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et, tant dans ses travaux que dans ses critiques théoriques et à ses pairs de sciences sociales et à un «grand public cultivé ».
techniques, reste profondément engagé dans les débats de la Cicourel ne cherche pas à sortir de la communauté savante; son
discipline. Sans adresser de critique directe à Garfinkel, il rôle est de faire avancer les sciences, à la façon d'un chercheur
niontre que l'ethnométhodologie est restée trop enfermée dans de laboratoire qui s'interroge plus sur ses résultats que sur ses
ses propres questionnements. S'intéressant pour sa part à l'ethno- lecteurs.
graphie de la communication, à la psychologie de l'apprentis- C'est encore cette attitude qui explique ses critiques à l'égard
sage du langage et à l'anthropologie cognitive, Cicourel injecte de l'analyse des conversations (conversation analysis ou CA) telle
dans ses propres travaux des notions venues de ces univers nou- qu'elle s'illustre dans les travaux de Sacks, Schegloff et quelques
veaux et cherche à sortir la problématique ethnométhodolo- autres. Alors qu'il avait soutenu Sacks contre Goffman à Berke-
gique de son isolement, ainsi qu'il l'explique dès la première ley au début des années soixante et qu'il avait encouragé les pre-
page de Sociologie cognitive: « J'ai utilisé la notion de "procédé miers travaux de CA, il va estimer après quelques années que les
interprétatif" pour articuler les idées des phénoménologues et travaux qui appliquent le programme de Sacks, Schegloff et
des ethnométhodologues, et les rapporter aux travaux concer- Jefferson (1974) tournent en rond, se reproduisant sans plus rien
nant l'acquisition et l'utilisation du langage, la mémoire et l'at- apporter de nouveau, faute de prendre en charge des éléments
tention ou, en général, ce qui relève du traitement de l'infor- du contexte de la conversation étudiée. Dans nombre de ses
mation 10. » textes, notamment ceux qui sont repris dans le présent recueil,
Mais sa plus profonde divergence par rapport à Garflnkel il reproche à la CA de faire disparaître la situation et ses parti-
concerne moins la définition du projet etlmométhodologique cipants au profit du seul discours, de s'attacher à des corpus qui
que le rapport aux données. Pour celui-ci, qui reste un philo- sont souvent constitués d'aimables conversations entre amis,
sophe à l'ancienne, les données sont secondaires; elles servent mais jamais de discussions enchevêtrées au sein d'entités com-
essentiellement à faire avancer la conceptualisation. Pour Cicourel, plexes (comme des hôpitaux, par exemple) et de mobiliser un
dont le rapport au monde est concret, physique, réaliste, il ne appareil notionnel (( paire adjacente », « tour de parole », « topi-
peut être question d'énoncer une proposition sans l'ancrer calisation », etc.) qui n'autorise qu'une analyse formelle et qui ne
dans une expérience personnelle forte: il faut qu'il voie, touche, permet en rien de comprendre la dynamique organisationnelle
respire ce qu'il étudie. Ce qui ne signifie pas qu'il en rendra de la situation où la conversation s'est déroulée. Contre quoi, il
compte à la manière d'un ethnographe classique ou contem..: rappelle la nécessité de procéder à un travail ethnographique
porain; il n'y a pas de récit d'expériencc chez Cicourel, pas de approfondi afin de donner leur pertinence aux échanges analy-
« je », pas d'émotions. Le discours scientifique qu'il propose in sés, de soumettre les transcriptions à des informateurs locaux,
fine est aussi « dur» dans son énonciation qu'un texte de sciences seuls capables dans certains cas de faire remonter à la surface les
naturelles; c'est à l'aune de celles-ci qu'il se mesure, c'est dans implicitations du discours (les spécialistes de CA se fiant trop à
cette arène qu'il veut évoluer. leur « compétence de membre ») et enfin de recourir à des bases
C'est sans doute aussi par là qu'il se distingue de Goffman, à de connaissances spécialisées (livres, cours, etc.), qui sont autant
qui il a souvent été rapporté. Certes, ils ont en commun d'exiger de sources de contextualisation des énoncés, en particulier en
d'eux-mêmes et des autres un très solide soubassement ethno- milieu professionnel.
graphique, même s'ils ne l'exhibent pas dans leur compte rendu A la différence des « macro-sociologues» qui rejettent la
final. Mais Goffman est aussi fluide dans sa pensée et dans son CA sans la comprendre, Cicourella critique de l'intérieur, en
écriture que Cicourel est raide et sec. Goffman possède une voulant la sortir du ghetto où elle s'est enfermée. Chacun de ses
grande culture littéraire dont il use et abuse; il s'adresse à la fois textes repose sur des échanges au sein d'une organisation com-
plexe (tribunal, école, hôpital, etc.), mais qui ne sont pas étudiés
10. Aaron Cicourel, « Avant-propos », Sociologie cognitive, Paris, Presses universI- pour eux-mêmes comme dans la CA; l'analyse des textes contri-
taires de France. 1979, p.7 (traduction légèrement modifiée). bue à la compréhension du contexte où ils se sont déroulés - et
LE RAISONNEMENT MtOICAL PRtFACE !l.
l'exploitation d'éléments de ce contexte contribue à l'analyse des médecins comme patients. Il s'intéresse prioritairement au rai-
textes. C'est ainsi, selon lui, que se réalise l'intégration des sonnement médical qui débouche sur un diagnostic et une déci-
niveaux « micro» et « macro» de l'analyse sociologique, ou que, sion thérapeutique - une problématique que les sociologues de
1dans un autre langage, le sociologue peut empiriquement saisir la médecine n'ont guère abordée, mais qui intéresse au premier
l'effet des structures dans les interactions. S'opposant à la fois chef les cogniticiens 12 et les médecins.
aux macro-sociologues des structures sociales et aux micro- Si l'on devait résumer la position de Cicourel dans l'espace
sociologues des structures conversationnelles, il se donne le pro- des disciplines, on pourrait dire qu'il est à la fois l'un des très
gramme suivant: « Il nous faut étudier la façon dont la prise de rares sociologues du langage travaillant en blouse blanche au
décision dans des micro-situations complexes contribue à la sein d'unités hospitalières et l'un des très rares sociologues de la
création de macro-structures en apportant les solutions de rou- médecine à enregistrer et transcrire systématiquement les
tine nécessaires à la simulation ou à la réalisation des objectifs échanges verbaux. Il est aussi l'un des très rares sociologues
organisationnels fondamentaux Il.>> Ce n'est pas que les micro- (américains) à être payé par une faculté de médecine. Sur un
événements « reflètent» les macro-structures - ils les créent, au plan plus conceptuel, on pourrait suggérer que les emprunts à
sens où ils les accomplissent concrètement en réalisant au jour le la science cognitive des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix
jour les objectifs des organisations complexes (écoles, hôpitaux, ont progressivement remplacé ceux des années soixante-dix à la
administrations, etc.). En étudiant de très près les échanges ver- linguistique générative. Dans l'un et l'autre cas, Cicourel
baux plus ou moins formalisés qui se tiennent dans diverses cherche à faire reculer les limites classiques de la sociologie, qui
organisations, Cicourel se donne les moyens de voir comment a toujours eu beaucoup de réticence à s'engager dans une
la société se réalise quotidiennement. Ce qu'il reproche à la CA, réflexion sur l'articulation entre processus sociaux et processus
c'est d'avoir perdu de vue cette perspective fondamentalement mentaux.
sociologique.
Prenant ses distances avec l'ethnométhodologie et l'analyse des
conversations, Cicourel se situe également en retrait par rapport Le présent recueil est l'aboutissement d'un projet collectif
à la sociologie 4e la médecine, même dans sa composante inter- entrepris par une équipe de sociologues français qui, au milieu
actionniste, comme l'atteste la rareté de ses références aux tra- des années quatre-vingt-dix, réalisent bénévolement un premier
vaux, par exemple, d'Anselm Strauss, Eliot Freidson ou Renée ensemble de traductions. Le temps venant à manquer aux uns et
Fox. Ce n'est pas par rapport 'aux travaux des sociologues de aux autres pour réviser et harmoniser les textes traduits, nous
la médecine qu'il construit sa recherche, mais par rapport avons décidé, en accord avec Aaron Cicourel, de resserrer l'ob-
aux théoriciens de la cognition - et aux médecins eux-mêmes. jectif du livre et de ne présenter qu'une facette de l' œuvre du
Contrairement à ses collègues sociologues ayant mené des sociologue américain, celle qui concerne le milieu médical et ses
recherches dans les hôpitaux, il n'a jamais publié de travaux modes de prise de décision, auxquels il a consacré la majeure
monographiques consacrés à telle ou telle problématique médi- partie de ses efforts de recherche au cours des vingt dernières
cale (par exemple, la gestion du stress, du temps ou de la mort années.
en milieu hospitalier). Des hôpitaux où se passent les interac- La sélection et l'organisation de la demi-douzaine de textes qui
tions dont nous lisons quelques transcriptions, nous ne saurons composent le présent volume reposent sur quelques idées
jamais grand-chose, pas plus que des acteurs qui y évoluent, simples. Tout d'abord, montrer la diversité des « terrains» médi-
caux d'Aaron Cicourel, qui a travaillé au sein d'unités de méde-
Il. A. Cicourel, « Notes on the Integration of Miero- and Macro-levels of Analy-
sis », in K. Knorr-Cetina et A. V. Cieourel (dir.), Advances in Social Theory and
Method%gy. Towards on Integration of Micro- and Macro-Sociologies, Boston, Rout- 12. Cf. A. Cicourel, « What Counts as Data for Modeling Medical Diagnostic
ledge and Kegan Paul, 1981. p. 67; traduction: Alain Aecardo et Francis Chateau Reasoning and Bureaucratie Information Processing in the Workplaee », Intellec-
raynaud. tica. Revue de l'Association pour la recherche cognitive, nO 30.2000. p. 115-149.
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