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HERMAS.INFO 2010
Les commandements :
Un joug ou une libération ?
volontariste qui était la sienne, en jugeant que la Une telle mise à l’écart de la raison a un effet
loi était rendue nécessaire par la seule boomerang, qui tourne cependant toujours au
méchanceté humaine, comme une chaîne forgée discrédit de toute “morale de commandement”.
pour empêcher l’homme de mordre et de nuire6. A se persuader et à convaincre ainsi que celle-ci
n’est que l’énoncé de préceptes positifs
Ainsi séparé de la raison, le commandement est arbitraires et contraignants, on en vient
aussi lié à l’arbitraire. Trouvant sa règle dans évidemment, non seulement à n’en plus rien
cette seule volonté, c’est celle-ci qui définit comprendre, mais à la rendre haïssable. Alors,
finalement le juste et le vrai de ce qui est par un paradoxe étrange mais inévitable, c’est au
commandé et, partant, de ce qui doit être vécu. nom de la raison éclairée, de la raison libérée que
Ce qui est juste, ce qui est moral, c’est ce qui est l’on revendique le droit absolu d’en secouer le
légal à un moment de l’histoire. Ainsi du joug. La morale des commandements passe ainsi
divorce, de l’avortement, demain peut-être de pour le paradigme de l'esprit de domination,
l’euthanasie. Ce qui est autorisé ne peut être imposé par une Eglise avide de puissance sur les
immoral. La morale publique est ainsi hommes, comme d’aucuns se plaisent à en
rigoureusement définie par la loi. Il n’y a pas répéter la rengaine depuis des siècles.
lieu, dès lors, de s’interroger sur la moralité de ce
que cette dernière permet, dût cette attitude La loi, le commandement, le précepte, sont alors
constituer, pour le sujet, une perversion de considérés comme des ennemis de la spontanéité,
l’obéissance. Il n’y a à peu près plus aujourd’hui de la liberté, de “l'authenticité”, bref, du réel et
que le domaine de la guerre ou du droit pénal des de la vie. On connaît le mot de Benjamin
affaires où l’on conçoive de remettre en cause la Constant, dans le chapitre 15 de ses Principes de
légitimité d’un commandement portant au crime politique, au sujet de la liberté religieuse :
ou en créant les conditions objectives. « Après avoir créé la plupart et les plus
poignantes de nos douleurs, le pouvoir a
Cette irrationalité est ouverte aussi aux prétendu commander à l'homme jusque dans ses
changements contradictoires : il ne choque pas consolations. La religion dogmatique, puissance
que ce qui est jugé immoral un jour puisse être hostile et persécutrice, a voulu soumettre à son
jugé moral un autre jour, au gré d’un changement joug l'imagination dans ses conjectures, et le
de loi, de jurisprudence de majorité cœur dans ses besoins ». La religion
parlementaire voire tout simplement de mode - "dogmatique" c'est ici, bien sûr, l'Eglise
laquelle n'est après tout qu'une forme implicite et catholique, et le mot "dogmatique" est synonyme
diluée de loi. Ce volontarisme s'étend, bien sûr, d'arbitraire et d'irrationnel. C'est finalement,
jusqu'à la théologie. On se souvient de l’émoi encore et toujours, l'idée de Luther. A ceci près
provoqué par le pape Benoît XVI lorsqu’il que l'Eglise supposée avide se voit ici attribuer
évoqua la figure musulmane de Ibn Hazn, qui d'avoir inventé non seulement la muselière mais
déclarait que Dieu lui-même n’était pas lié par sa aussi la rage. On sait que bien des consciences
propre parole, et que rien ne l’obligeait à nous catholiques ne sont pas tout à fait insensibles à ce
dire la vérité. Mais l’Occident chrétien aussi a type de discours, en particulier dans des
ses grands ancêtres en ce domaine, tels, pour s’en domaines qui touchent à la morale du mariage et
tenir à ces grands noms, Guillaume d’Occam à la morale sexuelle en général.
(franciscain, † 1349), qui disait que Dieu aurait
pu nous commander de le haïr, ou Descartes (†
1640), qui déclarait, par référence aux lois de la
géométrie, que si Dieu avait voulu, il aurait pu
faire que des cercles soient carrés.
responsabilité. La loi intérieure est connue terre...» (Gen. 1,1). Création et commandement,
comme telle, c'est-à-dire comme une règle dans création et loi sont, de ce point de vue,
l’intelligence de laquelle il faut entrer, pour indissociables, en mystérieuse connivence. Leur
tendre, en épousant ses exigences, à devenir un rapprochement éclaire le fait que les
homme digne de ce nom. Le mot de Pindare († “commandements” révélés de Dieu n’ont d’autre
438 av. J.-C.), « Deviens ce que tu es ! », est objet que de réorienter, réordonner, une humanité
ainsi la forme la plus ramassée, la plus sortie de ses mains mais que le péché a rendu
universelle et la plus profonde de l’exigence oublieuse de sa raison d’être et de ses fins. Sous
morale. En enjoignant à ses disciples d’être ce regard, ils ne laissent pas de conserver, dans
« parfaits comme leur Père céleste est parfait », notre propre monde, même vocation et même
le Christ n’a pas non plus aboli cette loi-là. Il l’a valeur libératrice.
parfaite à un degré inimaginable en la rattachant
à sa Source. La voie de la restauration et de la
réhumanisation
Cette perspective, on le voit, est aux antipodes de
la perspective volontariste présentée « Par un seul homme le péché est entré dans le
précédemment. La loi morale n’est pas quelque monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort a
chose qui nous est extérieure, étrangère. Ce n’est passé en tous les hommes, du fait que tous ont
pas un fardeau qui est imposé à nos épaules par péché » (Rom. 5,12).
la violence, pour les faire ployer et nous
maintenir dans une inoffensive sujétion. La loi Saint Thomas explique que le diable, après que
morale exprime notre raison d’être. Elle exprime Dieu a inscrit sa loi naturelle en l’homme, a
l’exigence intérieure inscrite en nous par ajouté en lui une autre
l’intelligence divine, et que nous sommes invités 11
"semence" [«superseminavit »], une autre
à suivre librement pour répondre à notre vocation logique de “vie”, une autre loi, la loi de la
d’homme ou de femme dignes de ce nom. La loi, concupiscence. Cette loi est venue non seulement
ainsi, n’est pas une ennemie de notre liberté : elle soumettre l’homme, cette fois avec violence
en est, en toute vérité, la condition, comme elle [puisque ce n’était pas dans le plan divin], à la
est aussi celle de notre dignité. Elle constitue le mort. Elle a désorganisé, désharmonisé le
point de rencontre et de dialogue aimant entre la monde, et la beauté de l’ordre.
créature qu'elle guide, et l'Auteur de la loi qui est
à la fois son principe et son terme. Cette désorganisation, qui a frappé l’univers,
lequel est devenu hostile à l’homme, a frappé
Il en est tout de même des “commandements”. aussi l’homme en lui-même, dans sa propre
Dans le Talmud juif, le mot qui traduit le harmonie et sa beauté. Elle a troublé sa loi
“commandement” exprime paraît-il l’idée d’une intérieure. Les passions n’en sont plus soumises
“ordination à”, quelque chose qui est la à la raison ; le cœur a trouvé ses raisons « que la
réalisation du plan de Dieu, comme pour saint raison ignore » ; et l’intelligence humaine s’est
Thomas dans le passage cité plus haut10. La elle-même soustraite à Dieu. Pour le moins, elle
Septante grecque utilise en plusieurs formes le ne le perçoit plus comme règle et mesure, quand
même terme “arkhé” pour exprimer le fait de elle ne prétend pas en nier l'existence. Avec saint
commencer, d’être le premier à faire quelque Augustin, le Docteur commun parle d'aversion
chose, le commencement et le commandement. par rapport à Dieu, au sens propre. La dynamique
C’est lui qu’elle utilise au premier chapitre de la naturelle de l'homme, qui le conduit en principe
Genèse à propos de la création : « Lorsque Dieu de Dieu [comme principe] à Dieu [comme fin],
commença la création du ciel et de la perd son orientation et son attraction trinitaires
pour entrer dans le champ d'attraction de tous les révélée, et de manière stable : tel est le sens des
leurres possibles. Le péché est ainsi une “commandements”, gravés symboliquement dans
séparation de l’homme d’avec sa Source, de sa la pierre, qu’on appelle aussi le “décalogue”,
providence, mais aussi de sa Raison d’être, c'est-à-dire “les dix paroles12”. Dieu parle à son
laquelle puise normalement à cette efficience et à peuple. C'est une révélation essentielle du
cette finalité. Notre propre monde intérieur judaïsme : Dieu instaure un dialogue, amorce et
connaît alors l’expérience de la division et de la prélude nécessaires d'une vie commune. Il vient
contradiction : « J'aperçois une autre loi dans vivre avec nous par sa Parole, et la réponse
mes membres qui lutte contre la loi de ma raison qu'elle suscite introduit à la vie avec les Trois.
et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes Cette approche est capitale. Elle manifeste
membres » (Rom. 7,23). Ou encore : « C'est donc d'emblée que la révélation des commandements
bien moi qui par la raison sers une loi de Dieu et n'est pas l'imposition d'un joug légal. Il n'y a
par la chair une loi de péché » (Rom. 7,25). aucune discontinuité entre la communication de
la vie et celle de la loi, l'amour infini étant
L'épisode tragique de cette chute est en également présent à l'une et à l'autre. Après les
particulier symbolisé, dans la Bible, par promesses déjà données à Adam et Eve, puis à
l’évènement historique de la réduction en Noé et Abraham, Dieu rétablit entre cette société
esclavage du peuple juif en Egypte. C’est là humaine et lui une relation d’intelligence
qu’est né Moïse. Dieu l’en a délivré, l’a conduit aimante pour que l’homme renoue lui-même
au désert pour l’y purifier, avant de lui faire avec sa vocation, reprenne sa marche de pèlerin
redécouvrir sa loi pour qu’il l’a fasse lui-même de l’infini.
observer : la loi de Dieu, et la loi de l’être
humain. « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai Le premier jour de la première peur, c’est celui
fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de où Adam a péché : « J'ai entendu ton pas dans le
servitude » (Deut. 5,1). Tels sont les mots qui jardin, répondit l'homme [à Dieu] ; j'ai eu peur
précèdent immédiatement l’indication des parce que je suis nu et je me suis caché » (Gen.
commandements. L’annonce de ces derniers est 3,10). C’est par la crainte, aussi, que l’homme
préparée par l’éveil d’une double mémoire : celle revient timidement à Dieu. La crainte est le
de la fragilité et de la trahison, qui ouvre à commencement de la sagesse, dit l’Ecriture, et
l'humilité, c'est-à-dire au jugement vrai, et celle c’est un premier moyen de s’écarter de la voie du
de la miséricorde, qui ouvre à la gratitude et à péché.
l'attente de salut. L’Ecriture partout nous rappelle
que Dieu nous a aimés le premier et que la Mais le dessein de Dieu n’est pas que les
relation à Dieu est partout fondée sur le don hommes vivent sous cette crainte, fût-elle
gratuit. Dieu, qui était premier dans l’ordre de la “révérentielle”. Déjà, dans l’ancien Testament, il
création, qui était celui « qui a fait le premier exprime ce commandement que reprendra le
pas », demeure le premier dans l’ordre de la re- Christ : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
création, comme il est toujours le premier pour tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton
venir nous reprendre, inlassablement, quand nous pouvoir » (Deut. 6,5), et comme le Christ le fera
nous écartons de ses voies. avec le jeune homme riche, il met en relation cet
amour et l’accomplissement des
Saint Thomas explique que le péché a effacé en commandements : « Tu aimeras le Seigneur ton
l’homme la lumière de la loi naturelle. Il l’a Dieu et tu garderas toujours ses observances, ses
rendue pour le moins opaque, la réduisant à des lois, coutumes et commandements » (Deut. 11,1),
propositions primitives, relatives et incertaines. Il prescrits pour « notre bonheur » (Deut. 10,13) et
était donc nécessaire que celle-ci fût à nouveau non pas pour nous imposer une quelconque
une quelconque servitude. Cela signifie très de Dieu. Saint Paul peut alors pleinement dire :
exactement que ces commandements sont le « Pour moi, vivre, c’est le Christ » (Phil. 21,1),
moyen de demeurer dans cet amour et d’y mot qui vaut pour la création tout entière puisque
grandir. Le Christ, qui a enseigné que tous les c'est dans le Christ que tout doit être
commandements se réduisaient à l'amour de « récapitulé ».
Dieu et du prochain, a donné le nom d'amis à
ceux qui acceptaient de vivre de cette loi. Cette loi nouvelle a différents noms. Saint
Thomas l’appelle indifféremment la loi du
Les commandements constituent ainsi, de la part Christ, la loi évangélique, la loi de la charité et
de Dieu, notre Père, une véritable “pédagogie”, de la grâce, ou, enfin, la loi d’amour. Cette loi
au sens étymologique du terme, c'est-à-dire un d’amour devient ainsi la loi naturelle spécifique
art de conduire ses enfants. Il nous prend par la du chrétien, tout comme la loi naturelle est la loi
main pour nous guider vers le ciel, qui n’est rien du genre humain. Saint Thomas peut dès lors
d’autre que la possession de Lui-même. écrire :
Les commandements ne sont pas là pour nous « Cette loi du divin amour, il faut le savoir, doit
empêcher de faire ceci et cela, selon être la règle de tous les actes humains. De même,
l'interprétation de Satan, qui représentait à Adam en effet, que nous disons d’une œuvre d’art
et Eve que Dieu n'interdisait l'approche de l'arbre qu’elle est bonne et belle lorsqu’elle est
de vie que pour préserver son pouvoir, voire sa conforme aux règles de l’art, de même un acte
tyrannie. Ils sont là pour éclairer la voie devenue humain est bon et vertueux quand il est conforme
incertaine de la liberté, laquelle, selon la belle à la règle de la dilection divine. Lorsqu’il est en
formule de Léon XIII, est « la faculté de se désaccord avec cette règle, il n’est ni bon, ni
mouvoir dans le bien ». Comment assurer cette droit, ni parfait. Donc, pour que les actes
démarche ? Où est le bien, en lequel je puis humains deviennent bons, il faut qu’ils soient en
rester et grandir en humanité ? En certaines accord avec la règle du divin amour13 ».
circonstances, au regard de certaines
problématiques, la réponse peut-être très difficile On comprend de la sorte que tous les
à apporter. Alors il est bon de s'en rapporter au commandements puissent être réduits à une seule
Décalogue, comme à un principe, à un guide et à exigence : celle de l’amour, qui constitue, dit
une lumière, alors qu'il demeurera toujours encore saint Thomas, « une loi abrégée », si
aventureux et incertain de s'en rapporter à ses accessible à tous qu’elle constitue une porte
propres lumières, que peuvent biaiser la passion ouverte même pour ceux qui ne connaissent
ou l'intérêt. encore ni le Christ ni son Eglise. L’amour de
Dieu détermine les trois premiers
Les commandements sont proposés en même commandements ; l’amour du prochain
temps que l’invitation à l’amour, c'est-à-dire en détermine les sept suivants. On comprend enfin
même temps que le don de la grâce sanctifiante, que saint Augustin ait pu dire, et en quel sens :
dont saint Thomas dit qu’elle nous surélève, nous « Aime et fais ce que tu veux », et que saint Jean
guérit et nous applique au Bien divin qui est de la Croix ait pu opérer ce raccourci, qui ne
Dieu, suprême liberté. La grâce nous est méritée constitue en aucune façon une négation des
par le sacrifice du Christ sur la croix. Elle vient commandements : « Au dernier jour, nous serons
restaurer tout l’homme, blessé par le péché. Elle jugés sur l’amour ».
introduit en lui, c’est-à-dire en nous, une loi
nouvelle, qui vient perfectionner, surélever, la loi Ainsi, il existe une parfaite harmonie entre
naturelle, dans une cohérence parfaite de l’œuvre l’œuvre créatrice de Dieu et son œuvre
contraintes ou des violences. Ils constituent, tout au contraire, la notre image, comme notre
ressemblance, et qu'ils dominent
définition du champ infini de notre liberté. sur les poissons de la mer, les
oiseaux du ciel, les bestiaux,
P. G. toutes les bêtes sauvages et toutes
les bestioles qui rampent sur la
terre.” (Gen. 1,26).
9 S.Thomas d’Aquin, Les
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