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Vacarme 44 / chantier pour en finir avec l’évaluation

pour un nietzschéisme démocratique


par Pierre Zaoui

On déteste tous être évalués, soumis à des valeurs qu’on ne s’est pas
choisies, certes. Mais l’inverse est tout aussi vrai : on aime tous cela et
on fait tous cela en permanence — on se revigore et on se protège en
évaluant, donc en s’évaluant, et au-delà on se juge, on se compare, on
s’interprète encore. À l’aune de ce paradoxe commun, comment juger
des politiques actuelles d’évaluation ? Autant demander à Nietzsche.
C’était bien sa question.

Les vies les plus singulières, les plus inventives, les plus libres ne peuvent
généralement s’affirmer qu’à travers un farouche travail de sape de toutes les
valeurs en cours, des vieilles tables de la Loi, des canons académiques, des idéaux
traditionnels, des axiomes inquestionnés. À les suivre, se soumettre et se conformer
à des valeurs extérieures, ce serait perdre sa singularité par définition
incomparable, stériliser sa soif de nouveauté et de liberté, et ainsi assécher une
énergie originelle qui pousse à se surmonter sans cesse pour aller toujours au-delà
des cadres axiologiques, des axiomatiques, des systèmes symboliques, des idéaux
communs, des Dieux morts. « Ma valeur propre prime et doit primer toutes les
valeurs établies. » Voilà le grand slogan des esprits libres, des créateurs, et des
légions de cuistres qui peuplent leurs sillages.

De surcroît, en général le réel ne leur donne pas tort. La plupart des institutions et
mouvements politiques qui abusent de l’appel à des valeurs fondatrices ou
communes sont des mouvements et des institutions en train de mourir ou de se
fossiliser. En appeler aux valeurs, c’est cesser d’en appeler à la vie même, à sa
capacité inouïe d’imprévu et de création, y compris quand on prétend parler au
nom des « valeurs de la vie ». À l’opposé, saper les valeurs établies, renoncer à
toute politique des valeurs, ce serait, sinon la liberté, au moins la condition
toute politique des valeurs, ce serait, sinon la liberté, au moins la condition
d’émancipation de la vie.

Sauf aujourd’hui. Là, on doit bien reconnaître une vraie révolution. Des
mouvements et des partis politiques jusqu’aux institutions les plus classiquement
disciplinaires (l’entreprise, la santé, l’école, l’université, l’aide sociale), toute
politique des valeurs semble abandonnée aux lieux mêmes censés la promouvoir, et
ce, au profit de modes d’évaluation individualisés et adaptés au parcours singulier
de chacun. Comment nier le caractère révolutionnaire d’une telle transformation ?
Il ne s’agit plus simplement du vaste mouvement historique d’individualisation ou
d’émancipation de l’individu de ses tutelles historiques repéré mille fois, mais
d’intégration de l’individu dans le social par l’évaluation de son parcours propre.

Il n’y a dès lors plus de valeurs qui tiennent, même pas les valeurs individuelles (la
grandeur, le courage, la persévérance, l’originalité, le risque même, quoi qu’on en
dise), puisqu’il ne s’agit plus de savoir à quoi l’on croit, ou quels sont les bons
critères ou les justes normes à partir desquels évaluer chacun, mais d’être capable
de s’adapter aux modes d’évaluation en cours au seul lieu où l’on s’insère dans la
société, et donc au fond quels qu’en soient les critères. Les politiques actuelles
d’évaluation sont en vérité à l’opposé de toute politique des valeurs. Les valeurs
sont objets de croyances (donc transcendantes), l’évaluation objet de compétences
(donc censément immanente). Celles-là s’appuient sur une reconnaissance, au
moins en droit, commune, celle-ci, en droit comme en fait, ne relève que d’une
reconnaissance experte. Celles-là sont faites pour unifier, celle-ci sépare. Celles-là
hiérarchisent, celle-ci segmente et distribue horizontalement. Celles-là autorisent
ou interdisent, celle-ci réoriente, déplace, réforme. Celles-là assoient et fixent,
celle-ci est censée dynamiser et relancer.

Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? En tout cas, c’est une sacrée tuile pour l’esprit libre
et le créateur. Comment affirmer sa liberté au-delà des valeurs en cours quand c’est
là le signe d’une conformité parfaite à l’esprit du temps ? Comment créer du
nouveau, contre toute imitation ou reproduction serviles, quand la création elle-
même est devenue le nom de sa soumission aux idéaux de la production capitaliste
et normative du jour ? Et de manière plus directement politique, comment saper les
valeurs en cours au nom de ses valeurs propres quand la bonification des valeurs
propres de chacun est devenue l’ultime valeur en cours ?

Les vies libres, créatrices, ou simplement fates se retrouvent ici devant une sombre
double pince. Soit, contre cette nouvelle barbarie « post-post-moderne », chercher
à faire la paix avec le reste des puissances les plus réactionnaires d’autrefois
(églises, chevaleries, académies traditionnelles) pour sauver ce qui pourrait être
encore sauvé : tout de même la singularité inévaluable de la personne humaine, et
tous les champs qui semblent échapper à l’évaluation par définition bornée (sinon
tous les champs qui semblent échapper à l’évaluation par définition bornée (sinon
on n’évalue plus rien du tout) — l’Unité, la Communauté solidaire ou la République
indivisible, la Raison universelle, l’Art, la Littérature, la Pensée — ce n’était pas
rien. Au risque de renoncer à toute politique sérieuse (avec de telles alliances !),
c’est-à-dire à tout souci de l’avenir au nom d’une résistance tantôt héroïque, tantôt
douteuse. Soit bénir l’époque ou au moins en jouer le jeu, et exiger d’aller encore
plus loin dans l’évaluation : tout de même, évaluer c’est le travail constant de
l’esprit, le seul moyen en tout cas d’assurer la libre individualisation de chacun dans
une école, une recherche, une santé ou une production de masse, tout en se
protégeant du n’importe quoi. Mais au risque cette fois du nihilisme : une société
où tout est évaluable, susceptible de contenir une certaine valeur, où il n’y a donc
plus d’incommensurable entre ce qui vaut quelque chose et ce qui ne vaut rien, est
peut-être déjà une société complètement nihiliste.

Spontanément, tout le monde tremble devant une telle alternative, et nul n’a envie
de trancher. Pour s’en sortir, le plus simple est alors d’aller demander conseil
auprès du plus libre de tous les esprits libres, à savoir Nietzsche. Dans d’autres cas,
il ne faudrait pas : cet animal philosophique peut aussi rendre méchant, ou fou, ou
nazi. Mais sur cette question de la valeur de l’évaluation, entre réaction et
nihilisme, c’est son jardin, et il est assez sage et univoque.

Sur ce point au moins, il ne dit en effet qu’une seule chose : il faut évaluer, on ne
peut pas y renoncer sauf à mourir, évaluer c’est la vie même, et la seule question
n’est pas de savoir s’il faut ou non évaluer (il le faut !), mais comment et jusqu’où.
Essayons d’en déplier l’idée.

évaluer, c’est conserver et créer


Reconnaissons-le, c’est moins rarement l’évaluation que l’on ne supporte pas que le
fait d’être ou de risquer d’être mal évalué ou risquer de voir son collègue de travail
être mal évalué et ainsi de nous attrister ou de nous jalouser. Mais dans ce cas, la
première, et peut-être la seule arme que l’on trouve pour s’en protéger, c’est de
retourner l’argument, et d’évaluer au sens propre, d’attribuer une valeur à ces
évaluateurs : « ils sont nuls » (à l’aune de la valeur de l’être), « quelle injustice » (à
l’aune de la valeur de la justice pénale ou sociale), « quelle arnaque » (à l’aune de la
valeur de l’honnêteté : on nous avait promis de nous évaluer pour mieux nous
permettre d’avancer, et on se retrouve relégué dans un placard).

De ce point de vue, il est absurde de penser qu’évaluer est nécessairement une


violence faite à une vie humaine jugée jusque-là indistincte. Nietzsche rappelle à
bon droit, et pas seulement de manière aristocratique, aussi de manière très
matérialiste, que toute vie justement humaine évalue sans cesse et n’est humaine et
digne de se prétendre humaine qu’en tant qu’elle évalue :
digne de se prétendre humaine qu’en tant qu’elle évalue :

« Fixer des prix, estimer des valeurs, imaginer des équilibres, échanger —
tout cela a préoccupé à tel point la pensée primitive de l’homme qu’en un
certain sens ce fut la pensée même. […] Peut-être que le mot allemand
Mensch [manas] exprime-t-il encore quelque chose de ce sentiment de
dignité : l’homme se désigne comme l’être qui estime des valeurs, qui
apprécie et évalue, comme “l’animal estimateur par excellence”. » (GM, I,
§ 8).

Si l’homme depuis ses origines estime et évalue, cela signifie donc qu’évaluer c’est
d’abord se conserver, c’est la forme spécifiquement humaine du vieil instinct de
conservation. « Nos jugements de valeur trahissent quelque chose des conditions
nécessaires à notre existence. » Mais comment ceux-ci nous aident-ils à nous
conserver ? Justement en créant autour de chacun un « monde extérieur » tissé des
valeurs qu’on s’est données. L’homme est créateur de valeurs, d’évaluations
toujours multiples, puisqu’il y a une multiplicité de peuples et de types humains. Le
lâche va ainsi s’inventer un monde où priment la sécurité et la bonté, le courageux
un monde où priment le risque et le combat, etc.

Il est donc absurde de croire que le processus actuel d’évaluation individualisée soit
par principe une source de destruction généralisée et un empêchement à toute
création. C’est seulement là le processus logique par lequel des sociétés de plus en
plus individualisées cherchent à créer de nouvelles valeurs (l’intérêt égoïste
euphémisé en « mérite personnel », la concurrence, la réussite, l’argent) pour se
conserver. Et ces valeurs ne sont ni moins « vraies », ni plus « injustes » que les
autres, puisque toutes sont inventées. Elles sont simplement plus innommables
politiquement puisqu’étant centrées sur l’individu, elles ne sont pas de véritables
valeurs : elles sont moins faites pour être crues et revendiquées collectivement
qu’éprouvées secrètement.

Dès lors, d’un point de vue nietzschéen, la seule question que l’on puisse se poser
n’est pas : « Est-il bien ou mal de prétendre aujourd’hui évaluer tout individu et
toute pratique sociale ? », mais : quel type humain se trouve ainsi conservé et créé ?
Quel individu ainsi évalué en permanence s’y retrouve et y retrouve ses valeurs
individuelles en propre (la force, le courage, la souveraineté, la joie, l’absence de
honte) ? Qui triomphe et qui s’y étiole ? Des âmes serviles ou des âmes barbares ou
des âmes libres ? Des esprits et des corps plus autonomes ou plus encore aliénés ?
De véritables créateurs ou des imitateurs et des faussaires ? Autrement dit, on ne
peut stopper le mouvement, il faut encore évaluer les résultats des formes actuelles
d’évaluation, évaluer non les évaluateurs (cela fait partie, au moins en droit, du
processus d’évaluation généralisée) mais les évaluations elles-mêmes.
évaluer, c’est juger et comparer
Évaluer, c’est donc juger puis comparer, dans un mouvement qui non seulement n’a
pas de fin, mais qui change de plan ou même de monde à chaque nouvelle
évaluation. C’est sans doute là l’enjeu primordial de Nietzsche : rappeler que juger
et consécutivement comparer (« je suis bon, donc tu es mauvais ») est l’acte
premier d’une vie forte. C’est cela en tout cas qu’exprime l’idée laudative de
« création ». Tout système d’évaluation exige de sortir de son plan, de poser des
valeurs supérieures ou plus anciennes, des sur-valeurs ou des proto-valeurs, à
partir desquelles on peut juger des autres et des valeurs anciennes. Et quand on ne
le fait plus, on n’évalue plus en vérité l’individu ou son œuvre, on n’évalue même
plus du tout : on les classe, on les note, on les inscrit dans une courbe ou une
statistique, on en réduit l’évaluation à une fonction d’enregistrement et
d’application où il n’y a plus de valeurs supérieures, extérieures à soi, où toute
valeur se réduit à l’être actuel de chacun. Or, un tel état, c’est le nihilisme que
Nietzsche définit plus précisément ainsi :

« Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se déprécient.


Les fins manquent, il n’est pas de réponse à cette question : “À quoi
bon ?” » (VP, II, § 100).

Pour contrer la montée du nihilisme, il faut donc accepter de « sauter » par-dessus


les valeurs établies pour en inventer de nouvelles capables de les juger à leur tour
(puisqu’on a accepté que juger au sens premier — qui n’est ni de se venger, ni de
punir, mais de se fêter — est bon). Ce qui exprime alors ce saut chez Nietzsche, c’est
dans l’ordre politique la notion de souveraineté de celui qui crée, c’est-à-dire de
pouvoir absolu qui ne reconnaît pas de pouvoir au-dessus de lui. Pour évaluer
l’évaluation, et ainsi créer de nouvelles valeurs, il faut se situer en position de
souverain : il faut accepter de ne dépendre que de soi. Et ce qui exprime la notion
de souveraineté dans l’ordre individuel, c’est la notion de goût : « c’est le goût, et
non l’utilité, qui confère la valeur » (VP, IV, § 383).

De ce point de vue, il est absolument impossible, au moins politiquement, de


contester l’évaluation au nom de l’incomparable ou de la singularité de la vie
humaine ou de l’arbitraire de tout système de jugement. Puisque justement
l’incomparable (le souverain) et l’arbitraire (du goût) sont les conditions mêmes de
l’évaluation : celles qu’il faut être capable d’affirmer et d’exhiber pour pouvoir
évaluer jusqu’au bout. La seule chose que l’on puisse soutenir, c’est donc d’exiger de
s’enfoncer plus encore dans l’évaluation judicative et comparative, donc dans
l’affirmation créatrice (d’arguments, de formes, d’œuvres, de promesses,
d’exigences) à partir de sa position judicative et comparative propre. C’est vouloir
juger et comparer, non au sens où le jugement et la comparaison puissent être
juger et comparer, non au sens où le jugement et la comparaison puissent être
affaire de verdict définitif, mais au sens où, arbitraires et incomparables en leur
fond, ils ne peuvent se soutenir qu’à accepter de s’engager dans une lutte
sempiternelle, à ne jamais reculer devant l’exigence politique de mesurer et de
distinguer (krinein, en grec, qui signifie juger et a donné critique et crise). À propos
des controverses artistiques sans fin, Adorno l’exprime en des lignes très
nietzschéennes :

« Critiquer de telles discussions, qui s’imposent d’elles-mêmes comme


par une nécessité compulsive, en leur objectant qu’elles répondent à des
instincts de brocanteur, à une volonté de mesure pusillanime, c’est en
général le fait de bourgeois bien sages, pour qui l’art ne sera jamais assez
irrationnel et qui veulent maintenir les œuvres loin de toute réflexion et
de toute exigence de vérité ». (MM, § 47)

Et si cela est vrai pour l’art, c’est tout aussi vrai pour tout professeur ou tout
médecin : mettre une note, poser un diagnostic n’est affreux que lorsqu’on masque
que cette note et ce diagnostic ont été l’objet d’une lutte, tranchée par un goût ou un
arbitraire souverains, et donc soumise à être renversée dans l’avenir (par qui sait
encore lutter). En d’autres termes, quand on commence à être évalué (et on a vu
que cela venait de très loin), le drame n’est pas de l’être, mais de ne jamais l’être
assez, ou toujours par les mêmes, et suivant les mêmes critères, et sans contestation
possible. Il faut donc pousser jusqu’au bout les exigences de l’évaluation et poser la
seule question qui vaille. Non plus seulement : est-ce que là vous évaluez encore ou
est-ce que vous ne faites que vous conformer à des valeurs que vous n’avez même
pas choisies et que vous n’affirmez même pas ? Mais plus directement : pourquoi
n’est-on pas soi-même capable d’évaluer et de s’évaluer ? Autrement dit, la
question n’est plus celle du choix de bons évaluateurs mais celles de savoir
pourquoi on en a besoin, pourquoi on ne parvient pas à porter par soi-même ses
propres évaluations.

évaluer, c’est interpréter


On commence à comprendre la force essentielle de l’argument nietzschéen : il n’est
pas question de critiquer les exigences d’évaluation au nom de l’incomparable ou
du singulier parce que l’incomparable et le singulier existent mais se reconnaissent
essentiellement à leur capacité d’évaluer, d’établir au dehors de soi des valeurs
nouvelles et, pour un temps (celui de leur création et uniquement celui-ci),
souveraines. Autrement dit, on se trompe de combat quand on attaque la mode
actuelle de l’évaluation du point de vue d’une place minimale à laisser à
l’inévaluable chez l’évalué. L’inévaluable n’a qu’une place tenable, politiquement et
éthiquement : c’est celle de l’éva luateur, celle de celui qui pose des valeurs, des
éthiquement : c’est celle de l’éva luateur, celle de celui qui pose des valeurs, des
normes, des critères depuis un lieu qui leur échappe pour toujours, et qui se moque
donc d’être évalué parce qu’il sait que c’est là sa tâche, qu’à la fin des fins ce sera
toujours à lui d’évaluer et lui-même, et ses évaluateurs, et le monde commun qui les
fait communiquer. Autrement dit encore, on ne peut même pas critiquer
l’évaluation au nom de valeurs supérieures, la vraie question de l’évaluation n’étant
pas celle de la valeur, mais celle du sens : dans quel sens y a-t-il évaluation, des
autres vers soi ou de soi vers les autres ?

Car, et c’est même là son sens premier chez Nietzsche, évaluer, c’est interpréter,
c’est donner du sens, ou plus précisément même donner un sens, c’est-à-dire une
nouvelle perspective. On (c’est-à-dire aussi bien Nietzsche lui-même) raisonnait
donc encore trop en termes d’utilité, de coûts/avantages, quand on prétendait juger
des formes actuelles d’évaluation par leurs conséquences à venir. L’essentiel n’est
pas dans la conséquence, mais dans la source, ou perspective, ou sens : quel
nouveau sens donne-t-on à l’existence en évaluant comme ceci ou comme cela ?
Autrement dit, non seulement on ne peut combattre frontalement les
« évaluationnistes » d’aujourd’hui, mais il faut au contraire leur donner le poids le
plus haut (« rendez-vous compte qu’en évaluant vous donnez son sens même à
toute existence individuelle ou collective ») … et voir s’ils le supportent. Car
évaluer, ce n’est tout de même pas rien, c’est redonner son sens à la vie. Ou ses
sens. Car si l’évaluation se veut individuelle, en suivi du parcours propre à chacun,
elle ne devrait, en droit, que produire une infinité d’interprétations, une infinité de
manières possibles de vivre sa vie. Par l’exigence actuelle d’évaluation des
individus, nous devrions ainsi pouvoir accéder à ce que Nietzsche appelle « notre
nouvel infini » :

« Le monde au contraire nous est redevenu « infini » une fois de plus :


pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une
infinité d’interprétations. » (GS, § 374)

À ce niveau, vouloir évaluer chacun devient donc tout autre chose qu’un simple
système d’intégration de l’individu dans le social : la promesse possible de la
capacité de chacun à produire une interprétation possible du monde actuel, et ainsi
à le rédimer, à le rendre à nouveau intéressant, multiple, incertain, à le sauver pour
de bon du nihilisme. De ce point de vue, pousser jusqu’au bout de ce qu’elle peut la
manie actuelle d’évaluer n’est plus du tout un slogan abstrait. Il s’agit plutôt de
rappeler que l’équation évaluer = interpréter fonctionne dans les deux sens, donc de
reconnaître que toute interprétation fonctionne comme évaluation, et ainsi que
toute interprétation peut prêter à une nouvelle création de valeurs, y compris les
interprétations, comme dit Nietzsche dans le même aphorisme, les moins divines,
les plus « humaines, trop humaines ».
les plus « humaines, trop humaines ».

Concrètement, il s’agit de défendre ceci : que les ouvriers évaluent leurs patrons,
que les malades évaluent leurs médecins et leurs thérapeutes, que les élèves
évaluent leurs professeurs, que les usagers évaluent leurs services publics, que les
gouvernés en général évaluent leur gouvernants, et que les esprits libres et les
créateurs de toutes sortes évaluent tout ce beau monde en nous offrant de nouvelles
œuvres sans pareil, pour le meilleur et pour le pire. C’est-à-dire, à chaque fois, que
tous donnent, créent du sens, aussi faible soit-il. L’infini nouveau des
interprétations est en tout cas à ce prix.

à la croisée des chemins


Avec Nietzsche, on est donc obligé de récuser deux positions trop simplistes. D’une
part, celle qui croit voir dans la généralisation actuelle des procédures d’évaluation
l’aboutissement logique et positif d’un mouvement ancien d’individualisation. Car,
après tout, peut-être qu’une telle généralisation ne peut que stopper un tel
mouvement en réintégrant l’individu dans des conformismes collectifs qui le nient
comme jamais. Et peut-être, au contraire, réalise-t-elle un tel mouvement, mais
pour le pire, pour en déceler la plus pathétique vérité : le nihilisme. D’autre part, et
peut-être d’abord, la position qui croit juste de dénoncer univoquement la primauté
actuelle de l’évaluation, sans se soucier ni des alliances dangereuses qu’une telle
univocité provoque, ni du caractère intrinsèquement humain et vital de l’évaluation.
Parce qu’en suivant une telle position, on risque constamment de promouvoir le
retour du spectre des « politiques des valeurs » et des « combats pour les valeurs »
qui ont toujours fait litière de tout ce qui, en ce bas monde, a tenté de faire valoir
comme œuvres et vérités nouvelles les créations à la fois les plus originales et les
plus infimes de notre riche humanité.

Dans cette perspective, on doit penser la révolution actuelle dans la gestion des
masses comme nous situant à la croisée des chemins : elle peut nous conduire vers
le pire si elle n’est que ce qu’elle semble promettre aujourd’hui, mais aussi bien vers
le meilleur à condition de savoir la pousser jusqu’à son terme. Pour l’instant, on ne
sait pas. Mais la seule chose que l’on sache, à vouloir rester jusqu’au bout
nietzschéen, c’est qu’il est au moins essentiel pour préserver ce dernier espoir de
parvenir à réintroduire de la « grandeur », donc un grand sérieux et un grand
sentiment de souveraineté, le contraire d’une modestie, dans l’acte d’évaluer, même
dans ses formes les plus basses ou les plus infimes, c’est-à-dire dans ses formes
démocratiques.

Réintroduire donc de la grandeur dans des formes démocratiques d’évaluation et ne


plus trop nous soucier du devenir « des » vies libres et créatrices : que tous le
deviennent ou personne. Cela nous libèrerait au moins, et de l’esprit de vengeance
deviennent ou personne. Cela nous libèrerait au moins, et de l’esprit de vengeance
qui suit comme son ombre l’exigence moderne d’évaluation, et des cuistres qui
suivent comme leur ombre ces dites vies libres et créatrices. Disant cela, nous
trahissons toutefois peut-être Nietzsche in fine : ce serait là bien plutôt une
contradiction dans les termes — pour lui la démocratie est quand même « le stade
décadent où l’homme s’amoindrit » (PBM, § 203). Mais c’est peut-être aussi bien
respecter l’une de ses plus ultimes pensées :

« Propager de toutes les manières l’amour de la vie, de la vie de chacun !


Quoi que l’on invente autour de nous à cette fin, laisser faire et adopter à
cet endroit une nouvelle et large tolérance ; si déplaisant qu’il puisse nous
sembler de voir l’individu augmenter réellement le goût qu’il a de sa
propre vie. » (VP IV, § 386)

Note : Pour celles/ceux qui souhaiteraient déplier les références : VP : La Volonté


de puissance I et II, trad. G. Bianquis, Gallimard ; GM : Généalogie de la morale,
trad. I. Hildenbrand & J. Gratien, Gallimard ; GS : Gai savoir, trad. P. Klossowski,
Gallimard ; PBM : Par-delà le bien et le mal, trad. C. Heim, Gallimard ; et pour
Adorno, MM : Minima moralia, Réflexions sur la vie mutilée, trad. E. Kaufholz & J.
Ladmiral, Payot.

publié dans Vacarme 44 été 2008 (rubrique305.html)

chantier pour en finir avec l’évaluation / sommaire


subvertir l’évaluation ? (article1605.html)
intervention graphique : Gérard Fromanger (article1606.html)
Antoine Perrot
sourire et compter (article1607.html)
François Rosset
au milieu du gué (article1608.html)
Stany Grelet, Victoire Patouillard
de l’héritier au forçat (article1609.html)
Anne Barrère
vos papiers ! (article1630.html)
Georges Debrégeas, Fabien Jobard
une trouée dans l’évaluation (article1610.html)
Ariane Chottin, Françoise Labridy, Claire Piette, Francesca Pollock
renversements d’alliance (article1611.html)
Aude Lalande
surface de réparation (article1612.html)
Joseph Confavreux, Mathieu Potte-Bonneville
pour un nietzschéisme démocratique (article1613.html)
Pierre Zaoui
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