Les aliments peuvent-ils modifier notre identité génétique et faire de nous des êtres transgéniques ? Impossible ! répondent les spécialistes du génie biomolécu laire. Des chercheurs viennent pourtant de prouver que ce risque n'est pas nul.. . par Isabelle BOURDIAL Anaxagore le premier s'était posé la question ou, du moins, avait su la formuler . Comment se fait-il, s'interrogeait le philosophe grec plus de quatre siècles a vant notre ère, que les lapins ne deviennent pas des carottes, à force de s'en r epaître ? La réponse ne fut trouvée que bien plus tard, au milieu du XXe siècle. Nos aliments ne peuvent changer notre patrimoine génétique : la viande, les lég umes, les fruits (1) renferment bien leur propre matériel génétique, sous forme d'acides nucléiques, mais ce matériel va être finement débité, lors de la digest ion, avant son assimilation ou son élimination par notre organisme. Ces données théoriques étaient encore récemment admises par tous, lorsqu'un pavé fut lancé dans la mare, au congrès international de biologie moléculaire de San Francisco, en novembre dernier. Le généticien allemand Walter Doerfler déclarai t en effet avoir observé pour la première fois une souris intégrer à son patrimo ine génétique un morceau d'ADN qu'elle avait précédemment mangé. La communicatio n se heurta au scepticisme des spécialistes. On demandait à voir, on réclamait d es preuves... qui ne tardèrent point. La sensationnelle déclaration fut bientôt suivie d'une publication non moins éto nnante dans une célèbre revue scientifique américaine. Dans l'édition du 4 févri er dernier des Proceedings of National Academy of Sciences of the USA, Walter Do erfler et son équipe (rattachée à l'Institut de génétique de Cologne) signent un article au titre long mais explicite : « Foreign (M13) DNA ingested by mice rea ches peripheral leukocytes, spleen and liver, via the intestinal wall mucosa and can be covalently linked to mouse DNA ». Traduction simplifiée : de l'ADN étran ger (appartenant au phage M13) ingéré par des souris rejoint des globules blancs du sang, la rate et le foie, en franchissant la paroi intestinale et peut aussi établir des liaisons avec l'ADN de souris. Comme les lapins d'Anaxagore et les animaux en général, nous sommes des êtres hé térotrophes : cela signifie que nous nous nourrissons de substances organiques. Nous extrayons des aliments des graisses, des protéines et des sucres, qui sont taillés en pièces avant de pénétrer dans nos cellules. Leurs composants servent de matériaux (pour synthétiser de nouvelles molécules) et de combustible (pour l ibérer l'énergie nécessaire au fonctionnement cellulaire). Les acides nucléiques (les molécules supports de l'hérédité) que nous ingérons ne pénètrent pas, en t héorie du moins, dans nos cellules. Qu'il s'agisse d'ADN ou d'ARN, ces acides so nt constitués d'éléments appelés nucléotides, assemblés bout à bout en grand nom bre. L'ADN d'un virus mesure plusieurs dizaines de micromètres et comprend, selon les espèces, de quelques milliers à quelques centaines de milliers de nucléotides. Une fois déroulé, l'ADN humain atteint quasiment 2 mètres de long et les nucléot ides s'y comptent par milliards. Les nucléotides résultent eux-mêmes de l'assemb lage d'une base, d'un sucre et d'un acide phosphorique. Une construction complex e mise à mal dès l'entrée en bouche ! Dans chaque portion de l'appareil digestif , des enzymes dites nucléases démontent l'édifice pièce par pièce. Peut-on concevoir qu'un segment d'ADN parvienne à échapper aux enzymes du tube d igestif, de l'estomac et de l'intestin ? Qu'adviendrait-il alors ? Comment l'ADN étranger s'insinue dans le génome Le travail des généticiens a consisté à nourrir des souris avec des aliments con tenant de l'ADN d'un virus appelé M13 1. Ils ont prélevé des échantillons de tis sus sur les souris pour voir si l'ADN étranger était digéré ou s'il franchissait la paroi de l'intestin. Des fragments d'ADN du virus M13 ont été retrouvés dans la paroi de l'intestin 2, au niveau des plaques de Peyer 3. On en a trouvé égal ement dans certaines cellules sanguines (les leucocytes) 4, à la fois dans leur cytoplasme et dans leur noyau. De l'ADN viral est aussi entré par effraction dan s les cellules du foie 5 et de la rate 6. S'est-il combiné à l'ADN de son hôte ? L'équipe des chercheurs de Cologne a retrouvé un fragment d'ADN étranger lié à un segment d'ADN qui présente 70 % de similitude avec le gène de récepteur de l' immunoglobuline E chez la souris 7. L'ADN est dit bicaténaire : il est formé de deux chaînes polynucléotidiques dont les bases s'apparient. La longueur d'un segment d'ADN se mesure d'ailleurs en n ombre de paires de bases. Qu'il appartienne au lapin, à la carotte ou à l'homme, l'ADN porte dans son architecture moléculaire l'information commandant la synth èse des protéines, c'est-à-dire la séquence de bases suivant laquelle les acides aminés vont s'assembler pour former une protéine de lapin, de carotte ou d'homm e. Les bases sont les mêmes d'une espèce à l'autre, mais leur enchaînement diffè re, et par là même le programme de synthèse des protéines. Si un bout d'ADN étra nger venait à s'introduire dans une cellule hôte, il pourrait commander la synth èse de protéines spécifiques à son espèce. N'en déplaise à Anaxagore, notre lapi n synthétiserait des protéines de carotte dans au moins une de ses cellules ! Aux lapins et aux carottes l'équipe allemande a substitué des souris et des viru s. Les rongeurs ont été nourris d'aliments contenant l'ADN d'un bactériophage ap pelé M13. Il s'agit d'un virus prédateur des bactéries Escherichia coli. Premièr e constatation des chercheurs : son ADN ne s'est pas complètement dégradé dans l e tractus gastro-intestinal des souris. Des fragments entiers ont pénétré à l'in térieur de leurs plaques de Peyer, situées dans le caecum (premier segment du gr os intestin). L'ADN du phage n'a pas été repéré seulement dans ces formations ti ssulaires de la muqueuse intestinale des rongeurs. Il a également été localisé, par fluorescence, dans le sang et dans plusieurs organes, au-delà donc de la par oi intestinale. Là encore, il s'agit non pas de nucléotides isolés ou partiellem ent détruits, mais de segments d'ADN mesurant jusqu'à 976 paires de bases. Evénement rarissime mais pas impossible Ces portions d'ADN viral ont été retrouvées à la fois dans le cytoplasme et dans le noyau des leucocytes (globules blancs) du sang de 254 souris, de deux à huit heures après l'ingestion. On en a également localisé dans les cellules du foie et dans diverses cellules de la rate de 42 animaux : des lymphocytes B et T (pet its globules blancs jouant un rôle important dans l'immunité) et des macrophages (cellules de grande taille). A ce stade, on ignore si l'ADN du phage M13 s'est inséré dans le génome des cellules de rate ou de foie, c'est-à-dire au sein des gènes que porte leur propre ADN. Au-delà de vingt-quatre heures après l'ingestio n, aucune trace n'a été trouvée dans l'organisme hôte. « A ma connaissance, c'est la première fois que de l'ADN contenu dans de la nour riture est retrouvé sous forme de longues molécules de l'autre côté de la paroi intestinale », commente Wolfgang Joklik, du département de microbiologie et d'im munologie de l'université Duke (Caroline du Nord, Etats-Unis), l'un des relecteu rs scientifiques de l'article. Ces fragments sont généralement assez longs pour contenir un gène viral, formé g énéralement de 300 à 1 000 nucléotides. Mais ce gène aurait-il pu s'exprimer, c' est-à-dire commander la synthèse d'une protéine de M13 ? Cela n'a pas été observ é. L'ADN étranger entré par effraction dans une cellule hôte aurait-il eu la pos sibilité d'intégrer son matériel génétique ? La suite de l'étude suggère que l'événement, pour rarissime qu'il soit, ne relèv e pas de l'impossible. Les généticiens ont cloné l'ADN de M13 extrait des rates de souris consommatrices de phage. Puis ils ont séquencé les fragments obtenus, c'est-à-dire qu'ils ont déchiffré l'enchaînement de ses bases. L'un de ces fragm ents contenait 1 299 paires de bases appartenant de façon certaine au phage. Ce fragment était lié de façon covalente à un segment d'ADN de 80 paires de bases p résentant 70 % de similitude avec le gène récepteur de l'immunoglobuline E chez la souris. Autrement dit, cette portion d'ADN viral était enchaînée de façon nat urelle à ce qu'il est vraisemblable d'appeler une portion du patrimoine génétiqu e de la souris. Il est donc hautement probable que l'ADN étranger s'est intégré, au moins une fois, au génome d'une cellule de rate de souris et qu'il a emporté avec lui, dans l'extraction, un morceau du site d'insertion. La faible longévité maximale (vingt-quatre heures) des nucléotides en visite dan s les tissus de la souris laisse supposer l'activation d'un mécanisme d'expulsio n. Hypothèse confirmée par leur apparition rapide dans les leucocytes, dont la f onction principale consiste à phagocyter promptement les intrus. On ignore donc si l'assimilation de l'ADN a des chances, mêmes infimes, d'être définitive... D'autres travaux ont récemment montré que de l'ADN étranger pouvait subsister, u n certain temps du moins, dans nos cellules (voir Science & Vie n° 933). Une équ ipe dirigée par Margaret Liu, du centre de recherche de la société pharmaceutiqu e Merck, en Pennsylvanie, avait réussi à obtenir une réponse immunitaire contre le virus de la grippe chez des souris auxquelles on avait injecté un fragment d' ADN viral nu. Un ADN porteur de gènes étrangers avait pu être introduit durablem ent dans les cellules musculaires d'un organisme, et les avait incitées à produi re les protéines dont il détenait le code. Le risque que l'ADN étranger ne se fo nde dans celui de la cellule hôte avait, à l'époque, été jugé nul. Si la possibilité d'intégration de l'ADN ingéré se confirme, elle suscite plusie urs dangers potentiels liés au fait que des séquences du génome peuvent être mod ifiées par l'insertion. Les fragments d'ADN insérés peuvent, par exemple, se rec ombiner avec l'ADN de l'hôte et synthétiser des substances nocives. Les travaux de l'équipe de Cologne ouvrent donc un nouveau - et vaste - champ d' investigation qui sera sans nul doute largement exploré dans les années à venir. « Nous avons publié cet article afin de montrer une possibilité qu'on se refusa it à envisager jusqu'ici, explique Walter Doerfler. Mais il nous reste bien du t ravail avant de découvrir ce qui se passe exactement lors de la digestion. » Certes, on peut objecter que l'ADN d'un phage est invasif par nature, donc moins sensible qu'un autre aux nucléases. Il est donc impératif de recommencer l'expé rience en faisant varier l'origine de l'ADN étranger et celle du mangeur. Pas de conclusion hâtive Soulignons au passage que, si l'insertion se confirme, la liste des organismes g énétiquement modifiés (OGM) risque de s'allonger notablement... Bien que la ques tion ne manque pas de sel, le moment n'est donc pas venu de se demander si nous n'avons pas quelques chances d'être nous-mêmes des êtres transgéniques, c'est-à- dire des êtres contenant un ou plusieurs gènes étrangers. Demeure encore plus hy pothétique la transmission par un organisme à sa descendance de caractères acqui s en ripaillant ! Il faudrait pour cela que l'ADN s'installe dans une cellule re productrice. Toute conclusion hâtive est à redouter dans un contexte où la méfiance vis-à-vis des OGM est exacerbée par la récente arrivée des aliments transgéniques en Euro pe. Car, à supposer que l'ADN qu'on mange s'intègre de manière exceptionnelle à notre génome, ce qui reste comme on le sait très hypothétique, rien ne prouve qu e la consommation de plantes transgéniques favorise cette implantation plus que ne le feraient les aliments traditionnels. Et, comme l'avait très justement obse rvé Anaxagore, on n'a encore jamais vu de lapin présenter l'once d'un caractère de carotte. Mais il n'est peut-être pas inutile de se mettre à en chercher... --------------------------------------------------------------------------------
(1) Et autres denrées appartenant au règne animal ou végétal, pourvu qu'elles ne
soient pas trop modifiées par l'industrie agroalimentaire ou par le cuisinier ! -------------------------------------------------------------------------------- Science & Vie N°954, Mars 97, page 54