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DE LA TENTATION HÉGÉMONIQUE AU DÉCLIN

DE L’ORGANISATION D’AL-Q‘IDA EN
IRAK, MIROIR DES MÉTAMORPHOSES D’UNE
INSURRECTION (2004-2008)

Myriam BENRAAD *

En octobre 2004, soit un an et demi après le renversement du régime


baasiste irakien, est annoncée la création de l’« Organisation d’Al-Qâ‘ida au
pays des deux fleuves », placée sous les auspices de son « émir » jordanien
Abû Mus‘âb al-Zarqâwî 1, auteur des opérations les plus sanglantes depuis
le début de l’occupation étrangère. En l’espace de quelques mois, Al-Qâ‘ida
devient l’ennemi numéro un des forces de la coalition et l’une des principales
entraves au processus de transition, affichant d’impressionnantes capacités

*Myriam Benraad est chercheuse à l’Institut d’Études Politiques de Paris,


affiliée au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), et analyste
pour l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en
charge du dossier irakien. Elle achève une thèse consacrée à un examen critique
du phénomène identitaire arabe sunnite en Irak sous occupation (2003-2008).
Parmi ses publications récentes figurent : « Du phénomène arabe sunnite irakien :
recompositions sociales, paradoxes identitaires et bouleversements géopolitiques en
Irak occupé », Hérodote (à paraître) ; « Irak : le bourbier de la politique intérieure »,
Alternatives internationales (à paraître) ; « L’Irak dans l’abîme de la guerre civile »,
Politique étrangère, n° 1, printemps 2007.
1. Abû Mus‘âb al-Zarqâwî, qui dirige alors le groupuscule « Al-Tawhîd wa-l-Jihâd »
(Unicité et Jihâd), prête allégeance à l’organisation d’Al-Qâ‘ida conduite par Ben
Laden qui, en retour, le sacre « émir » de sa branche irakienne et appelle toutes les
factions insurgées à lui obéir (enregistrement du 27 décembre 2004). Né en Jordanie
en 1966, et de son vrai nom Ahmad Fadîl al-Nazâl al-Khalâyla, Al-Zarqâwî appartient
à la première génération des « Arabes afghans » et avait dirigé, avant son entrée
sur le territoire irakien, plusieurs groupuscules salafistes-jihâdistes au cours des
années 1990. Pour une biographie exhaustive, voir Loretta Napoleoni, Insurgent
Iraq: Al-Zarqawi and the New Generation, Seven Stories Press, 2005.

Maghreb-Machrek, N° 197, Automne 2008


88 Myriam BENRAAD

de nuisance sur le terrain et une sophistication opérationnelle toujours plus


redoutable. On lui attribue ainsi, entre autres faits de guerre spectaculaires,
l’attaque contre les Nations unies au mois d’août 2003, les attentats meurtriers
des commémorations chiites à Bagdad et Karbala en mars 2004, ou encore
l’explosion contre le mausolée de Samarra au printemps 2006.

Mais la trajectoire de l’organisation jihâdiste est avant tout emblématique


des dynamiques multiples et complexes ayant marqué l’évolution du conflit
irakien depuis 2003, et plus particulièrement celle de l’opposition armée. À
cet égard, la structuration d’Al-Qâ‘ida a profondément muté. Initialement
composée de combattants étrangers, elle s’est progressivement irakisée pour
devenir un phénomène local, contredisant la thèse longtemps véhiculée
d’une violence exogène au pays. Elle s’est en outre fait le reflet, tant au plan
idéologique que stratégique, de la transformation du soulèvement vers une
politisation et une fragmentation croissantes. La proclamation d’un « État
islamique d’Irak » ouvre ainsi, à l’automne 2006, une phase de déchirure du
champ insurrectionnel et de confrontation avec certaines tribus sunnites.

Fondé sur une analyse régulière et minutieuse de la production écrite


de l’organisation au cours des cinq dernières années, et s’appuyant sur une
série d’enquêtes de terrain conduites au Moyen-Orient auprès d’acteurs clés
du soulèvement, cet article entend mettre en lumière, pour la première fois,
les origines et aspects de la profonde métamorphose d’Al-Qâ‘ida en Irak.
Il s’agira plus précisément de démontrer dans quelle mesure les velléités
hégémoniques de ses membres ont, au terme d’une phase d’incontestable
domination, précipité sa déshérence.

AL-Q‘IDA ENTRE OPPOSITION ARMÉE ET CONQUÊTE DU POUVOIR (2004-


2006)

De la lutte contre l’occupant à la politisation croissante des rangs du


soulèvement
Comprendre la logique sous-tendant la proclamation d’un « État islamique »
d’Irak par Al-Qâ‘ida à l’automne 2006 implique une recontextualisation
préalable des évolutions du conflit irakien issu de la chute de Saddam
Hussein, et des mutations profondes connues par l’insurrection armée
depuis le début de l’occupation. La trajectoire singulière de l’« Organisation
d’Al-Qâ‘ida au pays des deux fleuves » (Tanzhîm Al-Qâ‘ida fî Bilâd al-
Rafidayn) illustre à ce titre le passage progressif d’une lutte articulée autour
de la seule pourchasse de l’occupant vers une logique de politisation accrue.
Certes, dès son implantation en Irak en 2003, la mouvance jihâdiste conduite
par Al-Zarqâwî entend déjà, à terme, enrayer la dynamique institutionnelle
instaurée par la coalition étrangère en lui opposant un projet radicalement
opposé, mais cet horizon reste maintenu à distance au profit de l’entière
priorité accordée au combat armé et au maintien de l’unité entre insurgés.
Ce n’est ainsi véritablement qu’à partir du printemps 2006 que l’agenda
d’Al-Qâ‘ida commence à évoluer vers un registre politique.
De la tentation hégémonique au déclin de l’organisation d'Al-Qâ‘ida en Irak 89

Plusieurs facteurs éclairent cette mutation. Tout d’abord, le processus


« démocratique » souhaité par Washington s’est traduit, en réalité, par
une reconstruction sectaire et une fragmentation extrême de la société
irakienne. Plus grave encore, ce dernier a conduit à une ostracisation des
citoyens arabes sunnites, victimes d’attaques confessionnelles meurtrières
depuis l’attentat contre le mausolée saint de Samarra 2. Associées au
gouvernement de Nûrî al-Malîkî, les milices chiites – Armée du Mahdî,
Brigades Badr – sont accusées par les membres d’Al-Qâ‘ida de mener
une campagne d’élimination systématique des Arabes sunnites, dont la
défense devient ainsi prioritaire aux yeux de la mouvance salafiste. Dans
ce contexte, la dynamique de réconciliation nationale se voit disqualifiée
comme une mesure de façade, uniquement destinée à occulter les crimes
commis par l’occupant et ses affidés.

Mais cette politisation implique surtout la crédibilité même de


l’organisation, après que les élections de décembre 2005 aient avivé de
nombreuses craintes quant à sa popularité réelle. Les appels lancés aux
civils pour qu’ils se tiennent en retrait du scrutin se sont en effet soldés
par un échec, à travers la forte mobilisation des électeurs en milieu
sunnite 3. Les menaces proférées par Al-Zarqâwî ont été largement
ignorées, camouflet vécu comme un affront évident à l’encontre de son
autorité et de ses injonctions. De surcroît, le processus politique formel,
en parvenant à rallier la population, risque, selon les stratèges d’Al-Qâ‘ida
, de provoquer une « extinction » avant l’heure du jihâd, sur un mode
analogue aux événements ayant suivi les accords de Dayton de 1995 en
Bosnie-Herzégovine. Il est ainsi devenu nécessaire de lier au combat une
véritable alternative politique afin d’éviter que le pur rejet de la transition
ne se retourne, à plus longue échéance, contre les mujâhidîn. Deux mois
avant sa mort, Al-Zarqâwî déclare les conditions d’un émirat islamique
en Irak quasiment réunies.

Plusieurs forces politiques sunnites ont, de surcroît, multiplié leurs


critiques à l’égard d’Al-Qâ‘ida , qu’elles accusent publiquement d’alimenter
une violence aveugle en assassinant des innocents. En septembre 2005, le
Comité des oulémas musulmans (Hay‘at ‘Ulamâ’ al-Muslimîn) réputé proche
de la lutte armée mais connu pour sa sensibilité « nationaliste », répond
en ces termes aux menaces proférées par Al-Zarqâwî envers les chiites
irakiens : « [Ils] ne sont pas responsables des péchés du gouvernement,
dominé par une politique flagrante de discrimination sectaire avec la
bénédiction de l’Amérique [...] Nous aimerions rappeler à Abû Mus‘âb al-
Zarqâwî que la foi doit servir à éduquer et lui demandons par conséquent

2. Myriam Benraad, « L’Irak dans l’abîme de la guerre civile », Politique étrangère,


op. cit., pp. 13-26.
3. De nombreux groupuscules insurgés avaient décidé de déposer les armes au
moment des élections de décembre 2005.
90 Myriam BENRAAD

de retirer ses menaces qui portent atteinte à la noble image du jihâd et


dévient de la résistance véritable » 4.
Face à ces reproches, qui plus est par une formation décrite comme
« ingrate » et favorable à la paix avec l’ennemi, Al-Qâ‘ida dénonce une grave
trahison 5. Elle s’en prend aussi au Parti Islamique irakien (Al-Hizb al-Islâmî
al-‘Irâqî), qui, depuis 2004, participe aux instances gouvernementales 6. Le
seul fait que des sunnites irakiens collaborent avec un pouvoir « chiite »,
préférant une paix négociée au détriment de leurs droits et de leur dignité,
est inconcevable pour l’organisation jihâdiste, renforcée dans sa conviction
qu’une option radicalement novatrice doit être offerte aux populations
sunnites. La création de l’« État islamique » constitue en ce sens une réponse
directe aux positions des forces modérées et à leur « traîtrise », Al-Qâ‘ida
visant dès lors à se positionner avec force sur l’échiquier politique.
Du point de vue de l’opposition armée, cette logique de politisation répond
enfin à l’impératif pour les partisans d’Al-Qâ‘ida de restaurer leur domination
au sein des rangs insurgés. La disparition de la figure fédératrice d’Abû
Mus‘âb al-Zarqâwî s’est, de fait, traduite par la mise à jour d’importantes
dissensions et luttes d’influence, appelant la mise en œuvre d’une véritable
stratégie politique.

La proclamation d’un « État islamique d’Irak » (Dawlat al-‘Irâq al-


Islâmiyya)
Le 15 octobre 2006, une « Alliance des purs » (Hilf al-Mutayibin) 7
proclame unilatéralement la création d’un « État islamique d’Irak » (Dawlat
al-‘Irâq al-Islâmiyya), recouvrant les provinces de Bagdad, Al-Anbâr, Diyâla,
Kirkûk, Salâhaddîn, Ninawa, et plusieurs régions des gouvernorats de
Bâbil et Wasît 8. Destinée à restaurer l’« unité » des mujâhidîn et à protéger
les fidèles sunnites, la mise en place de cet État est annoncée comme la

4. « Déclaration relative aux derniers propos d’Abû Mus‘âb al-Zarqâwî » (Bayân


al-muta‘alliq bi-tasrîhât li-Abî Mus‘âb al-Zarqâwî), Comité des oulémas musulmans
d’Irak, n° 157, 15 septembre 2005.
5. Enregistrement d’Al-Qâ‘ida par le dirigeant du comité de la charî‘a, 21
septembre 2005.
6. Enregistrement de la branche médiatique d’Al-Qâ‘ida par Abû Mus‘âb al-
Zarqâwî, 8 juin 2006.
7. Celle alliance regroupe, outre le Conseil des mujâhidîn créé par Al-Zarqâwî au
printemps 2006, plusieurs formations : l’Armée des Conquérants (Jaîch al-Fâtihîn),
l’armée des Compagnons (Jund al-Sahâba), ainsi que les Brigades des Défenseurs
de l’Unicité et de la Tradition sunnite (Katâ’ib Ansâr al-Tawhîd wa al-Sunna) – « Le
Conseil des mujâhidîn annonce la création de l’Alliance des Embaumés (Majlis shûra
al-mujâhidîn fi-l-‘Irâq ya‘lan tâ’sîs hilf al-mutaybîn), 14 octobre 2006.
8. « Le Conseil consultatif des mûjahidîn annonce à l’umma la bonne nouvelle
de la création de l’État islamique d’Irak » (Majlis shûra al-mujâhidîn yabshur al-
ûmma bi-l-i‘lâm ‘an qiyâm dawlat al-‘Irâq al-islâmiyya), octobre 2006. Dans un
enregistrement diffusé durant le même mois, la « Voix du Califat » (Sawt al-Khilâfa),
organe télévisuel d’Al-Qâ‘ida , relaie cette annonce.
De la tentation hégémonique au déclin de l’organisation d'Al-Qâ‘ida en Irak 91

résultante de la Loi fédérale votée par le Parlement irakien et sanctionnant,


de facto, la création d’entités territoriales kurde et chiite indépendantes.
La défense des civils sunnites (ahl al-sunna), marginalisés et bafoués par
l’occupant « mécréant », est désormais une priorité aux yeux de la mouvance
jihâdiste.
Personnage entouré de mystère, Abû ‘Umar al-Baghdâdî, intronisé
« Commandeur des croyants » et qui appelle l’ensemble des sunnites à se
soumettre à son autorité, prend la tête de ce nouvel « État ». Figure influente
de l’opposition armée, celui-ci a dirigé le Conseil consultatif des mujâhidîn
établi par Al-Qâ‘ida au lendemain de la mort d’Abû Mus‘âb al-Zarqâwî et est
issu, comme l’indique son nom, d’une famille hachémite se réclamant d’une
affiliation directe avec le Prophète Mahomet. Al-Baghdâdî aurait rejoint la
mouvance salafiste irakienne dans les années 1980 pour en devenir l’un des
principales chefs de file 9. Chassé par le pouvoir baasiste, il rejoint ensuite
le jihâd afghan où il fait la connaissance de Ben Laden et se rapproche d’Al-
Zarqâwî. Il rentre en Irak en 1991, mais ne rend public son retour qu’en 2004,
participant aux batailles de Fallûja, supervisant la rédaction de fatwas et
orchestrant certaines prises d’otages. Selon toute vraisemblance, sa bravoure
guerrière et son intime connaissance de la charî‘a auraient été à l’origine de
sa nomination à la tête de l’« État islamique ». Al-Baghdâdî a de plus signé
plusieurs textes fameux dans les rangs de la lutte armée – Pourquoi nous
battons-nous et contre qui ? ; La Constitution des apostats – qui témoignent
de sa haine viscérale de l’occupant américain et de ses alliés chiites.
Ironiquement, la partition initiée par l’occupant est accueillie par Al-
Qâ‘ida comme une opportunité historique ayant permis la création de
l’« État islamique » : « Les croisés ont annoncé, par la langue de leur plus
grand criminel, George W. Bush, qu’ils s’opposaient à la partition [...]
Ils ne pensaient pas pourtant que diviser l’Irak aurait pour conséquence
l’apparition d’un État islamique capable de faire vaciller leurs positions, et
serait, de par sa situation géographique unique, un point de départ pour
l’avènement d’une nation islamique » 10.

9. La dynamique de « salafisation » de la jeunesse sunnite irakienne constitue


un important phénomène social au cours des années 1990, mais demeure encore
aujourd’hui peu étudiée, en raison du peu d’informations disponibles et du degré
de fermeture du pays à cette époque.
10. Annonce de l’établissement de l’État islamique d’Irak (I‘lâm ‘an qiyâm dawlat
al-‘Irâq al-islâmiyya), octobre 2006.
92 Myriam BENRAAD

Carte 1 : Implantation géographique de l’État islamique d’Irak à


l’automne 2006

UNE REDÉFINITION DE LA LUTTE, ENTRE CONTINUITÉS ET RUPTURES (2006-


2007)

Traque des forces étrangères et multiplication des représailles


sectaires
Dans la lignée de la stratégie qui avait été esquissée dès l’année 2004, l’État
islamique articule son action autour de deux principaux axes : la poursuite,
en premier lieu, du jihâd contre l’occupant afin de parvenir à son expulsion
définitive de « la terre des deux fleuves » ; la protection, ensuite, des civils
sunnites qui, depuis le début de l’occupation, sont les victimes des exactions
continues des troupes d’occupation et, désormais, des milices chiites.
Dès les premières semaines suivant son annonce, l’« État islamique »
intensifie ainsi ses opérations contre les troupes étrangères, notamment dans
De la tentation hégémonique au déclin de l’organisation d'Al-Qâ‘ida en Irak 93

la province d’Al-Anbâr, son principal sanctuaire 11. À la mi-novembre, ses


membres déclarent qu’il est à présent vain pour l’administration américaine
de s’opposer à l’instauration d’un émirat islamique dans le pays, celui-ci
administrant déjà des régions entières 12. À l’évidence, la détermination d’Al-
Qâ‘ida de venir à bout de l’occupant reste intacte. Le nombre impressionnant
de communiqués détaillés relatant les actions conduites dans les zones sous
son contrôle confirme du reste la permanence de son potentiel face à un
ennemi à bout de souffle 13. C’est dans ce contexte que le rapport Baker-
Hamilton, rendu public en décembre 2006 et assimilé aux accords de Sykes-
Picot 14, est conspué comme une tentative désespérée des États-Unis de
sauver la face en rejetant le poids de leur échec sur la résistance 15.

Lancée au mois de janvier suivant, l’escalade militaire américaine


(surge) est à ton tour raillée telle « un nouveau pas [de l’Amérique] vers la
reconnaissance de sa défaite et sa fuite de l’enfer qu’est devenu l’Irak ». Al-
Baghdâdî promet la mise en œuvre d’un « Plan Dignité » et l’« augmentation
des opérations contre l’occupant et ses serviteurs dans le pays, ce afin que
le moral de l’ennemi ne cesse de s’épuiser » 16. La faculté d’Al-Qâ‘ida à
contourner le dispositif sécuritaire et à investir les espaces laissés vacants
par les troupes de la coalition se révèle à cet égard déroutante, comme en
témoigne un ensemble d’actions de grande ampleur qui font l’objet d’une
propagande nourrie à travers la diffusion de vidéos sophistiquées 17. Plusieurs

11. « Al-Qâ‘ida en Irak se réaffirme dans la province d’Al-Anbâr », Al-Hayât, 10


novembre 2006.
12. « L’‘émirat islamique’ d’Irak promet une ‘victoire imminente’ », Al-Quds al-
‘Arabî, 28 octobre 2006.
13. L’État islamique revendique pour le seul mois de décembre 2006 la liquidation
de près de 670 soldats étrangers et 530 membres des nouvelles forces de police
irakiennes. Voir l’enregistrement : « La moisson des mujâhidîn », janvier 2007. Al-
Furqân publie aussi régulièrement les « rapports » (taqârîr) d’opérations dans les
différentes « wilâyat » de l’État.
14. Signés le 16 mai 1916, les accords de Sykes-Picot sanctionnent le dépeçage
de l’Empire ottoman et la partition du Moyen-Orient en « zones d’influence » entre
les deux puissances coloniales française et britannique.
15. « Réponse de l’État islamique d’Irak au rapport de l’Iraq Study Group »,
9 décembre 2006.
16. Le « Plan Dignité » s’applique aux provinces d’Al-Anbâr, Salâhaddîn, Diyâla,
Kirkûk et Mossûl. Comme l’indique son nom, « Expédition de vengeance pour le
viol de nos sœurs », il se veut une réponse aux exactions commises par les soldats
américains, forces irakiennes et milices chiites contre de jeunes filles sunnites
irakiennes.
17. L’État islamique s’est doté, pour relayer ses actions, d’une fondation
médiatique, Al-Furqân, chargée des productions audio-visuelles, de la diffusion
des communiqués et du combat contre la propagande « croisée ». Voir « Annonce
de la création de la fondation Al-Furqân pour la production médiatique » (Al-i‘lân
‘an inshâ’ mu’assasat al-Furqân li-l-intâj al-i‘lâmî), État islamique d’Irak, 31octobre
2006. Symboliquement, le terme « furqân » renvoie en arabe à la « ligne de séparation
entre le Bien et le Mal ».
94 Myriam BENRAAD

dizaines de bases militaires américaines 18 et quartiers généraux des forces


de sécurité irakiennes sont attaqués, de nombreux avions, hélicoptères et
blindés abattus.
À la traque de l’occupant s’ajoute une perspective ouvertement sectaire,
l’État islamique dirigeant la lutte contre les chiites « collaborateurs », ennemis
aussi redoutables que les forces étrangères. Il se veut à la fois l’étendard,
le sanctuaire protecteur des populations arabes sunnites, le vecteur de
leur unification politique et stratégique face à la domination des chiites et
kurdes promus par les États-Unis aux rênes du pouvoir. Son objectif affiché
consiste ainsi à faire le maximum de victimes au sein des populations chiites
irakiennes, non seulement en guise de représailles mais également pour
pousser les milices à reprendre les hostilités. Cette confrontation provoque
ainsi des centaines de pertes dans les rangs de l’« Armée du Dajjâl » 19,
revendiquées par l’État islamique dans plusieurs de ses communiqués 20.
Des ordres sont donnés pour protéger les fidèles sunnites, leurs mosquées,
et reconquérir par la force les habitations réquisitionnées par les miliciens
« rawâfidh » 21.
Parallèlement, l’année 2007 sanctionne une contagion graduelle des
opérations de l’État islamique aux provinces du Nord, jusqu’alors les plus
épargnées par la violence. Au mois de février, plusieurs attentats ont lieu
dans la ville de Kirkûk 22. À Mossûl, une opération spectaculaire vise les
milices peshmergas : « Encore une fois, les soldats de l’État islamique d’Irak
reviennent frapper le fief des forces peshmergas renégates sur la terre de
Mossûl, afin de tenir la promesse qu’ils ont faite à ces apostats. Ils ont démoli
leur nouveau bâtiment dans le quartier de Tahrîr. Un frère de la Brigade

18. Voir par exemple « Expédition bénie contre la base croisée d'Al-Tarimîyya »,
État islamique d'Irak, février 2007, et la série d'enregistrements « L'enfer des Romains
et des apostats sur la terre des deux fleuves », printemps 2007.
19. Le « Dajjâl » se réfère dans la doctrine sunnite au douzième imam caché –
« Mahdî » pour les chiites – qui doit faire sa réapparition à la nuit des temps. Ce
terme, dérivant de la racine arabe « dajl » signifiant le « mensonge », l’assimile à
un imposteur. Selon le hadith de Nuwas Ibn Sam’an, le Prophète Mahomet aurait
averti les fidèles : « Quiconque entend parler de cet homme, qu’il s’en éloigne »,
Livre des Tourments (n° 2937).
20. Au mois de février 2007, Al-Qâ‘ida revendique la liquidation de plus de 700
miliciens chiites de l’Armée de Muqtada al-Sadr. Voir le communiqué du 6 février
2007.
21. Voir les deux communiqués « Reprise des maisons occupées par les Safavides »
et « Accueil de dizaines de familles sunnites à Tahrîr (Ba‘qûba) », État islamique
d’Irak, 6 février 2007.
22. « Lancement du "Plan Dignité" à Kirkûk », État islamique d'Irak, 3 février
2007.
De la tentation hégémonique au déclin de l’organisation d'Al-Qâ‘ida en Irak 95

des istishhâdiyîn [martyrs] de notre État est sorti avec son camion piégé
afin d’effectuer une opération spectaculaire » 23.

Un « gouvernement islamique » affranchi du processus de transition


formel
Outre la poursuite de la lutte, la création d’un « État islamique » renvoie à
la volonté profonde d’Al-Qâ‘ida d’implanter un projet politique foncièrement
dissocié du processus initié par l’occupant. Celle-ci se traduit concrètement
par la formation d’un « gouvernement » et la création d’institutions supposées
doter les populations arabes sunnites irakiennes d’instances représentatives
et d’une assise politique réelle. Al-Baghdâdî annonce, le 19 avril 2007,
la formation d’un gouvernement provisoire, « première administration
islamique » de l’ère post-baasiste, composée de ministères 24 dont tous les
portefeuilles se répartissent entre les membres de l’Organisation.

Tableau 1 : Composition du « gouvernement » de l’État islamique d’Irak


(septembre 2007)

Nom des responsables, pseudonymes Fonctions


Abû ‘Umar al-Baghdâdî « Émir »

Abû ‘Abd al-Rahman al-Falâhî Premier ministre

Abû Hamza al-Muhâjir, alias Abû Ayyûb al-Masrî Ministre de la guerre

Abû ‘Uthmân al-Tamîmî Ministre des affaires islamiques


Abû Bakr al-Jabbûrî, dit également Muhârib ‘Abd al-
Ministre des relations publiques
Latîf al-Jabbûrî (tué en mai 2007)
Abû ‘Abd al-Jabbâr al-Janâbî Ministre de la sécurité

Abû Muhammâd al-Mashhadânî Ministre de l’information

Abû ‘Abd al-Qâdir al-Issâwî Ministre des martyrs et des prisonniers

Abû Ahmad al-Janâbî Ministre du pétrole

Mustafâ al-‘Arâjî Ministre de l’agriculture et de la pêche

Abû ‘Abdallâh al-Zabâdî Ministre de la santé

Abû Muhammâd Khalîl al-Badria Ministre de l’éducation

23. « Opération spectaculaire à Mossûl », État islamique d'Irak, 8 avril 2007.


D'autres opérations du même type ont été revendiquées dans cette région en 2007 et
depuis le début de l'année 2008. Voir le communiqué « Bilan des victoires militaires
dans le secteur de Mossûl », 24 mai 2008.
24. « La branche médiatique Al-Furqân annonce les membres du Cabinet de
l’État islamique d’Irak », 19 avril 2007.
96 Myriam BENRAAD

En sus des interrogations relatives à l’identité et au parcours de ces


différents « ministres » se pose rapidement celle de la réalité des structures
et institutions que ces derniers sont supposés diriger. En effet, le nouvel État
prend corps dans des zones où le vide étatique, sécuritaire et l’absence de
toute autorité servent indéniablement son projet. Il prend ainsi le contrôle de
régions entières d’Al-Anbâr et de quartiers de la capitale. Plusieurs témoins
rapportent que ses membres auraient commencé par distribuer des tracts
annonçant l’imposition d’un régime islamique avant de faire régner la terreur
parmi les populations 25. L’instauration de cet hégémon politique passe en
outre par l’élimination des représentants du gouvernement officiel irakien
dans les enclaves que l’État islamique place sous sa coupe – citons ici, par
exemple, l’assassinat du Président du Conseil municipal d’Al-A‘zhamiyya
ou celui du vice-premier ministre de Bagdad, Salam al-Zoubaï 26.

Une « étape » médiane précédant la restauration finale du califat


(Khilâfa)
L’horizon d’une restauration du califat n’a jamais cessé de hanter les
idéologues d’Al-Qâ‘ida qui, très tôt, ont ambitionné la refondation d’un
pouvoir islamique en Irak. De par la grandeur de son histoire, liée au
souvenir mythique de l’« âge d’or » abbasside, le pays des deux fleuves est
apparu comme une terre propice au jihâd, mais plus encore comme le lieu
privilégié du rétablissement d’un califat destiné à régner sur l’ensemble des
fidèles musulmans. Au demeurant, en s’autoproclamant « Commandeur des
croyants », Abû ‘Umar al-Baghdâdî confirme explicitement cette visée 27.

L’« État islamique d’Irak » ne serait donc, en définitive, qu’une étape


médiane qui, replacée dans un espace temporel élargi, doit servir un projet
idéologique plus ample, panislamiste en l’espèce. Al-Qâ‘ida entend faire de
l’Irak non pas le siège d’un État de type national, mais régissant au contraire
l’ensemble du monde musulman (dâr al-islâm). Cette prétention apparaît
nettement dans plusieurs communiqués où le nouvel État s’ingère dans
les affaires internes de pays musulmans, émettant des recommandations
et se prononçant sur des thématiques souvent entièrement dissociées du
contexte irakien. Par exemple, en décembre 2006, Al-Baghdâdî félicite les
talibans pour leurs victoires en Afghanistan et loue des jugements rendus

25. De violentes opérations de réquisition d’habitations chrétiennes ont lieu tout


au long du mois de juillet 2007 dans le quartier d’Al-Dura, Bagdad. Voir Naji Zaineb,
« Baghdad Militants’ Reign of Terror, Many of the capital’s residential neighbourhoods
are in the grip of Muslim extremists », ICR, n° 192, septembre 2006.
26. « Élimination du président du conseil municipal de la zone d'Al-A% zhamiyya »
(Ightiyâl ra'ys al-majlis al-baladî li-mantiqa al-A zhamiyya), État islamique d'Irak,
19 mars 2007 ; « Attaque contre le vice-premier ministre apostat à Bagdad », État
islamique d'Irak, 23 mars 2007.
27. Dans une déclaration, Al-Muhâjir en réaffirme la dimension fondamentale :
« Nous annonçons la fin d’une étape du jihâd et le commencement d’une nouvelle
qui inaugurera le califat islamique et restituera à l’islâm sa grandeur ».
De la tentation hégémonique au déclin de l’organisation d'Al-Qâ‘ida en Irak 97

par des tribunaux islamiques somaliens 28. Il se prononce en outre sur la


question proche-orientale en se référant de façon récurrente à la Palestine
occupée 29.

UNE QUÊTE D’HÉGÉMON PORTEUR DE LA DÉSHÉRENCE D’AL-Q‘IDA (2007-


2008)

Entre scepticisme de la coalition américaine et ambivalence de


l’« irakisation »

Dès le jour de sa création, l’État islamique attise la suspicion des forces


de la coalition américaine et de nombreux observateurs qui s’interrogent sur
sa matérialité. Certains experts considèrent de fait le Conseil consultatif des
mujâhidîn comme une simple « fiction », « une organisation de façade » qui
prétend conférer le jihâd aux Irakiens, mais demeure dans les faits contrôlée
par des étrangers. Al-Baghdâdî est ainsi décrit comme un « pantin » adoubé
par Al-Zarqâwî dans le seul but de renforcer l’illusion du caractère « local »
de la résistance armée 30. En juillet 2007, le commandement militaire
américain organise une conférence de presse lors de laquelle l’État islamique
est ridiculisé comme n’étant rien de plus qu’une organisation virtuelle et
fabulée par les idéologues d’Al-Qâ‘ida . Selon le général de brigade Bergner,
porte-parole de la Force Multinationale (FMN) en Irak, le jihâdiste Abû
Hamza al-Muhâjir aurait fabriqué de toutes pièces la personnalité politique
fictive d’Al-Baghdâdî et l’« irakisation » de l’organisation d’Al-Qâ‘ida ne
serait, in fine, qu’un vaste leurre 31.

Certes, la composition d’Al-Qâ‘ida et le rôle de ses membres « irakiens »


continuent alors de soulever de nombreux doutes. Si certaines analyses
démontrent une « irakisation » de la mouvance jihâdiste dès l’année 2005,
il apparaît simultanément que les combattants étrangers qui ont afflué très
tôt vers l’Irak des pays voisins – Jordanie, Syrie, Liban, Arabie Saoudite,
Maghreb – jouent toujours un rôle fondamental dans nombre d’opérations.
80 à 90 % des attentats suicides exécutés en Irak en 2007 portent ainsi
la marque de jihâdistes étrangers liés à Al-Qâ‘ida . Cette hypothèse est
confortée par la suite à travers une vidéo de la branche médiatique Al-

28. Voir le communiqué du 9 décembre 2006.


29. « Nous combattons en Irak les yeux fixés sur Jérusalem (Al-Quds) », État
islamique d’Irak, 4 février 2007.
30. John F. Burns et Filkins Dexter, « A Jihadist Web Site Says Zarqawi’s Group
in Iraq Has a New Leader in Place », New York Times, 13 juin 2006.
31. Conférence de presse du général Kevin Bergner, porte-parole de la Force
Multinationale en Irak, 11 juillet 2007. Le ministre irakien de la Défense, Muhammad
al-‘Askarî, réfute d’emblée cette hypothèse et soutient pour sa part qu’ Abû ‘Umar
al-Baghdâdî est une figure bien réelle. Voir Tina Susman, « U.S. says Iraqi militant
nonexistent », Los Angeles Times, 19 juillet 2007.
98 Myriam BENRAAD

Furqân rendant hommage à des martyrs saoudiens 32. De toute évidence, une
ambiguïté persiste, Al-Qâ‘ida apparaissant tiraillée entre la mise en avant
volontariste d’une façade proprement irakienne et un besoin manifeste de
recourir au zèle de nouveaux suppléants étrangers 33.

De l’émergence de dissensions à la fissuration du champ insurrectionnel


sunnite
Il importe tout d’abord de souligner que la proclamation d’un « État
islamique » par Al-Qâ‘ida est intervenue sans la consultation d’aucune
institution religieuse reconnue dans le monde musulman et que l’organisation
a ainsi prêté allégeance à un « Commandeur » dont l’autorité, supposée
s’étendre à tous les sunnites d’Irak et plus largement tous les musulmans, fait
l’objet d’une vive controverse. En effet, de quelle légitimité Al-Baghdâdî se
targue-t-il ?

Mais outre le débat relatif aux qualifications religieuses de ce dernier,


la création de l’État islamique provoque surtout l’opposition immédiate
des forces politiques sunnites et factions de la lutte armée nationaliste qui
dénoncent une partition de fait du pays 34.

Par son annonce, Al-Qâ‘ida place en effet les factions insurgées face à
un dilemme : se ranger sous sa tutelle ou récuser le projet d’État islamique
au risque de faire figure d’ennemies de l’unité et de la protection des civils
sunnites. Du reste, l’établissement de cet État est incontestablement perçu
comme un coup de main de l’organisation jihâdiste pour s’arroger un
monopole politico-stratégique total, ambition ne tardant toutefois pas à
semer les germes de la discorde.

Les velléités hégémoniques d’Al-Qâ‘ida et son agenda « panislamiste »


constituent en effet le point de départ de violentes dissensions avec les autres
groupes de la résistance armée, qui reprochent à l’État islamique de nourrir
des objectifs trop larges et de se détourner du caractère prioritairement
national de la lutte. Au printemps 2007, ce clivage s’exacerbe à travers la
campagne de dénigrement qu’engage Al-Qâ‘ida à l’encontre des combattants
qui refusent de lui prêter allégeance. Des tracts sont distribués dans différents

32. Voir « Les Chevaliers du Martyre », Al-Furqân, mars 2007. Sur l’implication des
jihâdistes saoudiens, se référer aux travaux de Thomas Hegghammer, « Combattants
saoudiens en Irak », Cultures & Conflits, n° 64, 2007.
33. Dans un entretien diffusé sur la Toile, un membre palestinien de l’État
islamique d’Irak s’adresse au monde arabo-musulman et souligne que le « besoin le
plus pressant [d’Al-Qâ‘ida en Irak] est celui de martyrs supplémentaires ». Entretien
avec Abû Adam al-Maqdisi, Paltalk Online, 27 avril 2007.
34. Un influent dignitaire du Comité des oulémas qualifie l’État islamique de
« haute trahison » envers l’unité territoriale. Le conflit entre Al-Qâ‘ida et la mouvance
nationaliste sunnite ne fait ensuite que s’exacerber au fil des mois. Voir à ce sujet
l’entretien avec le docteur Al-Râwî, Al-Jazeera, 15 octobre 2006.
De la tentation hégémonique au déclin de l’organisation d'Al-Qâ‘ida en Irak 99

quartiers sunnites de Bagdad et taxent plusieurs formations insurgées


d’avoir trahi la résistance 35.

Dans un enregistrement diffusé sur la Toile au mois de mars, Abû ‘Umar


al-Baghdâdî réaffirme ses ambitions et prétend que les autres groupes armés
ne sont pas en mesure d’assumer seuls la tâche de chasser l’occupant sans
son soutien 36. Il vise ici plus spécifiquement l’Armée islamique d’Irak qui,
depuis son apparition en 2003, s’est imposée comme l’une des formations
insurgées les plus actives. L’Armée islamique s’est habilement dissociée des
positions irrédentistes d’Al-Qâ‘ida , qualifiant ses pratiques d’« illégales » à
plusieurs reprises, accusant Al-Muhâjir et ses associés d’avoir menacé de
tuer ses membres « s’ils refusaient de se placer sous leur bannière » 37, et
enfin d’avoir commis de graves erreurs « relatives à la mésinterprétation
de la jurisprudence, de l’origine de la foi, et au non-respect du sang
musulman » 38. Ce conflit ouvert entre les deux formations engendre
d’importants remous dans les cercles jihâdistes où l’Armée islamique jouit
d’une forte popularité 39. De plus, le fait que des insurgés sunnites taxent
Al-Qâ‘ida de « guerre fratricide » remet fondamentalement en question
l’unité naguère déclarée 40.

« Réveil » tribal (Sahwa) et « escalade » militaire : l’impasse stratégique


d’Al-Qâ‘ida

Tandis que les clivages fissurent les rangs de l’opposition armée, un second
phénomène se fait jour, en réaction cette fois aux exactions attribuées à
Al-Qâ‘ida . En septembre 2006, le cheikh ‘Abd al-Sattâr Abû Rîcha, issu du
clan Doulaîmî de Ramâdî et petit-fils d’un des dirigeants de la Révolution
de 1920 (Thawrat al-‘Ichrîn), réunit, après l’assassinat de plusieurs de ses
proches, les chefs tribaux d’Al-Anbâr et décide d’entrer en résistance contre
l’organisation jihâdiste, fût-ce par une alliance circonstancielle avec les
forces étrangères. Le premier « Conseil du Réveil » voit ainsi le jour dans
une province qui incarnait, depuis la chute de Bagdad, le principal fief

35. « Importante annonce relative à ce qui a été publié au sujet de nos brigades
à Al-Amîriyya », 10 janvier 2007.
36. « La branche médiatique Al-Furqân présente un enregistrement du
‘Commandeur des croyants’ (Amîr al-mu‘minîn) Abû ‘Umar al-Baghdâdî : ‘Je connais
mon Seigneur’ », 13 mars 2007.
37. « Réponse de l’Armée islamique d’Irak aux messages d’Abû ‘Umar al-
Baghdâdî », 5 avril 2007.
38. Ces accusations semblent confirmer les craintes parmi les partisans du jihâd
irakien que l’organisation d’Al-Qâ‘ida se soit transformée en un groupe de « takfirîn »
(excommunicateurs) s’adonnant au meurtre gratuit de fidèles musulmans.
39. On peut citer à titre d’exemple la vidéo « Sniper à Bagdad », très populaire
dans l’ensemble des milieux jihâdistes.
40. Ces dissensions opposent aussi l’État islamique aux Brigades de la Révolution
1920 (Katâ’ib Thawrat al-‘Ichrîn) et au Hamas d’Irak (Hamâs al-‘Irâq), milice sunnite
ayant fait son apparition au mois de mars 2007.
100 Myriam BENRAAD

de la résistance armée, et au moment où est lancée par l’administration


américaine la campagne d’« escalade » militaire 41.

L’État islamique dénonce aussitôt le « plan fourbe » d’une Amérique


qui fait appel à des « agents » sunnites pour la sauver de son naufrage,
et associe les Conseils du Réveil à des tribus « apostates », « poignardant
dans le dos le jihâd sur la terre des deux fleuves » 42. S’engage alors une
confrontation virulente au cours de l’année 2007, Al-Qâ‘ida lançant une
campagne systématique de liquidation des figures de la mouvance tribale. Le
13 septembre 2007, au premier jour du mois de Ramadhan, l’État islamique
annonce le meurtre du « mécréant » Abû Rîcha et promet d’« éliminer
les chefs collaborateurs qui ont sali l’image des tribus nobles et pures en
s’alliant aux soldats croisés » 43. Durant les mois qui suivent, plusieurs
personnalités de la Sahwa seront effectivement assassinées – Mu‘awiyya
al-Jabbâra (Salâhaddîn), Sa‘ad Hammûdî (Bagdad), etc. 44

Les Conseils du Réveil se multiplient cependant très vite à travers le pays


et parviennent à reprendre à l’État islamique les régions où celui-ci avait
imposé sa loi et ses excès – attentats contre les civils, imposition d’un mode
de vie islamique, racket, détournements 45. À la surprise de tous, la stratégie
tribale se révèle d’une extrême efficacité, permettant la pacification du
gouvernorat d’Al-Anbâr, auparavant réputé imprenable, et d’autres provinces
du pays. D’importants progrès sécuritaires sont également réalisés à Bagdad,
contraignant les partisans de l’État islamique à se replier au cœur des régions
septentrionales (Diyâla, Salâhaddîn, Ninawa, Tamîm), où se concentre
désormais la majeure partie des opérations jihâdistes.

CONCLUSION
De la prééminence au déclin : en ces termes pourrait se résumer la
trajectoire singulière d’Al-Qâ‘ida en Irak au cours des cinq dernières années.
Plusieurs raisons ont, à ce titre, précipité sa déshérence. D’une part, l’extrême
violence de ses actions, qui ont coûté la vie à des milliers de civils irakiens, a
fini par lui aliéner structurellement la population. D’autre part, son agenda

41. Le 10 janvier 2007, le président américain George W. Bush annonce le


lancement d’une nouvelle stratégie politique et militaire en Irak (surge) destinée à
juguler les niveaux de violence et à ramener la sécurité à Bagdad. Ce revirement voit
une augmentation du nombre des effectifs militaires déployés sur le terrain.
42. « Les soldats de l’État font l’annonce à l’umma de victoires rugissantes au
sud de Bagdad », 26 novembre 2007.
43. « Exécution d’‘Abd al-Sattâr Abû Rîcha dans une opération héroïque »
(Qadhâ’ ‘ala ‘Abd al-Sattâr Abû Rîcha fî ‘amaliyya butûliyya), État islamique d’Irak,
15 septembre 2007.
44. Voir les communiqués relatifs aux assassinats de plusieurs personnalités
tribales au cours des deux dernières années.
45. L’extrême violence des opérations conduites par Al-Qâ‘ida depuis le début
de l’occupation – attentats, décapitations, etc. – lui a aliéné progressivement de
nombreuses populations locales.
De la tentation hégémonique au déclin de l’organisation d'Al-Qâ‘ida en Irak 101

idéologique global s’est heurté à la sensibilité nationaliste de nombreux


protagonistes (forces politiques sunnites, franges de l’insurrection, chefs
de tribus). Matérialisée par la proclamation d’un « État islamique d’Irak »
en 2006, l’ambition démesurée des dirigeants d’Al-Qâ‘ida semble les avoir
conduits, au fil du temps, à leur propre perte. Ce double échec idéologique et
stratégique ne signifie pour autant ni la disparition d’Al-Qâ‘ida du paysage
irakien, ni, plus largement, une quelconque extinction de l’insurrection, qui
continue quotidiennement de revendiquer ses actions. Ainsi, durant l’été
2008, était lancée à Diyâla une vaste offensive militaire destinée à éradiquer
l’un des derniers bastions jihâdistes du pays 46.
En toile de fond de ces mutations se pose plus profondément la question de
l’intégration possible ou non du soulèvement armé au processus politique 47.
Le morcellement du paysage insurrectionnel, les positions peu pragmatiques
de ses dirigeants, voire l’irrédentisme de certains groupuscules à l’instar de
l’État islamique d’Irak, laissent peu à cet égard d’espoir quant à de possibles
négociations ou une acceptation finale de la dynamique politique mise en
œuvre par l’occupant.
Enfin, de nombreuses incertitudes subsistent autour du désormais
fameux « Réveil » tribal, dont on craint que les membres se retournent à
tout moment contre leur partenaire américain. La réussite de l’« escalade »
militaire (surge) et les avancées sécuritaires réalisées dans le pays au cours
des deux dernières années doivent en ce sens être envisagées avec la plus
grande prudence, au même titre que la « repentance » supposée d’anciens
membres d’Al-Qâ‘ida . Vues du terrain, les « macro-rivalités » opposant
ces acteurs multiples dévoilent en effet un éventail de stratégies et réalités
sociologiques très complexes, souvent difficilement lisibles, la dimension
économique de la violence exerçant en outre un rôle prépondérant 48.

46. Annoncée à la fin du mois de juillet 2008, l’opération américaine « Heureux


présages » (Omens of Prosperity) est la dernière d’une série d’offensives militaires
conduites dans la province de Diyâla contre les membres d’Al-Qâ‘ida . Voir Bill
Roggio, « Operation Omens of Prosperity begins in Diyala », The Long War Journal,
29 juillet 2008.
47. Sur ce débat, voir « Iraq After the Surge I: The New Sunni Landscape »,
Middle East Report, n° 74, International Crisis Group, avril 2008.
48. Sur les dimensions multiples de la violence en Irak, voir Myriam Benraad,
« Iraq: Variations of a Plural Civil War », Middle East Online, juin 2007.

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