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La Ulnzalne
littéraire Numéro 82 Du r au 15 novembre 1969
3F
Exclusif:
SOMMAIRE
2
BECKETT
INEDIT
Sans
Il faut féliciter les Académiciens suédois d'avoir attribué le
Prix Nobel de littérature à Samuel Beckett. Encore que l'un des
plus grands écrivains de cette époque eût pu se passer de cette
distinction, la nouvelle aura réjoui les lecteurs de ce journal
comme elle nous a réjouis nous-mêmes. Personne d'entre nous
n'oublie que Samuel Beckett a ouvert les colonnes du premier
numéro de ce journal. Et c'est à te la Quinzaine littéraire» que
son éditeur, Jérôme Lindon, et lui-même, confient la publication
exclusive d'un texte qui ne sera en librairie que le 15 novembre.
Nos lecteurs seront eux aussi touchés par cette marque d'amitié
et de confiance.
Ruines vrai refuge enfin vers lequel d'aussi loin par tant de qui bouge pas un souffle. Faces blanches sans trace œil calme
faux. Lointains sans fin terre ciel confondus pas un bruit rien qui tête sa raison aucun souvenir. Ruines répandues gris cendre à la
bouge. Face grise deux bleu pâle petit corps battant seul debout. ronde vrai refuge enfin sans issue.
Eteint ouvert quatre pans à la renverse vrai refuge sans issue.
Gris cendre petit corps seul debout cœur battant face aux loin-
Ruines répandues confondues avec le sable gris cendre vrai tains. Tout beau tout nouveau comme au temps béni régnera le
refuge. Cube tout lumière blancheur rase faces sans trace aucun malheur. Terre sable même gris que l'air le ciel le corps les
souvenir. Jamais ne fut qu'air gris sans temps chimère lumière ruines sable fin gris cendre. Lumière refuge blancheur rase faces
qui passe. Gris cendre ciel reflet de la terre reflet du ciel. Jamais sans trace aucun souvenir. Infini sans relief petit corps seul
ne fut que cet inchangeant rêve l'heure qui passe. debout même gris partout terre ciel corps ruines. Face au calme
blanc proche à toucher œil calme enfin aucun souvenir. Encore
Il maudira Dieu comme au temps béni face au ciel ouvert l'averse un pas un seul tout seul dans les sables sans prise il le fera.
passagère. Petit corps face grise traits fente et petits trous deux
bleu pâle. Faces sans trace blancheur rase œil calme enfin aucun Eteint ouvert vrai refuge sans issue vers lequel d'aussi loin par
souvenir. tant de faux. Jamais que silence tel qu'en imagination ces rires
de folle ces cris. Tête par l'œil calme toute blancheur calme
lumière aucun souvenir. Chimère l'aurore qui dissipe les chimères
Chimère lumière ne fut jamais qu'air gris sans temps pas un
et l'autre dite brune.
bruit. Faces sans trace proches à toucher blancheur rase aucun
souvenir. Petit corps soudé gris cendre cœur battant face aux
Il ira sur le dos face au ciel rouvert sur lui les ruines les sables
lointains. Pleuvra sur lui comme au temps béni du bleu la nuée
les lointains. Air gris sans temps terre ciel confondus même gris
passagère. Cube vrai refuge enfin quatre pans sans bruit à la
renverse. que les ruines lointains sans fin. Il refera jour et nuit sur lui les
lointains l'air cœur rebattra. Vrai refuge enfin ruines répandues
même gris que les sables.
Ciel gris sans nuage pas un bruit rien qui bouge terre sable
gris cendre. Petit corps même gris que la terre le ciel les ruines Face à l'œil calme proche à toucher calme tout blancheur aucun
seul debout. Gris cendre à la ronde terre ciel confondus lointains souvenir. Jamais qu'imaginé le bleu dit en poésie céleste qu'en
sans fin. imagination folle. Petit vide grande lumière cube tout blancheur
faces sans trace aucun souvenir. Ne fut jamais qu'air gris sans
Il bougera dans les sables ça bougera au ciel dans l'air les temps rien qui bouge pas un souffle. Cœur battant seul debout
sables. Jamais qu'en rêve le beau rêve n'avoir qu'un temps à faire. petit corps face grise traits envahis deux bleu pâle"." LÜmière
Petit corps petit bloc cœur battant gris cendre seul debout. Terre blancheur proche à toucher tête par l'œil calme toute sa raison
ciel confondus infini sans relief petit corps seul debout. Dans les aucun souvenir.
sables sans prise encore un pas vers les lointains il le fera.
Silence pas un souffle même gris partout terre ciel corps ruines. Petit corps même gris que la terre le ciel les ruines seul debout.
Silence pas un souffle même gris partout terre ciel corps ruines.
Noir lent avec ruine vrai refuge quatre pans sans bruit à la Eteint ouvert quatre pans à la renverse vrai refuge sans issue.
renverse. Jambes un seul bloc bras collés aux flancs petit corps
face aux lointains. Jamais qu'en rêve évanoui ne passa l'heure Gris cendre ciel reflet de la terre reflet du ciel. Air gris sans
longue brève. Seul debout petit corps gris lisse rien qui dépasse temps terre ciel confondus même gris que les ruines lointains
quelques trous. Un pas dans les ruines les sables sur le dos sans fin. Dans les sables sans prise encore un pas vers les loin-
vers les lointains il le fera. Jamais que rêve jours et nuits faits tains il le fera. Il refera jour et nuit sur lui les lointains l'air cœur
de rêves d'autres nuits jours meilleurs. Il revivra le temps d'un rebattra.
pas il refera jour et nuit sur lui les lointains.
Chimère lumière ne fut jamais qu'air gris sans temps pas un
En quatre à la renverse vrai refuge sans issue ruines répandues. bruit. Lointains sans fin terre ciel confondus rien qui bouge pas
Petit corps petit bloc parties envahies cul un seul bloc raie grise un souffle. Pleuvra sur lui comme au temps béni du bleu la nuée
envahie. Vrai refuge enfin sans issue répandu quatre pans sans passagère. Ciel gris sans nuage pas un bruit rien qui bouge terre
bruit à la renverse. Lointains sans fin terre ciel confondus rien sable gris cendre. ~
Cœur battant seul debout petit corps face grise traits envahis
deux bleu pâle. Seul debout petit corps gris lisse rien qui dépasse Serge Doubrovsky
quelques trous. Jamais que .rêve jours et nuits faits de rêves
d'autres nuits jours meilleurs. Il bougera dans les sables ça
1
bougera au ciel dans l'air les sables. Un pas dans les ruines les Serge Doubrovsky venirs se font maintenant nom-
sables sur le dos vers les lointains il le fera. Jamais que silence La dispersion breux, obsédants, torturants, toni-
tel qu'en imagination ces rires de folle ces cris. Mercure de France éd. 333 p. truants. En même temps ils s'orga-
nisent en un récit, parfois tron-
Vrai refuge enfin ruines répandues même gris que les sables. qué mais impitoyable. Une des-
Ne fut jamais qu'air gris sans temps rien qui bouge pas un cente dans l'horreur (la délation,
souffle. Faces blanches sans trace œil calme tête sa raison aucun Violence. La violence comme les rafles, comme, plus loin dans
souvenir. Jamais qu'en rêve évanoui ne passa l'heure longue d'un vol, une femme qui se déro- le passé, pour la génération du
brève. Cube tout lumière blancheur rase faces sans trace aucun be. La violence comme d'un viol, Père: les pogroms; et tout au
souvenir. l'étoile jaune qu'on enfonce dans bout, les camps), une montée de
la poitrine du petit enfant juif. la peur (d'abord les juifs autri-
Eteint ouvert vrai refuge sans issue vers lequel d'aussi loin· A tout propos les blessures sai- chiens, puis les tchèques, puis les
par tant de faux. Tête par l'œil calme toute blancheur calme gnent, l'horreur tournoie. Pour se roumains, et puis, et puis...
lumière aucun souvenir. Tout beau tout nouveau comme au temps libérer, se sauver, une autre vio- NOUS ?), le carnaval de la honte
béni régnera le malheur. Gris cendre à la ronde terre ciel confon- lence : celle des mots. et de la fierté (l'étoile jaune), de
dus lointains sans fin. Ruines répandues gris cendre à la ronde Ainsi se présente la Dispersion. la haine et de l'espoir-quand-
vrai refuge enfin sans issue. Jamais qu'en rêve le beau rêve Serge Doubrovsky; auteur d'ou- même.
n'avoir qu'un temps à faire. Petit corps face grise traits fente et vrages critiques remarqués (Cor- Roman-déluge, et, lecteurs, nous
petits trous deux bleu pâle. neille et la Dialectique du Héros, voguons dans l'arche, haletants,
Pourquoi la Nouvelle Critique, éperdus, débordés de toutes parts.
les Chemins actuels de la Criti- Et soudain la pluie cesse, les flots
Ruines vrai refuge enfin vers lequel d'aussi loin par tant de s'apaisent, mais alors tout est dis-
que), nous jette au visage, à l'âme,
faux. Jamais qu'imaginé le bleu dit en poésie céleste qu'en imagi- persé, il n 'y a que le fond sans
ce roman flamboyant et libéra-
nation folle. Lumière blancheur proche à toucher tête par '('œil fond du non-être, rien, plus rien,
toire. Il imagine (ou il confie) un
calme toute sa raison aucun souvenir. événement presque anodin: le plus rien de rien, nous demeurons
départ d'une femme, perdue à frappés brutalement, brusque-
Noir lent avec ruine vrai refuge quatre pans sans bruit à la ren- peine rencontrée, trois semaines ment, à hurler, par ce silence.
verse. Terre ciel confondus infini sans relief petit corps seul de joie, de miracles, puis l'échec,
debout. Encore un pas un seul tout seul dans les sables sans moins qu'une rupture, une mise Serge Doubrovsky est-il sauvé,
prise il le fera. Gris cendre petit corps seul debout cœur battant au point. Alors s'éveillent, d'abord lui, libéré par la magie de sa pro-
face aux lointains. Lumière refuge blancheur rase faces sans trace fragmentaires, timides, rares, des pre incantation? Sur quel mont
aucun souvenir. Lointains sans fin terre ciel confondus pas un souvenirs. Comme des marques Ararat se retrouve-t-il, sain et
bruit rien qui bouge. apparaissant sur la peau bien des sauf, infiniment réconcilié ? Vain-
années après les coups. Mais rien queur, en tout cas, dans son com-
Jambes un seul bloc bras collés aux flancs petit corps face aux n'est cicatrisé. La peur même, bat, vainqueur même du silence.
lointains. Vrai refuge enfin sans issue répandu quatre pans sans l'impuissance, l'auteur suggère la car son chant, quelquefois obscur,
bruit à la renverse. Faces sans trace blancheur rase œil calme lâcheté, qui furent celles d'un quelquefois aussi trop élaboré
enfin aucun souvenir. Il maudira Dieu comme au temps béni face enfant, petit frère d'Anne Frank, (comme dans ces pages divisées
au ciel ouvert l'averse· passagère. Face à l'œil calme proche à vivant lui, pourtant depuis long- en deux colonnes, pourquoi?) ,
toucher calme tout bl ncheur aucun souvenir. temps frappé à mort. La mort, sait forcer notre attention, nous
qui a semblé épargner l'enfant, emporter, nous soulever d'un sou-
Petit corps petit bloc cœur battant gris cendre seul debout. est au cœur (et dans le corps) de lèvement qui est amour en même
Petit corps soudé gris cendre cœur battant face aux lointains. l'homme qu'il est devenu. temps que révolte. La pureté de
Petit corps petit bloc parties envahies cul un seul bloc raie grise Sanglants et brûlants, et cui- cette voix tendue, tendre, est
envahie. Chimère l'aurore qui dissipe les chimères et l'autre sants comme les traces indélébiles d'une snrprenante puissance.
dite brune. de l'infamie jadis subie, ces sou- Lionel Mirisch
copyright Minuit éd. 1969
4
ROMANS
Un roman de l'inconscient
FRANÇAIS
1
Dominique Fernandez colle à son héros l'étiquette d'une
Lettre à Dora conduite sexuelle qui, pour être
Grasset, éd. 340 p. désormais fort répandue, ne passe
plus pour aberrante. L'auteur en
Bien qu'il ait déjà publié un a paru surpris et cette surprise,
roman, l'Ecorce des pierres. en qui nous fait honte de notre sim-
1959, Dominique Fernandez est plisme, révèle mieux que toute
plus connu comme critique, re· analyse, le sérieux et la complexi-
porter d'un certain genre et es· té d'un cas dont le côté pathéti-
sayiste. Sa t h è s e de doctorat, que finit par nous toucher.
l'Echec de Pavese, est dans toutes On dit de certains romanciers
les mémoires. Et si son terrain de qu'ils nous plongent c au cœur
chasse est l'Italie - qu'il nous de la vie ~. C'est au centre d'une
montre de façon Ili peu conven- vie autrement secrète et riche de
tionnelle dans Mère Méditerra- toutes les éventualités que nous
née ou Evénements à Palerme - mène l'auteur de la Lettre à
son gibier pourrait bien être un Dora. Que cette vie, difficile à
type de héros que caractérisent, connaître comme à montrer, dis-
du moins sur un certain plan, un pose autour d'elle circonstances
goût, naturellement pervers, de et êtres avec lesquels elle forme
l'échec, un profond désenchante- Dominique Fernandez des constellations toujours chan-
ment à l'égard de la vie. Outre geantes, c'est maintenant chose
qu'à ces hommes, il parait vulgai- Comment expliquer sa condui- Au lecteur de débrouiller les fils non plus seulement devinée - en
re de vouloir gagner sur certains te? Ce n'est pas au romancier et de formuler le mot de l'énigme, particulier par les psychanalystes
tableaux, ils ne se cachent pas de le faire, mais au lecteur, à si mot il y a. Pour notre part, il - mais pour le cas et le roman·
qu'en tout état de cause le jeu partir des renseignements et des nous semblait que les indices se- cier qui nous occupent, discrète·
n'en vaut souvent pas la chan· indices que lui fournit l'auteur. més le long de la route par l'au- ment et fermement assurée.
delle. En conséquence, Dominique Fer- teur étaient suffisants pour qu'on Maurice Nadeau
John Ardileight, jeune Irlan- nandez s'applique moins à brouil-
dais fils d'hôteliers, se rend en ler les cartes qu'à nous accompa-
Italie en vue de parfaire ses con- gner dans la traversée d'un laby-
naissances dans le métier qui le rinthe dont nous ne sommes nul-
fera Iluccéder à ses parents, en
même temps qu'il entend pour-
suivre un petit travail personnel
sur Michel-Ange. On croirait en-
lement assurés qu'il connaît la
sortie. On sent qu'il se pose lui-
même des questions qui ne
peuvent pas être si facilement
Les Lettres
treprendre la lecture d'un Bil- résolues et, en même temps que
dungsroman du XVIII" siècle. John
découvre l'Italie, rencontre des
jeunes gens de son âge, se lie avec
Giorgo Rittner, étudiant en art,
le spectacle d'un talent sans dé-
faut, ce qu'il nous donne à voir
c'est la profonde, l'essentielle
honnêteté du romancier à qui
Nouvelles Septembre-Octobre 1969
et est amené à rendre visite à l'investigation par l'écriture ré·
une Dora Grapelli, fille d'aristo- serve nécessairement des décou·
crates ruinés, dans l'antique mais
encore magnifique domaine sis à
vertes. Ce qu'il a entrepris, c'est
un voyage dans l'inconscient de Krlttza
quelques lieues de la ville. son héros, avec toutes les surpri-
Tout le monde s'attend, et
John lui-même, à ce que le
ses, bonnes ou mauvaises, qui sont
attachées à pareille aventure.
M. Roche
couple Dora.J ohn convole à
plus ou moins brève échéance, et
rien ne serait plus naturel en
Pourquoi John déteste-t-il ce
Giorgio Rittner, auquel il est
Heissenbüttel
e f f et si John n'éprouvait
une répugnance f 0 n c i ère à
conclure et surtout à con·
d'autre part si vivement attaché?
Pour quelles raisons le pousse·t-
il dans les bras de Dora, la fem-
Jean Rhys
clure en triomphateur - quoi me qu'il aime? Pourquoi veut-il
que ce soit. Au tennis, il goûte un se laisser persuader, par Dora
plaisir pervers à se laisser battre elle-même, que sa flamme se
par son ami Giorgio, et si, à Dora, trompe d'adresse et qu'il brûle en Jacques Costine . Urmut. Allain MifJ1lei
il chante son amour avec beau- fait, pour la sœur de Giorgio, - - - Georges Kassai : Quelle linguistique? - - -
coup d'éloquence, il se garde de alors qu'il n'en est rien? Les Georges Auclair Austin Caxton - - - - -
le lui prouver concrètement ou couples se font et se défont sous Jean Chesnaux : Les Indiens du Minnesota - - - Roger
même de prendre un quelconque nos yeux, mais ce n'est pas mari- Bensky Marc Hanret. - - - Dominique Nores
engagement d'avenir. Il n'est vaudage: quelque chose d'essen-
d'ailleurs jamais si éloquent que tiel est ici engagé entre des êtres
quand il est loin d'elle, dans son qui, bien sûr, se connaissent
Irlande natale à l'occasion de moins eux-mêmes que ne paraît
Noël, d'où il lui écrit la lettre qui les connaître le romancier, cher·
donne son titre au roman. chant pourtant lui aussi sa route.
1
Patrick Modiano sang juif et aryen divisait contre trait dans la Milice pour échap- ment sont la Panique (à cause de
La ronde de nuit soi, Lamballe ou Swing Trouba- per à une effroyable misère mais quoi je commettrai mille lâchetés)
Gallimard éd. 175 p. dour, ballotté entre les héros et surtout pour se retrouver méta- et la Pitié envers mes semblables :
les gangsters mais surtout entre morphosé en son propre ennemi : si leurs grimaces m'effraient, je
deux clans opposés - car il ne le policier, et permettre au poète les trouve quand même bien
Le drame de Rafaël Schlemi- rentre dans les raisons ni des uns d'atteindre à ce haut sommet, ce émouvants ». Le plus sûr exor·
lovitch, demi-Juif, résidait dans ni des autres - apparaît plutôt point culminant dans le monde cisme contre la panique, contre
cette atroce vanité de savoir qu'il comme un être sans appartenance, du Mal. Lamballe - Swing Trouba· l'époque, la présence d'un très
y a vingt-cinq ans, dans le Paris vivant en marge: un garçon pas- dour a horreur des idées. Car ce vieux couple curieusement le lui
de l'occupation, l'un de ses sangs sif, sans vocation particulière, in~ sont celles des autres, contradic- fournit. Un géant roux et aveu-
vouait l'autre au supplice et à la fluençable, un de ces innombra- toires, antagonistes, qui le harcè· gle, Coco Lacour, mordillant un
cigare, une toute petite vieille ou
toute petite fille, Esmeralda qui
fait des bulles de savon. Ces deux
êtres les plus démunis de la terre,
• coups
Les lD.aUValS il les aime exclusivement. Misé·
rables. Infirmes. Débiles. Muets
surtout. Bientôt, il se convainc
par une étrange intuition ou par
1
Henriette Jelinek sent des c vieux» qui agonisent dans donné aux personnages une intention· quelque idée délirante - comme
La Vie de Famille la colère à des c jeunes» qui s'épuisent nalité quelconque, un passé d'ordre
Gallimard éd, 328 p. soit dans l'alcool, soit dans la moro· psychologique susceptible d'étayer leur
l'on voudra que tous les
sité ? discours. hommes, mêmes les plus terribles,
Les enjeux de ce vampirisme psycho. Le" sens de ces orages pour rien, très les plus despotiques, finissent tôt
Quelles étaient les intentions d'Hen· logique sont de l'ordre des commérages sarrautiens au fond, par l'utilisation des ou tard par leur ressembler. par
riette Jelinek en faisant de querelles de de campagne; on se dispute à propos lieux communs et l'inauthenticité qu'ils n'être plus différents en rien de
famille dialoguées toute la matière de d'argent ou des programmes de la télé· dénoncent, c'est que la vieillesse «est
son dernier roman ? Voulait-elle écrire vision qui, par une étrange ironie, un naufrage» et que la colère dissi· Coco Latour et de Esmeralda :
une épopée de la colère et du sordide reproduit très fidèlement la médiocrité mule mal l'angoisse de la mort et la « Des infirmes qu'il faudrait pro·
dans le monde campagnard contempo· et l'infantilisme mental de ceux dont désespérance. téger - ou tuer pour leur rendre
rain? Dans cette longue vitupération elle vient combler les soirées. On ne Parfois pourtant, un semblant de pro- service ». Les rois, les foudres de
où la brutalité du langage s'ajoute à décolère pas, dans une atmosphère de fondeur chez les personnages vient cre·
la médiocrité des sujets de c scènes », rancœur généralisée qui éclate en insul· ver la surface écumante du discours guerre, les grands hommes, de-
on ne reconnaît guère l'auteur du très tes grossières à la moindre occasion. Le hargneux, blessant, plein de fiel qui viennent, sous ses yeux, des en-
beau Portrait d'un Séducteur. lecteur sort de ce livre avec un sen· agite convulsivement ces êtres en mal fants malades. Tiraillé de tous les
timent de vide, de bruit inutile et de d'équilibre, tous également c: floués» côtés, dans l'incapacité absolue de
Dans ce livre qui date de 1965, la gratuité assez déplaisant, sentiment que par la vie. Mais ces brefs éclairs
dureté féroce mais admirablement or· le dénouement très manichéen ne fait échouent à constituer une autre dimen· prendre par t i, Lamballe-Swing
chestrée de l'histoire, le tragique qui rien pour modifier. sion, celle précisément qui viendrait Troubadour, cette girouette. ce
perçait sous les paroles glacées de la L'auteur a d'ailleurs sans doute déli· justifier les déluges d'insultes et de pantin; qui ne veut mécontenter
narratrice, avaient la puissance meur- bérément choisi cette peinture dépour. c vérités» qu'on se jette au visage. personne et complaire à tous et à
trière et feutrée de ces c mauvais vue d'horizons et de profondeur, ce Ce livre est rempli de c vérités» psy-
coups:» si bien décrits par Roger Vail· flot d'imprécations qui ne sont que des chologiques, et de celles justement que chacun, traverse donc les ténè-
land (les Mauvais Coups), et plus tard surfaces grinçantes où l'intériorité souf· la Sapientia mundi et les proverbes bres maléfiques en compagnie de
par Christiane Rochefort (le Repos du frante des personnages est constamment mettent à notre disposition. Psycht). son couple inoffensif et n'aime les
Guerrier). Rien de tel, malheureuse· tenue en échec par la fureur du cri drame de ratés, et d'épaves dont la autres qu'à la minute où il peut
ment, ne se retrouve dans la Vie de (le texte est fait exclusivement de dia· sottise et l'étroitesse d'esprit n'ont
Famille où les combats à nu entre les logues, avec des centrées» et des c sor- d'égal que la férocité et la violence, les voir aussi inoffensifs que Coco
êtres semblent tourner à vide au cours ties» accompagnées de quelque. jeux ce roman ne montre que l'aspect sor· Lacour et qu'Esmeralda. Alors, il
d'assauts répétés de pure violence ver· de scène sommaires). Mais si le fond dide des rapports humains ainsi que la dépasse la panique qu'ils lui ins·
baIe. Il semble qu'une certaine profon. devait être absent de ce déluge verbal. médiocrité incurable de ceux qui sont pirent à l'ordinaire, il éprouve
deur romanesque soit absente de ce pourquoi ne pas avoir fait une pièce de dévorés par les préjugés et le monde
livre. Aurait-elle disparu, submergée théâtre au lieu d'un roman? L'élément des objets. pour eux, pour la majorité des
sous l'avalanche des scènes qui oppo· visuel du jeu des acteurs eût alors Anne Fabre·Luce hommes, « une pitié maternelle
6
Le Inonde sur une aŒche
1
mais existé. Le Mural comme essentiellement visuel ou n'être qu'une mosaïque d'instan-
Moins déployé que la Place de Coll. «Lettres Nouvelles» impressionniste; il a des ruptu-
fEtoile, la Ronde de Nuit, ne se Denoël éd. 198 p. res, des reprises, des leitmotives,
joue plus des slogans contradic· un retournement des scènes «pri-
toires, des dogmes ou des dialec- ses sur le vif ». Contrairement à
tiques opposés, mais cherche plu- Central Park ouate de neige. Mobile de Michel Butor, qui nous
tôt à passer à travers eux, à se Des Ford et des Plymouth garées faisait parcourir les Etats·Unis eu
glisser entre, pour échapper à devant un motel à air coudition- tous sens, Jean-Pierre Morel nous
leurs dramatiques conséquences, né. Des Fédéraux qui tabassent divise son ouvrage en deux par-
avec le caractère espiègle, la sou- un Noir dans un ascenseur. Des ties: la côte Est, la côte Ouest.
plesse, puis la panique d'un en- emballages qui traînent dans une On y perd peut-être en diversité,
fant qui ne deviendra pas un .cour d'immeuble. Des sirènes mais on y gagne en lisibilité, en
homme. Que l'on se souvienne d'ambulance qui hurlent. Des étu- profondeur, en composition. Mo-
dans la Plnce de f Etoile: c Trop diants qui déchirent leur livret bile de Butor avait le défaut
sérieux, les hommes. Trop absor- militaire. Carmichael qui déclare d'être quelque peu disparate dans
bés par leurs belles abstractionIJ, la guerre aux Blancs. Des flics. son simultanéisme. Plutôt que de
leun vocations ~. L'insolence s'y Encore des flics. Toujours des s'éparpiller en une pou88ière de
montrait alors toute tendue vers flics. Les uns appuyés sur une notations, Jean-Pierre Morel a
le dégagement. Elle visait à se portière de voiture, matraque à préféré limiter les thèmes et les
détacher de son angoisse et à re- la main, d'autres donnant l'assaut situations de son Mural. C'est le
joindre cette indifférence passion- à un immeuble où sont retranchés bon parti. Car il ne s'agit pas
née, chère à Roger Nimier, mais des hippies. L'Amérique est un d'une limitation du regard, mais
avec un risque fort accru chez réservoir inépuisable de sensa- d'une contrainte formelle imlis-
Modiano de le laisser à l'impro- tions, d'impressions, de scènes- pensable à la composition. Les
viste submerger. La parade foraine flash qui se déforment et se mul- thèmes vont de la liberté sexuelle
où il exhibait sous forme de ma- tiplient comme les flocons de à la résistance à la guerre du
rionnettes et de tableaux vivants, phares dans la Cinquième Avenue Viet-Nam; les paysages: des
ses mythes, les archétypes juifs et à travers un pare-brise mouillé autoroutes de la côte Est aux
aryens de sa légende sanglante, par la pluie. Les U.S.A. sont le cabarets de San Francisco. Pas de
mais parodiés, prostitués, cabo- rêve et le vertige des écrivains personnages: des profils et des
tins féroces et tapageurs de bara- . français : de Paul Morand à Mi· silhouettes. De la femme de mé-
que poussiéreuse, aboutissait peu chel Butor, de Blaise Cendrars à nage au recteur d'Université, de
à peu à cette longue prière de Pierre Bourgeade. l'étudiant contestataire à la fem-
l'absurde qu'il composait en mê- Ces dernières années ont con- me belle et nue comme un Botti-
lant tous les hymnes des tueurs et firmé cette tendance. Car les celli. Pas d'histoire: des impacts.
, des martyrs, tous les chants de la U.S.A. sont apparus violents, stri- Des scènes vécues on des scènes
haine et de la pitié - déchirant dents, excessifs comme un thriller imaginaires provoquées par l'ac-
pot pourri. Aujourd'hui, Patrick dont le scénario serait de William tualité, filtrées par la subjectivité
Modiano, par le truchement de Faulkner et dont la mise en scène du narrateur. Pour cette raison,
son héros, nous rend sensible cet- aurait été confiée à un Lautré- les souvenirs du Boul'Mich se
te blessure, cette enfance des amont noir. Comment donc écri- mêlent à des visions de Florence
grandes personnes, comme un air re le roman de cette Amérique- sous les eaux, et des affiches com'
que ferait entendre la boîte à 1à? En vagabondant sur les rou- posées par les révolutionnaires
musique en quoi se transforme ten, à la manière de Kerouac, avec Futuristes russes (atelier de Sara-
chaque homme avant de mourir. un crayon à une main et une bou- tov) font collage au milieu du
« V OUS, mon petit gars, ce sera teille de bourbon de l'autre ?... texte. Autant de fragments qui
le bruit d'une poubelle que fon Jean-Pierre Morel a plutôt choisi donnent à ce montage une dimen-
envoie dinguer la nuit dans un de déverser ses sensations dans sion personnelle et attachante (on tanés ou une sene de cartes pos-
terrain vague ». Il truffe son une sorte de roman-poème divisé n'oubliera pas quelques aperçus tales possède un liant et une unité
texte de chansons d'époque. Et en parties, ou panneaux, puisque fictifs à propos de la Sorbonne !) formelle jamais mis en défaut.
l'air de Swing Troubadour nous l'auteur présente son livre comme et surtout un ton particulier qui Ce premier roman révèle un écri-
poursuit plus que les c r âne s une fresque qui serait découpée resserre l'unité du livre. vain plus que prometteur: son
« Salut, César, ceux qui vont mou- en scènes de genre, fresque avec premier livre est une réussite.
rir te saluent » de tant de gladia- ses détails, ses teintes criardes' ou Suggestive comme un tableau Attendons la prochaine œuvre
teurs. Réapparition du lied au délavées, ses morceaux d'affiche op'art, authentique comme une pour savoir si le Mura.l annonce
milieu des docteurs. et ses collages divers, sans oublier bande d'actualit.és, visionnaire un nouveau réalisme du regard.
Jean-Marie Magnan. les graffitis. comme un fragment de l'Apoca- Jacques-Pierre Amette
1
Jean Giraudoux hâte en 1936 au cours d'un voyage Le douloureux, et l'irréducti- La gêne que l'on peut ressentir
La Menteuse en Amérique. ble, n'est pas ici la dissimulation à la lecture de la Menteuse est
Grasset éd. 279 p. Il s'agit d'une jeune femme, que ce conflit entraîne pour elle, due au fait que le hasard n'a pas
Nelly, qui ment aux deux hommes c'est la divergence irréconciliable de place dans un univers pré-
1 Or dans la nuit
Grasset éd. 234 p.
qu'elle aime et qui décide d'en
épouser un troisième qu'elle n'ai-
me pas (un certain Fontranges
qUI sépare les rapports qu'entre-
tiennent Gaston et Réginald avec
le monde en général. II en résul-
cieux ; et si cette écriture impres-
sionniste et mouvante donne l'illu-
sion d'une structure ouverte, elle
I Les Gracques
Grasset éd. 109 p.
qui apparaissait déjà dans Bella) .
On retrouve le Giraudoux algé-
briste des nuances les plus ténues
te un sentiment d'échec qui affec-
te les rapports de Nelly avec le
monde.
postule en réalité un monde d'es-
sences subjectives et univoques.
Les « barrières :. invisibles que
I
Jean Yvane pas ce Boone, c'est alors que tu seras
Un cow-boy en exil un tueur, dit le shériff. Parce que tu le la belle robe de Lola. Sam croit en· ère révolue, celle de l'écriture
Denoël éd., 168 p. laisseras en tuer cl'autres malgré les tendre de la musique et Lola essaye
raisons que tu as de l'abattre.» de le réconforter par des élans d'hu- classique. Classique, ce roman l'est
Que faire en face d'aussi mauvaises mour qui sonnent de façon pathétique. aussi quand on compare l'impor-
«Dans l'Ouest, celui qui vit le plus raisons? Sam et Lola partent vers le Cette traversée du désert devient une tance considérable que l'auteur
longtemps, c'est celui qui n'a jamais Désert des Tortues, mais pas pour tuer descente aux Enfers où Orphée serait acord~ aux rapports des individus
regardé un coucher de soleil », énon<'e Boone, pour lui «parler» afin de le accompagné par Eurydice. On serait
~entencieusement un personnage de cel rendre meilleur, pour l'aimer et le tenté de croire que la musique qui et d'un ordre « supérieur », avec
anti.western. Ne pas s'attendrir sur la convaincre. ha1lte les oreilles de Sam est celle de le contenu psychologique des in-
beauté du paysage est une des lois du En chemin, notre Don Quichote ren· Monteverdi. Et pourtant le style reste dividus eux-mêmes. La trans-
Far W e~t. Or nous sentons tout de suite contre des Cheyennes ; la famine et ln toujours simple, un style savoureuse· parence intérieure d'Edmée ou
que Sam a trop regardé de couchers el honte en ont fait des vieillards aux ment calme de cow·boy philosophe.
même de levers de soleil... Ce cow·boy cheveux blancs alors qu'ils n'ont que Il y a dans ce conte hippie un humour de Nelly devant un certain
bien tranquille boit uniquement de la vingt printemps. Sam leur donne toutes noir et placide qui, par le jeu des ordre du monde rejoint celle
grenadine - pour sa belle couleur -, ses provisions. Que va·t·il manger en contrastes, agrandit cette petite hi,- de la Princesse de Clèves devant
ne sait pas tirer et ne possède pas de traversant le Désert des Tortues: des toire triste aux dimensions du grand la notion de « devoir » ou de
pistolets. Il aime d'amour tendre Lola, tortues? il n'yen a pas, des lézards? écran.
sa belle jument rousse. Et... et voilà la ils sont tous morts, des cactus ? ils sont Jean Yvane a une façon personnelle « vertu ».
fatalité... il n'a plus ni frères ni sœurs tous noircis... Boone a semé la désola· de regarder bien eu face les person-
car ils ont tous été tués par un certain tion derrière lui. nages comme les idées. Il pense en On sait que le théâtre a été
Sydney Boone. C'est triste, Sam en con- Sam et Lola sont deux philosophes images directes et simples, son ironie pour Giraudoux un moyen de ré-
vient. C'est triste, rugissent les cyniques et leurs conversations affectueuses les et sa tristesse font basculer le réel dans
habitants de sa petite ville, tu dois aident à supporter leurs épreuves; le la poésie. Boris Vian aurait aimé ce sister à la tentation de l'irréel et
tuer Sydney Boone. Je ne suis pas un froid, le soleil implacable, la peur, les livre. de l'angélisme. II y voyait un che-
tueur, proteste Sam. c Si tu ne tues vautours s'acharnent contre eux. Le Marie-Claude de Brunhoff min vers « le pays des hommes )
8
aux Dardanelles
et la réalité sociale qui man· rappelle les côtés c: bon enfant de les, fragment d'un journal de d'une lumière lisse, ludique et
quaient à son œuvre romanesque. Bellac » ou c: Normalien vertueux guerre fait de notes décousues et atemporelle tout à la fois.
Le premier acte des Gracques, et optimiste » de l'auteur, et cela consignées par l'auteur pour son On passe ainsi, comme par l'ef-
pièce inachevée et c: recomposée :. souvent à propos d'écrivains au· usage personnel entre mars 1915 fet d'une brusque lévitation de la
par J.·P. Giraudoux est un exem- jourd'hui à peu près tombés dans et janvier 1916, révèle à quel plate réalité de constat à une réa-
ple de ce désir d'engagement dans l'oubli. En revanche, les deux es- point la biographie se cache der- lité de vision. Admirable trans-
le réel. Nul doute que l'auteur sais qui terminent le livre et qui rière la féérie de la prose giraldu- position où chacun des détails
n'eût apporté des modifications traitent du théâtre en France et cienne et aussi comment les dé- triviaux de la réalité se retrouve,
substantielles à cette ébauche qui en Allemagne dans les années 30, tails les plus banals de la vie du mais soudainement paré des pres-
évoque le destin c: engagé :. de retiennent l'attention par la fi· front sont transformés par la tiges de l'irréel ou du destin.
deux tribuns c: contestataires :. nesse et la pertinence des idées. narration. D'une manière plus péremptoi.
de l'ordre romain au xe siècle Giraudoux, comparatiste né, y A la suite des notations brèves, re que les autres textes publiés
avant Jésus-Christ. On y trouvera souligne l'importance que conti- parfois incompréhensibles, de ce aujourd'hui, le Carnet des Darda-
pourtant l'esquisse d'une pièce in- nue d'avoir le c: théâtre de texte» journal de soldat, l'éditeur pré- nelles nous donne la mesure des
téressante, dans laquelle l'ironie en France, alors que l'Allemagne sente les treize pages d'Adorable dons immenses qui étaient ceux
et la violence l'emportent aisé- paraît toute entière soumise à la Clio (1919), qui correspondent de Giraudoux. On peut certes
ment sur la « magie du quoti- domination de la régie. Il en con· aux événements rapportés dans le contester, et même refuser l'uni-
dien » quand il s'agit d'abattre le r
clut que « tout effort théâtral Carnet. Alors, la banalité des faits vers essentialiste de formes que
c: nénuphar-roi » qu'est devenue allemand aboutit à une confusion disparaît sous l'orchestration har- nous ouvre sa prose, mais on
la Rome impérialiste, prévarica- des genres (alors que) le Français monieuse d'un univers devenu ma- ne peut qu'admirer et s'émerveiller
trice et belliqueuse. s'applique à réaliser leur sépara- gique. Le hasard des combats s'y devant le mystère poétique de
Deux textes inédits complètent tion ». Ces remarques donnent fait déterminisme souverain et cette prose dont il s'est voulu le
ce retour de Giraudoux sur la ample matière à réflexion. parfois ironique ; la poésie entre souriant démiurge.
scène littéraire actuelle : Ce sont Le deuxième inédit réserve une à flots dans ces paysages jonchés Anne Fabre-Lu.ce.
Or dans la Nuit et le Carnet des remarquable surprise: grâce, en de cadavres et désolés par la
Dardanelles. Le premier, consacré effet, à deux textes habilement guerre. Le récit historique se pare 1. C.·E. Magny, Précieux Giraudoux,
pour la majeure partie à des tex- juxtaposés et contrastés, nous y de son héritage antique et l'atti· Le Seuil éd., 1955.
J.·P. Sartre, cM. Jean Giraudoux et
tes c: occasionnels » n'est pas retrouvons un grand magicien de cisme aérien de la prose recom· Aristote », Situation 1. Gallimard éd.,
du meilleur Giraudoux. TI nous la prose. Le Carnet des Dardanel- pose et baigne les événements 1947.
La m.arche
plus multiple et la plus sympathique
figure de le génération de ce temps -.
La Quinzaine liU'raln
La nuit venue, reprenant quelques points de cette soirée qui
43 rue du Temple. Paria 4. tant s'étira, indifférent à son apport proprement mental, j'ai dû
c.c.r. 15.5H.53 Paris dans la fatigue et le naissant désintérêt, trop heureux de lâcher
les cent détails de l'encombrante réalité maintenant dépassée,
j'ai dû revivre en gros, en simple, la situation fâcheuse, qui fut
10
HELENE
CIXOUS
sous l'eau
dominée heureusement - laborieusement aussi - en homme
qui n'a plus à se gêner pour simplifier carrément et pour se la
raconter sans égards cette fois, pour personne ni pour rien, avec
ses sens, avec ce qui reste de ses sens. En somme, j'étais sous
l'eau, voilà ma soirée présumée intellectuelle. Je me la représente
ainsi, ainsi je me la fais revenir, et je me loue sans doute d'avoir
persévéré dans une situation sans air. L'eau, ma vieille alliée, un
peu perdue de vue dernièrement, l'eau retrouvée, une fois de plus
vient donner l'apaisement. Je n'y vais plus guère. Nous ne sommes
plus compagnons. Je suis encore complice.
Je me vois en elle (par caractère), sans l'aller regarder, quand
Dedans
roman
je songe à ses opposés haïssables, aux raideurs, à l'autorité, aux
actuelles modes dirigistes.
Par conviction aussi, je me ramène à elle souvent, sachant que "Le livre le plus original de cette rentrée littéraire. "
comprendre c'est d'abord se couler dessous, être au plus profond ROBERT KANTERS Le Figaro Littéraire
niveau, être informe, pour prendre ensuite autrement nouvelle
forme. "Une œuvre riche et belle."
L'eau ... mais voilà - dirait-on - que je veux l'étendre, lui CLAUDE MAURIAC Le Figaro
adjoindre des domaines. Tout le contraire de ce qu'elle a fait, elle,
quand, ses propres attributs elle ne les avait même pas tous "Un beau roman d'amour fou,"
gardés. FRANÇOIS BOTT Le Monde
Certains de ses caractères habituels (et il m'a fallu longtemps
et de particuliers embarras d'écriture pour le remarquer) man-
"Un authentique lyrisme."
quaient, étaient pratiquement annulés. REMI LAUREILLARD La Quinzaine Littéraire
Je n'en avais pas besoin.
L'eau qui mouille, qui rafraîchit, qui refroidit, qui pèse, qui
scintille et ainsi de suite, ça n'aurait rien eu à voir dans mon rêve.
Grasset.
Pour • rendre - ma situation, je n'avais besoin que d'une eau qui
sépare de l'air. Moins elle montrait de caractères supplémentaires,
plus elle me convenait, s'appliquait, était convaincante.
Eau- rétrécie, telle qu'elle traduisait une particulière impression.
pl,..
Eau de comparaison. (Toute comparaison - rapprochement:
momentané - établit une identité, vraie seulement en un ou
deux points, fausse en tout le reste.)
Rétrécie comme elle était, ayant à me satisfaire quant à Vient de paraltre
l'expression d'un point particulier (c'est-à-dire le malaise de cette
ennuyeuse soirée subie, mais négligeant tout le reste), cette eau
et ce mien comportement de rêve qui s'y rapporte assez bien, se IlllC DIUTICBlB
rapporterait encore mais en beaucoup moins juste, à nombre de
difficultés de ma vie que je prends un peu trop sérieusement.
Issals sur le problème juif
A tout un passé de difficultés, et sans doute à un avenir de diffi-
cultés qui m'attend vers lequel je me dirige les yeux fermés. Le
lIlDiCI BAUI10n
rêve dit encore - fort simplifié - ce style d'homme en difficulté Les origines de la 2' guerre mondiale
que j'ai assez souvent, d'homme à handicaps, où j'ai remarqué et
il a été remarqué que de ces difficultés et de ces étouffements PURBI-B.ICDlmlR
souvent sortent de moi d'assez inattendues réussites, et facilités. Ps,chologle médicale
Mais pourquoi chercher si loin et si personnel? Tout rêve ne
présente-t-il pas - c'est sa nature même - à tout rêveur des DaUDBIBAIM
facilités, des plages d'invraisemblables facilités? Les suicides d'adolescents
Quant à se rapporter à mon futur, il est probable que tôt ou
tard une difficulté grave surgira - comment avec l'âge n'en arri-
verait-il pas? - où plus évidemment je serai • sous l'eau-; et
que je prendrai peut-être avec sagesse, avec intérêt.
Ne dira-t-on pas alors que c'est réalisation du rêve, que c'est PITITI BmLIOTBIQDI PIYOT
ce qu'il avait voulu dire, et qu'il prophétisait?
Quoiqu'il arrive, dans la vie de quelqu'un, cela se passe avec .rICQUlI BUI"
un certain genre, genre d'impression et façon de prendre les Des sciences ph,slques aUI sciences
choses. C'est ce genre, cette façon qui donnent un certain style morales .°141
permanent à chacun, du début à la fin de sa vie et où tout s'insère, PIIBBI-BlDlIDlOI
se retrouve, se fait écho, et grâce à quoi tout à tout se rapporte.
L'esprit et l'histoire .°144
Dans ce rêve, on peut aussi remarquer, comme dans plusieurs
autres, notamment celui où un oiseau et un chien me parlent,
Da UIlLABBABI.
que je reviens volontiers à mon désir, à mon espoir, jamais long- Ps,chanal,se et culture ,.°145
temps évanoui, de voir apparaître dans le vivant de nouvelles et
plus intéressantes facultés. ALlIW. WATTI
Henri Michaux. Le bouddhisme len .0 lU
Copyright : Gallimard éd. 1969.
Pierre Bourgeade. Par quoi sans compter les mailles. Sans phrase, et à partir de cette P.S. C'est l'histoire des por-
commence-t-on? Des idées? compter les points. Rien ne la phrase sont venues toutes les tes.
des images? des mots? distrait. Et tout à coup : ce phrases qui devaient suivre
n'est pas un tricot, c'est un cette phrase. » Et je me suis dit X. Un théâtre. Vous avez lu
X. Des images. De quelques lapin. que, moi aussi, j'aurais pu le Château de Carpathes?
lectures de jeune.sse, il me écrire cette phrase.
reste des images très fortes. P.S. ... et non seulement P.S. Non.
Quelqu'un est mort à bord du l'action, mais les voyages. P.S. Je me suis souvent dit
Nautilus. Conseil, Ned Land et ça, moi aussi. X. C'est un château hanté.
le Professeur regardent l'enter- X. Oui. Les voyages. Je Le narrateur raconte ce qu'il a
rement. C'est un enterrement lisais les grands Jules Verne, X. Cette phrase de Proust, vu. Le château est dans l'ombre.
sous la mer. Les hommes du bien sûr : Voyage au Centre de elle est comme ces fleurs japo- La nuit, on voit des lueurs dans
Capitaine Nemo creusent la la Terre, De la Terre à la Lune, naises. Vous en prenez une. le château, des apparitions. Le
tombe dans un massif de corail. etc. J'ai revécu, plus tard, cer- Elle est toute petite. Vous la narrateur croit que ce sont des
1/ y a beaucoup de choses dans taines de ces aventures, dans jetez dans l'eau. Elle se déplie, fantômes. Ce ne sont pas des
cette image. La mer, la tombe: des pays lointains. Les héros elle double de surface, une fantômes. Le propriétaire du
cette tombe creusée sous de Jules Verne me fascinaient. fois, deux fois, trois fois ... elle château est un savant qui a mis
l'eau. 1/ y a la profondeur de la I/s dominaient la nature non par remplit bientôt tout le bassin. au point un système qui permet
mer, et pourtant, on creuse appétit de puissance, mais pour
encore. C'est comme les cho- realiser leurs rêves.
ses qui s'emboÎtent. J'ai lu
aussi, enfant, un conte de ce P.S. Jules Verne, pour vous,
genre, que je n'ai jamais ce n'était donc pas, avant tout,
oublié : c'est une porte, qui "invention scientifique ?...
s'ouvre sur une porte, qui
s'ouvre sur une porte... Ça ne X. Non. Ces inventions, pour
finit jamais. On n'arrive jamais. moi, ne sont que des moyens :
l'auto, l'avion - moyens d'aller
P.S. Ça vous fascinait, cette quelque part, de faire quelque
histoire? chose.
12
ENTRETIEN
Tricot - lapin
SECRET
dans la continuité
d'une grande
œu'Vre romanesque, Collections
'Vient de paraître,
par l'auteur du Une nouvelle collection chez Denoël : plus varies, dans tous les domaines de
ccpAIN NOIR" « Le point de la question ~. Cette sé· la connaissance et, grâce à cette colla-
rie encyclopédique d'un esprit et d'une boration internationale, proposera des
présentation résolument modernes, sera volumes signés d'auteurs de réputation
consacrée aux sciences de l'homme : mondiale, abondamment illustrés de
georges emmanuel psychologie, sociologie, économie, etc. croquis, de dessins et de photos en
Les ouvrages seront rédigés collective· couleurs pour un prix relativement mo·
REPUDIATION
volumes à raison d'un volume tous les produit de consommation, par Jean
trois mois d'unf' présentation particu. Fourastié.
lièrement soignée frontispice, trois Une nouvelle série à Edition Spé.
doubles pages de cartes en couleurs, ciale : c Technique et démocratie ».
roman cent cinquante documents en noir, Sous la direction de Jean Barets, direc-
Ce réquisitoire contre la société arabe et tout ce qui la rend haïssable consti· reliure luxueuse. C'est fHistoire de.~ teur du club Technique et Démocratie,
rue une célébration pleine de tendresse de toute la saveur qui la rend aimable. ducs de Bourgogne, par Prosper de Ba- les ouvrages reproduiront les comptes
J.F. Revel· L'EXPRESS. Un tempérament d'écrivain. J. Duranteau • LE MON- rante qui inaugurera la collection.
DE. Un très long, un très beau cri où l'angoisse ne le dispute qu'à la violen- rendus des travaux réalisés dans le ca·
ce. T, Renaud· LES LETTRES FRANCAISES. Le réalisme s'épanouit chez lui, Chez le même éditeur, Gérard Klein dre de ce club. Le premier volume, à
comme chez Baudelaire, à qui il fait penser parfois, en fleurs luxuriantes. dirige une nouvelle collection qui, sous paraître en novembre, s'intitule Si la
J. Freustlé • LE NOUVEL OBSERVATEUR le titre de c Ailleurs et demain », gauche voulait. Résultat du travail ac-
nous proposera des livres de science· compli depuis quatre ans par six cents
Les Lettres Nouvelles fiction teintés d'intellectualisme et
d'une grande tenue littéraire. Premier
spécialistes du club, il illustre fort bien
l'esprit de cette collection qui entend
collection dirigée par Maurice Nadeau titre : le Vagabond, par Fritz Leiber. élaborer des propositions concrètes des-
Flammarion, lance une collection à tinées à fournir un programme d'action
laquelle collaboreront quatre grands gouvernementale pour la gauche dans
éditeurs étrangers : « International li· tous les domaines du développement
brary ». Elle abordera les sujets les économique, politique de notre pays.
La Quinzaine
U",raire
Revue
ABONNEZ-vous Dans le cahier 14 du Nouveau Commerce, une traduction nouvelle du célèbre
texte d'Heidegger: «Qu'est·ce que la métaphysique? c due à Roger Numier.
abonnez-VOU S
Heidegger se déclare fort satisfait de cette nouvelle version en français de
ses pensées sur le « rien c qui, on le sait, sont en même temps des pensées
sur « l'Etre c. Dans le même cahier, un excellent texte à la Borges de Roger
Caillois: «Récits du délogé c. Réflexions d'Octavio Paz sur l'expression
poétique.
14
- - - - - - - A u x Editions Rencontre - - - - - - - - - ,
DE POUCHKINE AGORKI
Une collection établie et présentée par Georges Haldas
Georges Haldas a établi le choix de ses textes comme un musicien orchestrant
un thème. Les œuvres retenues jouent entre elles en un subtil contrepoint et J'en-
semble résonne comme le chant d'espoir de tout un peuple marqué par une brû-
lante aspiration à une large communion humaine, dans une période particulièrement
dramatique de son histoire: celle qui s'étend de la guerre patriotique de 1812 à
la Révolution de 1917. En se limitant à cette seule période de la production litté·
raire russe Georges Haldas laisse transparaitre ses intentions, mais qu'on ne s'y
trompe pas, il n'a rien d'un arrangeur ou d'un faiseur de pots-pourris ne glanant
ici ou là que les seuls éléments propres à venir justifier une idée préconçue. Il
Alexandre Pouchkine
n.'escamote aucune contradiction, son choix respecte chaque talent particulier,
et c'est même à travers les divergences entre les auteurs que vous verrez petit
à petit se dessiner J'image complexe de J'âme russe, alors en pleine prise de
conscience d'elle-même.
La collection «De Pouchkine à Gorki.. a donc une valeur historique autant que lit-
téraire. Elle est bien plus qu'une simple juxtaposition de textes. Georges Haldas
nous donne à travers la période la plus riche de la littérature russe une preuve
convaincante, une démonstration de la réelle fonction de la littérature, qui est d'être
liée à la vie, Lorsqu'elle le fait, elle se dépasse alors elle-même, sans jamais avoir
à chercher J'art pour J'art. Les introductions servent de charnières articulant entre
elles les œuvres de cet ensemble admirablement structuré, qui ne devrait manquer
dans aucune bibliothèque.
Ivan Tourgu8nlv
:»x<-<:
La collection rassemble les auteurs et les œuvres suivants:
Alexandre Pouchkine Alexis Tolstoï
Eugéne Oniéguine - Les Récits de Le Tsar Fédor Ivanovitch
Feu Ivan Petrovitch 8elkine - La Maxime Gorki
Dame de Pique - La Fille du Capi- Les 8as-Fonds
tame -- 80rls Godounov Ivan Gontcharov
Pierre Tchaaduv . Oblomov
Lettres philosophiques - Apologie M 1 Ik P t h kl
d'un Fou en ov- e cers
Alexandre Griboïedov Dans les Foréts (fragment)
Le Malheur d'avoir trop d'Esprit Nicolas Leakov .
Lady Macbeth au Village - Gens
Michel Lermontov d'Eglise - Le Vagabond ensorcelé
Le 8al masqué - Un Héros de notre S lt k Cht h d 1
Temps - Chtoss a Y ov- c 1 r ne
Nicolas Gogol Les Golovlev
Fédor Sologoub
.-----
Michel Lermontov
------.
Les Veillées du Hameau - Le Man-
teau - LesAmes mortes (lére partie)
Slrgl Aksakov
Une Chronique de Famille
Théodorl Rlchl!nlkov
Ceux de Podlipnala
omltrl Merejkovskl
La Résurrection des Dieux
Alexandre Herzen Llonld Andrnv
La Russie et l'Decident Les Sept Pendus
Ivan Tourguenev Vladimir Korolenko
Mémoires d'un Chasseur - Premier La Forét murmure
Amour Fédor Sologoub
Un Démon de Petite Envergure
Ivan 80unlnl
Théâtre Le Village
Nicolas Gogol Alexis Remlzov
Le Revizor Sœurs en Croix
Ostrovski Maxime Gorki
L'Orage Enfance
:»>«-<:
Nicolas Gogol
Quand je serai mort, Pierre, On ne dira jamais assez l'impor- dansait, dansait, sa figure d'ours - Et que vous affirme-t-on ?
compromettez-moi, tance des passions interdites dans contre le mur. - Qu'il est amoureux de son
me disait André Gide. la fécondation d'un artiste. - C'est atroce, dit enfin Gide. fils... Mais je me méfie : pour me
Mais vous savez, ce sera peut-être faire plaisir, les gens racontent
notre souvenir le moins bête n'importe quoi.
Ainsi Gide a cent ans. Sans C'était dans le Caucase, entre d'Union Soviétique.
doute faudrait-il, à cette occasion, Tiflis et Batoum. Nous faisions
offrir quelques graves réflexions halte, nous petite caravane de Parmi nos formules, il y avait :
concernant l'homme et son œuvre. voitures (des Lincoln), pour dé- Mais dites-moi, à qui donc se
Le plus bête des deux n'est pas
Je me bornerai à évoquer dans jeuner, sur de grandes hauteurs, rapporte ce pronom ? disait Gide
celui qu'on pense, qui a, disait
ces pages le climat familier d'une dans un site vraiment prométhéen dans des cas ambigus.
Gide, l'avantage de laisser la
amitié de vingt ans avec « le plus - une sorte d'auberge très vaste. Cela datait de loin, d'une lec-
porte ouverte à toutes les conjec-
irremplaçable des êtres ». Nous cn étions à peine au «cha- ture de Malraux (le Temps du
tures.
chlik » que Gide, toujours en mal Mépris, je crois). Gide admirait
Et celle-ci, empruntée à Dos-
de chandails, me demanda d'aller d'abord de confiance. Puis le len-
toïevsky:
Gide et moi, on ne s'ennuyait en chercher un dans l'auto. Le demain geignait: «J'ai mal dor-
Il est si bête qu'on n'ose pas y
pas ensemble. Nous avions cons- petit orchestre d'accordéons qui mi: la gratte. Alors j'ai repris
penser.
titué un petit arsenal de formules, nous régalait m'accompagna de son Temps du Mépris là. C'est
C'est en évoquant Jammes que
nées de quelque circonstance, et son souffle jusqu'au garage. Il y très bien. Mais dites-moi: à qui
Gide me livra cette perle...
qui s'appliquaient à bien d'autres. faisait obscur. Je "is, en face, un donc se rapporte ce pronom?
Par exemple: grand et gros homme qui se dan- (Et il soulignait de l'ongle une
Fuyons, fuyons ces lieux into- dinait contre le mur. Je m'appro- phrase). Dans ses précédents li-
lérables soit que l'ennui nous chai. Un ours enchaîné dansait, vres, je m'y retrouvais mieux. Un - Je propose pour notre usage,
chassât, d'un salon ou d'une ville, en mesure, au son du lointain personnage bégaye, l'autre fume dit Gide, un nouveau proverbe
soit que, grillés ici, nous sentions accordéon. Dans une solitude l'opium, le troisième est rôti dans de l'enfer.
qu'il fallait détaler au plus vite. affreuse, quand même il «parti- une chaudière de locomotive ; on -Ah!
cipait ». Chandail sur le bras, les distingue les uns des autres. - Oui : A chaque jour. suffit sa
Cette force d'anarchie qu'il j'allai rejoindre Gide. Mais là !... ~ malice.
portait en lui et qui transparait - Venez, dis-je. Il y a quelque - Je croyais qu'on disait... «suf-
fugitivement dans son œuvre, chose... fit sa peine. ~
mais dont elle est imprégnée pour - Mais vous n'avez pas fini votre En revenant d'une visite à un - Bien sûr qu'on le dit. C'est la
qui sait lire, il n'a su la libérer chachlik. académicien, Gide avait l'air son- version catholique de la chose.
pour de bon que dans sa vie, au - Faites-moi confiance. Venez. geur. La juste traduction est malice. La
prix d'un ténébreux combat que Nous arrivâmes à l'ours. Gide - Je me demande si ce qu'on part du mal, la nécessaire part du
ses «mœurs:' l'aidaient à livrer. le contempla longuement, qui m'affirme est vrai, dit-il enfin. diable, quoi.
16
cent ans par Pierre Herbart
assurés; vous devez obtenir le de folles. J'ai connu à Gide plu- J'entrai. Je vis une dame, allsise
remboursement de tous ces frais. sieurs folles. L'une d'elles m'est au bord d'un fauteuil, l'air calme,
Allez voir un avocat. Je ne con- restée en mémoire. digne.
naissais d'avocat que Blum. J'y C'était aux petites heures. Mal - Vous êtes le secrétaire du maî-
Paul Léautaud vais. Je lui raconte mon histoire. ressuyé d'une nuit éprouvante tre ? dit-elle.
Blum me dit: «Bien sûr, ton passée hors les murs, je somno- Je m'inclinai.
ami a raison. Les taxis sont assu- lais. Gide paraît devant mon lit, - Vous le voyez, je me suis ren-
Je comidère André Gide comme rés. Tu dois être remboursé. Moi en «pudjama:t comme il disait, due à son appel.
le premier écrivain de ce temp6...
je ne m'occupe plus de ce genre un peu hagard, quelques cheveux - Puis-je vous demander, Mada.
Je' ne fai6 plU ma lecture favorite
de choses. Je vais t'adresser à un dressés sur le bord du crâne. me, par quelles voies vous est
de 6e6 livre6. Se6 héro6 me 60nt
ami sûr, maître Blumenfeld. Il - Cher, de grâce aidez-moi, parvenu cet... appel !
plutôt antipathiqUe!. 116 ont de!
prendra ton affaire en main:t. Je dit-il Elle sourit finement :
préoccupatiom morale, dont tout
vais chez Blumenfeld. Un homme - Mais, Gide, l'aube point à - Oh! Monsieur. Je sais lire
m'e6t étranger. Aucune commu-
charmant. Il me demande une peine. entre les lignes. C'est grâce à son
nion d'eu% li moi. 116 me font
« provision :t que je lui donne. Le - C'est que, vous n'imaginez pas, dernier livre...
même pitié et je le6 plaim, maÎ6
je 6aù voir le6 mérite6, fintérêt,
temps passe, et j'oublie. Puis je il y a là une personne... (il s'ap- - Et quel livre?
me souviens et je retourne chez proche de moi, et à voix basse) - Mais, Patchouli. Oh, je sais
même de ce qui ne me plaît plU.
Blumenfeld. «J'allais justement Une folle! bien qu'il ne l'a pas signé de son
André Gide n'écrit plU le6 livres vous écrire que la provi6ion
qu'un autre que lui pourrait écri- - Comment donc? nom, qu'il a pris un pseudonyme,
était insuffisante, dit-il, et vous
re. C'e6t un point de vue que j'ai demander de la doubler ». Je fais
pour juger le6 œuvre6 littéraires, un chèque. Le temps passe, et
si un autre que leur auteur aurait j'oublie. Puis je me souviens et
pu les écrire. je retourne chez Blumenfeld.
Journal littéraire, Mais je ne me rappelais pas l'éta-
(t. VIII
ge et j'interroge la concierge.
Mercure de France éd., 1960) - «Maître Blumenfeld ? ricane-
t-elle. Il a levé le pied avec l'ar-
gent de ses clients :t. Je saute danl'
un taxi et je vole quai Bourbon..
«Tu sais, Léon, dis-je à Blum,
je te retiens avec ton Blumen-
A la suite de la publication de feId:t. Et je lui raconte. «Ah!
certaines pages de son journal, le malheureux! s'écrie Blum. Il
Gide fut soupçonné d'antisémi· a recommencé ! :t
tisme. Cela me déplut. Je l'atta- Une pause tandis que je me
quai en direct. pâme de rire. - «Alors, vous
- «Je n'ai guère envie d'abor- comprenez, cela m'a rendu cir-
der cette question », me dit-il. conspect ». Encore une pause,
- «Si, vous l'aborderez ». puis : ... « Mais peut-être pas dans
- « Soit! Puisque vous l'exigez... le sens que vous imaginez. Blum
Eh bien, sachez (je vis pétiller son qui faisait confiance à cet avocat
regard) sachez que j'ai été un véreux, en abusant de la mienne
peu traumatisé par... eh bien oui, bien sÛ·r... Mais enfin, c'était de
par... Léon Blum dont vous savez la générosité - de la générosité
qu'il fut mon condisciple. juive. Vous voyez, Pierre : Pro-
Voilà ce qui est arrivé. Un jour blème! »
ma femme fut blessée dans un - Oui, elle est là, avec deux comme pour la plupart de ses
accident de taxi. Le bras cassé : grosses valises. Elle s'installe. œuvres.
Les grands hommes suscitent de - Mais pourquoi ? - Je vais en référer au maître.
plâtre - clinique - etc. Un ami me
dit: C'est ridicule; les taxis sont folles amours et aussi des amours - Allez savoir! Elle m'a dit: Gide me guettait dans le cou-
«Je me rends à votre appel, maî- loir:
tre. Me voici.» J'avoue que j'ai - Eh bien?
un peu perdu la tête. J'ai dit que - Eh bien, ça va mal. Elle a lu
j'allais vous chercher. J'ai dit : Patchouli.
mon secrétaire. Pierre, aidez-moi, - Quoi?
Ouvrages d'André Gide par pitié. Vous sentez bien que je - Patchouli, votre dernier livre,
publiés dans Le Livre de Poche ne puis, à moi tout seul, surmon- et...
ter cette épreuve. - Il faut réagir, s'écria Gide.
La Symphonie pa3torale février 1953 Je mis une robe de cham- Allons!
Les Faux·Monnayeurs février 1956 bre et me laissai entraîner dans La dame resta assise.
Les Caves du Vatican août 1956 l'appartement mitoyen. - Mon secrétaire m'a dit, com-
L'Immoraliste novembre 1958
La Pone étroite août 1960
- Elle est là, souffla Gide en me mença Gide.
Isabelle décembre 1960 montrant du pouce une porte fer- - Je vois, maître, que vous
L'Ecole des Femmes avril 1961 mée. Je vous en conjure, tâchez m'avez comprise à demi mot. J'ai
Les Nourritures terrestres juillet 1964 de tirer les choses au clair. Je senti quel labeur gigantesque
Si le grain ne meurt novembre 1968
Paludes novembre 1968 m'esquive. Et dire que je n'ai pas vous aviez entrepris, en lisant
Saül mai 1969 pris mon breakfast ! votre dernier livre.
- Patchouli? Gide prit un air modeste : né Gide sur cette voie où se révé··
~ Oui, Patchouli. A vous seul, - Voyez.vous, Pierre, dans ces lait une dimension qui, peut·être,-
penser, composer, écrire tout se cas là, il importe de ne pas déses· manque à sa pensée, par excès de
qui se publie en France. (Elle se pérer l'âme en peine. Il faut mon· Adrienne balance.
leva.) Je suis venue vous aider trer une voie. Là, dans cette chambre de
dans cette tâche. Monnier l'hôtel Adriatic où Gide grelottait
- Hélas,' Madame... balbutia sur son lit (j'avais beau allumer
Gide. Une amie avait donné à Gide La postérité saura mieux que dans la cheminée des journaux !),
- Oh! Maître, permettez.moi un caniche, une bête grincheuse nous le degré de génie auquel moi marchant au hasard autour
une remarque : De tous les livres' et, de toute évidence, hystérique. atteint son œuvre, mais nous sa- de lui, ah! que ne l'ai.je poussé
que vous avez écrits, les meilleurs Gide s'essayait à la dresser. Par vons qu'il avait le génie de la plus loin ?
ne sont pas ceux que vous avez exemple, ayant par inadvertance littérature, qu'il était là chez lui, Du moins, ai·je eu le bon esprit
signés de votre vrai nom. (Gide marché sur la patte de l'animal qu'il jouissait là d'un discerne· d'écrire cette «conversation:t, en
eut un haut.le.corps.) Quelle mo- qui se mettait à hurler, il lui don· ment et d'un gouvernement peut- rentrant chez moi. Nous ne
destie ! quelle leçon ! nait une bonne tape «pour lui être sans exemple. Jamais, pour l'avons jamais reprise. L'amitié,
- Hélas, Madame! accablé par inculquer, disait.il, le sentiment r apprenti.écrivain, on ne vit un décidément, n'est que l'histoire
ces travaux d'Hercule, j'ai déjà de la faute. » tel maître - tant par renseigne. des occasions perdues.
engagé une personne qui me prê. Un matin, Gide me dit : ment de ses livres que par celui
te son concours. Vous l'entendez - Qu'en pensez·vous, Pierre: si qu'il donnait de personne à per- - J'en ai assez d'errer dans cet
du reste. (En effet, la secrétaire nous allions à Tahiti? sonne avec une extrême bonté. appartement. Je me sens claustro·
de Gide· venait d'arriver et, trou· Et devinant ma perpexité : Combat, 23 février 1951 phobé.
blée par cette présence féminine - Vous voyez ça, là sur la table... - Moi aussi.
près de son dieu, tapait furieuse· C'est le manuscrit de X ... - Eh bien, allons à Taormine.
ment à la machine dans la pièce Un riche collectionneur suisse Le jour même nous prenions
contiguë.) m'en propose :K... francs. Je crois l'avion pour Syracuse.
que cela paierait le voyage. - Avant de louer une auto, dit
Je me retirai, rêvant à Tahiti. sait. Quand je m'indignais en Gide, je veux vous montrer la
Pendant le déjeuner, que nous disant: «Vous savez bien que fontaine Aréthuse.
prenions chez la Petite Dame, cette contrainte, vous entendez Il m'y conduit:
Eugénie la femme de ménage de vous l'imposer à vous·même. en - Là, en·dessous, regardez... Ça
.André Malraux Gide, fit irruption dans la salle disciplinant votre création; vous ne vous émeut pas ?
à manger: n'admettriez pas qu'elle vous soit - Non.
Je le. crois... un directeur de - Monsieur, Monsieur! venez! imposée par un quelconque Vichy. - C'est que vous êtes si igno.
consciénce. C'est une profession le chien mange tout. Vous jouez sur une équivoque ». rant.
admirable et singulière... Par ses .- Mais quoi ? - «Bien sûr. Et mieux, je joue Je lui récitai aussitôt le mythe
conseils, il n'est peut.être qu'un - Vos papiers. sur les deux tableaux, car je pré· de la nymphe de Diane.
grand homme de «ce matin », - Dans la bibliothèque, un spec· tends gagner sur les deux : la con· - Et alors, rien... Pas d'émo·
une date. Mais par cela, autant tacle désolant nous attendait. Le trainte dont je me châtie m'amè· tion?
que par son talent d'éCrivain qui manuscrit, en tout petits mor· nera, si j'ai du talent, à une - Non.
le fait par bonheur le plus grand ceaux, jonchait le tapis. certaine perfection; celle qu'on - Moi non plus.. «Fuyons,
écrivain français vivant, il est un Gide haussa les épaules: m'impose me contraindra à inven- fuyons ces lieux intolérables. »
des hommes les plus importants - Pas de Tahiti, dit·il. ter les moyens de la déjouer. A Taormine, la vie devint bien·
d'aujourd'hui. A quelques jours de là, je trou- Ils existent. Ces gens-là sont, tôt difficile. Par malheur, l'hôte-
. Cité par Henri Massis, vai Gide «au travail ». pour finir, des imbéciles. On ne lier nous avait donné des cham·
in Jugements, Plon éd. 1924 - J'étais d'autant plus ennuyé brigue pas un poste de gouverne-
avec ce manuscrit, dit-il, que ment sans posséder, à son insu
j'avais glissé dedans l'adresse du certes, une foncière vulgarité
riche collectionneur. Cet imbé· d'âme et d'esprit, en dépit de leur
cile de chien a tout déchiré. Heu- astuce à tous. Quel plaisir de s'en Maurice Sachs
reusement ce Suisse m'a télépho- jouer! Et remarquez nos verbes,
Gide s'inclina: ilé. J'ai laissé l'affaire pendante. Pierre : jouer, déjouer, se jouer.
- Madame! Toujours l'idée de jeu. «L'œuvre Par-dessus tout, Gide est le grand
- A quoi bon, puisque le chien
- Eh, maître, que deviendrai- a tout boulotté. sera joyeuse ou ne sera pas », au- moraliste français de notre épo-
je? J'ai tout abandonné, ma mai· - On ne me prend pas sans vert. rait pu dire Breton. - «Et s'ils que. C'est comme tel qu'il a sus-
son, ma vieille mère. Que faire, vous contraignaient simplement à cité tant de commentaires, tant
(Et d'un air gourmand) : Regar-
dites-moi,. que faire? dez. Je fais un faux manuscrit. vous taire? Cela s'est vu.» _- de discussions, tant de dissenti·
- Apprenez l'anglais! dit Gide «La belle affaire ! Qu'importent
ments, tant d'approbations, tant
C'est long. Mais ne croyez pas que
d'un ton alerte. vingt ans de silence? Et puis, on
de ferveur et de révoltes.
ça m'ennuie. J'invente des correc-
Contre toute attente, la dame tions ! écrit trop, pensait Lafcadio; je
C'est ainsi que ses écrits sont un
f r a p p a allègrement dans ses crois même qu'il l'a dit... » -
levain puissant, et que dans la
Nous n'allâmes pas à Tahiti,
mains: « Ainsi, vous croyez que vos deux
pâte lourde d'aujourd'hui, ils in·
bien. par ma faute.
- Merci, maître. Oh ! merci! sufflent la naturelle, la grave et
contraintes... » - «Se combine-
Elle s'élança dans le vestibule, ront, oui. En une combine, pour
nécessaire animation.
saisit. ses lourdes valises et s'en En 1941, Gide, à Nice, se plai- faire la nique à cette chose bête André Gide, p. 47,
fut. sait à répéter cette phrase: L'art et basse: le pouvoir. » Denoël et Steele, 1936
- Ouf : dit Gide. vit de contrainte et meurt de li· Que n'ai-je, requis que j'étais'
- Quand même, l'anglais, c'était berté - dans un moment où, par ce que je croyais être des
un coup de génie, constatai-je. dans ce domaine, la censure sévis· « réalités» plus pressantes, talon-
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bres indépendantes du reste dc fait: «C'est maintenant presque
l'auberge, avec un escalier pri,-é un grand jeune homme ». Je le
donnant sur la rue - ce qui per- pensais encore, mais cette fois
mettait une incessante circulation. avec un immense retard. Je ne
Nous rencontrâmes Truman Ca- m'apercevais pas combien j'avais
pote et Donald Windham pour changé.»
qui je me pris d'une vive sympa·
thie. Qua n d nous partîmes, - Oui, oui... Voilà ce qui m'arri·
Windham me donna un livre 41e ve. Je suis vieux, n'est-ce pas, et
lui: Dogstar. je vais mourir... Eh bien, je n'ai
- Qu'est-ce que c'est ce livre? pas encore compris que je n'étais
me demanda Gide, dans l'auto. plus un jeune homme.
- Un livre de Donald. Les heures passaient lentement,
n le feuilleta un moment puit;, avec une étrange précipitation. n
soudain, le jeta par la portière. somnolait sur son lit, dans cette
Furieux, je fis arrêter l'auto, en· chambre dépouillée de toute trace
voyai le chauffeur rechercher le de confort. Le jour interminable
volume sur la route. sombrait tout de suite dans la
nuit. C'est à une de ces aubes-là
André Gide vers la fin de sa t'ie qu'il dut écrire, de quelle écriture
tremblée! la phrase qui termine
son Ainsi-soit-il...
de l'est par l'âge - il... ah! avec un vieil homme ». Je sentais Ce n'est pas ma propre position
Jean-Paul tâchez de me dégoter cela... que la phrase qui avait fait rire dans le ciel par rapport au soleil
Sartre Je pris le Temps retrouvé et le était de celles qu'aurait pu, en qui doit me faire trouver l'aurore
lui tendis, ouvert à la bonne page. parlant de moi, dire ma mère moins belle.
Ce que Gide nous offre de plus Non. Lisez. Je vois trouble. Je pour qui j'étais toujours un· en· Le médecin avait ordonné des
précieux, c'est sa décision de ne peux plus. fant. Or je m'apercevais que ie piqûres de morphine, non qu'il
vivre jusqu'au bout l'agonie et la me plru;ais pour me juger au mê· souffrît, mais pour son cœur.
mort de Dieu. Gilberte de Saint.Loup me dit : me point de vue qu'elle. Si j'avais Comme je m'avançais avec la
Il a vécu pour nous une vie que « V oulez·vous que nous allions fini par enregistrer comme elle seringue, il me dit:
nous n'avons qu'à revivre en le dîner tous les deux seuls au res- certains changements, qui s'étaient - Qu'est.ce que vous allez me
lisant; il nous permet d'éviter tl/urant? » Comme je répondais: faits depuis ma première enfance. faire là ?
les pièges où il est tombé, ou d'en «Si vous ne trouvez pas compro· c'était tout de même des change- - De la morphine.
sortir comme il en est sorti. mettant de venir dîner seule avec ments maintenant très anciens. - Non, Pierre, je vous en prie...
un jeune homme », j'entendis que J'en étais resté à celui qui faisait N'allez pas me priver de la mort.
Les Temps modernes, mars 1951 tout le monde riait, et je m'em· qu'on avait dit un temps, pres- Je veux voir comment ça se
pressai d'ajouter: «ou plutôt que en prenant de l'avance sur le passe.
J'eus un moment de faiblesse.
Il reposait inerte - et je le
crovais inconscient. A son chevet,
Dogstar me plut tant qu'avec
Elisabeth Van Rysselberghe je le
Une lettre inédite d'André Gide sa r'nain dans la mienne, j'appuyai
mon front sur ses doigts.
traduisis. Gide ne voulut jamais A Jean Denoil - Gide! Ne nous quittez pas,
le lire. n avait ainsi des obstina· murmurai·je.
tions, des répugnances, incom· 16 décembre 1943 U tressaillit - et sa voix, faible
préhensibles chez un esprit si cu· Cher Denoël, mais nette, me parvint, pour la
rieux. dernière fois :
Et pourtant nous ne causions pas beaucoup; nous n'échangions
pas de propos sublimes; mais le contact y était, que je sens si - Qu'est.ce que vous racontez
1 rarement s'établir_ Vous avez la Foi; je n'ai pas la foi; ou même: là ?
J'étais à Cabris avec Ro~er
j'ai la non-foi, l'anti-foi ; et vous le savez bien; mais n'importe :
Martin du Gard, tandis que la :nous sommes de même religion et nous le sentons tous deux. en Roger Martin du Gard couchait
mort rôdait déjà autour de Gide, dépit de Jammes et de ce que je peux penser ou écrire qui lui ,Ians la bibliothèque sur un lit
à grands pas de loup. Alertés par paraît impie, blasphématoire; et notre cœur s'émeut de même, a de fortune qu'on lui avait dressé.
un télégramme, nous regagnâmes de semblables battements devant la misère de l'homme, et tolère Oix fois, je venais le trouver.
l'un et l'autre Paris. aussi impatiemment l'injustice; enfin : auprès de vous, j'y vais Nous échangions, sans rien dire,
n se levait encore, mais de de mon meilleur... Vous me manquez beaucoup. Je ne puis vous un regard.
quelle démarche titubante! - et admettre malade; soignez-vous, je vous en conjure. Quant à moi, Les apprêts de cette mort pa-
ce fut, peu après mon arrivée je me cramponne, de mon mieux; mais malgré le Mirus et les raissaient bâclés, prenaient le ca-
pour gagner sa bibliothèque où soins dont m'enveloppe Si Haddou. j'ai traversé. sitôt après votre ractère provisoire qui avait mar·
il voulait consulter un livre: départ, une période assez longue où me sentir tout décollé. Depuis qué toute cette vie.
- Aidez·moi, Pierre, à retrouver dix jours, j'espère avoir le dessus; encore que très affecté par le La présence de Roger était le
ce passage dans Proust, vous savez double deuil que m'apprenait avant-hier un inconnu : la mort de seu1 recours.
vers la fin, à cette «matinée mon beau-frère et vieil ami Marcel Drouin (en juillet dernier) et La dernière nuit, étreintés par
chez le prince de Guermantes où de sa fille, mariée depuis deux ans; morte en décembre 42 en les veilles, je dis à l'infirmière
l'on retrouve l'ancienne Madame mettant au monde un enfant. Ma pauvre vieille belle-sœur, à d'aller chercher une bouteille de
Verdurin et que tout le monde lui Cuverville, doit se sentir bien désemparée... Pas d'autres nou- champagne dans le réfrigérateur.
apparaît grimé - et tout le mon- velles ( ... ) A{ldté Gide.
La Quinzaine littéraire, du lM au 15 novembre 1969 19
André Gide a cent ans
Fût-ce le passage du froid à la qu'Ubu était une grande plece manière remarquable, Lautréa- à ce qu'elle est: une affaire sen-
chaleur de la chambre, ou mala- et que Curel ou Bernstein, alors mont, il se dérobe, il ne revient timentale. Il a horreur de la théo·
dresse de ma part, la bouteille illustres, étaient de piètres écri- plus sur ce sujet. Même chose pour rie qu'il trouve bien entendu
quand je la débouchai, laissa fu- vains. Il a parlé de Dada d'une Mallarmé, qu'il ne reconnaît que « inhumaine ». Il préfère « la cha·
ser un flot de mousse dont Gide façon pénétrante. Il li. voulu faire de façon superficielle (tout en res- leur du cœur ». Quand il oppose
fut inondé. connaître mieux Dostoïevski en tant méfiant vis-à-vis de l'inanité l'idéalisme et le matérialisme, il
Ses yeux s'entrouvrirent, et je France. Il était un homme en « poétique» de Valéry). Pour le refuse de choisir l'un ou l'autre.
crus y lire un éclair de malice. éveil, luttant sans cesse pour se reste, le Journal montre, en effet, Non! Il voudrait que l'on rem·
Je compris qu'il avait reçu les libérer, pour passer outre à tous une culture «encyclopédique ». place matérialisme par rationa·
saintes huiles et qu'il allait les interdits. Sa présence et sa Il connaît la littérature du monde lisme : grâce à ce tour de passe-
mourir. parole étaient pour nous un sou- entier mais s'il s'intéresse à tout, passe, on pourrait tout réconci-
Pierre Herbart tien. Son goût comptait pour nous. il demeure toujours en centre de lier.
Quand j'ai fini Tropismes, j'ai l'hémicycle, c'est un représentant Comme écrivain, il ne m'a
souhaité que Gide lise le livre. Je parfait de sa classe. jamais touché et il me semble que
me suis dit qu'il ne l'a pas lu... Vis·à-vis de Freud, c'est le mê- sa syntaxe est sans intérêt. Mais
pour me consoler. me mouvement. En 1922, il dit son itinéraire intellectuel n'est
Nathalie Sarraute qu'il fait du freudisme depuis pas sans dignité. Il serait utile
A propos dix ans, quinze ans, sans le savoir, d'en faire une analyse approfon-
d'André Gide et il conclut bizarrement: «Il die où l'on verrait se formuler
Philippe Sollers est grand temps de publier Cory- toutes les composantes de cette
don ». Donc, très éveillé, intéressé, idéologie «de la rue Vaneau »
mais, tout de suite, c'est le refus, qui nous paraît aujourd'hui sans
André Gide n'a jamais repré- la fermeture, la fuite. En 1924, réalité. Gide est le symptôme aigu
senté rien de décisif pour moi, il nous apprend que «Freud est d'une idéologie mystifiée, inca-
Nathalie Sarraute sauf en ce qui concerne sa posi- gênant ». «Il me semble qu'on pable, malgré son désir, de remet.
tion critique, ce qu'on pourrait fût bien arrivé sans lui à décou- tre en question les fondements de
André Gide, aujourd'hui, ne appeler son système de lecture, vrir son Amérique (... ) Que de sa propre culture. En ce sens, il
représente plus grand chose pour très différencié et ambigu. choses absurdes chez cet imbécile est tout à fait exemplaire.
moi. Je ne l'ai plus relu depuis Il serait intéressant d'étudier de génie.» Ce jugement pèse, Philippe Sollers
longtemps. Il fut en revanche très la façon dont Gide est devenu une évidemment, son poids d'aveugle-
important pour ma génération. formation de compromis, prati- ment révélateur.
A dix-huit ans nous étions exal- quant une politique de «troisiè-
Patrick Modiano
Même chose pour le marxisme.
tés par les Nourritures terrestres. me force» entre ce qu'il y avait Il dit avoir essayé de lire Marx,
Je me souviens avoir lu ce livre d'archi-réactionnaire dans la lit- il a lu sans doute quelques livres Pour moi 1, André Gide n'a ja-
après l'avoir plongé dans l'eau térature de la fin du XIXe siècle de Lénine et ses prises de position mais compté et je crois qu'il en
de la Méditerranée! Mais, à vrai et une certaine attention qu'il a politiques, au moment de la mon- va de même pour toute ma géné-
dire, j'étais par moments gênée tenté de porter sur les percées tée du fascisme, ne sont certaine- ration. Au lycée, on nous parlait
par sa forme emphatique, incan- révolutionnaires qu'étaient le sur- ment pas à négliger. Mais en des Nourritures terrestres et j'ai
tatoire. Quant à ses romans, leur réalisme, le marxisme, le freudis- même temps, c'est dans ce do- été complètement déçu. Le livre
substance m'a toujours paru pau- me. Entre ces deux voies, il occu- maine que l'ambiguïté culmine. datait terriblement et c'était un
vre et leur écriture précieuse et pait une position de centralisa- En parlant de Marx, il se trahit, mystère, pour moi, que nos aînés
compassée. Dans les Faux-mon- tion imaginaire; c'est ce qui il s'avoue: «Dans les écrits de aient pu lire ce livre en y enten·
nayeurs, il y a peut·être une pre· donne ce caractère de musée à Marx, j'étouffe. Il lui manque dant une sorte de. cri de libéra-
science <le certaines voies que le son œuvre, ce qu'on pourrait ap- quelque chose, }e ne sais quelle tion. Littérairement, je ne pou·
l'oman a empruntées plus tard, peler, n'est-ce pas, la nécropole ozone indispensable à la respira- vais goûter ce livre. II baigne
mais j'avoue que, sur le moment, NRF. tion de mon esprit. » Vous voyez: dans une atmosphère orientale, il
je ne m'en suis pas rendue compte, On peut suivre à la trace, dans toujours cet effort pour se libé- 1 dégage des fumées d'encens et,
le roman m'a paru plat. le Journal, l'effort qu'il fait pour rel' de la marque psychologique 1 comment dire, un côté rahat-lou.
Dans son œuvre, je plaçais à s'arracher à son classicisme con- et son inaptitude à le faire. koum. C'est même étrange, ce
part Paludes où la forme gidien- génital et pour s'ouvrir à des On peut dire que Gide avait livre qui ne parle que de ferveur
ne, avec ses raffinements et ses révolutions dont il sent bien le une avance considérable sur les et de désir, il ne s'y exprime
maniérismes, sert admirablement caractère radical mais qui J'in- autres acteurs de la littérature ou qu'une accablante onctuosité.
son propos. Oui, Paludes est un quiètent. Cet effort a même quel- de la culture françaises de son C'est peut-être de ce seul point
joyau. Il me semblait qu'à un que chose de pathétique. A cer- temps, mais le retard de l'idéolo· de' vue qu'il mérite d'être lu:
bien moindre degré, car là Gide tains moments, il est tout près de gie bourgeoise, dont il est malgré ·connne une espèce de curiosité et
ne s'était pas arraché à la conven- hasculer et puis il décroche, il tout le représentant, ce retard, aussi comme un signe. II montre
tion, les Caves du Vatican étaient temporise. Dans chaque livre lui, est constant et ne honge pas. qu'en l'espace de quarante ans,
dans 'leur genre, une réussite. qu'il a ouvert, on trouverait une II reste un idéologue bourgeois une parole qui fut reçue comme
Nous étions surtout intéressés par fleur fanée. qui voudrait bien changer de ter- subversive, est devenue une pa·
son œuvre critique : Incidences, Il lit Lautréamont en 1905, rain car il sent bien que tout se .l'ole mièvre et conventionnelle.
Prétextes, Nouveaux prétextes. Il c'est-à·dire extraordinairement tôt. passe ailleurs mais, non, il ne peut Les autres ouvrages de Gide ne
Il y montrait, à l'égard de toutes II saisit immédiatement son im- pas s'y faire, il le dit lui-même m'intéressent pas beaucoup plus.
les gloires officielles de l'époque, portance. «La lecture (00') du 6e après la lecture de Marx: «Je Je suis frappé par sa sécheresse
la même indépendance qu'il ma- chant de Maldocor me fait pren- sortais de là, chaque fois, cour· de cœur. Celle-ci me paraît si évi-
nifestait vis-à-vis de la morale tra- dre en honte mes œuvres et tout baturé ». Ce qui courbature Gide, dente que l'onctuosité des Nour.
ditionnelle. Il a osé dire que le ce qui n'est que le résultat de la c'est Marx. Alors, sa venue brève ritures, on soupçonne qu'elle n'est
jeu de Sarah Bernhardt avait été culture en dégoût.» Bien! Mais, et hâtive au communisme, si elle là que pour la masquer. C'est
détestable. Il nous confirmait après avoir aperçu et placé, de doit être saluée, doit être réduite vrai, il a une sorte d'inquiétude,
20
il s'agite en tout sens, il a de la
bonne volonté, parfois, il voudrait
sortir de son système, mais les
forces lui manquent. Il n'arrivait
jamais à étreindre ce qu'il aurait
dû étreindre.
Deux livres peuvent à la ri-
gueur être sauvés: d'abord Palu-
des, qui est un divertissement
merveilleux, peut-être aussi les
Faux - monnayeurs. Personnelle-
ment, je ne l'ai pas beaucoup
aimé, mais il y a là un travail
littéraire étrange, ce roman dans
le roman. Quant au Journal, ces
rhumes, toujours ces rhumes...
Patrick Modiano
Une étudiante
en philosophie
Les dernières
lignes
du journal
d'André
Gide: (C~,P~ "..'l-
~.~
~~,....
13 février 1951 Ma propre position dans le ciel, par rapport au soleil, ne doit
Non! Je ne puis affirmer qu'avec la fin de ce cahier, tout pas me faire trouver l'aurore moins belle.
sera clos; que c'en sera fait. Peut-être aurai-je le désir derajou-
ter encore quelque chose. De rajouter je ne sais quoi. De En marge: Cette page n'a aucun rapport avec celles qui pré-
rajouter. Peut-être. Au dernier instant, de rajouter encore quelque cèdent.
chose ... J'ai sommeil, il est vrai. Mais je n'ai pas envie de dormir.
Il me semble que je pourrais être encore plus fatigué. Il est je Le dosage insuffisant du gris-bleu du manteau de Catherine
ne sais quelle heure de la nuit, ou du matin ... Ai-je encore quel- a été miraculeusement racheté, par la suite, par l'apport inattendu
que chose à dire? Encore à dire je ne sais quoi. de la toque. Tout cela d'un goût exquis, évidemment.
. , p- ffiHM,g;;_
montrée réservée à l'égard de ce or, notre tâche, aujourd'hui, n'est
«Ma situation est celle de Kant qu'il appelle « Geist ~ (l'esprit), pas de hâter cette évolution, mais
avant la Révolution fran~ise » c'est-à-dire de l'esprit critique, de la freiner en défendant les
i._ml!fW ; El! 'M'IIi\! 4111 scientifique, qui ne craint pas véritables valeurs qu'elle s'apprête
d'attaquer les fondements mêmes à déduire, c'est-à-dire l'autonomie
Max Horkheimer tèmè, c'est la praxis. La science
du système social. L'ensemble de de l'individu.
Kritische Theorie 2 vol. constitue en effet la base de la
la littérature, de l'art, et une gran- J'ai demandé à Horkheimer si
Fischer Verlag, Francfort société industrielle. Constater ce
de partie de la philosophie sont dans ces conditions, il s'écartait
Max Horkheimer fait et en déterminer les implica-
envisagés du point de vue de des doctrines de Marcuse. « Il
et Theodor W. Adorno tions au niveau de l'élaboration
l'âme (Seele) qui, au lieu de di~ existe entre Marcuse et moi, ré·
Dialektik der Aufklarung scientifique elle-même, c'est ce que
séquer, d'analyser, bref de dé- pond.il, un accord profond ». Il
(réédition) , Horkheimer appelle la Selbstre-
truire, est capable de contempler, réfléch.it puis ajoute : « Notre
Fischer Verlag flexion de la science.
d'admirer, de comprendre. C'est analyse est très voisine. Mais nous
Il va de soi que la question
évidemment ces spéculations, fon· plaçons les a c c e n t s différem-
La célébrité de Marcuse et· ne concerne pas seulement le sa-
dées sur l'intuition et s'élevant ment ». A quoi tient cette diffé-
d'Adorno a longtemps éclipsé le voir spécialisé, mais l'ensemble
noblement au-dessus des basses rence? Dans « Vers la libéra-
nom d'un homme qui fut pour- des règles du discours social. Ce
réalités matérielles, que Marcuse tion », Marcuse semble indiquer
tant l'animateur et le directeur n'est pas le moindre mérite de
qualifie li' affirmatives, voulant qu'il reste un espoir d'échapper
de I1nstitut de recherches socia- la théorie critique de montrer
dire par là qu'elles concourent au au monde de « l'administration
les de Francfort: Max Horkhei- c~mment la société rejette ce qui
maintien du système fondé sur la totale ~. Horkheimer, quant à lui,
mer; C'est en effet sous l'égide la met en danger. Rarement l'at-
domination. Ce sont elles que tient que la théorie critique, après
de ce philosophe que s'élabbra la taque est directe. On préférera
vise Horkheimer en disant que s'être inspirée de Marx, doit se
théorie critique de la société dont remarquer que le discours contes-
« la méfiance sceptique à f égard souvenir aujourd'hui de Schopen-
les mouvements contestataires tataire « n'est pas clair ~, qu'il
de toute théorie et f empresse- hauer. Elle a même des affinités
d'aujourd'hui se sont largement manque de « logique :., on insis-
ment à croire naïvement en f exis- avec la théologie. Est-ce le mes-
inspirés. Il faut donc saluer la tera sur son origine étrangère (1).
tence de principes fixes et dénués sianisme qui l'intéresse dans la
publication récente d'un recueil Le malheur est qu'en cherchant
de tout fondement sont les carac- religion? « Pas du tout» répond
des articles qu'il fit paraître avant à éviter ce reproche, on est ame-
téristiques de fesprit bourgeois Horkheimer, « c'est plutôt son
la guerre dans la Zeitschrift .für né à adopter les catégories ré-
tel qu'il apparaît, sous sa forme côté négatif, l'attention qu'elle ac-
Sozialforschung. gn~ntes, et avec elles la philoso-
la plus achevée, dans la philoso- corde à la souffrance, et aux pro-
Qu'est-ce exactement que la phIe latente qu'elles impliquent.
phie de Kant ~ (4). blèmes insolubles~.
théorie critique? Le terme, qui Cela signifie-t-il que la théorie
doive céder le pas à la praxis, que La théorie; dans cette perspec- Dans une lettre qu'il écrivait
avait été défini par Horkheimer
le concept de science doive s'éva- tive, ne doit pas être supprimée, à son éditeur (et qui est publiée
dans ce qui est aujourd'hui l'un
porer sous nos yeux, au terme mais bièn plutôt libérée. Elle dans le recueil Kritische Theorie),
des chapitres fondamentaux de
d'une réduction semblable à celle n'entend pas être soumise à l'uti- Horkheimer compare sa situation
son recueil, a été analysé derniè-
qu'Althusser a reprochée à Gram- litarisme, mais ne veut pas non actuelle à celle de Kant avant la
rement dans une conférence qu'il
sci ? En aucune manière (et c'est plus être identifiée immédiate- Révolution française. Evoquant
a prononcée à la Fondation Cini,
là un point important sur lequel ment à la praxis révolutionnaire. les guerres, les injustices de toute
à Venise. La théorie critique s'op-
l'école de Francfort s'écarte de La référence à la pensée dialecti- espèce, l'absurdité du système so-
pose à la théorie traditionnelle.
l'opposition extra-parlementaire que implique en effet l'obligation cial, Kant exprimait l'espoir
Celle-ci se caractérise par la re-
allemande) . de ne tenir aucun jugement pour qu'un jour le peuple prendrait
cherche d'un certain nombre de
Horkheimer insistait naguère absolu et définitif, puisque les conscience de tous ces abus et
principes dont il est possible d'in-
sur le fait que théorie et praxis en- rapports du sujet et de l'objet renverserait l'absolutisme. Hork·
férer des énoncés qui rendent
tretiennent un rapport qui peut obéissent à des modifications heimer ajoute que même si Kant
compte des phénomènes réels.
être différé (2). Il rappelle au- continuelles qui transforment leur avait connu dans le détail le dé-
Son but est de produire un dis-
jourd'hui que l'analyse de la si- nature même. Pour Horkheimer roulement de la Révolution fran-
cours adéquat à son objet. Il est
tuation n'est jamais terminée, et - il devait le déclarer à Venise çaise et la série de guerres qui en
cependant deux questions qu'elle
que « les faits ~ ne parlent jamais est résultée, il aurait gardé son
ne pose jamais (ce sont les ques- - la théorie critique peut déter-
tout seuls. L'admettre, ce serait espoir dans le progrès moral de
tions qui précisément intéressent miner les caractères de la société
retomber. dans le praO'matisme l'humanité, fondé sur l'idée que
la théorie critique) : pourquoi c actuelle, elle ne saurait définir la
bourgeOls, pour qui la théorie «la sagesse divine concourt pra-
choisir tel ordre, tel classement société future. Peut-elle recom-
n'est justifiée qu'en raison de son tiquement à fexistence de la na·
des faits plutôt que tel autre? mander la révolution? J'ai posé,
caractère «instrumental» en ture ». Détruire l'idée d'une
Et pourquoi se vouer à tel objet sans doute naïvement, la question
.
raIson de son utilité à l'intérieur
' Providence, l'espoir ne pourrait
plutôt qu'à tel autre? Bachelard, à Horkheimer. Il m'a regardé d'un
du système actuel de production. se fonder que sur la théorie. Si
on le sait, a tenté d'élucider le air incrédule, comme si cette for-
C'est bien pourquoi l'on prône celle-ci se dérobe, une action li-
problème en s'interrogeant sur mule était vide de sens. La révo-
mitée reste possible, et doit être
les motivations inconscientes qui ~ujou~d'~ui la spécialisation (qui lution, selon lui, était l'espoir qui
Interdit a la théorie de déborder accomplie. Mais elle ne saurait se
poussent un savant, ou une épo- animait les efforts de son groupe
sur ce qui doit lui rester voilé, réclamer d'un optimisme triom-
que, à favoriser un type d'expli- avant la guerre, quand il s'agis-
comme par exemple le fonction-
phant. Luc W eibel.
cation plutôt qu'un autre. Fou- sait de combattre le fascisme. Au-
cault, plus récemment, a délimité· nement de la société). jourd'hui, une révolution condui- 1. Voir: Uialektik der Au/klarung. Ce
rait à un régime de terreur bien te~te, écrit en 1944, fait penser à l'épi-
les configurations du, savoir qui Il s'est produit à ce sujet un thete de c germano.américain ~ utilisée
structurent l'ensemble des recher-· malentendu qu'on pourrait peut- pire que la situation actuelle. pour discréditer Marcuse.
ches entreprises dans une période' être dissiper en recourant au pe- Dans le meilleur des cas, elle ne 2. Cf. c Zum Problem der Wahrheit »,
donnée. Pour Horkheimer, qui tit essai de Marcuse intitulé «Sur ferait qu'accélérer l'avènement du Kritische Theorie, I.
s'inspire en cela de Marx, le prin- le caractère affir~atif de la cul- meilleur des mondes (die verwal- 3. cUber den affirmativen Charakter
der Kultur~, dans Kultur und Ge$ell·
cipe qui fonde les préférences in-· ture» (3). On y montre que la tete Welt, le « monde adminis- $cha/t, I, Suhrkamp, 1965.
conscientes et qui fonde l'épis-. culture-occidentale s'est toujours tré ») vers lequel nous allons : 4. KritÎ$che Theorie, I, p. 231.
22.
GEORGES
CONCHON
NOUS, un
LA GAUCHE, long
cortège
DEVANT d'indignations
actuelles
LOUIS- EP
NAPOLEON FLAMMARION
On ne trouve plus en Europe de vie artistique du tout). Cha- aux heures de pointe, sauf que Klapheck et de Bernard Schult·
une seule toile d'Andy Warhol que année, Cologne devient ce n'étaient pas tout à fait les ze à Günther Uecker, qui ne
à vendre. Or, lorsque s'ouvre donc, grâce au Kunstmarkt, mêmes voyageurs. Non seule- sont nullement des épigones.
le 13 octobre au soir le l'éphémère capitale des échan- ment les marchands et les col-
Kunstmarkt (Marché de l'Art) ges artistiques de l'Allemagne lectionneurs étaient là, mais pop
de Cologne, la galerie Heiner fédérale. C'est dire que les di- également les artistes, avec et surréalisme
Friedrich, de Munich, y pré- vers marchés provinciaux de leurs femmes, leurs maîtresses,
sen te cinq peintures de l'art n'y font plus, trois semai- leurs gitons peut-être. En outre, Le Kunstmarkt de cette an-
Warhol : vingt minutes plus nes durant, qu'un seul et uni- quelques hippies plus ou moins née est particulièrement valori-
tard, elles sont vendues. que marché. Cette fois, vingt- authentiques et des étudiants sé par la fastueuse donation au
Cette anecdote est bien faite deux galeries allemandes y pré- des Beaux-Arts, débraillés et Wallraf-Richartz Museum de la
pour réjouir à la fois les sentent leur sélection, à cha- exhibitionnistes comme partout collection Ludwig: une centaine
paladins (ou palotins?) du cune étant réservée une salle ailleurs. La dominante néan- d'œuvres de première impor-
marxisme élémentaire partis de même volume; en outre, moins est à l'excentricité vesti- tance, principalement mais non
en croisade contre l'art-mar- une immense salle d'exposition mentaire, le plus souvent de exclusivement Pop. A coup sûr,
chandise et le chauvinisme est consacrée à une seule ten- belle allure (on s'habille à Lon- bon nombre de ceux qui se sont
aigri des vendeurs de valeurs dance, illustrée par dix-sept jeu- .dres ?). Mais si le regard est déplacés à Cologne iront médi-
sûres de l'Ecole de Paris nes artistes, Américains à l'ex- parfois coupé par le passage ter dans les salles du musée
trahis par l'inconséquence.de ception d'un Allemand, Graub- d'une troublante créature, con- nouvellement aménagées à cet
notre monnaie. ner, et d'un Anglais, John Wal- trairement à ce qui se passe à effet (la collection avait été
ker : « la lumière dans la pein- Paris cette foule n'est pas ve- présentée au printemps dans
ture » (à ne point confondre nue seulement pour se faire des locaux trop exigus). Ils y
De toute façon, l'art se porte avec l'art cinétique; ici, il s'agit voir et papoter. A mon grand verront notamment le Soun-
mal en France, aux deux sens véritablement de peintures, la étonnement, je constate que dings de Rauschenberg, immen-
de l'expression: d'une part il plupart gigantesques, dont ef- ces gens regardent (mieux en- se vitrine de magasin de meu-
croupit au sein d'une atmosphè- fectivement la lumière serait le core : examinent), persécutent bles plongée dans l'obscurité à
re empoisonnée tant par le point commun en dépit de la les marchands (qui sont là en la surface de laquelle la moin-
manque d'informations sur ce diversité des obédiences esthé- personne, prêts à répondre aux dre parole, le moindre bruit font
qui se fait ailleurs que par le tiques) . Pareille coordination questions du premier venu) et s'épanouir un mirage de chaises.
comportement des dive r ses des efforts serait bien entendu leurs vendeurs, s'attardent, re- Cet énorme gadget technologi-
maffias tentant de profiter de chose inconcevable à Paris, où viennent, réfléchissent... Et le que (qui, cependant, est encore
la confusion pour imposer leur les seuls rapports possibles de plus grave, ma parole, c'est une peinture puisque l'illusion
camelote respective (l'exemple galerie à galerie sont des rap- qU'ils ont l'air d'aimer ça! Cer- s'y inscrit en deux dimensions)
le plus saillant en serait le pré- ports d'hostilité. Les prix sont tes, il y a certainement au nom- me paraît être "un des trois
texte fourni par l'actuelle Bien- affichés (innovation que seule bre des acheteurs une bonne sommets du triangle de l'actua·
nale des Jeunes aux S.A. de tenta ici, naguère, mais sans quantité de gens qui agissent lité artistique à Cologne et au·
Robho pour réaliser leur pro- sUccès, la Galerie de France) par souci de suivre la mode delà de Cologne. Le second
gramme, lequel tient en un seul et de surcroît tout est fait pour (comme les acheteurs des War- som met ce serait, au sein
et unique article: ôtez-vous-de- que nul, si peu argenté soit-il, hol ?) ou dans un but de spécu- du Kunstmarkt, l'environnement
là-que-je-m'y-mette !), y compris ne quitte frustré et les mains lation (même dans une nation réalisé par Joseph Beuys, pro-
la camelote « gauchiste» (car, vides ce grand Prisunic de l'art aussi prospère) . Mais, tout phète de l'arte povera: d'une
mis à part quelques rares pein- moderne. Si vous n'êtes pas étranger que je sois, j'ai été vieille camionnette Wolkswagen
tres et poètes, la plupart des assez riche pour vous offrir une trop souvent écœuré par la sot- s'échappe une théorie de 24
" contestataires» ont simple- grande peinture, il y en a des tise ou l'inintérêt qu'affiche le traîneaux équipés chacun d'une
ment hérité de leurs bourgeois petites ; ensuite viennent les visiteur habituel de nos gale- torche électrique, d'une couver-
de parents une indifférence to- multiples, les lithos et les séri- ries et de nos musées pour ne ture roulée et d'un peu de mar-
tale à l'endroit de la création graphies; enfin, les livres et pas avoir senti frémir ici, com- garine. Quant au troisième, hors
artistique); d'autre part, per- les catalogues (pour 5 marks, me à fleur de peau, une surpre- du Kunstmarkt comme le pre-
sonne ou presque ne se sent par exemple, une ravissante nante réceptivité. Non point à mier, c'est, dominant l'ensem-
assez courageux pour s'exposer plaquette de Bellmer). D'ail- tout ni à n'importe quoi, il s'en ble des œuvres réunies à la
aux quolibets ouvriéristes ou leurs, l'immense stand de la li- faut! Car je voudrais mettre galerie Baukunst sous le titre
conseils-d'ouvriéristes en rap- brairie colonaise Walther Ko' en garde contre les conclusions Surréalisme en Europe, sphères
pelant la signification révolu- nig, où l'on trouve tous les hâtives d'américanisation du fantastiques et visionnaires. le
tionnaire de l'utopie manifestée livres d'art récents et les cata- goût allemand que l'on pourrait vaste et tumultueux autel oni·
dans le poème ou l'œuvre d'art. logues de toutes les exposi- tirer du Kunstmarkt. D'abord, rique échafaudé par Ursula. Il
Comment se porte-t-il en Alle- tions importantes d'art moder- toutes les tendances sont re- me paraît que le destin de l'art
magne (de l'Ouest) ? Le Kunst- ne dans le monde, est assailli présentées, de l'art fantastique se joue à l'heure présente entre
markt de Cologne permet de avec autant de frénésie que à l'art conceptuel; ensuite, les la tentation technologique, l'oc-
s'en faire une idée il me sem- jadis le buffet des grands ver- galeries allemandes ignorent cupation de l'espace par les
ble assez juste. nissages parisiens. (<< C'est les exclusives esthétiques (la moyens les plus humbles ou
On le sait, la vie artistique loin, tout ça! ~, dirait Alphonse galerie Zwirner montre, à côté les plus saugrenus et la violen-
allemande n'a pas de centre Allais.) de Morris Louis, Segal, Twom· ce convulsive du rêve. A ce
distribuée qu'elle est entre di- bly, Wesselmann et Warhol, titre, Cologne, en cet automne
vers foyers : Berlin, Cologne, Ils ont l'air Magritte, Matta, Tanguy, Tapiès 1969, n'est peut-être pas seule-
Düsseldorf, Francfort, Ham- d'aimer ça! et Toyen); enfin l'Allemagne ment l'éphémère capitale artis-
bourg, Hanovre, Munich, Stutt- possède aujourd'hui un certain tique de l'Allemagne...
gart (à l'inverse, en France, Le 13 octobre au soir, le nombre d'artistes de premier
nous avons le centre mais pas Kunstmarkt, c'était le métro plan, de Joseph Beuys à Konrad José Pierre
24
MUSIQUE
Pour COlUprendre
cialiste ou du citoyen soucieux de Ve République espérait corriger
1
Pierre Avril un cadre majoritaire rigide, avec
Le gouvernement de la. France l'amélioration de notre système la c République des Députés ~ à la même asymétrie que précé··
Ed. Universitaires de gouvernement. laquelle elle fait suite, mais elle demment, mais cette fois au bé·
Le régime politique français n'apparaît elle-même que com· néfice exelusif du gouvernement.
est présenté, conformément à la me un c déséquilibre inversé ~: Dans la deuxième partie, inti·
Cet ouvrage, publié à Paris en tradition, comme le produit d'un « L'hypothèse de départ de la. tulée «le Modèle administratif »,
1969, porte sur une page inté· conflit de légitimité entre ordre Ve République était qu'il n'exis· l'auteur se réfère à plusieurs re·
rieure la mention copyright Pen-- monarchique et principes démo· tait pas en Frarwe de majorité prises aux travaux de Michel
guin Books, 1968. Cette indication cratiques, ou encore d'un compro- parlementaire stable en raison de Crozier et au caractère bureaucra·
aide à saisir le propos de l'auteur. mis face à la contradiction qui la. multiplicité des partis et de la. tique et centralisé de l'Etat fran·
Il s'agit avant tout, pour les be- paraît opposer en France la dé· division de fopinion ~. Aussi l'on çais relevé par celui·ci ; toutefois,
soins d'un large public, d'une mocratie et le gouvernement. Le avait pris, pour y porter remède, il rappelle au passage, la position
présentation à grands traits des résultat a été - au xxe comme des dispositions constitutionnelles d'Alain Touraine selon qui le
problèmes du gouvernement de au XIXe siècle - « le gouverne· réglementant l'initiative des dépu. modèle français ne serait ni plus
la France. Ce n'est pas dire que ment à secousses ~ (titre de l'un tés; toutefois, pour la première lourd ni moins rationnel qu'un
l'on ne trouve pas au cours du des chapitres), les conflits ne pou· fois dans l'histoire parlementaire autre, mais simplement diffé·
texte des observations suscepti. vant se résoudre que par des af· française, celles· ci se sont trou· rent, observation qui ne peut pas
bles de retenir l'attention du spé· frontements et des ruptures. La vées depuis 1962 appliquées dans ne pas affecter les efforts entre·
par Georges Perec strasse, ce vendredi 27 juillet, et nolis vous attendrons au bar à
partir de 18 heures.
c En vous remerciant à l'avance et en nous excusant de ne
pouvoir vous donner pour l'instant de plus amples explications,
nous vous prions de croire, Monsieur, à nos sentiments dévoués. »
Suivait ûn paraphe à peu près iilisible, et que seul le ~om
figurant sur l'en·tête me permit d'identifier comme devant signifier
Résumé du chapitre précédent: Après diverses précautions ora· cc O. Apfelstahl -.
toires, le narrateur donne quelques maigres indications sur sa vie. " est facile de comprendre que, d'abord, cette lettre me fit
26
notre société
pris pour résoudre nos problè- dustrielle? Parmi les traits rete- ainsi qu'une postface é cri t e société? Ce serait mal compren-
mes. nus, notons celui de « fédéralisme après le referendum du 27 avril dre l'utilité de pareilles analyses,
Les grands traits de notre ad- vertical », emprunté à Daniel Ha- der nie l', essaient de démêler qui est d'abord d'enrichir la
ministration, rôle du ministère lévy, pour caractériser la centrali- l'avenir politique. Les chances de connaissance de problèmes com·
des Finances, les grands corps, le sation territoriale en même temps voir la solution présidentielle se plexes. La solution de ceux-ci,
Plan, sont tour à tour évoqués et que le cloisonnement et la rela- maintenir et les conditions de comme le montre une longue
mis en perspective. L'auteur re· tive autonomie des divers corps l'instauration permanente d'une histoire, ne sera pas découverte
lève de multiples façons l'ambi- de l'Etat. Mention est faite de la bipolarisation fonctionnelle à la- à l'aide de « il n'y a qu'à », mais
valence du système politico-ad- grande 1i ber té politique dont quelle elles semblent liées, sont sera, à la longue, rendue plus
ministratif qui, à la fois, offre un jouissent en fait les fonction- discutées. facile par l'amélioration du ni-
exemple d'adaptation pragmati- naires. veau de la compréhension des
que aux conditions imposées par Doit-on reprocher à l'auteur phénomènes en jeu. A ce titre,
l'histoire et les conceptions de la La troisième et dernière partie d'avoir repris le portrait déjà le Gouvernement de la France
politique régnant en France et intitulée, dans une formulation souvent tracé, d'un modèle fran- est un livre qui répond bien au
constitue une survivance archaï- classique, « immuable et chan- çais traditionnel et de ses ambi- besoin et qui rendra service à
que : les règles qui définissent geante », évoque l'évolution éco- valences, de n'avoir indiqué que tous ceux qui s'intéressent à
ce modèle ne sont-elles pas étran- nomique et politique des derniè- peu de directions selon lesquelles mieux connaître notre société.
gères à l'esprit de la société in- res années. Le dernier chapitre, rechercher le progrès de notre Philippe J. Bernard.
peur. Ma premlere idée fut de fuir: j'avais été reconnu, il ne nombreux médecins américains sont d'origine allemande ou autri-
pouvait s'agir que d'un chantage. Plus tard, je parvins à maîtriser chienne; mais que pouvait me vouloir un médecin américain
mes craintes: le fait que cette lettre fût écrite en français ne et que faisait-il à K.? Pouvait-on même concevoir un médecin,
signifiait pas qu'elle s'adressait à moi, à celui que j'avais été, quelle que soit sa nationalité, qui mette sur son papier à lettres
au soldat déserteur; mon actuelle identité faisait de moi un l'indication de son état, mais remplace les renseignements que
Suisse romand et ma francophonie ne surprenait personne. Ceux l'on serait en droit d'attendre d'un docteur en médecine - son
qui m'avaient aidé ne connaissaient pas mon ancien nom et il adresse ou l'adresse de son cabinet, son numéro de téléphone,
aurait fallu un improbable, un inexplicable concours de circons- l'indication des heures auxquelles il reçoit, ses fonctions hospi-
tances pour qu'un homme m'ayant rencontré dans ma vie anté- talières, etc. - par un blason aussi suranné que sibyllin?
rieure me retrouve et me reconnaisse. H. est une bourgade, à Toute la journée, je m'interrogeai sur ce qu'il convenait de faire:
l'écart des grands axes routiers, les touristes l'ignorent, et je devais-je aller à ce rendez-vous? Fallait-il fuir tout de suite, et
passais le plus clair de mes journées au fond de la fosse de recommencer ailleurs, en Australie ou en Argentine, cette vie
graissage ou allongé sous les moteurs. Et puis même, qu'aurait clandestine, forger à nouveau l'alibi fragile d'un nouveau passé,
pu me demander celui qui, par un incompréhensible hasard, aurait d'une nouvelle identité? Au fil des heures, mon anxiété laissait
retrouvé ma trace? Je n'avais pas d'argent, je n'avais pas la pos- place à l'impatience, à la curiosité; j'imaginais fébrilement que
sibilité d'en avoir. La guerre que j'avais faite était finie depuis cette rencontre allait changer ma vie.
plus de cinq ans, peut-être même avais-je été amnistié? Je passais une partie de la soirée à la bibliothèque municipale,
J'essayais d'envisager, le plus calmement possible, toutes les feuilletant des dictionnaires, des encyclopédies, des annuaires,
hypothèses que suggérait cette lettre. Etait-elle l'aboutissement avec l'espoir d'y découvrir des renseignements sur Otto Apfelstahl,
d'une longue et patiente recherche, d'une enquête qui, peu à peu, quelques indications sur les acceptions du sigle MD, sur la signi-
s'était resserrée autour de moi? Croyait-on écrire à celui dont je fication du blason. Mais je ne trouvai rien.
portais le nom ou dont j'aurais été l'homonyme? Un notaire Le lendemain matin, pris d'un pressentiment tenace, je fourrai
croyait-il tenir en moi l'héritier d'une fortune immense? dans mon sac de voyage un peu de linge et ce que j'aurais pu
Je lisais et je relisais la lettre, j'essayais d'y découvrir chaque appeler, si cela n'avait été à ce point dérisoire, mes biens les
fois un indice supplémentaire, mais je n'y trouvais que des raisons plus précieux: mon poste de radio, une montre de gousset en
de m'intriguer davantage. Ce « nous" qui m'écrivait était-il une Jrgent qui aurait pu me venir de mon arrière-grand-père, une petite
convention épistolaire, comme il est d'usage dans presque toutes statuette en nacre achetée à V., un coquillage étrange et rare que
les correspondances commerciales où le signataire parle au nom m'avait un jour envoyé ma marraine de guerre. Voulais-je fuir?
de la société qui l'emploie, ou bien avais-je affaire à deux, à Je ne le pense pas: mais être prêt à toute éventualité. Je prévins
plusieurs correspondants? Et que signifiait ce « MD " qui suivait, ma logeuse que je m'absenterais peut-être quelques jours et lui
sur l'en-tête, le nom d'Otto Apfelstahl ? En principe, comme je le payai son dû. J'allai trouver mon patron; je lui dis que ma mère
vérifiais dans le dictionnaire usuel que j'empruntais quelques était morte et qu'il me fallait aller l'enterrer à D., en Bavière.
instants à la secrétaire du garage, il ne pouvait s'agir que de Il m'octroya une semaine de congé et me paya avec quelques
l'abréviation américaine de CIMedicine Doctor ", mais ce sigle, jours d'avance le mois qui finissait. J'allais à la gare, je mis mon
courant aux Etats-Unis, n'avait aucune raison de figurer sur sac dans une consigne automatique. Puis, dans la salle d'attente
l'en-tête d'un Allemand, fut-il médecin, ou alors il me fallait sup- des deuxièmes classes, assis presque au milieu d'un groupe
poser que cet Otto Apfelstahl, bien qu'il m'écrive de K., ne soit d'ouvriers portugais en partance pour Coblence, j'attendis six
pas allemand, mais américain; cela n'avait rien d'étonnant en heures du soir.
soi: il y a beaucoup d'Allemands émigrés aux Etats-Unis, de (à suivre)
Ni Ariel Dl.
• Caliban
Aimé Césaire nombreux commentateurs de la les françaises (en favorisant leur semble (car c'est assez peu clair)
1 Une tempête
1d'après Shakespeare)
Théâtre de l'ouest parisien
28
TOUS LES LIVRES
Bilan d'octobre
Livres publiés
Un premier roman dont l'affaire de Cuba, vit un française en 4 volumes : fils à Albert Camus aux surréalistes,
ROMANS le héros est le immense rêve de XVI', XVII", XVIII' et Choix, préface et notes de Rabelais à Pieyre
FRANÇAIS • voyant. d'événements défoulement érotique XIX' siècles par André Maison de Mandiargues.
tragiques ou dérisoires et infantile pour Coll. « Livres de Rencontre, 512 p., • Maïakowsky
qui sont l'histoire de retomber finalement chevet • 18,30 F Lettres à Lili Brik
• Jacques Bens dans la respectabilité Tchou, 224 p., 20 F Le septième et dernier
Adieu Sidonie l'Europe actuelle Présentées par
• Jean Tardieu volume de cette Claude Frioux
Gallimard, 264 p., 16 F • Jean-Pierre Morel William H. Gass
Les portes de toile anthologie très Trad. du russe par
Une poursuite Le mural La chance d'Omensetter complète et unique
amoureuse en douze Trad. de l'anglais Figures et non·figures André Robel
Lettres Nouvelles Etudes • Poème pour en son genre. Gallimard, 228 p., 18 F
.étapes et douze Denoël, 240 p., 17,70 F par Marie Dulac
chapitres dont chacun Gallimard, 388 p., 23 F voir et revoir L'histoire d'un amour
Voir ce n° p. 7 Gallimard, 168 p., 15 F • Jean-Pierre Attal exceptionnel mais
a sa clef et constitue à Les aventures d'un L'image
sa manière un piquant Gérard Mourgue homme dont la vitalité, aussi un document
« métaphysique ..
exercice de style. La garde le bonheur insolent, essentiel sur "avant-
REEDITIONB et autres essais
Table Ronde, 224 p., 14 F la chance fabuleuse garde 1ittérai re russe
Pierre Bois Gallimard, 472 p., 30 F
L'univers de ceux qui provoquent une levée de avant, pendant et après
Le défilé Alphonse Allais Un recueil d'une
consciemment ou boucliers dans la petite la révolution d'Octobre.
Denoël, 256 p., 16,70 F A se tordre vingtaine d'études
Aux cours de trois inconsciemment, ville de l'Ohio où il est A. Michel, 256 p., 15 F sur ce que "on Juliette Raabe
journées d'émeute, poursuivent un idéal venu s'installer et qu'il pourrait appeler, au Francis Cacassin
un reporter est sera contraint de quitter Alphonse Allais sens large, la poésie Bibliothèque idéale
Pierre Schoendoerffer Œuvres posthumes métaphysique.
confronté, plus encore L'adieu au roi John Updike de littérature
qu'avec les Tome VI : Le Journal d'évasion
Grasset, 304 p., 18 F Couples 1904·1905 et Le sourire André Billy
événements dont il est Voir le* numéro 81 Trad. de l'anglais Editions Universitaires,
1899-1900 Joubert énigmatique
témoin, avec sa propre de la Quinzaine par Anne-Marie Soulac et délicieux 220 p., 18,50 F
aventure. Table Ronde, 496 p., 36 F Un guide pratique
Gallimard, 568 p., 32 F Gallimard, 240 p., 18 F
Louis Calaferte Marcel Séguier Par l'auteur de « Cœur Contes d'Ise qui permettra à
PGrtrait de l'enfant La halte de lièvre " du Trad. du japonais par Jean de Boschère l'amateur comme
Denoël, 144 p., 11,40 F Denoël, 232 p., 15,60 F « Centaure • et de « la G, Renondeau Lettres de La Châtre au pédagogue de
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(voir le n° 59 de la Trad. de l'anglais représentatives dernières années de Comment débuta
Pierre Silvain par J.-M. Savona la vie d'un écrivain Marcel Proust
Quinzaine) La promenade en Gallimard, 188 p., 22 F
Planète, 320 p., 25 F Pour découvrir une qui fut l'ami de Joyce, Lettres inédites, suivi
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Mercure de France, des œuvres les plus
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208 p., 16,60 F représentatives de
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Par l'auteur de la 1ittérature
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Gallimard, 256 p., 16 F Traduction, introduction, Bruxelles, 550 p., 50 F un portrait •.
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André Stil de folklore, d'histoire Daniel Salem
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originale qui tient de la Gallimard, 256 p., 16 F
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Garnier, 1192 p., 32,40 F et le secrétaire de Préface de J.-L. Curtis
fantastique et du conte et surtout des odes Denoël, 272 p., 18,70 F
philosophique Nerval : Poèmes et Ghelderode intitule
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Récits, chroniques « spectographie «Harold Pinter,
La dispersion homme " roman Baudelaire : Poèmes en
et polémiques littéraire '. dramaturge de
Mercure de France, précédent de "auteur prose
Coll. « Livres de Textes traduits, l'ambiguïté.
336 p., 23,80 F présentés et annotés Jean Huguet (voir le n° 67 de
voir ce numéro page 4 Jean Sulivan Chevet·
Tchou, 20 F le volume Gustave Aucouturier Georges Belle La Quinzaine).
Miroir brisé
Claude Faraggi Gallimard, 296 p., 20 F 76 F le coffret par Bibliothèque idéale
L'effroi Bibliothèque de de Poche
Récits, nouvelles,
Mercure de France Max Guedj la Pléiade Editions Universitaires, SOCIOLOGIB
souvenirs et réflexions
288 p., 22,80 F diverses Poèmes d'un homme Gallimard, 1872 p., 60 F 320 p., 18,50 F PSYCHOLOGIE
Un roman du désir, du rangé (1966-1969) Une bibliographie ETHNOGRAPHIE
temps qui s'écoule, de • Monique Wittig Pierre Jean Oswald, Marcel Proust analytique qui
la terre et de l'érotisme, Les guérlllères 80 p., 10,80 F A la recherche du permettra il tous,
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Grasset, 340 p., 21 F Médicis 1964 par Philippe Juillan
Pierre Jean Oswald, théâtre parus ou il vue il travers les
(voir les nO' 7, 46 de 48 p., 7,50 F «La Gerbe Illustrée. paraître dans les
la Quinzaine, et ce n" extraits les plus
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L'Aciaigle 48 p., 7,20 F HISTOIRE
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Grasset, 288 p., 17 F qui, au moment de Anthologie de la poésie d'Alexandre Dumas de Roland. quotidiennement fait
30
du 5 au 20 octobre 1969
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IMPRIMERIE LA HAYE-LES MUREAUX