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B. Groethuysen : "La conception de l'Etat chez Hegel et la philosophie politique en Allemagne", Revue Philosophique 1924.

La conception de l'État chez Hègel


et la philosophie politique en Allemagne

Les penseurs allemands d'aujourd'hui, en faisant la revision des


idées politiques qui eurent cours sous l'ancien régime, se voient
amenés à remonter jusqu'à Hegel pour en retrouver les origines
philosophiques. Ils s'aperçoivent que ce métaphysicien fut un
grand réaliste, et que les événements politiques qui se sont
produits depuis en Allemagne servent mieux à illustrer ses idées
et à nous en indiquer la vraie portée que ne pourrait le faire tel
commentaire théorique, qui se bornerait à les situer dans l'ensemble
du système métaphysique de Hegel. C'est que le grand philosophe
allemand, tout en s'élevant aux visions de l'universel, ne perdit
jamais de vue, tout au moins dans le domaine de la philosophie
de l'esprit, les données concrètes, et les faits dont il s'inspirait lui
étaient fournis avant tout par ce qui se passait de son temps, par
l'actualité historique, par les événements du jour. Ce métaphysicien,
qui semble d'abord ne voir l'humanité que sub specie œfermMts,
se double d'un grand journaliste, pourrait-on dire, qui de jour en
jour rassemble les nouvelles lui parvenant du monde entier, les
classe, les range dans un ordre méthodique, et finalement en dégage
l'idée qui lui permettra de les rattacher à des principes méta-
physiques. C'est pourquoi, en étudiant les œuvres sociologiques et
politiques de ce métaphysicien journaliste, on aurait tort de s'arrêter
aux idées pures; pour bien comprendre sa pensée, il faudra toujours
rechercher l'équivalent concret de la donnée abstraite, tel phéno-
mène social, telle institution politique, tel personnage représen-
tatif le fonctionnaire prussien, par exemple, ou le bourgeois des
premiers temps de l'événement de la grande industrie.
« S'unir à son temps, ne pas vouloir être quelque chose de meilleur
que son temps, mais représenter au mieux son temps » voilà
B. GROETHUYSEN. – LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL j8i

» 1
comment, vingt ans avant d'avoir donné à sa philosophie du droit
une forme définitive, Hegel formulait son idéal. I! est de son temps,
il suit les événements, et la manière dont il pose les questions lui
est bien dictée par la situation particulière dans laquelle il se
trouve placé; de bonne heure il cherche des solutions au problème
de l'Allemagne, et sa philosophie politique, plus tard, sera une
interprétation métaphysique des principes fondamentaux sur
lesquels repose l'État prussien.
Aussi celui qui étudie aujourd'hui en Allemagne la philosophie
de Hegel croit-il souvent y trouver, moins une interprétation géné-
rale du monde social et politique, qu'une vue synthétique des
principes qu'il reconnaît être ceux qui ont déterminé l'évolution
de la vie collective de son pays; et, pénétrant plus avant dans la
pensée de Hegel, il aura le sentiment d'avoir fait, en approfondis-
sant l'idéologie qui a présidé aux destinées de l'Allemagne, une
sorte d'examen de conscience. Ainsi, rien d'étonnant à ce que,
surtout parmi les jeunes, on rencontre un intérêt de plus en plus
vif pour les idées politiques de Hegel. En peu de temps ont paru
trois livres, qui tous les trois traitent le même problème Rosen-
zweig, Hegel und der Staat, 1920; Friedrich Bülow, Die .Enho:cMun<y
der Hegelschen Sozialphilosophie, 1920; et Herman Heller, Hegel
und der nationale Mac/ïMaa~~ed'an~e, 1921, auxquels on peut
ajouter Friedrich Lenz, Staal und Marxismus. Grundlegung und
Kr!<<' der marxistischen G'eM//sc/:a/~s/e/:7'e,ouvrage qui, pour faire
la critique du marxisme, s'inspire d'idées hégéliennes.
La pensée de Hegel, en matière de sociologie et de politique, est
loin d'être simple; tout en se rapportant à une donnée bien carac-
térisée l'État moderne représenté par le gouvernement de la Prusse,
elle peut être interprétée ou développée de différentes manières,
selon qu'on appuie plus de tel côté ou de tel autre. N'oublions pas
que la donnée qui forme l'équivalent concret de la pensée de Hegel
est constituée par une organisation politique qui seulement alors
commence à prendre vraiment conscience d'elle-même. Dans l'État
prussien, il y aura nécessairement différentes doctrines et plus tard
différents partis politiques. L'idée de Hegel, en face de ces opinions
divergentes, représente pour ainsi dire la substance même de l'État,
le principe sur lequel reposent les diverses manifestations de la
pensée politique. II pourra y avoir le conservatisme prussien, et
d83 REVUEPHILOSOPHIQUE

1RS
les cnnsarvateurs
conservateurs nourfont
pourront s'annuver
s'appuyer sur He~e!
Hegel en tant nqu'il cherche
à expliquer et à justifier ce qui est. A côté d'eux se formera de
bonne heure un groupe libéral, qui citera les paroles du maître
pour prouver que la mission de l'Ëtat de Frédéric le Grand était
de se dégager de tous les préjugés et de tout examiner à la lumière
de la raison; il pourra enfin y avoir des socialistes prussiens, qui
ne sont pas marxistes et qui, en partant de l'idée de l'État telle
que l'avait conçue Hegel, voudront voir se développer ses fonctions,
de manière à lui permettre de régler l'ensemble de la vie économique.
II y aura même des démocrates, qui, opposant à l'idée de l'égalité
des droits celle de l'égalité des devoirs, prétendront ainsi établir
une différence essentielle entre l'idéal allemand et celui de l'occi-
dent. Tous ils ne feront que développer certaines possibilités
qu'impliquait d'une part la théorie politique de Hegel, de l'autre
l'organisation administrative telle qu'elle existait en Prusse, au
temps du philosophe.
La pensée politique de Hegel se prête donc à différentes inter-
prétations. On pourrait même dire qu'en elle-même elle contient
des éléments que la volonté du maître seule aura su concilier. La
dialectique de Hegel ne procède en quelque sorte que par grandes
oppositions. A l'intérieur des données qu'il oppose les unes aux
autres, et qui se combattent, règne par contre la paix, une paix
évidemment instable, mais qui permet à des valeurs hétérogènes
de s'unir dans un même système. Ainsi Hegel se présente avant tout
comme un de ces grands esprits synthétiques, qui, sachant unir
des idées de provenance et de caractère fort différents, pourront
de ce fait exercer une influence décisive sur les esprits les plus
divers. Gardons-nous toutefois de croire que Hegel ait composé
son système selon un plan suivi. Les idées qui finalement se sont
groupées dans un ordre logique sont nées à différentes époques;
avant que l'esprit de Hegel leur ait assigné à chacune sa place
dans l'ensemble de son système, il y a eu pendant longtemps cer-
tains conflits et certaine rivalité entre elles; quelle que fût la puis-
sance synthétique du maître, il n'a pu résumer sa pensée qu'en
sacrifiant certaines tendances, en mutilant telle idée, en abandon-
nant tel rêve qui autrefois avait hanté son esprit, en renonçant à des
aspirations qui d'abord l'avaient poussé à imaginer un Ëtat idéal.
Dans l'oeuvre finale de Hegel, il y a une part de résignation que
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nous cache d'abord la vision de l'ensemble, qui sous forme


logique paraît tout concilier en créant une hiérarchie de valeurs
mais que nous ne saurions plus ignorer, quand, remontant à l'ori-
gine des idées, nous les saisissons dans le premier stade de leur
évolution, où chacune d'elles vivait encore pour ainsi dire de sa
vie propre sans avoir subi les contraintes de l'ordre systématique.
Dans son Histoire de la Jeunesse de Hegel, rééditée récemment
par M. Herman Nohl, avec des fragments inédits, Dilthey est le pre-
mier qui nous ait fait assister à la formation des idées de Hegel.
Ces idées, plus tard, se sont fixées dans l'esprit du philosophe, et
se sont rangées dans un certain ordre de manière à pouvoir rentrer
dans l'ensemble de son système. Rosenzweig, dans l'ouvrage que
nous avons cité plus haut, et d'une manière bien moins complète
M. G. Heller et M. Bülow, nous renseignent plus particulièrement
sur la genèse des idées politiques de Hegel. Leurs recherches dans ce
domaine ne sont pas seulement intéressantes pour le biographe de
Hegel, elles nous permettent encore de mieux apprécier ses idées
sociales et politiques en les rétablissant dans leur valeur initiale,
qu'on pourra confronter avec la signification qu'elles prendront dans
l'ensemble de son système. Nous comprendrons mieux alors com-
ment les idées disparates que le maître avait cru pouvoir dominer
de son puissant génie, reprennent par la suite, chez ses disciples,
en quelque sorte leur indépendance. Le système du philosophe se
présente ainsi bien moins qu'il n'apparaissait d'abord sous les
formes d'un tout bien équilibré et pouvant être ramené à des prin-
cipes certains. La paix qui semble y régner nous apparaîtra plutôt
comme imposée par le dehors. Pour que les aspirations hétérogènes
qui pouvaient aboutir à des considérations d'un ordre différent,
ne puissent s'entrechoquer, les sentiments nés à différentes époques
ont été pour ainsi dire aplanis; et nous constatons que dans le
domaine de la pensée, aussi bien d'ailleurs que dans celui de la
réalité politique l'État prussien, l'ordre qui règne n'exclut pas
certaines incertitudes, et que, la raison humaine qui y est censée
avoir établi son empire souverain n'ayant pas su fixer les idées
diverses de manière à enlever aux esprits toute inquiétude, le moment
pourra arriver où les différents éléments reprenant leur vie indé"
pendante, se dissocieront.
C'est donc aux différentes couches de la pensée de Hegel qu'il
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faut remonter pour bien concevoir son système. Une première


couche est constituée par des idées inspirées de l'antiquité Hegel
est républicain, il adore les Romains. « Dans une république, c'est
pour une idée qu'on vit; dans les monarchies on vit pour le parti-
culier », disait-il alors (cf. Nohl, Hegels theologische
Jugendschri ften,
p. 366), et il' méprise ceux qui cherchent à se créer une existence en
dehors de la patrie, qui s'isolent et attendent leur salut individuel
d'un monde transcendant. Il concevait alors l'État comme étant
l'oeuvre des citoyens, et ceux-ci ne devaient connaître d'autre vie
que celle de la communauté. Tous ils seraient animés du même
esprit, de l'esprit du peuple, qui, vu que les différentes nations sont
de caractère et de mœurs différents, représenterait sous une forme
collective quelque chose d'individuel et de bien caractérisé. Ainsi
Hegel, à la conception antique du peuple, unit une idée plus moderne,
qu'il trouve chez Montesquieu; les deux idées pouvant d'ailleurs
très bien se concilier, comme le prouvent les écrits de Rousseau.
A elles deux, elles formeront l'idée de la Nation, telle
qu'elle se
développera dans les temps modernes.
Hegel fut donc d'abord « romain », en quoi il se distinguait à
peine de ceux qui en France s'élevaient contre le despotisme des
rois. Mais assez vite les idées de Hegel changèrent. Non qu'il ait
bientôt abandonné son ancien idéal, mais cet idéal, tout en conti-
nuant à s'inspirer des conceptions de l'antiquité, devient
pour
ainsi dire moins « populaire ». Le peuple est bien encore une totalité,
« la totalité morale absolue », mais l'esprit qui devait animer tous
les membres de la communauté s'est réfugié dans une classe, dans
la classe des nobles. C'est elle seule qui « réalise l'absolue moralité a,
c'est-à-dire la «vie même de la patrie » (cf. Ch. Andler, Les origines
du socialisme d'État, p. 283 et suiv.). Au-dessous d'elle, il
y a la
classe bourgeoise, dont les membres tendent à s'enrichir et ne sau-
raient ni vivre ni mourir pour la patrie. C'est le bourgeois des temps
modernes qui fait son entrée dans le système de Hegel, et nécessai-
rement modifie quelque peu son caractère. Son État est encore
romain, dans la classe supérieure, la « classe générale », la x classe
absolue », mais, dans les ordres inférieurs, la classe
bourgeoise, et
au-dessous d'elle, la classe paysanne, il ne l'est plus.
Disons toutefois que, quelles que soient les inspirations
d'origine
moderne qu'on puisse relever dans les idées politiques que
Hegel
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développe dans les écrits intitulés Über die wissenschaftlichen


Behandlungsarten des A~fuT-recT:~et System der Sittlichkeit, l'esprit
qui anime l'ensemble n'est guère celui d'un politicien qui voudrait
agir dans ce monde, et donner des conseils à ses contemporains.
Ce n'est pas un réaliste qui prend la parole, c'est un métaphysicien,
adepte de Schelling, qui s'inspire des idées de Platon, et construit
une société sans se soucier de ce qui se passe sous ses yeux. II en
est tout autrement des idées que développe Hegel dans un autre
écrit conçu vers la même date Die Verfassung Deu~scMancfs.
L'essai sur la constitution de l'Allemagne est écrit sous l'impres-
sion des guerres napoléoniennes. « L'Allemagne n'est plus un État »,
commence par établir Hegel. Au fond, depuis longtemps elle
n'était plus qu'un <fÉtat en idée ». Que faut-il faire, se demande
Hegel, pour qu'elle devienne un État réel? Cela l'amène à préciser
ce qu'il faut entendre par État, et la solution qu'il propose a du
moins le mérite de la simplicité. Pour qu'il y ait un État, il faut
qu'une pluralité d'individus se soient réunis pour la défense com-
mune de la totalité de leurs propriétés. Voilà ce qui seul caractérise
l'État. L'État est puissance, puissance militaire. Tous les autres
attributs qu'on pourrait mentionner pour définir les fonctions de
l'État, ne touchent pas à son essence même. Ils peuvent être, ou
ne pas être, sans que l'idée même en soit modifiée.
C'est de l'État moderne, tel que le conçoit Hegel, qu'il est ques-
tion et non plus de ces républiques de l'antiquité, qui autrefois
avaient inspiré les idées politiques du philosophe. Cet État ne
repose plus sur une communauté de sentiments et de mœurs. Les
habitants d'un même pays parleront des langues différentes, leur
degré d'instruction ne sera pas le même, ils ne pratiqueront pas
la même religion, et pourtant ils formeront un État, car, du moment
qu'ils sont attaqués, ils sauront se défendre; c'est la puissance
militaire qui démontre leur unité foncière, quelles que soient les
différences de civilisation, d'esprit et de croyances des sujets.
S'inspirant de cette définition de l'État, Hegel, s'adressant aux
différents corps dont se compose la fédération germanique, les
engage à mettre en commun leurs ressources militaires et finan-
cières pour pouvoir résister à l'ennemi du dehors; ou plutôt, il
attend le salut d'un dictateur, qui imposera l'unité aux différentes
parties de l'Allemagne, de manière à ce qu'elle devienne un « État ».
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Les Français du temps de la Révolution avaient voulu former


une Nation. En Allemagne, Hegel invite ses compatriotes à former
un État, ou plutôt à se laisser imposer une forme d'organisation,
fondée, non sur une volonté commune, mais sur une puissance qui
réunirait malgré eux les membres épars de l'ancien Empire pour
leur commune défense. Se trouvant en face d'une Allemagne qui
semble devoir perdre pour toujours son indépendance politique,
il veut aller au plus pressé, et renonce au rêve d'un État parfait.
Mais aussi, comment espérer faire des Allemands de son temps,
n'ayant chacun en vue que des intérêts particuliers, divisés entre
eux par mille traditions différentes, des « Romains », des patriotes?
Voilà le point de vue du politicien. Il tient compte des faits, et ne
mêle pas des idées spéculatives à la pratique.
M. Mayer-Moreau, dans un livre intitulé « la philosophie sociale
de Hegel » (Hegels Sozialphilosophie 1910), et Friedrich Bülow, dans
l'ouvrage cité plus haut, ont bien fait ressortir la différence essen-
tielle des deux conceptions de Hegel celle qui s'inspire de la Polis
antique, et l'autre, qui tient compte des réalités du jour, et cherche
à définir l'État moderne en l'opposant précisément aux formes poli-
tiques de l'antiquité. « L'idée de l'État, telle que nous la rencontrons
dans les écrits politiques de Hegel de ce temps, est bien différente
de l'idée spéculative de la totalité du peuple; dans ses écrits,
Hegel envisage pour la première fois la réalité de l'État moderne »
(Mayer-Moreau, loc. cil. p. 38 et suiv.). Mais quelle sera alors l'évo-
lution des idées politiques de Hegel? C'est la conception de l'État
qui prévaudra sur celle du peuple; « l'État moderne », grande orga-
nisation administrative et militaire, remplacera l'idée antique de la
communauté des citoyens animés par le même esprit. Hegel réso-
lument s'inspirera des « réalités », et abandonnera la vision peut-
être trop idéale, trop « belle » pour les temps modernes, d'un peuple
de « citoyens », d'un peuple qui représenterait une totalité morale.
Mais avant d'analyser la philosophie politique de Hegel, telle que
nous la retrouvons sous sa forme définitive, dans son cours sur la
philosophie du droit, il faut dire quelques mots sur la période inter-
médiaire, qui sépare les deux époques à travers lesquelles évolue
la pensée sociale du philosophe. Hegel, nous l'avons vu, avait invité
les Allemands à former un État, un véritable Ëtat, fondé unique-
ment sur une organisation militaire et financière. Ce n'est qu'à ce
B. GROETHUYSEN. – LA CONCEP'UON DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL j&7

prix, disait-il, qu'ils pourraient regagner leur indépendance poli-


tique et résister à l'envahisseur. Mais Napoléon ayant été victorieux
et la défaite de l'Allemagne paraissant définitive, Hegel n'insiste
pas. Se plaçant, pour ainsi dire, au delà de l'État, il se tourne vers la
philosophie universelle et la religion, pour chercher en elles ce que
désormais il ne croit pas pouvoir trouver ailleurs. En 1816 encore,
dans sa leçon d'ouverture à l'université de Heidelberg, il semble bien
que ce soient là pour lui de vraies valeurs. Parlant de l'Allemagne,
il lui assigne comme mission d'être la gardienne du « feu sacré » de
la philosophie; « l'esprit universel s'était ainsi servi de la nation
juive en renaissant en elle sous une forme nouvelle, il lui donnait une
mission d'un caractère purement religieux et non politique. « Hegel
conçoit le peuple allemand en dehors de tout État; ce n'est plus pour
lui que le peuple de l'esprit », dit M. Rosenzweig (cf. Rosenzweig,
/oc. cit., t. II, p. 32 et suiv.).
Mais, deux ans après, dans sa leçon d'ouverture à Berlin, le ton
de Hegel a entièrement changé. Plus de séparation entre le domaine
de l'esprit et celui de la politique, entre la pensée universelle et la
réalité actuelle, les deux domaines devant trouver leur union suprême
dans l'État. Cette union, c'est le gouvernement prussien qui la réa-
lisera parfaitement. Hegel reprend donc le cours de ses idées poli-
tiques, là où les événements l'avaient interrompu. « Comme ce fut
le cas pour beaucoup d'autres grands penseurs, le monde objectif
ayant manqué de manifester son plein sens rationnel, il s'était
tourné vers cette raison plus profonde d'un monde considéré comme
un tout, dans ses rapports directs avec l'individu », dit M. Reyburn
(The Ethical Theorg of Hegel. A study o/ the Philosophy of Right,
by Hugh. A. Reyburn, Professor of Logic and Psychology at the
University of Cape Town). Maintenant, il croit avoir trouvé dans
le monde actuel ce qu'il cherchait une interpénétration de l'idée
et de la réalité, effectuée par l'État prussien.
« La réalité de l'État prussien avait ramené le philosophe dans la
voie qu'il avait suivie originairement, » dit M. Rosenzweig (loc. cit.,
t. II, p. 67). L'idée de l'État avait été pour ainsi dire éliminée de la
philosophie de Hegel; maintenant, au contact des réalités, le philo-
sophe la retrouve, et désormais elle sera comme le centre de sa phi-
losophie. Hegel, s'inspirant des conceptions antiques, était parti
de l'idée d'un État idéal; ensuite, sous l'impression des faits qui
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mettaient en danger l'existence politique même de son pays, il


s'était formé une conception de l'État qui, pour mieux convenir aux
« totalité
temps modernes que ne le faisait sa yision d'un peuple
morale », ne pouvait satisfaire aux aspirations du philosophe. Mais
maintenant, après avoir pendant quelque temps renoncé à toute
tentative de comprendre en philosophe la réalité politique, il semble
vouloir établir, pour ainsi dire, une synthèse entre des termes qui
paraissaient s'exclure, l'idée politique telle que la lui avait léguée
l'antiquité, et la réalité politique telle qu'il la voyait apparaître dans
les temps modernes. Ainsi tout paraît être pour le mieux, et on pour-
rait trouver, dans l'évolution de la pensée politique de Hegel, un bel
exemple de la méthode dialectique, telle que la développe le maître,
laquelle procède par thèse et antithèse, pour aboutir à une synthèse
de la
qui unit les deux opposés. Mais, en comparant les deux phases
philosophie politique de Hegel, on se convaincra aisément, je le crois,
que le philosophe, en donnant une forme définitive à ses idées, n'a
pu y faire entrer l'ensemble de ses aspirations, et que par là même on
y rencontre, sous des dehors dogmatiques, je ne sais quoi d'inquiet
et d'incertain qui permettra aux successeurs de Hegel de compléter
sa pensée, de manière fort diverse et souvent opposée.
Hegel, nous l'avons vu, était parti de l'idée du peuple représen-
tant à l'égard des individus la valeur morale absolue. Mais cette
valeur ne se reflète pas également dans tous les membres dont se
compose ce peuple, avait-il cru devoir ajouter plus tard; elle n'est
représentée, sous sa forme absolue, que par un nombre limité de
citoyens, par ceux qui composent le premier État, l'État général
(Cf. Hegel, System der Sittlichkeit. Hegel's Schriften zur Politik und
Rechtsphilosophie, éd. Lasson, p. 475 et suiv.). Cette conception
aristocratique, qui concentre la moralité absolue dans une classe
particulière, nous la retrouvons également dans les écrits que Hegel
publia plus tard. Ce sont maintenant, dans l'État moderne, les
fonctionnaires qui remplissent le rôle autrefois dévolu aux aristo-
crates ils représentent la conscience de l'État. L'État, c'est nous,
pourraient-ils dire à plus juste titre que les rois, qui, en face de cette
bureaucratie, habituée au maniement des affaires publiques, et
agissant toujours par des considérations d'ordre généra!, ne sau-
raient jouer un rôle décisif.
L'État moderne tel que le conçoit Hegel sera donc gouverné par
B. GROETHUYSEN. LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 189

des fonctionnaires viendront ensuite, dans l'ordre hiérarchique, les


bourgeois. La société bourgeoise est une création du monde moderne,
nous dira Hegel. Si l'État antique ne connaissait que des citoyens,
l'État moderne connaîtra d'une part des fonctionnaires, de l'autre
des bourgeois; ou plutôt, s'il y a d'une part l'État, il y a de l'autre
la société bourgeoise, dont la vie est réglée par des lois d'ordre éco-
nomique, qui forment un système indépendant en lui-même. Ce qui
unit les membres de la société bourgeoise entre eux, c'est un ensemble
de besoins mutuels; considéré en lui-même, chacun s'isole et ne con-
sidère les autres que comme moyen pour arriver à ses fins. Ce bour-
geois n'est pas sans morale; mais sa moralité, toute relative, est tou-
jours attachée au droit particulier; il manque de cet esprit général
dont sont animés les fonctionnaires, qui abandonnent leurs intérêts
particuliers, pour ne plus agir qu'en vertu de considérations d'ordre
public.
Hegel a bien compris l'importance du bourgeois dans la société
moderne, et ce bourgeois, il le traite non sans une ironie amère, ainsi
que le constate Bülow dans le livre que nous avons cité. L'esprit
bourgeois lui paraît être à l'opposé de cette attitude héroïque et
désintéressée que dans sa jeunesse il admirait chez les citoyens de
l'antiquité (cf. Bülow, loc. cit., p. 100 et 200). C'est l'individualisme
et le subjectivisme moderne, qui forment une sorte d'atomisme
moral, hostile à toute unité réelle du grand corps politique. Les
différents égoïsmes aboutissent, il est vrai, à un système de mutuelle
dépendance; mais il manque à ce système, qui est purement d'ordre
économique, tous les caractères qui constituent le vrai État, lequel
précisément fait aspirer les individus à une « vie générale », s'inspi-
rant de l'idée qui règle tout.
Il y aura donc d'une part les fonctionnaires, et, de l'autre, les
bourgeois; d'un côté l'État, de l'autre la « société bourgeoise'), sans
qu'il puisse y avoir d'union parfaite; tout au plus pourrait-on dire
qu'une sorte de réconciliation est intervenue dans l'État moderne
entre deux tendances qui d'abord semblaient devoir s'exclure.
L'État antique ne pouvait tolérer dans son sein des personnages
uniquement occupés de leurs intérêts particuliers; l'État moderne
pourra faire droit aux revendications de l'individu. Dans les répu-
bliques antiques, seule la volonté de l'État était comptée pour
quelque chose l'État moderne n'en demande pas tant; il laisse à l'indi-
190 RHVUE PHILOSOPHIQUE

vidu le soin de gérer ses affaires, de s'enrichir d'une façon honnête,


en un mot, d'être bourgeois. C'est précisément par là, déclare main-
tenant Hegel, que l'État moderne l'emporte sur l'antique. L'État
moderne sait faire concorder les buts de l'ensemble et les intérêts
de l'individu; les forces individuelles pourront se développer libre-
ment l'État n'y mettra pas d'entraves inutiles (cf. Hegel, Grund-
linien der Philosophie des .RecMs. Werke, t. VIII, § 266 et suiv.).
Hegel en matière d'économie politique est avant tout un libéral, et,
s'inspirant des idées des économistes anglais, il semble avoir fait sa
paix avec le bourgeois, après avoir estimé pendant longtemps que
l'État et la propriété étaient des idées irréconciliables. Mais, quelle
que soit la solution qu'il ait trouvée pour concilier les deux, il res-
tera toujours que pour lui il n'existe pas de commune mesure entre
la morale publique et celle dont s'inspirent les commerçants et les
industriels (cf. Rosenzweig, loc. cit., t. II, p. 159 et suiv.).
De bonne heure Hegel s'était rendu compte de la grande transfor-
mation sociale qui allait s'accomplir de son temps, et dont il voyait
les causes « en ce que chacun ne se résignait plus à gérer avec ordre
sa propriété et à jouir contemplativement du petit monde qui lui
était soumis » (Cité chez Andler, loc. cil., p. 147. Cf. aussi Dilthey,
jHs'end'~escMcMeHegels, loc. cit., p. 122). II avait prévu l'avènement
de ces riches, qui, jouissant d'une fortune immense, représenteraient
une puissance dans l'État (cf. Hegel, System der Sittlichkeit, loc. cil.,
p. 495 et suiv.). Ce bourgeois décidément est mal à sa place parmi
un peuple qui devait représenter une totalité morale; il n'a pas droit
de cité dans la « Polis » antique. Mais sera-t-il mieux à sa place dans
ff l'Ëtat moderne », tel que Hegel nous le dépeint dans sa philosophie
du droit? Il semblerait que les conditions eussent maintenant entiè-
rement changé, et que le bourgeois pût à présent, de plein droit,
revendiquer une place dans le corps politique, l'État ayant reconnu
la valeur de l'effort individuel et privé. Mais si Hegel, en quelque
sorte, a fait sa paix avec la bourgeoisie moderne, il semble avoir
gardé un certain mépris pour le bourgeois. Les nobles, dans le pre-
mier système de Hegel, vivaient en dehors de cette sphère bourgeoise,
ou régnaient la propriété et le droit privé. Le fonctionnaire, dans
le système moderne, ne s'occupe que des grands intérêts de l'État,
et ne participe pas à la vie économique et bourgeoise. La bourgeoisie
ne formera toujours qu'un second ordre; ses membres passent leur
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vie dans un monde de beaucoup inférieur à celui, presque divin,


dans lequel pensent et agissent ceux qui gouvernent.
Le fonctionnaire représente donc, en face du bourgeois qui veut
s'enrichir, l'État, le principe général, l'idée. Mais quel sera alors le
but de l'État? Son but évidemment ne peut pas se réduire à protéger
la propriété et la liberté personnelle; car alors ce serait somme
toute la bourgeoisie qui en fait gouvernerait, et non le corps des
fonctionnaires, lequel au fond n'existerait que pour assurer la vie
économique. On dit souvent, remarque Hegel, que le but de l'État
consiste à rendre les citoyens heureux, et ceci est vrai dans un certain
sens, ajoute-t-il. Mais cette idée trop simpliste ne saurait guère
satisfaire le philosophe. L'État est son propre objet, son propre but.
Il représente la réalisation de l'idée.
Il faut adorer l'État comme une divinité terrestre, nous dit Hegel.
L'Etat est l'idée divine, telle qu'elle se trouve sur terre. Or, de toute
évidence, l'État, ainsi défini, ne peut être une institution qui aurait
pour seul objet le bonheur des individus. Ce serait mettre l'idée
divine au service des hommes, placer le particulier au-dessus du
général. La destinée des individus, au contraire, sera de mener une
« vie générale »; l'individu sera ce qu'il doit être en tant que
membre de l'État. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut définir le véritable
caractère de l'idée de l'État, par rapport aux individus. Mais l'État
moderne atteint-il vraiment ce but? L'idée de l'État pénètre-t-elle
tous les individus au point d'en faire une union parfaite? C'est ici
que nous semblent commencer les dimcultés que l'on trouve dans
le système politique de Hegel. L'idée de l'État fait naître la classe
des fonctionnaires et trouve en elle sa complète réalisation. Mais,
en pénétrant plus avant ou plus profondément, l'idée de l'État
semble se heurter à un obstacle insurmontable la société bourgeoise,
dont les membres sont dirigés par un ensemble de motifs qui n'ont
rien à voir avec les considérations sublimes que représente la divine
idée de l'État. Et plus bas encore, il y a le peuple, la populace, comme
dit Hegel, qui est notre philosophe l'a reconnu de bonne heure
le produit de l'évolution de la société bourgeoise et des progrès de
l'industrie. L'État moderne se heurte à une masse inorganisée qui
ne s'est pas pénétrée de son esprit, et Hegel le lui reproche. « Depuis
quelque temps, on a toujours organisé d'en haut, et sur ce genre
d'organisation on a concentré tous ses efforts; on a laissé par contre
1>~
192 REVUEPmLOSOPfHQUË

les couches inférieures qui donnent au tout un caractère de masse,


en quelque sorte dans un état inorganique. Pourtant il est de toute
importance que cette masse devienne organique, car ce n'est qu'ainsi
qu'on en fera un élément de puissance et de force, autrement ce
ne sera toujours qu'une foule, qu'un assemblage d'atomes disper-
sés » (Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, loc. cit., § 290).
Hegel propose comme remède, de réunir les différentes professions
en corporations afin de créer par ce moyen un lien entre l'État et la
société bourgeoise (ibid. p. 250 et suiv.). Mais cela ne saurait modifier
les différences fondamentales qui séparent les deux ordres, l'ordre
économique et l'ordre politique. En effet, la société bourgeoise,
quant à ses conditions économiques, qui déterminent sa structure,
ne pourra toujours être qu'un mécanisme; la raison ne peut y péné-
trer, l'État n'ayant pas de prise sur un système où tout est réglé
par des lois d'échange qui pour toujours sont invariables. (C/. à ce
sujet Hans Freier, Bewertung der W~sc/ta~ im philosophischen
Denken des XIXten Jahrhunderfs. Arbeiten /Mr En~tcM~n~psy-
c/:oi'o~M,herausgegeben von Felix .Kru<ye/ 1921, p. 57 et suiv.)
Ainsi l'État moderne, nécessairement, rencontre des limites qu'il
ne saurait dépasser. Que, par respect pour la liberté individuelle,
il renonce à faire usage de sa puissance dans l'ordre économique,
ou que tout simplement il reconnaisse ici un ordre qu'il n'est pas
en sa puissance de régler, peu importe. Il reste que l'idée de l'État
ne saurait animer d'un même esprit le corps politique dans son
ensemble, que l'union de ses membres ne sera toujours qu'impar-
faite, que la vie générale à laquelle serait destiné l'individu, ne
sera jamais le partage que d'un petit nombre de citoyens. Mais
alors, que devient cette divinité terrestre, l'État, expression de la
raison universelle? Ne semble-t-il pas que tout ce que dit Hegel en
l'honneur de l'État moderne cache mal la faiblesse d'une organi-
sation dont la puissance en somme paraît bien limitée? Elle crée
un corps de fonctionnaires, qui sont censés mener une vie conforme
&Ia raison, n'être dirigés que par des motifs d'ordre général, et mettre
au-dessus de tout l'idée au service de laquelle ils pensent et agissent.
Mais ces fonctionnaires ne vivent pas pour eux-mêmes; ils ne suffit
pas que l'idée de l'État dans leur esprit se reflète et les ait
revêtus de la haute mission qui les met au service de la raison
universelle. Ils accomplissent leur devoir, ils maintiennent l'ordre,
B. GROETHUYSEN. LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ
HEGEL 193
ils rendent l'État puissant; mais cet
État, si bien ordonné qu'il
soit, aussi fort que nous puissions l'imaginer, semble être
revêtu
d'une puissance dont il ne peut faire
usage, limité qu'il est au-dedans
par le respect de l'individu, et par les résistances que lui
le système économique; c'est une oppose
grande machine qui en quelque
sorte travaille à vide. Il maintient l'ordre
au-dedans, il sera par-
faitement administré, mais cet État pour ainsi dire n'a
pas d'histoire,
ne se développe pas, faute de
pouvoir s'étendre, et ses fonction-
naires pourraient sembler n'être somme
toute que des bureau-
crates, qui se bornent à remplir consciencieusement leur
et par là même sont censés revêtus de la devoir,
mission quasi-divine de
faire régner, chacun dans son
ressort, la raison universelle. Or tout
cela change, du moment que, ne considérant
plus l'État comme une
organisation isolée, nous l'envisageons dans ses
rapports avec
d'autres États, et que nous
voyons les différents États se faire la
guerre, pour garder leur indépendance et
augmenter leur puissance.
C'est alors que l'effort constant de l'État
pour faire prévaloir la
raison en toutes choses revêt sa vraie
signification; une vie nou-
velle semble animer le
corps politique, et ses fonctionnaires, de
bureaucrates qu'ils étaient, deviendront des héros.
Ce sont les nécessités de la
politique extérieure qui dans le
système politique de Hegel priment toute autre considération. Un
État doit être puissant pour
pouvoir résister aux autres États
il doit être fort pour étendre sa
puissance. Déjà dans son écrit sur
la constitution allemande,
Hegel avait établi que ce qui permettait
de considérer un peuple comme formant un
État, c'était l'union
de ses membres pour la défense commune. U ne
s'agissait d'abord
que d'une organisation militaire pour une guerre défensive, l'État
devant être puissant pour pouvoir se défendre et
garder son indé-
pendance. Mais, de plus en plus, rendre l'État puissant devient un
but en soi, et les États lutteront entre eux
pour mesurer le degré
de leur puissance; ceux qui de ces
guerres sortiront victorieux, par là
même auront prouvé qu'ils sont
qualifiés pour régner dans ce monde,
et pourront se considérer comme investis d'une
mission divine.
« En temps de paix, la vie
bourgeoise s'étend; toutes les diiïé-
rentes sphères dans lesquelles se
joue la vie, prennent un caractère
de constance; les individus à la
longue s'engourdissent; les intérêts
particuliers de plus en plus se fixent et
s'émancipent, la vie géné-
TOMExcvn. 1924.
REVUE PHILOSOPHIQUE

rale s'en retire. Mais la santé du corps politique demande l'unité,


mort de l'organisme
et, quand les parties s'endurcissent, c'est la
des Rechts, § 324 cf. aussi
(Hegel, Grundlinien der Philosophie
P~nomeno~e, éd. Lasson, p. 294 et suiv.). C'est la guerre
c'est elle qui refait l'unité
qui rend la santé au corps politique,
la
de l'État, ou bien plutôt c'est la guerre' seule qui produit
vraie unité, laquelle en temps de paix reste toujours impar-
faite et se voit exposée à être rompue de la part des individus,
de
cantonnés dans leurs intérêts particuliers. C'est en temps
et de la vie individuelle,
guerre que la vanité de la propriété
une réalité,
de phrase sonore à l'usage des prédicateurs, devient
alors que, la vie individuelle appa-
qui pénètre les consciences. C'est
et que
raissant dans tout son néant, l'idée générale triomphe
bien la guerre
l'État se montre dans sa toute-puissance. Et c'est
moderne que semble avoir en vue Hegel, lorsqu'il glorifie la guerre
a donné
tout court. « Le principe qui gouverne le monde moderne
dont se
à la bravoure une forme supérieure, qui fait que la façon
manifeste cette vertu semble revêtir un caractère plus mécanique,
en parti-
et n'apparaît plus comme appartenant à telle personne
du tout. De même,
culier, mais comme se rattachant aux membres
un tout
elle n'est plus dirigée contre les individus, mais contre
hostile en général, ce qui fait que le courage individuel n'apparaît
comme une qualité personnelle. C'est pourquoi ce principe a
plus
de cette
inventé le fusil, et ce n'est pas le hasard de l'invention
bra-
arme qui aurait changé la forme purement personnelle de la
der
voure en quelque chose de plus abstrait » (Hegel, Grundlinien
Philosophie des Rechts, loc. cit., § 328).
se
.Ce n'est donc qu'en temps de guerre que semble pleinement
la divine
réaliser cette vie dans le général et pour le général, que
à
idée de l'État exige, sans pouvoir en temps de paix parvenir
restera toujours
l'imposer aux individus, dont la majeure partie
attachée à ses intérêts particuliers. En temps d? guerre, pourrait-on
devient
dire, l'esprit bourgeois disparaît, le droit de propriété
seule l'entité
illusoire, la vie individuelle ne compte plus pour rien;
État subsiste, luttant contre une autre entité de la même espèce
résorbés par leurs
et, des deux côtés, les individus sont entièrement
le
États respectifs, seule réalité qui existe encore pour assurer
de paix, il sera toujours
triomphe de l'esprit universel. En temps
B. GROETHUYSEN. LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 195

à craindre que les tendances vers


l'indépendance personnelle et le
droit de propriété prennent le dessus, que les individus s'isolent.
que le corps politique ainsi se décompose, et que l'esprit qui anime
l'ensemble « se volatilise ». Mais la guerre, mettant les individus
face à face avec la mort, devenue un fait d'ordre
général, rétablit
la suprématie de l'État.
Cependant la guerre ne peut durer toujours. Un jour ou l'autre
la paix sera conclue, et avec elle renaîtront tous les
dangers que
comportent, pour la primauté de l'idée, les appétits individuels. Si
on en restait à cette conception, il semble bien
que l'histoire ne
nous représenterait jamais qu'une alternance assez monotone
entre un assoupissement de l'idée générale en
temps de paix, et
un réveil du principe de l'État, dans les moments où
l'organisme
politique se voit menacé dans son existence. Ce serait tantôt
l'esprit bourgeois qui tendrait à prévaloir, tantôt l'État, qui repre-
nant le dessus assurerait le triomphe du général sur le
particulier.
Les États devront passer par l'expérience de la
guerre pour que le
principe d'État s'affirme; mais dans leurs luttes incessantes, si
certains d'entre eux, trop faibles, périssent tandis
que d'autres,
mieux constitués, continuent à vivre et
prospèrent, il semble qu'au
fond tout se répète sans que jamais rien de nouveau
n'apparaisse.
U en serait ainsi et il faudrait s'en tenir à cette vision monotone
de l'histoire, s'il n'y avait pas l'esprit universel
qui, à travers les
guerres dans lesquelles se mesurent les différents États, poursuit son
œuvre et crée le mouvement.
Les États, les peuples, les individus ne sont
que les instruments
inconscients de l'esprit universel, qui s'en sert
pour arriver à ses
fins. Il choisit tel peuple ou tel autre,
qui, représentant le nouveau
stade de l'idée, exercera de ce fait un droit souverain et dominera
les autres peuples. Ce peuple élu,
qui, à une époque de l'histoire,
sera le peuple universel, sortira victorieux de toutes les
luttes, et,
tout en croyant poursuivre ses fins particulières, tout en ne voulant
qu'accroître sa propre puissance, il n'aura fait qu'exécuter les
desseins de l'esprit universel.
La vision de l'esprit universel achèvera donc ce
que l'idée de
l'État comme telle avait d'incomplet; mais
que les États, en dehors
des fins qui leur sont propres, servent d'autres fins
qu'ignorent
ceux qui les gouvernent, cela semble plutôt
déplacer la question
196 REVUE PHILOSOPHIQUE

que la résoudre. Tout alors se confond, les hommes et les peuples.


Les États ne paraissent plus que comme des ombres qui se suivent.
Tout paraît se perdre dans de grandes synthèses. Les diiScuItés
n'en
que nous rencontrons dans la conception de l'État chez Hegel
subsistent pas moins, quel que soit le rôle qu'on assigne aux diffé-
rents peuples dans l'histoire universelle, et la synthèse finale ne
dont se
peut nous tromper sur le caractère disparate des éléments
compose sa conception politique.
La philosophie politique de Hegel, telle qu'il l'a développée après
la chute de Napoléon, est bien, à certains égards, un produit de
l'esprit que nous retrouvons partout dans les différents pays euro-
à des
péens, à cette époque. Hegel ne fera pas appel, il est vrai,
traditions lointaines, il ne voudra pas « restaurer » le passé. L'Alle-
comme
magne n'a pas de passé politique; ce qu'on pouvait désigner
tel était mort depuis longtemps, et ne pouvait être invoqué. « Bien
des
aveugles sont ceux qui peuvent croire que des institutions,
constitutions, des lois qui ne sont plus en rapport avec les mœurs,
les besoins, les opinions des hommes et dont l'esprit s'est enfui,
subsistent encore, que des formes auxquelles l'intelligence et le
sentiment ne prennent plus aucun intérêt soient assez puissantes
avait dit,
pour former encore les liens qui unissent un peuple )),
en 1798, Hegel s'adressant à ses compatriotes wurtembergeois
(Hegel, Über die neuesten inneren VerAa/fmsse WH/'«em6e/
Schriften zur PoMt/f und Rechtsphilosophie, éd. Lasson, p. 151).
Et en 1816, s'adressant aux mêmes, il leur dira que, quand on
examine un droit, une constitution, l'âge n'y fait rien (cf. Hegel,
VerAan<H:!n<yen in der Versammlung der Landstânde des Xôn~retc/ts
WH7-Mem&er~ Ibid., p. 199). Il n'y a que ce qui pourra se justifier
devant la raison, ce qui est en harmonie avec l'idée, qui désormais
pourra être reconnu, déclare-t-il dans sa leçon d'ouverture à l'uni-
versité de Berlin.
Mais cette raison, qui pour Hegel doit régler toute chose, a perdu
en quelque sorte sa puissance créatrice, elle enregistre plutôt qu'elle
ne crée, et semble soucieuse de se tracer à elle-même des limites
voulait
qu'elle ne voudra pas dépasser. La raison qui autrefois
transformer le monde s'est, si l'on peut dire, assagie. Le philo-
fran-
sophe avait d'abord salué avec enthousiasme la Révolution
.çaise; le régime de terreur à Paris lui fit changer de vues. Ensuite
B. GROETHUYSEN. – LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 197

grand admirateur de Napoléon, en qui il avait vu


a .+ ~+, ,i.7 nrlY'V'lo~n.f-nn. ,ae t~T.p.lb~ n" r"" ;I o<>.o;+ 'un
il avait été
une personnification de l'esprit universel. Ce n'est qu'après que la
grande entreprise napoléonienne eût échoué, que Hegel donna
une forme définitive à sa philosophie politique. Il nous montrera
alors comment la raison peut assurer le bon fonctionnement d'un
État, comment elle peut créer un ordre administratif assignant aux
individus et aux choses leur place dans l'ensemble du corps poli-
tique, comment elle se reflète dans un corps de fonctionnaires
intègres et fidèles à remplir leurs devoirs. Mais cette raison semble
avoir renoncé aux grandes aspirations d'autrefois, et être incapable
de créer par elle-même un ordre nouveau. Il faudra alors que
l'esprit universel, pour arriver à ses fins, suscite des guerres entre
les peuples, afin qu'ainsi les États et les individus, tout en n'agissant
que pour des objets toujours limités, deviennent les instruments
inconscients de buts plus élevés.
Les Jeunes-Hégéliens et plus tard les théoriciens du socialisme
moderne, tâcheront de délivrer la raison des bornes trop étroites
dans lesquelles l'avait renfermée la philosophie politique de Hegel.
L'esprit universel agissait de son côté, tandis que les fonctionnaires
représentant la raison de l'État en remplissant leur devoir,
ignoraient toujours les fins ultimes auxquelles devaient servir
leurs efforts. L'esprit universel chez les jeunes disciples de Hegel
devient une force consciente l'évolution de l'idée, que les diffé-
rents États ne réalisent que par des luttes constantes, d'une
manière qu'on pourrait dire aveugle, ils cherchent à l'assurer en
se mettant au service de l'idée même, et en travaillant pour l'ordre
nouveau, qui doit remplacer l'ancien dans l'histoire universelle
(Cf. Gustav Mayer. Die Junghegelianer und der preussische Staat,
Historische Zeilschrift. Tome CXXI, 1920). L'esprit universel chez
le maître ne devient conscient de lui-même que dans la pensée du
philosophe; il ne pouvait agir d'une façon consciente; c'est dire
que le philosophe ne pouvait toujours que venir après coup, pour
enregistrer ce qu'il avait reconnu être l'œuvre de l'esprit universel,
et toute prévision, à plus forte raison toute action lui était inter-
dite. (Cf. à ce sujet la remarquable étude de Georg Lukacs
Geschichte und Klassenbewusstsein. Studien über die marxistische
Dialektik, 1922, p. 30 etsuiv., 161 et suiv., Malik Verlag, Berlin.)
Ceux des disciples du maître qui appartiennent à la gauche
08 REVUE l'mLLOSQr'HMUE

hégélienne, chercheront donc à unir l'action et l'idée, le philosophe


et celui qui agit. c Les philosophes, dit Karl Marx, jusqu'ici se sont
bornés à interpréter le monde de différentes manières, il s'agit
maintenant de le transformer. » Pour connaître le sens dans lequel
ce changement devra se faire, la philosophie politique de Hegel,
en vertu même des contradictions qui lui sont inhérentes, contient
certaines indications. Il y a dans la philosophie politique de Hegel,
nous l'avons vu, deux ordres de choses et d'idées, qui ne sauraient
guère former d'union complète, la société bourgeoise et l'État.
Hegel était parti de l'idée du citoyen confondant ses intérêts par-
ticuliers avec ceux de la communauté, du citoyen idéal tel qu'il
croyait le retrouver dans l'antiquité. Ce citoyen ensuite, en passant
par différents stades, devient dans le système politique du philo-
sophe un fonctionnaire, le fonctionnaire prussien. D'autre part,
il découvrit de bonne heure qu'il y avait un type social que l'anti-
quité n'avait pas connu le bourgeois, auquel, comme on le sait,
il assigne une place dans l'Ëtat tel qu'il le conçoit, mais une place
fort au-dessous de celle qu'y occupe le fonctionnaire. Mais ce dualisme
est-il vraiment le dernier mot en politique? On peut essayer de
faire régler ou d'absorber la société par l'État, et par là on aboutit
à un socialisme d'État plus ou moins développé. Ou bien au contraire,
en concevant la « société bourgeoise comme la vraie réalité, et
tout l'échafaudage politique comme secondaire, on est amené à
retourner pour ainsi dire les choses et à rétablir l'unité en sacrifiant
l'État. Hegel, tout en voulant nous faire comprendre le caractère
sublime des attributs dont étaient revêtus ses fonctionnaires,
n'avait jamais bien pu préciser ce qui faisait le vrai objet que
ceux-ci poursuivaient en remplissant fidèlement leur devoir, sauf
à nous dire qu'il agissaient d'une façon inconsciente pour les fins
de l'esprit universel. Ils maintiennent l'ordre et l'unité, il est vrai,
mais la société bourgeoise suivant ses propres lois, qui sont d'ordre
économique, ne semble-t-il pas qu'au fond toutes ces institutions
bureaucratiques ne servent pas à grand chose, ou plutôt que
l'Ëtat représenté, par le corps des fonctionnaires n'existe qu'en
fonction de la « société »? (Cf. à ce sujet Marx-Engels, Die Heilige
Familie, oder Kritik der kritischen Kritik dans Mehring, Aus dem
litterarischen Nachlass von Karl Marx und Fnecfnc/t .En</eb, T. II,
3e éd., 1920, p. 227 et suiv.).
B. GROETHUYSEN. LA CONCEPTtON DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 199

Notons à ce sujet que certains auteurs modernes en Allemagne


ont cru ces temps derniers devoir défendre l'idée de l'État, telle
que nous la retrouvons chez Hegel, contre la conception de la
société qui forme la base même du socialisme de Marx. « Le carac-
tère particulier de la sociologie allemande, par rapport à la science
sociale des autres pays, me semble particulièrement consister dans
le fait que, tandis que partout ailleurs on ne considère l'État que
comme un moyen, ici on sublime l'idée de l'État, au point d'en
faire une fin en soi, et de le représenter comme la réalité de l'idée
morale. » Ainsi s'exprime M. Friedrich Lenz, qui oppose Hegel à
Marx. Marx par contre, en tant que sociologue, se serait inspiré
d'idées anglaises et françaises, et dans sa façon d'envisager la
société devrait être compté plutôt parmi les théoriciens « d'occi-
dent », que parmi ceux qui ont continué les vraies traditions alle-
mandes. M. Heller, lui aussi, croit que la conception de la société
n'est pas une idée allemande. « I! n'y a pas de mot en allemand
qui rende exactement ce que les Anglais appellent Polilical sociely
et les Français société politique. En Angleterre et en France, on con-
sidère l'État comme un moyen pour servir aux fins de la société; le
développement historique en Allemagne a fait en partie qu'on y
considère encore aujourd'hui la société comme servant la puissance
[de l'État] ))(Cf. Heller, loc. cil, p. 66). Heinrich Cunow, enfin, nous
dira que Marx, en voulant abolir l'État, s'est laissé influencer par
les idées politiques et économiques du radicalisme et du libéralisme
anglais et français de la première moitié du xixe siècle. Il voudrait
voir remplacer l'État capitaliste par un État plus développé
État socialiste économique et administratif (Cf. Cunow, Marxsche
Geschichls- Gesellschatls und Staalstheorie, Grundzüge der Marxschen
Soziologie, t. I, 1920, p. 320 et suiv. Cf. aussi Hans Kelsen, S'oz:o-
lismus und Staat. Eine Untersuchung der politischen Theorie des
Marxismus, 1920.)
Si la question des rapports de la philosophie de Hegel et du socia-
lisme a été maintes fois débattue, on a beaucoup moins mis en
évidence l'influence que les idées hégéliennes pouvaient avoir eue
sur le développement du nationalisme en Allemagne. De bonne
heure, nous l'avons vu, Hegel avait conçu une nation comme une
individualité, animée d'un esprit qui déterminerait toutes les mani-
festations de la vie populaire. « L'individualité que développe une
200 REVUE PHILOSOPHIQUE

1 1 1 « '1
nation, est quelque chose de constant », dira-t-il plus tard, et il
conçoit l'esprit d'une nation comme une force à laquelle rien ne sau-
rait résister. « Si l'esprit d'une nation exige quelque chose, aucune
puissance ne saurait la dompter », lit-on dans sa philosophie de
l'histoire (Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte,
éd. Brunstâd, p. 523). Dans sa leçon d'ouverture à l'université de
Berlin, le philosophe se félicite de ce que par le fait de la défaite
napoléonienne, le peuple allemand ait gardé 'sa nationalité, « le
-fondement même de toute vie véritable ». Hegel n'ignorait donc pas
l'importance que peut avoir en politique l'idée nationale. Et pour-
tant je crois que M. Rosenzweig a raison lorsqu'il dit que Hegel
n'a pas intégré l'idée nationale dans l'idéal qu'il se forme de l'Etat
« Si l'idée de l'âme populaire joue-un certain rôle dans la philo-
sophie de l'histoire de Hegel, sa philosophie du droit, par contre,
dit M. Rosenzweig, la néglige. » II en est chez Hegel, dit-il encore,
de l'idée nationale comme il en est de l'idée sociale, Bien qu'il ait
reconnu de bonne heure l'importance que pouvaient avoir ces deux
idées, il n'a pas vu le parti qu'on pourrait en tirer pour former un
système ou un mouvement d'ensemble (cf. Rosenzweig, loc. cit.,
t. II, p. 180 et suiv.; 204, 243 et suiv.; cf. aussi Wilhelm Metzger,
Cese~sc/ta~, ~ecM und ~aaf in der Ethik des deutschen Idealismus,
1917, p. 341 et suiv.).
Pour comprendre le rôle effacé que joue l'idée de nation dans la
philosophie de Hegel, il faut se rappeler d'abord que la Prusse,
qu'il avait prise pour modèle, ne formait pas une nation, mais que
c'était précisément « l'Ëtat » qui devait lui créer l'unité que les
traditions du passé ne lui avaient pas donnée. Adam Müller, contem-
porain de Hegel, écrit en parlant de la monarchie prussienne, que
« la nature l'avait destinée avant tous les autres États européens,
et en premier lieu, à créer par un art véritable et d'une façon con-
sciente cette nationalité que la nature veut lui refuser » (Cité chez
F. Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat, 1908, p. 144).
Hegel aurait peut-être dit plus simplement que la Prusse était
.destinée à former non une nation, mais un État, l'État en soi.
Pour cela il ne faudra pas se tourner vers le passé et rechercher
dans des traditions qui n'ont plus de « vérité », pour savoir ce qu'il
faut faire, mais résolument s'en tenir à ce que dicte la raison. Ainsi
ce qu'il y a d'inconscient dans la formation d'une nation et dans ses
B. &ROETHUYSEN. – LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 20i

aesnnees, et ce qui précisément formait, suivant le mot de l'école


romantique, l'âme du peuple, ne pourra jouer aucun rôle dans la
philosophie politique de Hegel.
Hegel, qui avait toujours loué Montesquieu d'avoir bien
conçu les
rapports qui lient les lois à l'esprit général d'une nation, nous déve-
loppe, dans son système politique, l'idée d'un État dont les institu-
tions ne relèvent guère d'une individualité nationale
avec tout ce
que celle-ci comporterait d'irrationnel, pour autant du moins
qu'on
s'en tienne aux paroles du maître, et
que l'on fasse abstraction des
conditions historiques dans lesquelles s'est
développée sa pensée.
Mais Hegel n'avait-il pas des raisons
particulières pour ne pas trop
insister sur l'idée nationale en décrivant l'État tel
qu'il le concevait?
Esprit du peuple, âme d'une nation, sont des conceptions qui
rappellent trop les idées démocratiques auxquelles
Hegel, depuis la
déception que lui avait causée la Révolution française, n'avait cessé
de se montrer résolument hostile. C'est aussi
pourquoi les fonction-
naires de l'État hégélien, tout dévoués
qu'ils sont à remplir leurs
fonctions, ne seront pas à proprement dire des «
patriotes »,
l'État d'ailleurs se souciant
peu de savoir dans quel sentiment on
fait son devoir; et ce qui en
temps de guerre en fera des soldats
prêts à sacrifier leur vie, ne sera pas un sentiment
patriotique,
l'amour de leur peuple, mais la conscience de devoir servir
l'État
et de sacrifier leurs existences
particulières à ce qui pour eux
représente l'idée générale. L'État chez Hegel est fondé sur les diffé-
rences entre les classes; un patriotisme
guerrier qui s'inspirerait des
idées démocratiques risquerait de renverser le
système politique;
l'idée de nation pourrait prendre le dessus sur celle
de l'État, qui
de ce fait cesserait de représenter une réalité en
soi, indépendante
et se sufïisant à elle-même.
On pourrait donc dire que
Hegel est « étatiste » et non « nationa-
liste ». Les sujets des différentes unités
politiques qui se trouvent
être en état de guerre, sacrifieront leur vie en vertu
de la supré-
matie qu'ils reconnaissent à l'idée
générale, quand ils la comparent
à leurs pauvres existences
particulières et limitées, sans que ces
unités qui s'entre-détruisent représentent
pour eux ce que dans un
langage plus démocratique on appellerait des peuples
ayant chacun
leurs traditions et leur individualité. Mais ici
rappelons ce que
nous avons dit plus haut. Pendant
que les États se combattent,
202 REVUEPHtt.OSOPHmUE
victorieux de
l'esprit universel fait .son œuvre. L'État qui sortira
la lutte aura été l'instrument inconscient dont l'esprit universel
se sert pour arriver à ses fins. Les guerriers des différents États,
en se mettant au service du principe général que représente pour
chacun d'eux l'organisation dont ils font partie, auront agi pour
une cause supérieure à tous les conflits qui divisent les États; ils
auront fait faire un pas en avant à l'idée, qui sera arrivée à un
nouveau stade de son développement. Mais cela n'est-il pas vrai
seulement pour ceux qui auront combattu pour l'État qui sera
sorti victorieux de la lutte, tandis que les autres au contraire,
sans bien entendu s'en rendre compte, se seront opposés au triomphe
de l'idée? Non, pourra dire Hegel, l'esprit universel a voulu que
l'Ëtat qu'il a élu comme instrument rencontrât des résistances,
afin que de cette manière il prît conscience de sa force. Tous, en
servi la cause de
remplissant leur devoir, auront donc également
si ceux qui ont été
l'esprit universel. Mais, peut-on se demander,
vaincus reconnaissaient d'avance que l'État qu'ils combattaient
était destiné à vaincre les autres, à établir sa domination dans ce
monde, voudront-ils se sacrifier pour permettre à l'État victorieux
tentés de se
d'augmenter sa puissance, et ne seront-ils pas plutôt
mettre au service de l'État qui finalement doit l'emporter, croyant
ainsi servir l'avancement de l'idée d'une manière qui serait tout au
moins plus directe? On peut répondre avec Hegel que les individus
ne peuvent connaître les fins que poursuit l'esprit universel, qui
demande que chacun d'eux reste invariablement attaché à son État,
le seul principe général qui
lequel représente pour tout individu
lui soit accessible. Mais cela s'applique-t-il aussi au philosophe qui,
aux
.connaissant les secrets de la dialectique universelle, l'applique
événements du jour?
vis-à-vis
On a souvent reproché à Hegel l'attitude qu'il a observée
et dont il
4e Napoléon, en qui il voyait l'image de l'âme du monde,
saluait les victoires. Le philosophe n'était guère patriote, au moment
fait grief.
où l'Allemagne semblait perdue, et Haym déjà lui en a
Mais on ne s'est pas demandé suffisamment, il me semble, si en agis-
se conformer
sant ainsi Hegel faisait autre chose, somme toute, que
à sa philosophie. En effet, ayant reconnu que c'était Napoléon qui
ce que
à ce moment de l'histoire incorporait l'esprit universel,
avait remportées sur la Prusse venaient
précisément les victoires qu'il
B. GROETHUYSEN. LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 203

de confirmer, Hegel ne se devait-il pas, en tant que philosophe, de


rendre honneur à ce qu'il savait devoir servir l'évolution de l'idée?
Il est vrai que Hegel n'était pas seulement philosophe, qu'il était
encore sujet d'un État particulier, et qu'ayant à se considérer
comme fonctionnaire, il ne devait pas connaître de devoir supérieur
à celui de servir son État. Comment donc concilier en lui le philo-
sophe et le fonctionnaire? Le problème évidemment peut se poser,
et cela nous amène à considérer deux tendances de la pensée hégé-
lienne, qui, selon qu'on insiste davantage sur l'une ou sur l'autre,
conduisent à des conclusions inconciliables.
Le système politique de Hegel prend en effet un caractère tout
différent, selon la place qu'on y assigne au philosophe. Si la philo-
sophie ne peut toujours constater et interpréter que ce qui a été
fait, si « la chouette de Minerve ne commence son vol que lorsque le
jour baisse », le philosophe ne pourra en aucune façon prendre part
à l'action et déterminer la marche des événements. Mais, deman-
deront les disciples de Hegel, en est-il vraiment ainsi? Le philo-
sophe ne peut-il prévoir ce qui arrivera? Hegel avait, dans sa
méthode dialectique, montré comment le présent peut se déduire
du passé. Cette même méthode ne pourrait-elle servir à conclure
du présent à l'avenir? Si on l'admet, on n'aura plus affaire seule-
ment au fonctionnaire remplissant consciencieusement les devoirs
de son état, ou au philosophe se bornant à démontrer le caractère
rationnel de ce qui est, mais on verra se former un esprit révolu-
tionnaire, qui, en vertu de la science qu'il a acquise en se servant
de la méthode dialectique, se croit destiné à prévoir l'avenir et à
travailler pour l'avènement de l'ordre nouveau, dont il aura reconnut
la nécessité logique.
Cela précisément nous conduirait aux idées dont se sont
inspirés
Marx et Lassalle. Mais il pourra y avoir d'autres
esprits, qui, se
préoccupant moins de savoir quel sera le nouveau stade de l'évo-
lution de l'idée, voudront avant tout connaître celui des
États
dont l'esprit universel se servira pour arriver à ses fins et
qui par
conséquent dominera les autres. Supposons d'abord que connaissant
bien l'histoire, et sachant se servir de la méthode de leur
maître,
ils aient reconnu que leur État n'est pas l'État élu. Cet État aurait
en somme rempli ses destinées et, en analysant sa situation
présente,
on y observerait des signes de décadence, etc. Que feront-ils
alors,
20% REVUE PHILOSOPHIQUE

si cet État se trouve en guerre avec un autre, plus fort et plus jeune,
et qui, pour m'exprimer ainsi, porte toutes les marques d'élection?
est
Quoique connaissant d'avance que la cause qu'ils défendent
Mais je
perdue, ils pourront en luttant subir leur sort tragique.
doute que telle solution, qui d'ailleurs ne me paraît pas être dans
l'esprit de Hegel, puisse entièrement satisfaire le philosophe.
de
Quoi qu'il en soit, les citoyens du pays qui sont persuadés
servir à la fois l'idée et leur pays, auront un avantage marqué sur
les autres, en ce qu'ils évitent un conflit toujours pénible, entre
ce qu'en tant que philosophes ils sauront être la vérité et ce qu'en
tant que citoyens ils reconnaîtront être leur devoir. Cela une fois
admis, il me semble que deux conséquences en découlent. Un pays
à confondre
qui s'inspirerait de l'esprit de Hegel aurait tout intérêt
sa cause avec celle de l'esprit universel. Ensuite, la philosophie de
d'un peuple qui
Hegel n'est guère faite pour remonter l'esprit
aurait subi une défaite.
Cela toutefois n'est vrai que si l'on se sert de la méthode dialec-
ce que, nous
tique pour dévoiler les desseins de l'esprit universel,
l'avons vu, Hegel lui-même s'est toujours refusé à faire. Si par
contre on observe la discrétion du maître, il n'y a pas de raison
fidèlement
pour que les citoyens des différents pays ne restent pas
attachés à leurs États respectifs dans les luttes qui les mettent
aux prises, se résignant à ignorer le pourquoi des choses, que
seul l'esprit universel est en droit de connaître. Il faudra seule-
ment que les philosophes les laissent dans cette inconscience, ce
dans la méthode dia-
qui n'est pas facile à concevoir, puisque,
son secret aux
lectique, l'esprit universel a, pour ainsi dire, livré
humains.
Mais revenons à Hegel. Si nous n'avons pas cru voir en Hegel
un nationaliste, on pourrait par contre trouver dans sa philosophie
« II ne peut jamais, dit
politique des éléments d'impérialisme.
seul peuple
Hegel, y avoir à une époque donnée de l'histoire qu'un
mission sublime d'incor-
qui puisse se considérer comme revêtu de la
universel.
porer, sous la forme qu'il revêt actuellement, l'esprit
Contre le droit absolu dont ce peuple est alors revêtu et qui lui
confère la dignité d'être le substratum de la phase présente de
l'esprit universel, les esprits des autres peuples n'ont pas de titre
à faire valoir, et, pas plus que ceux dont le temps est passé, ils ne
B. GROETHUYSEN. LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 20a

comptent dans l'histoire universelle » (Hegel, Grundlinien der


Philosophie des JRecMs,§ 347).
Hegel serait donc à la fois « étatiste » et « impérialiste ». Nous
avons cru devoir dire qu'il n'était pas nationaliste. Peut-être faudra-
t-il maintenant faire des réserves, toutes les fois qu'il s'agira d'un
peuple élu. En effet, le peuple élu, en prenant conscience de lui-même,
nécessairement voudra affirmer son individualité, et, en se compa-
rant aux autres peuples déchus, il ne manquera pas de faire valoir
sa supériorité. En agissant ainsi, il servira précisément les fins de
l'esprit universel. Mais ce nationalisme n'est pour ainsi dire qu'une
suite de l'impérialisme; ce n'est pas le sentiment de la valeur d'une
nation comme telle, mais la conscience d'un peuple qui se sait
revêtu d'une mission universelle; en d'autres termes, le sentiment
national ne se rapportera pas simplement à telle particularité
ethnique que les membres d'une nation voudraient voir conserver,
parce qu'ils sont attachés à leur pays, mais il reposera sur le fait
de se savoir puissant et de pouvoir se considérer comme revêtu
d'un droit supérieur à ceux des autres peuples. C'est dans ce sens
d'ailleurs que « l'esprit du peuple », terme qui dans les conceptions
politiques de Hegel ne semblait pas être bien à sa place, revêt une
signification nouvelle et plus appropriée; l'esprit du peuple, du
peuple élu, coïncide alors avec l'esprit universel et cette coïncidence
lui enlève ce que, réduit aux seules particularités nationales, il
aurait de trop irrationnel et de fortuit.
Mais peut-il y avoir encore des peuples qui, représentant l'esprit
universel sous une face nouvelle, inaugureraient une autre époque
de l'histoire humaine? Hegel, on le sait, divise l'histoire universelle
en quatre grandes époques l'époque orientale, l'époque grecque,
l'époque romaine, et l'époque germaine. Cette dernière, dans
laquelle domine le christianisme, serait pour ainsi dire l'époque
définitive. Quant à savoir s'il est nécessaire, pour que la phase
présente de l'idée s'achève, qu'un peuple établisse sa domination
absolue sur les autres, il ne faut pas oublier que l'époque où Hegel
fit son cours sur la philosophie du droit, était celle de la Restauration.
On était alors fatigué des exploits guerriers, et il me semble peu
probable que Hegel ait vraiment cru devoir conseiller à la Prusse
de recommencer l'aventure de Napoléon. D'autre part, l'époque
germaine, dominée par l'esprit chrétien, devant représenter la
206 REVUE PHILOSOPHmcB

phase finale de l'évolution de l'humanité, on serait enclin à croire


que désormais les peuples, après les luttes qui avaient duré depuis
toujours, pourraient former une sorte de communauté spirituelle,
le monde chrétien d'après Hegel, impliquant la réconciliation des
opposés. Toutefois, en trop s'engageant dans une voie qui nous
induirait à concevoir une sorte d'Église invisible, au sein de laquelle
les différentes nations pourraient mener une vie commune, on
risquerait de s'écarter de la vraie pensée du philosophe. Hegel, dans
toute tentative de ce genre, aurait trouvé une atteinte portée au
principe de l'État. Les individus cesseraient de voir dans leurs États
respectifs la suprême autorité morale. Il faudra donc que les diffé-
rents corps politiques continuent à exister en complète indépendance
l'un à l'égard de l'autre; il faudra aussi, pour empêcher les tendances
individuelles et destructives de prendre le dessus, qu'il y ait des
guerres; et ainsi le monde chrétien ne se distinguera de ceux qui
l'ont précédé, que par le fait qu'il durera toujours, sans que toute-
fois l'humanité y trouve une paix qui puisse durer (cf. à ce sujet
Rosenzweig, loc. cit., t. II, p. 183 et suiv.).
Pour bien juger de la philosophie politique de Hegel, il ne faut
pas, malgré certaines apparences, la considérer comme formant
un système qui relèverait purement et simplement d'une pensée
logique. Les impressions que produisirent dans l'esprit du philo-
sophe les événements du jour y ont leur part, aussi bien que tout
un ensemble de tendances plus ou moins émotives, de sympathies
et d'antipathies qui n'ont rien à voir avec l'idée pure. C'est en
quelque sorte une confession. Hegel toute sa vie a éprouvé une
antipathie marquée, de la haine pourrait-on dire, pour toute forme
d' « atomisme social », pour tout individualisme bourgeois, pour
toute conception de droit individuel qui tendrait à ramener la
société à un concours de volontés particulières, et en même temps
il s'élève contre tout cosmopolitisme humanitaire, qui ne créant
pas de vraie union, confirmerait les individus dans leur isolement.
C'est le général qu'il veut'voir placer avant le particulier; le corps
politique doit avoir la primauté sur les membres dont il se com-
pose, le tout dominer les parties. Mais Hegel a-t-il trouvé ce qu'il
cherchait? L'État moderne qu'il avait voulu interpréter selon ces
principes, se heurte à la « société bourgeoise », qui reste étrangère
à l'idée dont l'État est le représentant; les différents États, tout
B. GROETHUYSEN. – LA CONCEPTION DE L'ÉTAT CHEZ HEGEL 207

en s'inspirant aujourd'hui de l'idée chrétienne, qui devrait les unir


dans le même esprit, continueront à se combattre, et pourtant
l'esprit universel, à en croire Hegel, se serait constitué dans sa
phase définitive. Les résultats auxquels aboutit la philosophie
politique de Hegel, ne paraissent donc pas répondre aux grandes
aspirations que l'on y discerne, et c'est précisément cette disparité
entre les principes et la conclusion, entre l'idée fondamentale et
les réalisations concrètes, qui nous explique comment les succes-
seurs, tout en s'inspirant de la pensée du maître pour achever
l'œuvre, sont allés à la recherche de solutions nouvelles.
B. GROETHUYSEN.

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