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Lisez le texte :
Ds que jai su lalphabet, je me suis jet sur les livres. Jen ai lu des quantits. A huit ans,
avec mon argent de poche, jachetais des volumes de la bibliothque Verte et de la
collection Nelson. Tout me plaisait : il suffisait que ce ____ imprim. La perscution mme
ne manquait pas. Mon pre jugeait que je lisais trop, que cela prenait sur le temps des
tudes ou sur le sommeil. La nuit, voyant de la lumire sous la porte de ma chambre, il
entrait, teignait, marrachait mon roman sans se soucier sil minterrompait au milieu dune
phrase. Pour viter ces contrarits, je me cachais dans mon lit comme sous une tente,
avec une petite lampe lectrique. Ainsi, touffant de chaleur, demi asphyxi, mais ne
sentant rien car jtais trop occup djouer les combinaisons de Richelieu ou causer
avec Louis XI, ai-je aval des bibliothques. Ce ntait pas tout fait sans plan : ds que je
mamourachais dun auteur, je me procurais de lui tout ce qui tait ma porte, cest--dire
ce qui figurait dans le catalogue de la collection Nelson. []
Outre mon lit, jai lu normment dans le mtro. Je le prenais pour me rendre au lyce et
en revenir, encore que jeusse plus vite fait daller pied, car il fallait changer deux fois, la
station toile et la station Trocadro. Mais le trajet mennuyait et jaurais difficilement pu
lire en marchant. Avec le mtro, javais lagrment de reprendre ma lecture au point o je
lavais _____ minuit. Je lisais sur le quai, dans le wagon, dans les escaliers, dans les
couloirs. []
Il y a dans Anatole France ( dcouvert par moi quatorze ans) des descriptions enivrantes
de bibliothques, peuples de passerelles, de colonnes, de globes terrestres, de bustes de
philosophes. Jai connu les plus vastes et les plus belles bibliothques dEurope, celle de
Vienne, la Mazarine. Nest-il pas curieux que dans aucune, je naie jamais eu envie de
demander un livre, de minstaller, de me plonger dedans, et mme que je naie quun dsir,
aprs avoir jet un coup dil, admir lordonnance ou la splendeur des lieux : me sauver ?
Ce nest pas l, pour moi, les temples de la lecture, les greniers du savoir mais tout au plus
des muses, des mangeoires o les rats universitaires viennent grignoter des grimoires. []
Cela ne vaut pas, de loin, le mtro, avec ses odeurs dhumanit sale, ses lumires jaunes,
ses cahots, o lon est cras contre un pilier de fer par cent voyageurs, o lon se
dmanche le cou pour attraper quelques lignes sur un bouquin tenu bout de bras audessus des ttes.
Jean DUTOURD, Contre les dgots de la vie