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comment, vingt ans avant d'avoir donné à sa philosophie du droit
une forme définitive, Hegel formulait son idéal. I! est de son temps,
il suit les événements, et la manière dont il pose les questions lui
est bien dictée par la situation particulière dans laquelle il se
trouve placé; de bonne heure il cherche des solutions au problème
de l'Allemagne, et sa philosophie politique, plus tard, sera une
interprétation métaphysique des principes fondamentaux sur
lesquels repose l'État prussien.
Aussi celui qui étudie aujourd'hui en Allemagne la philosophie
de Hegel croit-il souvent y trouver, moins une interprétation géné-
rale du monde social et politique, qu'une vue synthétique des
principes qu'il reconnaît être ceux qui ont déterminé l'évolution
de la vie collective de son pays; et, pénétrant plus avant dans la
pensée de Hegel, il aura le sentiment d'avoir fait, en approfondis-
sant l'idéologie qui a présidé aux destinées de l'Allemagne, une
sorte d'examen de conscience. Ainsi, rien d'étonnant à ce que,
surtout parmi les jeunes, on rencontre un intérêt de plus en plus
vif pour les idées politiques de Hegel. En peu de temps ont paru
trois livres, qui tous les trois traitent le même problème Rosen-
zweig, Hegel und der Staat, 1920; Friedrich Bülow, Die .Enho:cMun<y
der Hegelschen Sozialphilosophie, 1920; et Herman Heller, Hegel
und der nationale Mac/ïMaa~~ed'an~e, 1921, auxquels on peut
ajouter Friedrich Lenz, Staal und Marxismus. Grundlegung und
Kr!<<' der marxistischen G'eM//sc/:a/~s/e/:7'e,ouvrage qui, pour faire
la critique du marxisme, s'inspire d'idées hégéliennes.
La pensée de Hegel, en matière de sociologie et de politique, est
loin d'être simple; tout en se rapportant à une donnée bien carac-
térisée l'État moderne représenté par le gouvernement de la Prusse,
elle peut être interprétée ou développée de différentes manières,
selon qu'on appuie plus de tel côté ou de tel autre. N'oublions pas
que la donnée qui forme l'équivalent concret de la pensée de Hegel
est constituée par une organisation politique qui seulement alors
commence à prendre vraiment conscience d'elle-même. Dans l'État
prussien, il y aura nécessairement différentes doctrines et plus tard
différents partis politiques. L'idée de Hegel, en face de ces opinions
divergentes, représente pour ainsi dire la substance même de l'État,
le principe sur lequel reposent les diverses manifestations de la
pensée politique. II pourra y avoir le conservatisme prussien, et
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1RS
les cnnsarvateurs
conservateurs nourfont
pourront s'annuver
s'appuyer sur He~e!
Hegel en tant nqu'il cherche
à expliquer et à justifier ce qui est. A côté d'eux se formera de
bonne heure un groupe libéral, qui citera les paroles du maître
pour prouver que la mission de l'Ëtat de Frédéric le Grand était
de se dégager de tous les préjugés et de tout examiner à la lumière
de la raison; il pourra enfin y avoir des socialistes prussiens, qui
ne sont pas marxistes et qui, en partant de l'idée de l'État telle
que l'avait conçue Hegel, voudront voir se développer ses fonctions,
de manière à lui permettre de régler l'ensemble de la vie économique.
II y aura même des démocrates, qui, opposant à l'idée de l'égalité
des droits celle de l'égalité des devoirs, prétendront ainsi établir
une différence essentielle entre l'idéal allemand et celui de l'occi-
dent. Tous ils ne feront que développer certaines possibilités
qu'impliquait d'une part la théorie politique de Hegel, de l'autre
l'organisation administrative telle qu'elle existait en Prusse, au
temps du philosophe.
La pensée politique de Hegel se prête donc à différentes inter-
prétations. On pourrait même dire qu'en elle-même elle contient
des éléments que la volonté du maître seule aura su concilier. La
dialectique de Hegel ne procède en quelque sorte que par grandes
oppositions. A l'intérieur des données qu'il oppose les unes aux
autres, et qui se combattent, règne par contre la paix, une paix
évidemment instable, mais qui permet à des valeurs hétérogènes
de s'unir dans un même système. Ainsi Hegel se présente avant tout
comme un de ces grands esprits synthétiques, qui, sachant unir
des idées de provenance et de caractère fort différents, pourront
de ce fait exercer une influence décisive sur les esprits les plus
divers. Gardons-nous toutefois de croire que Hegel ait composé
son système selon un plan suivi. Les idées qui finalement se sont
groupées dans un ordre logique sont nées à différentes époques;
avant que l'esprit de Hegel leur ait assigné à chacune sa place
dans l'ensemble de son système, il y a eu pendant longtemps cer-
tains conflits et certaine rivalité entre elles; quelle que fût la puis-
sance synthétique du maître, il n'a pu résumer sa pensée qu'en
sacrifiant certaines tendances, en mutilant telle idée, en abandon-
nant tel rêve qui autrefois avait hanté son esprit, en renonçant à des
aspirations qui d'abord l'avaient poussé à imaginer un Ëtat idéal.
Dans l'oeuvre finale de Hegel, il y a une part de résignation que
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nation, est quelque chose de constant », dira-t-il plus tard, et il
conçoit l'esprit d'une nation comme une force à laquelle rien ne sau-
rait résister. « Si l'esprit d'une nation exige quelque chose, aucune
puissance ne saurait la dompter », lit-on dans sa philosophie de
l'histoire (Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte,
éd. Brunstâd, p. 523). Dans sa leçon d'ouverture à l'université de
Berlin, le philosophe se félicite de ce que par le fait de la défaite
napoléonienne, le peuple allemand ait gardé 'sa nationalité, « le
-fondement même de toute vie véritable ». Hegel n'ignorait donc pas
l'importance que peut avoir en politique l'idée nationale. Et pour-
tant je crois que M. Rosenzweig a raison lorsqu'il dit que Hegel
n'a pas intégré l'idée nationale dans l'idéal qu'il se forme de l'Etat
« Si l'idée de l'âme populaire joue-un certain rôle dans la philo-
sophie de l'histoire de Hegel, sa philosophie du droit, par contre,
dit M. Rosenzweig, la néglige. » II en est chez Hegel, dit-il encore,
de l'idée nationale comme il en est de l'idée sociale, Bien qu'il ait
reconnu de bonne heure l'importance que pouvaient avoir ces deux
idées, il n'a pas vu le parti qu'on pourrait en tirer pour former un
système ou un mouvement d'ensemble (cf. Rosenzweig, loc. cit.,
t. II, p. 180 et suiv.; 204, 243 et suiv.; cf. aussi Wilhelm Metzger,
Cese~sc/ta~, ~ecM und ~aaf in der Ethik des deutschen Idealismus,
1917, p. 341 et suiv.).
Pour comprendre le rôle effacé que joue l'idée de nation dans la
philosophie de Hegel, il faut se rappeler d'abord que la Prusse,
qu'il avait prise pour modèle, ne formait pas une nation, mais que
c'était précisément « l'Ëtat » qui devait lui créer l'unité que les
traditions du passé ne lui avaient pas donnée. Adam Müller, contem-
porain de Hegel, écrit en parlant de la monarchie prussienne, que
« la nature l'avait destinée avant tous les autres États européens,
et en premier lieu, à créer par un art véritable et d'une façon con-
sciente cette nationalité que la nature veut lui refuser » (Cité chez
F. Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat, 1908, p. 144).
Hegel aurait peut-être dit plus simplement que la Prusse était
.destinée à former non une nation, mais un État, l'État en soi.
Pour cela il ne faudra pas se tourner vers le passé et rechercher
dans des traditions qui n'ont plus de « vérité », pour savoir ce qu'il
faut faire, mais résolument s'en tenir à ce que dicte la raison. Ainsi
ce qu'il y a d'inconscient dans la formation d'une nation et dans ses
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si cet État se trouve en guerre avec un autre, plus fort et plus jeune,
et qui, pour m'exprimer ainsi, porte toutes les marques d'élection?
est
Quoique connaissant d'avance que la cause qu'ils défendent
Mais je
perdue, ils pourront en luttant subir leur sort tragique.
doute que telle solution, qui d'ailleurs ne me paraît pas être dans
l'esprit de Hegel, puisse entièrement satisfaire le philosophe.
de
Quoi qu'il en soit, les citoyens du pays qui sont persuadés
servir à la fois l'idée et leur pays, auront un avantage marqué sur
les autres, en ce qu'ils évitent un conflit toujours pénible, entre
ce qu'en tant que philosophes ils sauront être la vérité et ce qu'en
tant que citoyens ils reconnaîtront être leur devoir. Cela une fois
admis, il me semble que deux conséquences en découlent. Un pays
à confondre
qui s'inspirerait de l'esprit de Hegel aurait tout intérêt
sa cause avec celle de l'esprit universel. Ensuite, la philosophie de
d'un peuple qui
Hegel n'est guère faite pour remonter l'esprit
aurait subi une défaite.
Cela toutefois n'est vrai que si l'on se sert de la méthode dialec-
ce que, nous
tique pour dévoiler les desseins de l'esprit universel,
l'avons vu, Hegel lui-même s'est toujours refusé à faire. Si par
contre on observe la discrétion du maître, il n'y a pas de raison
fidèlement
pour que les citoyens des différents pays ne restent pas
attachés à leurs États respectifs dans les luttes qui les mettent
aux prises, se résignant à ignorer le pourquoi des choses, que
seul l'esprit universel est en droit de connaître. Il faudra seule-
ment que les philosophes les laissent dans cette inconscience, ce
dans la méthode dia-
qui n'est pas facile à concevoir, puisque,
son secret aux
lectique, l'esprit universel a, pour ainsi dire, livré
humains.
Mais revenons à Hegel. Si nous n'avons pas cru voir en Hegel
un nationaliste, on pourrait par contre trouver dans sa philosophie
« II ne peut jamais, dit
politique des éléments d'impérialisme.
seul peuple
Hegel, y avoir à une époque donnée de l'histoire qu'un
mission sublime d'incor-
qui puisse se considérer comme revêtu de la
universel.
porer, sous la forme qu'il revêt actuellement, l'esprit
Contre le droit absolu dont ce peuple est alors revêtu et qui lui
confère la dignité d'être le substratum de la phase présente de
l'esprit universel, les esprits des autres peuples n'ont pas de titre
à faire valoir, et, pas plus que ceux dont le temps est passé, ils ne
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