Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Introduction
Le 16 novembre 1980, Louis Althusser sonne frénétiquement à la porte du Dr
Etienne, médecin de l’ENS qui le connaît bien : « Pierre, viens voir, je crois que j’ai tué
Hélène. » Il est sept heures dix du matin. Pierre Etienne est habitué aux extravagances de son
ami, mais ne l’a encore jamais vu dans un tel état d’excitation. Devant l’insistance de son
interlocuteur, il accepte toutefois de l’accompagner jusqu’à son appartement dont les fenêtres
donnent juste en face des siennes, pensant que son ami, toujours en pyjama, s’accuse du
suicide de sa femme dans un accès de dépression auto-destructrice : « Calme-toi. J’arrive ».
Parvenu dans la chambre du couple, le médecin doit se rendre à l’évidence : l’épouse
de celui aux côtés duquel il travaille depuis plus de trente-cinq ans gît allongée au milieu du
lit, la langue légèrement entre les dents. Aucune trace de désordre n’est visible autour du
corps, qui est déjà froid. « Fais quelque chose ou je fous le feu à la baraque. » menace son
ami. « Attends-moi ici, je vais téléphoner. »
Mesurant immédiatement l’ampleur de la catastrophe, le docteur Etienne prévient le
directeur de l’établissement. Un délégué du Ministère est dépêché sur place. La police qui
vient établir le constat de décès prouvera qu’Hélène Rytmann n’est pas morte
« naturellement ». Quant à Louis Althusser, décision est prise d’avertir l’hôpital Sainte-Anne
de venir le chercher, ce qui semble le soulager.
Ce n’était pas la première fois, loin de là, que le « caïman » de philosophie, respecté et
admiré par ses élèves, était interné. Mais ce qui changeait, cette fois, c’est que les choses
devenaient de notoriété publique, et s’étalaient au grand jour, en créant un scandale sans
précédent. En réalité, l’état de santé psychique du philosophe reconnu comme l’un des plus
grands de sa génération, notamment pour ses recherches sur le marxisme, n’avait cessé de se
dégrader depuis longtemps. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’un an plus tard, le 23 janvier
1981, le juge Joly le déclara irresponsable du meurtre de sa femme en vertu de l’article 64 du
code pénal : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé était en « état de démence au moment
des faits » (remplacé aujourd’hui par l’article 122.1 : « N’est pas pénalement responsable la
personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuro-psychique
ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes »). Althusser bénéficia ainsi d’un
non-lieu au vu de la vingtaine d’hospitalisations psychiatriques qu’il avait déjà subies. Le
philosophe qui avait soutenu avec tant de rigueur la thèse d’une « histoire sans sujet » allait
finir ses jours captif d’un acte déclaré « sans sujet » au nom de la loi. Si ce jugement de non-
lieu lui permit d’échapper à la prison, l’enfermement et le vide créés par ce drame furent
certainement pour lui la pire des sanctions.
De sévères accusations furent alors portées à son encontre, mettant en cause la
« coterie » de l’ENS ou les amitiés politiques du philosophe. Althusser avait déjà débuté son
travail d’introspection plusieurs années auparavant en rédigeant une première autobiographie,
nommée Les Faits. Cependant il semble que ce ne furent pas ces accusations qui amenèrent
Althusser à entreprendre, cinq ans après le meurtre d’Hélène, la rédaction d’une seconde
autobiographie intitulée L’Avenir dure longtemps.
Ces événements tragiques qui pourraient n’avoir constitué qu’un banal fait-divers (une
femme étranglée par son mari) suscitent encore aujourd’hui de nombreuses interrogations,
comme en témoigne le nombre de livres posthumes du philosophe publiés au cours des
dernières décennies (Althusser est l’un des auteurs posthumes parmi les plus prolifiques !),
mais aussi plusieurs adaptations récentes pour le théâtre.
- Comment l’un des plus grands noms de la philosophie du XXème siècle, homme
affable, courtois, et civilisé s’il en fut, en arriva-t-il à un geste aussi barbare ?
- Comment Louis Althusser réussit-il à cacher aussi longtemps sa folie?
- Et d’où provenait cette « psychose maniaco-dépressive » identifiée comme telle
par les psychiatres qui l’ont suivi ?
Nous ne pourrons sans doute pas répondre en détail à ces questions dans le temps qui
nous est imparti ce soir, mais au moins tenterons-nous d’approcher, autant que faire se peut,
le drame du génie d’Althusser.
I LE NŒUD FAMILIAL
1
La mort du grand-père Pierre Berger sera à l’origine, en 1935, de la première grave crise de dépression (voir à
ce sujet Louis du Néant, op. cit., p. 105)
2
Louis du Néant, La Mélancolie d’Althusser, Gérard Pommier, Aubier, 1998
Louis et sa sœur Georgette
Le petit Louis Althusser est un élève modèle, à l’école primaire d’Alger où vit la
famille. Le palmarès de sa scolarité secondaire à Marseille le montre toujours brillant : il
obtient les félicitations du conseil de discipline et le tableau d’honneur, les trois trimestres de
chacune de ces six années. Il existe plusieurs photos du jeune garçon rayonnant à une
distribution de prix.
Au lycée, les premières places sont de règle pour lui en composition française, en
dessin et en philosophie. En mathématiques, anglais, sciences naturelles, en thème latin et en
thème grec, il n’est que premier ou second…Le 6 juillet 1936, il passe son bac de
mathématiques avec la mention assez bien. Deux jours plus tard, le bac de philo avec mention
bien. Formalités aisément remplies. Il reconnaît d’ailleurs lui-même, indique son biographe
Yann Moulier Boutang qui l’a rencontré à plusieurs reprises, qu’il a « toujours voulu être le
premier ».
La mère, très soucieuse de l’éducation de ses enfants, leur fait donner des leçons de
musique. Ils apprennent ainsi à jouer du piano. Les valeurs du scoutisme correspondent bien à
celles des parents en matière d’éducation, religieuse notamment.
Louis Althusser en scout avec son père en uniforme de réserviste
Marseille, 1936
Son expérience du scoutisme pendant deux ans le montre néanmoins un peu brouillé
avec l’autorité. Le « Castor Fureteur » (surnom du chef de patrouille Louis Althusser) emploie
toujours des méthodes très détournées pour obtenir ce qu’il veut de sa patrouille. Les autres
scouts lui reprocheront ses « manœuvres » peu en rapport avec l’éthique « franche » du
scoutisme.
Son père étant muté à Lyon dans le cadre de son travail de banquier, la famille suit et
Louis entre en hypokhâgne au lycée du Parc. L’école préparatoire de Lyon est la plus
prestigieuse des khâgnes de province.
Louis Althusser découvre à Lyon une effervescence nouvelle : Le milieu royaliste, très
présent à Lyon, sera le premier mouvement politique avec lequel le jeune Louis entrera en
contact. L’antisémitisme est de bon ton dans ce milieu bourgeois trié sur le volet. Le jeune
étudiant entre avec passion dans l’univers intellectuel que lui ouvre en particulier son
professeur de philosophie Jean Guitton.
A la fin de l’année 1937, Jean Guitton, qui voit en Louis Althusser le plus doué de ses
élèves catholiques et philosophes, lui propose de « monter » à Paris avec lui pour faire une
conférence devant un public choisi de religieuses.
Lors de la deuxième année de khâgne, les idées monarchistes ne constituent déjà plus
la dominante dans les échanges qui ont lieu en dehors des cours. L’aumônerie catholique du
lycée du Parc est plus que dynamique, et Louis y prendra rapidement une part très active. Les
cagneux lyonnais catholiques sont d’ailleurs surnommés les « talas » (« ceux qui vont-à-la
messe). Lors d’une retraite qu’il effectue à la mi-décembre à côté de Lyon, Louis va tomber
en admiration devant le discours d’un jeune jésuite fraîchement ordonné prêtre : le père
François Varillon.
Dessin de Louis Althusser, Cahier Journalier II, 30 avril 1937
(droits IMEC)
Un autre aumônier, l’abbé Jules Monchanin, âgé de 40 ans, qu’il rencontre peu de
temps après au Cercle des Etudiants catholiques du jeudi après une réunion de la JEC, achève
de le convaincre si besoin en était. Son auditeur est enthousiaste : « Que cela fait du bien !
Comme j’ai besoin de me retremper dans ce christianisme fort et beau et universel » !
De fait, Louis Althusser nouvellement intronisé « prince Tala » va tenter de resserrer
les liens entre les mouvements de la jeunesse chrétienne et le cercle « tala » des khâgneux.
Cependant un événement douloureux vient perturber le cours de cette année scolaire : le
professeur tant apprécié, Jean Guitton, est muté à Montpellier. Ce départ, en apparence
anodin, va provoquer chez son « fils adoptif » une mélancolie inquiétante (la première sans
doute des crises de dépression qu’Althusser subira à épisodes réguliers tout au long de sa vie).
Cependant l’année scolaire se termine brillamment puisque Louis Althusser est reçu
ème
6 au concours de Normale Sup, ce qui le place en tête des Lyonnais de sa promotion. Après
des vacances en cure thermale pour soigner un rhumatisme, le 3 septembre , à 5 heures du
soir, arrive la terrible nouvelle : la guerre avec l’Allemagne est déclarée. Louis s’y attendait,
mais pas si tôt. Il raconte, non sans humour, dans Les Faits comment son rhumatisme « l’a
abandonné dès qu’(il) reçu(t) son ordre de mobilisation. Il est connu que les guerres
guérissent la plupart des maux des hommes. »3
L’ EXPERIENCE DU STALAG
Entre septembre 1939 (Louis Althusser n’a pas encore vingt et un ans) et juin 1945 (il en a
vingt sept révolus), ce sont près de six années qui s’écoulent en captivité, dont cinq passées au
stalag 10 A. Ces années qui, pour un jeune homme, sont normalement les plus riches et les
plus denses de sa vie.
L’aspirant sous-officier Louis Althusser a été mobilisé à partir du 16 septembre 1939
au 36ème régiment A.P. d’Issoire, informé au dernier moment que la rentrée à l’Ecole Normale
avait été suspendue. Pendant les cinq premiers mois, sa vie et celle de ses camarades
ressemble à celle d’un régiment de garnison, avec promenades à cheval dans la campagne
automnale puis hivernale. Mais bientôt les soldats allemands capturent le régiment qui semble
n’offrir aucune résistance particulière. Althusser sera transporté durant plusieurs mois d’un
camp à l’autre, en Bretagne. Le dur apprentissage de la vie de prisonnier commence. Puis
c’est le stalag, au nord de l’Allemagne, près de la frontière danoise. Que retenir de ces cinq
années d’enfermement ?
A partir de 1943, Althusser a la chance d’être identifié par les responsables français du
camp comme intellectuel. On le surnomme « Tutu ». C’est sans doute après avoir subi de
graves outrages (brimades ou plus ?) au sein du camp et après avoir connu un « passage à
vide » de plusieurs mois4, que le jeune homme aura la chance de bénéficier d’un régime de
faveur, c’est-à-dire d’une chambre partagée avec quatre ou cinq camarades (dont Robert Daël,
l’ « Homme de Confiance » habilité par les Allemands à régler les litiges entre Français au
sein du Stalag).
Louis lui envoie de magnifiques lettres poétiques, comme celle du 10 avril 1944 :
« Et si je vois encore les terres qui nous éloignent,
Les printemps neufs où tu grandis et que j’ignore,
Et tout cet inconnu qui, dans le monde,
Comme un navire dans la nuit,
Reconnaît les distances obscures,
A peine puis-je tracer cette ligne idéale…
A toi, longtemps connue,
S’ajoutent maintenant des images nouvelles
Seules images pour moi,
Pour toi peut-être simples souvenirs(…)
Le jeune prisonnier écrit dans le journal français du camp intitulé Le Lien des propos
remplis d’espoir : On peut attendre beaucoup (…) de la jeunesse et de la vie du monde entier
Sa pensée politique a évolué et sa parole annonce désormais le déclin probable de la
bourgeoisie : « Voici que la bourgeoisie à son tour a déjà cédé. Que par miracle elle se
reprenne, c’est le salut – par elle. Si elle ne se reprend pas (je ne crois pas qu’elle se
reprenne) le salut viendra d’ailleurs. »
La sortie du camp s’effectuera lentement, presque comme à regret. Il faut ensuite
rattraper tout ce temps non pas perdu, mais décalé. Le prisonnier libéré doit se remettre « en
phase » avec la réalité. Or, « en phase avec la réalité », il ne le sera jamais : de l’enfermement
familial et religieux5 au microcosme de l’Ecole Normale Supérieure, en passant par la
captivité du stalag et l’univers quasi-carcéral de l’hôpital psychiatrique, la réalité qui entoure
Louis Althusser sera, à de rares exceptions près, celle de la clôture. L’adhésion au P C F du
jeune homme à partir de peut sans doute aussi être lue sous cet angle.6
5
Voir la lettre du 14 janvier 1937 : « Comme j’ai besoin de me retremper dans ce christianisme fort et beau et
universel qu’est celui qui nous est offert ! Une religion absolument totalitaire, c’est un véritable soulagement
que de s’y confier. Plus on l’étudie, plus on trouve en elle tout ce qu’on cherche ailleurs quand on l’ignore. »
6
Althusser n’écrira-t-il pas dans sa dernière autobiographie, à propos de sa captivité : « J’avoue que j’ai trouvé
même dans cette vie fraternelle, parmi de vrais hommes, de quoi la protéger comme une vie facile, heureuse car
bien protégée(…) protégée de tout danger par la captivité même. » (L’Avenir dure longtemps, op. cit. p. 99)
DU CATHOLICISME AU COMMUNISME
Ces cinq années de captivité ont mûri Althusser. Il reprend en 1945 sa scolarité là où il
l’avait laissée : à l’Ecole Normale de la rue l’Ulm. L’écart d’âge s’est creusé avec ses
condisciples et la rupture de la guerre l’a isolé dans un milieu où il ne connaît personne. Les
idées qui prévalaient en 1939 sont désormais obsolètes : il se retrouve parmi de jeunes
intellectuels largement influencés par les conceptions communistes. Le jeune Normalien
bénéficie assez rapidement d’un régime de faveur en accédant à une chambre particulière,
alors que la plupart de ses camarades sont en dortoir. Il travaille beaucoup, ne s’accordant
guère de distractions, si ce n’est quelques sorties avec sa sœur Georgette (qui l’a rejoint à
Paris car les parents sont retournés au Maroc). En fait de sorties, tous deux fréquentent de plus
en plus souvent une communauté constituée de laïcs qui ont choisi de vivre leur foi autour
d’un prêtre, le père Montuclard à l’origine du mouvement « Jeunesse de l’Eglise ». Des
conférences qui ont lieu régulièrement au sein de la communauté attirent le frère et la sœur.
Ces derniers finissent par s’engager concrètement dans le mouvement. Georgette assure des
tâches de secrétariat, tandis que Louis collabore à la rédaction d’articles pour la revue du
mouvement qui acquiert une influence discrète mais de plus en plus écoutée dans certains
milieux catholiques . En effet « Jeunesse de l’Eglise » prône un engagement de la vie
chrétienne en lien avec l’idéal communiste. Le père Montuclard, engagé auprès des prêtres
ouvriers et des militants communistes, soutient que le socialisme offre une nouvelle chance au
catholicisme. Le Vatican voit évidemment toute cette agitation d’un très mauvais œil, et le
mouvement sera démantelé en 1954 après la suppression des prêtres ouvriers en 1953.Les
lettres de Louis à ses parents pour tenter de les rallier à leur cause sont touchantes. Pendant
près de sept ans, jusqu’en 1954 (date à laquelle le père Montuclard sera démis de ses
fonctions), le frère et la sœur seront à la fois communistes et chrétiens7.
L’adhésion d’Althusser au parti communiste ne peut se comprendre qu’à partir de
cette vision idéale de fraternité préparée par le christianisme. C’est pendant cette période de
double militantisme que le philosophe écrit sa thèse intitulée La Notion de contenu chez
Hegel dont la lecture ne permet pas de savoir si elle est l’œuvre d’un chrétien ou d’un
communiste. C’est d’ailleurs à partir de l’analyse de la pensée hégélienne que Louis Althusser
pourra se lancer dans la critique de Marx, qui sera sa grande œuvre philosophique, avec
l’écriture du célèbre Pour Marx. A priori, les conceptions philosophiques de Hegel et de
Marx sont plutôt contradictoires : là où Hegel voit l’homme comme un être perverti ne
pouvant trouver son salut ailleurs que dans l’état prussien qui le régule, Marx propose une
conception radicalement nouvelle, reposant sur la répartition du pouvoir, l’absence de profit et
7
Voir Louis du Néant, op. cit., p. 305
le partage des richesses. Louis Althusser analyse le passage de l’idéalisme hégélien au
matérialisme marxien par le fait que le jeune Marx « cherche l’idée dans le réel, le Dieu sur
terre et non au ciel ». Cette proposition prouve qu’Althusser s’empare du marxisme en tant
que chrétien. Au fond, le christianisme et le communisme ont en commun, pour le philosophe,
cet « idéal de fraternité » auquel il tend. Le célèbre « Dieu est mort » serait donc plutôt « le
Dieu du Ciel est mort ».
Cependant l’adhésion au parti communiste est aussi à mettre en rapport avec une
rencontre capitale dans la vie de Louis Althusser : celle d’Hélène Rytmann
LA RENCONTRE D’ HELENE
Hélène Rytmann-Legocien
Althusser fit la connaissance d’Hélène en 1945, peu après son retour de captivité. Il
avait vingt six ans, alors qu’elle en comptait trente-six. Elle avait christianisé son nom de
Rytmann à consonance juive trop marquée pour prendre celui de Legocien au moment de son
entrée en Résistance pendant la guerre. Laissons la parole à Gérard Pommier pour la décrire :
« Selon nombre de ceux qui la connurent, son physique plutôt ingrat passait au second plan
derrière son charme et son énergie impressionnante. Lorsqu’on se demande ce qui attira si
puissamment Althusser dans cette femme dont le magnétisme n’apparaît pas avec évidence
sur les photos d’époque, l’idée vient qu’elle s’inscrit parfaitement dans la quête d’idéal du
philosophe. Son aura de mystères, son passé de luttes obscures et violentes directement en
prise sur le destin du monde, les événements et les personnages historiques auxquels elle
faisait de temps à autre allusion ne purent que le fasciner. »8. La relation qui s’instaura entre
eux deux serait faite pendant des années d’aide réciproque, de longue complicité, mais aussi
d’ambiguïtés, de tensions et de chocs psychologiques nombreux. Après bien des
préliminaires, longs et complexes, Hélène fut à l’origine du premier rapport sexuel du jeune
agrégatif. Mais ce rapport, mal vécu, provoqua assez curieusement une grave crise dépressive,
si sérieuse qu’elle nécessita un premier internement en hôpital psychiatrique à Sainte-Anne
Ce fut un peu comme si le jeune homme, ayant trouvé une figure féminine concrète de
l’amour idéal qu’il portait en lui, s’était trouvé dans l’incapacité de supporter l’inadéquation
entre la réalité physique, corporelle de cette femme et l’image idéale qu’il tenait à préserver.
8
Louis du Néant, op. cit., p. 177
Les annotations portées sur les grands manuscrits d’Althusser (ceux destinés à être
publiés montrent en tous cas qu’Hélène, qui avait travaillé dans l’édition avant la guerre,
relisait et critiquait très soigneusement les écrits du philosophe.
Le couple formé par Hélène et Louis – qui n’est pas sans ressemblance avec le
fonctionnement de cet autre couple célèbre, à la même époque, de Sartre et Beauvoir -
s’établira par la suite dans une étrange relation à trois, toujours sur le même modèle, analysé
par Althusser dans L’Avenir dure longtemps : « Je n’avais de cesse qu’elle connût, et le plus
vite possible, mes nouvelles amies pour recevoir d’elle l’approbation que j’attendais surtout
d’une bonne mère, que je n’avais jamais connue. (…) Quand j’ai connu Franca en août 1974,
j’invitai aussitôt Hélène à la connaître le 15 août. »
La correspondance entre Louis et Franca9 témoigne, il est vrai, de l’omniprésence
d’Hélène au milieu d’eux, sujet de nombreuses lettres des deux amants, mais aussi objet de
souffrance, de haine, de ressentiment…et d’amour…
On imagine aisément la difficulté éprouvée par Hélène à subir cette situation, répétée à
de multiples reprises, qui lui fut imposée pour la première fois alors même que Louis n’était
pas encore devenu son amant. On imagine moins bien peut-être la scène rapportée par Louis
dans une autre lettre adressée à Franca, datée du 9 octobre 1961 : Claire, arrivée de Genève à
Paris sans prévenir, tombant en pleurs dans les bras d’Hélène à cause du lien nouveau qui
vient de s’établir avec Franca… La situation tournerait presque au vaudeville…
9
Lettres à Franca, (1961-1973), édition établie par François Matheron et Yan Moulier-Boutang , Stock IMEC,
1998
Pendant ce temps, la vraie sœur, Georgette, mariée depuis 1953, s’avérait forcément
beaucoup moins disponible pour son frère, et les liaisons féminines du philosophe visèrent
souvent dès lors à retrouver cette sœur idéale, cet ange protecteur double de lui-même.
Ce rôle de sœur dévolu à Claire, dont Louis a fait la connaissance en 1955, apparaît
bien dans cette lettre datée du 13 décembre 1957 : « La vie est comme un jeu de miroir. On
cherche son image dans son visage. On croit le chercher dans le sien quand c’est dans le
visage d’un autre qu’on peut lire ses pensées les plus secrètes. Le plaisir le plus aigu de la vie
est sans doute de découvrir ce secret inscrit dans un regard, gravé sur un visage(…) Il y a
chez toi ce côté de l’âme(…) Je t’accepte comme tu es. Double et une. »
L’ ENGRENAGE FATAL
Les relations entre Louis et Hélène étaient pour le moins complexes. Lui était persuadé qu’il
lui devait sa sortie de l’hôpital Sainte-Anne et se sentait donc redevable envers elle de
beaucoup. D’un autre côté, au moment où Hélène le rencontra, elle se trouvait en pleine
détresse : après avoir été à la tête d’un réseau de résistants à Lyon, elle avait été accusée
d’avoir torturé des prisonniers pendant la guerre. Elle qui connaissait personnellement Paul
Vaillant-Couturier, Louis Aragon et Elsa Triolet, Albert Camus, et tant d’autres…A ce titre,
elle avait tout d’abord été écartée du réseau, puis interdite ensuite au parti communiste, sans
en connaître véritablement les raisons. On lui reprochait seulement d’être une aventurière,
d’aller trop loin, de prendre trop de risques. Hélène vivait tout cela comme un drame
personnel, et son ami mena pour elle une véritable enquête afin qu’elle soit réhabilitée. Cette
réhabilitation n’eut d’ailleurs jamais lieu. Une lettre que Louis Althusser lui adressa, datée du
mois de novembre 1947, illustre bien les rapports d’entraide mutuelle qui s’étaient mis en
place dès le début de leur relation : « Peut-être est-ce parce que tu as été le témoin de ma
détresse et que c’est par toi pour la plus grande part que j’ai pu me tirer d’affaire. Mais
j’envisage dans la terreur une détresse qui, en toi, serait inaccessible à toute raison et à tout
secours. Je crois que tu ne serais pas seule à t’y perdre. »
Cependant les choses ne sont pas aussi claires, car l’aide qu’Althusser avait pu
apporter à Hélène se trouva fortement contredite lorsqu’il dut participer, raconte-t-il dans ses
autobiographies(qui divergent d’ailleurs sur ce point), au vote d’exclusion d’Hélène du Parti
Communiste. Sans doute alors son propre intérêt l’emporta-t-il sur l’amour qu’il vouait à sa
compagne ? Dans L’Avenir dure longtemps, l’exclusion d’Hélène apparaît bel et bien comme
une première mise à mort symbolique.10
La longue lettre adressée à Franca et datée du 25 octobre 1961 témoigne, quant à elle,
de tout le chemin parcouru dans la relation entre Louis et Hélène : la relation d’aide qui y est
évoquée ressemble plus à celle d’un psychothérapeute (en l’occurrence Louis) à son patient en
crise (rôle joué par Hélène). Mais en même temps, bien sûr, la relation est beaucoup plus
complexe que celle d’un thérapeute à son malade, car la souffrance générée des deux côtés
montre que l’amour n’en est pas absent. Un passage prémonitoire éclaire sinistrement la
tentative d’Althusser pour expliquer à son amie italienne comment fonctionne le couple qu’il
forme avec Hélène : « C’est ainsi : on est parfois l’agent providentiel d’une solution, sans le
savoir, sans savoir même qu’on aide à la solution, que la solution progresse à travers vous.
On vit tout cela dans le drame, et pourtant on fait avancer le drame vers son dénouement.11
Je suis persuadé que tu as joué ce rôle cathartique –et je suis persuadé qu’un jour
(pazienza !) Hélène elle-même le reconnaîtra. »12
Un autre passage de cette même lettre à Franca, plus explicite encore, décrit les affres
dans lesquels Hélène se débat, en pleine crise conjugale13, et comment ses difficultés sont
perçues par son mari : « Elle souffrait, elle appelait au secours de toute sa souffrance, et en
même temps elle refusait le secours qu’on lui offrait avec une violence prodigieuse, elle se
défendait contre la personne qu’elle appelait à l’aide comme elle se défendrait contre
l’homme qui viendrait vers elle pour l’étrangler. »
10
Voir à ce propos Louis Althusser, un sujet sans procès, anatomie d’un passé très récent, Erid Marty, Gallimard,
1999, remarquable chapitre consacré à Hélène, p. 163 à193, qui permet de bien cerner la « logique » de la folie
criminelle d’Althusser.
11
passage souligné par Althusser
12
Lettre à Franca du 25 octobre 1961, in Lettres à Franca, op. cit.
13
Louis Althusser a eu la « bonne idée » de loger Franca au domicile conjugal lorsque son amie italienne est
venue le voir à Paris…
Trois ans plus tard, durant les vacances de l’été 1964, ayant bien perçu la nécessité
d’entreprendre un travail sur lui-même, Louis Althusser nota deux rêves. Le premier
commençait ainsi : « Je dois tuer ma sœur ou elle doit mourir, il y a une obligation
impossible à éviter, un devoir, presque de conscience, avant une date ou une heure prescrite.
La tuer avec son accord d’ailleurs : sorte de communion pathétique dans le sacrifice (qui me
rappelle quelque chose je ne sais d’où, très lointain, avec une sorte de goût du pathétique
communiant…je dirais presque comme un arrière-goût de faire l’amour, comme en découvrir
les entrailles de ma mère ou ma sœur, son cou, sa gorge, pour lui faire du bien : sentiment un
peu comparable au sentiment éprouvé en soignant soit ma mère, soit ma sœur, soit ma grand-
mère(…) Pourquoi dans le rêve est-ce ma sœur que je dois tuer ? Sans doute crainte de tuer
l’autre par l’acte sexuel, crainte de tomber par l’acte sexuel dans le domaine de la mort (…)
Accomplir l’acte sexuel, c’est tuer( l’image de l’autre, l’image de la mère). Crime dans
l’effusion, dans la chaleur.
La seule manière de m’en sortir : avoir l’aval de la partenaire, l’aval de ma mère, qu’elle
consente à ce meurtre (sic), qu’elle consente à mourir, qu’il soit indispensable qu’elle
meure : fatalité de la mort , d’où je suis déculpabilisé, et elle mourra de ma main, contente,
puisque par là je l’aide, je lui fais un don.
Quelque chose d’accroché là : l’acte sexuel = mort de la mère (ou de la sœur) + ceci : je puis
accomplir ce meurtre à la condition que ce soit dans la communion, avec l’accord de l’autre,
accord scellé par une obligation inéluctable, à laquelle elle consent.
Je la tuerai donc avec son accord et par son accord (et je ferai de mon mieux), je ne suis pas
coupable.14
Dès 1964 donc, le schéma meurtrier était déjà en place dans le psychisme d’Althusser.
Seule l’identification de la victime devrait évoluer.
Poursuivant son travail d’introspection, Althusser devait tracer en 1971 ce qu’il appela
le « diagramme de (sa) folie », mentionnant notamment ses épisodes de crises et ses séjours
psychiatriques. Seule ses proches avaient connaissance du calvaire qu’il vivait, de
l’épuisement dans lequel le plongeait la dépression, de l’énergie incroyable qu’il mettait à
refaire surface pour reprendre pied ensuite. Les traitements médicaux qu’il subissait (des
électrochocs des années 50, en passant par les narco-hypnotiques des années 60 et autres
soins) étaient souvent très durs à supporter.
Toutefois, dans son milieu professionnel, rien ne transparaissait, le professeur tâchant toujours
soigneusement de trouver des parades afin de cacher sa maladie.
14
Ce texte fut publié après le décès du philosophe au Mexique dans une revue de psychanalyse El semanal de
nov. 1990. Louis Althusser avait demandé à Fernanda Navarro, la dernière fois qu’il l’avait revue en 1986, de ne
pas le publier de son vivant, ce qui voulait bien dire qu’il le destinait à la connaissance des hommes.
LA MORT D’ HELENE
Hélène, femme d’une grande intelligence, avait perçu très tôt un certain nombre
d’éléments constitutifs de la logique morbide de son compagnon, et tentait de l’aider à en
repérer les fondements psychanalytiques, notamment dans le fonctionnement de la structure
familiale althussérienne (plusieurs lettres en témoignent). Cependant elle ignora longtemps
qu’elle deviendrait elle- même partie prenante de ce drame. Il est probable que la vérité lui
apparut cependant avant sa mort, car, rencontrant un ami quelques jours avant le drame, elle
lui aurait confié que « ça n’allait pas très bien » et qu’il fallait « beaucoup prier ».
Peu de temps avant le drame de 1980, au cours d’une nouvelle hospitalisation en
service psychiatrique, Althusser avait été soumis à un traitement par IMAO qui, loin de le
soulager, l’avait plongé dans un état confusionnel accompagné d’hallucinations : « Un
tribunal siégeait dans la pièce à côté pour me condamner à mort, des hommes armés de fusils
à lunette allaient l’abattre en me visant des fenêtres d’en face(…). Je n’avais qu’une
ressource : la mort infligée en me tuant préventivement(…). De surcroît, je voulais(…)
détruire aussi toute trace de mon passage sur la terre(…) jusqu’au dernier de mes livres et
toutes mes notes et aussi bien brûler l’école et aussi si possible supprimer, tant que j’y étais,
Hélène elle-même. »
Je laisse de nouveau la parole à Gérard Pommier, qui utilise le récit althussérien pour
évoquer les jours précédant le meurtre : « A la sortie de cette hospitalisation, les relations
avec Hélène auraient été au pire, cette dernière voulant le quitter pour toujours : « elle prit
alors des dispositions pratiques qui me furent insoutenables : elle m’abandonnait en ma
propre présence. » Enfin, Hélène aurait menacé de se suicider et aurait demandé à Louis
qu’il la tue : « Le comble advint un jour où elle me demanda tout simplement de la tuer moi-
même, et ce mot impensable et intolérable dans son horreur me fit longtemps frémir de tout
mon être. » Dans cette situation tendue, Hélène et Louis se seraient succédé chez leur
analyste commun entre le 13 et le 15 novembre, jour du drame. Alors que Diatkine aurait
proposé une nouvelle hospitalisation d’Althusser, Hélène lui aurait demandé un sursis de
trois jours (pourquoi ce délai ?). »
La scène du meurtre, Althusser la racontera sobrement, comme un acte lui ayant
échappé, sans qu’il s’en soit aperçu. Il n’aurait repris conscience qu’après le geste fatal
CONCLUSION