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2. Le mysticisme
de la nature dans
le cinéma chinois
après la Révolution culturelle
et que Cuiqiao voudrait l’y accompagner, il refuse, parce que ce serait contraire au
« règlement ». Sa réponse symbolise la réalité du communisme en Chine, qui, parti
d’un idéal utopique, aboutira à une dictature bureaucratique opprimant les paysans6.
Après que le soldat a quitté le village, Cuiqiao tente de traverser le Fleuve Jaune
pour rejoindre les révolutionnaires et se noie. Dans la scène finale, le soldat retourne
au village lors d’une grave sécheresse. Hanhan va vers lui en se frayant un passage
au milieu d’une foule de paysans accomplissant une danse de pluie en l’honneur du
Roi-Dragon. La scène semble suggérer que le garçon, qui symbolise l’avenir de la
Chine, a rompu avec les superstitions rurales et qu’il est en marche vers l’acquisition
d’une conscience moderne. Mais si l’on se rappelle l’attitude précédente du soldat
envers Cuiqiao, on comprend que Hanhan se trompe : le communisme n’oppose
pas de réponse à la superstition paysanne – l’on donne même subtilement à entendre
qu’en Chine il est simplement devenu l’une de ses formes.
formation : comme les familles de ces jeunes gens comptent sur eux pour réussir
cette tâche prestigieuse et patriotique, chacun d’eux aide et soutient ses cama-
rades pour leur éviter la honte de devoir renoncer. Ainsi, tragiquement, les émo-
tions les plus humaines de ces garçons, l’amitié et la loyauté, loin de développer
leur individualité, comme l’amour dans Le Sorgho rouge, les conduit à devenir les
rouages d’un appareil inhumain13.
Dans le célèbre film de Zhang Yimou Épouses et concubines, les victimes sont un
groupe de concubines confinées dans une maison traditionnelle. Bien que vivant dans
le luxe, elles sont en fait prisonnières des caprices d’un maître absolu, qui distribue
selon son bon plaisir récompenses et punitions afin d’attiser leur concurrence et leur
jalousie réciproque. Le film se passe avant la révolution, mais on peut l’interpréter
comme une parabole du mécanisme de répression sociale dans la Chine commu-
niste. Comme très souvent dans la critique culturelle des années quatre-vingt, le
film suggère que, loin de libérer les Chinois de l’oppression sociale et politique,
le régime de Mao a en réalité encore aggravé cette oppression14. Si l’érotisme
associé à l’amour véritable est une libération spirituelle et une voie d’union avec
le ciel et la terre, la relation sexuelle entre le maître et ses concubines n’en est qu’une
caricature totalement déshumanisante. Le personnage de la concubine – vivant dans
la peur, entourée d’interdits et d’intrigues sournoises – symbolise l’existence spec-
trale de gens insérés dans une hiérarchie sociale subordonnée à un pouvoir absolu.
Dans Shanghai Triad, Zhang Yimou aborde le même thème sous un angle dif-
férent. Dans le Shanghai des années trente, un chef de gang, fuyant ses ennemis,
se réfugie dans une petite île côtière avec sa maîtresse Jinbao. Sur l’île, Jinbao
trouve la tranquillité et la paix : les panaches des grands roseaux se balancent
gracieusement dans le vent, l’eau murmure entre les joncs. On observe bientôt com-
ment la nature refait de Jinbao – chanteuse de night-club sexy et arrogante – la
femme chaleureuse et ouverte qu’elle a été autrefois. On la voit se lier d’amitié avec
les paysans du cru et se défaire de toute méchanceté et artificialité. Mais la lutte
sanglante pour le pouvoir entre chefs de la Triade finit par atteindre l’île, et les
paysans y trouvent la mort. Les références au Grand Bond en avant et à la Révo-
lution culturelle sont évidentes15. À la différence de ce qui se passe dans Le Sorgho
rouge, ce n’est pas la nature, ici, qui remporte la victoire, mais la soif de pouvoir.
De même, dans un autre film de Zhang, Ju Dou, la tentative du personnage cen-
tral d’échapper à une situation d’oppression sociale tourne à la catastrophe. La jeune
Ju Dou est obligée d’épouser un homme âgé et cruel, mais elle noue une liaison
illégitime avec son neveu, Tianqing, et en a un fils. Cet enfant, qui se croit le fils
du vieil homme, finit par assassiner Tianqing et par tuer accidentellement le mari.
Ainsi, alors que dans Le Sorgho rouge la célébration de la passion mène à la libé-
ration et à l’avènement de la personne, dans Ju Dou, le résultat est la mort. Le
contraste entre l’ambiance de joie du Sorgho rouge, avec ses scènes d’extérieur
54 — Critique internationale n°20 - juillet 2003
Retour au village
Qiu Ju, une femme chinoise montre une paysanne simple mais énergique cherchant
obstinément à obtenir justice pour son mari, frappé à coups de pied dans le bas-
ventre par le chef de village ; cette quête la conduit jusqu’à la capitale. Zhang
explore ici le contraste entre le village et la ville d’une façon différente, dans un
style réaliste et presque documentaire et en faisant appel à de nombreux acteurs
non professionnels. La vie au village est présentée comme reposant sur les rela-
tions personnelles et l’entraide, tandis que la capitale est régie par un fonctionne-
ment bureaucratique et des règlements paralysants18. La volonté de justice de Qiu
Ju a pour résultat d’amener la machine impersonnelle de la police urbaine à péné-
trer dans la communauté rurale. Dans la scène finale, Qiu Ju et le spectateur se
demandent si c’est là un bienfait19.
Mais si le monde rural est décrit de manière positive, l’usage quasi documen-
taire de la caméra ne permet pas à la glorification de la campagne d’atteindre les
hauteurs épiques auxquelles touchait Le Sorgho rouge. Les vues du village manquent
de grandeur. Si la critique sociale est bien conduite, la nature ne joue aucun rôle
significatif. Qiu Ju mène courageusement son combat contre le puissant système
social, mais elle tire sa force de son propre sentiment de la justice, non d’une
fusion avec les éléments, comme les amants du Sorgho rouge. L’on pourrait en
déduire qu’un mobile éthique tel que la poursuite de la justice n’a pas cette capa-
cité d’Eros à unir l’homme et la nature ; mais, avec Pas un de moins (1999), Zhang
Yimou va prouver que si.
Pas un de moins nous montre une fille de treize ans, Wei Minzhi, qui doit rem-
placer son instituteur parce que le village est trop pauvre pour payer un remplaçant
La Chine par elle-même. Le mysticisme de la nature dans le cinéma chinois — 55
qualifié. Lorsqu’un garçon de sa classe, Zhang Huike, s’enfuit à la ville pour gagner
de l’argent, Minzhi part le chercher, à pied, à travers les montagnes, parce qu’elle
a promis solennellement au vieux maître d’école qu’il n’y aurait pas une seule
défection pendant son absence. Une fois en ville, elle est réduite à mendier. Quand
elle en appelle aux autorités, elle est soit grondée soit ignorée. Finalement elle par-
vient à attirer l’attention de la station locale de télévision sur son sort. Elle retrouve
Huike, et la station envoie une équipe dans le village pour rendre public à grand
fracas l’état déplorable de l’école locale, avec pour résultat qu’une campagne de col-
lecte d’argent est lancée dans tout le pays et que les deux enfants deviennent des
héros nationaux. D’une manière satirique, le film critique ainsi la pauvreté des écoles
rurales, l’indifférence de la bureaucratie urbaine et la superficialité des médias20.
La scène dans laquelle Minzhi marche d’un bon pas dans la montagne, sous la
chaleur, la sueur coulant sur son visage, contraste avec celles qui se passent dans
la ville, où elle et Huike sont effrayés et perdus dans la foule. Si Minzhi est seule
sur la route, elle est secourue et protégée par la nature elle-même, qui lui dispense
la puissance vitale du soleil, du vent et des montagnes. Elle tire sa force tant de sa
propre détermination à tenir sa promesse que du soutien silencieux mais amical de
la nature. Zhang Yimou montre que la loyauté, comme Eros, est une voie royale
pour l’union avec le ciel et la terre. Dans l’un de ses derniers films, The Road Home,
Eros et la loyauté se combinent même dans le personnage principal, en une force
vitale qui l’élève jusqu’à en faire un élément de la triade cosmique.
du film, lorsqu’il meurt après une longue vie consacrée à l’éducation rurale, des
dizaines d’anciens élèves viennent de toute la Chine lui présenter leurs derniers
respects et portent son cercueil pendant des kilomètres à travers une tempête de
neige, le long de cette même route où sa femme l’avait attendu sans faiblir, affrontant
elle aussi la neige, durant la crise de sa vie. Le fait que les élèves n’aient pas oublié
leur maître, et que leurs dons soient plus que suffisants pour réparer la vieille
école, est un signe que les valeurs qu’elle et son mari incarnent – l’amour de l’ins-
truction, la gratitude et la loyauté – sont toujours vivantes.
L’essence de l’humanité, selon les films de Zhang Yimou, ne consiste pas à faire
la révolution pour atteindre un objectif utopique collectif tel que le communisme,
mais à cultiver ses idéaux individuels et à rester fidèle à ceux que l’on aime. Il
excelle à dépeindre les choses et les émotions apparemment simples de la vie avec
une grandeur lyrique. Le message qu’il porte est à cet égard essentiellement
chinois : par essence, la vie est simple, mais lorsque la simple vie est pleinement
vécue, elle est aussi majestueuse.
Zhang Yimou et Chen Kaige ont redécouvert la place de l’homme dans la
nature, mais ils montrent aussi, conformément à la vieille pensée chinoise, qu’il ne
suffit pas de vivre près d’elle pour atteindre l’authenticité. L’important est de se
débarrasser des conventions, des dogmes, et de la volonté de pouvoir qu’on recèle
en son cœur.
Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou
Woei Lien Chong est professeur associé à l’Institut de sinologie de l’Université de Leyde (Pays-Bas).
Elle a dirigé China’s Great Proletarian Cultural Revolution : Master Narratives and Post-Mao
Counternarratives, Lanham (Colorado), Rowman & Littlefield, 2002.
E-mail : w.l.van.woerkom@let.leidenuniv.nl
La Chine par elle-même. Le mysticisme de la nature dans le cinéma chinois — 57
1. Kramer, p. 311.
2. Les seuls films de réalisateurs de la « cinquième génération » qui portent sur des événements de la Révolution culturelle,
Le Cerf-volant bleu de Tian Zhuangzhuang et Vivre de Zhang Yimou, sont interdits en Chine. Pour des analyses de ces films,
voir Nielsen 1999 et Chow 1996.
3. Kramer, p. 316.
4. Kramer, pp. 360-361.
5. Kramer, pp. 339-340.
6. Chong et Keijser, 1999, p. 107.
7. Kramer, p. 321.
8. Kramer, p. 324.
9. Kramer, p. 323.
10. Lu, p. 108.
11. Chong 2000, p. 204.
12. Ironiquement, cet effet est encore plus fort dans la nouvelle fin que dans celle de la première version, refusée par la censure.
13. Chong et Keijser 1999, p. 107.
14. Pour une interprétation politique de ce film, voir Keijser 1992, pp. 24-26.
15. Chong et Keijser 1995/96, pp. 29-33.
16. Lu, p. 113.
17. Chong et Keijser 1999, p. 106.
18. Hintzen 1993.
19. Keijser 1993, p. 36.
20. Zhang 2001 ; Chong 2000, pp. 200-202.
21. Chong 2000, pp. 200-206.
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