires pour travailler comme les parents, celles d’amitié enfantine entre son ranch des faubourgs. Il avait des hamacs, la prome-
domestique chez une célèbre soprano. La
SALON DU les fils, l’intrigue qui s’épure vers une fin nade était un répit. Lolo recevait régulièrement la visite de
mère de Selva, fille du couple, a hérité d’une LIVRE annoncée mais dont on ignore les raisons, la Chona, une prostituée qui lui rendait service de temps
volonté de fer pour se tailler une place au tout relève d’une masculinité exacerbée : en temps. “La Chona venait avec ses enfants, raconte-t-elle.
soleil. Elle a fait vivre toute sa famille grâce à des travaux une condition hommasse et paysanne qui devient univer- Nous jouions avec les enfants de la Chona et les deux adultes
de couture pour les voisins. Et elle a financé ses études d’in- selle par sa fraîcheur. Selva Almada emploie une langue s’enfermaient dans le ranch. Parmi les enfants de la Chona,
firmière, puis de maîtresse d’école. provinciale “baroque” et témoigne d’une connaissance il y avait une fille qui s’est mise à grandir, qui s’est développée
Selva était une grande lectrice, ce qui est un classique de profonde de la mentalité masculine. Loin du politique- très rapidement. Alors elle a commencé à s’enfermer à son tour
l’enfance argentine des terres intérieures : elle a dévoré Verne, ment correct et de la morale de la classe moyenne, elle avec Lolo. Sa mère restait dehors à l’attendre. C’était une hor-
Salgari, Alcott. Puis elle a continué avec la bibliothèque muni- imagine la lutte pour le pouvoir phallique, mais aussi reur, mais en même temps c’était quelque chose qui ne nous
cipale de Villa Elisa : “C’est là que j’ai trouvé ce que je voulais. l’amour des garçons. étonnait pas. Nous continuions à jouer.” Selva Almada écrit
La littérature m’a sauvé la vie.”Le lycée était un supplice. Selva D’où lui vient ce détachement qui fait d’elle un auteur ori- aujourd’hui sur des hommes qui vont à la pêche et sur des
avait pour frère aîné un garçon aussi populaire qu’un chanteur ginal, lucide et novateur, alors même qu’elle se promène dans femmes assassinées. Nous allons la lire.
à la mode. Extraverti, sympathique, l’aîné des Almada faisait les parages où naviguèrent des classiques comme Onetti, Juan —Cristian Alarcón Casanova*
de l’ombre à l’adolescente qu’était Selva, une fille timide, au José Saer ou les écrivains du sud des Etats-Unis ? Comme elle Publié le 24 août 2013
caractère sec, bourru. Tout le monde la comparait à lui. Elle l’avoue elle-même, il y a aussi en elle, et plus encore, le Caldwell
aurait préféré passer inaperçue. Elle s’est donc réfugiée dans de La Route au tabac. Un roman où la douleur de la soumission
* Ce journaliste et écrivain chilien installé en Argentine
la lecture. Devenue étudiante, elle a déménagé pour Paraná. naît dans une famille pleine de misère et de vilenie. est le directeur du magazine numérique Anfibia
Elle voulait être journaliste. Elle a tenu deux ans dans des Selva Almada apprécie la bonne littérature produite par (www.revistaanfibia.com), qui publie des reportages
études de communication et a fini par comprendre qu’elle le détachement, fondée sur l’expérience et sans détours. au long cours.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014 360°. 45

Mes rencontres manquées Bios express

avec Julio Cortázar JULIO CORTÁZAR

Figure de la littérature argentine
du xxe siècle, il aurait eu 100 ans
Il y a trente ans, cette année. C’est d’ailleurs
cet anniversaire qui vaut à
le 12 février 1984, l’Argentine d’être l’invitée
du Salon du livre 2014.
disparaissait l’auteur Il faut dire que l’écrivain a entretenu
de Marelle. des liens forts avec la France.
Il y a émigré en 1951 et y a vécu
Le journaliste- jusqu’à sa mort, en 1984,
trois ans après avoir été
écrivain Mempo naturalisé français. Et surtout,
c’est en France qu’il a écrit

ULF ANDERSEN/GAMMA-RAPHO
Giardinelli lui rend Marelle, son roman le plus connu,
une œuvre emblématique
hommage. du boom latino-américain.
Le manuscrit de Marelle
—Página 12 sera exposé au Salon du livre.

Buenos Aires
MEMPO GIARDINELLI

D
epuis Fin d’un jeu jusqu’à 62, Maquette à monter,
que je lis en même temps que Marelle, pendant
mon service militaire, ma jeunesse est dominée
par la littérature de Julio Cortázar. Je l’imite, je le
contredis, je le réécris, je le dédaigne, je cherche
à le dépasser, je m’incline devant sa maîtrise,
sans savoir qu’à chaque texte il me fait un cours magistral.
Ma première rencontre avec lui a lieu au Chili en 1970
ou 1971. Je crois que c’est en septembre 1970, Salvador
Allende vient d’être élu président. Ou peut-être quelques
mois plus tard, lors de la visite de Fidel Castro au Chili. Une
chose est sûre, Santiago a un air de fête sud-américaine
et le jeune journaliste que je suis a la chance d’avoir été
envoyé couvrir l’événement pour un hebdomadaire connu
de Buenos Aires, Siete Días.
Ecrivain et journaliste, il est
qui y travaillent ne méritent pas qu’on les traite collecti- l’auteur de nombreuses nouvelles
vement et à la légère de “collaborateurs”. et romans. Il a été exilé au Mexique
Un mois plus tard, je reçois une lettre de lui depuis Paris, pendant la dictature militaire
où il me fait ses excuses et m’invite à le comprendre : il ne argentine de 1976-1983. Plusieurs
voulait pas qu’un seul mot qu’il aurait prononcé pour la de ses romans sont disponibles
presse chilienne puisse servir au régime militaire argentin, en français, aux éditions Métailié.
d’où sa ferme décision, qui n’était absolument pas dirigée Citons entre autres : Le Dixième
contre moi. Il me propose même de lui rendre visite quand Cercle (1999) et Fin de roman
je passerai à Paris et il me fait ses amitiés. en Patagonie (2003), mais aussi
Nous n’allons pas nous rencontrer avant 1977, sur la Luna caliente, qui, en 1983,
place de Coyoacán, à Mexico. Il participe à un débat public. lui avait valu au Mexique le Prix
Je fends la foule qui l’entoure et arrive à m’approcher de national du roman. C’était
lui pour le saluer. Je lui rappelle qui je suis, il me sourit et la première fois que l’Institut
m’invite à le contacter plus tard, car il est conscient qu’il des beaux-arts mexicain
me doit un entretien. Lequel finalement n’aura jamais lieu. récompensait ainsi un auteur

E
Je descends dans un hôtel dont j’ai oublié le nom, près du étranger. Mempo Giardinelli
Palacio de la Moneda [siège de la présidence], et le premier n 1982, à l’université d’Oklahoma, je donne une sera présent au Salon du livre,
soir, dans l’ascenseur qui me conduit au restaurant, au conférence qui consiste à lire une nouvelle dans où il participera à plusieurs
huitième étage, je tombe nez à nez avec Julio Cortázar. laquelle j’imagine une rencontre avec Morelli conférences, notamment celles
Jeune et grand, grande barbe et longs cheveux noirs, il a [personnage d’écrivain dans Marelle]. Je la lui intitulées “Le roman de la mémoire”
revêtu une guayabera crème qui lui descend comme une envoie à Paris, à l’adresse qu’il m’a laissée, mais et “Culture et politique”.
tunique et d’où dépassent un pantalon noir et d’énormes je ne sais pas si elle lui parvient ; il ne répond pas
chaussures à semelle Gomicuer [marque très utilisée à et je finis par comprendre que vers ces années-là il s’est
l’époque, surtout par les écoliers]. Je perds un peu mes séparé de sa femme lituanienne, Ugné Karvelis – que je SOURCE
moyens, mais comme pendant quelques secondes nous rencontrerai des années plus tard : il est tombé amou-
sommes seuls, lui, moi et le photographe qui m’accompagne, reux d’une jeune écrivaine américaine, Carol Dunlop. PÁGINA 12
je lui demande si je peux l’interviewer à un moment donné, Il ne me répond, pourrait-on dire, que le 14 février 1984. Buenos Aires, Argentine
peut-être demain matin après le petit déjeuner. Je me trouve au palais des Beaux-Arts de Mexico, face à un Quotidien
Cortázar me répond qu’il est désolé, mais qu’il ne donnera public nombreux qui assiste à la présentation de mon roman www.pagina12.com.ar
d’interview à aucun hebdomadaire argentin, car ce sont Luna caliente, qui m’a valu quelque mois auparavant le Prix Lancé en 1987, c’est le quotidien
tous des collaborateurs du gouvernement militaire [de national du roman. Alors que la manifestation est sur le de gauche le plus important
1966 à 1973, le pays vit sous un régime dictatorial, celui de point de commencer, l’écrivain Juan Rulfo prend le micro, de Buenos Aires. Percutant
la révolution argentine]. Là-dessus, les portes s’ouvrent et et de sa voix pâteuse, agitée d’un tremblement ému, il dit : et bien informé, il prend position
il sort en premier, sans saluer et en nous laissant pétrifiés. “On vient de m’informer que Julio Cortázar est mort à Paris.” pour les droits de l’homme,
Les jours suivants, chaque fois que nous nous voyons, Il se lève et il déclenche une salve d’applaudissements, que s’attaque à la corruption et
Cortázar m’évite. Je le vois accorder des entretiens à des tous dans la salle, étonnés et larmoyants, nous prolongeons dénonce l’impunité en ressortant
collègues d’autres médias, y compris argentins. C’est dou- pendant plusieurs minutes. les affaires de l’époque
loureux. A la fin de la semaine, quand nous devons ren- Presque vingt ans plus tard, à Paris, avec ma femme, des dictatures. Toutefois,
trer du Chili, je lui écris une lettre que je glisse sous la nous nous égarons dans le cimetière du Montparnasse en son esprit critique et
porte de sa chambre. J’y exprime, avec tristesse mais sans cherchant sa tombe. Sous une pluie implacable, elle laisse son indépendance semblent
détours, l’admiration que je lui ai vouée toute ma courte son petit chapeau noir sur le marbre de la pierre tombale, quelque peu s’affaiblir,
vie, mais aussi la déception qu’il vient de me faire éprouver tandis que j’évoque tout cela comme si c’était un rêve, en notamment depuis
par ses préjugés. Je resterai sans aucun doute son lecteur pensant combien j’aurais aimé être son ami. le gouvernement Kirchner.
dévoué, mais je tiens à préciser que le journal qui m’en- —Mempo Giardinelli Il accorde une grande place
voie n’est pas inféodé à la dictature argentine et que ceux Publié le 13 février à l’actualité culturelle.
46. 360°
voyage.
Lewis et Harris,
l’île au tweed
Située au large de l’Ecosse, elle a été déclarée
la plus belle île d’Europe par le site de tourisme
TripAdvisor. Pourtant, rares sont les Britanniques
à y mettre les pieds.
—The Observer Londres
L a vieille dame et le cheval”, cette
étrange saga qui avait duré deux ans
venait de connaître une issue peu
satisfaisante quand le ferry de la compagnie
Calmac a débarqué passagers et autos sur la
jetée de Tarbert, fin février. Ainsi, les visi-
teurs de l’île de Lewis et Harris [à l’ouest de
l’Ecosse] ont eu le délicieux pressentiment
d’aborder sur une île à nulle autre pareille.
La vieille dame, une personne très vive du
nom de Stephanie Noble, s’était battue avec
ses voisins et le conseil municipal pendant
deux ans pour avoir le droit de garder son
poney bien-aimé dans son salon, après un
différend sur le droit de pâture. Quand le
dénouement prévisible a eu lieu – le conseil
municipal a confisqué la bête –, nous avons
dû nous poser deux questions : pourquoi
les autorités ont-elles mis plus de deux ans
↑ Le Harris tweed est
tissé à la main et à domicile,
uniquement sur Lewis et Harris.
C’est le tweed le plus réputé.
Photo David Gowans/Alamy
↑↑ Maisons traditionnelles
au toit de chaume.
Photo Kenneth Edward Lewis/Alamy
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
à chasser le canasson ? s’il est interdit, à
Lewis, de garder son cheval dans son salon,
alors où va-t-on pouvoir le faire ?
Le fait que cette île soit unique en son
genre vient d’être officiellement reconnu
par TripAdvisor, le site de voyages inter-
nationaux. Sur la base de millions de com-
mentaires mondiaux, Lewis et Harris a
été déclarée la plus belle île d’Europe et
l’une des cinq plus splendides de la pla-
nète. Pourtant, la plupart des Ecossais n’y
ont jamais mis les pieds, sans parler des
autres Britanniques.
Quand vous vous dirigez vers le nord à
partir de Tarbert, sur la route qui mène
à Stornoway, trois sommets déchiquetés
vous dominent. Ils ne tardent pas à vous
enserrer, vous et la route, dans leur étreinte
brumeuse. Au détour de chaque virage,
on s’attend à voir un réalisateur français
à lunettes noires en train de filmer la der-
nière pub Audi. Aujourd’hui, on aperçoit les
montagnes, maussades et magnifiques, à
travers le rideau d’une pluie battante. Puis
le paysage change avec éclat. Les sommets
irréguliers laissent place à des landes qui,
pour désolées qu’elles soient, n’en sont pas
moins magnifiques.
La beauté de ces espaces n’a rien d’apprêté,
et ceux qui vivent ici en tirent difficilement
leur subsistance. Vous ne verrez pas beau-
coup d’arbres, et le sol ne se prête guère à
une agriculture productive. Les coteaux
qui descendent en pente douce vers l’eau,
de petites maisons blanches accrochées à
leurs flancs, ne demandent qu’à être pho-
tographiés, mais il a fallu travailler la terre
sans relâche pour en tirer quelque chose.
S’il est interdit, sur l’île,
de garder son cheval
dans son salon, alors
où va-t-on pouvoir le faire ?
“La foi, la langue et
la terre ont façonné Lewis,
et continuent à le faire”
Ile de Lewis et Harris (Ecosse, R.-U.)
Océan
Atlantique
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Stornoway
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574 m
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58°
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Tarbert
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Luskentyre
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COURRIER INTERNATIONAL
Skye
50 km
De beaux paysages qui ne protègent guère
non plus des assauts de l’Atlantique Nord.
“Les hivers, passe encore. Ce que je ne sup-
porte pas, ici, ce sont les étés”, m’a-t-on dit.
Les gens du cru sont ravis de la consé-
cration de leur île sur TripAdvisor. “Cela
devrait encourager les gens à visiter l’île et à
y passer des vacances”, me lance l’homme de
la boutique de Harris tweed. Cette île n’est
pourtant pas un petit paradis peuplé de gens
vouant leur existence à servir les touristes.
Elle abrite 21 000 âmes et fait de plus en
plus appel au secteur public pour compen-
ser le recul des petites exploitations et de la
pêche. Ici, pas d’hôtels de luxe, et la desti-
nation ne sera jamais prisée des golfeurs :
les deux seuls terrains de golf sont fermés
le dimanche. “Pour l’essentiel, les revenus
sont modestes et il n’y a pas beaucoup d’em-
plois bien rémunérés. Mais c’est un endroit
sûr, idéal pour élever une famille”, fait valoir
Michelle Robson, rédactrice en chef de la
Stornoway Gazette.
Ces derniers mois ont toutefois montré
combien la population d’une île peut être vul-
nérable quand les éléments se déchaînent.
Ecrivant dans le West Highland Free Press
de la semaine dernière, Brian Wilson, habi-
tant de Lewis et ancien ministre travailliste,
disait : “Il y a peu de décisions plus importantes
dans la vie d’une île que celles concernant les
ferrys qui la desservent.” Un mauvais temps
exceptionnel, venu s’ajouter à des problèmes
techniques épouvantables sur les ferrys, a
entraîné une certaine fragilité économique.
Pour la première fois depuis les années 1960,
au dire de Wilson, les îliens n’ont pas reçu
les journaux. Résultat, les détaillants qui
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
les vendent ont souffert de l’absence des
achats annexes que peut apporter la vente
d’un journal. “Le centre-ville de Stornoway
était pratiquement paralysé”, souligne-t-il.
Rares sont les lieux, dans les îles
Britanniques, ayant une identité si forte,
liée à l’histoire aussi bien qu’à la géogra-
phie. La situation de l’île sur les anciennes
voies maritimes ainsi que l’abondance
de poisson et d’algues ont favorisé les
influences celte, picte et viking. Près du
port, un vendredi après-midi, le vent
m’apporte des bribes de conversation
en gaélique entre deux personnes âgées.
C’est la première fois que j’entends cette
vieille langue parlée naturellement et
spontanément, et non à la télévision
ou au cinéma. J’en suis à la fois ému et
étonné, et je me demande bien pourquoi.
La Stornoway Gazette publie un élégant
supplément mensuel payant, “Back in
The Day” [Au bon vieux temps]. “Les gens
de Lewis s’intéressent énormément à leur his-
toire et à leur patrimoine culturel, assure
Melinda Gillen, journaliste à la Gazette.
Ils ont un fort sentiment d’appartenance,
et le gaélique joue un rôle très important.”
Le révérend Donald Macleod, pasteur
de la Free Kirk [Eglise libre d’Ecosse]
et universitaire, évoque lui aussi le pas-
sage du temps. “La foi, la langue et la terre
ont façonné Lewis, et continuent à le faire,
commente-t-il. Cela renforce notre sen-
timent d’appartenance, je pense. Les gens
d’ici, y compris les jeunes, sont très prati-
quants. J’ai quitté l’île en 1958 pour devenir
pasteur, et pourtant Lewis me rappelle sans
cesse. Tôt ou tard, l’île nous rappelle tous.”
Le déclin démographique n’est pas pour
demain. Le recensement de 2011 fait appa-
raître une hausse de la population de 5 %.
Celle-ci ne se réduit donc pas à quelques
vieux îliens rapatriés. Il y a davantage d’en-
fants, apparemment, et il semblerait que les
nouveaux venus soient en hausse.
Le Harris tweed est d’une importance
capitale pour l’île. Ce tissu de laine, dont les
teintes reflètent celles de la faune et de la
flore locales, est de nouveau très demandé
ces dernières années et de nouveau la pro-
duction bat son plein, stimulant l’imagina-
tion des stylistes à Milan, Londres et Paris.
Un nouvel atelier représente 90 % de la pro-
duction mondiale et emploie 70 personnes,
donnant du travail localement à 100 tisse-
rands indépendants.
Un christianisme inflexible, le gaélique et
l’art ancestral du tissage : tous ces éléments,
liés les uns aux autres, restent bien vivants,
malgré toutes les secousses du xxie siècle.
Ils participent du caractère tenace, obstiné,
de ce territoire.
Sur la grève de Luskentyre, au sud de
Tarbert, en ce vendredi soir, on voit s’es-
tomper, dans les dernières lueurs du jour,
une plage et une mer d’une beauté qu’on
ne trouve nulle part ailleurs en Grande-
Bretagne. Déjà, l’île me rappelle.
—Kevin McKenna
Publié le 2 mars
plein écran.
Le fiancé athénien
de Penélope Cruz
Il ne cache pas son faible pour l’actrice
espagnole. Vasilis Dimitriou, 78 ans, est
le dernier peintre d’affiches de cinéma en Grèce.
—The New York Times
(extraits) New York
L e visage de Leonardo DiCaprio
rayonne sur l’affiche qui se trouve
au-dessus de l’Athinaion, un vieux
cinéma où passe Le Loup de Wall Street.
Nous sommes en février et l’acteur est
encore en lice pour l’oscar du meilleur
acteur. Vasilis Dimitriou l’a peint plus
grand que nature, avec une statuette
dorée étincelante sur fond de coups de
pinceau rouges et noirs. Tout cela fait
très affiche de cinéma d’antan, presque
film noir des années 1940, et confère à
DiCaprio la séduction mystérieuse qui
seyait à Humphrey Bogart à cette époque.
M. Dimitriou, 78 ans, n’a jamais ren-
contré de star de Hollywood mais en a
peint des milliers. Depuis l’âge de 15 ans
il immortalise des légendes de l’écran
dans une succession onirique de tableaux
représentant l’amour, la colère, l’orgueil
ou la tentation – souvent avec habileté,
toujours avec style. Ses images évoquent
l’ère passée du celluloïd, des magazines de
cinéma et des starlettes avec la cigarette
aux lèvres, une incongruité à l’époque du
DVD, du téléchargement, des affiches
numériques et des films à la demande.
Vasilis Dimitriou est le dernier peintre
d’affiches de cinéma vivant de Grèce et
l’un des rares à exercer encore en Europe.
360°. 47
↙ Le peintre devant
son affiche pour Le Loup
de Wall Street. Photo Eirini
Vourloumis/ The New York Times
de laine et d’un pull noir, M. Dimitriou
s’affaire dans son petit espace de travail,
dont l’un des murs a exactement la taille
des affiches de l’Athinaion. Une photo
coupée de la tête de DiCaprio traîne près
de pots de peinture pendant que, épin-
glée au mur, Penélope Cruz fait la moue
sur une photo de studio. “Ma petite amie”,
déclare M. Dimitriou avec un sourire.
M. Dimitriou a grandi à Kypseli, un
quartier pauvre d’Athènes. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, son père
était souvent absent parce qu’il com-
battait avec la Résistance. Pour passer
le temps, le garçon s’est mis à dessiner
et la passion l’a pris. Comme il n’avait
pas d’argent pour acheter des crayons et
du papier, il volait des craies et dessinait
sur les trottoirs. La guerre, toutefois, a
fini par faire intrusion dans ses rêve-
ries. Après son huitième anniversaire,
les nazis ont fait une descente chez lui
et ont emmené son père pour l’exécuter.
Celui-ci a miraculeusement survécu, a
rampé hors d’une fosse commune et est
revenu à la maison couvert de sang. Il est
allé rejoindre ses camarades et a conti-
nué le combat. M. Dimitriou est resté
sans le voir pendant deux ans.
Il s’est réfugié dans le dessin et, une
fois la guerre terminée, cela a été son
billet pour sortir de la misère. Ses amis
et lui avaient l’habitude de grimper aux
arbres près d’un cinéma en plein air pour
voir les derniers films. Un soir, le direc-
teur est venu les déloger et M. Dimitriou
a sauté dans l’enceinte du cinéma. Le
Lors de l’essor du cinéma muet, dans les projectionniste l’a pris au collet et lui
années 1920, les studios de Hollywood a proposé de travailler en échange du
ont engagé des artistes pour transmettre droit de regarder les films. Le directeur
le glamour et la fascination des nou- n’a pas tardé à remarquer ses talents de
velles sorties, et les affiches peintes à dessinateur et lui a demandé de peindre
la main ont orné les cinémas du monde des affiches. M. Dimitriou a fini par
entier. Avec l’avènement de l’automobile, travailler pour dix cinémas d’Athènes.
elles ont fait leur apparition au bord des C’était l’âge d’or du cinéma. “A l’époque, on
grandes routes d’Amérique, d’Europe, allait au cinéma en costume et cravate. Les
d’Afrique et d’Asie. Mais l’arrivée des femmes portaient de belles robes. Il y avait
affiches imprimées en masse a presque un entracte et la moitié de la salle allait au
fait disparaître cette pratique. foyer pour boire un verre et parler du film.
“Je pense sans arrêt à la peinture”, confie Tout ça, c’est fini maintenant.”
M. Dimitriou un soir dans son atelier M. Dimitriou fixe une toile dans son
brillamment éclairé, entouré d’un kaléi- atelier et fait une esquisse pour Un amour
doscope de pots de peinture et de toiles d’hiver [sorti le 12 mars en France]. Pour
gigantesques. Sa main gauche que la peinture ne coule pas
est raidie par la maladie de CINÉMA en cas de pluie, il mélange des
Parkinson – conséquence, pigments en poudre – jaune
d’après les médecins, d’une brève car- de chrome, rouge, bleu lapis-lazuli, tur-
rière de boxeur dans sa jeunesse. Il a quoise – à de la colle qu’il a fait bouillir
désormais du mal à grimper sur une sur un fourneau de fortune.
échelle et son bras se fatigue après des Quand l’affiche est prête, il se rend en
heures à tenir le pinceau. Mais rien de voiture à l’Athinaion avec son gendre pour
cela n’arrête M. Dimitriou. la poser au-dessus de l’entrée. Un homme
Pour un quasi-octogénaire, son emploi s’approche. “Je suis un grand fan”, déclare-
du temps est impressionnant. Chaque t-il en étreignant M. Dimitriou. Plus tard,
affiche lui prend trois ou quatre jours et de retour à son atelier, M. Dimitriou sou-
il en fait une à deux par semaine pour pire. La reconnaissance, c’est gratifiant,
l’Athinaion. Ce cinéma, qui l’emploie mais “c’est quand même triste de savoir que
depuis plus de quarante ans, est le dernier cet art est en voie de disparition”.
d’Athènes à refuser les affiches photogra- —Liz Alderman
phiques des studios. Coiffé d’un bonnet Publié le 26 février
48. 360°
tendances.
Alerte ! Après avoir envahi livres et écrans, les morts-vivants
prolifèrent dans les universités américaines. Professeurs et étudiants
se plaisent à les disséquer.
—The Wall Street Journal
(extraits) New York
I l y a huit ans, Kyle William Bishop
a postulé pour un doctorat d’an-
glais à l’Université de l’Arizona
en proposant une thèse sur les films de
zombies. Il pensait prendre un risque. Il
avait tort. L’université a accepté et
M. Bishop, 40 ans, est maintenant direc-
teur du département d’anglais de l’Uni-
versité de l’Utah méridional. Il donne des
conférences sur les zombies à Hawaii,
au Canada et en Espagne. “Il est mani-
festement acceptable aujourd’hui d’étu-
dier avec sérieux les zombies”, conclut-il.
Après avoir envahi la culture popu-
laire, les zombies, ces cadavres ambu-
lants avides de chair et de matière grise
humaines, ont mis la main sur nos réserves
d’intelligence : l’université. M. Bishop fait
partie de la horde d’universitaires fascinés
par l’histoire culturelle et la métaphore
que représentent les morts-vivants. Ils
enseignent et mènent des recherches dans
des disciplines qui vont de l’économie à
la médecine, en passant par la religion.
Vingt ouvrages universitaires com-
prenant le mot “zombie” dans leur titre
ou leur catégorie thématique ont été
publiés ces cinq dernières années aux
Etats-Unis, contre dix au cours de la
décennie précédente. D’après JSTOR,
des archives en ligne qui recensent 2 000
revues, depuis 2005 la presse universi-
taire a publié 39 articles évoquant les
morts-vivants, contre 7 au cours des
dix années précédentes.
M. Bishop a bien choisi son moment.
Sa soutenance de thèse a coïncidé avec
une offensive de zombies à la télévision
et dans la littérature. La série télévisée
The Walking Dead [diffusée en France
sur OCS Choc] rencontre un énorme
succès mondial et World War Z, un film
de zombies de 2013, a récolté 540 mil-
lions de dollars dans le monde [près de
400 millions d’euros]. Le livre tiré de sa
thèse, American Zombie Gothic : The Rise
and Fall (and Rise) of the Walking Dead in
Popular Culture [Les zombies, gothique
américain : la naissance et la chute (et
la renaissance) du mort-vivant dans la
culture populaire*] s’est vendu à plus de
1 000 exemplaires.
Aujourd’hui les zombies prolifèrent sur
les campus. Le philosophe Christopher
M. Moreman, de l’Université d’Etat de
Californie East Bay, à Hayward, a com-
pilé un recueil d’essais sur la question en
deux volumes intitulés Humanity of the
Walking Dead [L’humanité des morts-
vivants] et Cross Cultural Appropriations
[Appropriations transculturelles*].
L’ouvrage ne devait comporter qu’un
volume à l’origine, mais le projet avait
reçu plus de 100 propositions de colla-
borations. Quand M. Moreman a pro-
posé sur la question le cours Philosophie
3432 : Religion, monstres et horreur, il a
reçu 55 demandes pour 35 places.
Cette tendance n’annonce rien de bon,
selon certains. Pour Mark Bauerlein, pro-
fesseur d’anglais et auteur de The Dumbest
Generation : How the Digital Age Stupefies
Young Americans and Jeopardize Our Future
[La génération la plus bête : comment l’âge
numérique abrutit les jeunes Américains*],
le fait que les chercheurs étudient des
sujets comme les zombies est dangereux.
“Ils finissent inévitablement par se détour-
ner des classiques”, précise-t-il.
Michael Poliakoff, de l’American
Council of Trustees and Alumni [un
observatoire de l’enseignement supé-
rieur], se montre également critique :
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014
DR
la prolifération des cursus sur des sujets
comme les zombies et les vampires serait
en train de mettre à mal le cerveau des
étudiants américains. Nombre de diplô-
més du premier cycle manquent encore
de compétences en expression orale de
base, explique-t-il, citant plusieurs études.
“A quoi renonçons-nous pour nous intéres-
ser aux morts-vivants ? A des compétences
qui permettent de survivre”, déplore-t-il.
Pour les “zombiologues”, en revanche,
l’omniprésence des morts-vivants dans
la littérature et la culture moderne offre
un champ métaphorique digne d’analyse.
Sarah Juliet Lauro, zombiologue auto-
proclamée, professeur assistante d’an-
glais à l’université de Clemson, reconnaît
que certains jugent indécent d’étudier les
zombies, mais, réplique-t-elle, “c’est une
mythologie très importante, qui traite spéci-
fiquement de l’esclavage”. Elle rappelle l’ou-
vrage The Transatlantic Zombie : Slavery,
Rebellion ans Living Death [Le zombie
transatlantique : esclavage, rébellion et
morts-vivants*], qui étudie comment les
zombies ont fini par incarner les luttes
contre l’esclavage et le colonialisme.
Max Brooks est à la fois écrivain de lit-
térature d’horreur et scénariste. Parmi
ses parutions, The Zombie Survival Guide
[Guide de survie en territoire zombie*]
et World War Z [dont a été tiré le film]
sont souvent citées dans les travaux uni-
versitaires. L’étude théorique des morts-
vivants le laisse sceptique. Il préférerait
“qu’un professeur se penche sur les ques-
tions bien réelles” que posent ses œuvres
– par exemple les mesures à prendre en
cas d’invasion de zombies – et “qu’on
applique ces connaissances au monde réel”.
—Erica E. Phillips
Publié le 3 mars
* Inédits en français
L’appel du fleuve
THAÏLANDE — Avec ses 14 millions
d’habitants et ses 16 millions
de touristes annuels, Bangkok est
l’une des villes qui comptent le plus
d’embouteillages au monde,
selon Tech in Asia. Pour y remédier,
l’université de Srinakharinwirot a
conçu une application pour mobiles
à l’intention des automobilistes
qui seraient prêts à abandonner
leur véhicule pour emprunter une
navette sur la Chao Phraya, le fleuve
qui traverse la capitale thaïlandaise.
Non seulement “cela évite
de rester bloqué dans le trafic”,
mais l’application prodigue aussi
des anecdotes historiques
et des indications sur la proximité
de bâtiments importants ainsi que
sur toutes les liaisons possibles avec
les autres transports en commun.
DR
L’intégration
en chansons
HONGRIE — “Montrez-moi/Où est
cet homme/Qui pourra m’emmener
au théâtre/Plutôt que dans un bar.”
Roma Education Fund, une
association suisse qui œuvre pour
l’intégration des Roms, a décidé
de recourir à la musique pour
mieux se faire entendre.
Pour inciter, en Hongrie,
les parents roms
à scolariser leurs
enfants, elle a fait
appel aux services
de Színész Bob,
un chanteur de slam
très célèbre dans
le pays. Le résultat :
un vidéoclip de cinq
minutes, visible sur
You Tube. “Le danger
du décrochage
scolaire est plus fréquent chez
les enfants roms”, argumente
Elisabeth Bader, chargée de
communication de Roma Education
Fund, dans l’hebdomadaire hongrois
Magyar Narancs. La plupart d’entre
eux quittent l’école entre
10 et 13 ans.
Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014 360°. 49

Le conseil
de la semaine :
Essaie
de te rappeler
la douleur
qui t’a été
la plus
salutaire.

SUR NOTRE SITE

courrierinternational.com

Retrouvez l’horoscope de Rob Brezsny,

l’astrologue le plus original de la planète.

Le Parlement
des poètes
SUÈDE — Pour suivre la campagne
électorale du scrutin européen
(22-25 mai), le talk-show Nordegren
et Epstein, sur la radio publique
suédoise P1, a puisé l’inspiration
du côté du président de l’Union,
Herman Van Rompuy, auteur
de haïkus. Les candidats qui
défilent au micro sont invités
à rédiger un haïku sur le thème

GUS PETRO
de l’Europe, qu’ils doivent déclamer
en direct. Jusqu’à présent, deux
candidats se sont pliés à l’exercice :
la sociale-démocrate Jutte
Falaises in the city Guteland et la conservatrice
Anna Maria Corazza Bildt, femme
“Pour les dirigeants européens qui rêvent de résoudre les problèmes du ministre suédois des Aff aires
économiques du Portugal, ces images doivent paraître assez alléchantes”, étrangères, Carl Bildt.
PHOTO s’amuse The Atlantic. Dans son dernier projet, intitulé Weld (“soudage”),
l’artiste suisse Gus Petro transporte Londres sur les côtes de l’Algarve, région du
Forces obscures fondantes
sud du Portugal. Avec ses photographies, Petro “réussit à créer un endroit qui Ponts construits pour la paix et la liberté
réunit les plus beaux paysages d’Europe et les plus belles réalisations humaines”, Europe nous sommes
Nourriture, santé, liberté de choix
note le magazine américain. Les petits vont fleurir sans frontières
Les papillons volent haut
(Auteur : Anna Maria Corazza Bildt)

Bed
& boulettes
PAYS-BAS — Depuis
quelques semaines,
les clients d’un grand
magasin d’ameublement
du sud-est d’Amsterdam
ont quelques difficultés
à choisir leurs lits. Ces
derniers sont en effet
DESSIN DE BOLIGáN, EL UNVERSAL, MEXICO

occupés pacifiquement par des groupes de jeunes qui, en pleine

campagne pour les municipales, manifestent contre le manque
de logements étudiants dans la capitale. “Pas de chambre abordable
où dormir ? Autant le faire chez Ikea.” Voilà l’état d’esprit
des étudiants, rapporte Het Parool. Le quotidien néerlandais insiste
sur la bonne ambiance dans les “dortoirs”, où les jeunes “jouent
aux cartes, lisent, parlent ou regardent des films sur leur ordinateur”.
Les dirigeants du magasin, qui avaient été prévenus de cette action,
ont même réussi à en tirer parti en distribuant leurs fameuses
boulettes suédoises aux ventres affamés.
 50. 360° Courrier international — no 1220 du 20 au 26 mars 2014

histoire.
—The Diplomat (extraits) Tokyo les pressions d’Amnesty International ou de
Washington ont abouti en 1987 à la levée de la

E n 1948, Tsai Kunlin faisait des heures sup-

plémentaires quand un policier a frappé
à la porte. C’était un dimanche matin.
Cet homme courtois à la voix douce, âgé d’un
peu plus de 80 ans, raconte qu’à 19 ans, ben-
jamin de la famille, il était plus timide que ses
frères. Il passait son temps à lire. Taïwanais,
il a grandi sous l’occupation japonaise de l’île
et rêvait de devenir éducateur, à l’instar de
Johann Heinrich Pestalozzi, pédagogue roman-
tique suisse du xixe siècle. Tsai était brillant et
son père était un riche marchand, si bien que
son avenir universitaire semblait assuré. Mais
le Japon perd la Seconde Guerre mondiale et
abandonne Taïwan.
Avec le soutien des Alliés, les nationalistes
chinois de Tchang Kaï-chek, vaincus par les
communistes, se replient sur Taïwan et ins-
tallent dans l’île le nouveau siège de la république
de Chine. Bientôt, une corruption généralisée
sévit et l’inflation devient galopante, ce qui fait
fondre la fortune du père de Tsai. Dès lors, ce
lecteur passionné de Tolstoï, Wordsworth et
Victor Hugo n’a plus de quoi payer ses études à
l’université. Au lieu de cela, il prend un emploi
dans les bureaux de sa municipalité.
Ce dimanche-là, donc, Tsai terminait un tra-
vail dans son nouveau bureau. Et quand il s’est
levé pour ouvrir, le policier lui a demandé où se
trouvait le commissariat local. Tsai s’est pro-
posé poliment de l’y conduire.
Interrogatoire. Une fois arrivé au poste de
police, Tsai a été ligoté et jeté dans une cellule.
Il devait être interrogé dans un plus grand com-
missariat, à Chung Hua, une ville proche. C’est
au cours de cet interrogatoire qu’il a appris quels
faits lui étaient reprochés : il avait participé à un
groupe de lecture au lycée quand il avait 16 ans.
Il se réunissait régulièrement avec des amis
pour lire toutes sortes de livres de philosophie
et en débattre. Or il s’était avéré que certains
loi martiale, puis en 1992 à la révision de l’ar-
ticle 100 de la loi sur la sécurité nationale, révi-
sion allant dans le sens d’une dépénalisation des
opinions et des propos antigouvernementaux.
Taïwan a même connu une alternance démo-
cratique avec la présidence de Chen Shui-bian,
du Parti démocratique progressiste. Pendant
ces années [2000-2008] où l’opposition a été
au pouvoir, des musées ont été fondés à Taïwan
pour rendre hommage aux victimes de la Terreur
blanche et d’une série de massacres perpétrés
le 28 février 1947.
Prisonniers politiques. Le plus populaire de
ces musées est le parc des Droits de l’homme de
l’île Verte, construit sur l’emplacement de l’an-
cien camp de concentration. C’est là que Tsai
et des milliers d’autres prisonniers politiques
ont été enfermés entre des murs qu’ils avaient
construits eux-mêmes dans la roche des falaises.
Sur l’île, un chemin serpente au pied des hautes
falaises noires. Il conduit à une petite cellule en
béton où les prisonniers étaient parfois mis à
l’isolement, et même torturés. Tsai se rappelle
avoir trompé la surveillance des gardiens pour
apporter des bonbons à un ami enfermé dans
l’un de ces cachots. Ce dernier l’avait alors sup-
plié de lui donner de l’eau. Puni pour avoir fait
parvenir une lettre à une prisonnière, l’ami en
question a ensuite été renvoyé à Taipei et exé-
cuté. Tsai ne l’a jamais revu.
Notre homme a été libéré de l’île Verte en
1960, à l’âge de 30 ans. Aujourd’hui, il désire
par-dessus tout raconter son histoire, aider les
autres à retracer les événements de la Terreur
blanche. Si la nouvelle génération est mainte-
nue dans l’ignorance, assure-t-il, elle pourrait
répéter les atrocités du passé.
—Julie Wu
Publié le 8 mars

Terreur de ces livres – et de ses amis – étaient socia-

listes. Résultat, tout le groupe avait été raflé.
Ceux qui l’interrogeaient utilisaient des tech-
niques chinoises éprouvées : privation de som-
Contexte
LA GUERRE CIVILE CHINOISE

blanche à meil, torture, y compris à l’électricité, et, plus

insoutenable encore, manipulation psychologique.
Les interrogateurs nationalistes faisaient régu-
L’installation des nationalistes chinois
à Taïwan, à partir de 1945, n’est que
l’ultime phase de l’affrontement
qui les a opposés aux communistes

Taïwan
1948 Chine
↑ ↑ Une vue d’ensemble Fuyant les communistes,
du camp de l’île Verte,
dans les années 1950.
les nationalistes chinois se
réfugient sur l’île, dont ils
↑ Des prisonniers en
cours de rééducation.
brisent alors sans merci
Photos taipics.com la population autochtone.
lièrement appel à des collègues taïwanais, qui se
faisaient passer pour des alliés et des amis des
prisonniers. Tsai s’est laissé facilement trom-
per quand on lui a promis qu’il serait libéré s’il
signait ses aveux.
Il a signé. On l’a emmené à la prison de la
cour martiale, rue de l’Est, à Taipei. Le jour de
ses 20 ans, Tsai a été condamné à dix ans de
prison pour avoir adhéré à une organisation illé-
gale et distribué des pamphlets communistes.
Il a fait partie des premiers prisonniers à être
embarqués vers la tristement célèbre Huoshao,
île battue par les vents, aujourd’hui appelée l’île
Verte. Là, celui qui rêvait de devenir un péda-
gogue à l’européenne allait passer le restant de
sa jeunesse dans un camp.
Le fait que Tsai puisse maintenant parler sans
crainte de représailles en dit long sur l’évolution
de Taïwan. L’action des dissidents taïwanais et
sur le continent. Les premiers
combats entre les deux camps
remontent à 1927. Ils durent dix ans,
au cours desquels les communistes
manquent d’être écrasés. C’est
à cette époque que se situe la Longue
Marche (1933-1935). Contraints
à une alliance fragile face à l’invasion
japonaise (1937-1945), les deux
ennemis se sautent à la gorge dès
la paix revenue. Les communistes,
soutenus par Moscou, finissent
par l’emporter en 1949 sur les
républicains nationalistes, armés
par Washington, qui se replient alors
définitivement sur l’île de Taïwan.
La guerre civile chinoise a fait
au moins 10 millions de morts.
 

 

 
 

  

   
    

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