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537. DU 1er AU 31 AOÛT 1989/ PRIX: 25 F (F.S. : 8,00 - CON: 5,50)
M2425 - 537 - 25 00 F
Les romans que vous lirez
III i
3792425025009 05370 cet automne.
537.
3 ÉDITORIAL Pouvoir religieux, pouvoir politique par Maurice Nadeau
4 LES STRUCTURES Religion et politique à la fin du xx e siècle par Gilles Kepel
5 TRADITIONNELLES Dans l'Eglise catholique débats politiques et théologiques par Michel Clévenot
8 Engagement politique et loi religieuse, les chrétiens démocrates par Georges Hourdin
7 L'Islam. Vendée de l'Occident par Claude Liauzu
8 La République islamique et la loi internationale par Gérard Soulier
9 Bruno Etienne La France et l'Islam par Maurice T. Maschino
Entretien avec Maxime Rodinson Propos recueillis par la Q. L.
11 UNE LONGUE HISTOIRE J. Le Goff! R. Rémond Histoire de la France religieuse par Michel Wieviorka
12 Marc Lienhard L'Evangile et l'église sous Luther par Louis Arénilla
13 Périls en la demeure par Daniel Vidal
14 La dérision et le feu purificateur par Carmen Bernand
15 Crimen, delictum, culpa, peccatum· par Xavier Delcourt
18 Mozart. Méhul compositeurs des Lumières par Claude Glayman
17 La France et les Juifs par Michel Wieviorka
18 Terminer la Révolution par Fernand Rude
20 La modernité politique ne commence-t-elle pas llvec Machiavel? par Alain Touraine
21 Le Vaudou, théologie de la Libération? par André-Marcel d'Ans
23 Pouvoir et religion au Japon par Maurice Coyaud
Droits réservés
ÉDITORIAL
Pouvoir religieux
pouvoir politique
Le projet de ce numéro spécial est né de l'Affaire Bien avant Khomeiny, l'Histoire a· gardé le souvenir de cette théo-
Rushdie. cratie parfaite que fut l'état jésuite du Paraguay. Sous le nom de Cité
du Soleil, les missionnaires Jésuites avaient réussi à édifier un Etat où l'on
Khomeiny, appelant au meurtre d'un écrivain, coupable, ignorait l'argent, où les Indiens possédaient le sol en communauté et où
dans un roman, d'avoir offensé Mahomet, nous en aurions ils avaient en outre acquis, écrit un historien catholique du XVIIIe siècle
ri il y a quelques années encore. Depuis les Grecs, l'homme pour s'en féliciter, le goût du mystère et de l'autorité. Avec entrain, ils
a fort maltraité les dieux qu'il a créés, soit pour s'en attirer confessaient leurs péchés, acceptaient les pénitences les plus sévères, nour-
rissaient un sentiment de culpabilité tel qu'il constituait pour leurs sur-
des faveurs plus grandes, soit pour exprimer ses déceptions veillants et leurs maîtres jésuites "un outil de gouvernement idéal". Ludo-
et sa colère à leur endroit. Pour les Occidentaux, le livre saint, vico Antonio Muratori décrit cette "expérience sacrée" dans un livre fort
la Bible, a fait dès le XVIe sièclerobjet d'examens critiques lu à l'époque, admiré, et qui porte un titre explicite: "La Chrétienté heu-
et de contestations. Depuis Théophile de Viau, Claude Le Petit reuse" (1).
brûlé en place publique, les "libertins" du XVIIe, les' d'Hol- L'état jésuite du Paraguay a duré un siècle et demi, il était florissant
bach et les Sade du XVIIIe, longue est la liste de ceux qui ont et prospère, les Indiens eux-mêmes s'y croyaient heureux. Il avait en outre
pour lui d'être isolé du reste du monde, les Européens et même les Espa-
fait plus ou moins prudemment profession d'athéisme, au gnols n'ayant le droit d'y pénétrer qu'en envoyés du Roi très catholique
point que les agnostiques, aujourd'hui, sont plus nombreux et acceptant d'y être étroitement surveillés afin, dit la chronique, "que
que les sectateurs de n'importe quelle religion. les méchants ne contaminent les bons par leur conduite". N'est-ce pas
L'anachronique Khomeiny n'était pourtant ni un fou ni là le rêve de toute théocratie : contraindre les hommes au bonheur ima-
giné par leurs maîtres? Les Jésuites du XVIIe siècle n'étaient pas plus
un fanatique isolé. Son appel au meurtre est immédiatement des utopistes (ou pas moins) que ne l'ont été Hitler et Staline au nom de
entendu et approuvé par les millions de ses coreligionnaires fois différentes.
en tous pays. Notre étonnement redouble à le voir "compris",
en somme excusé, par certains dignitaires de religions qui n'ont
,cependant ni les mêmes dieux ni les mêmes prophètes, voire
par des laïcs qui, au nom du "respect (sic) qu'on doit aux
croyants", se trouvent d'accord avec les premiers pour con-
*
damner ce qu'ils considèrent comme "blasphème" et "sacri- Dans notre Occident, c'est à travers une lutte séculaire que le pou-
lège". Placer le Prophète dans des situations incongrues ou voir politique a fini par se différencier du pouvoir religieux, à lui ravir
donner à Jésus-Christ des "tentations" trop humaines, c'est peu à peu les tâches que celui-ci assumait dans les domaines divers qui
tiennent à la vie et à la mort. L'Etat, gagnant en puissance, prenait le
attenter à ce qui se trouve au cœur de toute religion : la notion ,relais, mais finit par renvoyer les fidèles à leurs églises tout en garantis-
du "sacré". sant le libre exercice de leur culte. Tolérance, laïcité. « Le processus de
sécularisation, dit ci-après Gilles Képel, avait atteint un point de non-
retour ». La religion devenait affaire privée.
*
L'homme religieux, le croyant, non seulement ne souf-
Nous nous bercions de cette douce assurance quand l'appel au meurtre
lancé par Khomeiny a sonné le réveil. Si un chef religieux et politique se
permet de bafouer le droit international, c'est parce qu'il sait compter
sur l'assentiment des millions d'hommes qui partagent sa foi, seconde-
ment sur l'impuissance des Etats réputés laïcs à contrecarrer sa volonté,
fre pas qu'on donne à ses dieux des passions trop humaines, troisièmement et enfin, sur la complicité (ou la passivité) de tous ceux
mais il est lié à tous ceux qui partagent le même besoin d'une qui, sensibles à la dégradation des valeurs "humanistes" (ou qui, même,
transcendance et qui visent à en faire bénéficier, à la limite, en sont victimes) cherchent refuge dans n'importe quelle transcendance.
Il leur faut des raisons de vivre et de mourir. -Nation, patrie, ethnie, foi
l'humanité entière. Dès lors qu'il a entendu la parole qui sauve en Dieu, bonheur pour tous, tout est bon qui, d'une part confère une iden-
et possède la vérité, il estime de son devoir de la faire enten- tité, de l'autre promet un avenir moins calamiteux que le présent.
dre à son tour, de la répandre, de la faire triompher sur le
mensonge, le scepticisme efl'indifférence. C'est du bonheur
des hommes qu'il s'agit, de leur salut, dans ce monde-ci et
dans l'autre. S'il échoue à convaincre, comment ne viserait-
il pas à se donner les moyens d'imposer cette vérité, comment
ne chercherait-il pas à l'institutionnaliser ? Le pouvoir sur les
âmes n'est rien s'il n'est en même temps un pouvoir sur les
*
De ce « retour du religieux » la montée spectaculaire de l'islamisme
dans le monde en est aujourd'hui le phénomène le plus voyant. Il appa-
raît cependant aussi chez les catholiques qui se sont donné un Pape com-
corps, sur la vie de chacun dans son quotidien et sur la "polis" battant. Indulgent aux "intégristes" et adversaire déclaré de ceux qui vou-
dans son ensemble. Dans les guerres de religions, chaque camp draient adapter au monde moderne une cléricature obsolète. Il nourrit
affirme vouloir faire triompher "la vraie foi", il vise plus sûre- les syndicalistes polonais dans leur volonté de changer les règles du jeu
ment à conquérir le pouvoir qui permettra de l'imposer. politique, comme les "fondamentalistes" américains dans celle de retrou-
4 STRUCTURES TUDln.NELLES
ver l'Eden. Les Israéliens ont leurs rabbins racistes et pousse-au-crime. tenceun sens universaliSable », l'homme, nous dit Roger Gentis, a besoin
Dans le pays même où la religion était combattue en tant qu'« opium du de solutions religieuses. Notre ami psychiatre en décrit de curieuses, fon-
peuple », la foi orthodoxe et slavophile taille des croupières à celle, en dées sur le Corps, la Science ou le Tarot, et qui mêlent l'idéalisme au mer-
déconfiture il est vrai, des lendemains qui chantent. cantilisme. Dans tous les cas, il s'agit de se fabriquer un absolu et d'y
croire.
*
Croire, alors que l'exercice de la pensée, suggérait déjà Montaigne,
commence avec le doute. Libre à chacun d'adopter la solution religieuse
Ce « retour du religieux» alimente des politiques. Bénéfique à court qui comble en lui le vide d'une existence dans un monde où les conquêtes
terme, semble-t-il, pour les Polonais. Généralement nuisibles à la liberté "de la pensée sont loin d'être toutes admirables, mais libre à chacun, éga-
des citoyens, voire criminelles quand elles mènent à la prise d'otages et lement, de la dénoncer lorsqu'elle prétend contraindre et régenter la vie
au terrorisme. Par la grâce des "fondamentalistes"; les femmes améri- de la cité dans son ensemble. .
caines risquent de perdre le droit à l'avortement, par celle du Pape, pas- Sur ce mariage, de nouveau à l'ordre du jour, entre religions et poli-
sage risque d'être livré au sida, et si on écoutait les extrémistes religieux tique, les collaborateurs de ce numéro - ils sont de divers bords - appor-
d'Israël la paix avec les Palestiniens se confondrait avec leur extermina- .tent quelque lumière. Nous les en remercions, comme nous remercions
tion. En France même, les manifestations en faveur de "l'école libre" notre ami Michel Wieviorka, de les avoir rassemblés.
ont montré que si l'Etat tient encore les rênes de l'éducation, il n'en pos- Maurice Nadeau.
sède plus la légitimité.
« Afin de se situer dans le monde, afin de donner à sa propre exis- 1. Cité par G~staw Herling dans Journal écrit la nuit 0' Arpenteur éd.).
Gilles KepeI
Religion et politique
à la fin du XXe siècle
1
Au long des décennies de l'après-guerre le désenchante- parmi les illustrations les plus connues lorisés qui sont d'ordinaire leur lot.
dans les sociétés développées. Dans les C'est dans cette faille que vient s'ins-
ment du monde a semblé à beaucoup d'observateurs le cri- Etats autorit.aires du bloc communiste crire l'appel au sacré, perçu comme
tère ultime de la modernité. Le triomphe d'Etats utilisant et du tiers-monde, la débâcle du ordre, comme cohérence retrouvée, par
(dans une proportion inconnue jusqu'alors) les ressources des système social précipite la crise de légi- opposition à la désarticulation cultu-
timité de pouvoirs politiques qui relle et sociale de ce monde.
sciences et des techniques pour asseoir leur autorité et ordon- avaient cru pouvoir s'émanCiper dans
ner les sociétés a paru démontrer que le processus de sécula- les faits de références au sacré pour fon-
risation avait atteint un point de non-retour. Cette situation der leur assise.
est advenue tant dans les Etats nouvellement indépendants Ce recul de l'Etat, partiellement déli-
béré, partiellement involontaire et con- Deux grands types
que dans les pays occidentaux.
traint, libère un espace, crée un « appel
d'air» par où s'engouffrent les mou- Les mouvements politico-religieux
vements politico-religieux ; il ne cons- qui structurent l'appel au sacré se
titue pas pourtant un facteur explica- répartissent en deux grands types. Le
tif suffisant du phénomène... premier, qui est le plus répandu dans
Si ces mouvements connaissent le les pays en développement, trouve son
Dans les deux cas, les systèmes de de peser sur les relations internationa- relais dans une contestation de l'ordre
légitimation religieuse du pouvoir les ainsi que sur les valeurs et les com- succès, c'est très largement grâce au
profond renouvellement de leur dyna- social débouchant éventuellement sur la
comme les fonctions sociales du sacré portements sociaux, la puissance prise de pouvoir révolutionnaire dont
ont présenté les symptômes d'une crise médiatique et politique des réseaux mique interne par rapport aux organi-
sations cléricales traditionnelles, à l'Iran a fourni le paradigme, ou sur le
inouïe. Le rôle des clergés et des insti- évangéliques aux Etats-Unis, en sont harcèlement du régime comme c'est le
tutions gérées par lui a été considéra- parmi les signes les plus connus ; mais l'émergence de nouveaux groupes intel-
lectuels formés aux techniques de pen- cas en Pologne. Le second, qui s'ex-
blement relativisé, et le religieux a, d'autres événements comme la progres- prime d'abord par le piétisme, évite la
d'ordinaire, effectué Un repli vers la sion de la violence confessionnaliste en sée et de communication contemporai-
nes et qui sont capables d'accéder au confrontation directe avec l'Etat, mais
piété privée ou les affaires de statut per- Inde, la, référence au catholicisme en a souci de créer des structures intermé-
sonnel : la dissociation explicite entre Pologne et à l'orthodoxie en Russie registre transcendantal tout en s'adres-
sant aux masses grâce aux médias les diaires sous diverses formes commu-
religion et politique se prolongeait dans face à l'Etat socialiste s'inscrivent dans nautaires, qui permettent tant la reso-
le domaine social avec l'étatisation une même séquence historique. plus modernes, audio-visuels en parti-
culier. Ces groupes recrutent le gros de cialisation des adeptes que la constitu-
et/ou la laïcisation de nombre de ser- tion de groupes de pression ou d'inté-
vices assurés traditionnellement par les Par-delà la diversité des situations, leurs partisans dans une vaste couche
on observe un semblable mouvement socio-culturelle qui apparaît pour la rêt. Présent dans les pays en dévelop-
institutions religieuses, comme l'éduca- pement, ce type de mouvement est très
tion, les fonctions caritatives, la santé, qui voit le religieux repartir à l'assaut première fois dans l'histoire en cette fin
du politique depuis les sphères privées de siècle, et qui est composée de puissant dans les pays développés de
etc. l'univers protestant, notamment aux
où il avait fait retrait, et cela en « diplômés » ayant eu accès à un savoir
Au milieu des années soixante-dix, ce empruntant les voies du social. Ce fragmentaire dispensé par les institu- Etats-Unis, et son importance ne fait
processus qui paraissait inéluctable con- mouvement est rendu possible par le tions éducatives de masse. Qu'ils appar- que croître en Europe, et en France,
naît son premier essoufflement, avec recul de l'Etat, incapable de gérer, dans tiennent à une première génération sous la forme du « renouveau charis-
l'apparition de signes épars qui témoi- des pays de plus en plus nombreux, des ayant accès à la lecture, comme dans matique » qui touche aussi bien les
gnent d'une réémergence du religieux phénomènes sociaux qui se pervertis- le tiers-monde, ou à l'enseignement catholiques.
sur des espaces sociaux et politiques sent sous l'effet de contraintes écono- supérieur, comme dans les pays déve- Les structures tradi tionnelles des
d'où on l'avait cru disparu. Le surgis- miques et démographiques dramati- loppés, ces diplômés font l'expérience Eglises ou les docteurs de la loi n'ont
sement de l'Islam comme force de ques : le développement d'un chômage au sortir de leurs études du gouffre d'ordinaire participé que marginale-
mobilisation populaire, le charisme structurel massif et la remise en cause séparant leurs aspirations et leurs atten- ment au départ à ces mouvements dont
retrouvé d'un pontife romain soucieux des systèmes de santé publique en sont tes de l'emploi et du statut social déva- ils n'avaient pas l'initiative; si certains
L'ÉGLISE CATHOLIQUE 5
les ont combattus, voyant en eux une rations démocratiques ou socialisantes révolutionnaires socialisantes - avec la toute une tradition intellectuelle qui
insupportable concurrence, la plupart des décennies cinquante et soixante. prise de Saïgon qui se prolongera en la remonte à l'interprétation française des
se sont employés par la suite à les cana- tragédie des boat-people; elle marque Lumières et idéalise l'Etat démocrati-
liser, les accueillir ou les récupérer. Lorsqu'elles défraient la chronique, aussi l'essoufflement des idéaux de que sous forme d'un absolu, elle
les manifestations politico-religieuses nation et de patrie issus de la Révolu- retrouve une autre tradition, qui veut
sont généralement interprétées comme tion Française, tant dans les Etats-
A des degrés divers, l'Eglise catholi- que l'Etat comprenne « qu'il existe un
l'expression de révoltes contre l'ordre nations européens que dans les pays
que ou l'establishment des oulémas - ensemble de vérités qui ne sont pas sou-
établi dans un pays donné ou dans le décolonisés. La réémergence du reli-
surtout les mollahs du chiisme - figu- mises au consensus, mais le précèdent
monde, révoltes parfois exacerbées en gieux sur la scène politique qui advient
rent parmi les institutions cléricales qui et le rendent possible» - comme le
un fanatisme spectaculaire - dont la alors se manifeste par la capacité des
om su le plus efficacement réinvestir ces note le cardinal Ratzinger. Cette tradi-
forme islamiste a connu une grande mouvements qui s'en réclament à maî-
mouvements politico-religieux, se refai- tion se présente aujourd'hui sous les
faveur médiatique. Pourtant, ce mou- triser les processus par lesquels la
sant par là-même une modernité. Dans vement est également investi par des traits avenants de la critique des systè-
les deux cas, il en va de leur capacité société désigne les problèmes sociaux, mes totalitaires, dépeints comme le.
forces conservatrices qui confortent le puis à susciter une mobilisation pour les
à guider, par delà les mouvements eux- terme inéluctable de la laïcisation, et
système dominant : la « moral majo- résoudre dans le sens souhaité - pre-
mêmes, de grandes masses humaines fait de la réconciliation de l'homme
rity »d'outre Atlantique et son avatar nant ainsi le relais des progressistes ;
désenchantées à l'égard des idéaux avec Dieu le garant de la liberté. Elle
le plus visible, le télévangélisme, en elle participe d'une grande redistribu-
sécrétés par les Etats de l'aprés-guerre, met en cause la relégation du religieux
témoignent éloquemment. tion des cartes idéologiques et symbo-
et qui voient s'éloigner les perspectives dans le domaine de la piété privée, et
de bien-être et de partage équitable des La deuxième moitié des années liques de cette fin de siècle. revendique une situation de droit public
ressources qui avaient nourri les aspi- soixante-dix voit l'acmè des utopies Mais en s'inscrivant en faùx contre qui permette d'intervenir, au nom de
valeurs révélées, dans l'élaboration de
la loi. En ce domaine, et par-delà leurs
Le sommet islamique de Lahore (1974) divergences, fondamentalistes protes-
tants, intégristes catholiques et militants
islamistes se rejoignent.
Reste à savoir si le recours au sacré
pour défendre contre la toute-puissance
de l'Etat les valeurs humaines n'ouvre
pas la voie à une remise en cause fon-
damentale des notions d'égalité et de
liberté, en établissant tant une hiérar-
chie des croyances qu'une cascade de
statuts discriminatoires à l'encontre de
ceux qui ne professent pas la foi .
Michel Clévenot
•
Michel Clévenot fut prêtre jusqu'en
1972. Journaliste historien, il est l'au-
teur de Approches matérialistes de la
Bible, (Cerf, 1976). L'état des religions
dans le monde (direction de l'ouvrage
collectif), (La Découverte-Cerf, 1987).
Les hommes de la fraternité (Histoire
du christianisme), (Retz, dont le tome
9 (Xvn· siècle) paraîtra en septembre
sous le titre Ombres et lumières du
Grand Siècle). Haut-le-pied. Itinéraire
d'un homme de foi (La Découverte à
paraître en septembre). L'Eglise entre
trois chaises, (Syros à paraître en octo-
bre), qui développera l'analyse présen-
tée dans cet article.
Georges Hourdin
Claude Liauzu
L'Islam
Vendée de l'Occident?
« Le fanatisme est impossible en « Le progrès est une vérité qui s'im-
prophéties de Marx et celles des natio- modernité dans le Tiers Monde révèle
français. Jamais un Musulman qui pqse dans notre vie, on le voit, on nfilismes, poUrquoi les répudiations en l'impuissance des intellectuels et des éti-
sait le français ne sera un Musulman le sent, mais nos esprits lui restent
anachronisme des laïcs achoppent~lles, Otes à briser leo dilemme entre authenti-
dangereux ». encore fermés et c'est pour cela quesur une utopie qui résiste aux faits qui cité et progrès, qui domine les esprits
nous vivons, nous les Africains, dans
la démentent, qui apparaît comme un depuis deux siècles, à élaborer une
Renan (in Todorov, « Nous deux mondes contradictoires, au recours contre le déclin historique dont alternative. La promesse de cette alter-
et les autres », Le seuil, 1989). profit de celui qui nous domine. » le système de pensée islamiste est la native, sur laquelle Fanon terminait les
Tahar Haddad, Les Pensées, 1933. cause même? Ce "mouvement de l'im- Damnés de la terre, ne s'est pas con-
(1) possible" (comme le définit justement crétisée. L'islamisme revendique donc
A. Khatibi) apparaît aux "Déshérités" la réunification de ce qui a été disloqué
Ces deux citations traduisent bien la difficulté de penser issue à une situation non moins impos- -fane,
(dans le vocabulaire chiite) comme une le privé et le public, le sacré et le pro-
l'individu et la collectivité - en
l'altérité à partir de tout ethnocentrisme, les cultures et le reli- sible, entre le monde ancien mourant' reconstituant une totalité, un sens
gieux à partir du rationalisme, bref, de rendre compte des con- et la liberté négative de la déréliction. nécessaire à l'existence de toute société.
Il occupe, enfin, l'effrayant vide poli-
figurations extérieures à notre modernité. Elles traduisent aussi Car si l'islam peut être utilisé comme
tique da à l'absence de culture démo-
une légitimation des pouvoirs - celui
les contradictions de cette modernité dans les sociétés du Tiers du magistère des clercs, celui de cratique, au fait que dans l'Etat-nation,
Monde. l'homme sur la femme, celui du possé- la figure du Père de la Patrie, du Raïs
dant. .. - il porte aussi en lui la con- ou du Zaïrn, a écrasé le citoyen. La
damnation, toujours latente, du souve- répression frappant les mouvements
La dénonciation de l'intolérance mutations contemporaines, la disloca- rain injuste, au nom d'une légitimité
dont est victime Rushdie, la défense des tion des anciennes structures commu- supérieure, de la Loi révélée. Mythe
droits de l'homme et de la liberté n'ont nautaires et l'instabilité affectant les fondateur de la Oumma (communauté" Un immense travail
guère été accompagnées par une inter- trois continents. des croyants), modèle d'action incarné
rogation tout aussi indispensable sur le dans l'histoire, Age d'Or, il est demeuré militant
Tout le problème est de savoir com-"
pourquoi des avancées de l'islamisme. ment il peut fournir un mythe mobili- à la fois un dogme, une société et une
On a surtout opposé la raison des culture. revendicatifs et les émeutes de la faim
sateur pour les masses nouvelles enva· marque l'absence de régulation, autre
Lumières à l'épistémé théologique, ou hissant la vie publique. Pourquoi les L'impact de sa contestation de notre
le cosmopolitisme euratlantique à une que par la violence, des contradictions
identité folle et close. Aussi désespérant sociales et l'échec du développement,
d'écraser l'Infâme, les enfants de Vol- autre promesse non tenue qui soulevait
taire redécouvrent-ils cet islam immua- Le Pape et le "commandeur des croyants" les masses dans les années 1960.
ble à quoi il est tentant de réduire le Opposer aux eschatologies, aux sec-
devenir heurté du monde musulman. tarismes religieux, au totalitarisme
Notre religion serait faite sur la religion communautaire un contrat social et la
de l'Autre: l'Orient, prisonnier du libération de l'individu exige un
fanatisme, du désordre ou du despo- immense travail militant d'autonomi-
tisme, est redevenu la représentation sation de la société. Pour être clair,
dominante dans les modes littéraires, la cependant, il est évident que l'expé-
culture de masse, les médias et la pro- rience de l'Europe, où - à un prix con-
duction intellectuelle, dans une sorte de sidérable et à travers les crises du XIX·
néo-orientalisme. Tiers Monde à la fois et de la première moitié du xx· siècles,
le plus proche et le plus éloigné de nous, oubliées aujourd'hui - des équilibres
il apparaît comme l'antithèse absolue entre forces sociales ont été trouvés et
de la civilisation. un consensus élaboré autour d'un
Ce n'est pourtant pas le Coran qui modèle de progrès n'est pas transposa-
a fait tomber la monarchie iranienne, ble tel quel. La faiblesse des assises
ni le communisme afghan, pas plus économiques des classes sociales con-
qu'il n'a empêché l'élection de Be- fère à l'Etat, qui organise en grande
nazir Bhutto ou fait imploser le Liban. partie la vie, voire la survie, du pays un
La redécouverte étonnée du religieux surpouvoir. Ce qui, par contre, est -
tient d'abord au fait qu'il est demeuré et sera - une donnée clef c'est le rôle
longtemps ignoré par les catégories des des intellectuels, leur engagement ou
sciences sociales, prisonnières de la leur désistement.
dichotomie tradition-progrès. Le néo- Le risque serait que les forces suscep-
orientalisme actuel interdit tout autant tibles de promouvoir une démocratisa-
de comprendre les processus en cours. tion - classes moyennes, monde du
Car l'islam politique est étroitement travail, femmes - se cantonnent dans
lié à la modernité: il est l'une des idéo- la société "civilisée", celle qui échappe
logies rationalisant les gigantesques à la précarité, et se détournent des mou~
8 L'ISLAM
vements sociaux, des conditions d'ac- artificielle, et contre l'injustice de l'or- les Vendées des trois continents, ce qui Cette tentative de cerner les rapports
cès des masses au politique. Une telle dre international, serait réactivé le semble bien être la pente principale. entre Occident et le monde musulman
déconnexion, qui semble une tentation mythe d'origine de la Oumma. est développée dans la Crise orientale
'grandissante, réduirait le démocrate au de l'Occident. Arcantère éd.
statut "d 'afrancesado". Dans cette
perspective, l'islamisme deviendrait le
seul recours des générations arrivées
L'issue, la seule, est la réinvention
d'une universalité dépassant les limita-
tions de tous les systèmes culturels. La
•
Claude Liauzu professeur d'histoire à
après les indépendances, des nouvelles pauvreté théorique de l'herméneutique Paris VII, a publié l'Enjsu tisrmondists,
intelligentsias, si mal formées dans les islamiste est à la mesure de l'universa- d6bats st combats. L'Harmattan. 1987.
Univers,ités privées d'insertion sociale lisme abstrait et déclamatoire. Car l'is- r. Militant syndicaliste, Tahar Haddad
et de fonctions dans la société civile lamisme c'est aussi le miroir déformant a été mis à l'index de la société tuni-
embryonnaire, bref de tous les laissés dans lequel nous pouvons reconnaître sienne par les Oulémas pour avoir
pour compte. Dans cette perspective les effets pervers de l'occidentalisation écrit un ouvrage défendant l'éman-
aussi, contre la carte des Etats, étroite- du monde et du mal développement. cipation de la femme. En arabe, car
ment dépendante de l'ordre économi- Sauf, bien sûr, à préférer l'affronte- il était de formation exclusivement
que et géopolitique mondial, souvent ment entre notre rationalisme musclé et théologique.
Gérard Soulier
La République islamique
et la loi internationale
primauté du spirituel sur le temporel; rel et du droit positif: il y aurait, cer-
C'est surtout l'atteinte aux droits fondamentaux de la vocation universelre de l'Eglise. Au tes, la loi naturelle, c'est-à-<lire la loi de
personne - droit à la vie et liberté d'expression en l'occur- XIIIe siècle, Saint Thomas réaffirme Dieu, immuable et universelle, mais il
rence - qui a été fortement ressentie dans l'affaire Rushdie. encore la priorité de la théologie sur la y aurait aussi les pratiques, les usages,
philosophie, en dépit de tout ce qu'il les coutumes, liés aux nécessités, suivis
Cette sentence de mort représente, il est vrai, un déni et un concède à la raison. La théocratie ira- par les Etats dans leurs relations entre
mépris total de ce que l'on nomme les droits de l'homme. nienne réaffirme, dans son langage, la eux. Très rapidement, deux règles
Ce n'est pourtant pas le seul aspect qu'il faut retenir: dans primauté de la loi religieuse, et même essentielles se sont imposées: l'invio-
son exclusivité. Un discours du Moyen labilité des représentations diplomati-
le même temps, elle manifeste un égal dédain à l'égard d'une Age en effet, mais dans une autre épo- ques (plénipotentiaires, ambassadeurs
règle indiscutée du droit international suivant laquelle nulle que que le Moyen Age. et ambassades) et ce que l'on appelle
autorité ne peut s'ingérer dans une affaire qui relève de la Ce que l'on appelle le droit interna- aujourd'hui la non-ingérence dans les
compétence nationale d'un Etat. tional s'est constitué à partir du affaires intérieures d'un autre Etat qui
moment où ont commencé à s'organi- implique en particulier le respect absolu ,-
ser les Etats modernes. Les premières de la souveraineté territoriale.
La compétence exclusive des autori- essentielle du droit international, sans théories du droit international apparais-, Il serait inexact de dire que l'Occi-
tés du Royaume-Uni à l'égard des per- que le reste du monde ne réagisse avec sent ainsi à la Renaissance. Significati- dent chrétien les a inventées. Ces règles
sonnes vivant sur son territoire ne sem- la clarté nécessaire. vement, Vitoria (1480-1546), juriste sont inéluctables autant qu'indispensa-
ble pas avoir effleuré l'esprit de tout autant que théologien, propose de bles dès lors qu'existent des entités poli-
l'Imam; pour lui, seule compte la loi Pour caractériser le régime de Kho- substituer à la notion romaine de jus tiques ayant le caractère de l'Etat (un
islamique, ou plutôt l'interprétation meiny, de nombreux commentateurs gentium celle de jus inter gentes: ainsi pouvoir s'exerçant en monopole sur un
qu'il fait de la loi islamique. Une telle ont parlé d'un retour au Moyen Age. y aurait-il un droit qui serait moins un territoire déterminé). Ainsi peut-on
attitude renvoie à une conception du Il s'agit la plupart du temps d'une for- droit de la communauté humaine prise citer cet antique exemple donné par
droit, et singulièrement du droit inter- mule polémique visant à stigmatiser la dans son ensemble qu'un droit entre les l'Orient du traité passé en 1728 avant
national, qui pose de sérieux problè- brutalité et l'arbitraire de ce régime. nations. Jésus-Christ entre Hattousilis, roi des
mes. Circonstance aggravante, il ne L'analogie est cependant frappante. Le Un siècle plus tard, un autre théolo- Hittites, et Ramsès Il roi d'Egypte,
s'agit pas là du premier Cl\S où l'Iran Moyen Age chrétien fut dominé par la gien espagnol, Suarez (1548-1617) va dans lequel les deux souverains s'enga-
de Khomeiny s'est affranchi d'une règle double affirmation de Saint Augustin : inaugurer la distinction du droit natu- gent notamment à respecter leurs ter-
ritoires réciproques. On sait par ailleurs
Khomeiny
Des règles
inéluctables
Entretien
Maxime Rodinson
Islam et révolution
Spécialiste de l'islam et du monde arabe, Maxime Rodinson est éga- M. R. - Khomeiny a mené les gens sur pouvoir en 1979, il a fait une constitu-
un programme politique et social, ce tion et des élections ! Ce sont des cho-
Iement connu pour ses idées marxisantes, ainsi que pour ses prises de
que n'avait jamais fait un révolution- ses qui n'existaient pas dans l'islam. On
position en faveur des Palestiniens et de plusieurs revendications arabes naire religieux d'autrefois. Il voulait y a commencé à emprunter ces insti-
dès 1948. Ses ouvrages sur Mahomet (Le Seuil, 5" éd., Coll, Points, 19791, aussi rétablir la foi blessée par l'impiété tutions aux Européens vers 1850, à la
Islam et capitalisme (Le Seuil, 1966), Marxisme et monde musulman (Le des gouvernants, mais, en arrivant au France, à l'Angleterre.
Seuil, 1972) ont eu un écho et une influence considérables. Il achève
actuellement, pour les Editions de La Découverte, une nouvelle édition
de la Fascination de l'Islam. L'ayatollah Montazeri surveille le départ pour l'offensive
OL. - /1 y a dix ou quinze ans, en exemple au IV· siècle, osaient dire que
France ou en Grande-Bretagne, la nature divine l'emportait sur la nature
l'idée que l'on puisse blasphémer du humaine dans le Christ - ou l'inverse 1
point de vue de l'islam est une idée - ou que le Saint-Esprit n'était pas sur:
que personne n'aurait perçue. Est- le même pied que le Père et le Fils. On
ee que le thème du blasphème s'est a dit bien pire sur Arius et Nestorius,
renouvelé? plus tard sur Luther, que sur Mahomet.
_ M.R. - On n'y pensait même pas, on Mais les musulmans qui protestent ne
blasphémait tout le temps sans y faire connaissent pas l'histoire de la pensée
attention. On outrageait sans complexe européenne ni le caractère courant du
croyances et rites chrétiens, juifs; blasphème dans notre culture.
musulmans. Si on parle comme si on Une chose est très difficile à faire
n'y croyait pas, on blasphème. Je suis comprendre, aussi bien aux Occiden-
pour la liberté d'exprimer son taux qu'aux Orientaux: il y a une
incroyance, donc, dans ce sens, je suis espèce de laïcisation interne de l'islam,
pour le blasphème ! On assiste actuel- sur un certain plan, que l'on voit éga-
lement à une transformation du rôle de Iement dans les autres religions. Un
la religion: ce n'est plus seulement aplatissement. Vers 1830, Alfred de
l'expression d'une foi, c'est un éten- Vigny pouvait écrire: « Et Dieu, tel est
dard national, une valeur nationale, le siècle, ils n'y pensèrent pas », à pro-
c'est vrai pour l'islam et pour le pos de deux amants qui s'étaient sui-
judaïsme. Les musulmans protestent cidés par amour dans la forêt de Mont-
sans arrêt contre ce qu'ils perçoivent morency. y en a-t-il beaucoup qui pen-
comme des injures à l'endroit de Maho- sent à Dieu maintenant? Pour ce qui
met. Ils y voient un mépris racial ou est de l'Islam, l'essentiel, pour tout
politique à leur égard. Mais ce n'est pas musulman jusque vers 1850, qui l'est
toujours le cas ! Si l'on écrit que Maho- encore pour beaucoup, quand même,
met est un faux prophète, que ce soit c'est que Mahomet est celui qui
dans un livre du Moyen Age ou d'au- apporte le message de Dieu, d'Allah
jourd'hui (c'est une chose que n'im- pour expliquer comment gagner le
porte quel chrétien ou n'importe quel paradis et éviter l'enfer. C'était le plus
juif est forcé de dire, sinon il serait important. Aujourd'hui, c'est en prati-
musulman !), ils disent: on nous que très secondaire.
méprise. Ce n'est pas toujours qu'on
les méprise! Des "injures" de ce genre, OL. - La révolution iranienne n'est-
il yen a eu du Moyen Age aux Temps elle pas, à certains égards, une
modernes, contre les chrétiens qui, par manifestation de cette évolution ?
10 L'ISLAM
Q.L. - Voussymbolisezreffortpour que nous jugions négligeables du point Q. L. - Quel est l'état du marxisme marxisme militant, selon lequel il faut
associer le monde arabe - ou le de vue politique, du genre des théolo- dans le monde musulman actuel 1 être "avec les masses!' - c'est l'en-
monde islamique - à une certaine giens de Qom. trisme - et par conséquent utiliser tous
conception du progrès, et autrefois M. R. - Je ne crois pas qu'il y a "un" les mouvements allant dans un sens
Dans chaque pays, il y a des cou- marxisme et que c'est une doctrine
au marxisme. Diriez-vous rants contraires et la tendance cléricale révolutionnaire, même s'ils paraissent
aujourd'hui que la poussée de l'is- "totale". Il n'y a plus nulle part beau- complètement farfelus.
ne domine pas totalement. On assiste coup de gens qui se réclament du
lam est un peu l'échec de cet à son retour en force dans certains cas,
espoir? marxisme, mais tous sont pénétrés de
mais elle ne domine tout à fait qu'en pensées, d'idées sociologiques, philo-
Iran pour le moment. LesTégimes ira- sophiques, théoriques, d'origine
M.R. - Vers les années 1960 je kien et syrien sont toujours fidèles au marxiste. Même Khomeiny, même La crise
croyais, de façon très schématique - parti Baas, dont le programme est laï- Khadafi. Je l'ai dit un jour à Khadafi, du marxisme
moins que d'autres, mais tout de même que. Jusqu'à présent, ni Assad, ni Sad- il a ri et dit que Marx était musulman.
- que la lutte étant terminée et l'indé- dam Hussein n'ont capitulé purement Les Palestiniens mènent une lutte
pendance gagnée, le monde arabe allait et simplement devant l'élément reli- nationale, or ils tiennent beaucoup à ce Q.L. - N'est-ce pas la crise du
entrer dans l'ère de la lutte des classes. gieux - ils ont fait quelques gestes qu'on la nomme "révolution palesti- marxisme qui a suscité, là où il a
Je croyais aussi que la lutte de classes pour montrer qu'ils n'étaient pas si irré- nienne". Même Khomeiny est pénétré échoué, le passage à l'Islam ?
irait avec la laïcisation. Que nous ligieux que ça. d'idées marxistes, quand il met au pre- M.R. - Il ya vraiment tous les cas.
entrions donc dans une ère qui serait mier plan l'idée de révolution 1 Certes, Regardez l'évolution des juifs: beau-
probablement difficile, mais ferait péné- il y a toujours eu des révolutions en coup, qui étaient parfaitement déjudaï-
trer petit à petit la lutte de classes et Islam, pour installer un bon gouverne- sés - quelquefois comme moi depuis
les idées de laïcité, comme cela avait ment à la place de celui qui est devenu trois générations, mais même moins -
été le cas en Europe. J'ai fini par com- Est-ce qu'il ne mauvais, parce qu'impie. Mais l'idée ont retrouvé, à cause de l'Holocauste,
prendre que ce n'est pas tout à fait la vaudrait pas que la révolution est quelque chose de une tendresse pour la tradition juive
mi:me chose. Ce schéma se réalisera
peut-être, je n'en suis pas sûr, mais à
mieux... louable en soi, qu'il faut faire la révo- qu'ils n'avaient absolument pas. Ils ont
lution pour la révolution, qu'il faut être commencé à s'intéresser à l'histoire
très longue échéance, et avec des révolutionnaire, est une idée complè- juive, aux pratiques juives, ils se sont
hauts et des bas. Après tout, en Q.L. - Le drame, c'est'que les régi- tement absurde du point de vue de l'Is- mis à lire des bouquins, à se plonger
France, on peut dire qu'il a fallu qua- mes qui résistent le plus à la pous- lam classique pendant treize siècles ! dans la Bible, puis à fêter quelques
tre ou cinq révolutions après 1789 Pour sée religieuse ne sont pas forcément Les gens n'ont plus conscience de l'ori- fêtes, certes religieuses, mais qui peu-
que la laïcité entre dans les institutions. plus sympathiques que les autres ! gine de cette idée, mais c'est le vent passer pour communautaires, etc.
Pour le monde arabe, rien ne prouve Entre les régimes irakien ou syrien marxisme - parmi les autres tendan- C'est le processus que Pascal avait très
que cette évolution est inéluctable. Elle et le régime iranien, il est bien diffi- ces socialistes du XIX· siècle - qui l'a bien compris : abêtissez-vous, priez et
se fera peut-être dans un sens con- cile de dire lequel l'emporte en imposée en Occident. la foi viendra. C'est la même chose
traire. Le monde sera peut-être entiè- sympathie! dans l'islam. Il ya des trajectoires stric-
rement cléricalisé et reviendra à un nou- tement parallèles : des gens sont reve-
veau Moyen Age. C'est ce qu'a prédit M. R. - Du point de vue des droits de Q. L. - Que sont devenus les intel- nus à l'islam de leur enfance, aux rites
Berdaiev. Quant à la lutte de classes, l'homme, ce n'est pas beaucoup mieux lectuels du monde arazbe qui ont été d'abord, puis ont commencé à lire, et
c'est un des dynamismes perpétuels de d'un côté que de l'autre. Je le dis par identifiés au marxisme ? ont fini par se convaincre. Sur le nom-·
l'histoire qu'on n'idéologise pas tou- manière de paradoxe et de provocation,
M. R. - Beaucoup sont devenus isla- bre, on en voit qui sont devenus des
jours, mais qui subsiste toujours (sans mais au fond est-ce qu'il ne vaudrait
mistes. Il y en a dans l'état-major de croyants musulmans tout à fait nor-
être le tout de l'histoire). pas mieux pour le Liban qu'il soit tota-
Khomeiny, dans les opposants, dans maux, parfois excessifs.
lement sous la coupe syrienne ? On
pourrait au moins se balader sans ris- les Moudjahidines du peuple. Une
Q. L. - A quelles conditions l'islam
Q. L. - D'après vous, quandles cho- que dans les rues de Beyrouth : Hafez- grande partie de ces gens-là se décla-
el-Assad a massacré dix mille types à raient marxistes il y a vingt ans. Cer- peut-il, en son sein ou malgré lui,
ses ont-elles commencé à évoluer rouvrir l'espace d'une certaine
dans un sens différent de celui que Hama. Résultat, on se balade tranquil- tains sont sincères, d'autres pas. Pour
certains, c'est le vieux principe du modernité, d'une certaine laïcité,
vous prévoyiez à l'époque 1 lement dans les rues de Damas.
retrouver notre conception occiden-
tale du progrès 1
M. R. - Des tas d'événements ont M. R. - La laïcisation est un processus
convergé, et cela dépend des pays. En Femme chercheur en Egypte très lent, qui a des retours en arrière,
Algérie, on a vu tout de suite, au bout et qui varie selon les pays musulmans.
d'un an ou deux, que cela n'allait pas Il y a dix-huit pays arabes, et les Ara-
dans ce sens-là. bes sont le cinquième de l'islam (pas
plus, contrairement à ce que l'on croit
souvent en France). Il y a des musul-
mans un peu partout. Une partie d'en-
tre eux sera peut-être de plus en plus
Toutes les variétés fidéiste. Mais il y aura aussi des tendan-
d'attitudes ces la'lQues - et il y en a déjà beaucoup
- d'abord dans le secret, puisque c'est
mal vu. Il yen a qui resteront souter-
Il y a toutes les variétés d'attitude vis- raines pendant un certain temps. Mais
à-vis de la religion dans les pays musul;: je crois que toutes les idées qui ont été
mans, et j'ai appelé l'une d'elles la "reli- semées pendant la période d'occiden-
giosité respectueuse". C'était le cas de talisation, qui a duré un siècle et demi
Nasser. Il était croyant, comme de à deux siècles, ne sont pas perdues.
Gaulle était croyant, mais pas plus. Il Elles existent. Je l'ai vu, en Algérie ou
était très fin et très sincère, et avait ailleurs. Si vous croyez que des filles à
peut-être une piété très grande, mais qui on a appris que la femme est l'égale
il ne la montrait pas trop. Il n'en mon- de l'homme sont toutes résignées à
trait que ce qu'il fallait pour combattre obéir à n'importe quel connard qui vient
les Frères Musulmans qui l'attaquaient, leur parler au nom du Prophète 1Tout
et il n'allait faire son pèlerinage à La cela est enfoui, secret, implicite, mais
Mecque pour montrer qu'il était un bon un jour ou l'autre, surgira au grand jour.
musulman. Peut-être était-il sincère. Ce qui ne veut pas dire que tout abou-
Mais il avait beaucoup de bon sens. Il tira à une laïcisation universelle ! L'his-
a dit un jour: « Je n'ai jamais compris toire ne promet rien et surtout pas le
comment on peut gouverner un peu- triomphe définitif de la rationalité !
ple uniquement avec le Coran ».C'était
du bon sens pur et simple. C'était l'épo- (Propos recueillis
que où Bourguiba, pour promouvoir par Robert Bonnaud
une attitude la'lQue, buvait en public un et Michel Wieviorka)
verre d'eau au milieu du ramadan. Tou-
tes ces tentatives pour aller dans le sens
d'une laïcisation, d'une limitation de la
zone du religieux, ont finalement
échoué. On a bien vu que ce sont les
forces contraires qui l'ont chaque fois
emporté, qui ont mobilisé les masses.
La révolution iranienne a été la culmi-
nation. On accuse toujours notre aveu-
glement. Peut-être qu'en effet, on
aurait dû mieux analyser les choses,
mais ce n'était pas tellement visible, et
c'était dans des secteurs de la société
11
Michel Wieviorka
Un lien profond
entre la France et le christianisme
Longtemps, l'histoire religieuse a été subordonnée aux s'approprient, non sans à-coups, les tement varié en France, depuis l'épo-
moyens et les concepts de l'Eglise, qui que héroïque des premiers chrétiens,
passions, aux idéologies, à l'apologie confessionnelle ou à l'ha- a elle-même longtemps fonctionné sur qu'il s'agisse de la liturgie, de la prédi-
giographie laïque. La grande force de l'ouvrage dirigé par Jac- un mode quasi étatique, prélevant la cation, du baptême, de l'ascèse et de
dîme, assurant, du moins en partie, la l'érémitisme, de la conversion, de la
ques Le Goff et René Rémond est de rompre avec toute subor- justice, gérant l'état civil, bien avant confession (dont l'usage se développe
dination de ce type, et de tenir les promesses d'une introduc- le pouvoir royal, prenant en charge la au XIII" siècle), de la messe, qui con-
tion qui annonce « une nouvelle histoire religieuse, décléri- maladie ou l'éducation, et même s'ar- naît à certains moments un usage
rogeant, avec une incroyable brutalité "fou", démesuré, du rapport à la mort
calisée, prolongée dans le collectif et le social, reconnaissant sous l'Inquisition, le droit d'user de la ou encore des superstitions. Des ordres
l'importance du sentiment religieux et des pratiques ». violence. Ce n'est pas seulement l'Etat apparaissent, se fortifient, déclinent,
qui, en France, doit ainsi beaucoup à bénédictins de Cluny, cisterciens, puis
sa relation souvent difficile et sans cesse dominicains, franciscains, béguines et,
l'expérience anglaise, n'a jamais abouti renouvelée avec le christianisme, ce sont plus tard, ursulines, etc. Le jansénisme
aussi la culture, le temps, l'espace - fait son apparition.
Jacques Le Goff, à la rupture entre le pouvoir royal et la
« celui des nécropoles comme celui des
papauté. Dans cet ouvrage, qui reconnaît ce
René Rémond Vivants », christianisé dès les VI et VII" qu'il doit à la sociologie - celle de Dur-
En fait, le pouvoir royal, en se ren-
(ss la dir. de) forçant progressivement jusqu'à l'apo-
siècles. Et simultanément, ce que les kheim, de Le Bras et du Chanoine Bou-
deux volumes parus nous donnent à
Histoire de la France gée du roi-soleil, à su s'assujettir voir, et de belle façon, c'est le travail
lard plus que celle de Max Weber -
une'place non négligeable est accordée
religieuse l'Eglise, tout en évitant le schisme. de la religion sur elle-même, ses chan- aux hérésies et aux mouvements qui
D'une certaine façon, ce que f'Histoire gements, ses transformations.
de fa France religieuse nous donne à cristallisent, sous forme religieuse, des
voir est une sorte de transfert où les rois Les pratiques et les attitudes ont for- demandes politiques ou sociales, aux
vaudois, aux cathares, aux différents
Ces deux volumes déjà disponibles et courants qu'on peut appeler évangélis-
qui nous mènent jusqu'à l'aube des tes, et qui annoncent la Réforme pro-
Lumières, c'est d'abord l'image d'un Chapiteau de la 3 e abbatiale de Cluny (XIe s.) testante. De beaux portraits jalonnent
lien profond, intime entre la France et le parcours (et nous ne parlons pas ici
le christianisme qui s'impose. Celui-ci de l'iconographie, très réussie), tels
ajoué un rôle fondamental dans l'uni- ceux de Louis IX, canonisé en 1297,
fication et dans l'identité de la France, haute figure de roi très chrétien, de
et, pour être plus précis, dans la for- Jean XXII, ce pape répressif dont le
mation de l'Etat français plus que dans pontificat d'Avignon marque un début
la cristallisation de la Nation. « De Clo- de rupture entre l'Eglise et la religion
vis à Jeanne d'Arc, écrit Jacques Le populaire, ou encore, beaucoup plus
Goff, la religion est au cœur de la tard, de François de Sales, dont l'in-
genèse d'un esprit patriotique, sinon fluence intellectuelle fut considérable.
national, français. Le baptême du pre-
mier roi franc (...) marque dans l'his-
toriographie française l'acte de nais-
sance spirituel de la France ». Dès lors,
il n'est pas surprenant que le roi de A partir du XVIe s.
France puisse être dit "Très Chrétien",
à partir de Philippe Le Bel. Le dévelop- A partir du XVI" siècle, on le sait,
pement de l'Etat français, on le cons- apparaissent le protestantisme, et les
tate, repose à bien des égards sur ce que "troubles politico-religieux" qui, plus
lui enseigne l'Eglise catholique, en que partout ailleurs en Europe, accom-
matière juridique par exemple, avec pagnent son émergence. Au-delà des
l'apport des "canonistes" au droit civil, événements, mais sans les négliger, les
en matière répressive également, puis- auteurs savent mettre en lumière la
que les techniques de l'Inquisition vont manière dont le protestantisme s'établit
être empruntées par le pouvoir royal à puis, lui aussi, produit un travail sur
la papauté, surtout lorsqu'elle est ins- lui-même, avant comme après la répres-
tallée à Avignon. sion, puis la révocation de l'Edit de
L'histoire de la relation entre le reli- Nantes qui entraîne la fuite vers le
gieux et le politique en France ne se "refuge" mais aussi les Assemblées du
réduit pas pour autant à l'idée d'un rap- Désert, le prophétisme, ou la révolte
port symbiotique. Elle est faite aussi de des camisards. Mais faut-il expliquer
conflits et de rapports de force, souvent l'engagement de l'Eglise catholique
inscrits dans un jeu à trois où intervien- comme une simple réaction au protes-
nent le pouvoir royal, l'Eglise et le pou- tantisme ? Le grand mérite de l'ou-
voir pontifical. Jeu international, qui vrage, ici, est de rompre avec cette thèse
a pu aller jusqu'à de très fortes tensions courante. Dès le XI" siècle, avec la
(notament entre Philippe Le Bel et le réforme grégorienne (contre la simonie
Pape Boniface 'vIII au début du XIV" et le mariage des prêtres, pour mieux
siècle), qui a produit et alimenté le gal- christianiser la société - d'où la néces-
licanisme, mais qui, à la différence de sité de clarifier la différence entre laïcs
12 UNE LONGUE HISTOIRE
et clercs, et donc l'importance prise par indissociable d'un mouvement de les limites du connu et de l'inconnu, qui, tel Abélard, ont engagé une « en-
le thème de la sexualité), l'Eglise catho- réforme dont un sommet est le Concile mais aussi apporter la synthèse des con- treprise de désacralisation de la nature
lique a été le lieu d'intenses efforts pour de Trente (1563), mais qui n'a pas naissances disponibles. qui marque dans le domaine conceptuel
promouvoir un renouveau. Au XVIe attendu le protestantisme pour se mani- Donnons simplement, en conclusion, la fin du monde enchanté» - et qui
siècle, elle est sensible aux demandes fester. un dernier exemple : si nous voulons ont su associer leur foi et l'appel à l'in-
qui en appellent, là encore, au renou- Peut-être faut-il généraliser cette comprendre comment, dans une France telligence, l'idée que l'homme est un
vellement. C'est pourquoi les auteurs remarque, et dire plus nettement à quel si imprégnée de christianisme, a pu se être à l'image de Dieu, et qu'il lui est
de l'Histoire de la France religieuse point les idées reçues sont bousculées, développer la science et le recours à la donné « de connaître la réalité des cho-
n'hésitent pas à parler de réforme à arguments et démonstration à l'appui, raison, nous devons chercher, contrai- ses par la raison ».
propos du catholicisme, au XVIe siècle,
indiquant bien, à juste titre nous
dans cet ouvrage qui sait promouvoir
des raisonnements originaux, rejeter les
rement à une idée reçue, au sein de ce
même christianisme et nous tourner, Editions du Seuil.
•
semble-t-il, que la Contre-Réforme est hypothèses non documentées, marquer notamment, vers ces esprits chrétiens
Louis Arénilla
Luther
pectées certaines conditions élémentaires de par les laïcs et surtout dans les conflits libérer la Parole de Dieu des interprétations
l'existence humaine; l'autorité civile doit locaux entre autorités temporelles et auto- humaines. Ce n'est donc pas la volonté de
Marc Lienhard garantir ces droits humains fondamentaux. rités ecclésiastiques. Elles trouvent surtout rupture qui commande l'action de Luther,
L'Evangile et l'église un aliment dans le vieux conflit entre con- mais une conception précise de la constance
chez Luther La même volonté d'équilibre s'impose ciliarisme et papalisme, entre partisans de et de la continuité de l'église. La reprise des
dans le traitement du conflit avec Rome. la supériorité des conciles sur le pape et dogmes christologiques de l'église ancienne,
« Je ne serai jamais un hérétique» affirme tenants de l'infaillibilité pontificale. Luther la conception du salut, le maintien de l'or-
le moine contestataire en 1518 ; il entend n'est pas plus critique que d'autres. « Ce qui dre traditionnel de la messe attestent la fidé-
agir dans le cadre de l'église; ses protesta- est neuf, c'est qu'il donne un fondement lité de Luther à la pensée originelle chré-
tions et ses accusations ne sont pas neuves. plus religieux, plus théologique à des criti- tienne. L'incompréhension et la conjoncture
On peut penser que tout a été dit sur
Elles s'élèvent dans un relatif anticlérica- ques qui n'étaient pas toutes neuves» écrit historique firent-elles de Luther un réforma-
l.uther, l'un des personnages les plus étu-
lisme, manifeste dans la critique du clergé Lienhard. La théologie de Luther cherche à teur malgré lui?
diés de l'histoire, à qui près de mille études
sont consacrées chaque année. Mais en rai- La lecture de ce livre démontre que les
son justement de cette abondance de publi- notions de mission spirituelle ou d'objectif
cations, le petit livre de Marc Lienhard cons- Luther prêche dans l'église de Wittenberg social, de continuité ou de rupture consti-
titue un remarquable état de la question. tuent des catégories trop simplificatrices
Il ne s'agit pas d'un travail de vulgarisa- pour décrire le phénomène Luther. L'étude
tion soucieux de mettre la pensée de Luther que fait Lienhard des approches qui ont eu
à la portée du plus grand nombre, mais plu- cours dans l'histoire pour étudier la Réforme
tôt d'une série de mises au point. Ainsi, l'au- - nationaliste, marxiste, catholique, protes-
teur insiste sur l'équilibre à respecter entre tante, nazie, etc. - accentue la vanité et la
l'interprétation à dominante spiritualiste et fausseté de tout parti-pris idéologique. En
l'insistance sur l'aspect socio-politique du même temps, elle dégage l'influence d'un
luthéranisme. Le retour à l'évangile, la jus- climat œcuménique qui aujourd'hui, nous
tification par la foi témoignent bien d'une semble-t-il, relativise les différences entre les
promotion de l'intériorité; mais le combat églises catholique et protestante pour met-
de Luther pour les éléments extérieurs que tre en évidence un dénominateur commun:
sont la Parole, les sacrements et même, con- la fidélité aux évangiles.
trairement à des idées reçues, son intérêt Il n'en reste pas moins qu'il n'y a pas cinq
pour les images, soulignent l'enracinement siècles, le mouvement de libération religieuse
de la doctrine dans la réalité; inversement, initié par Luther a charrié pas mal de dra-
on déforme les intentions de Luther, mes et de cadavres dans le cours impétueux
lorsqu'on met au premier plan, comme les de son histoire pour aboutir finalement à la
interprétateurs marxistes, sor! rôle d'initia- formule « cujus regio, ejus religio ». Cette
teur révolutionnaire. La doctrine luthérienne distance que crée Marc Lienhard entre la
se place dans un juste milieu; elle affirme sérénité actuelle et le tragique du passé doit
la primauté de la spiritualité dans la réalité nous interpeller au moment où les intégris-
d'une foi exclusive qu'aucun pouvoir exté- mes réveillent les exigences d'églises jusque-
rieur ne saurait imposer ni créer; simulta- là tolérantes.
nément, elle souligne qu'il est indispensa-
ble, pour la vie des hommes, que soient res- Les éditions du Cerf, 1989, 287 p. •
Daniel Vidal
Périls en la demeure
Toujours les monstres sont froids. Ainsi du politique tragique, inhabitable et que l'on hait, Ici, point de tiers-lieu: ni quelque
sol même, cependant, que l'on veut paradis décliné au futur, ni quelque
et de la religion: ce sont formes muettes qui ne parlent qu'à habiter, en forme ultime de désespoir. retraite ici-bas où faire secte et retrou-
ceux, sans désir ni dessein, n'ayant plus vocation à saisir d'au- Au principe du mouvement, gagnant ver quiétude. Mais ce monde même, en
tres voix. Paris, provinces et écarts, toutes posi- ses revers et ses terres échouées, ce
tions sociales intriguées du haut d'une monde comme seul réel impossible,
société en ses fonds les plus bas, et tou- destiné cependant: il n'est d'autre hori-
tes places dans la hiérarchie ecclésiale, zon. Pas plus que, du mal, il n'est de
prêtres indignes de paroisses sans éclat, négociation qui le puisse alléger, abré-
Non pas quelque rumeur venue <lu croisés de leur décomposition. Quand évêques possesseurs de diocèses émi- ger, ou en rompre l'encerclement. Car
dedans de ces choses en évidence, qu'un quelque foudroiement tiers, de corps, nents, théologiens gérant au mieux l'hé- le mal n'est cercle ni temps: il est ce
simple remuement de fond autoriserait de symbolique ou de doctrine, les indis- ritage de Port Royal - en son principe, centre seul qui confère sens à l'exis-
à entendre. Mais cela qui, en toute rai- pose l'un et l'autre. cette question : comment assumer en tence, et l'instant même, hors passé,
son, ne cesse de se dire à l'écart de ces Si l'on s'aventure d'aval en amont, pleine lucidité l'impératif du mal - hors avenir, pure présence qui vaut
restes peu à peu poussés hors du monde voici trois figures d'histoire. Soit déjà, malheurs, certes, du temps, malheur de éternité. C'est de se disposer entre ces
- immondes par là. Plus encore: reli- au mitan du XVIIIe siècle, l'efferves- la créature dont s'évanouit le rapport deux impératifs - mal sans héritage,
gion et politique ne se connaissent et cence janséniste, ses miracles et convul- de visibilité à Dieu, mal de l'être en sa entière donne d'origine; temps sans
n'ont de commun destin qu'aux temps sions, sa quête obstinée d'un univers négativité même -, et en quel site. autre scansion que sa propre actualité
UNE LONGUE HISTOIRE 13
- que le jansénisme vient à ses convul- s'entreprennent: non plus désaveu qui, saisissant tout inspiré, menaçait lité abstraite: au carrefour d'une
sions. direct du politique par retournement de d'éteindre le foyer même où celui-ci mystique spéculative de l'essence et
Convulsions du corps, massives, ses assises, mais son désarroi par mise avait pris corps ? Etrange alliance : le d'une mystique victimale, la Règle
indexant les miracles à leur seule raison. en équivoque des identités culturelles trône et le temple, celui-là sans doute anéantit la créature jusqu'à la produire
Mais convulsions aussitôt politiques: sur lesquelles il se bâtit. Sans doute tout requis de détruire celui-ci, tous deux sujet, libéré de la pesanteur de son moi
dix ans, vingt ans, un demi-siècle avant prophète use-t-il de son propre fonds pourtant de connivence pour réassurer et de ses qualités propres', et décide d'un
la Révolution, la grande convulsion est cultuel comme principe de vocation. Et aux ordres institutionnel et politique Dieu absent du monde, centre vide et
décidée, du corps biologique au corps frontière de sa culture. Mais prophé- leur légitimité mise en défaut par la exorbité d'où ce monde s'engendre
social, du corps comme métaphore au tisme est diction, et fabrique, de geste prophétique. Que se brouillent les comme intrigue croisée de sujets en
politique comme réel. Le jansénisme déserts : il saccage cela qui le met à marques d'une identité séculaire, et équivalence. Il advient ceci: l'énoncé
consomme le corps comme nudité du mort, par sa posture dévastée. Fuient l'axe même du social, et l'instance du monétaire parle même langage - nul
politique, et consume le politique alors référents institutionnels et repè- politique qui en assure la configuration objet n'entre en échange généralisé avec
comme nudité du réel. De l'un à l'au- res identitaires. stable, risquent alors infiniment de déri- tout autre qui ne soit dessaisi de toute
tre, le mal transite, et les qualifie sans ver. valeur propre, et toute monnaie par
On sait l'âpreté de la lutte qui s'en- principe s'abolit en tant que marchan-
recours: le trône est haut-lieu d'abjec- gagea contre lui. Pouvoir royal, bien Péril en la demeure: de religion, de
tion -l'apocalypse est d'aujourd'hui. politique. Un siècle plus tôt, voici dise, abstraite ainsi du cycle de la repro-
sür, acharné à réduire un ilôt de rebel- duction. Conjonction intime de la
Elle est pour demain, puisqu'elle est lion. Mais aussi bien puissance protes- Benoît de Canfield, puritain anglais
converti à Rome, mystique d'excellence mystique et de la finance. Ainsi peut se
de notre passé, tragique lui aussi, tout tante, du refuge ou de l'intérieur, que prolonger, sur cet autre versant,
le siècle en hostilité : ainsi disaient les des temps de moins forte contrainte en sa « Règle de Perfection », fonda-
teur de l'école « abstraite» annoncia- l'analyse webérienne : la mystique du
prophètes en Languedoc calviniste, autoriseront à faire retour. Et qui
dénoncera cette passion d'indifférence trice du « siècle des saints ». Spiritua- XVIIe siècle 'commençant entretient un
camisards insurgés. Mais d'autres issues rapport électif avec la raison centrale
du déploiement généralisé des formes
Philippe de Champaigne, Les religieuses de Port-Royal les plus fécondes du capitalisme comp-
table, en sa « rationalité» même.
En ce précipité, allégeances politi-
ques et mouvances religieuses ne valent
plus comme repères centraux. Qu'on
soit ligueur ou fidèle au Roi, venu de
la Réforme ou dévôts en catholicité, il
peut suffire que l'on fréquente les ave-
nues de la finance pour que s'ouvrent
les voies de la mystique abstraite. Poli-
tique et religion, à rigoureusement par-
1er, désormais ne font plus sens majeur,
n'étant plus principes organisateurs du
rapport social. Ce sont là garants vides
que l'analyse porte à plus de vacuité
encore.
•
Du même auteur :
- l'Ablatifabsolu -le discours cami-
sard en Europe (Anthropos 1977).
- Le malheur et son prophète (Payot
1983).
- Miracles et convulsions jansénistes
Le mal et sa connaissance (PUF, 1987).
- Le «Livre» de Margery Kempe
(trad. et préface: M.K. ou la dévora-
tion du temps) éd. J. Millon, 1987.
INSTITUT
DES HAUTES ÉTUDES
Spinoza •• EN ARTS PLASTIQUES
APPEL DE CANDIDATURES
INTERNATIONALES
Carmen Bernand
La dérision
et le feu purificateur
« La Vierge ne monte pas au ciel en priant. Elle y monte à la Dali est appréciée des intellectuels que ou coup d'éclat publicitaire pour
par la propre force de ses anti-protons », disait Salvador Dali et imitée, voire dépassée à l'occasion, épater des braves gens qui avaient déjà
tant la surenchère dans ce domaine est presque oublié la différence entre l'As-
(1) en 1952. Ces commentaires, prononcés par le peintre dans tentante, on préfère de loin les formu- cension et l'Assomption.
les années de plomb du franquisme, dont il vantait d'ailleurs les plus ramassées, la concision univer-
Pourtant la conduite blasphématoire
la mission rédemptrice, auraient dû normalement lui attirer selle de la scatologie (le registre excré-
mentiel l'emportant nettement sur le en tant que thème littéraire ou cinéma-
les foudres du clergé espagnol - qui dans ces temps-là était sexuel) qui introduit, là où l'on ne s'at- tographique inspire toujours des senti-
ments troubles, où l'admiration l'em-
tout naturellement intégriste - mais ils furent pris pour des tendait pas, une dimension grotesque
porte de beaucoup sur la peur ou l'in-
boutades émanant d'un artiste excentrique qui se définissait inspirant selon le cas le rire ou la répul-
sion. dignation. Comment expliquer sinon le
lui-même comme catholique apostolique et romain. succès du film de Werner Herzog,
Cette tradition contestataire de la Aguirre, fondé sur un fait historique
parole s'est maintenue en Espagne dont la truculence dépasse largement la
S'il y avait blasphème dans les pro- voie publique. Nous sommes nombreux jusqu'à une époque récente. Les répu- fiction ? Car ce conquistador défiant
pos de Dali, ce n'était pas dans l'image à avoir lu, durant les années cinquante, blicains espagnols exilés s'en servirent jusqu'à ses dernières conséquences l'au-
de la Vierge Marie représentée sous les des écriteaux disant : « se prohibe blas- pour exprimer leur identité laïque, torité du Roi - le vrai Lope de Aguirre
traits de Gala, ni dans celle de l'As- femar », ce qui en dit long sur les pra- bafouant ainsi l'ennemi dans ce qu'il réussit à descendre l'Amazone sur son
somption conçue comme un ascenseur, tiques. Une telle disparité de traitement avait de plus essentiel, ses croyances et radeau mais finit par être pris et exé-
qu'il fallait le chercher. L'offense blas- montre bien que le blasphème existe ses racines, à la manière de celui qui cuté - est une figure comparable par
phématoire, maniée sciemment par l'ar- moins par son contenu spécifique que jette ~ la figure de son contraire l'in- son audace et par sa démesure à don
tiste, s'adressait à une autre paroisse, par l'utilisation que l'on en fait dans conduite de sa mère. La modernité, je Juan, celui de Tirso de Molina avant
qui avait de la messe et du catéchisme des situations politiques précises et par pense, fut fatale à cette parole déstabi- celui de Molière, et surtout, celui de
une opinion bien différente: celle de l'intention de celui qui l'exprime. lisante : les mœurs s'adoucirent peu à José de Zorrila, auteur dramatique du
Pablo Picasso et de ses amis, choqués peu, de profonds clivages partagèrent XIX· siècle, dont une tirade célèbre
par les louanges réitérés du Grand Mas- Dans le monde hispanique qui nous le clergé, des curés empruntérent le lan- soulève toujours l'enthousiasme popu-
turbateur à l'égard de la dictature fran- sert ici de source d'inspiration, tant il gage des communistes, les communis- laire, dans tous les pays hispanophones
quiste. est vrai que son destin historique tes adoptèrent la prudence feutrée des où la pièce est encore jouée.« J'ai
incarne le catholicisme triomphant, le presbytères, et dans cette confusion, ou appelé le Ciel et il ne m'a pas répondu/
De surcroît, la bienveillance de Fran- blasphème oral a toujours été l'arme dans ce rapprochement des contraires, Puisqu'il me ferme ses portes/ De mes
co envers les formules lapidaires qui, ja- individuelle par excellence, maniée, le blasphème devint désuet, voire mal- pas ici-bas/ Qu'il en soit le seul respon-
dis, auraient indisposé l'inquisition con- avec plus ou moins de talent, par les séant. A quoi bon maudire si désormais sable ».
trastait avec un climat général de répres- hérétiques, les sorciéres ou tout simple- la malédiction n'injuriait plus per-
sion et de "bondieuserie", où le juron le ment les mécréants, rebelles à la respec- sonne? L'imprécation malsonnante Populaires, ces défis lancés aux
plus anodin prenant à partie la Sainte tabilité conventuelle symbolisée à mer- Grandes Puissances l'ont toujours été,
déserta le champ du clérical, ouvert
Trinité ou la hiérarchie ecclésiastique, veille par l'Escurial. La formulation me semble-t-il, à la manière des jeux
désormais à toutes les tendances, à tous
était, du moins en théorie, puni blasphématoire est à la fois fantaisiste dont l'issue est mortelle car la dispro-
les syncrétismes, et se résigna à ne plus
d'amende lorsqu'il retentissait sur la et conventionnelle. Si la sophistication portion entre les deux camps est trop
être autre chose que curiosité folklori-
évidente pour qu'il en soit autrement.
Sans doute le succès littéraire de don
Jacques Prévert: « D'après Philippe de Champaigne" Juan - et celui plus limité d'Aguire
- relèvent l'attrait que ressent une
société catholique pour le personnage
du blasphémateur, seul face à Dieu et
opposant sa singularité au conformisme
ronronnant de la majorité silencieuse.
Contempleur irrécupérable, le blasphé-
mateur authentique n'est-il pas celui
que chacun de nous rêve d'être? Celui
qui incarne l'individualité totale dans
toute sa force subversive? Car pour
qu'il y ait blasphème, il faut qu'il y ait,
chez celui qui le prononce, une parcelle
de cette croyance qu'il injurie et qu'il
rabaisse chez les autres, il faut qu'il y
ait passion et déni, respect et raillerie.
Dans tous les pays méditerranéens,
les mots qui blessent comme un dard
sont en principe irréparables à moins
qu'il y ait de la part de celui qui les pro-
fère repentir et humiliation. Cette force
attribuée à la parole et typique des civi-
lisations où l'oralité était le mode de
transmission principal, subit une modi-
fication importante avec la découverte
de l'imprimerie. Les blasphèmes tout en
restant répréhensibles - l'inquisition
les considérait comme des délits -
devinrent moins dangereux, du fait de
leur singularité même, que tous les pro-
pos non conformistes figés par l'écri-
ture, et susceptibles de se propager et
de faire des.adeptes. Là encore l'Espa-
gne abonde en exemples et il serait fas-
tidieux de les énumérer.
Les "idolâtries"
En somme, la haine à l'égard de tout
écrit non orthodoxe n'eut d'égal que
celle suscitée par les images et les repré-
UNE LONGUE HISTOIRE 15
sentations des peuples non chrétiens, les matériéls de la croyance de l'Autre- il n'est pas requis d'être fanatique. gluant », texte inséré dans le Cata-
« idolâtries ». Hernan Cortès cassant images, objets, livres - traduit tou- Triant la bibliothèque de don Quichotte logue de l'Exposition Salvador Dali
les « idoles» des Anciens Mexicains, jours le triomphe - durable ou éphé- et l'expurgeant systématiquement de à Paris-Beaubourg, en 1980.
Francisco Pizarro jetant à terre l'Inca mère - d'une orthodoxie sur toute tout roman de chevalerie, le barbier 2. Pour une analyse de ces questions,
du Pérou, le Père Diego 4lnda brûlant forme possible d'expression: les tombe sur trois titres anodins, trois voir Carmen Bernand et Serge Gru-
les codices' mayas (dont ir admirait par Indiens d'Amérique, parmi d'autres récits d'amour aussi insignifiants zinski : De l'idolâtrie. Une archéo-
ailleurs la beauté), l'inquisition censu- peuples, en firent les frais. qu'inoffensifs et, hésitant, les tend au logie des Sciences religieuses. Le
rant et brûlant des milliers de livres, les Nul besoin pourtant de se limiter au curé. Et celui-ci de répondre: « Il n'y Seuil. 1988.
anarchistes de la guerre civile incen- domaine du religieux, pour compren- reste autre chose à faire sinon les con-
diant les églises, sont autant de gestes dre la fureur destructrice justifiée par fier au bras séculier de la gouver-
comparables accomplis dans un con- le dessein de combattre toute forme nante ? », sachant que cette femme les
texte de conflit militaire ou politique où d'idolâtrie. L'auto-da-fé des livres de livrera sur-le-champ au feu purificateur. Carmen Remand a publié en collabo-
ration avec Serge Grudzinski de l'Ido-
la victoire encore incertaine ne peut être don Quichotte, organisé par le curé et Et, pour couper court à toute discus-
assurée que par la disparition de tout le barbier, avec la sollicitude de la nièce sion, le curé ajoute à l'adresse du bar- liiw, une archiologie des sciences reli-
ce qui donne à l'ennemi son idendité et et de la gouvernante de l'hidalgo, relève bier : « surtout, qu'on ne me demande gieuses (Seuil, 1988), voir.la Q.L. nO
sa raison d'être (2). Alors que le blas- pas pourquoi, car on n'en aurait jamais 523).
d'une même obsession et traduit une
phème ouvre un combat inégal perdu même tactique : déraciner la mémoire fini ». •
d'avance et suscitant, de ce fait, la pour soumettre complètement l'irré-
sympathie des faibles et des minorités, ductible afin d'ériger l'unique vérité. 1. Propos cités par Gilbert Lascaux
la destruction physique des supports Pour mener à bien une telle entreprise, dans. « Une Schéhérézade du
Xavier Delcourt
Claude Glayman
Mozart, Méhul
compositeurs des Lumières
U faut pratiquement attendre la fin superstitions... le progrès pouvant les, souvent d'un traditionalisme type enchaînement tout en transmettant une
du XVIIIe siècle pour que soit tranché résulter, également, d'une synthèse des sagesse des nations : Tamino impose le leçon philosophique voisine de celle de
le cordon ombilical liant musiques et confessions. La destitution du dogme silence, en permanence, à Papageno qui "La Flûte" dont l'influence musicale
religions. Il est, éventuellement, possi- religieux est affrrmée dès le début de se voit, du reste, cadenassé par les Trois est explicite chez Méhul. Exhumé
ble de repérer, auparavant, des compo- l'opéra lorsque le serpent (emblème Dames tant son caquetage est vain. Le récemment par le Théâtre Français de
siteurs mécréants mais c'est bien chrétien du péché) est tué alors qu'il langage, à la différence de la musique, la Musique (sous l'impulsion de Pierre
. Mozart qui, tout en dégageant le sta- menace Tamino, un Tamino fils de est source de mensonges, d'incompré- Jourdan) qui s'est fixé pour objectif de
tut de compositeur de l'obédience prin- Prince qui aura à conquérir Il; vérita- hension, de non-communication ! La représenter le patrimoine national dans
cière et politique, écarte la religion ble amour, celui de Pamina, fille de la flûte de l'un et le carillon de l'autre
comme valeur universelle prédominante Reine de la Nuit, à travers les mille et constitue les attributs fondateurs de la
de l'art musical. Dans cette perspective une épreuves de l'initiation. L'amour musique elle-même (encore que le fai-
l'adhésion maçonnique du même qui conduit à la victoire des lumières ble goût de Mozart pour la flûte, attesté
Mozart est évidemment capitale (avant sur les ténèbres concerne des êtres par de nombreux documents, ne man-
lui, Joseph Haydn, déjà, avait n'éprouvant aucune honte d'eux- que pas de rendre perplexe; tout Une synthèse
embrassé les mêmes convictions mais il mêmes : ne sont-ils pas beaux ! Les uns comme le livret de Schikaneder qui des idéaux
était demeuré dans une attitude sociale et les autres car le vrai couple inclut n'est pas à une invraisemblance près). de la Révolution française
très traditionnelle) en attendant celles l'égalité homme et femme (encore que
de Beethoven et de divers compositeurs l'antagonisme homme/femme, Saras- Dernier opéra de Mozart créé juste
français de la période révolutionnaire tro/Reine de la Nuit soit bien sympto- quelques mois avant sa mort, "La Flûte ce qu'il a de valable, il symbolise éga-
tels Méhul ou Rouget de l'Isle, etc. matique du phallocratisme franc- Enchantée" (présentée cet été à Aix et lement comme une synthèse des idéaux
maçon). Orange) doit être considéré comme son de la Révolution Française. Alors que
La relation Mozart et Esprit des testament musical. La diversité des la jeunesse de Joseph (thème univer-
Lumières (car c'est de cela qu'il s'agit) Celui qui a assisté à une cérémonie styles en est la preuve en même temps semment connu et adapté) est contée
n'implique pas exclusivement l'éclai- maçonnique sait que la musique y est qu'elle garantit sa perfection théâtrale. par un acteur ,l'opéra, proprement dit,
rage maçonnique: "Don Juan" et .prédominante au détriment des paro- On y retrouve la symbolique franc- raconte l'accueil des tribus d'Israël, via
"Les Noces de Figaro", par exemple, maçonne dans le fameux mi-bémol Jacob et sa famille, par l'Egypte de
ont, à priori, peu à voir avec cet éclai- majeur (tonalité de "l'Héroïque" de Pharaon, que dirige Joseph devenu
rage; mais "Cosi fan Tuttè" et "La Mozart Beethoven). L'idée de fraternité Premier ministre. La leçon est claire,
Flûte Enchantée", sans compter d'au- humaine se dégage comme résultat de l'antiracisme est une vertu, l'étranger
tres œuvres instrumentales et chorales l'œuvre d'art (écoutez, par exemple,les (l'immigré, dirait-on de nos jours) doit
sont explicitement placées sous le signe versions BOhm de 1964, 1cof. 3CD DG être reçu dignement, équitablement !
maçon. Quant à Méhul, son œuvre la ou de O. Klemperer, 1 cor. 3 CD D'autant que Joseph qui a su prévoir
plus fameuse; "Joseph", récemment EMI/VSM) et comme message si tant et maîtriser les sept années de vache
exhumée et qui fascina tant de compo- est qu'on puisse parler de message à maigre, a démontré qu'il est possible
siteurs (Beethoven, Berlioz, Wagner, propos de Mozart. L'acceptation d'acquérir du bien pour tous.
Mahler, etc.) est légèrement ultérieure sereine de la mort est, peut-être, la Emprunté à une légende biblique, repris
puisqu'elle fut créée à Paris en 1807. leçon primordiale qui s'inscrit contre par un auteur, célèbre à l'époque,
Mais comme cela arrive souvent, c'est tout joug religieux même si aucune vie Alexandre Duval, le thème parvient à
la distancilt.tion dans le temps qui per- éternelle n'est promise. Tamino ne l'universalité grâce au traitement musi-
met le mieux de restituer l'idéal anté- craint pas l'échéance finale tandis que cal de Méhul et à sa filiation maçonni-
rieur, en l'espèce celui des idées révo- Pamina menace de se supprimer tout que qui postule l'éternité. L'œuvre,
lutionnaires, et cela malgré l'emprunt comme Papageno (mais dans son cas esthétiquement (lire à ce propos l'excel-
biblique du livret de "Joseph". l'être "inférieur" peut-il atteindre la lent ouvrage la Vie musicale en France
sagesse 1). Nous sommes là en pleine au temps de la Révolution par Adélaïde
Dans "La Flûte Enchantée", le
philosophie des Lumières (transmise en de Place, Fayard) est à la fois moderne
refoulement de la religion est fonda-
Autriche à travers la franc-maçonnerie pour son temps et prometteuse pour
mental. Et l'on sait, par ailleurs, que
qui, notamment, inspira le "josé- l'avenir (l CD Chant du Monde,
longtemps en butte à l'archevêque de phisme"). Et il est significatif que l'œu- annoncé pour l'automne prochain,l'at-
Salzbourg, le redoutable Colloredo,
vre qui est l'illustration la plus achevée testera sans doute définitivement). A la
Mozart manifesta peu d'enthousiasme
de cette philosophie, inaugure en même différence des Français, les Allemands
pour les codes de musique religieuse tels
qu'ils étaient pratiqués à l'époque, en temps un genre capital pour l'histoire n'oublieront pas la leçon.
dépit du "Requiem" final, commande
plus ou moins mystérieuse et source de
de l'opéra, le Singspiel, tellement
important pour la musique allemande
(voir Weber et la suite) mais également
•
bien des légendes... La connaissance, du futur opéra-comique français.
c'est~à-dire le progrès, est postulée
comme but suprême par opposition aux "Joseph", de Méhul, cristallise cet
UNE LONGUE HISTOIRE 17
Michel Wieviorka
Fernand Rude
Terminer la Révolution
La Révolution de 1789 avait bouleversé les consciences jamais contesté l'existence d'un Etre présent. Avec son Catéchisme des
suprême. "Plein Ccroyant", par oppo- Industriels (publié de décembre 1823 à
autant que l'ordre politique et social. En votant la Constitu- sition au "demi-Croyant" que, selon juin 1824), Saint-Simon s'efforce de
tion civile du clergé, l'Assemblée nationale, qui avait sécula- lui, serait Lamennais, il a cru découvrir définir le répme (Saint-Simon a inventé
risé les biens de l'église catholique, faisait des évêques et des le "plan de Dieu" et le dévoiler par sa le mot industrialisme) qui tend à s'ins-
doctrine. A l'attraction, agent des har- taurer, la primauté des' 'industriels les
curés des sortes de fonctionnaires élus par le "peuple". L'obli- monies sidérales, révélée par Newton, plus importants", car "tel sera inévi-
gation du serment suscitait un schisme entre les prêtres jureurs correspondent les attractions "propor- tablement le résultat final de la révolu-
et les insermentés ou réfractaires, jetant les semences d'une tionnelles aux destinées" que l'inven- tion actuelle". Surtout, il appelle ces
teur du phalanstère applique à la cons- industriels à se séparer des libéraux, des
terrible guerre civile. truction de son nouveau mécanisme "propriétaires fainéants" et autres
Quant aux révolutionnaires, ils rêvaient d'une "religion social. Remède à tout et notamment "frelons", et à fonder un nouveau parti
aux révolutions avec lesquelles on ne qui s'allierait à la monarchie restaurée.
raisonnable". Ou tout au moins d'un "aggiornamento". saurait en finir par la répression. C'est là ce que Stendhal dénoncera,
avec plus de pertinence qu'on ne l'a
pensé, comme « un nouveau complot
contre les industriels ».
Saint-Simon Ce Catéchisme réserve sa place à
"une morale positive" , base nécessaire
Peu après la proclamation de la grandes choses ». En guise de religions A une conclusion analogue est arrivé de la société industrielle : « La religion
République, le ministre de l'Intérieur, nouvelles, la Révolution n'accouchait Saint-Simon, mais par des voies bien chrétienne est le meilleur code moral
Roland, adressait aux "pasteurs des vil- que de cultes éphémères : de la Raison différentes. Dans ses Considérations qui existe; mais nous croyons que ce
les et des campagnes" une circulaire où (avec surtout les Hébertistes), de l'Etre sur les mesures à prendre pour termi- code a besoin d'être complété. » Ainsi,
l'on peut lire: « Le bon peuple... ne Suprême (avec Robespierre) et enfin la ner la Révolution (1820-1821), il loin de se désintéresser du pouvoir spi-
devrait s'entretenir avec l'Etre suprême Théophilanthropie, sous le Directoire. annonce l'issue de celle-ci : l'établisse- rituel, Saint-Simon envisage déjà de lui
que par les épanchements de son cœur, "Cultes vraiment pitoyables", religions ment d'un nouveau système « fondé donner la prépondérance sur le pouvoir
et les exprimer dans sa langue naturelle "mortes avant d'être nées"., dira Fou- sur l'industrie, comme nouvel élément temporel, en le rajeunissant.
et la plus usuelle. Notre révolution amè- rier : « Jamais l'esprit humain n'in- temporel, et sur les sciences d'observa-
nera probablement ces changements venta rien de plus médiocre ». Le culte tion, comme nouvel élément spirituel ». En avril 1825, paraît le livre le plus
salutaires» (novembre 1792). de la Raison n'était qu'« \lJ1 corps sans Une morale établie sur de nouvelles étonnant et le plus discuté qu'ait écrit
Certes, comme l'a noté Fourier âme » et la Théophilanthropie « une bases dissipera l'influence du clergé. Saint-Simon: Nouveau Christianisme.
(Théorie des Quatre mouvements, âme sans corps ». Il eût fallu, pensait- Car le seul moyen d'anéantir les insti- Dialogue entre un conservateur et un
1808), « il y avait un grand coup à faire il, une religion qui divinisât les volup- tutions caduques est de les remplacer novateur. Premier dialogue.
en matière de religion, mais ce n'est pas tés. par d'autres plus en rapport avec les
avec de la modération qu'on fait de Profondément déiste, Fourier n'a connaissances et les habitudes du temps « Oui, je crois en Dieu », professe le
UNE LONGUE HISTOIRE 19
novateur qui représente l'auteur. Il Auguste Comte prendra plus tard le gie inventé par lui, Comte inaugure chisme destiné à devenir le "meilleur
croit en l'origine divine de la religion relais. Il s'était d'abord fait connaître l'étude des phénomènes sociaux. résumé usuel" de la religion positive.
chrétienne mais, selon lui, la parole de comme 1'« élève de Henri Saint-
Dieu: les hommes doivent se' conduire Méditant sur l'œuvre de la Révolu- Parmi les penseurs et les savants qu'il
Simon» du vivant du maître. Le troi- tion, le philosophe positiviste salue le reconnaît comme ses « six prédéces-
à l'égard les uns des autres comme des sième cahier du Catéchisme des Indus-
frères, renferme "tout" ce qu'il y a de culte de la Raison (qu'il attribue à tort seurs immédiats», Auguste Comte
triels (1824) n'est autre que la première aux Dantonistes) et repousse le culte insiste sur son "précurseur essentiel" ,
divin dans le Christianisme. Les hom- partie du Système de politique positive,
mes doivent donc se proposer pour but robespierriste de l'Etre Suprême. Condorcet, et "oublie" Saint-Simon,
sorte de "prospectus philosophique" « ççtte étran~e restauration reli· mise à part une allusion parfaitement
l'amélioration la plus rapide possible du des travaux d'Auguste Comte, "néces-
sort de la classe la plus pauvre. Une for- gieuse » qui commence, selon lui, « la désobligeante au « jongleur superficiel
saires pour réorganiser la société" (et, grande réaction rétrograde». Et il et dépravé» dont il a subi les « séduc-
mule nouvelle sous la plume de Saint- ajoute-t-il, « pour rétablir l'ordre en
Simon et qui reviendra constamment appelle de ses vœux une nouvelle auto- tions passagères». Ailleurs, il avait
Europe »). Dans une courte présenta- rité spirituelle, premier besoin de notre regretté cette « liaison funeste».
dans la bouche du novateur. tion, Saint-Simon, tout en assurant époque et première base du régime Notons aussi cette condamnation du
qu'il s'agit du « meilleur écrit qui ait futur. Fouriérisme. « La plus méprisable des
Le Nouveau Christianisme deviendra jamais été publié sur la politique géné- sectes éphémères que suscita l'anarchie
la religion universelle et unique. Il aura rale », marque les divergences qui le La rencontre avec Clotilde de Vaux moderne me paraît être celle qui vou-
lui aussi sa morale, son culte et son séparent du point de vue de son disci- déclenche une sorte d'illumination. Au lut ériger l'inconstance en condition de
dogme, son clergé et ses chefs. Mais le pie: celui-ci n'a traité que « la partie cours d'une "année sans pareille" bonheur, comme l'instabilité des occu-
prophète précise aussitôt que les nou- scientifique de notre système» (en don- (1845-1846), Auguste Comte prend pations en moyen de perfectionne-
veaux Chrétiens considéreront la doc- nant d'ailleurs aux savants la priorité pleinement conscience de la nécessité ment. »
trine morale comme la plus importante, sur les industriels), mais il n'en a point d'un « nouvel ordre spirituel suscepti-
le culte et le dogme comme de simples exposé « la partie sentimentale et reli- ble de diriger convenablement la régé- La nouvelle religion a pour dogme la
"acces~oires". Depuis le XVI' siècle gieuse» qui préoccupait déjà Saint- nération humaine » et de la nouvelle philosophie positive : une morale con-
surtout, le Catholicisme n'est qu'un Simon. tâche qui lui incombe : "compléter" sa densée dans la loi « vivre pour autrui »
"Christianisme dégénéré". De même, et une Sociologie. L'Humanité se subs-
le Protestantisme. Certes, Luther a titue définitivement à l'ancien Dieu;
rendu à la civilisation "un service capi-
A la recherche d'une religion nouvelle elle est le vrai Grand Etre, un être
tal" par sa critique de la cour de Rome, immense et éternel, qui se compose de
mais il a "mal doctriné". Saint-Simon beauçoup plus de morts et de person-
laisse de côté l'orthodoxie (demeurée nes à naître que de vivants.
jusqu'alors "en dehors du système La rupture entre les deux hommes doctrine par une religion nouvelle. Et
européen"), ainsi que les religions asia- n'est pas loin. Comte assistera cepen- la Révolution de 1848 va le convàincre Conciliant tant bien que malle pro-
tiques et africaines. Sur lé ton d'un dant aux obsèques de son ancien maî- d'imaginer une synthèse politique à grès avec l'ordre, Auguste Comte com-
Messie, il annonce sa "missidn divine" tre et, de novembre 1825 à février 1826, égale distance des tendances rétrogra- plimente "le noble tzar", Nicolas l,r
aux souverains de la. Sainte Alliance, les collaborera au Producteur (la revue des et anarchistes. Au printemps de (surnommé Nicolas la trique) et accepte
adjurant d'« employer toutes leurs projetée par Saint-Simon et publiée par 1849, nouveau Fabre d'Eglantine, il volontiers le 2 décembre de Louis-
forces à accroître le plus rapidement ses disciples), où ses "Considérations rédige un Calendrier positiviste. Les Napoléon Bonaparte, « l'heureuse crise
possible le bonheur social du pauvre ». sur le pouvoir spirituel" annoncent sa treize mois de l'année portent les noms qui vient d'abolir le régime parlemen-
C'est par ces mots que se termine la future évolution: « L'état social des de treize grands hommes, de Moïse et taire et d'instituer la république dicta-
dernière brochure de Saint-Simon. Il nations les plus civilisées réclame impé- Homère à Frédéric le Grand et Bichat. toriale, doql>le préambule de toute
meurt le 19 mai 1825, un mois après la rieusement aujourd'hui la formation La nouvelle ère commence en 1789. Et vraie régénération ». En même temps,
publication du Nouveau Christianisme. d'un nouvel ordre spirituel, comme pre- apparaît la formule sacrée du positi- comme les Saint-Simoniens, il fait
mier et principal moyen de terminer la visme : L'Amour pour principe, l'Or- appel aux femmes et auXprolétaires.
période révolutionnaire, commencée au dre pour base et le Progrès pour but. « La révolution féminine doit mainte-
S'agissait-il là pour Saint-Simon, nant compléter la révolution prolétaire,
comme certains l'ont cru, d'un "dégui- seizième siècle et parvenue depuis trente
ans à son dernier terme ». Dès cette En 1851, Auguste Comte fait impri- comme celle-ci consolida la révolution
sement", afin de faire passer sa philo- bourgeoise, émanée d'abord de la révo-
sophie politique et sociale. Mais le fait époque, Comte a pleine conscience de mer le premier volume (sur quatre) du
la nécessité d'une doctrine morale capa- Système de Politique positive, ou Traité lution philosophique. » Tout cela pour
est que de nombreux disciples ont suivi amener « l'avènement politique du
à la lettre la direction indiquée par le ble de porter remède à l'antagonisme de Sociologie instituant la Religion de
de "deux classes ennemies", les chefs l'Humanité. Un an plus tard, en octo- patriciat industriel et du sacerdoce posi-
"testament spirituel" du maître. tif ». Celui-ci comportera trois degrés :
d'industrie et les ouvriers. bre 1852 (soixante-quatrième année de
la grande révolution), il publie un Caté- les aspirants, les vicaires et les prêtres
Bazard et Enfantin s'instaurent les Quatre ans après commence la publi-
deux "Pères" d'une religion nouvelle, chisme positiviste ou sommaire expo- proprement dits. Dans la Mecque du
cation de son Cours de Philosophle positivisme, à Paris, 10, rue Monsieur
qu'Auguste Comte va qualifier de positive (six volumes parus de 1830 à sition de la religion universelle. Onze
"théophilanthropie réchauffée". S'ou- entretiens entre une Femme et un Prê- le Prince, le Grand-Prêtre de l'Huma-
1842), qui constitue l'une des œuvres nité, « seul chef vraiment occidental »,
vrent quelques années fructueuses, essentielles de la philosophie du XIX' tre de l'Humanité, c'est-à-dire entre
l'auteur et l'inspiratrice, la "nouvelle telle Pape au Moyen Age, exercera le
marquées par l'élaboration d'une très siècle (Bakounine place Comte à éga-
remarquable Exposition de la Doctrine Béatrice", Clotilde de Vaux. Caté- suprême pouvoir spirituel.
lité avec Hegel) ; avec le mot sociolo-
(1828-1830). Des "missions", avec des Un culte privé personnel s'exerce par
prédicateurs pleins de talent tels Pierre les trois prières positivistes, qui occu-
Leroux et Jean Reynaud, prêchent dans pent en tout environ deux heures de la
de nornbreuses villes de France et de Fourier
journée. Il ne s'agit d'ailleurs pas de
Belgique la parole du maître, dûment demander des grâces mais de méditer
développée dans un sens déjà socialiste, sur l'idéal de la vie. Un culte privé
par l'appel direct à la femme et au pro- domestique consacre les différentes
létaire (la classe "la plus nombreuse et phases de l'existence, marqu~s par
la plus pauvre"), mettant en cause la neuf sacrements sociaux, depuis la pré-
propriété (Jean Reynaud à Lyon) et sentation (sorte de baptême) jusqu'à la
l'héritage et dénonçant l'exploitation de transformation (sorte d'extrême-
l'homme par l'homme. onction) et l'incorporation (sept ans
après la mort), en passant par l'admis-
Cependant Enfantin, demeuré seul sion (à 21 ans), le mariage (le principal)
."Père suprême", achève de formuler et la retraite (à 63 ans). Le culte public
le dogme, réhabilite la chair (à l'instar de l'Humanité s'accomplit d'abord
de Fourier) et institue le culte du Dieu dans les anciens temples, plus tard dans
Bon et Bonne. Après l'insurrection des temples orientés vers Paris et où
lyonnaise de novembre 1831 (dont on l'Humanité sera symbolisée par une
leur attribue une part de la responsa- femme de trente ans tenant son fils
bilité), la persécution va s'abattre sur entre ses bras.
Enfantin et quelques autres apôtres du
Saint-Simonisme: un an de prison Avant la fin du XIX' siècle, la reli-
pour Enfantin, Duveyrier et Michel gion de l'Humanité sera universelle. En
Chevalier ; dissolution de la société fait, elle a gagné des adeptes dans de
Saint-Simonienne (août 1832). Les nombreux pays, notamment en Angle-
excentricités qui ont accompagné la terre, aux Etats-Unis, en Amérique du
"retraite à Ménilmontant, le départ des Sud. C'est au Brésil qu'elle a poussé le
"Compagnons de la Femme" pour plus vigoureux surgeon. Ce pays lui a
l'Orient à la recherche de la Mère, emprunté la devise qui figure sur son
l'échec d'Enfantin en Egypte et sa drapeau : Ordre et Progrès. Après la
reconversion dans les chemins de fer, révolution de 1889, qui a établi la Répu-
contribuent à ridiculiser les disciples de blique, un Temple de l'Humanité s'élè-
Saint-Simon et à faire oublier un effort vera à Rio de Janeiro.
doctrinal de première importance. En France, bien des disciples (tel Lit-
« Les Saint-Simoniens ont passé tré), écœurés par le ralliement du maî-
comme une mascarade», conclura tre à Napoléon III et par ce qu'ils con-
Proudhon. Un peu trop rapidement. sidéraient comme une déviation, voire
20 UNE LONGUE HISTOIRE
une dégénérescence religieuse, étaient machinisme et la séparation de plus en Ainsi,I'ex-disciple et son ancien maî- clusion religieuse de leurs doctrines.
entrés en dissidence. L'influence du plus marquée entre un "patriciat" de tre avaient tendu vers un but commun
positivisme reste cependant considéra- grands entrepreneurs et la masse des et suivi un même chemin. Dans une cer- Mais peut-on "terminer la révolu-
ble sur les hommes qui ont préparé et travailleurs. taine mesure, la religion de l'Humanité tion" ? Bonaparte, qui avait aussi ce
fondé la Ille République. fait penser à un Saint-Simonisme dessein, déclarait, en un jour de luci-
Saint-Simon avait médité sur "les réchauffé. Terminer dans les deux sens dité : « Je suis le signet qui marque la
Dans la première moitié du XIXe siè-
mesures à prendre pour terminer la de ce mot : achever une Révolution page où la révolution s'est arrêtée.
cle, s'est imposée à deux grands pen-
Révolution". Auguste Comte fait incomplète ; en finir avec les convul- Lorsque je serai mort, la révolution
seurs l'urgence de répondre aux problè-
remonter maintenant au XIVe siècle sions qui l'ont accompagnée et parfois tournera la page et reprendra sa mar-
mes non résolus par la Révolution fran-
l'aube de« l'immense révolution occi- dévoyée. C'est bien là l'ambition de ces che. »
çaise et, par la reconstitution d'un pou-
voir spirituel, de moraliser un industria-
lisme que caractérisent l'extension du
dentale que le positivisme vient
aujourd'hui terminer ».
hommes, la grande idée qui domine
leur pensée politique et expliqu~ la con- •
Alain Touraine
La modernité politique
ne commence-t-elle pas avec Machiavel ?
de l'Homme a constitué un aspect fon- manière "réactionnaire", en partici-
1. Religion et politique. L'opposition, le conflit entre ces damental de la' construction de la pant à l'effort partout visible de défense
deux univers, ont été si vifs et si constants en France et dans démocratie. Nous célèbrerons dans des communautés menacées par l'om-
bien d'autres pays que l'idée occidentale de la modernisation quelques semaines le bicentenaire de la nipotence de l'Etat. Mais cette défense,
Déclaration des Droits de l'Homme. quand elle passe à la contre-offensive
semble identifiable aux luttes politiques contre la religion. La Peut-on comprendre ce document et et contribue à créer un Etat communau-
modernité politique ne commence-t-elle pas avec Machiavel son importance sans voir que ce qui taire et révolutionnaire, ne menace-t-
qui pensa le premier le politique hors de toute référence reli- unit alors les successeurs individualis- elle pas à son tour la démocratie au
tes de John Locke et les partisans du nom d'une version ou d'une autre d'un
gieuse ? Contrat social de Jean-Jacques Rous- régime populaire dont l'inspiration
seau fut l'idée de droit naturel et que autoritaire se révèle vite ? Le bref inter-
En France, y eut-il, de la Révolution solidarité mécanique - solidarité orga- celle-ci n'a pas d'autre fondement que mède de l'aggiornamento n'avait fait
française à nos jours, liglte de division nique (Durkheim), communauté- religieux? L'homme n'est pas seule- qu'accélérer l'incorporation d'une par-
plus profonde que celle qui opposa les société (Tonnies), statut transmis-statut ment créature, régie par les lois de la tie des chrétiens à la culture démocra-
défenseurs de la France chrétienne aux acquis (Linton), etc. Tel est l'enjeu cen- nature créée par Dieu ; il a été créé à tique et, comme celle-ci est fortement
Républicains laïques ? Certains voient tral de notre réflexion : religion et poli- l'image de son créateur, ce qui lui sécularisée, n'avait fait qu'accompa-
dans cette lutte le conflit des Lumières tique sont-elles des principes centraux donne cette double nature qui est au gner la décomposition accélérée de la
et des ténèbres, de la raison et de l'ir- d'organisation de la vie sociale et leur centre de la pensée de Descartes pour chrétienté. De là la remontée rapide à
rationnel. D'autres, plus pessimistes,. opposition est-elle de même nature que qui l'existence de Dieu, et donc de la fois de l'appel à l'Eglise comme com-
l'interprètent comme le remplacement celle de l'ordre et du mouvement ou, l'âme, précède l'essence et les lois de la munauté, lancé par Jean-Paul II, des
d'un principe d'ordre et de contrôle pour parler comme Weber, du charisme nature. mouvements communautaires d'inspi-
social par un autre: Big Brother, prin- et de l'autorité rationnelle-légale? Comment s'étonner que, si souvent, ration religieuse comme les Commu-
cipe politique, remplacerait Dieu le nautés de base brésiliennes et des popu-
C'est ce point de vue moniste et, par surtout en Grande-Bretagne et aux
Père, principe religieux. lismes révolutionnaires d'origine égale-
voie de conséquence, évolutionniste, Etats-Unis, la démocratie ait affirmé
ses fondements religieux? Il faut bien ment chrétienne, incarnés dans divers
Le conflit paraît si direct et si total qu'il faut combattre. Ce qui est parti- courants de la Théologie de la Libéra-
que les deux adversaires apparaissent de culièrement difficile aujourd'hui, au opposer à l'inégalité de fait une égalité
tion. Cette nouvelle politique chré-
la même nature. Ceux qui étudient les moment où les démocraties occidenta- de droit qui ne peut pas trouver sa jus-
tienne, dont on peut trouver les équi-
croyances y voient souvent aujourd'hui les se veulent entièrement sécularisées tification dans la réalité économique et
valents dans l'aire bouddhiste comme
l'effet du pouvoir de faire croire. Inver- et où triomphe, de fait, une conception sociale et qui doit donc avoir un fon-
dans l'aire islamique, anime de forts
sement, la politique paraît l:.éer un minimale, défensive, de la démocratie dement qui transcende l'ordre du so-
mouvements de protestation et des mili-
nouveau lien social, et en appeler, - que Popper a le mieux exprimée : le cial. Si celui-ci apparaît autosuffisant,
tants prêts à tous les sacrifices, mais elle
comme les religions, au sacrifice et à régime qui a la capacité d'empêcher n'ayant pas d'autre logique que celle de
son intégration et de sa puissance, le devient souvent l'instrument de régimes
l'unité contre un adversaire dont on fait quiconque de s'emparer du pouvoir ou autoritaires et nationalistes et contribue
la figure du Mal. En un mot,I'opposi- de s'y maintenir - alors qu'à l'inverse, pouvoir politique n'a plus de limite et
ainsi à détruire l'autonomie du politi-
tion de la religion et de la politique le révolution islamiste dirigée par Kho- par conséquent la démocratie devient
que.
apparaît à la fois comme celle de la meiny a construit, pendant dix ans, une impossible. C'est d'ailleurs ce qui fait
théocratie. la faiblesse de la Déclaration Univer- C'est dans une direction opposée
droite et de la gauche, et celle du passé qu'il faut chercher les forces de résis-
et de l'avenir. La politique de droite tance à la toute-puissance de l'interven-
apparaît faible si elle ne fait appel L'homme seul résiste à l'Etat tion politique: du côté d'un individua-
qu'aux lois du marché et ne s'appuie
pas sur une image de la nation chargée " en s'appuyant sur un Dieu ou sur une communauté lisme nourri d'esprit moderniste, mais
qui dépasse l'appel à l'intérêt et au
de valeurs traditionnelles et religieuses ; besoin pour s'élever au niveau d'une
inversement, les catholiques de gauche protestation morale pour la défense des
sont les premiers à lutter contre l'idée 2. La réponse la plus directe à cette selle des Droits de l'Homme par rap- droits de l'Homme, le respect des mino-
de chrétienté, au sens de société chré- image conflictuelle des rapports de la port à la Déclaration de 1789 qui reste rités et des différences et donc pour la
tienne que J. Delumeau donne à ce politique et de la religion est que, si les dans le domaine de l'universel, alors défense de l'individualité personnelle
mot, au nom du christianisme et, si les grandes religions monothéistes ont que le texte de 1948 se place dans celui ou collective. Mais ce souci éthique, si
Protestants ont été si souvent défen- constamment tenté de construire et d'une politique, assurément d'inspira- pressant aujourd'hui, n'est-il pas étran-
seurs de la République et de la démo- d'imposer un ordre fondé sur la reli- tion démocratique, mais dont les con- ger à toute appartenance religieuse et
cratie, o'est comme minorité persécu- gion, en même temps, mais de manière quêtes, si justifiées qu'elles soient, ne souvent même en conflit ouvert avec les
tée par la monarchie de droit divin. opposée, c'est l'idée religieuse de trans- peuvent être identifiées à des principes préceptes de l'église catholique en ce qui
Acceptons ce point de départ et ne cendance qui a rompu avec l'immanen- absolus. concerne la vie privée ?
perdons pas de temps à nuancer, à limi- tisme des religions "primitives", a pré- 3. Mais ce rôle de la religion C'est pourtant sur les limites de cette
ter des affirmations évidemment bru- paré ainsi la séparation du royaume de n'appartient-il pas au passé, alors que conscience morale qu'il faut s'arrêter.
tales. Parce qu'elles nous conduisent Dieu et du royaume de César et donc la société "moderne" a créé une idéo- Résiste-t-on à l'Etat tout-puissant au
droit à l'essentiel, à la représentation détruit le principe d'un pouvoir absolu. logie de la modernité qui écarte toute nom de la conscience solitaire? Oui,
de la vie sociale comme la succession C'est contre une tendance religieuse transcendance et cherche avant tout à parfois, et le monde entier vient de voir
d'ensembles intégrés reposant sur des mais aussi au nom de la religion qu'a fusionner l'objectif et le subjectif dans un Chinois en chemise blanche arrêtant
valeurs, elles-mêmes démultipliées en été rédigé le Bill of Rights anglais de un ordre unique, celui de l'action et du seul une colonne de chars en risquant
normes sociales et en formes d'organi- 1689. Et, de nos jours, c'est souvent au devenir que Comte, Hegel et Marx ont sa vie. Mais beaucoup plus souvent,
sation économique ou politique. Repré- nom de convictions religieuses qu'a été conçu de manière différente mais con- l'homme seul résiste en s'appuyant sur
sentations que nous ont transmises les combattu le pouvoir absolu de l'Etat, vergente? Comment aujourd'hui, au un Dieu et sur une communauté. Bou-
plus grands penseurs sociaux, de ceux qu'il s'agisse de dissidents soviétiques milieu d'Etats de plus en plus puissants~ kovsky, Soljenitsyne, les refuzniks, ont
qui ont opposé le Moyen Age aux ou de la vicaria de la Solidaridad, au intervenants de manière croissante dans été les plus grandes figures de la résis-
temps modernes et l'Ancien Régime à Chili. Au lieu qu'une vision politique la gestion économique comme dans la tance au totalitarisme, à ses camps de
la Révolution, jusqu'à ceux, pères fon- totale succède à une vision religieuse production culturelle, la religion peut- concentration et à ses hôpitaux psychia-
dateurs de la sociologie, qui ont cons- également totalisante, l'appel religieux elle intervenir ? triques avant que n'interviennent,
truit des couples d'opposition comme: à un fondement non social des droits C'est d'abord, semble-t-il, de quand le régime se détend, les libéraux
UNE LONGUE HISTOIRE 21
à la Sakharov. Assurément cet esprit aussi dans une communauté menacée sonnages: au lieu de la religion, cratie n'ont aucune raison de se com-
religieux ne conduit pas à la démo- et dans ses croyances, qu'elles soient l'Eglise, au lieu de la politique, le pou- battre et en ont beaucoup de s'appuyer
cratie; il peut même se mettre en menacées ou non. voir. Alors que la complémentarité est l'une sur l'autre pour résister ensemble
travers de sa route, mais sans lui forte entre la politique comme choix à toutes les prétentions à faire descen-
la longue marche vers la liberté Affrontement ou ouvert, comme démocratie, et la reli- dre l'absolu sur terre.
gion, comme cet appel, prononcé avec-
aurait-elle commencé? Sans l'es-
prit de résistance et de refus absolu,
un espace politique se serait-il ou-
complémentarité ?
L'image sur laquelle s'e&t ouverte
tant de force par Las Casas contre les
colonisateurs espagnols, à ce qui en
•
vert ? Comment ne pas accepter ici cette réflexion était celle de la religion l'homme n'est pas social, ne peut être
les leçons qui nous viennent de So/idar- et de la politique comme deux camps soumis au pouvoir et a le droit de lui
nose ? Nous ne pouvons pas choisir dressés l'un contre l'autre. Noùs com- résister. On comprend qu'Eglise et Etat
entre les deux faces des mouvements prenons, après un instant de réflexion, se soient aussi souvent combattus
sociaux : ouverts vers la liberté et le que cet affrontement n'opposait que qu'alliés, mais la foi religieuse ou l'exi-
progrès, ils sont toujours enracinés des images renversées de ces deux per- ~ence morale et la croyance en la démo-
Le Vaudou
théologie de la libération ?
Si je vous dis: « Haïti », vous me répondez quoi? - résultant de la libération d'une popu- dre événement» ce fut, venu de
lation d'esclaves. France, l'écho des premiers troubles de
« Vaudou », évidemment! Car c'est chose entendue: en Exception de l'histoire, l'indépen- la Révolution ! Dès lors, tout devint
Haïti, le vaudou est tout, le vaudou est partout, le vaudou dance d'Haïti résulta de l'écroulement vite incontrôlable ; Blancs et Mulâtres
explique tout.. d'un système délirant: celui de la plan- donnèrent aussitôt libre cours à leurs
tation esclavagiste française de l'an- rivalités .mêlées de ressentiments, jouant
cienne Saint-Domingue, qui portait en les uns contre les autres des cartes
sa propre démesure les facteurs de sa « révolutionnaires » et « contre-révolu-
ruine; à Saint-Domingue en 1789, on tionnaires » également biseautées. Des
comptait moins de 30 ()()() Blancs en émigrés filèrent, emmenant avec eux
face d'un demi million de Noirs escla- leurs esclaves; vers la Jamaïque, vers
Or, la toute première chose à expli- ger en nations libres une multitude de ves ! Et entre ces deux-là, trente autres la Trinité, vers la Louisiane... En 1791
quer, n'est-ce pas justement l'existence peuples « coloniaux-colorés ». Insolite mille mulâtres, libres (et donc à ce titre enfin, se saisissant des armes qu'on leur
de cette petite « république noire », à la charnière des XVIII" et XIX" siè- possesseurs de biens et d'esclaves), mais tendait de toutes parts, les esclaves du
indépendante depuis 1804, soit donc à cles, l'indépendance d'Haïti n'est victimes, du fait de leur origine raciale, Nord se soulevèrent, pillant tout ce qui
peine vingt ans après les Etats-Unis, cependant pas moins atypique au d'une sorte d'apartheid avant la lettre. leur tombait sous la main, avant de
mais vingt bonnes années plus tôt que regard des décolonisations de notre A eux seuls ces chiffres montrent que prendre sans retour le chemin du
les autres indépendances latino-améri- époque: en effet, on ne connaît pas - le système était à la merci du moindre maquis (celui du marronnage, comme
caines... et un bon siècle et demi avant et, Dieu merci, on ne connllîtra sans événement déstabilisateur. on dit là-bas). Tout cela dans un climat
la vague « afro-asiatique» qui vit s'éri- doute jamais - d'autre exemple d'état Or, le hasard voulut que ce « moin- général d'intrigues qu'attisaient les
22 UNE LONGUE HISTOIRE
puissances rivales de la France: duit que la cause de l'Indépendance haï- l'on n'est rien,la seule façon d'exister que certains partisans de la première
Anglais, Espagnols et même Améri- tienne. c'est dans la persécution d'un ennemi. heure de François Duvalier ne comp-
cains, tous ravis de la ruine de la riche Malheur donc aux pays qui se décou- taient pas que des amis dans l'entou-
colonie française, et soucieux de Notons en outre qu'au XIX- siècle
vrent un « ennemi intérieur» ! Et V.S. rage de son successeur. Ils ne versèrent
recueillir à leur profit les miettes de sa (soit donc beaucoup plus près des évé-
Naipaul de suggérer lui-même le paral- donc pas de larmes lors de son éviction.
prospérité. Bref, un remue-ménage nements qu'on ne l'est aujourd'hui)
lèle qu'on peut faire entre la situation Un de ceux que la déposition de
chaotique et sanglant, dont le sens l'explication de l'Indépendance par le
argentine et celle d'Haïti. (1) Jean-Claude Duvalier ne chagrina nul-
échappait aux acteurs contemporains vaudou ne venait pas sous la plume des
historiens haïtiens. Mieux encore', les Une seconde raison réside dans le fait lement, c'est Hérard Simon. Ce person-
au moins autant qu'il s'avère difficile
« noiristes » de l'époque, tout à leur que les mythes et les croyances qui fon- nage haut en couleur, oungan respon-
à, saisir pour les historiens d'au- sable d'un important centre vaudou des
volonté de lutter contre une anthropo- dent les représentations de soi sont des
jourd'hui.
logie raciste issue de Gobineau en mon- « fictions auto-réalisantes ». De sorte environs de Gonaïves, non content
Sur cette mer démontée, certains - trant que le Noir est parfaitement qu'au lieu de leur accorder par principe d'avoir été un enthousiaste duvaliériste
révolutionnaire français comme Son- « capable de civilisation », étaient réso- une sorte d'immunité littéraire (au titre de la première heure, l'avait été d'une
thonax, ou Noir ancien esclave comme lument agressifs à l'égard du vaudou et de ce qu'au fond, ce ne sont que des façon particulièrement énergique à la
Toussaint Louverture - cherchèrent à du créole, présentés comme de grossiers légendes ...), on a tout intérêt à se tête de la milice de la ville ! Déçu et
naviguer à vue, tentant d'imprimer au vestiges de la primitivité et des supers- demander ce qu'il en serait du jour où poussé sur la touche par la relative libé-
déchaînement de l'événement un cours titions « sauvages» de l'Afrique. A ces fictions rejoindraient éventuelle- ralisation intervenue sous le règne de
plus conforme à des desseins qu'ils vou- chaque époque son anti-racisme ! Rap- ment la réalité. Tant chante-t-on Noël Jean-Claude, après le départ de celui-
laient raisonnables (desseins que - pelons que ce n'est qu'au premier quart qu'il finit par venir! Ainsi, si l'on a ci, Hérard Simon prétendit avoir pro-
notons-le bien - seuls pouvaient ins- de ce siècle que l'indigénisme fera du toutes raisons de croire que le vaudou phétisé (voire provoqué ?) sa chute,
pirer les expériences et les valeurs du vaudou et du créole les deux « piliers » n'a pas joué le rôle qu'on lui prête dans mettant sur pied sans plus attendre
temps, vis-à-vis desquelles nos moder- de l'identité haïtienne, éléments essen- le déchaînement des événements qui quelque chose qui auparavant n'avait
nes notions de décolonisation, de tiels d'une légende nationale présentée conduisirent à l'indépendance d'Haïti, jamais existé : une confédération natio-
guerre de libération, d'indépendance comme la version inobjectable de l'his- eh bien cet avènement du vaudou au nale des centres vaudou, association
nationale, de démocratie, de liberté toire. rôle idéologique d'une religion natio- baptisée Zentrailles (c'est-à-dire: « les
individuelle, d'anti-racisme, ou encore tripes », au fond desquelles, comme
de négritude et de relativisme culturel, disait l'autre, chacun était invité à venir
relèv~nt du plus parfait anachronisme). Pas plus qu'ailleurs, la religion en Haïti retrouver son « identité tripale»).
Ce n'est d'ailleurs que fugacement que
l'un comme l'autre réussirent à canali- n'a joué un rôle libérateur La raison d'être de cette première
tentative de constitution en structure
ser quelque peu la folle évolution de la religieuse des innombrables centres de
conjoncture. En effet tout contribua à culte haïtiens était on ne peut plus poli-
rendre le cours des choses ingouverna- tique : « Maintenant que nous, voici
ble ; même la fièvre jaune qui décimant Cette légende historique, si l'on n'y nale est aujourd 'hui en train de se réa- délivrés du tyran, disait en substance
les armées de Leclerc, modifia les don- croit pas soi-même, est-il légitime de liser, et dans des circonstances qui méri- Hérard Simon, l'important est de ne
nées militaires de l'affaire... Bref, en faire grief aux Haïtiens d'y ajouter tent d'être relatées.
pas nous laisser une fois de plus assu-
bout de course, Haïti devint indépen- foi? A elle seule, la rigueur universi- On sait que Jean-Claude Duvalier fut jettir par une idéologie venue de l'étran-
dante ; réussit à le rester malgré des taire (pour qui la « vérité historique» chassé du pouvoir en février 1986, et ger (en l'occurrence: la démocratie).
conditions adverses; et jusqu'aujour- se mesure à l'aune de l'exactitude combien cet épisode suscita parmi les
d 'hui gère tant bien que malles consé- « scientifique ») ne justifierait sans médias l'immense espoir de voir s'ou- La vraie démocratie c'est en nous qu'il
quences de cette indépendance. doute pas l'indélicatesse qu'il y a à venir vrir en Haïti l'ère de la démocratie et convient de la découvrir, dans les
La représentation de l'histoire en tant mettre en doute les mythes sur lesquels du progrès. On sait aussi ce qu'il en entrailles de la tradition, contenue dans
que gestion au coup par coup de l'évé- un peuple prétend fonder son identité. advint, la principale conséquence de les lois du vaudou ». Et bien entendu
nement, non seulement rebute les Mais à part cette raison académique, il l'événement ayant été le déchaînement - cela va sans dire - sous la férule de
esprits épris de systèmes, mais surtout en est d'autres qui font d'une mise au d'une violence généralisée, dont le pays ceux qui sont fondés à interpréter ces
elle gêne les hagiographes avides de point non seulement quelque chose de avait un peu perdu l'habitude depuis lois, à savoir les oungans, ,et en parti-
voir dans le présent l'épanouissement justifié, mais d'impératif. quelques lustres. Les seuls à être sur- culier Hérard Simon lui-même...
nécessaire d'un grand dessein, l'abou- La première est celle qu'expose V.S. pris par ces événements furent ceux qui L'étonnant n'est pas que cette asso-
tissement d'une destinée inéluctable. Naipaul au moment d'incriminer l'oni- ignoraient la complexité de la politique ciation aux aspirations si enthousiaste-
C'est dans cet ordre d'idées qu'en Haïti risme historique des Argentins, mon- intérieure haïtienne, leur ignorance pre- ment « démocratiques » se soit ensuite
on invoque le vaudou comme moteur trant comment cet oubli de soi est en nant la forme d'une satanisation sans ralliée au régime du général Namphy et
de l'histoire. Depuis l'indigénisme en articulation directe avec le désastre poli- nuance du duvaliérisme, conçu comme compromise dans le déploiement de
effet - qui apparaît en réaction con- tique permanent que vit ce peuple infor- une peste uniforme, sous le père comme violences qui s'ensuivit; pas étonnant
tre l'occupation américaine (de 1915 et tuné où se déchaînent sans discontinuer sous le fils, de 1957 à 1986. Or, en non plus que cette amorce d'Eglise vau-
1934) - , le vaudou est communément la violence et la vengeance, le terrorisme trente ans, une génération ayant passé, dou ait aussitôt cherché à déclencher la
présenté par les lettrés haïtiens comme et sa répression militaire, la torture et tout comme on avait inventé dans la persécution contre d'autres associations
« une religion importée d'Mrique », le massacre de ses propres enfants... diaspora trente-six façons de se dire religieuses, et en particulier contre les
que les esclaves des plantations auraient Car, en Argentine, s'insurge Naipaul, anti-duvaliériste, on avait découvert en communautés de base que tente de
continué à cultiver en secret, entrete- « le conte passéiste et la légende Haïti autant de manières de s'accom- constituer le clergé catholique qu'ins-
nant par cette pratique des mécanismes tiennent lieu d'Histoire» ,. et lorsque moder du régime. Et c'est peu de dire pire la « théologie de la libération ». Le
de solidarité qui se seraient ensuite' plus étonnant c'est encore que maints
spontanément mués en sentiments intellectuels antiduvaliéristes, au pre-
nationalistes et révolutionnaires pour Un autel vaudou mier rang desquels de nombreux émi-
animer les luttes glorieuses qui abouti- grés, aient succombé aux charmes iden-
rent à l'Indépendance. Telle est la titaires du mouvement Zentrailles au
légende historique que partagent point de venir ranger leur « combat
aujourd'hui pratiquement tous les Haï- pour la démocratie» sous la férule de
tiens, quelle que soit leur tendance poli- l'ancien tonton macoute des Gonaïves,
tique. La mettre en doute, c'est risquer lequel ne faisait rien d'autre que de
de blesser leur fierté nationale. remettre au goOt du jour les thèmes cul-
La place me manque ici pour expli- turalistes par lesquels autrefois le père
quer pour quelles raisons le vaudou Duvalier, ethnologue à ses heures, jus-
n'est pas, à proprement parler, une tifiait son action ...
« religion» ; et comment, même s'il est De quoi faire définitivement douter
vrai que bon nombre de ses éléments que la religion - en Haïti ni plus ni
sont originaires d'Afrique, la recompo- moins qu'ailleurs - puisse jamais jouer
sition du culte en Haïti en a fàit quel-" un rôle socialement progressiste ou
que chose de fondamentalement diffé- politiquement libérateur. Nous le pen-
rent de ce qu'était le vaudou originel, sions déjà au sujet du passé; et c'est
du Dahomey par exemple. Pour faire ce que confirme un présent inspiré par
vite, bornons-nous à faire remarquer une fiction légendaire au sujet de ce
que si le vaudou était, comme on vou- passé. Quoi de plus normal après tout ?
drait nous le faire croire, une « survi- Les religions sont des institutions, et à
vance » africaine entretenue par les ce titre ont pour projet fondamental
esclaves antillais, à plus forte raison ce celui de durer. Or, quel meilleur ber-
vaudou devrait-il être retrouvé à la ger peut-on trouver pour guider vers les
Martinique et à la Guadeloupe, où les temples des troupeaux de fervents, si ce
apports d'esclaves africains étaient à la n'est leur sentiment entretenu d'impuis-
fois bien plus anciens qu'à Saint- sance à intervenir par eux-mêmes sur
Domingue, et où ils se sont poursuivis le mouvement des choses de ce monde ?
•
jusqu'au 1848, soit donc quelque
, soixante-dix ans plus tard. Le fait
qu'on ne trouve pas dans les Antilles 1. Le retour d'Eva Peron, p. 100-101,
françaises la moindre trace de vaudou , voir la Q.L. n° 535, du 1 au
suggère que celui-ci serait plutôt le pro- 15-7-1989.
UNE LONGUE HISTOIRE 23
Maurice Coyaud
Pouvoir et religion
au Japon
L'empereur est un personnage qui, par la tradition, est. est. Il rayonne de façon naturelle une conseil privé; traduction Hérail,
influence bienveillante (2). p. 416).
le descendant d'Amaterasu, « Celle qui illumine le ciel », la
Dire qu'il est "dieu visible" est exa-
déesse soleil. On aurait tort cependant d'imaginer le Japon géré, car bien peu de gens peuvent le
actuel comme un état théocratique. voir. Et même, au commun des mor- Allergie
tels, il est interdit de le regarder. Lors-
que Mac Arthur est arrivé à Tokyo, lui au christianisme
Le clergé shintô est officiellement pestes) sont un châtiment céleste con- le conquérant, qui pouvait être cru sup-
dirigé par l'empereur, mais actuelle- tre son propre manque de vertu. (En planter l'empereur, les Japonais faisant François Xavier arrive en 1549 au
ment, cela n'a pas d'incidence politique 732-741, séismes, typhons, inondations la haie sur son passage lui présentaient Japon. En 1613, le christianisme est
importante. La religion et la politique : et sécheresses sévissaient). En 732, l'em- les fesses. Non pas geste de mépris, interdit dans ce pays. Il y avait trois
n'ont pas de rapports, sauf dans un . pereur, par un nouvel édit, s'accuse de mais d'extrême respect: ils n'osaient cent mille chrétiens. La religion nou-
cas: celui du Kômeitô, parti rassem- manquer de vertu, et disculpe le peu- pas le regarder, de même qu'on ne velle ne s'accommodait pas des reli-
blant 180000 adhérents et lié à la Sôka- ple. Il ordonne que des prières soient . regarde pas le soleil dans sa gloire, non gions installées, qu'il tendait à supplan-
gakkai, secte bouddhique regroupant dites dans chaquejinja (temple shintô), plus que son descendant. ter. Il jouit d'une certaine tolérance au
les fidèles de Nichiren, adorateur du et adressées aux dieux du ciel, de la temps des Nobunaga, Hideyoshi et
Soutra du lotus. La séparation entre : terre, des monts et des rivières. Le même d'Ieyasu, le fondateur de la
politique et religion n'a pas toujours été clergé bouddhique reçoit l'ordre de dire dynastie des shôgun Tokugawa. Il sem-
réalisée au Japon. Un coup d'œil his- des prières analogues. Le peuple béné-
Meiji blait alors impossible de se passer des
torique s'impose. ficie de remises d'impôts et d'amnisties En 1868, un décret sépara les sanc- marchands portugais comme partenai-
pénales. Les bonnes récoltes de 741 sont tuaires shintô et les tera, "temples res commerciaux. En 1616, seuls les
interprétées comme des réponses aux bouddhiques", mettant fin à un syncré- ports de Nagasaki et Hirado sont auto-
prières. En conséquence, le pouvoir tisme institutionnel millénaire. Durant risés à ceS étrangers. En 1636, les Por-
La religion autochtone : ordonne en 741 la construction dans tugais et Hollandais sont cantonnés
l'époque Edo, des savants confucéens
le shintô ou "voie des dieux" chaque province d'un monastère boud- tendaient à rechercher et valoriser la dans la presqu'île de Dejima à Naga-
dhique de vingt moines, d'un couvent religion autochtone censée avoir été saki. Les persécutions s'accentuent. En
Selon le mythe originel (Kojiki, 712), de dix nonnes, d'une pagode de sept pervertie par les apports du boud- 1641, la période des persécutions et des
un couple divin, Izanagi et Izanami, étages. Hachiman, dieu shintô des com- dhisme. On vit quelques actes de van- martyrs est révolue. La lutte contre le
engendra l'archipel japonais et des fou- bats, reçoit de riches présents, parmi dalisme à l'égard des statues bouddhi- christianisme continue. Un responsable
les de dieux, dont Amaterasu et son lesquels des copies de classiques boud- ques, jetées brutalement hors desjinja est chargé de faire disparaître toutes ses
cadet Susanoo, qui, descendu à Izumo, dhiques ! (1) (shintô). Itô Hirobumi analyse fine- 'traces (livres, images pieuses) et d'ex-
engendra 6kuninushi, le dieu civilisa- ment le rapport entre empereur et reli- terminer les crypto-chrétiens. Tous les
teur. Ninigi reçut d'Amaterasu (son gion : « En Europe, la religion imprè- Japonais sont obligés de s'inscrire dans
ancêtre) mission de régner sur le Japon L'empereur gne fortement les esprits et les unit. un temple de la religion nationale. Les
à partir de Hyûga (Kyûshû) ; les dieux Mais dans notre pays, la religion est fai- missionnaires chrétiens sont revenus à
d'Izumo s'effacent devant lui. Son des- L'institution impériale relève de la ble et ne peut pas servir de principe cen- la fin du XIX" siècle, mais ont fait peu
cendant Jinmu est le premier empereur conception globale de l'ordre du monde traI. Le bouddhisme a eu son heure de de prosélytes.
humain ; il fonde la dynastie qui se per- dans laquelle se mêlent éléments japo- gloire, son principe d'union; il est
pétue jusqu'à Akihito, qui va être intro- nais et chinois. L'empereur règne aujourd'hui en décadence. Le shintô a
nisé prochainement. La religion comme descendant des dieux fonda- beau être fondé sur le testament des
autochtone est un animisme. Les dieux teurs : on l'appelle Akitsu kami "dieu dieux fondateurs, en tant que religion, Coup d'œil
sont des myriades, logés dans les phé- visible" . Il porte le nom de Tennô, rap- il manque d'autorité pour exercer une sur la Chine
nomènes naturels (vents, monts, rocs) pelant qu'il tient dans le monde des influence spirituelle. Ce qui peut dans
inertes ou pas. Pour obtenir leur pro- hommes la place de l'étoile polaire dans notre pays jouer le rôle de principe cen- A part les fondateurs de dynastie (qui
tection, il faut se purifier (misogi), faire l'Univers. Il est le point fixe autour tral, c'est uniquement la maison impé- s'emparent du pouvoir à la force du
des exorcismes (harai), prier (norito), duquel tout s'organise. Il n'agit pas, il riale » (Allocation de 1888 devant le poignet), les empereurs.· en Chine
et offrir des dons au clergé. règnent mais ne gouvernent pas. C'est
le Ciel qui leur donne mandat (ming)
Jardin Zen à Kyoto. Disposition des pierres: "Etre en contemplation de régner. Ce mandat est modifié en cas
Introduction aux mains bienveillantes de Bouddha" de révolution (geming). Il ne s'agit
pourtant pas d'une théocratie, car, à
du bouddhisme part le taoïsme (qui est précisément la
négation de toute politique), la Chine
En 538, une initiative du roi de traditionnelle ne connaît pas de reli-
Kudara (Corée) a pour effet de trans- gion, avec un corps de doctrine dogma-
mettre le bouddhisme au Yamato tique. Le problème des rapports entre
(Japon). La cour de Yamato hésite plus religion et politique ne se pose
de cinquante ans. Ce n'est qu'à la fin qu'exceptionnellement en Chine. Je
du VI" siècle que le bouddhisme est reli- vois deux exceptions : le règne de Wu
gion officielle de la cour, à la suite Zhao et l'insurrection de Hong Xiu-
d'une victoire du clan des Soga sur les quan. On ne peut nier que Mao Zèdong
Mononobe (587). Entre-temps, à plu- ait été idolâtré, mais je n'insisterai pas
sieurs reprises, des épidémies sont con- là-dessus.
sidérées comme des manifestations du
mécontentement des divinités locales, Wu Zhao (Wu Zetian) a été soutenue
et des statues bouddhiques sont détrui- par l'église bouddhique, grande puis-
tes par les adeptes du shintô. Le prince sance économique et politique depuis
Shotoku Taishi (574-622), considéré le début du VI" siècle. Des prédictions
comme un saint bodhisattva sauveur du bouddhiques forgées à son intention
monde, fait beaucoup pour propager le désignaient l'ancienne concubine de
bouddhisme au Japon. Ensuite, l'em- Taizong comme futur empereur et réin-
pereur Tenmu inaugure la tradition des carnation du bodhisattva Maitreya, le
grandes célébrations bouddhiques com- bouddha sauveur, messie dont l'attente
mandées par la cour pour attirer sur elle avait animé déjà dans le passé plusieurs
la protection des bouddhas. sectes millénaristes. Elle-même était
jadis entrée en religion dans un monas-
tère de nonnes après la mort de Taizong
en 650. Bigote, superstitieuse, elle com-
Tolérance ble l'église de ses faveurs (ordinations,
fondation de monastères, fonte de clo-
et syncrétisme ches et statues). C'est sous son règne
En 721, l'empereur reconnaît par un qu'est creusé dans le roc l'immense Vai-
édit que les fléaux naturels (famines, rocana avec ses deux acolytes du défilé
24 L'EGLISE ET L'ETAT
de Longmen au sud de Luoyang (3). De ces révoltes. Pékin est menacée. Les 2. Hérail, F. Histoire du Japon, 1978. Contes, devinettes et proverbes
son côté, Hong Xiuquan, qui dirige la , Occidentaux prêtent main forte à la P.O.F. 1986. du Japon, P.A.F. 1984. Adieux au
révolte des Taiping, se proclame le frère dynastie "légitime" des Qing à partir 3. Gernet, J. Le monde chinois, Japon, P.A.F. 1988.
cadet de Jésus-Christ. En 1851, il fonde de 1862. En 1864, Nankin est prise. Armand Colin, 1988. (Diffusion E 100 Chine, 24, rue Ph. de
le royaume de la grande paix (taiping) C'en est fait des adeptes de la Grande Girard, Paris 10').
et sa capitale à Nankin. Ce royaume est Paix.
théocratique dans le sens du syncré-
tisme chinois: bouddhisme, taoïsme,
confucianisme y font bon ménage.
• Maurice Coyaud a publié : Fêtes au
Japon, haiku, P.A.F. 1978. Fourmis
1. Sansom, G. Histoire du Japon,
Toute la Chine centrale est conquise par Fayard, 1988. sans ombre (le livre du haiku), Phébus,
L'EGLISE ET L'ETAT
Eugen Weber
De bonnes cartes
un jeu déplorable
Les distinctions ont de l'importance. L'Eglise n'a pas notre âge crédule, l'affaiblirent encore. sympathies, le duel entre Créon et Anti-
Les frictions politiques ne purent pas gone semblait joué d'avance.
plus à voir avec la religion que l'Etat n'a à voir avec le patrio- non plus être évitées. Le Concordat Rétrospectivement, il est facile de
tisme. La religion a à voir avec la croyance, l'Eglise avec la (ainsi que Gérard Cholvy et Yves-Marie voir que, sur le plan politique, l'Eglise
politique: l'influence, le pouvoir et comment on les gère. Vue Hilaire l'ont dit dans l' Histoire reli- choisit le côté des perdants parce que
gieuse de la France contemporaine, Pri-
dans ce contexte, la religion n'est rien d'autre que le produit vat 1986) devint bientôt un Discordat.
accident historique, intérêts superfi-
ciels, orientations contingentes se trou-
que l'Eglise a à vendre. Le nationalisme prit le dessus: d'au- vèrent coïncider. Il est tout aussi évi-
tres religions furent tolérées en tant dent qu'après 1791, quel1e qu'ait été la
qu'opinions, mais on ne considéra pas constitution du pays, les dirigeants de
que la foi pouvait avoir des prétentions la France reconnurent que l'Eglise,
Bien longtemps avant que les futurs la concurrence de croyances réconfor- égales - ou même supérieures - aux ennemie ou amie, était le corps orga-
Etats n'aient développé des moyens à tantes et rassurantes, nombreuses dans autres opinions. Où que soient allées les nisé qu'il fal1ait considérer en premier.
la mesure de leurs ambitions, l'Eglise
Catholique avait organisé la production La bourgeoisie, la paysannerie, les
et la distribution de sa religion et la ges- - classes laborieuses étaient des entités
Signature du Concordat (gravure 1802) notionnel1es trop vagues pour pouvoir
tion des profits et des personnels. C'est
pourquoi Maurras a fait c('tte intéres- vraiment compter. Mais, longtemps
sante distinction entre Catholicisme et avant que les partis politiques ne vien-,
Christianisme, entre le succès institu- nent à exister, le « Premier Etat » avait
tionnel d'une corporation multinatio- appris à opérer comme un parti struc-
nale dont le quartier général est à Rome turé, discipliné et souvent victorieux.
et la performance très médiocre d'as- Les différences idéologiques aiguisèrent
pirations pieuses mal adaptées au mar- l'hostilité de certains à son égard; la
ché. foi lui gagna la sympathie de certains
autres, la coïncidence d'intérêts fit
Habituée aux sociétés féodales et que des alliances de pure stratégie paru-
dynastiques, l'Eglise Catholique se rent naturelles et inévitables à beau-
trouvait au sein de cel1es-ci comme un coup. Mais avec un peu de perspicacité
poisson dans l'eau, pour utiliser une des politiciens de toutes tendances
expression consacrée. Son fonctionne- ' reconnurent que l'Eglise était une cible
ment commença à se gripper lorsque les idéale pour un Etat ambitieux.
Etats européens se consolidèrent. Après
L'idéologie et le ressentiment alimen-
1789, l'Eglise se trouve en conflit avec
tèrent certainement l'anti-cléricalisme
l'Etat national qui réclamait pour lui
de la Troisième République. Mais les
l'al1égeance de ses citoyens et exigeait
considérations politiques pratiques res-
le contrôle des activités à l'intérieur de
tèrent essentielles pour des politiciens
ses frontières, en toute défiance de l'au- qui, ayant le sens pratique, voyaient en
torité dé l'Eglise sur son personnel et l'Eglise un centre d'opposition anti-
de sa mainmise sur sa clientèle. la crise républicaine, et dénonçaient des loyau-
de 1791 ouvrit la lutte pour le con- tés qui al1aient à Rome et non à la
trôle des cadres locaux (les prêtres) à France. Là était le parti que la Répu-
l'intérieur de leurs entreprises (les égli- blique devait défaire. Si la République
ses) : prendre le contrôle fut ainsi perçu réussit si bien, toutefois, dans ses cam-
comme essentiel pour les parties en pagnes anticléricales - dans l'éduca-
compétition. Avant que le Concordat tion, dans le sécularisme civique et la
de 1801 n'institue des termes nouveaux séparation de l'Eglise et de l'Etat -
pour organiser et diriger conjointement c'est en partie parce que l'Eglise lui
les entreprises et le personnel de prêta main-forte. Ce n'est pas seule-
l'Eglise, le pouvoir exclusif de Rome ment parce que la hiérarchie choisit le
sur ses consommateurs était déjà brisé, côté des perdants dans la lutte politi-
son monopole aboli, ses habitudes de que ou abandonna trop tard, au mau-
consommation perturbées. vais moment, le côté des perdants.
Malgré des comebacks brillants et C'est parce que la politique de la théo-
offensifs, l'Eglise n'a jamais retrouvé logie catholique ou la théologie derrière
la place prépondérante qu'elle occupait la politique catholique resta très long-
auparavant sur le marché. De surcroît, temps anachronique.
L'EGLISE ET L'ETAT 25
Pour poursuivre notre métaphore du tien populaire pour les services qu'il ragea le culte des saints utiles ; elle rem- dans la politique anticléricale des vil-
monde des affaires, la recherche et le rendait. Après 1789, les initiatives de plaça les pélerinages locaux par des lages qui s'y attachèrent après 1801. Les
développement de cette entreprise basée l'Etat empiétèrent de plus en plus sur pélerinages nationaux et substitua aux efforts des foules catholiques'en 1906
à Rome étaient éthiques au moment ses vieilles fonctions. Les rites de pas- Bonnes Dames locales la Vierge Marie pour conserver leurs sanctuaires, leurs
précis où on avait le plus besoin d'in- sage que l'Eglise contrôlait furent pris bien plus lointaine. saints, leurs objets et leurs traditions
telligence pour faire face à la compéti- en charge par l'état civil des naissances, cultuels, annonçaient la désaffection
tion. Investir dans l'intelligence des mariages et des décès (plus d'un d'autres communautés catholiques lors-
lorsqu'elle était un bien rare avait quart des bébés nés à Paris n'étaient pas Se débarrasser que leurs sanctuaires, leurs saints et
apporté le succès à l'Eglise. Une fois le baptisés en 1885, et presque deux sur des "superstitions" leurs communautés allaient être aban-
marché capté, l'Eglise se reposa sur ses cinq en 1908). La charité et le mécénat, donnés par l'Eglise. En 1906, l'offen-
lauriers. Les revers n'encouragèrent pas l'hospitalisation, l'éducation qui étaient L'emprise de l'Eglise sur les fidèles sive cléricale avait tout juste commencé
le redéploiement de l'activité mais le autrefois dans les mains des institutions était fondée sur des concessions qu'elle à irriter les troupes de fidèles. Elle
protectionnisme. La « renaissance' » religieuses passèrent' progressivement avait faites à contre-cœur au paga- devait gagner en vigueur au moment
religieuse du début du xx· siècle ne fut dans celles des pouvoirs séculiers. La nisme. Les attaques lancées contre même où l'offensive de l'Etat contre
pas due à l'entreprise mais à un coup mobilité sociale qui s'obtenait autrefois l'obscurantisme du clergé accélèrèrent l'Eglise commençait, elle, à s'essoufler.
de chance. Elle fut le reflet du discré- surtout grâce à l'Eglise, devint main- le rejet de pratiques qui avaient tou- Et c'est l'Eglise, bien, plus que l'Etat,
dit temporaire dans lequel étaient tom- tenant le fait des écoles, des syndicats jours embarrassé l'Eglise. Mais en se qui réussit à décourager les fidèles.
bés le scientisme et la raison: le capi- et d'un service public en expansion qui débarrassant de ces « superstitions »,
tal d'irrationalité et de relativisme permettaient l'obtention d'un travail l'Eglise sciait la branche sur laquelle elle traduit de l'anglais
donna une nouvelle vigueur à la pen- plus intéressant. était depuis longtemps assise et les par Claude Grimal
sée catholique. Entre la Vierge et la La compétition et des politiques résultats de cette politique devinrent
dynamo, l'Eglise choisit la première. néfastes firent moins de mal que la très visibles au xx· siècle.
Comme Julien Sorel aurait pu le dire perte de dynamisme et l'auto-censure. Dans Dieu change en Bretagne (Cerf Eugen Weber enseigne l'histoire à
aux autres séminaristes, la pureté est Sur d'autres terrains, de larges parties 1985) Yves Lambert démontre com- l'Université de Los Angeles. Auteur
stérile et convient peu à l'activité du marché furent volontairement aban- ment des modes de vie et des rythmes notamment de la Fin des te"oirs
intellectuelle. données. Embarrassés par des accusa- de travail nouveaux modifièrent les rap- (Fayard-Recbercbes, 1983), de l'Action
tions de « superstition» et de « vieux ports avec Dieu. Des rapports diffé- française, de Fin de siècle, et d'une His-
Plus important encore que tous ces toire de l'Europe (Fayard 1985+7). Un
facteurs, la direction de l'Eglise se mit jeu », l'Eglise tenta d'abandonner les rents avec l'église qu'on fréquente, la
recueil d'esSlÙS sur la France paraîtra
à négliger ses consommateurs les plus fonctions magiques qui l'attachaient le disparition des services qu'elle fournis-
cbez Fayard en 1990.
fidèles, le marché de masse qu'elle avait plus aux fidèles. Elle tenta de suppri- sait, modifièrent aussi les rapports avec
longtemps capté. Le christianisme mer les rituels en rapport avec la pro- Dieu. La dissidence et la dérive peuvent
catholique avait conservé un large sou- tection, la fertilité, la santé; elle décou- déjà être perçus dans la petite Eglise et
Isodore Ducasse :
"L'ivrogne suprême"
C'était une journée de printemps. Engourdi par un assoupissement comme deux mâts aveugles. Le sang de tenir constamment les rênes de l'uni-
Les oiseaux répandaient leurs cantiques pesant, broyé contre les cailloux, son coulait de ses narines : dans sa chute, vers devient une chose difficile 1 Le
en gazouillements, et les humains, ren- corps faisait des efforts inutiles pour se sa figure avait frappé contre un sang monte quelquefois à la tête,
dus à leurs différents devoirs, se bai- relever. Ses forces l'avaient aban- poteau ... Il était soûl 1 Horriblement quand on s'applique à tirer du néant
gnaient dans la sainteté de la fatigue. donné, et il gisait là, faible comme le soûl 1Soûl comme une punaise ~ui a une demière comète, avec une nouvelle
Tout travaillait à sa destinée: les ver de terre, impassible comme mâché pendant la nuit trois tonneaux race d'esprits. L'intelligence, trop
arbres, les planètes, les squales. Tout, l'écorce. Des flots de vin remplissaient de sang III remplissait l'écho de paro- remuée de fond en comble, se retire
excepté le Créateur 1Il était étendu sur les ornières, creusées par les soubre- les incohérentes, que je me garderai de comme un vaincu, et peut tomber, une
la route, les habits déchirés. Sa lèvre sauts nerveux de ses épaules. L'abru- répéter ici ; si l'ivrogne suprême ne se fois dans la vie, dans les égarements
inférieure pendait comme un câble tissement, au groin de porc, le couvrait respecte pas, moi, je dois respecter les dont vous avez été témoins 1 (. .. )
somnifère; ses dents n'étaient pas de ses ailes protectrices, et lui jetait un hommes. Saviez-vous que le. Créa-
lavées, et la poussière se mêlait aux regard amoureux. Ses jambes, aux teur... se sâoulât !
ondes blondes de ses cheveux. muscles détendus, balayaient le sol, Oh ! vous ne saurez jamais comme (Maldoror, Chant IV)
Claude Nicolet
La laicité •
• seul terrain d'entente
qui s'affirment indifférentes à la vie en effet tout est possible. Les exceptions
Si par bonheur les deux mots « religion » et « politique » sociale et politique, ne se réservant que des religions que l'on croit « démocra-
pouvaient être aussi distincts dans l'histoire qu'ils le sont par le domaine individuel des consciences. tiques» ou « conviviales» (comme,
la sémantique, le problème serait résolu avant même d'être La plupart des religions, au contraire, par exemple, certaines formes du pro-
sont aussi des formes d'organisation testantisme) sont moins probantes
posé. Car toute la question, si douloureuse, est là : comment sociale ; elles supposent des commu- qu'on pourrait croire; ce n'est pas en
régler, dans les principes, les rapports entre deux nécessités nautés, des hiérarchies, des clergés, des elles-mêmes qu'elles ont trouvé les limi-
contraignantes de la « nature» sociale de l'homme : le morales; elles s'érigent en juges des tes qui les rendent conviviales (voyez la
sociétés et des pouvoirs civils (parfois Genève de Calvin) : c'est dans la résis-
besoin, apparemment consubstantiel à cette nature, d'un rap- avec raison) ; souvent elles prétendent tance des autres.
port avec le « sacré », d'une P~lft ; l'obligation, de l'autre, les contrôler, et elles y parviennent par-
d'établir la cité sur des bases rationnelles, égalitaires et jus- fois. Inversement, reconnaissons-le aussi,
tes ? Elles se donnent d'ailleurs, pour cela,
la plupart des sociétés civiles de l'his-
toire et la plupart des états, bâtis sur
la partie belle. Postulant un « sacré », la force militaire et féodale, l'oppres-
une « transcendance» Oa divinité) par sion sociale, la « légitimité» dynasti-
définition supérieure à tout, elles ont que ou le clientélisme bureaucratique,
beau jeu de vouloir, le plus souvent, lui quand ce n'est pas sur la terreur poli-
soumettre (c'est-à-dire se soumettre à cière, n'ont gu~re de leçons à donner
elles-mêmes) le contrôle de tout. En - et, parfois, en ont à recevoir, même
Remarquons d'abord que le « dialo- civile» et l'Etat, de l'autre) n'est pallo d'autres termes, il est très difficile à,une des religions. Lorsque les deux préten-
gue » nécessaire entre les deux réalités aussi clair qu'on le voudrait. Très rares, religion de ne pas aboutir à une théo- tions - celles des religions organisées,
(la « religion » d'un côté, la « société dans le réel historique, sont les religions cratie ; car, si l'on croit que Dieu existe, intolérantes, missionnaires et cléricales,
26 L'EGLISE ET L'ETAT
celles des états féodalisés, hiérarchisés, les seules oasis habitables - et nous naissance, qui cherche, d'un même cède (et elle seule) aux nécessaires sépa-
totalitaires - se heurtent (ou se con- éviterons la culbute finale. mouvement, une base logique à la rations. Non seulement celle de l'Etat
fondent), que reste-t-il à la liberté? société civile et à l'état et (par la liberté) et des Eglises (et du coup, aussi, de tous
Il me semble que la laïcité à la fran- un espace propre à la religion. Seul ter- les dogmes et de tous les partis). Mais,
Hélas, j'ai l'impression, avec ces çaise, douloureusement engendrée, au rain d'entente possible non seulement
quelques phrases, d'avoir écrit l'histoire au plus profond de chaque citoyen
cours du XIX· s., dans le dialogue entre entre toutes les religions, mais entre (c'est-à-dire de chaque homme, car il
des neuf dixièmes de l'humanité: tel est une religion assez typique - le catho- « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n'y a d'homme que le citoyen), la sépa-
le spectacle désolant qui s'offre à nous. licisme romain - et un Etat lui aussi n'y croyaient pas ». Car la laïcité fran- ration de la croyance et de la rationa-
Le Liban n'est que la phase la plus bru- de quelque importance, mérite d'être çaise n'est pas la simple (et de toute lité qui ne peuvent coexister que dans
tale, et sans doute prophétique, d'une considérée. Seule doctrine, à ma con- manière nécessaire) tolérance. Elle pro- des sphères différentes.
condition humaine où le religieux et le
racial, les Dieux et les « communautés C'est là le point le plus extrême, et
de sang » nous montrent leur vraie bien sûr le plus difficile, de la laïcité;
"Vite, éteignons les lumières et rallumons le feu". Gravure 1899 c'est la « morale », la « philosophie»
nature. Tout le tiers monde n'est qu'un
vaste Liban en devenir. Inversement, laïque. Mais, à la différence des reli-
c'est l'Occident (qui pourtant, et lui gions, cette philosophie ne prétend
seul, a tenté de construire les états et point s'imposer aux autres: elle ne se
les nations sur d'autres bases) qui nous plaide que par la raison, elle n'aime
a appris les douceurs du totalitarisme guère l'approbation non réfléchie. Et,
et des goulags. de toutes manières, elle ne réclame pour
elle que la même liberté, exactement,
Alors ? La réponse me paraît à la qu'elle propose à tous les autres,. et qui
fois très claire, et très difficile. Ou bien sera garantie par la seule institution
nous nous résignons à assister impuis- neutre et commune à tous: l'Etat.
sants au réveil des religions les plus pri- Pour le reste, elle est une ascèse spiri-
mitives et les plus intolérantes (chez tuelle. •
nous, ou à nos portes) d'une part - et, Préférez-vous le Liban?
d'un autre côté, au développement des
états bureaucratiques et militaires. Ou Claude Nicolet a publié le Mt§tier de
bien nous méditons les seules rares et citoyen dens le Rome rt§publiceine,
fragiles solutions. qui ont jamais été l'idt§e rt§publicsine en Frence. Ren-
apportées à ces problèmes, qui ont pro- dre IJ Ct§ser.
duit, dans un monde de sang et de folie, Gallimard éd.
François Dubet
La crise de la laicité
Longtemps, le combat de l'Eglise et de l'école laïque, bien des rangs des enseignants eux-mêmes des écoles catholiques en titre ne le sont
comme s'il était devenu incapable de plus en fait, il y a de nombreuses aumô-
plus que compétition sc.olaire opp~s~nt le p~~lic au priv~, ~~t proposer un modèle de culture et d'en- neries dans les lycées et les collèges, le
la lutte pour l'installatlon d'un reglme pohtlque et la legltl- seignement susceptible de donner sens culte des Lumières et du progrès sont
mité d'un modèle culturel. « La République sera enseignante à la laïcité étendue à l'ensemble de emportés dans la crise de l'orgueil de
l'école. En fait, la question qui se pose la modernité. Si la laïcité reste une
ou ne sera pas », déclarait un député dans les années 1880. aujourd'hui est moins celle de la laïcité . vertu, c'est moins par ses valeurs pro-
et de la religion, tant la laïcité de l'édu- pres que par sa tolérance, elle doit
cation publique est indiscutée, que celle moins viser à former des citoyens selon
de l'égalité des chances, de la qualité un modèle unique que l'on ne parvient
des services plus ou moins offerts ou plus à définir, qu'à reconnaître la plu-
L'école laïque n'était pas simplement l'école de 1984 a montré que le champ
l'école neutre et l'école de tous, la plus ou moins vendus, de la capacité ralité des demandes culturelles et édu-
de bataille et les combattants avaient
France de ces années-là était largement d'autonomie et d'initiative des établis- catives. Mais ceci ne peut plus s'appa-
changé. L'école privée est moins celle
alphabétisée, elle devait construire la sements, de la possibilité de diversifier renter au combat contre l'obscuran-
d'un projet religieux qu'un second
République autour de quelques princi- les services, les programmes et les tisme religieux. La plupart des deman-
réseau offert aux "déçus du public". apprentissages.
pes essentiels : le patriotisme, la défense Son élitisme social reste sensible, mais des religieuses ne gébordent pas la scène
de la démocratie politique, la foi dans les inégalités au sein du service public du privé et n'en appellent pas à la for-
Si l'égalité, le droit des enfants à la
la science, le progrès et la raison. sont connues de tous; les élèves de ter- mation d'un modèle éducatif unique.
culture et à l'éducation peuvent appa-
minale C du Lycée Louis Le Grand et Et ce serait rendre un mauvais service
Si la religion était absente de cette raître comme des projets et des enjeux,
leurs camarades d'un LEP de la ban- à l'école que de s'appuyer sur les quel-
école, la morale n'y était pas étrangère. la laïcité s'est largement vidée de son
lieue Nord sont-ils réellement dans le ques manifestations de fondamenta-
Au-delà de son monopole, l'école reli- contenu militant et progressiste par son
même service public ? L'école religieuse lisme religieux, pour créer, en retour,
gieuse défendait des valeurs proches de abandon au seul corps des enseignants
ou libre est simplement devenue privée un "intégrisme" laïque dont le contenu
celles de l'Ancien Régime, un magistère comme le manifestent les prises de dis-
et elle a su mobiliser ses consomma- nous échappe. La situation scolaire
moral sur les mœurs, l'ordre, la tradi- tance récentes des associations de
teurs. Au même moment, le projet laï- française n'est pas celle de la Vendée
tion et quelques privilèges. Chacun con- parents d'élèves de gauche avec le
que n'a guère touché les gens au-delà ou de l'Alsace.
naît le sens de ce combat, les discours syndicalisme enseignant. Alors que bien
et les clichés sont toujours disponibles. On ne peut pour autant croire à une
La passion n'est pas morte; protestant disparition probable du religieux, selon
contre les séances d'instruction civique la foi positiviste qui fut un des piliers
dispensées dans les écoles par des fonc- de la laïcité. L'installation en France
tionnaires des finances, Yannick Sim- d'une communauté musulmane montre
bron, le secrétaire général de la FEN, bien que la fin du religieux n'est pas
déclare: ( à ce train-là, pourquoi pas pour demain et que le problème édu-
23 000 tenants de toutes les Eglises pos- catif central est celui de la création d'un
sibles curés en tête, dans tous les éta- corps de valeurs et de convictions per-
blisse:nents scolaires de France?» mettant à chaque famille de croyance
(Libération, 12-5-89). De leur côté, de se sentir. acceptée et respectée. Mais
quelques évêques de plus en plus sus- déjà les pratiques précèdent l'idéologie.
ceptibles perçoivent dans toute Des membres de la Ligue de l'enseigne-
"atteinte au mercredi" les manœuvres ment rencontrent leurs pairs de l'ensei-
anti·déricales des héritiers du "petit père gnement catholique, les uns et les autres
Combes". bravant les accusations de "trahison".
Les langues régionales, longtemps chas-
Ces gesticulations, au sens militaire sées de l'école et détruites au nom de
du terme, relèvent de stratégies inter- l'unité nationale, sont maintenant
nes et ne correspondent plus, ni à la enseignées par des professeurs qui ne
situation de la religion, ni à celle de se perçoivent pas comme les fourriers
l'école ni à celle de la République qui de la laïcité. La civilisation musulmane
. n'est ~as "en danger". Le conflit de est enseignée aux élèves des collèges par
L'EGLISE ET L'ETAT 27
des professeurs que l'on ne peut soup- programmes et des rythmes d'appren- scandaleux qu'ils puissent paraître, les de démocratie scolaire, de diversifica-
çonner de sympathies khomeinistes. tissage. Maintenant que sa tâche a été privilèges du privé n'en sont pas, par tion des opportunités et des manières
Dans une société où la plupart des gens accomplie, on sait quels en furent la nature, différents. d'apprendre est, aujourd'hui, la meil-
ne vont plus à la messe, mais qui bai- grandeur et le prix. La grandeur en a leure arme à opposer à ceux qui con-
gne dans l'architecture religieuse, les été l'unité nationale et la citoyenneté, çoivent l'éducation comme un pur 'mar-
mythes, les valeurs et les patronymes le prix en a été la brutalité de la sélec- L'école ché ou le lieu d'un endoctrinement qui
chrétiens, l'école laïque ne peut tour- tion, la fermeture de la culture scolaire de la démocratie n'est pas seulement religieux. Elle est
ner le dos à cet héritage et le renvoyer sur elle-même et le corporatisme de aussi le meilleur moyen de ne pas lais-
au seul domaine privé. Faut-il enseigner, ceux qui se sont identifiés à cette Ne pouvant plus être celle d'une ser les Droits de l'Homme au domaine
l'histoire comme le récit du progrès œuvre. Le refus de la diversité a été la République déjà là, l'école laïque doit creux des incantations et de faire de
continu et le triomphe des Lumières, ou câution du conservatisme et d'un éli- être celle des élèves, de la démocratie, l'école un espace éducatif.
faut-il la concevoir comme l'histoire des tisme qui n'avait de républicain que le de la négociation des demandes diver-
cultures et des civilisations qui se com- nom. Chacun s'efforce, les enseignants ses. La laïcité combattante de la démo- François Dubet est maître de confé-
battent, s'allient et se transforment comme les autres dès qu'il s'agit de cratie politique et de l'ordre scolaire rences à l'Université de Bordeaux et cher-
mutuellement ? leurs propres enfants, de détourner à doit maintenant devenir celle de la cheur à l'EHFSS. D est notamment l'au-
son profit l'unité du service public par démocratie scolâire elle-même, c'est là teur de le Mouvement ouvrier, et la
La laïcité en a appelé à un modèle le choix judicieux des filières et des éta- qu'elle peut retrouver un sens et une Galère: jeunes en survie (Fayard, 1984
culturel unique qui a été au principe blissements ; on peut très bien avoir un force qui semblent l'avoir abandonnée. et 1989).
d'une homogénéité des pédagogies, des usage privé de l'école laïque. Pour plus, La construction d'un projet d'égalité et
Jean Lacoste
Entretien
UN ANIMAL RELIGIEUX
Wladimir Berelowitch
Religion et politique
à l'Est
Le triangle pouvoir - Eglise - plusieurs articles comme celui de Ukraine occidentale (Bohdan La polarisation entre Etat-parti d'un
société apparaît de plus en plus comme Patrick Michel, artisan du numéro, ou cywinski), israélites en Pologne (Kons- côté, Eglises. de l'autre, aboutit à une
une clé de l'avenir en Europe de l'Est, de Jean-Yves Calvez, posent les problè- tanty Gebert). situation inédite où les idées de liberté,
d'autant plus qu'il est en pleine évolu- mes généraux des relations entre Etats de progrès, de démocratie libérale,
tion. Le prochain numéro de L'autre et églises, entre le bloc communiste et Par-delà la diversité des études, plu- cœxistent avec un certain fondamenta-
Europe (nO 21-22, à paraître en le Vatican. La Pologne fournit un sujet sieurs constantes .apparaissent d'un
automne 1989) lui est entièrement con- en elle-même: Adam Michnik, Marcin bout à l'autre du bloc. A l'évidence les
sacré. Numéro exceptionnel, de plus de Frybes, Oskar Czeczot s'inquiètent, projets initiaux des régimes communis- Une double polarisation
200 pages, il puise à plusieurs sources chacun à sa manière, de la fusion entre tes, qui visaient à éradiquer les religions lisme religieux tant que la protection de
que voici. l'Eglise et la société civile, au point de et à briser les églises, ont totalement l'Eglise est nécessaire face à la menace
regretter, comme le Polonais Czeczot, échoué dans la plupart des pays. Bien de l'Etat. Mais cette coexistence peut
les traditions de la libre-pensée polo- plus, les églises ont souvent servi de aboutir à des confusions, l'idée même
D'une part, il est le fruit d'une naise dont il entrevoit aujourd'hui le refuge à une société civile en voie de de laïcité, discréditée par les régimes en
recherche collective, objet d'un sémi- « tombeau ». Le virage de la politique renaissance, particulièrement place «( athées militants » et non laï-
naire qui eut lieu à la Fondation Saint- religieuse des régimes communistes, lorsqu'elles avaient su résister à la tor- ques) disparaît dans une totale inver-
Simon il y a plusieurs années, avec des tout au moins en Pologne, et surtout nade, comme en Pologne. En outre, la sion des signes. Enfin certains gouver-
con.tributions de Margaret Manale sur en Hongrie et en URSS, font l'objet des religion, comme ailleurs dans le monde, nements, comme en Hongrie ou en
la RDA, Istvan Kemeny sur la Hongrie, études de Patrick Michel (pour l'ensem- se mêle étroitement à la renaissance URSS, paraissent découvrir sur le tard
Jacques Rupnik sur la Tchécoslova- ble du bloc),.de Kathy Rousselet (pour nationale, car elle est une des voies fon- que la vie religieuse peut avoir du bon
quie, Mihnea Berindei sur la Rouma- l'URSS) et du sociologue hongrois damentales par lesquelles les nations et et tentent d'instrumentaliser les Eglises
nie et Stevan Pavlowitch sur la Yougos- Miklos Tomka. Enfin le numéro con- nationalités recouvrent l'identité. Cela tout en leur accorçlant de nouvelles
lavie, études de cas complétées par cel- tient plusieurs études sur des minorités est vrai aussi bien en Pologne qu'au marges de manœuvre. Khartchev, le
les de Bernard Lory et Odile Daniel sur religieuses: musulmans en Yougosla- Kosovo ou en URSS, dans les pays bal- « ministre des cultes » soviétique et
la Bulgarie et l'Albanie. D'autre part, vie (Alexàndre Popovic) uniates en tes ou dans la zone musulmane. artisan de cette nouvelle politique, dont
30 UN, ANIMAL RELIGIEUX
une conférence est reproduite dans le dans le choix et la formation de ces prê- conscience garde-t-elle toute son actua- comme en Pologne. Autant dire que les
numéro, appelle à former de nouveaux tres. Aussi la fable de Slawomir Mro- lité. trois sommets du triangle ont une par-
prêtres orthodoxes, plus dynamiques, zek qui ouvre le numéro et qui met en Entre ces deux protagonistes, qui tie bien difficile à jouer et dont il serait
plus près de leurs ouailles, tout en scène un prêtre jouant à cache-cache espèrent chacun gagner la partie, le sim- bien présomptueux de prédire l'issue.
maintenant la prééminence du parti avec le diable et aussi avec sa propre ple mortel se sent quelque peu étouffé,
•
John Atherton
Roger Gentis
Dieu? Combien?
La Religion se vend bien: on aurait ainsi à peu près tout peut ainsi qualifier de religieux. Les thé- poser de nouveaux modèles de convi-
rapies ont eu leur heure de gloire : vialité, de nouvelles valeurs, un nouvel
dit, et on pourrait presque en rester là... c'était en France dans les années humanisme? La grande ombre de Wil-
La psychiatrie représente certes un marché en or. Ce n'est soixante-dix, avec le retard d'usage sur helm Reich était encore très présenta-
les USA. Souvenez-vous, camarades: ble - et elle a ainsi fait circuler beau-
pas d'hier que les psychotiques inventent des solutions reli- qui ne voulait alors changer la vie, pro- coup d'argent.
gieuses pour leur impossible à vivre.
Thierry Paquot
La dernière tentation
de l'écrivain
L'histoire est connue. Banale à dire vrai. n était une fois avec la réalité, d'autant que celle-ci est aux mots étoilés, Kazantzaki fait pen-
un homme - mais était-ce un homme? - charpentier 'de son entachée de mystère. Dans sa préface il ser à un Julien Green qui écrirait
avoue: « Depuis ma jeunesse, mon comme le Camus de Noces. Car ce
état, prénommé Jésus, domicilié à Nazareth, fils de Marie. angoisse première, la source de toutes combat intérieur, cette intimité contra-
n confectionnait des croix - mais avait-il le choix ? - pour mes joies et de toutes mes amertumes,
a été celle-ci : la lutte incessante et impi-
riée, cette opposition entre la chair et
les condamnés que les occupants romains crucifiaient. Un l'esprit, entre le Bien et le Mal, entre
toyable entre la chair et l'esprit. » Et soi et les autres, entre soi et soi, le tête
brave homme en somme, appelé à se marier, à avoir des plus loin: « Ce livre n'est pas une bio- à tête tendu, traverse toute la littérature
enfants, à vivre heureux au sein de sa famille. Et pourtant... graphie, c'est une confession de occidentale des années trente à cin-
Un jour, assoupi dans son atelier parmi les copeaux de bois, quante. Relisons Mauriac, Bernanos,
Greene, Wiechert, et tant d'autres qui
il rêve. n rêve une autre vie: celle du christ. Kazantzaki : vivent violemment le tragique de la vie
Quel sens à la vie ? sans sombrer dans la désespérance
l'homme qui lutte. En le publiant j'ai absolue comme Camus. Dans Minuit,
accompli mon devoir. Le devoir d'un Julien Green constate: « Au dedans de
Jésus est un autre et le christ est son devient, et le chemin qui conduit au homme qui s'est beaucoup battu, Qui nous-mêmes (... ), ce n'est pas très loin,
double. Quant à Nikos Kazantzaki il est Golgotha est parsemé d'embûches et a été beaucoup tourmenté dans sa vie et et c'est pourtant si loin qu'on n'a pas
celui par qui le scandale arrive. Alors infecté de haines. La petitesse des uns qui a beaucoup espéré. Je suis sûr que toujours assez de toute une vie pour y
ce rêve? Un délire plutôt. L'histoire révèle la grandeur des autres. Jésus tout homme libre qui lira ce livre plein ariiver. »
d'un charpentier ignorant qu'il est le métamorphosé en christ se meurt sur la d'amour aimera plus « que jamais,
messie tant attendu, celui qui portera croix et son créateur, le romancier, le Kazantzaki, plus mystique que
mieux que jamais, le Christ ». croyant, plus soucieux du destin collec-
tous les péchés du monde; celui qui, par ramène quelques années plus tard dans
son sacrifice, sauvera les hommes, tous sa maison où marié et entouré d'en- C'est en 1942 que Nikos Kazantzaki tif que de celui de l'individu, rejoint le
les hommes. Il ne le sait pas et s'il le fants, il contemple avec satisfaction son (1883-1957) prépare un ouvrage intitulé même questionnement. Dans Ascèse il
savait il en serait effrayé. Effrayé et existence tranquille. les mémoires du Christ (2). Mais la raisonne son inquiétude : « Il est des
persuadé de n'être pas à la hauteur. guerre n'est pas propice à la sérénité instants terribles et imprévus où un
Pourtant ses disciples vont le reconnaî- indispensable pour rédiger un tel éclair me traverse: tout cela n'est
tre. Sa mère d'abord hésitante et rétive volume. Le tourbillon du monde, la qu'un jeu cruel et vain, sans commen-
le suivra, l'encouragera, le soutiendra. Brouillage proximité du chaos final repousse sa cement ni fin, sans aucun sens. Mais je
Quant à lui, il est à l'écoute de ce qui des cartes réalisation de quelques années. A la fin me retrouve aussitôt lié à la roue de la
l'environne et y perçoit effectivement 1950 il reprend ses dossiers et la rédac- nécessité, et l'univers entier recom-
des signes divins. Il communique avec C'est alors que Judas le dénonce et tion est adressée en juillet 1951 et la ver- mence autour de nioi sa révolution. »
Dieu. Ni plus ni moins. Lui, un menui- le critique vertement sans qu'aucun sion définitive en octobre 1951. C'est dire l'universalité de ses propos
sier. apôtre ne le soutienne. Jésus vieux revit Pour les érudits interprètes de l'œu- et la bêtise de ses détracteurs. C'est dire
Après? Après il y a des miracles. son calvaire et proclame son inno- vre de Nikos Kazantzaki, ce roman fait aussi le plaisfr du texte et de l'esprit que
Puis d'autres paraboles, et de plus en cence : il n'a jamais refusé la grâce figure d'apothéose et de bilan. Là, il ne procure cette œuvre, même si
plus de disciples. De plus en plus de d'être un autre, meilleur et unique. Il se contente pas d'évoquer ou de met- aujourd'hui nous posions tout autre-
partisans et de plus en 'plus de contes- l'a été. Il l'est encore. tre en série tel ou tel sentiment. Il y ment la question de l'être et de son rap-
tations de l'ordre romain des choses. Parabole ? Extraordinaire brouillage récapitule tous les acquis et les déboi- port au monde, de la morale et du tour-
Alors il inquiète les bien-pensants et les des cartes. Nikos Kazantzaki écrit dans res de son existence. Il y met toute sa ment. •
pharisiens. On commence à le craindre, ce roman tant honni: « Le temps n'est conception du monde, de l'action, de 1. Cf. J"a dernière tentation, traduit du
à le redouter, à le détester aussi. Pilate, pas un champ que l'on mesure par cou- l'engagement. Il y aborde la terrible grec par Michel Saunier, éd. Plon,
fonctionnaire pleutre et fal0t, le laisse dées ; ce n'est pas une mer que l'on question "quel sens a la vie ?" Il y 1959, cité d'après le livre de Poche
condamner à mort. La Passion com- mesure par milles, c'est le battement traite de religion et de politique. 1973, p. 257 et
mence, cette suite terrible de stations où d'un cœur. »Oui, Jésus a aimé Marie- L'originalité de ce roman tient bien 2. Cf. Colette Janiaud-Lust, Nikos
la souffrance n'a d'égale que le poids Madeleine. Et alors? L'auteur peut sûr à son thème mais aussi à cette écri- Kazantzaki. Sa vie, et son œuvre.
des larmes. On ne naît pas Dieu, on le bien se permettre quelques fantaisies ture charnelle, aux phrases charnues, Ed. François Maspero, Paris, 1970.
Jean Chesneaux
De la religiosité tellurique
à l'écologie politique
comme référence de culture person- nagement intérieur, de façon à ce que
A Clermont-Ferrand, en octobre 1988, s'est tenu un Con- nelle. Pour certains, et cette tendance le sommeil, les repas, toute la vie quo-
grès international autour du thème "La Terre est un être a finalement eu le dessus, la nature tidienne bénéficient de "vibs" (vibra-
vivant ». constitue un ancrage positif et critique. tions) favorables. On fixait impérative-
Mais pour d'autres, et cela n'était guère ment aux jours de pleine lune les "AG"
surprenant dans le climat idéologique d'une coopérative de "bouffe-bio" ou
Il a entendu un "géo-biologue" spé- à-vis de Gaia-Terre, en tant qu'entité de contestation confuse des années 70, d'un groupe féministe militant. On ne
cialiste des Mégalithes et autres vivante d'essence supérieure. où commençait à se dessiner la "sensi- commençait jamais sa journée sans
"Hauts-Lieux cosmo-telluriques", un Il serait certainement très injuste, bilité écologiste", intervenaient des glis- interroger les hexagrammes taoïstes du
couple de conférenciers présentant d'assimiler ces tendances diffuses à la sements et des interférences qui Yi-qing.
"une approche extra-sensorielle de néo-religiosité "tellurique", et le mou- menaient à une attitude de néo- De la mise en cause de notre modèle
l'Homme et de la Terre", un physicien veinent écologique défini comme con- religiosité quasi piétiste vis-à-vis de cette techniciste et productiviste de dévelop-
exposant "la Pensée du Verseau". 'Ce testation active et collective des aber- même nature, attitude dont l'hypothèse pement - démarche fondatrice de
Congrès se proposait d'approfondir la rati!Jns de notre mode de développe- Gaia a été un symptôme parmi bien l'écologie - on est passé non moins faci-
fameuse "Hypothèse Gaia", très en ment. Il est non moins certain que -d'autres. lement à l'attente quasi millénariste
vogue depuis une quinzaine d'années l'écologie fait appel, parmi ses valeurs La même volonté de s'intégrer, de se d'une ère nouvelle, à la fois historique
dans les milieux américains de la ca~dinales, à la nature considérée relier aux forces cosmiques, le même et cosmique. L'entrée prochaine du
contre-culture et de l'écologie: l'huma- comme antithèse de la technologie, souci re-Iigieux au plein sens du terme, système solaire dans la constellation du
nité, selon cette hypothèse, ne peut comme limite objective de la croissance se reflétaient dans maints rituels per- Verseau (Aquarius dans la terminolo-
espérer survivre qu'en restaurant une économique productiviste, comme fac- sonnels et collectifs. On veillait à orien- gie anglo-saxonne) allait permettre la
relation de respectueuse déférence vis- teur d'équilibre de la vie sociale, ter correctement la maison et son amé- rédemption d'une humanité qui n'a pas
34 UN ANIMAL RELIGIEUX
fait grand chose pour le mérirtJf. Le .eomme mouvement social et comme la Terre", dont la thématique telluri- couru et les références occultistes, éso-
"Grand Passage" (terme né en Califor- résistance à tant d'agressions manifes- que nous renvoie aux forts mauvais tériques, néo-spiritualistes ont été mises -
nie) serait imminent et les "Enfants tes, on remontait au système technico- souvenirs du Blut und Erde, sont acti- à l'écart pour l'essentiel.
d' Aquarius" doivent s'y préparer. Le scientifique responsable de ces agres- ves dans le petit monde des "écolos" C'est que le monde a lui-même
mouvement même du cosmos œuvre- sions. On était ainsi conduit à réhabi- français. Et il ne faudrait sans doute tourné, et plutôt à son désavantage. Du
rait dans le sens des thèses écologistes. liter de~ savoirs et des savoir-faire plus pas gratter beaucoup le discours de tel Brésil à!'Alaska, des yaourts aux pots
simples, plus humains: énergies renou- leader "Vert", pour y retrouver un d'échappement, du Sahel à la Baltique,
Le modèle de société.que l'écologie velables, agriculture "bio", médecine- fonds de religiosité terrienne et natu- des escalopes de veau à l'ozone, la crise
critique et refuse est apparu en Occi-
"douces", aliments naturels. La fron- riste à tonalité néo-vichyste ... de l'environnement est manifeste,
dent, il était donc normal que celle-ci tière était mouvante et fragile, entre le
s'inspire de l'héritage, des acquis, de Pourtant, l'essor même des mouve- criarde. Volens nolens, l'establishment
bon sens et la superstition, entre le refus ments écologistes dans toute l'Europe politique a dû prendre en compte les
l'expérience des cultures non- très rationnel d'un modèle technico-
occidentales, donc de leur noyau reli- et de leur expression politique, les admonestations et les sommations des
économique effectivement plutôt désas- "Verts", va de pair avec une régression écologistes dont il se gaussait naguère.
gieux. La vogue des religions orienta-
treux, et l'idéalisation de valeurs et de très nette des tendances à la néo- Les medias font large place à la problé-
les fut particulièrement vivace dans les comportements assez irrationnels.
années 70 et la défaite américaine au religiosité qui étaient si influentes dans matique de défense de l'environnement.
Vietnam renforçait, dans les milieux de les années 70. Les Verts s'adressent à une opinion
Néo-mysticisme tellurique et cosmi-
la contre-culture américaine dont l'in- Le mouvement écologiste s'est large- publique largement sensibilisée,
que, quête de l'Orient religieux, idéali-
fluence était alors très forte en Europe, ment dissocié de la contre-culture des inquiète, majoritairement réceptive.
sation d'un savoir populaire parfois
la conviction qu'un Orient d'ailleurs concret et parfois mythifié, ces tendan- "communautés" et des "routards" Pour être écoutés et "reconnus", les
plutôt mythique pouvait offrir une ces si vivaces il y a dix et quinze ans auto-marginalisés d'il y a quinze ans. écologistes n'ont sans doute plus besoin
.alternative à la société occidentale en n'ont pas complètement disparu. Au Et ce d'autant plus aisément que les de l'eschatologie catastrophiste ("la
échec. Salon de la Marjolaine et au Salon Etats-Unis d'où était issue cette contre- Gueule ouverte, le journal qui annonce
Pour analyser ces interférences entre "Vivre et Travailler Autrement", deux culture sont aujourd'hui revenus aux la fin du monde" ... ) et de la religiosité
écologie et néo-religiosité, il faut aussi manifestations 'parisiennes où chaque bonnes manières. Les yuppies branchés tellurique auprès desquelles nombre
tenir compte de la force de la réaction année se retrouvent de nombreux éco- ont succédé au flower power des yip- d'entre eux avaient trouvé refuge à
anti-technocratique et anti-scientiste. logistes,les activités très concrètes et pies. l'époque où ils n'étaient qu'une mino-
La "mouvance écologiste" est instinc-
tivement hostile à la technologie lourde,
notamment nucléaire, à la chimisation
très techniques des producteurs d~ vin
sans engrais chimique et des installa-
teurs de chauffe-eau solaires voisinent
C'est désormais le sens du concret
qui l'emporte chez les écologistes, la
bonne gestion des dossiers, la méfiance
rité incomprise et raillée.
La • •
UlnZalne
littéraire
paraît le 1er et le 16
de chaque mois
Bulletin d'abonnement, p. 40
LA RENTRÉE LITTÉRAIRE
Anne Sarraute
Ils ont choisi le français Parmi les romanciers assurés d'une grande vente, citons JACK-ALAIN LÉGER,
Ayant choisi la France pour patrie d'adoption, ils sont quelques-uns qui écri- NICOLE AVRIL, MICHÉLE PERREIN, JEAN VAUTRIN, .PIERRE-JEAN RÉMY, JEAN RASPAIL.
vent directement en français.
ED. PASTENAGUE, pseudonyme sous lequel on aura reconnu D. Tsepeneag,
« ce nom s'est glissé sous la plume à l'instant précis où le blanc de la feuille lui
devenait insupportable et que, pour le noircir, il jouait avec son propre nom... »
c'est tout simplement le début de Pigeon vole (POL). AGUSTIN GOMEZ-ARCOS fait Ceux qui publient
dans l'Homme à genoux, le tableau sans complaisance de l'Espagne post-franquiste pour la première fois
où se creuse l'écart entre les sociétés (Julliard). FERNANDO ARRABAL a situé l'Ex-
travagante croisadf! d'un castrat amoureux dans un hôpital d'Incurables, une
Parmi ceux qui publient pour la première fois : NORBERT CZARNY dont les Enfants
histoire à coup sOr délirante (Ramsay). VASSILIS ALEXAKIS retrouve dans les nua-
s'ennuient le dimanche est accompagné d'un texte de David Shahar qui lui trouve
ges de Paris ceux des îles grecques (Paris-Athènes, Seuil). LUBA JURGENSON
des qualités de « conteur qui a plaisir à raconter une histoire pour elle-même»
raconte dans le Soldat de papier, la vie d'un groupe d'intellectuels dans le Mos-
(Lieu Commun) ; CHRISTOPHE DESHOULIÉRES qui avec Madame Faust a voulu un
cou des années 70 qu'elle a bien connu. Elle vit à Paris depuis 1975 (Albin Michel).
« livre de fin du monde» où il considère notre civilisation comme s'il était un
archéologue de l'an 3000 (Julliard) ; JEAN-PIERRE OSTENDE, poète, auteur de piè-
ces radiophoniques pour France Culture, fait paraître le Mur aux tessons (l'Ar-
Ecrivains et journalistes penteur). ALAIN MONVOISIN, sculpteur, enseigne l'art contemporain et fait se dérou-
ler Brückner-fils aux Malouines (Jacqueline Chambon). FRÉDÉRIC DEVE a vécu en
Si les journalistes étaient nombreux les années précédentes, en septembre Amérique centrale et a situé l'action de le Miroir du Charco verde pendant la révo-
leurs rangs se sont éclaircis. lution sandiniste au Nicaragua (Belfond). OLIVIER TARGOWLA'raconte en demi
BERTRAND POIROT-DELPECH fait paraître les Alizés chez Flammarion où il fera teinte dans Narcisse sur un fil, la réadaptation à la vie normale d'un malade hos-
ses premiers pas après avoir longtemps fait partie de l'écurie Gallimard. DANIEL pitalisé depuis dix-sept ans... (Maurice Nadeau).
Romanciers étrangers
traduits
Américains rope, découvre l'Italie, et Souvenirs d'Alcobaca et Batalha, rédigés dans sa vieil-
lesse après un ~éjour de deux. ans, de 1793 à 1795, au Portugal.
GÉRARD GEORGES LEMAIRE fait paraître les Préraphaélites, une anthologie de
pOèmes et de proses des écrivains et peintres préraphaélites (Christian Bourgois).
En juillet 1942, WILLIAM FAULKNER se voit confier par la Warner I;'ros un scé-
nario sur De Gaulle. Il paraîtra en septembre dans une version établie par Louis
Daniel Brodsky et Robert W. Hamblin (Gallimard). Chez le même éditeur, Trust Il reste encore les deux derniers volumes du Journal de VlRGINIA WOOLF à tra-
me, recueil de nouvelles de JOHNUPDIKE (octobre). duire. L'avant-dernier, le tome 7 est annoncé. Il couvre les années 37 et 38 alors
que Virginia Woolf a cinquante-cinq ans. Egalement l'Héritièr, le premier roman
Depuis quelques années, romans et nouv.elles de HENRY JAMES, inédits en de VITA SACKVILLE WEST. écrit en 1918. Une curiosité (Salvy). Et le Temple, de STE-
français, sont traduits un peu partout. On attend maintenant Mémoires d'un jeune PHEN SPENDER, écrit en 1929, refusé par les éditeurs de l'époque comme trop por-
garçon, trois récits autobiographiques entrepris en 1910 à la mort de William James nographique (Christian Bourgois).
son frère beaucoup plus célèbre que lui-même à l'époque (Rivages). Comme je l'entends, de JOHN COWPER POWYS, éc;it en Amérique peu après
la seconde guerre mondiale et resté inédit pendant un demi siècle est « une fic-
Une curiosité: le premier ouvrage de JACK KEROUAC Avant la route, resté iné- tion dans la tradition romanesque du XIX· siècle anglais» (Seuil).
dit en France. Peinture de sa famille et prélude à son œuvre (Table Ronde).
Philippe Picquier poursuit la traduction de l'œuvre de SYLVIA TOWNSENDWAR-
On attend Au cœur du cœur de ce pays, de WILliAM GASS, l'un des écrivains NER. Le Cœur pur est un roman de jeunesse et se déroule dans les dernières
les plus originaux de la littérature américaine d'après-guerre. Recueil de nouvel- années de l'Angleterre victorienne.
les publiées en 1966 aux Etats"Unis qui ont pour cadre l'Amérique profonde (Riva-
ges, octobre). . Les lecteurs d'ANITA BROOKNER la retrouveront avec plaisir dans la Porte de
Brandebourg (la Découverte) et ceux de ROBERTSON DAVIES. écrivain canadien
En collaboration avec le conteur marocain MOHAMMED MRABET, PAUL BOWLES qu'on commence à découvrir. en France, avec le Manticore, second volet d'une
publie quatre ouvrages: la Voix/le Café de la plage, récits d'amis marocains et trilogie à mi-chemin du mélodrame et du fantastique (Payot).
de Mohammed Mrabet, Cinq regards, textes traduits du maghrébin, le Grand EVELYN WAUGH est redevenl,l à la. mode en France. Après plusieurs traduc-
miroir, une histoire fantastique, le Citron, les aventures d'un jeune Marocain de tions d'inédits en 88 et 89, Waugh en Abyssinie, des carnets de voyage tenus
Tanger découvrant l'usage du kif et ses plaisirs (Christian Bourgois). en 1935 alors qu'il était correspondant pour plusieurs journaux anglais sont annon-
cés (Arléa).
Paraîtront également Beloved, de TOI!II MORRISON, Prix Pulitzer 88, longtemps
en tê~e des best sellers anglo-saxons (Christian Bourgois), Au-delà des vestiges,
de PAUL AUSTER, l'auteur de Cité de verre (Actes Sud), Oublier Elena, d'EDMUND
WHITE, roman de formation et fable philosophique (Christian Bourgois), 1/ faudra
bien te couvrir..., roman polar de HOWARD BUTEN, clown, docteur en psycholo-
gie, danseur, musicien, romancier, auteur de Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué Italiens
(Seuil).
Verdier mise sur les Italiens avec l'excellente collection de Philippe Renard
et Bernard Simeone. En septembre Cahier gothique, deux poèmes inédits écrits
entre 1940 et 1944 et en 1947 par MARIO LUZI dont le précédent recueil /'Inces-
sante origine, traduit en 1986 n'avait pas trouvé en France un public à sa mesure.
Anglais En octobre, A travers l'ombre, de FRANCO RELLA, premier roman d'un jeune phi-
losophe spécialiste de Benjamin et de Wittgenstein, et les Feux du Basento, de
RAFFAELE NIGRO, dont l'action se déroule; entre 1784 et 1861, dans les Pouilles.
José Corti publie de WILLIAM BECKFORD la seconde partie du Voyage d'un Chez Actes Sud, Gesu fatte luce, recueil de nouvelles de DOMENICO REA dont
réveur éveillé de Venise à Naples, où William Beckford, après avoir traversé l'Eu- Verdier avait déjà traduit Spaccanapoli.
LA RENTRÉE LlnÉUIRE
Le Promeneur fait paraître Rome, de ALDO PALAZZESCHI, l'auteur des Sœurs Russes, Polonais...
Materassi, claSsique italien et Journal nocturne, d'ENNIO FLAIANO (1910-1972),
essayiste, romancier, journaliste et scénariste de Fellini et d'Antonioni. Ce sont On connaissait VISSOTSKI; poète, chanteur, comédien, on ignorait qu'il avait
des notes prises au jour le jour, un peu partout dans Rome. des talents de romancier. Il laisse un roman inachevé Roman sùr les jeunes filles,
L'Arpenteur veut faire connaître GINEVRA BOMPIANI en France en publiant une peinture au picrate de la vie des petites gens à Moscou (Alinea). En même
l'Etourdi, contes, paraboles, récits d'initiation. temps paraîtra Vladimir Vissotsky par JEAN-JACQUES MARIE, recueil de poésies et
chansons, préfacé par Josef Brodsky (Seghers).
Le Seuil poursuit la publication de l'œuvre de CARLO EMILIO GADDA, (Connais-
sance de la douleurJ, avec les Colères du capitaine en congé libérable, trois récits MAKANINE dont on a lu les Voix au début de l'année revient avec la Perte,
écrits par GADDA à des époques différentes. deux récits se déroulant l'un au XVIII" siècle et l'autre aujourd'hui (Alinea) et le
Précurseur, histoire d'un guérisseur dans la banlieue moscovite en pleine muta-
Climats relance un écrivain déjà traduit et pourtant peu connu : GOFFREDO tion (Actes Sud). Chez Actes Sud encore un autre court récit de NINA BERBEROVA
PARISE (1929-1986) avec Arsenic, préfacé par Andrea Zanzotto. Cet écrivain est le Mal noir où il est question d'un émigré russe et d'un bijou qui lui a été laissé
considéré comme l'un des plus surprenants de sa génération. en héritage.
Terrain vague/Losfeld a traduit le Train russe, d'ANNA MARIA ORTESE, roman- Le Génie militaire, de SERGUEï KALEDINE, l'un des écrivains marquants de la
cière et journaliste découverte l'année dernière avec /'Iguane. C'est le récit d'un nouvelle vague de la pérestroi1<a, fut interdit jusqu'en mars 89 en URSS et sa paru-
long et difficile voyage en train de Prague à Moscou, rythmé par les arrêts, les tion trois fois annoncée par Novy Mir fut trois fois repoussée (Maren Sell).
rencontres...
L'écrivain polonais Jaroslaw MAREK RYMKIEWICZ raconte l'histoire de Umsch-
Chez Desjonquères paraît la Bière du pêcheur, de TOMMASO LANDOLFI, jour- lagplatz/Varsovie, une place contiguë au ghetto de Varsovie, d'où en 42 et 43
nal intime de l'auteur de un Amour de notre temps, écrit en 1953 (octobre). des centaines de milliers de juifs furent déportés à Treblinka. Dans Entretiens polo-
Minuit publie Sade, concert d'enfers, d'ENZO CORMANN, une pièce sur l'au- nais, Rymkiewicz pose la question de la responsabilité collective à travers ce récit
teur de Juliette qui sera créée à la Cartoucherie le 15 octobre. écrit à partir d'une enquête auprès des rescapés du ghetto (Robert Laffont).
ADAM ZAGAJEWSKI, l'un des trois meilleurs poètes polonais (avec Czeslaw
Milosz), de l'après-guerre, vit en France depuis 1982. Après Solidarité, solitude
et Coup de crayon, Fayard publie un recueil de 80 poèmes : Palissade. Marron-
niers. Liseron. Dieu.
Le nouveau roman de l'Albanais ISMAïL KADARI: a pour titre le Concert. Ecrit
Espagnols, Portugais en 1978, il a été remanié et publié l'année dernière en Albanie (Fayard).
Très connu en Yougoslavie, DANKO POPOVIC, best seller et lauréat d'un grand
La Différence poursuit la publication des Oeuvres complètes de FERNANDO prix littéraire est traduit pour la première fois avec le Livre de Miloutine : un petit
PESSOA: T.3 Poésies et proses de Alvaro de Campos, TA Poèmes d'Alberto paysan serbe raconte, à travers sa propre vie, l'histoire de la Serbie depuis le'
Caeiro. José Corti prévoit en octobre un texte en prose inédit du même auteur: début du siècle (Stock).
l'Heure du diable, ptéfacé par J.-A. Seabra. CAMIL PETRESCU, poète, philosophe, est l'auteur de deux romans. Dans
Minuit fait paraître Tu reviendras à Region, premier roman de JUAN BENET, Madame T, le second écrit en 1933, Petrescu s'essaie au renouvellement de la
auteur de l'Air d'un crime et de l'Automne à Madrid. Publié en 1967 à Madrid, technique romanesque (Jacqueline Chambon).
ce roman avait été refusé par les éditeurs pendant seize ans et remanié cinq fois.
Dès sa parution il connut un grand succès et fit la réputation de Juan Benet.
On annonce Nouvelles démesurées, dix nouvelles d'ADOLFO BlOY CASARES : Suédois
« la mort, les amours finissantes et désenchantées, la lucidité menant au sui-
cide ... » forment la trame de ce recueil (Robert Laffont) ; l'Occasion de l'écrivain L'œuvre autobiographique d'AUGUST STRINDBERG (1848-1912) paraîtra en un
argentin JUAN JOSI: SAER (Flammarion) ; la Colline de l'ange, du Cubain REINALDO volume dans une édition établie par C.G. Bjurstrôm qui a retraduit certaines des
ARENAS, le monde pittoresque de la Havane au début du XIX" siècle (Presses de œuvres. Pour la première fois quelques-uns des plus grands textes de Strindberg
la Renaissance) ; le Roman d'Oxford, de JAVIER MARIAS ou les états d'âme d'un sont « ainsi disposés en un ensemble chronologique permettant de suivre l'his-
professeur venu enseigner à Oxford (Rivages) ; Tatouage, de MANUEL VASQUEZ toire de Strindberg depuis la naissance jusqu'à la fin de son troisième mariage ».
MONTALBAN, la suite des aventures de Pepe Carvalho (Christian Bourgois). On y trouvera « le Fils de la servante », « le Plaidoyer d'un fou », «Lui et elle »,
« l'Abbaye », « Inferno », « Légendes », « Seul », « Lettres à Harriet Bosse, Jour-
Sylvie Messinger publie après la Neige de l'amiral, deux romans du Colom-
nal occulte » (Mercure de France).
bien ALVARDMUTIS : Llona vient avec la pluie et la dernière escale du Tramp stea-
mer. HALLOOR LAXNESS, écrivain islandais. Prix Nobel de littérature en 1955 et auteur
Chez Verdier, Cesar ou rien, de PlO BAROJA, un Basque (1872-1956), Ruses de la Cloche d'Islande revient avec Lumière du monde (Aubier).
et aventures ,d'Alfanhui, de RAFAEL SANCHEZ FERLOSIO, « le voyage merveilleux»
d'un enfant à la recherche du père, Toreros de salon, de CAMILO JOSI: CELA
qui nous explique que « la tauromachie est un art merveilleux. Moitié vice, moi- Hollandais
tié ballet ».
Parmi les Portugais on attend ALMEIDA FARIA avec Déchirures, deuxième volet Calmann Lévy publie l'édition intégrale des Journaux d'ANNE FRANK. On ne
d'une tétralogie commencée avec la Passion (Belfond) et deux Brésiliens: JORGE connaissait que le texte établi en 1947 par le père qui avait considérablement
AMADO dont ce dernier roman Yansan des orages est, paraît-il, dans la même élagué les manuscrits laissés par sa fille. En fait, il existe trois versions de ce fameux
veine que Dona FIor et se déroule à Bahia (Stock) et JOAO UBALDO RIBEIRO,I'au- journal dont on a longtemps dit qu'il pouvait être apocryphe.
teur, entre autres, de Sergent Getulio, avec Vive le peuple brésilien une fresque Chez Maren Sell, l'Amour du prochain, un recueil de quatre nouvelles de
du Brésil (Belfond). HUGO CLAUS, l'auteur du Chagrin des Belges (octobre).
Egalement, un recueil d'Histoires étranges et fantastiques de l'Amérique latine,
un siècle de nouvelles par les meilleurs écrivains, préparé et présenté par Claude
Couffon (Métailié). Egyptiens
Chez Denoël, l'Appel du Karaouan, de TAHA HUSSEIN, un roman psychologi-
que sous forme de confession et la Chanson des gueux, de NAGUIB MAHFOUZ, pein-
ture du petit peuple et des artisans soumis à l'autorité des chefs de clan.
Allemands
Japonais, Chinois
ALFRED DOBLIN revient avec l'un de ses grands romans Wangloun publié en
Allemagne en 1915 et resté inédit en France. Récit d'une insurrection chinoise Romancier très connu dans son pays, lauréat de nombreux prix, KENJI NAKA-
au XVIII" siècle (Fayard), GAMI, l'auteur de Mille ans de plaisir, raconte dans la Mer aux arbres morts, la
vie d'une famille dans une région inhospitalièr~ du Japon (Fayard).
Dumala, de EDUARD VON KEYSERLlNG, écrivain impressionniste (1855-1919)
raconte les derniers beaux jours de l'aristocratie balte (Jacqueline Chambon). KENZABURO ol:,l'auteur admirable de une Affaire personnelle et le Jeu du siè-
cle revient en octobre avec M/Tetle conte des merveilles de la forêt (Gallimard).
Sous le signe de Halley, d'ERNST JÜNGER donne son titre à des carnets de
voyage en Malaisie où l'écrivain voulait revoir la comète qu'il avait observée, enfant, . Philippe Picquier qui s'est spécialisé dans la littérature japonaise et chinoise
en 1910 (Gallimard). annonce Du côté des fleurs et des saules, de KAFÜ NAGUI (1879-1959), l'un des
plus célèbres et des plus scandaleux romanciers japonais et Trois amis de l'hi-
Deux romans d'ERNST WEISS paraissent simultanément: Georg Letham, ver, récits de WANG ZENGGI, romancier chinois, peintre de paysages, calligraphe,
« médecin et meurtrier », le premier grand roman de la maturité publié en 1931 né en 1920 et condamné en 1957 comme « droitier ».
(Letham anagramme de Hamlet) (Fayard) et l'Epreuve de feu paru en Allemagne
en 1929, l'histoire d'un homme devenu amnésique dans le Berlin des années vingt Un Chinois tombé du ciel (traduit littéralement : la Biographie de Niu TIen-
(Alinea). Tseu) de LAO SHE a été écrit en 1933. Considéré comme l'une de ses grandes
œuvres, ce roman est une chronique de la vie chinoise d'avant la Révolution
La Façade, de L1BUSE MONIKOV~, écrivain tchèque qui vit en RFA depuis 1971 (Arléa).
a obtenu le Prix Alfred Dôblin en 1987 (Belfond).
De CHRISTOPH RANSMAYR on traduit simultanément le Dernier des mondes,
écrit à partir des Métamorphoses d'Ovide (POL/Flammarion) et les Effrois de la
glace et des ténèbres (Maren ~elll. Cet écrivain autrichien né en 1954, profes-
seur de philosophie, est considéré comme l'un des meilleurs de sa génération.
Poésie
Il s'est arraché lors de la dernière foire de Francfort et on murmure que ies enchères JEAN MAMBRINO propose le Chiffre de la nuit, « une poésie de l'ultime. Musi-
ont atteint des chiffres astronomiques : 400 000 dollars pour les Américains, calement sévère (vous diriez rituelle). Modulée de l'intérieur, dans sa saveur offerte
500000 F pour les Français... Souhaitons-lui un énorme succès. à la pensée » (Corti).
38 LA RENTRÉE LlnÉDIRE
Chez Maurice Nadeau, Silva rerum, un nouveau recueil de PAOL KEINEG, l'au- La Pléiade annonce le premier tome des Oeuvres complètes (qui en com-
teur de Printemps des bonnets rouges et de Boudica, Taliesin et autres poèmes, prendront trois) de RAYMOND QUENEAU. Ont été rassemblés l'ensemble des poè-
« forêt de choses» ; chez Cicéron, ensemble de notes servant à la préparation mes par ordre chronologique, plus des poèmes épars publiés en revue et des iné-
d'un discours ou d'un livre. En octobre, Ana de la nuit, premier recueil de ROGER dits que Queneau avait conservés, les jugeant impubliables. A cet ensemble Claude
GENTIS, psychiatre bien connu, auteur des Murs de l'asile. Delon, universitaire à Paris IV qui en assure l'édition, a ajouté quelques textes
En octobre toujours, Nous le passage, de HENRI MESCHONNIC (Verdier), le difficilement classables mais relevant cependant de la poésie. A paraître en octo-
Porte-œufs (Retouches), de DANIEL BOULANGER (Gallimard) et une anthologie de bre.
la poésie française de MARCEL JULLIAN (Fixot). Bouquins réédite le Journal de JULES ET EDMOND DE GONCOURT. en trois volu-
mes.
Traduit du Yiddish
Deux biographies de Faulkner
Lachenal & Ritter annonce la première traduction mondiale de la Bande (Kha-
liastra), une revue parue à Varsovie 1922-Paris 1924 en langue yiddish avec des
Faulkner fait l'objet de deux biographies: les Erres du faucon, une psycho- textes d'écrivains inconnus aujourd'hui. Abondamment illustrée par Brauner, Cha-
biographie par MARC SAPORTA, auteur d'une Histoire du roman américain (Seg- gall... Elle comprendra près de 400 pages et sera suivie d'une étude de Rachel
hers) et W. Faulkner, l'homme et l'artiste de STEPHEN B. OATES, universitaire et Ertel, « Khaliastra et la modernité européenne ». •
39
RENCONTRES, COLLOQUES
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Août 1989