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Tantale
- Récits fantastiques - Divers -
Eric Swazotchi jetait un coup d'oeil nerveux à ses collègues, échangeant quelques regards gênés, nerveux, alors
que les médecins s'affairaient autour de leur patiente, l'air grave. Quatre. Seulement quatre journalistes. Dont un
local, en plus. Certes, cela faisait un rien charognard d'attendre ainsi que le sujet du reportage meure, mais il se
serait attendu à une plus grande couverture médiatique. La petite grand-mère noire qui agonisait là avait tout de
même sauvé cette planète ! Inspiré, Eric activa son enregistreur subvocal et commença à dicter silencieusement une
diatribe enflammée. Voilà un point de vue qui ferait prendre quelques googlerank à son article. Il mit ses lunettes
noires pour accéder au Réseau afin d'agrémenter son pamphlet de quelques sources bien poignantes. Jetant un oeil
distrait à ses collègues, il remarqua avec amusement une lueur de jalousie dans leur regard. Et oui, les mecs, c'était
ça un journaliste international, l'inspiration même aux portes de la mort ! Alors voyons, une petite biographie pour
commencer cette future nécrologie...
Nyambura Jawaad, une légende vivante qui, par son invention des nanopurificateurs, avait sauvé la planète de la
pollution et des désastres écologiques engendrés par la surexploitation et l'industrialisation à outrance. Ces
merveilleuses machines retraitaient les hydrocarbures marins, convertissaient le CO2, digéraient les métaux lourds
et autres toxines polluantes. Personne ne comprenait encore la finesse de la programmation de ces
micro-écologistes, ni leur merveilleuse conception. De plus, ils étaient auto-réplicateurs, auto-assembleurs, et
parfaitement inoffensifs. Invisibles, travaillant seuls, en silence, ils avaient conduit l'humanité dans un nouvel Age
d'Or. Eric interrompit son enregistrement : les médecins s'affolaient. La fin était arrivée. Il se leva, enclenchant toutes
ses mini-caméras. Un ordre subvocal lui permit d'acheter un temps Réseau pour diffuser en direct la mort de la
bienfaitrice de l'humanité sur le net. Bien sûr, cela avait déjà était fait maintes fois, et c'était toujours fermement
condamné par les biens pensants. Quoi qu'il en soit, cela avait toujours fait autant d'audience. Nyambura gémissait
sur son lit d'hôpital, rassemblant visiblement ses forces pour atteindre un clavier sans-fil à son chevet.
Auto-Euthanasie ? Non, elle tapait une liste de commandes d'accès au Réseau. Un de ces couteux nano-écrans
flottant se matérialisa à coté d'elle. Génial ! Un ultime message, un testament sûrement préenregistré ! La Grande
Dame avait sûrement bien prévu les choses. Et en plus via l'une des dernières applications de sa nanotechnologie.
Ce serait parfait pour l'audience ! Eric braqua ses caméras et ses enregistreurs sur l'écran de lumière ondoyant.
L'instant était sans doute historique, source immanquable d'un Pulitzer. Le programme prenait visiblement du temps
à se lancer, ce qui était bizarre en ces temps d'information instantanée. Des chiffres, des codes traversaient la
fenêtre fantomatique, tels des trombes d'eau. Ou une masse de fourmis grouillantes. Eric vérifia que Nyambura
n'avait pas expiré. Non, sa frêle poitrine se soulevait et s'abaissait encore faiblement. Yeux fermés, elle semblait
souffrir milles morts, mais ses traits étaient crispés de détermination.
Dans son lit, Nyambura Jawaad soupira une dernière fois. Son choix, si dur soit-il, avait été arrêté. Elle mourut
l'esprit plein de remords et de doutes, mais déterminée. Elle n'entendit pas les hurlements d'alarmes des complexes
machines qui la maintenaient en vie depuis des années. Elle ne vit pas les journalistes connectés au Réseau vaciller
sous le choc de la houle numérique qu'avait déclenché son programme vengeur. Comme tout ce qu'elle avait
construit, il était à la fois merveilleusement élégant et simple. Il disparu du globe et du Réseau aussi vite qu'il l'avait
envahit. Mais durant ce bref intervalle de temps, il transmit les ultimes instructions prioritaires de Nyambura Jawaad
à ces milliards de milliards de nanopurificateurs Ces instructions pourraient être résumées en un mot : inversion.
Chakib s'acharna sur le levier de commande, mais rien à faire. Son monstrueux véhicule à six roues refusait
d'escalader plus avant. Il faut dire que malgré la faible gravité, c'était un pari un rien optimiste. Tant pis, il marcherait.
Le jeune homme revêtit son scaphandre, pestant contre l'inévitable poussière rougeâtre qui s'infiltrait partout. Il
pressa la commande qui ouvrait le sas et la soute du camion. Le soleil se hâtait vers l'horizon. Il devait se dépêcher
avant qu'il ne fasse nuit noire. Surtout qu'à ces latitudes boréales, il n'allait pas le revoir avant un bon moment.
Chakib souleva avec difficulté les caisses de matériel. La température était déjà glaciale, son scaphandre gémissait
de protestation. Et ce serait pire bientôt... Une fois encore le jeune homme se demanda pourquoi il mettait autant
d'acharnement dans son hobby, son plaisir coupable. Haletant, surchargé par divers caissons d'équipements
fragiles, il gravit avec peine l'énorme et incongru rocher qu'il avait repéré sur une vieille carte de Pathfinder.
Surgissant au beau milieu d'une plaine d'alluvion, il se dressait fièrement, antique résidu d'un glacier issu du pôle.
Son sommet était vaguement plat, poli par le temps. Un parfait point d'observation, une splendide curiosité
géologique. Contemplant la planète rougeâtre, inhospitalière et parsemée de sable et de cailloux couleurs de sang,
Chakib, épuisé, ressentit mystérieusement la présence d'Allah. Le soleil jetait ses derniers feux sur la plaine
martienne. Une vague de froid frappa l'explorateur, arrachant de nouvelles protestations à son scaphandre
thermo-régulé. Le jeune homme sortit de sa rêverie et entreprit de déployer son matériel. D'abord le vieux
générateur, puis la tente à oxygène, le chauffage... Plus de temps pour la contemplation mystique, place à la science
! Mais la religion se rappela à lui quand l'alarme de sa montre se mit à hurler, bruit strident dans le silence de son
absolue solitude. Chakib laissa échapper un juron. C'était l'heure de la prière al-maghrib. Comment avait-il pu oublier
une chose pareille, lui fils d'un Mufti ! Il ouvrir la poche dorsale que comportait tout scaphandre musulman et sorti
son tapis de prière, tressé avec amour par sa mère et ses soeurs. Chakid n'avait pas fait ses ablutions rituelles, mais
il n'avait pas le courage de retourner au camion pour cela. Allah comprendrait sûrement. Et puis, comment
pouvait-on se prétendre pur après plusieurs jours d'errance dans le désert martien, à vivre en autarcie ? La pureté
était essentiellement une histoire mentale pour Chakib. Astronome passionné, il s'orienta d'instinct vers la minuscule
lueur qu'était la Terre. Il fit ses trois rakah traditionnels avant de changer de position pour s'orienter vers la
Nouvelle-Mecque et recommencer. L'Exode avait complexifié la Religion.
Une fois ses dévotions terminées, le jeune finit d'installer son matériel. Il déballa son magnifique télescope avec
amour, et lança l'ordinateur de contrôle. Observer l'univers était sa passion, son ouverture sur un monde plus grand
que la petite colonie d'Acidalia. A coté du télescope, il déploya un antenne-satellite. Théoriquement pour se brancher
sur le maigre Réseau martien et pour transmettre ses données aux quelques vieux fossiles qui peuplaient
l'Université du Sauveur de la colonie d'Utopia. Curieusement, ceux-ci avaient oublié de signaler aux mollahs que le
satellite de liaison permettait aussi de joindre le Réseau bien plus performant des colonies japonaises et de
Un bip sonore l'informa que sa correspondante était en ligne. Yumna lui envoyait les salutations d'usage, ainsi
qu'une flopée de nouveaux programmes pour son télescope et quelques nouvelles de cet autre monde si lointain.
Apparemment, la pilote avait embauché un nouveau membre d'équipage, et avait mis à contribution son ingénieur de
bord pour lui fournir ces nouveaux programmes informatiques. D'après le message, cet ingénieur était un vrai
Terrien. La planète-mère comptait donc encore quelques habitants ? De plus, l'homme qu'elle venait d'engager était
un Lunien et il avait apparemment apporté dans ses bagages un peu de science et de matériel des État-Unis
Lunaires. Chakib s'empressa donc de rédiger un message de remerciement. Une vingtaine de minutes plus tard,
celui-ci aurait gagné l'orbite terrestre. Pendant ce temps, il installa les nouveaux logiciels, admirant la nouvelle
interface intuitive et le nouveau système de recherche d'objets célestes. En quelques instants, il localisa Phobos,
Deimos, la Terre, la Lune. Il essaya avec délectation de mettre la machine en défaut en cherchant des étoiles aux
noms composés uniquement de chiffres et de lettres ou invisibles dans cet hémisphère. La machine s'exécuta
docilement, l'informant en cas d'impossibilité, suggérant même des latitudes et longitudes minimales pour observer
les étoiles inaccessibles. Chakib passa la soirée à obtenir de splendides clichés de la voute céleste et à papoter
avec ses lointains amis. Tard dans la nuit, son scaphandre lui intima bruyamment l'ordre d'aller se retirer dans la
tente à oxygène chauffé. Machinalement, le jeune homme lança un des nouveaux programmes informatiques et
laissa tourner le télescope. Cela avait était une nuit magnifique ! Dommage que l'astronomie ne soit pas un métier en
vogue sur Mars... Il fit ses ablutions, puis la prière du soir (qu'il avait beaucoup trop repoussée). Levant les yeux vers
la Terre, il songea à Yumna et son équipage, et à leur étrange vie là-bas. Le prix de l'eau qu'il venait de gaspiller
pour son rituel aurait pu faire vivre Yumna pendant des semaines... De même que ses programmes informatiques
auraient sans doute intéressé les ingénieurs du Réseau informatique musulman de Mars. Enfin, il était cependant
douteux qu'ils acceptent des systèmes venus de l'étranger...
Méditant sur les incompréhensibles rapports entre les peuples, Chakib s'endormit.
Après la prière du matin (même si le soleil n'était pas encore prêt de se lever dans ces régions nordiques, sa montre
lui indiquait immanquablement l'heure à laquelle effectuer ses dévotions), l'astronome amateur reprit ses
observations. Un bouton clignotait ostensiblement sur la nouvelle interface. Il y avait apparemment un problème sur
les logs de l'observation de cette nuit. Chakib grogna, encore peu réveillé et tenta de se dépatouiller de la
documentation en anglais. Alors... Une anomalie dans... Quelques instants plus tard, il était pleinement réveillé. Ce
n'était pas une anomalie. Ce n'était pas un message d'erreur. Le programme de recherche automatique d'objets
célestes avait trouvé quelque-chose. Un "élément non-répertorié". Il braqua le télescope et activa toute une série de
programmes d'analyses et de diagnostic, comme lui recommandait la documentation. En quelques minutes, il obtint
une confirmation visuelle. Là, dans un cadran désert de l'espace, un point minuscule bougeait. Fébrile, il se connecta
au Réseau et contacta Yumna. Elle pourrait confirmer sa découverte et le conseiller.
"Messieurs, on se prépare pour la phase d'approche finale" lança le commandant Yumna Jugh. "Désorbitation dans
45s si la check-list est bonne." Raphaël commença à ânonner les vérifications de la check-list et à répéter les go,
no-go à sa capitaine. C'était son rôle. Enfin, c'était celui qu'on lui avait trouvé. Le jeune homme ne se sentait pas
encore intégré à l'équipage du Mycop. Il était, d'après le reste de l'équipage, un des nombreux "chiens perdus sans
collier" que la capitaine ramenait souvent à bord et il n'avait donc pas de poste fixe. Des hommes qu'elle séduisait ou
juste qu'elle embrigadait dans son équipage pour une raison connue d'elle seule. Bien peu d'entre eux restaient dans
les "permanents" du vaisseau. Personne n'osait s'opposer à la capitaine sur ses choix de recrues. Mais Raphaël
sentait sur lui les regards méprisants ou goguenards des permanents. Tous laisser à deviner comment et pourquoi il
avait été recruté. Jeune. Châtain, la peau pâle, les yeux gris-verdâtres, fin et longiligne mais bien proportionné
comme seuls les Luniens peuvent l'être. Une sorte d'Elfe, de Spacien. Sûrement un séducteur hédoniste des
États-Unis Lunaires qui voulait vivre une grande aventure et qui avait pour cela séduit la capitaine d'un
vaisseau-éboueur. Raphaël n'avait pas le courage de les démentir. De plus, il aurait alors fallut expliquer pourquoi il
avait quitté les tours d'ivoires des colonies lunaires américaines. Malgré la froideur de l'équipage, il se sentait chez lui
dans ce minuscule vaisseau. Il avait en plus de quoi s'occuper l'esprit et ne plus penser à la Lune et à son passé. Il
aimait déjà ces hommes et femmes bourrus, cosmopolites. Dans ce cercueil volant, s'ouvrait devant lui un horizon
plus vaste que celui des clinquants et policés Dômes Lunaires. Il acheva la longue litanie de la check-list et laissa la
capitaine donner le feu vert final.
"Sangles-toi, le bleu." ordonna la capitaine. "On va avoir droit à une jolie manoeuvre d'approche..." Raphaël obéit, un
rien vexé. Cela faisait tout de même un mois qu'il naviguait avec eux, et il avait déjà participé à deux missions de
récupération ! Son mal de l'espace était passé et il n'avait jamais vomi (ce qui, au vue de l'apesanteur qui régnait en
permanence sur le vaisseau, était un point fort apprécié par l'équipage). Certes, il avait toujours un peu la trouille
quand l'antique vaisseau russe manoeuvrait, mais... L'ouverture des panneaux avant et l'allumage des écrans de
Celui-ci avait fini de connecter les systèmes d'affichages têtes hautes du capitaine aux capteurs du vaisseau.
Trajectoires et informations flottaient sur les écrans et sur la splendide baie du cockpit avant. Raphaël aurait été bien
incapable de comprendre tous ces glyphes scintillants, ces courbes de trajectoires probables des différents objets
flottant alentours.
"En route pour la cible !" cria joyeusement la capitaine, abattant ses larges mains brunes sur des claviers et des
consoles de pilotage. Le vaisseau fit une soudaine embarquée quand les propulseurs l'arrachèrent de sa trajectoire
orbitale. L'estomac de Raphaël protesta, mais il sut se tenir, fier et droit. Yumna exultait, donnant des ordres, jouant
avec leviers et propulseurs pour diriger d'une main experte le Mycop. Le vaisseau prenait de la vitesse, s'écartant de
la terre pour plonger dans l'enfer de la Ceinture de débris. Objectif : les ruines d'une station Europa. Leur orbite
basse leur avait permis d'éviter un maximum les débris jusqu'à présent. C'est maintenant que la vrai mission
débutait.
"Houlà, c'est une vrai tempête de neige, ce secteur !" lança Da Silva en jetant un oeil aux relevés radars. Yumna
grogna et corrigea le cap du vaisseau pour éviter les plus gros débris.
"Si c'était facile d'accès, il ne resterait plus rien à piller..." se justifia la commandante. "On l'a déjà fait, on va le
refaire. Réduction de la vitesse de 30%, basculez l'énergie sur les capteurs." Encore une fois inutile, Raphaël scrutait
l'espace, dans le vain espoir de déceler les micro-débris qui pourraient transformer le Mycop en passoire. Il n'avait
pas la formation suffisante pour interpréter les multiples diagrammes colorés qui se superposaient au noir de
l'espace. Une fois de plus, sa vie allait être mise entre les mains d'autrui. D'une certaine manière cela choquait le
Lunien, issu d'une culture prônant l'individualisme, la responsabilité et l'investissement personnel. Il se sentait...
parasite.
"Je vois quelque chose..." marmonna-t-il. Des reflets blancs sur l'éternel fond noir.
"C'est la 'patate" d'Europa." répondit Dmitry. Le second se piquait d'être un bon historien et il aimait transmettre son
savoir. Se la jouer, d'après les autres membres de l'équipage, qu'il faisait périr d'ennui.
"Lors du Grand Exode Orbitale, les nations européennes disposaient d'une technologie spatiale avancée. Ils mirent
donc aisément en orbite plusieurs milliers de 'modules'. Ces 'modules' étaient chacun destinés à un pays particulier
de l'Union. Le nombre et l'équipement de ceux-ci étaient au prorata de l'importance du pays-membres dans l'Union
Européenne... Ils pouvaient s'interconnecter pour former de véritable nations flottantes, un peu comme notre
gigantesque L5-Kordylewski, mais en plus petit, en plus individualiste." L'historien fit une pause dramatique, mais
Raphaël avait déjà deviné la suite. Un classique de l'époque post-Exode.
"Evidemment, ils avaient comme tout le monde sous-estimé la difficulté à se débarrasser des nanos. Notamment
dans l'eau. Quand cette denrée vitale vint à manquer, quand l'approvisionnement terrestre devint trop difficile, les
'modules' regroupés en Nation lorgnèrent sur les réserves des voisins. Les pauvres amas hâtivement montés en
orbite par des pays isolés ou par la trop tardive Union Africaine furent abordés et pillés sans vergogne, sous des
La capitaine soupira et remit le vaisseau sur les rails de sa trajectoire pendant que Da Silva coupait les alarmes.
"Bon, il nous fallait bien un petit incident histoire de nous mettre un coup d'fouet à l'adrénaline. On se concentre, on
respire un grand coup. Les choses sérieuses commencent maintenant.... Raphaël, va nous chercher quelques
capsules de café !" Le jeune homme acquiesça, reconnaissant de pouvoir quitter un moment le poste de pilotage. Au
travers du hublot, cette fois c'était sûr, il voyait l'élégant et mortel ballet des fragments déchiquetés des modules
Europa. Et pour chaque débris visible qui flottait devant eux, combien d'invisibles, minuscules et sournois ? En plus
du café, il prit un sac anti-vomi, on ne sait jamais.
Le vaisseau s'était changé en araignée, de long bras mécaniques graciles se dépliant autour de lui, chargeant une
prise solide. Ces bras disposaient de tout un tas de 'mains' utilitaires interchangeables. Pince coupante pour arracher
des fragments de métal, pinces souples pour capturer des morceaux de panneaux solaires ou d'autres objets
"C'est soudé de l'intérieur." affirma Ivverich Sukulov en frappant négligemment le sas de la station Europa de la
lourde main ganté de son scaphandre. "Je vais devoir vous découper ça. Va encore me mettre en retard."
"Hummm... on ne pourra pas se glisser à l'intérieur par une brèche ?" proposa Raphaël.
"Pas si nous n'y sommes pas obligé" répondit la capitaine. "Par essence, une brèche dans une coque, c'est
chaotique, coupant et on ne sait jamais sur quoi ça donne et sur quelle saloperie à la limite de l'explosion peut nous
y attendre. Evitons donc ne nous y balader en scaphandre. Découpe, Suk' !" Le mécanicien soupira et haussa les
épaules, rabattant dans le même mouvement un appareil à l'aspect peu engageant.
"Vous devriez rabattre les visières." lança-t-il, presque au moment où il activait son chalumeau. Grognant, suant,
pestant dans son scaphandre alourdi par des ceintures et baudriers chargés de matériel encombrant, Sukulov finit
par découper la porte du sas.
"Pas de dépression, pas d'échappement d'air. C'est pressurisé derrière." D'un geste la capitaine Jugh lui ordonna de
poursuivre. Le mécanicien fit levier et la porte s'ouvrit dans un grincement déchirant. Preuve supplémentaire de la
présence d'air. Aucune lumière. Une petite pièce nue où l'on devinait l'ombre de quelques rangements et
porte-scaphandre on ne peut plus classiques.
"Allumez vos lampes." ordonna Yumna. "Je passe devant, Raphaël tu fermes la marche. Suk', tu retournes nous
réparer la poubelle." Raphaël fut à la fois déçu et inquiet, flottant derrière la capitaine et Da Silva. L'annonce du
mécanicien sur la présence d'air l'avait empli d'un étrange espoir, celui qui avait dû animer les explorateurs des
temps anciens qui découvraient d'antiques cités mayas ou aztèques. L'espoir de survivants, d'une culture différentes
et avancée. Et d'un trésor. Tous les pilleurs d'épaves, Raphaël y comprit rêvaient toujours de trésors. Il était
également inquiet de la fébrilité apparente du capitaine. Lunien, il venait d'une culture patriarcale qui glorifiait
l'héroïsme masculin. Voir la capitaine passer devant et se mettre potentiellement en danger l'ennuyait. D'autant plus
qu'un lointain sentiment de jalousie montait en lui : il aurait aimé être le premier à pénétrer dans ce mausolée flottant.
Perdu dans ses pensées, il faillit heurter Da Silva et la capitaine qui stationnaient devant le sas interne. Concentré
sur les systèmes d'ouvertures, ses deux compagnons ne remarquèrent pas la petite danse ridicule qu'il dû faire pour
se stabiliser. Encore heureux, sinon ça aurait gloser sur son inexpérience en apesanteur. Da Silva et Yumna étaient
plongés dans une conversation technique, l'ingénieur système semblant avoir du mal à trouver comment ouvrir la
porte du sas interne.
"En tout cas, y'a encore du jus..." annonça-t-il en arrachant un panneau de commande.
"Ouverture... Ouverture... C'est du français ça, non ? Pas étonnant qu'y'ait encore de l'électricité. Je suis sûr qu'y'a
une pile nucléaire quelque-part. Les français étaient assez fous pour en monter en orbite !"
"Comme les chinois. Joli feu d'artifice, à ce qu'il paraît... Aaaah ! Trouvé !" L'ingénieur shunta quelques commandes
et la porte s'ouvrit, cette fois en silence. Ou du moins, s'entrouvrit. Elle avait visiblement était verrouillée avec des
objets de fortunes.
Les corps étaient curieusement peu nombreux. Yumna était récupératrice d'épaves depuis assez longtemps pour
avoir plusieurs hypothèses sur ce qu'il c'était passé ici. Les deux causes les plus courantes de ce genre de sinistre
tableau était soit un abordage de pillards, soit des émeutes dues au manque d'eau. Vu le nombre d'équipements
encore présents dans la station (notamment les scaphandres des quelques cadavres qui flottaient ça et là), on
pouvait écarter la thèse du pillage. De plus, cette station faisait partie du conglomérat Européen, et donc
théoriquement membre d'un pacte qui la protégeait des agressions. Ils étaient plutôt les agresseurs, en fait. Restait
le manque d'eau. Etonnant, vu la "Nation" impliquée. Les Européens étaient connus pour s'être joyeusement
appropriés pas mal de ressources d'autres stations... Et cela n'expliquait pas le faible nombre de cadavres, bien
inférieur à l'effectif normal d'une station. Elle examina le cadavre empalé près du sas avec plus d'attention... Oui, une
de ses plus sombres hypothèses se confirmait. Visiblement, ce gars essayait de fuir, ou de se mettre à l'abri dans le
sas. On l'avait frappé dans le dos, le transperçant à l'aide d'un long tube de métal minutieusement aiguisé. On l'avait
ensuite attaché à la porte. Pourquoi ? Elle croyait hélas connaître la réponse. Elle inspecta le scaphandre. Oui,
c'était bien ça. Il avait été ouvert au niveau des jambes. Son casque avait été ôté, son crâne découpé et non
défoncé. Même sur la momie, elle pouvait constater qu'il manquait pas mal de... parties de son anatomie. Elle cru
même reconnaître une trace de morsure. Yumna se prit à espérer que ce gars soit mort avant que ses ex-collègues
ne le dépècent.
La capitaine lâcha un juron et s'élança pour rattraper Raphaël. Pas facile en apesanteur, malgré toute son
expérience. Elle avait stupidement envoyé le jeune homme fragile et inexpérimenté chercher de l'eau. Et le premier
endroit à vérifier était les cuisines. Un cri suivit de jurons à la radio lui indiqua qu'elle arrivait trop tard. La cuisine
communautaire en elle-même n'était qu'une pièce en ruines de plus. Des tables brisées, des couverts et des
plateaux flottants. Du sang et des débris d'origine douteuse. C'était quand Raphaël avait ouvert les chambres froides
et la zone de préparation qu'il avait hurlé. A l'intérieur voltigeaient doucement des restes macabres de corps dépecé.
Os et restes immangeables avaient été pudiquement entassés dans ces réduits.
L'équipage passa plusieurs jour à dépecer la station, récupérant le matériel encore utilisable ou revendable. Les
rarissimes réserves d'eau de la station furent chargées dans les réservoirs du vaisseau. A elles seules, elles
suffiraient à rembourser cette expédition si risquée, avec même un substantiel bonus. De son coté Da Silva pillait le
système informatique, à la recherche de connaissances technologiques et historiques perdues. Ils avaient surmonté
leur répugnance, aidé pour certains par l'habitude des explorations de ces mausolées spatiaux, et offert un semblant
de sépulture aux anciens occupants. Une capsule d'évacuation avait été réparée et reconditionnée. Ejectée, elle
s'était frayée brutalement un chemin au travers du nuage de débris avant de foncer vers la planète Mère pour un
dernier embrasement. La routine, rassurante, s'était installée.
"Tout va bien ?" lança Yumna en pénétrant dans la salle informatique de la station désertée.
"Oui. J'ai quasiment terminé tous les transferts. Sacrée technologie, ces européens. Même avec mes proce' Lunien,
j'ai mis une plombe à casser les derniers codes-maîtres. Mais j'ai réussi."
"Bien. On va pouvoir rentrer à la maison : le Mycop est plein à craquer."
"Ce sera pas de refus, ça fout la gerbe ici... Pas que le spectacle d'ailleurs. Les archives sont pleines d'atrocités
camouflées sous du jargon. Pillards, menteurs, voleurs, ils ont quasiment survécu jusqu'à la toute fin des stations
Europa, s'alliant et trahissant tout le monde..."
"Que s'est-il passé au final ?"
"Malgré leur... diplomatie, ils ont fini par être attaqués. Ils se sont bien défendus, ils avaient de jolies saloperies en
réserve, y compris du nucléaire. Ils ont apparemment gagné, mais la station s'est pris quelques impacts. Des débris
des autres stations orbitales. Ils ont perdu tout le coté sud, là où se trouvaient les serres hydroponiques et des
hangars de stockage. De plus, il y a eu une explosion atomique non-loin de la station. Impossible de savoir si c'était
une de leur arme ou celles d'une autre station, mais ça a grillé pas mal de composants, notamment tous les
systèmes de communication et d'évacuation d'urgence."
"Donc, ils se sont retrouvés seuls, flottant au milieu d'un nuage de débris plus ou moins radio-actif, bloqués en orbite,
sans nourriture et sans moyen de communication."
"Au milieu de débris de gens détestés par tous, qui plus est." rajouta Da Silva. "Ils ont essayé plusieurs méthodes
pour avertir les autres stations et la Terre. Personne n'est venu."
"On les plaindrait presque."
"Presque... C'était quand même un beau ramassis d'égoïstes sans la moindre moralité."
"On croirait entendre un recruteur communiste de Kordylewski !" ricana la capitaine, plus pour détendre l'atmosphère
que par conviction. Ils échangèrent un sourire entendu, puis un long silence pensif, méditant sur le sort de ces
anciens spationautes. Da Silva lança un regard étrange à sa capitaine. Un regard méfiant, inquisiteur, où brillait
l'intelligence aiguë de l'ingénieur informaticien.
"Que cherchez-vous, capitaine ?" osa-t-il demander. "Je sais que avez regardé chaque fichier que je vous ai fourni.
Avec une attention exagérée." Yumna ouvrit la bouche pour commencer à se récrier, mais elle la referma aussitôt.
Da Silva était bien trop malin pour se laisser embobiner.
"Toutes nos expéditions... Cela fait plusieurs années que nous pillons les épaves ensembles..." poursuivit-il. "Et sauf
contrats particuliers, vous nous avez conduit sur des ruines d'anciennes nations très avancées technologiquement.
Particulièrement dans le domaine de l'exploration spatiale." Yumna sourit. Le petit terrien était vraiment observateur.
De toute manière, elle aurait besoin de lui.
"Je cherche de la technologie..."
"Tout le monde en cherche, nous avons beaucoup perdu depuis l'Exode. Mais..."
"Je cherche des technologie bien particulières, pour un projet bien particulier. Avez-vous accès à mes dossiers
privés depuis cette console."
"Et bien actuellement, le réseau du Mycop et de la station ne font qu'un et..."
Le Mycop avait finalement regagné L5-Kordylewski. Cela ne lui avait couté qu'un réservoir et deux nouveaux trous
dans la coque à peine réparée. Le voyage retour avait dû se faire en scaphandre à la fin, suite à une fuite et une
défaillance du système de survie. L'équipage festoyait depuis plusieurs jours déjà dans un bar douteux, repaire de
tous les "récupérateurs" de la station Russe. Les bénéfices avaient été bien plus que corrects. Quatre personnes
manquaient à l'appel : Yumna, Raphaël, Da Silva et Dmitry se trouvaient depuis des jours dans les niveaux
supérieurs de la station. L'idée farfelue de Yumna avait semé le chaos chez les dirigeants de la station. En présence
de tous les dirigeant de L5-Kordylewski, la capitaine en était à sa troisième heure de vidéoconférence avec divers
responsables des Lunar United States et des Stations Orbitales Indépendantes. Elle commençait à perdre patience.
"Ecoutez, on va pas reprendre ça encore une fois !" explosa-t-elle, désignant rageusement une des multiples
simulations flottant sur les écrans. "Vous avez mes chiffres, mes modèles et ils sont bons !"
"Nous avons des experts qui..."
"Des experts ! Moi aussi, j'ai des experts ! Cela fait plus de cinq ans que j'ai eu l'idée de ce projet ! Vous avez eu le
temps de vérifier tous mes chiffres !"
"Madame..."
"Non, laissez-moi terminer !" fulminait la capitaine. "Nous perdons du temps ! Je vous dis qu'il y a 580 km3 de glace
qui se baladent à notre porté ! Cela fait 500 000 000 000 000 litres d'eau qui n'attendent que nous ! Et vos
tergiversations risquent de nous faire rater les meilleures trajectoires que j'ai passé des années à peaufiner !" Cela
cloua le bec des représentants Luniens un instant. Mais bien vite, ils reprirent leurs querelles de chapelles.
Dégoûtée, Yumna se rassit en compagnie de Dmitry, alors que Da Silva tentait une fois de plus de défendre le projet.
"Alors, tu en penses quoi ?" demanda-t-elle à son fidèle second, tout en suivant d'une oreille distraite les débats.
"Les Russes sont derrières nous. Ce genre de projet titanesque et fou, ça leur plaît. L'ennui c'est que la maintenance
de L5-Kordylewski absorbe toutes leurs équipes et leur temps. La plus grandiose station spatiale de l'Humanité. La
plus primitive et faite de bric et de broc, aussi." La capitaine grogna, découragée.
"Les autres stations sont négligeables, du point de vue des moyens... Et les Luniens sont contre, d'abord par frilosité
et ensuite pour s'opposer aux Lagrangiens Russes. Par tradition, pourrait-on dire."
"Et y'a le problème du... moteur. Personne n'a jamais construit le propulseur nucléaire dont tu as exhumé la
technologie. Et je pense que personne n'est chaud pour essayer..." Yumna soupira. Que soit maudite la frilosité de
tous ces bureaucrates et ces soi-disant savants ! Bon. Elle avait encore un atout à jouer. Elle ne l'aimait guère,
surtout depuis que Raphaël lui avait avoué les vrais raisons de sa fuite. C'était risqué. Mais mieux valait tenter le tout
pour le tout. Quitte à échouer, autant que ça soit retentissant.
"Raphaël ? Tu as pu boucler ton discours ?"
"Je croyais que... qu'il était destiné à la presse ? Pour quand la mission serait acceptée..."
"Je sais, je sais..." continua la capitaine. Elle avait menti. "Tu pourrais nous le remanier et essayer d'en faire un
argumentaire pour convaincre ces vieux barbons ?" Dmitry lui lança un regard bizarre. Son second, pourtant féru
d'histoire, n'avait donc pas encore compris pourquoi elle avait inclus Raphaël dans la mission. Etonnant. Le jeune
Lunien jeta un regard en biais aux portraits vidéo de ses ex-compatriotes. Et dire qu'il avait soigneusement évité de
se faire remarquer...
"Bon, très bien." soupira-t-il. "Autant me rendre utile, hein ? En tout cas, j'espère que Da Silva va asséner assez de
chiffres pour les faire changer d'avis, ou au moins me gagner un peu de temps. Je doute être capable de les faire
revenir sur leur décision s'ils décident d'abandonner le projet..." La capitaine lui lança un regard perçant.
"Tu trouveras les mots, j'en suis sûr." assura-t-elle, l'oeil malicieux. "Tu es doué pour ça. Et pour le discours, je suis
"Messieurs, cela peut paraître fou. Cela peut paraître impossible. Mais gagner l'orbite, conquérir l'espace et la Lune,
cela paraissait tout aussi fou et impossible à nos ancêtres. Pourtant nous sommes là, derniers espoirs d'une
Humanité dévastée par ses propres erreurs. Malgré notre Science et notre technologie, nous sommes entrés dans
une ère de déclin, ne le cachons pas." Raphaël parlait depuis prêt de trente-minutes. Seul au milieu du cercle réel ou
virtuel des puissants de l'Orbite et de la Lune. Sa voix claire, forte était d'une précision sans faille. Sa timidité s'était
envolée aussi vite que les conversations s'étaient tues. Il captivait son auditoire malgré son jeune âge et son
inexpérience.
"Malgré nos efforts, l'eau est de plus en plus rare à trouver ou à synthétiser. Nous devenons de plus en plus
dépendants des trop rares commerçants martiens ou des récupérateurs de l'orbite. Mais même cette manne n'est
pas inépuisable : les réserves ancestrales de l'Orbite se font rares. Les courageux Terriens ont de plus en plus de
mal à lutter efficacement contre la Nanopeste. L'eau de Mars est aux mains d'isolationnistes farouches ou de
religieux qui nous considèrent comme des ennemis. Nous nous replions sur nous-mêmes, chacun trop fier de sa
culture et de son indépendance pour coopérer." Il fit une pause pour laisser l'auditoire prendre la pleine mesure de
ses propos. En quelques phrases, il venait de les mettre face à l'inéluctable réalité : l'Humanité de la banlieue de la
Terre était condamnée à plus ou moins long terme. C'était un fait dont tout le monde se doutait, que tous feignaient
d'ignorer. Un sujet tabou, frustrant.
"Mais nous avons devant nous une voix de salut. Le premier pas d'un projet grandiose qui nous rendra la maîtrise de
l'espace. Non pas un conflit avec Mars, comme le souhaitent certains faucons de guerre, non pas une fuite
impossible vers Europe ou d'autres mondes gelés, mais un exploit scientifique et humain !" Nouvelle pause. Il bu
lentement la minuscule pochette contenant les quelques centilitres d'eau qui lui avaient été alloués, luxe suprême
dans cette haute sphère.
"Si nous joignons ensemble notre volonté, nos efforts et nos savoir-faire, nous pouvons réaliser ce qui n'a jamais été
tenté avant. Ensembles, nous pouvons rattraper la comète découverte par le commandant Jugh et le
lieutenant-ingénieur Da Silva. Si nous surmontons nos peurs et maîtrisons la technologie du moteur nucléaire de nos
ancêtres, nous pouvons en altérer la course et la ramener en orbite ! L'eau qu'elle contient sera peut-être dérisoire
pour nos peuples, mais elle aura été obtenue par nous seul, de manière indépendante. Et ce qui aura été fait
déchiffrera un chemin pour le futur. D'autres comètes pourront être capturées. L'étude des propulseurs nucléaires
nous ouvrira les portes des mondes lointains et de leur eau !" Il était temps de conclure, Raphaël planta son regard
perçant dans les yeux de chacun de ces interlocuteurs.
"Alors oublions nos divergences et tentons l'impossible. Ensembles, nous pouvons concrétiser le projet du
commandant Yumna Jugh. Ensembles et avec l'aide de Dieu, nous pouvons nous aventurer sur un nouveau chemin,
rempli de danger mais aussi d'espoir et de gloire." Raphaël conclut par quelques remerciements, inaudibles sous les
applaudissements. Le jeune homme était tout sourire, grisé.
"Comment... comment il a fait ça ?" balbutia Dmitry, applaudissant instinctivement. "Il est jeune, sans expérience. Il
n'a aucune crédibilité scientifique..."
"Oh ? Tu n'as toujours pas compris ?" ricana Yumna. Son second lui lança un regard perplexe.
"C'est, au sens propre du terme, un manipulateur né. Il plait au gens. Il est jeune, beau, respirant l'assurance. Il
pourrait leur vendre n'importe quoi ou presque. Je suis étonnée que tu ne l'ai pas reconnu, toi qui te prends pour un
historien." Ne pouvant résister, elle farfouilla dans ses poches pour en retirer une relique : une pièce argenté, qu'elle
fit flotter jusqu'à son vieux compère.
"Un souvenir que j'ai trouvé lors d'une récupération." commenta-t-elle. _ "J'ai fait des recherches pour savoir ce que
c'était... C'est une pièce d'un demi-dollar des anciens États-Unis d'Amérique. Tu remarques quelque-chose ? C'est
pas évident, mais avec une photo à coté..." Dmitry était blême, son regard allant sans cesse de la pièce à Raphaël.
"Il fallait bien qu'ils maintiennent leur diversité génétique, surtout après leur pogrom ethnique..." continua la capitaine.
"Ils ont toujours aimé leurs héros. Et ils avaient visiblement en réserve quelques sympathiques biotechnologies."
"Raphaël est... est..."
Grâce aux efforts de Raphaël, le projet fut adopté et une coopération historique dans l'Orbite Terrestre commença.
Conformément aux plans de Yumna, la construction d'un titanesque vaisseau débuta dans les docks orbitaux de
L5-Kordylewski. Quelques ingénieurs venus de la Lune gagnèrent la station afin de concevoir les systèmes de
gestion de l'environnement qui allaient abriter les astronautes durant un long, très long voyage. La Terre envoya
quelques expéditions récupérer du combustible nucléaire dans les ruines de l'ancienne civilisation. Le propulseur
nucléaire était le défi majeur. Bien que le principe fut connu et que moult sondes (et quelques véhicules
expérimentaux ou militaires) aient utilisé des réacteurs nucléaires pour obtenir de l'électricité, pareil système n'avait
jamais été utilisé pour la propulsion. Surtout pas à cette échelle. Alors que le vaisseau n'était pas encore baptisé, les
ingénieurs Luniens appelaient avec humour cette partie la "Lance de Longinus". En effet, ce propulseur nucléaire
n'était pas conçu pour être utilisé sur le vaisseau. Il était là pour "poignarder" la comète. Ensuite, il s'allumerait et
dévierait lentement, inexorablement, le bolide gelé vers l'Orbite Terrestre. D'un commun accord, les ingénieurs et
mécaniciens jugeaient le projet complètement fou et dangereux. Pourtant, théoriquement, cela marcherait. Yumna et
Da Silva inspectaient le vaisseau proprement dit. Il avait été relativement aisé à réaliser : ce n'était qu'un bâtiment
marchand racheté à un négociant qui faisait le trajet Mars-Lune. La reconfiguration du navire avait été brève et les
techniciens configuraient ses systèmes sous l'inspection de Da Silva. Il avait fallu toute l'obstination de Yumna et le
charisme de Raphaël pour maintenir le projet dans les mains de ses instigateurs. Les gouvernements qui en façade
coopéraient, essayaient évidemment de tirer la couverture à eux et d'imposer un équipage choisi par leurs soins. Un
consensus s'était toutefois dégagé. Yumna restait la capitaine, indéboulonnable de par son statut de découvreuse de
la comète et d'instigatrice de l'expédition. Elle avait réussi à imposer Da Silva, du fait de son expérience. De plus, sa
présence flattait les Terriens. Hélas, Dmitry ne serait pas du voyage. Jugé trop vieux et trop... corpulent pour les
équipements standards. De plus, il ne le regrettait qu'à moitié : il devenait de plus en plus casanier et les risques
insensés que prenaient Yumna étaient mauvais pour son coeur. Enfin, il savait que Yumna aurait besoin de
quelqu'un qui la connaissait bien au poste de contrôle-mission ici, sur L5-Kordylewski. Raphaël avait lui aussi réussi
à obtenir sa place à bord, on ne sait comment. Par contre, aucun autre membre du Mycop n'avait été autorisé à se
joindre à l'expédition. La Lune avait également imposé deux autres membres d'équipage. Le colonel William T.
Young et son assistant le premier-lieutenant Mitchell Windler. Les deux hommes faisaient froid dans le dos à
Raphaël, qui faisait tout pour les éviter. Malaise partagé par ces ex-compatriotes. Le colonel en particulier, le
regardait d'une manière glaciale. Visiblement, celui-ci savait tout du passé du jeune homme... Les deux Luniens
étaient ajoutés à l'équipage comme pilotes, au grand dam de Yumna. Mais avec leur grade, leur maintien, leur
rigidité, ils puaient les services militaires. L5-Kordylewski fournissait aussi deux autres membres d'équipage : Irwin
Kortoff et Silena Terechkova, des techniciens chargés des systèmes de survie et de la propulsion. Diverses stations
orbitales mineures de l'Orbite Terrestre qui contribuaient de manière marginale au projet avaient réussi à imposer le
Docteur Wi Saho, un scientifique de renom, légendaire pour ses connaissances en exogéologie et en biologie
hydroponique. Il serait l'officier scientifique de la mission.
"Grrrr... ça va être juste, très juste." pesta Yumna, en recommençant pour la centième fois une simulation de trajet.
"Cinq ans que je cherche de quoi aller jusqu'à notre comète et je le trouve trop tard de quelques mois !"
"Nous ne pouvons pas l'attraper ailleurs ?" demanda Da Silva.
"Non. Pour avoir la bonne vitesse pour nous caler sur la comète, nous devons utiliser la Lune comme fronde orbitale
pour gagner Mars. Là, nous pourrons utiliser la gravité locale pour accélérer encore et corriger notre cap... L'ennui
c'est que le vaisseau ne va pas être terminé à temps et je ne trouve pas de trajectoire aussi bonne... ça risque
d'allonger de plusieurs mois le voyage, ce qui va nécessiter encore plus d'oxygène, d'eau et de vivres à charger... Et
on a déjà explosé le budget." L'ingénieur informatique se plongea dans les calculs. La navigation n'était pas son
point fort, mais comme tout était prêt au niveau du système, il n'avait rien à faire avant le départ. Il refit quelques
simulations, modifia quelques paramètres.
"Yumna, le but c'est d'arriver à temps sur Mars pour se catapulter correctement sur la comète ?"
Un mois plus tard, le navire et la "Lance" étaient prêts. Celle-ci était de fait le plus grand appareil spatial jamais
conçu par l'Homme : près de neuf-cent mètres de long. En comparaison, le vaisseau habitable était ridiculement
petit, un rémora collé à la gigantesque structure nucléaire. L'expédition allait partir à la poursuite de sa glaciale
chimère, accrochée à ce Léviathan.
"Bienvenue à bord du Tantale !" lança joyeusement Yumna en accueillant tous les membres de l'équipage pour le
briefing final.
"Qui a choisi le nom ?" grogna Saho Wi, qui connaissait ses classiques. _ "Vous voulez nous porter la guigne."
"Bah, les Luniens ont bien baptisé le propulseur d'après une arme qui a empalé leur sauveur..." ricana Iwrin en
sortant un flasque de vodka, s'attirant les regards outrés du colonel Young. Raphaël essayait de se faire tout petit,
évitant les regards de ses ex-compatriotes. Peine perdue, il attirait naturellement la sympathie des autres membres
de l'équipe et donc l'attention. Le briefing tourna vite à la fête sous l'impulsion des deux techniciens Russes.
"Commandant, il nous faut impérativement instaurer plus de discipline." tonna Young, fusillant du regard les autres
membres de l'équipage.
"Oh, laissons-les... C'est la dernière fois que nous avons l'occasion de nous amuser et de faire la fête avant notre
longue plongée dans la froideur de l'espace..." Le militaire renifla d'un air méprisant. Visiblement, il n'aimait pas non
plus la capitaine Yumna, trop relâchée à son goût. Et il n'avait pas l'habitude d'obéir à une civile, une femme en plus
! Vexé de ne pas avoir de soutien de l'autorité suprême à bord, il claqua les talons (une gageure en apesanteur) et
annonça à la cantonade qu'il allait vérifier les paramètres de vols. Son assistant quant à lui semblait moins coincé et
plus enclin à se mêler à l'équipage, se laissant dérider par les pitreries des ingénieurs. Yumna contempla un instant
son équipage. Le voyage allait être long et mouvementé. Pourraient-ils vivre ensembles dans ce minuscule cercueil
de métal pendant des mois ?
Le départ du Tantale avait été à la fois extrêmement médiatisé et à la fois fort discret sur la trajectoire qu'il
emprunterait. Après tout, ils allaient allumer un réacteur nucléaire au dessus de la Lune. Depuis quelques heures, le
vaisseau était en orbite lunaire, se préparant pour la désorbitation avec effet-catapulte. Adieu esprit de fête et tension
entre membres de l'équipage : tout le monde était professionnellement concentré sur ses tâches.
"Orbite finale."
"Propulsion standard activée."
"Désorbitation programmée." Yumna confirma que tout était bon. D'un signe de tête elle demanda à Da Silva
d'activer le programme automatique qui allait maintenant piloter le vaisseau.
"Tous est bon, on y va." annonça-t-elle à la cantonade. "Tous le monde à la piscine, accélération finale dans
trente-cinq minutes." L'équipage obéit, exécutant les ordres de nombreuses fois simulés. C'est à regret que Yumna
et le colonel Young s'arrachèrent à leurs sièges de pilotage. Aucun des deux n'aimait confier le pilotage à une
machine... Mais aucun humain ne serait en mesure de survivre à l'accélération dans le cockpit. L'activation de
Le réveil fut rude. Tout le monde avait perdu connaissance lors de l'accélération nucléaire. Le fluide respiratoire
suroxygéné et anti-G avait rempli son office et tout l'équipage était en vie... Ce qui n'empêchait pas celui-ci de le
maudire en vomissant les infâmes filaments gluants coincés dans leur gorge. Le Dr. Wi Saho faisait office de
médecin de bord et il dû soigner moult bleus, foulures et escarres dus à l'accélération. Silena Terechkova eu la
désagréable et douloureuse surprise de voir son genou droit complètement disloqué. Impossible cependant de faire
demi-tour. Guidée par radio, le Dr. Saho lui fit subir une intervention chirurgicale pour installer des attelles latérales et
pour empêcher l'aggravation de la blessure. La mécanicienne allait cependant souffrir tout le reste du voyage. Par
chance, cette blessure était moins gênante en apesanteur.
"Nous avons réussi..." lança Yumna après une rude journée passée à vérifier le vaisseau et sa trajectoire. "Nous
sommes dans les rails, et dans les temps."
"Arrivé prévu sur Mars dans 88 jours." confirma Da Silva. "Ça va en surprendre plus d'un !"
"Oui, avec ce nouveau propulseur, l'espace lointain s'ouvre à nous. Même si nous n'arrivons pas à dévier la comète,
nous avons offert à l'humanité une nouvelle manière de voyager. Qui sait, on finira peut-être par enfin coloniser
Europe !"
"Voyager comme ça ? Plus jamais !" protesta Raphaël. "Ce fluide est une horreur et j'ai l'impression de m'être fait
tabasser ou piétiner !"
"Chochotte !" ricana Da Silva. Yumna capta alors l'éclat de pure rage de son copilote, le froid colonel Young. Oui, il
connaissait bien Raphaël...
Une semaine passa. Puis deux. Même en vérifiant et revérifiant le vaisseau et le propulseur, l'équipage finissait par
être désoeuvré. Leur effroyable système de propulsion avait beau avoir énormément réduit la durée du trajet, l'ennui
s'installait. L'inactivité pesante causait inévitablement des conflits entre les membres d'équipage. Des groupes
s'étaient formés, ou plutôt se renforçaient. Le noyau des membres du Mycop, les Luniens et le Dr. Saho et les
ingénieurs Russes. Yumna ne passait pas une heure sans fulminer contre les crises d'autorité et les pinaillages du
colonel Young. Celui-ci tuait manifestement le temps en inspectant tout et tout le monde. Da Silva vérifiait et
re-contrôlait sans cesse les trajectoires, s'isolant dans des univers virtuels et des chiffres. Le premier-lieutenant
Windler entretenait quant à lui son physique et passait son temps à la salle de sport du vaisseau. Le grincement des
"Bien joué tout le monde." annonça Yumna lors d'une petite fête impromptue pour remonter le moral à tout le monde
et ressouder l'équipage.
"Il faudra tout de même faire quelques corrections de cap." coupa le colonel Young, s'attirant un regard noir de la
part de la capitaine. "Je m'en chargerai, bien sûr..."
"Faîtes donc, je ne voudrais pas que vous rouillez. Qui sait, l'étrange plat du Dr. Saho pourrait très bien me clouer au
lit..." Raphaël soupira. Décidément ces deux là... Le scientifique se récria évidemment, arguant la qualité nutritive de
sa tambouille. Tout le monde remarqua l'absence d'argumentation sur les qualités gustatives de la chose. Mais
personne ne contredit le Dr. Saho : il avait fait un bel effort en ce jour de fête, en rajoutant une sauce
particulièrement épicée qui masquait à merveille la fadeur des autres aliments.
"Quel dommage que nous allions si vite..." lança Da Silva. "Sinon, nous aurions pu embarquer Chakib... Je suis sûr
que cela lui aurait plus."
"Chakib ?"
"Chakib Darwich, l'autre découvreur de la comète. C'est d'ailleurs lui qui l'a nommée la Perle de Dayena, en cadeau
à la fille qu'il courtisait. Franchement, ça c'est de la méthode de drague !"
"Jamais mon gouvernement n'aurait accepté que ce fanatique religieux martien monte à bord !" tonna le colonel
Young. "Ces barbares nous interdisent déjà l'accès à l'eau vitale de Mars... Alors qu'ils peinent à l'exploiter
eux-mêmes !"
"Ces fanatiques religieux, comme vous dîtes, ont pris un risque effroyable lors de l'Exode, comme les japonais."
grinça Yumna. "Un risque qui a payé. Au lieu de se contenter de monter en orbite ou de coloniser la Lune si proche,
ils se sont courageusement élancés dans l'espace et ont réalisé l'un des plus grands rêves de l'Humanité."
"Ils pourraient tout de même partager leur succès." intervint Mitchell, volant à la rescousse de son chef. "Ils
pourraient partager leurs ressources ou du moins en faciliter le commerce..."
"N'oubliez pas que ces colons descendent soit de religieux persécutés soit d'une culture isolationniste et repliée sur
elle-même. Et les survivants de l'Orbite Terrestre descente tous de cultures dîtes occidentales. Il est normal qu'ils ne
nous aiment pas et qu'il n'aient aucune confiance en nous..." Tous méditèrent en silence ces paroles.
"En tout cas, nous avons obtenu tous les sauf-conduits pour utiliser Mars comme tremplin gravitationnel et... pivot
pour notre expéditions. Grâce à Chakib."
"Hummm... Je préférerais quand même être aux commandes et vérifier tout ça." grommela Young. "Non pas que je
n'ai pas confiance en votre ami, mais j'ai peur des excités de la gâchette d'en bas. Je n'ai pas envie de me prendre
un laser japonais ou un missile musulman à cause de l'erreur d'un officier local..."
"Comme vous voulez, mais pour l'amour de Dieu ne fâchez pas nos hôtes, même si nous ne faisons que passer
dans le voisinage !"
L'arrivée à proximité de la planète rouge donna un coup de fouet à l'équipage, après ces longs mois d'inactivité. Tout
le monde était stressé et vérifiait mille et une fois les appareillages et les trajectoires. Le colonel Young en particulier
simulait quelques trajectoires d'approche, pour le cas où un changement de cap brutal serait nécessaire. Il inspecta
Le colonel frissonna de plaisir anticipé. Sa gloire serait éternelle. Il se rendit dans les quartiers de l'équipage,
s'emparant d'une trousse de toilette à l'aspect anodin. Son contenu semblait lui aussi banal. A part que le dentifrice
aurait empoisonné le malheureux qui aurait essayé d'y goûter : il s'agissait d'une pâte explosive. Quant à ce qui
semblait être une bombe de gel à raser... Il s'agissait tout simplement de la plus terrible arme de l'humanité. Le
militaire gagna ensuite la zone réserve, déserte vu les occupations de l'équipage. Là, il rejoignit le premier-lieutenant
Mitchell près d'un sas.
"Vous avez modifié les systèmes d'alarme du sas ?"
"Oui, colonel. L'ouvrir ne sera pas enregistré dans le livre de bord non plus." Le jeune homme hésita. Il avait
accomplit sa tâche, comme l'avaient ordonné ses supérieurs sur la Lune. Il n'avait normalement plus aucun rôle à
jouer et n'était au courant de rien sur la suite de la mission secrète. Mais il avait eu amplement le temps de réfléchir
et de sonder son supérieur. Et ses hypothèses lui déplaisaient.
"Colonel... qu'allez-vous faire exactement ?" osa-t-il demander à son supérieur qui enfilait un scaphandre de sortie.
"Cela ne vous regarde pas." tonna son supérieur. "Sachez juste que l'intégrité du vaisseau ne sera normalement pas
rompue. Nous pourrons peut-être même finir cette mission débile avec la comète !"
"Euh... Tant mieux colonel. C'est une mission héroïque et grandiose, non ?"
"Peuh ! Une chimère, une lubie d'intellectuels et de pilleurs d'épaves à moitié fous ! Pour nous, c'est juste une
opération de communication, cette coopération de façade ! Et l'occasion de frapper ces enfoirés de martiens un
grand coup !" Le premier lieutenant Mitchell sentit la boule dans son estomac se faire encore plus lourde. Il avait bien
saisi la personnalité de son chef.
"Sauf votre respect, mon colonel, nous sommes en paix avec Mars et..."
"Et ils persistent à ne pas nous laisser nous poser sur leur sale cailloux rougeâtre ! Bon dieu, mais vous avez vu ces
calottes de glaces qui n'attendent que nous !"
"Euh..."
"Et bien, ils vont regretter de ne pas avoir cédé ! S'ils nous interdisent l'accès à leur eau, on va leur interdire aussi !"
Cette fois, Mitchell savait. Sa pire hypothèse. Le colonel et les militaires Luniens voulaient porter un coup fatal à
Mars. Pourtant, le vaisseau ne semblait pas emporter d'armes. Même la Lance de Longinus ne pourrait provoquer
qu'un désastre local. L'humanité n'avait conçut qu'une seule chose capable d'anéantir la vie sur une planète et qui
était aisément, trop aisément transportable.
"Colonel... Avez-vous des éléments de la Nanopeste ?" Ce fut l'ultime erreur de Mitchell. Choqué par le
comportement de son supérieur, par le plan effroyable de sa Nation, il croyait pouvoir raisonner, s'expliquer avec le
colonel. Et si ça échouait, il s'interposerait : il était plus jeune, plus rapide, plus fort. Le colonel ne lui en laissa pas le
temps. D'un mouvement vif, il sortit de sa trousse ce qui semblait être un rasoir électrique. C'était bien électrique :
Mitchell sentit la morsure des aiguilles d'un taser avant d'être assommé par l'engin. Young dû traîner et arrimer dans
le sas le corps animé de convulsions de son ex-camarade. Il devait hélas faire disparaître le jeune homme. Voilà qui
n'était pas prévu et posait un problème. Par chance, l'Espace était un merveilleux dissimulateur de corps... Il activa le
sas et traîna le premier lieutenant à l'extérieur. Celui-ci se débattit. A l'intérieur de l'appareil, il ne portait pas de
scaphandre, sauf durant les manoeuvres. Dommage pour lui, elles n'avaient pas encore réellement commencé. Le
jeune homme agonisa avec violence. Ce ne fut pas beau à voir, les différences de pression causant d'affreuses
lésions au corps, notamment aux yeux. Surmontant son dégout, le colonel empoigna le corps. Après quelques pas, il
trouva la cible : un réservoir qui avait contenu de l'eau lors du voyage. Il était quasi-vide, donc non-vital pour le
vaisseau. Le colonel y amarra le cadavre. Ainsi que sa petite surprise pour Mars : un tube scellé, contenant un
échantillon parfaitement fonctionnel de nano machines terrestres. La terrible nano-peste qui avait détruit les
ressources de la Terre allait s'abattre sur Mars. Si la Lune ne pouvait pas avoir leur eau, personne ne l'aurait, surtout
pas ces fanatiques musulmans. Il répandit sa pâte explosive comme lui avait indiqué les ingénieurs des
Le Tantale se glissa doucement dans l'orbite martienne, ils allaient frôler la planète rouge et utiliser sa gravité pour
changer leur cap et gagner un peu plus de vitesse.
"On est en bonne voie." déclara Yumna, presque couchée sur les commandes.
"J'ai le contact radio avec Mars." annonça Da Silva.
"Je m'en suis rendu compte." confirma le colonel Young. "Nous sommes suivis par radar et par laser du ciblage.
J'espère que vous avez les bons codes d'identification, monsieur Da Silva."
"Evidemment." grogna l'informaticien en pressant une touche d'un geste théâtral. Il ne se passa rien de visible, mais
l'équipage poussa intérieurement un soupir de soulagement. Le vaisseau bascula, activa ses propulseurs et
s'engagea sur son cap d'approche finale. Le colonel Young égrainait mentalement les secondes. La mise à feu des
explosifs était particulièrement vicieuse. Le détonateur radio était conçut pour s'enclencher en recevant les codes de
demande d'autorisation d'insertion orbitale. En un sens, c'était Da Silva qui venait de détruire Mars en activant un
compte à rebours. Trois minutes quarante quatre plus tard, au moment où le vaisseau était au plus proche de Mars
et où le réservoir assassin était dans l'axe idéal, les explosifs se déclenchèrent.
L'explosion ébranla brutalement le vaisseau. Des alarmes se mirent à mugir, des voyants à clignoter. Des chocs
secouèrent l'appareil. La trajectoire parfaitement maîtrisée vira au chaos. L'équipage était brinquebalé dans tous les
sens, d'étranges mouvements de tangage et de roulis secouant le vaisseau.
"Explosion au niveau des réservoirs !" hurla Da Silva. "Décompression dans la soute des entrepôts ! On perd de l'air
!"
"On vrille ! Colonel, j'aurais besoin d'un coup de mains, là !" tonna Yumna en s'escrimant sur les commandes.
"Je compense le tangage." grogna le militaire. Même lui avait été surpris. L'explosion avait été beaucoup plus forte.
Et son faux accident de décompression déstabilisait trop l'appareil. Il avait dû avoir la main lourde.
"Il s'est passé quoi ?" cria Raphaël en déboulant sur la passerelle.
"On verra plus tard ! Il faut à tout prix nous réaligner avec la trajectoire. Sinon, on risque d'heurter Mars !"
"Ou de se faire éjecter n'importe où..." pesta Young. "Da Silva, coupez-moi ces alarmes, on ne s'entend plus penser
!"
"Ici Irwin !" crépita soudain la radio. "Nous sommes au niveau des entrepôts. On a perdu un sas. Les deux portes
arrachées. On isole le secteur pour pas perdre tout l'air !"
"Merci ! Grouillez-vous ! La fuite d'air nous déstabilise." Grâce aux efforts conjugués des pilotes et des mécaniciens,
le roulis s'atténua. Peu à peu, l'équipage reprenait le contrôle du vaisseau. Sous eux, Mars paraissait
dangereusement proche. Il y eu encore quelques vibrations, principalement dues aux corrections brutales de cap
effectuées par les pilotes. Puis les voyants d'alarme cessèrent leurs clignotements frénétiques.
"Retour à trajectoire initiale." annonça Yumna dans un soupir. "On est vivants et la mission peut se poursuivre."
"Nous avons perdu 1.3% de notre vitesse, mais on est encore dans la marge." confirma Young.
"Irwin ! Silena ! Au rapport !"
"Section D-4 à D-6 endommagées, commandant. Dégâts exacts inconnus mais nous avons un trou béant à la place
du sas en D-5." crépita la radio. "Nous les avons scellés et nous avons coupé tous les circuits non-vitaux afin d'éviter
Faute d'une explication plus cohérente, les membres de l'équipage conclurent à une collision avec une météorite
non-détectée. Événement fort improbable, mais le seul pouvant expliquer l'explosion. Le corps de Mitchell ne fut
jamais retrouvé. Irwin ressouda tant bien que mal la coque éventrée au niveau du sas. Silena ne pût l'aider : la
mécanicienne était complètement effondrée depuis la disparition du premier-lieutenant. Visiblement leurs liens
étaient beaucoup plus forts que ne le pensait le reste de l'équipage. Pendant ce temps, un tas de débris, jugés
inoffensifs par les contrôleurs spatiaux martiens, s'abimèrent dans l'atmosphère de la planète rouge. La plupart s'y
désintégrèrent rapidement. Mais comme prévu, l'un d'eux traversa la mince atmosphère martienne et heurta
brutalement le sol. Il creusa un petit cratère, faisant fondre au passage le permafrost du sol rougeâtre. Il s'agissait
d'une petite sphère crevassée, même pas grosse comme le point. Elle se fendilla en refroidissant sur le sol de la
planète gelé. Comme prévu par les ingénieurs qui l'avaient conçue. Un mince filet gélatineux noirâtre, métallique,
commença à s'écouler des fissures. La plus ingénieuse et la plus mortelle création de l'homme venait de se poser
sur Mars.
Malgré l'incident, le Tantale se maintint dans un alignement correct. Le vaisseau vibrait et grognait un peu, mais la
trajectoire fût confirmée correcte par tous les ordinateurs et toutes les mesures. Quelques coups de propulseur pour
ajuster le cap firent vrombir le navire, mais aucun voyant critique ne s'alluma. Utilisant Mars comme tremplin, le
vaisseau prit son essor et bondit hors du plan de l'écliptique, se plaçant sur sa trajectoire finale : l'interception de la
comète. Le voyage allait durer un peu moins d'un mois. Une fois le trajet verrouillé, l'équipage s'attela à l'inspection
du bâtiment blessé.
"Je n'aime vraiment pas ça..." murmura Irwin. "Ces grincements, ces vibrations... Ce n'est pas normal. Pourtant, je
n'ai aucune alarme, aucun voyant. Da Silva, tu pourras vérifier les programmes de diagnostic ?"
"Oui, je dois avouer que j'ai pas mal de bugs en suspens..." avoua l'ingénieur. "L'accident plus le fait d'avoir coupé
les circuits en urgence ont pas mal secoué le système et la configuration."
"Da Silva, passe ça en prioritaire. Nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir des systèmes de diagnostic à moitié
fiables."
"J'ai encore une mauvaise nouvelle..." intervint Raphaël. "J'ai fait un diagnostic des systèmes de communications.
C'est mon boulot, après tout... Et j'ai constaté que nous sommes sur auxiliaire, et à puissance minimum, encore..."
"Quoi !?!" s'exclama l'équipage.
"L'explosion ou un débris a arraché l'antenne principale et désaligné l'antenne secondaire. Et pour couronner le tout,
je perds du jus, je ne sais pas où."
"Ce qui veut dire..."
Young avait offert d'aider Da Silva avec le système informatique. Bien que non-spécialiste, il venait de la Lune,
célèbre pour sa technologie avancée. Le vieux militaire se débrouillait : ses classes sur la guerre numérique se
révélaient utile pour relancer les systèmes du vaisseau. Et surtout pour couvrir ses traces. De plus, sa mission
terminée, le colonel n'avait rien contre rentrer chez lui en un seul morceau. La comète pourrait faire un joli bonus. Il
constata avec aigreur que les problèmes causés aux systèmes de diagnostics étaient en grande partie de sa faute. Il
les avait trop bien sabotés pour couvrir sa mission et faire croire à un accident. En tous cas, ça occupait l'ingénieur
informaticien, le concentrant sur la résolution des problèmes plutôt que sur leur cause. Mais il y avait un autre souci.
Young avait eu la main lourde, et pas qu'en informatique. Les dégâts subis par le vaisseau indiquaient qu'il avait un
peu forcé sur la dose d'explosifs. Le colonel appréhendait la sortie extravéhiculaire d'Irwin et ce que pourrait
découvrir l'ingénieur. Il ne pouvait hélas pas se démultiplier pour... encadrer le mécanicien. De plus, un autre
"accident" aurait l'air effroyablement suspect. Plus qu'à espérer que l'ingénieur-mécanicien se contente lui aussi de
réparer plutôt que d'analyser.
Irwin contemplait l'immensité de l'espace, priant silencieusement une vague divinité de prendre soin de l'âme du
Lunien décédé. Mars n'était déjà plus qu'un petit disque rouge dans le lointain. En scaphandre, surchargé d'outils et
d'appareils de diagnostic, il ressemblait à une étrange araignée métallique progressant sur la coque qu'il remontait
en direction des avaries. Levant la tête, il constata que la Lance de Longinus était apparemment intacte et toujours
reliée au vaisseau. Tant mieux. Sans elle, plus de mission. Plus de vaisseau aussi, si jamais il y avait un problème
sérieux là-bas. Progressant avec peine, il finit par gagner la partie dévastée du navire. Il grogna. La zone autour de
l'ex-sas avait été complètement arrachée. La soute s'ouvrait sur le vide. Il aurait presque gagné du temps à passer
par là... Mais ce n'était pas le seul endroit touché. Plusieurs réservoirs, accrochés à la coque semblaient être en
piteux état. Il les compta et grimaça à nouveau. Il en manquait même un. Et la coque alentour était gondolée et
noircie. Etrange.
"Da Silva, tu me reçois ?" lança-t-il dans sa radio. "Tu peux me faire un checkup des réservoirs d'eau et d'oxygène
D-4 à D-6 ?"
"Bien reçu... Je te liste ça." L'ingénieur informaticien commença à lire les données affichées par son écran. Quand il
eut fini, Irwin poussa un soupir.
"Ok, mais y'a manifestement une erreur. T'as des lectures sur H20D5-17 ?"
"Vide."
"Mais il est plus que vide ! Il a carrément été arraché on dirait. C'est normal que t'ais encore des mesures là dessus
?"
"Je vérifie, mais tu as raison, c'est bizarre. Tu pourras regarder les capteurs ? Y'a peut être un court-jus."
"Super, encore plus de boulot. Tant qu'à faire, je vais mesurer en direct sur chacun des réservoirs, histoire qu'on soit
sûrs." Le mécanicien spatial s'avança au milieu du chaos. Vraiment, la coque avait un aspect bizarre. Comment une
météorite aurait pu faire ce genre de dégât ? Soudain, il avisa un trou qui lâchait un gaz par intermittence. Un débris
s'était fiché dans un réservoir d'oxygène.
"J'ai une fuite d'oxygène sur le réservoir 02D6-04. Je colmate ça d'abord."
"Ok. " Le mécanicien se pencha sur la fuite et commença ses réparations. Il étala une pâte collante et étanche sur la
zone sinistrée, puis sortit ses outils. Une fois sa réparation de fortune effectuée, il s'avança parmi les lignes de
réservoirs. Son oeil fut attiré par un reflet étrange. Pas facile de bien voir avec le casque et l'ombre des réservoirs. Il
s'avança et... perdit soudain le contrôle de ses mouvements. Il chut brutalement et commença à glisser, puis à
Le cosmonaute s'était réveillé, la poitrine douloureuse. Il était un pur produit d'une société vivant en apesanteur.
Malgré les exercices et la solidité de son scaphandre, le jet d'eau sous pression avait été trop brutal et lui avait brisé
quelques côtes.
Irwin tourbillonnait dans le néant. Il ne s'était pas encordé, pleinement confiant en ses semelles magnétiques, ses
grappins et ses micropropulseurs. L'Espace ne tolérait aucune erreur et il en avait trop accumulé... Fin du voyage. Il
songea un instant à lancer un appel désespéré à la radio. Ou un testament. Il était peu probable que le Tantale
puisse le capter, et encore moins qu'il puisse inverser sa trajectoire et le secourir. Ou même ne serait-ce que le
trouver dans cette infinité. Et puis, il ne sentait pas l'âme d'un de ces héros qui ont le courage de dire adieu à leur
équipage et leur ordonner de continuer la mission. Et puis, Silena serait sans doute dévastée d'entendre sa voix, le
sachant condamné. Il éteint donc la radio. Ça serait trop douloureux s'il captait un message affolé du Tantale... Irwin
D'une voix lasse et chargée de chagrin, Silena rapportait les conclusions de son inspection. Ce n'était pas brillant.
"Le premier incident avait fragilisé un large pan de la coque externe et des systèmes alentour, notamment la
tuyauterie des systèmes de stockage d'eau et d'oxygène. L'eau d'un réservoir s'est introduite dans cet espace, entre
la coque externe et la coque interne. Et elle y a gelé, fragilisant la coque. Irwin a... enfin, je ne sais pas ce qu'il s'est
passé, mais un incident a dû se produire quand il a découvert la fuite. Celle-ci s'est rouverte et le choc a secoué la
coque externe et des tuyauteries déjà endommagées. La coque externe s'est littéralement arrachée." Da Silva prit
ensuite la parole. Il avait une mine lugubre.
"Aux dégâts purement mécaniques et électriques s'ajoutent un autre problème. Bien plus grave." Il prit une profonde
inspiration. "J'ai finit par purger les programmes de diagnostics qui affichaient des résultats erronées en raison de la
glace dans les canalisations. Après cet incident, quatre réservoirs d'eau sur les six ne... répondent plus." Silence
consterné.
"Je vois..." murmura doucement Yumna.
"Ce n'est pas tout... Sur les deux restants, l'un est... vide. L'autre est au bord de la zone sinistrée et son intégrité est
sujette à caution. Je soupçonne une fuite légère, j'aurais confirmation d'ici une douzaine de minutes..."
"Cela veut dire..." murmura le docteur Saho.
"Oui. Nous n'avons quasiment plus d'eau potable. Et même nous avons également perdu deux réservoirs d'oxygène.
Ceux qui nous restent sont heureusement pleins et si nous maintenons le planning et utilisons les réserves des
combinaisons, nous pourrons survivre."
"A part qu'on sera tous morts de soif d'ici là..." grogna le colonel Young.
"Pas de défaitisme." lança la commandante après une minute de réflexion. "Nous avons encore une chance. La
comète : elle nous apportera toute l'eau nécessaire !"
"Sans vouloir être pessimistes, il faut déjà que nous survivions jusque-là !" railla le militaire. "Et que le vaisseau reste
entier."
"De toute manière, nous ne pouvons pas inverser notre trajectoire... J'ai fait les calculs : le seul moyen serait d'utiliser
la Lance de Longinus et de viser Mars. Mais l'accélération nous tuerait à coup sûr, même dans la piscine."
"Je vérifierai ces calculs."
"Si vous aimez perdre votre temps..." grogna Yumna. "Docteur, vous êtes notre spécialiste en hydroponique et en
biologie. Des idées pour faire durer l'eau ?"
"Déjà, je vais de ce pas suspendre la production de nourriture consommant trop d'eau. Pour le reste, je vais doper un
maximum les bactéries de recyclage des eaux usées. Je ne vous le cache pas, cela va être dur. Nous avons hélas
consommé beaucoup de nos réserves de vivres en attendant que ma serre soit productive... Et là, je vais devoir la
suspendre."
"Donc, un beau régime en perspective."
"Sans compter qu'il y aura d'autres désagréments." poursuivit le scientifique. "Je vais devoir pousser les recycleurs à
fond et ils ne sont pas... inodores."
"Super. Surtout que nous allons restreindre l'utilisation des douches." ajouta la commandante. "Silena, en première
priorité, tu répares tout ce qui menace l'intégrité du vaisseau et des systèmes, mais nous allons condamner un
maximum de secteurs : il faut économiser l'air et récupérer un maximum de l'humidité ambiante. Da Silva, tu nous
pousses tous les systèmes de recyclage d'air et d'eau en suivant les instructions du Dr. Saho. Je veux un
environnement où l'on transpire un minimum."
"Alors nous continuons ?"
"Nous n'avons pas le choix. Nous le devons, pour nous et pour ceux qui ont disparu pour cette mission."
Young se glissa dans le cockpit, occupé seulement par l'ingénieur informaticien à cette heure.
"Da Silva... J'aimerais vous parler." murmura-t-il, la gorge affreusement sèche et râpeuse. L'intéressé tourna la tête,
surpris, mais n'ayant guère envie de se montrer sociable.
"Quoi ?"
"J'ai fait les calculs. Vous avez dû les faire aussi..." poursuivit le militaire. "Nous n'y arriverons pas. Nous allons
tomber à court d'eau d'ici quelques jours." L'informaticien grogna. Le militaire avait hélas raison.
"J'essaye de trouver un moyen et Saho aussi."
"Il en existe un." fit le colonel d'un air de conspirateur. "Un que vous n'avez sûrement pas dû envisager." L'air
intrigué, se demandant ce que son intelligence bien supérieure à celle du rude militaire avait pu manquer, Da Silva
lui fit signe de poursuivre.
"Ce que je vais vous dire va sûrement vous paraître choquant au premier abord..." continua Young. "Mais je suis un
ancien soldat, habitué à envisager des solutions, toutes les solutions." Un frisson parcourut la nuque de
l'informaticien. Il commençait à deviner là où le colonel voulait en venir.
"Si... si nous étions moins nombreux, nous utiliserions moins d'eau. Et nous aurions peut-être une chance de
parvenir à la comète avant de mourir de soif..." Da Silva lança un regard dur au militaire. Il avait deviné juste.
"Et comment pourrions-nous être moins ?" persifla l'ingénieur.
"Je ne le dis pas de gaieté de coeur, mais l'un d'entre-nous pourrait se... sacrifier pour le bien de l'équipage."
"Je doute que vous trouviez un volontaire ? Vous-même, peut-être ?"
"La commandante Yumna devrait prendre ses responsabilité. C'est elle la chef et l'instigatrice de la mission... Mais je
doute que sa morale lui permette d'accepter ce genre de solution. Quant à moi, je suis le dernier garant de l'ordre et
de la compétence de cette mission."
"Comme c'est pratique..."
"Nous avons aussi absolument besoin de vous pour gérer l'informatique de bord. De même pour le Docteur Saho,
qui maîtrise l'hydroponique et les systèmes de survie. Silena, aussi déprimée soit-elle, reste notre spécialiste en
ingénierie et en mécanique..."
"Je vois..."
"Oui... Notre expédition si mal en point a-t-elle besoin d'un officier de communication ?"
"Vous voulez demander à Raphaël de se sacrifier... Il serait peut-être assez noble pour accepter, le bougre !"
"Oui... Et s'il refusait... Nous pourrions prendre des mesures." Da Silva essaya de garder un masque d'impassibilité.
Ce fou venait carrément de lui avouer qu'il liquiderait Raphaël pour un peu plus d'eau !
"Euh... c'est un peu..." balbutia-t-il.
"Je sais. Je suis prêt à prendre mes responsabilités et à... m'en charger."
"Raphaël est unanimement apprécié par l'équipage. A part par vous."
"Le connaissez-vous vraiment ? Savez-vous ce qu'il est ?"
"Un clone ? Et alors ? Et c'est un de vos clones... Vous ne pouvez pas vous en débarrasser quand vous le souhaitez
!"
Le simili-procès eu lieu dans la "pièce à vivre". Le passé de Raphaël fut révélé à tous par le colonel. Et l'air déconfit,
honteux de l'intéressé, il fut évident que le militaire n'avait pas mentit. Celui-ci se lança dans une diatribe accusatrice,
offrant au final une fatale rédemption au jeune homme.
"Non." lança alors Yumna. "On ne sacrifiera aucun membre de mon équipage. Nous avons déjà perdu assez de
monde comme ça !".
"Nous ne pouvons pas abriter un meurtrier parmi nous..." argumenta le colonel. "Surtout, pardonnez ma franchise,
qu'il n'a pas un grand rôle dans l'équipe..."
"Ce n'est pas possible, pas possible..." sanglota Silena. "Raphaël est si gentil, toujours aimable, toujours serviable...
Il était ami avec Irwin et Mitchell..."
"Un serpent, qui sait s'y prendre pour séduire !" tonna le militaire.
"Non... Je ne suis pas comme ça..." fini par se défendre le clone. "Sur... sur la Lune, j'ai paniqué. J'ai repoussé
Helena, j'étais en colère qu'on m'ait forcé et j'avais peur... Elle a heurté la table. Tout ce sang... Je ne voulais pas...
Je ne pensais pas qu'on pouvait saigner autant d'une si petite blessure. J'ai paniqué... J'ai... j'ai fuit en
l'abandonnant, mais je ne pensais pas..."
"C'était donc un accident !" déclara fermement Yumna. La capitaine avait confiance à son jugement sur les gens.
Raphaël ne lui avait fait l'effet d'un meurtrier psychopathe. Le colonel, par contre...
"Nous n'avons que sa parole !" tonna le militaire. "Et s'il a été recherché sur toute la Lune et s'est enfui, ce n'est pas
pour rien !" Young et la commandante continuèrent à se disputer et à camper sur leur position. Le docteur Saho,
n'ayant guère connu Raphaël, semblait pencher en faveur du militaire, même si ses méthodes heurtaient ses
convictions. C'est à ce moment que Da Silva nota une disparition.
"Eh ! Où est passée Silena ?" Tous s'entre-regardèrent, un peu bêtement : il était évident que la jeune femme n'était
pas dans la minuscule pièce avec eux. Un mauvais pressentiment envahit l'ingénieur. Il pressa le bouton d'une radio
qu'il portait toujours sur lui.
"Silena ?" Des sanglots lui répondirent.
"Raphaël... Raphaël n'a rien fait de mal..." sanglota la voix heurtée de la mécanicienne. "Laissez... Laissez-le
tranquille."
"Oui, oui, on ne fait que discuter." répondit doucement l'ingénieur. "Où es-tu ?"
"... Si... si vous voulez absolument tuer quelqu'un... autant que ça soit moi ! La vie n'a plus de sens sans Irwin et
sans Mitchell... Je... Je n'en peux plus..."
Une nouvelle semaine s'écoula, morose. Plus personne ne parla du passé de Raphaël ou de la sordide "idée" du
colonel Young. Plus personne n'évoqua les disparus. Tous se laissaient vivre, épuisés tant moralement que
physiquement. Dans le lointain, le télescope de bord avait détecté la comète. L'objet de tous les espoirs et de tous
les désirs était projeté en permanence sur les écrans, afin de guetter le moindre grossissement.
"Approche finale confirmée." lança Yumna d'une voix métallique. "Young, fignolez la trajectoire."
"Affirmatif."
"Da Silva, lancez le programme d'ajustement des vitesses." L'informaticien hocha la tête, le gosier trop sec pour
parler. Peu à peu, le vaisseau se rapprocha, se plaçant parallèlement à la comète en ajustant sa vitesse avec
celle-ci. Le spectacle était grandiose, majestueux.
"Il nous faut impérativement éviter les trois queues. Branchez la radiométrie pour afficher la queue d'hydrogène et
rapprochez-nous." Le navire gémit, des propulseurs depuis longtemps au repos étant tirés de leur torpeur.
"En approche. Légère ionisation de la coque. Nous sommes dans la chevelure."
"Activez les déflecteurs magnétiques et branchez tous les radars : je ne veux pas qu'un morceau de neige sale nous
heurte."
"Ça se présente bien. Nous approchons des zones cibles." A présent, la comète tant convoitée emplissait tous les
écrans. Vue de près, elle était bizarrement moins impressionnante. Une sorte d'astéroïde patatoïde grisâtre, rendu
flou par un voile de gaz.
"Sacré morceau..." siffla Da Silva. "Plus de dix-sept kilomètres de diamètre."
"Ok, nous passons au-dessus recon-01. Enclenchez le tir." Sur l'ordre de Yumna, une sonde-missile s'alluma,
quittant le vaisseau dans un jet de lumière. Elle s'abattit sur la comète, causant une effroyable explosion et un nuage
de débris vite chassé par les vents solaires.
"Analyse en court. Bingo sur la composition, du standard : 83% de glace, de la glace carbonique, un peu de méthane
et des traces d'autres éléments. J'enregistre la composition."
"Ok, on refait trois passages et on commence l'opération."
Après avoir analysé la comète sous toutes les coutures et confirmé sa composition et sa densité, le vaisseau pivota
sur lui-même, pour présenter la Lance de Longinus face à sa zone cible. Il fallait être très précis et ficher le
monstrueux réacteur nucléaire selon le bon angle afin de pouvoir propulser la comète sur l'orbite voulu.
"On s'accroche les gars, tout se joue maintenant." annonça la commandante Yumna. "Da Silva, libération de la
Lance."
"Crampon en cours de déverrouillage. Lance stabilisée. Je bascule en mode de pilotage à distance. Raphaël, ça va
pour la liaison ?"
"Quatre antennes de communication avec Longinus sur cinq opérationnelles." annonça le jeune homme. "La
cinquième est en sale état, sûrement à cause des... incidents."
"Quatre sur cinq, c'est amplement suffisant. Il m'en suffit d'une, vu la distance. Lance prête, Yumna." Ils retinrent leur
souffle. Tous revérifièrent les calculs et prièrent.
"Activation du propulseur auxiliaire de la Lance de Longinus." ordonna Yumna. "Plantez-moi notre drapeau, Da
Silva." Un réacteur s'alluma. Non nucléaire, il ne fournissait pas une poussée extraordinaire à la Lance. Ce n'était
pas le but. L'impact devait être mesuré et précis. Trop violent, il causerait la destruction de la Lance, avec une
potentielle explosion thermonucléaire catastrophique. Trop léger et le propulseur géant ne s'enfoncerait pas assez
dans la comète, rendant la déviation de l'orbite trop aléatoire ou trop difficile.
La tête de la Lance était en alliage d'hyper-carbone, un des nano-métal les plus solides qui existent, quasiment
"Impact dans dix secondes. Allumage des réacteurs de contre-poussée." déclara Da Silva. "Tous les paramètres me
semblent corrects."
"Nous allons passer derrière l'horizon de la comète, la Lance va continuer en automatique." ajouta Yumna. Comme
ça, s'il y avait un problème et que le propulseur nucléaire se crashait, le vaisseau serait protégé par la masse de
glace.
"Impact. Enfin, normalement." annonça Da Silva. "J'ai perdu le contact quelques millisecondes avant."
"Nous verrons bien après notre giration. Retour sur site dans sept minutes."
"J'ai cru voir des convulsions et des jets de gaz." affirma Raphaël.
"Peut-être... A cette distance, impossible de rater notre cible !" ricana Young. "Mais reste à voir dans quel état va être
notre projectile..." Le Tantale effectua en douceur son tour autour de la comète. Tous les senseurs étaient en alerte :
l'impact de la Lance de Longinus avait sûrement provoqué l'envolée de débris et de morceaux de glace
potentiellement mortels.
"Mon dieu, regardez-moi ce cratère..." murmura Yumna quand ils furent à nouveau en vue de la zone-cible. "Da
Silva, état de la Lance ? Je vois un pilier de métal, il me semble..."
"C'est ça. Je fais un diagnostic. Le système informatique du réacteur me répond ! Génial, j'y crois pas, ça a marché !
Lance opérationnelle !" L'équipage exulta, oubliant un instant les tragédies passées. Tout le monde se congratulait et
lançait des hourras, y compris le colonel Young. Da Silva se replongea dans les chiffres transmis par sa console. Il
leur fallait un bilan plus complet avant de crier victoire.
"Bon, j'ai perdu tous les capteurs extérieurs, mais ce n'est pas très étonnant." annonça-t-il, toujours joyeux. "Le
réacteur nucléaire va bien, ainsi que les systèmes de contrôle de la poussée. Par contre, l'angle de la Lance est loin
d'être parfait : elle s'est légèrement affaissée. Il va donc falloir revoir les calculs à partir de cet angle. Il y a également
une des quatre tuyères d'éjection qui est HS... Ce qui n'est pas très grave, ces systèmes étaient en double. J'ai un
laser qui refuse de me répondre au niveau de la chambre confinement..."
"Grave ? L'injection de DT est toujours possible ?"
"Après une reconfiguration des autres lasers, oui : le cas avait été envisagé. Par contre, j'ai une fuite dans le liquide
de refroidissement de la cuve du réacteur alimentant les tuyères magnétiques et la chambre d'induction. Elle semble
minime, mais une réparation sur place est obligatoire... Sinon, on va avoir un joli champignon."
"De toute manière, nous n'allons pas rester à nous tourner les pouces en orbite. Young, calculez-nous une trajectoire
d'approche : on y va !"
Bien évidemment, impossible de descendre se poser avec le Tantale : le vaisseau était trop massif, trop endommagé
et incapable de manoeuvrer avec assez de précision pour ça. Il n'avait pas été conçu pour ça : atterrir sur la comète
n'était idéalement pas nécessaire. Cela ne constituait qu'une cerise sur le gâteau, aussi le navire disposait d'un petit
module capable de faire la navette entre le Tantale et la surface. Ce module avait pour but d'amener une équipe
technique limitée pour reconfigurer la Lance de Longinus en cas de problème réparable. C'était le cas. Il comportait
aussi un espace pour apporter sondes et appareils scientifiques, afin de profiter de l'aubaine d'un éventuel
atterrissage. Tout cet équipement fut bazardé et remplacé par des pompes et des réservoirs hâtivement démontés
et bricolés. Le Docteur Saho poussa de haut cris, mais comme tout le monde, il mourrait trop de soif pour réellement
Grognant et maugréant Da Silva et Raphaël quittèrent le module chargés comme des mules afin d'aller réparer et
reconfigurer la Lance de Longinus. Pendant ce temps, Yumna et Saho découpaient, fondaient, traitaient l'eau de la
comète, remplissant les réservoirs de fortune du module. Le colonel Young les aidaient un bon moment, avant de se
remettre au poste de pilotage et de remonter jusqu'au Tantale avec le scientifique. Là ils déchargeaient leur
précieuse cargaison avant de recommencer. Durant un instant, le colonel songea à neutraliser le Dr. Saho, puis à
abandonner les autres sur la comète. Comme ça, plus le moindre risque, plus le moindre témoin. Cependant, il ne le
fit pas : revenir à bon port nécessiterait sans doute l'aide de pas mal d'entre eux, notamment Da Silva. Et puis le
voyage de retour allait prendre un bon bout de temps. Le faire seul ne serait pas particulièrement joyeux. Le militaire
eut cependant une petite surprise lors de leur cinquième voyage. Il faisait une pause en orbite du Tantale, en
profitant pour se sustenter un peu. Avec le retour de l'eau, la serre allait pouvoir re-fonctionner à plein régime et donc
ils firent bombance avec leurs réserves. Alors que la commandante avait gagné le poste de pilotage pour entrer en
liaison avec Da Silva et Raphaël, toujours en bas à travailler sur la Lance, le scientifique s'approcha de lui, l'air mal à
l'aise.
"Colonel, puis-je vous parler un moment... Discrètement ?"
"Bien évidemment. Que puis-je pour vous ?" Si cet intello avait découvert quoi que ce soit sur sa mission, il allait
devoir l'éliminer... ce qui voudrait sûrement dire aussi qu'il faudrait préparer un accident pour Yumna, chose qui
n'était pas pour lui déplaire.
"Vous savez que je suis également le médecin de bord..." annonça-t-il. _ "Afin de pouvoir remplir mon devoir au
mieux, j'ai...hummm... téléchargé les dossiers médicaux de tout le monde avant le départ."
"Bonne initiative, vu que nous avons été coupés de tout contact avec l'Orbite Terrestre."
"Normalement, je ne suis pas sensé vous donner des informations confidentielles sur l'équipage, mais les
circonstances..."
"Tout ceci restera entre-nous, évidemment. Vous avez découvert une anomalie chez l'un d'entre nous ?"
"Pas vraiment. Rien de médical... Mais les dossiers étaient très complets, notamment concernant l'ascendance de
l'équipage..."
Le colonel décida de passer à l'action le lendemain. Tout l'équipage était rentré et passait la nuit sur le Tantale.
D'après Da Silva, la Lance de Longinus était fin prête. Le logiciel de gestion de propulsion et des trajectoires était
Le militaire put enfin souffler et réfléchir. Il prit le pouls de Da Silva. Parfait, il était encore vivant, malgré sa tête
méchamment ensanglantée. Une fois qu'il aurait rejoint le Tantale, il trouverait bien un moyen de forcer l'ingénieur à
coopérer... Young se fraya un chemin jusqu'au poste de pilotage, ignorant les suppliques de Raphaël à la radio. Le
météore serait leur tombeau. Yumna balbutiait des propos incohérents sur la mission, combien elle comptait pour
elle, pour l'Orbite Terrestre. Elle semblait à l'agonie, il avait tout de même dû la toucher sévèrement. Le colonel
coupa la radio et s'installa aux commandes du module, lançant le décollage.
"Adieu..." souffla-t-il dans la cabine, seul, alors que l'appareil s'élevait. Il n'avait pas osé brancher la radio pour
entendre leurs cris... Cette mission allait lui donner bien des ulcères, mais il la finirait. Concentré sur le pilotage, il ne
vit pas une silhouette titubante s'approcher dans son dos. Le militaire avait négligé le fait que Da Silva était un
Terrien, et que malgré l'affaiblissement dû à la mission et à sa vie en apesanteur, il restait bien plus solide et
résistant que la majorité des personnes élevées en faible gravité. L'ingénieur était pourtant dans un état pitoyable,
Young s'étant acharné sur lui. Le visage défiguré par les coups, le nez brisé, un oeil crevé par les éclats de sa
visière, c'était un miracle qu'il soit encore en vie. Il n'était plus que colère et vengeance, incapable de réfléchir. Dans
une rage aveugle, il se précipita sur le colonel, brandissant la bobonne d'oxygène ensanglanté qui l'avait défiguré.
Ce n'était pas une chose à faire lors de l'approche d'amarrage, mais Da Silva était au delà de toute réflexion.
Sur la comète, Raphaël faisait de son mieux pour aider Yumna, lui murmurant des paroles rassurantes. Il espérait
que Da Silva pourrait maîtriser le colonel et revenir au plus vite ici... La blessure de la commandante était grave, le
piolet avait traversé le scaphandre et l'épaule. Visiblement, il avait touché une veine importante : Yumna perdait
beaucoup de sang, qui maculait peu à peu son scaphandre malgré les efforts des systèmes de secours. De plus,
celui-ci perdait de l'air. Normalement, le scaphandre pouvait se sceller en cas d'accrocs, mais les dégâts étaient trop
importants. Raphaël avait enduit la zone de mousse auto-coagulante, mais il n'était pas sûr d'avoir arrêté la fuite.
"Yumna... courage. Da Silva va revenir. Il ne se laissera pas avoir par ce fou..."
"Je... je ne crois pas... Il est... pas... entrainé... pour ça..."
"Ne parle pas. Economise ton air. Je vais voir si je trouve un moyen de me brancher son ton système d'arrivé d'air.
Mes réserves sont encore pleines, je venais de me recharger... Et je suis sûr que le vaisseau sera bientôt là."
L'éblouissante explosion du Tantale, heurté de plein fouet par le module ascensionnel, leur offrit une superbe
démentie. Ils restèrent un long moment silencieux, sur cet astre gelé.
"Fini..." murmura Yumna. "On pourra... dire... qu'elle a bien... merdé... cette mission..." Raphaël soupira.
"On fait quoi ?" demanda-t-il. Il était prêt à accompagner Yumna dans la mort. Ouvrir les scaphandres, une fin
rapide... Il fallait l'espérer.
"Comb... combien d... d'air ?" balbutia-t-elle, de plus en plus faible.
"Pour toi... vingt minutes environ. Moi, j'en ai encore pour cinq ou six heures."
"B...bien. Ecoute bien." Elle se mit à débiter d'une voix tremblante toute une série de codes et de chiffres.
Raphaël, dernier survivant du Tantale, prit le temps de creuser une tombe dans la glace de cette comète qui avait
couté tant de vies. C'était facile, avec tout le matériel d'extraction abandonné. Il fabriqua une vague croix pour
marquer l'emplacement. Il n'avait aucune idée de la religion de sa commandante, ni même si elle en avait une, mais
lui, avait été élevé dans la foi chrétienne. Elle ne lui en voudrait sûrement pas. Après une dernière prière, il se mit en
route, récitant les codes de programmations de la Lance de Longinus comme un mantra. Il maudit mille et une fois
cet astre glacé qui lui avait pris ses amis. Même l'eau qu'il en avait tirée fut l'objet de sa vindicte silencieuse :
réhydraté, il pouvait à nouveau pleurer. Il finit par atteindre l'incroyable pilier de métal fiché dans la comète. Un
monolithe silencieux, d'aspect cabossé et brulé, trompeusement inoffensif. Le jeune homme escalada la face du
réacteur nucléaire. Malgré la faible gravité, ce n'était pas évident. Son scaphandre lui hurlait l'épuisement prochain
de l'oxygène. Par chance, Da Silva avait laissé des filins ancrés dans la paroi. Il atteignit finalement une petite trappe
qui donnait sur une pièce près du coeur du réacteur. Là, au creux d'une masse de mousse antichoc protectrice se
nichait un terminal primitif mais à toutes épreuves. Il entra les codes de Yumna et la machine lui répondit en émettant
des trilles joyeux, insensible à sa douleur. Le programme de configuration se lança. Il était merveilleusement simple
d'usage, fort ressemblant aux systèmes de guidage du Tantale que Raphaël avait vus tant et tant de fois. Un
merveilleux travail de Da Silva. Il n'avait qu'à dessiner une trajectoire, entrer quelques paramètres orbitaux et les
machines feraient le reste, calculant les poussées qui dévieraient la comète jusqu'à son orbite de garage. Ou
ailleurs. Fébrile, rageur, Raphaël fut tenté. L'Humanité de l'Orbite Terrestre méritait-elle ce présent qui avait couté
tant de vies ? En quelques touches, Raphaël modifia la trajectoire. Voilà, comme ça il pourrait se venger de la Lune.
Cette nation l'avait toujours méprisé, avait fait de lui un meurtrier, avait engendré des monstres tels que Young... Il
hésita, modifia à nouveau les paramètres. Et s'il frappait plutôt la Terre ? Il achèverait ainsi cet astre que les hommes
avaient détruit. Il finirait le travail, cela servirait peut-être d'avertissement pour les survivants de l'orbite terrestre. Et il
se vengerait de Da Silva qui s'était finalement avéré incapable de les sauver. Ou encore... Et s'il frappait Mars ? Plus
difficile, plus long... Mais bientôt, il ne serait plus pressé. Après tout, c'était un cinglé d'astronome martien qui avait
découvert cette fichue comète ! Il modifia encore et encore les trajectoires, ne sachant pas quoi faire. Judas ou
Sauveur ? Le hurlement d'une alarme retentit. Plus d'air. Soupirant, Raphaël rentra sa trajectoire finale : il avait pris
sa décision. Pour Yumna et pour tous ceux qui s'étaient sacrifiés. Dans une explosion tonitruante, la Lance se mit en
marche, poussant l'astre gelé sur sa nouvelle et dernière orbite. La comète était en route.