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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=PSYT&ID_NUMPUBLIE=PSYT_112&ID_ARTICLE=PSYT_112_0101
2005/2 - Volume 11
ISSN 1245-2092 | ISBN 2-8041-4743-6 | pages 101 à 127
Sylvie Craipeau
Professeur, sociologue
Groupe des écoles de télécommunications
Institut national des télécommunications (GET-INT)
et Bertrand Seys
Maître de Conférence
Groupe des écoles de télécommunication
École nationale supérieure des télécommunications
(GET-ENST Bretagne)
Résumé : Cet article analyse les pratiques de jeu sur Internet selon
un double point de vue, sociologique et psychologique. Nous pré-
sentons les dispositifs technico-organisationnels des jeux pour
comprendre comment ils transforment les pratiques ludiques. Nous
exposons les travaux menés sur l’addiction, laquelle est présentée,
en particulier dans les médias, comme la principale dimension de
ces jeux. Nous proposons une autre lecture de ce phénomène en
étudiant comment les usages de ces jeux émergent, et le sens qu’on
peut leur donner. Ces pratiques ludiques s’accompagnent d’une
transformation des rapports à soi et à l’autre, d’un rapport au
corps ambivalent. Ils participent enfin d’un processus de socialisa-
tion qui dépasse le seul cadre ludique et témoignent des transfor-
mations de notre société.
Introduction
Nous assistons depuis les années 1990 à l’émergence de technologies
nouvelles qui bouleversent les habitudes de travail de bon nombre de
personnes, participent à changer les formes de nos relations sociales et
de nos modalités de communication. Ce mouvement de fond est celui de
la révolution numérique. Entre les années 1950 et 1970, l’industrie de
l’informatique se développe sur le principe de la numérisation (codage)
de l’information, et l’industrie des télécommunications se développe sur
le traitement et le transport de l’information sous forme analogique
(ondes). Les années 1980 verront la numérisation de l’industrie des télé-
communications.
À partir des années 1990, la distinction entre informatique et télé-
communication s’estompe et émerge une nouvelle industrie, celle des
Technologies de l’information et de la communication (TIC). L’électro-
nique fera le reste : toujours plus petite, toujours plus puissante… et
moins chère. Ce qui est à notre disposition comme puissance de calcul,
sur un micro-ordinateur standard d’environ 1000 euros, correspond à ce
qui était disponible sur les plus puissants ordinateurs scientifiques et
militaires des années 1960 pour un encombrement 15 000 fois supérieur.
La progression semble continuer et va de pair avec le développement,
pour un faible coût, des capacités de transport de l’information sur les
réseaux de télécommunications.
Les jeux de rôles et les jeux vidéo ainsi que les jeux en ligne semblent
relever d’une culture particulière. Nous n’avons pas ici les moyens
d’explorer comme nous le souhaiterions cette dimension, mais il nous
paraît important de l’évoquer. Tout d’abord les jeux de rôles sont d’une
apparition très récente : les années 1970 aux États-Unis. Ils viendraient
d’une adaptation de jeux de stratégie par la création d’univers de fiction
complets : le premier jeu de ce type traditionnellement évoqué étant
Donjons et Dragons (Tremel, 2001).
Il nous semble qu’il y a un lien entre la culture informatique et ces
jeux. C’est ce que semble confirmer Sherry Turckle (1986) lorsqu’elle
souligne que Donjons et Dragons est un environnement social structuré
comme une machine : « Le donjon lui offre un monde sûr (dit-elle d’une
personne qu’elle a interviewée) lui permettant de construire des aventu-
res à partir d’un ensemble complexe de règles. » « Il n’y a pas d’ordina-
teur dans les premiers jeux de Donjons. Mais ces mondes artificiels sont
imprégnés de l’esprit du programme de l’ordinateur. Leurs limites leur
sont imposées par les systèmes de règles, pas par la réalité physique, ni
par des considérations morales. Le temps peut revenir en arrière, les per-
sonnages peuvent avoir des pouvoirs surhumains, tout est possible. La
seule obligation est la logique » (Turckle, 1986).
Ces caractéristiques sont démultipliées par l’apparition des jeux en
réseau dans les années 1990. Mais il semble que, dans le même temps,
les jeux de rôles sur table laissent plus de place à l’interprétation, les
règles devenant moins déterminantes (Jaulin & Weil, 2003).
Le jeu de rôle repose sur trois dimensions : l’imaginaire, l’aléa, le
respect des règles. Ce sont les différentes façons de jouer qui privilégient
l’une d’entre elles. On peut par ailleurs considérer que les jeux en ligne
(et les jeux vidéo) se répartissent selon ces trois grandes catégories qui
regroupent partiellement la partition entre play et game (Winnicott,
1975). Le jeu vidéo élimine quasiment l’imaginaire, l’aléa tend à être
maîtrisé, le respect des règles est ce qui est dominant, intégré au système
technique, il n’y a guère de choix, sauf de contourner le système (sortir
du jeu avant la fin, par exemple, pour les jeux d’action).
Les jeux en ligne diffèrent en ce que certains sont des jeux d’action,
d’autres des jeux de rôles, ou – si l’on en croit les tenants des jeux tradi-
tionnels – des tentatives de transposition des jeux de rôles sur table. Mais
même dans ce que l’on pourrait considérer comme jeux de rôles en ligne,
des différences importantes existent du fait de l’ingénierie du jeu. Ces
jeux sont « un art du dispositif » (Jaulin & Weil, 2003), des univers créés
par des « ingénieurs de mondes » (Jaulin & Weil, 2003). L’univers est
2. Les réponses des joueurs en ligne vont aussi dans ce sens : « le role playing est plus
poussé sur le papier », « le papier donne plus de liberté dans l’incarnation d’un
personnage », « le jeu de rôle papier donne une plus grande liberté dans l’interpré-
tation du personnage », « le papier éveille plus la créativité », « dans le jeu en ligne,
les mondes sont tout faits ».
Les jeux sur téléphone portable diffèrent selon qu’ils se jouent seul
ou à plusieurs. La qualité du support (le type de téléphone portable) est
déterminante. Dans les jeux solitaires, on peut avoir des jeux
d’arcade comme le solitaire ou des jeux vidéo caractérisés par l’exis-
tence de personnages et d’un récit. Les jeux à plusieurs sont rares, car
nécessitant des portables sophistiqués comme le Ngage de Nokia. Ils
demandent par ailleurs que les joueurs possèdent les mêmes portables, ce
qui en limite encore l’accès. Si les jeux avec histoire et personnages,
joués seul ou à plusieurs, semblent introduire plus d’espace imaginaire
que les jeux d’arcade et une relation à l’autre dans le mode multijoueur,
il convient de s’interroger sur la véritable présence, sur la place de l’autre
dans le jeu, ce que nous verrons en troisième partie. Avant cela, nous
allons analyser les phénomènes d’addiction qui mobilisent fortement
l’opinion publique comme la communauté scientifique.
3. Cette partie est principalement basée sur l’étude réalisée par Élise Bathany : Appro-
che psychologique des usages des jeux vidéo et d’Internet – Rapport ENST-Bretagne
(2002).
4. Enquête qui a été réalisée dans le cadre d’un projet incitatif du Groupe des écoles
de télécommunications : Communautés virtuelles et TIC, les jeux - Rapport GET,
mars 2003.
5. Seys (2003)
avons rencontré des personnes qui, à un moment donné dans leur prati-
que, se sont senties « accro » et ont pensé, sur le moment, ne plus pou-
voir s’en sortir. Mais, liées au produit, nous n’avons pas à ce jour
constaté de compulsions à revenir à l’usage d’Internet ou des jeux vidéo.
Lorsque tel est le cas, il s’agit d’autres types de problématiques, comme
la boulimie, qui sont à l’origine du comportement qui peut apparaître
comme addictif.
Deuxième « particularité », nous avons pu repérer que des person-
nalités paranoïaques pouvaient trouver en Internet un espace de projec-
tion de leur violence et de leur délire de persécution. Cette activité peut
permettre une socialisation du sujet, voire constituer un premier espace
transitionnel dans un processus psychothérapeutique.
Enfin, nous avons pu constater qu’Internet et les jeux vidéo offrent
de nouveaux espaces qui vont servir aux sujets à vivre, à mettre en acte
leurs difficultés. Nous sommes ici dans l’émergence d’un usage plus
banal dans le sens où il n’y a pas de nouveauté, mais de nouvelles
formes.
Les jeux vidéo et Internet peuvent fournir aux personnes qui ont des
troubles de l’intimité, des activités, des contacts sans liens physiques
avec autrui, évitant ainsi une intimité incarnée.
Internet en tant que nouveau média va pouvoir favoriser les
« boulimies » du contact, les regroupements « thématiques » de person-
nes ayant des problématiques et/ou des comportements psychologiques
communs.
Internet est aussi le média qui pourra favoriser la socialisation du
sujet.
Globalement, Internet et les jeux vidéo favorisent plutôt le déve-
loppement de liens faibles et distants plutôt que de liens forts et de
proximité.
Nous nous proposons donc de regarder les jeux vidéo et Internet
comme des formes nouvelles émergentes dans notre environnement. Ces
formes ne sont pas indépendantes de notre environnement politique,
économique, culturel, social… Regarder Internet et les jeux vidéo,
indépendamment de l’environnement du sujet usager, risque de nous
focaliser sur des aspects comportementaux et non pas sur le sens que
l’usage a pour le sujet. Cette articulation étroite entre technologie, usages
et société est à l’œuvre tout particulièrement dans la transformation des
pratiques ludiques, de la sociabilité, du rapport au corps.
La sociabilité
L’usage d’Internet et des jeux renvoie directement à la question de la
sociabilité. Il s’agit donc de savoir si les dispositifs technico-organisa-
tionnels différents sur lesquels reposent les jeux favorisent et accompa-
gnent ou non une transformation des modes de sociabilité.
On peut tout d’abord considérer la sociabilité comme les multiples
manières, pour les individus, d’être reliés au tout et d’être liés entre eux
(Akoun, 1998). « C’est en ces myriades de relations de sociabilité,
momentanées ou durables, qui nous lient constamment les uns aux
autres, que consistent la plupart des actions réciproques qui soutiennent
toute la fermeté et l’élasticité, toute la multiplicité et toute l’unité de
la vie en société » (Deroche-Gurel & Watier 2002). La sociabilité est la
forme ludique de la socialisation : « elle établit un jeu où les acteurs sem-
blent libérés de toute contrainte ». Nous nous interrogeons ici sur la place
et le rôle de dispositifs techniques tels qu’Internet dans la façon dont les
joueurs se lient les uns aux autres et se lient globalement à la société.
6. Nous avons envoyé un questionnaire aux joueurs de Dark Age of Camelot (et notre
analyse porte sur cet échantillon), Everquest, Ultima on line, 4e Prophétie (enquête
réalisée par F. Beau). Il s’agit de jeux à univers persistant.
10. Briole & Tyar ont relevé ce phénomène en ce qui concerne la sociabilité sur le
réseau de téléconvivialité : « La caractéristique de ce type de relations est de ne pas
s’inscrire dans le système hiérarchique de la société, mais de se produire entre indi-
vidus occupant la même position sociale… À certains égards, les téléconvives
vivent un peu la même situation : leur désir de parler s’exerce en dehors des cadres
contraignants de la société » (Briole & Tyar, 1987).
11. Nous avons remarqué à plusieurs reprises, lors des réunions de travail du groupe de
recherche, une grande proximité entre la culture des hackers et celle des joueurs
(particulièrement en ligne).
12. Un jeu comme Never Winter Knight diffère des MMORPG et se rapproche du jeu en
face-à-face en ce qu’il permet les discussions en groupe en temps réel avec une sorte
de téléréunion. Par ailleurs, le logiciel est un moteur qui permet de construire des
scénarios MMORPG.
Co-présence ou système
Alors que le jeu en ligne favorise les pratiques individuelles, le jeu en
solitaire est impossible en « papier ». Plusieurs dimensions viennent dif-
férencier les situations de jeu : le corps avec la co-présence et donc le
mode d’intégration (Giddens, 1987), les caractéristiques de « l’environ-
nement social », groupe, communauté (comme groupe fermé), société, le
type de sociabilité.
Les jeux en ligne permettent une séparation du temps et de l’espace,
« condition d’une distanciation spatio-temporelle » (Giddens, 1994).
Ainsi, les mécanismes de délocalisation « détachent l’activité sociale des
14. Sherry Turckle (1984) avait déjà noté ce phénomène. Est-il dû, comme elle le sug-
gère, à l’inquiétude que suscite l’ordinateur face à notre perfectibilité ? « Il est
impossible de résister à une machine qui promet à tous la perfection en toutes cho-
ses… Il est difficile d’abandonner un jeu vidéo alors qu’il serait possible de faire un
meilleur score la prochaine fois. »
Le corps
Corps et Internet
L’avatar est un corps virtuel. S’il est là pour permettre à l’internaute
d’exprimer son identité, il est aussi là pour procurer un corps à l’inter-
naute dans le cyberespace. Un avatar joue ainsi deux rôles complémen-
taires distincts : il sert simultanément à incarner et à intégrer la
« personne » dans le cyberespace et à différencier la personnalité numé-
rique de celle des « autres » et de son environnement immédiat. Ce corps
virtuel permet à l’internaute de se faire une place dans le cyberespace.
L’avatar peut tendre vers la représentation du corps physique réel de
l’internaute. L’avatar est donc tour à tour objet de projection, d’identifi-
cation ou d’extension du corps physique de l’homme dans l’espace
virtuel. Il rend effective la participation de l’internaute en lui permettant
d’être à la fois ici, devant son écran d’ordinateur, et là, dans un monde
« en puissance » tissé par le réseau. Il lui procure le don d’ubiquité.
Conclusion
Les jeux en ligne et sur portable sont des objets ambivalents : ils favori-
sent dans le même temps la socialisation et la séparation de l’autre. Mais
ils participent aussi d’une transformation des modes de sociabilité, du
rapport à l’autre et à soi.
L’engagement s’affaiblit en même temps qu’il s’étend. On constate
une commutabilité de la sociabilité qui change facilement d’espace
d’inscription, passant du domaine public au privé, de la relation amicale
à une relation quasi anonyme, du groupe à l’organisation. Le jeu électro-
nique sert autant à rencontrer l’autre qu’à l’éviter, mais aussi, avec le
portable, à manifester sa disponibilité. Il peut être une forme d’addiction,
mais aussi un moyen de socialisation.
Plus globalement, le fait que ces jeux s’inscrivent dans des disposi-
tifs technico-organisationnels complexes contribue à la séparation entre
intégration systémique et intégration sociale (Habermas, 1987), les
médiations techniques et organisationnelles prenant le pas sur les média-
tions sociales.
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