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B. Groethuysen, "Les Jeunes Hégéliens et les origines du socialisme en Allemagne", Revue Philosophique 1923.

Les Jeunes Hégéliens et les origines


du socialisme contemporain en Allemagne

<fNous autres Allemands, nous sommes des Hégéliens, et nous


le serions même, si Hegel n'avait jamais existé, » dit Nietzsche dans
la FrôM'cAe W:~ensc/:a/ Le Hégélianisme représenterait donc bien
tout au moins un des côtés de la mentalité allemande, et nous
pourrions être tentés, en lisant les paroles de Nietzsche, de croire
que l'influence de Hegel, relevant d'un état d'esprit national, ne
s'est jamais démentie en Allemagne. Il n'en est pas moins vrai
que la philosophie de Hegel, tout au moins en tant que système,
après avoir dominé pendant une dizaine d'années, d'une manière
presque absolue, a ensuite subi le sort réservé à tous les systèmes,
c'est-à-dire qu'à partir d'une certaine date, elle n'a plus été que
le fait de certains esprits attardés, fidèles à ses formules plutôt
qu'à son esprit. C'est pendant la période qui s'étend de 1830 à 1840
que presque tous les intellectuels de quelque valeur en Allemagne
furent plus ou moins des Hégéliens. Après 1840, l'influence de la
philosophie de Hegel diminue de plus en plus, et à partir d'une
certaine date, elle ne trouve plus que de rares adeptes. Nous
manquons encore des données nécessaires pour décrire les causes
de la grandeur et de la décadence du hégélianisme, la période
allant de 1830 à 1840, si importante pourtant pour le dévelop-
pement intellectuel de l'Allemagne, étant encore bien mal connue.
Ce ne serait peut-être pas trop s'avancer que de prétendre que,
de toutes les époques de l'histoire allemande de ces derniers
temps, c'est elle qui jusqu'ici a été le moins étudiée. Des noms
comme ceux d'Arnold Ruge, Bruno et Edgar Bauer, Buhl, sont
presque entièrement oubliés. Les historiens de la philosophie les
mentionnent à peine, se bornant à parler des jeunes hégéliens en
général, qu'ils disent être des esprits audacieux et remuants
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sans donner d'autres précisions. Cet oubli tient certainement pour


une grande part à l'évolution politique de l'Empire allemand.
L'histoire après 1848 semblait avoir donné tort aux Jeunes Hégé-
liens, et on ne voyait pas trop l'intérêt qu'il pouvait y avoir à
réveiller le souvenir de penseurs et de politiciens dont l'esprit
n'avait rien de commun avec les tendances qui dominaient la vie
présente. Aujourd'hui que les circonstances ont changé, il semble-
rait au contraire fort naturel d'étudier de plus près un mouvement
qui, si de son temps il n'a pas donné de résultats durables, a certaine-
ment joué un rôle important dans l'évolution des idées modernes
républicaines, socialistes et anarchistes. Aussi serait-il à souhaiter
que les philosophes et les historiens nous donnassent bientôt des
monographies et des ouvrages d'ensemble qui nous fissent con-
naître les Jeunes-Hégéliens. La tâche, il est vrai, ne leur sera pas aisée.
Non seulement il leur faudra s'accommoder d'une terminologie
dont nous n'avons plus guère l'habitude, mais encore ils devront
se livrer à de longues et pénibles recherches dans les bibliothèques
avant de pouvoir réunir les documents qui se trouvent épars dans
un grand nombre de revues et de journaux devenus aujourd'hui fort
rares. Pour les guider dans leurs recherches, ils auront recours aux
travaux de M. David Koigen et de M. Gustav Mayer. M. Koigen
dans un travail fort consciencieux Zur Vorgeschichte des modernen
philosophischen Sozialismus in Deutschland. Zur Geschichte der
Philosophie und Sozialphilosophie des Junghegelianismus (Bcrnev
Studien zur Philosophie und ihrer Geschichte, Bern. 1901), nous
décrit les différentes péripéties de la pensée jeune-hégélienne, tâche
fort ardue, étant donné que les représentants qualifiés du mouve-
ment ont fort souvent changé d'idées ou simplement de formules.
D'autre part, je ne saurais assez recommander la lecture de deux
écrits de M. Gustav Mayer, dont l'un, ayant pour ~titre Die Anfange
des politischen Radikalismus im vormârziichen Deutschland (mit
einem Anhang Unbekanntes von Stirner) se trouve dans la Ze:~c/:7'<t
/ur Politik, t. VI, 1912,' et l'autre intitulé Die Junghegelianer
und der preussische Staat, dans la Hisforische Ze~scTu' t. CXXI,
1930. M. Gustav Mayer analyse le rôle que les Jeunes-Hégéliens ont
joué dans l'évolution des idées politiques en Allemagne. Il nous fait
voir que sous les formules abstraites de ces descendants de Hegel
on retrouve souvent des conceptions bien vivantes reflétant les
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espoirs et les déceptions des générations qui vivaient à la fin du


règne de Frédéric III et sous celui de Frédéric-Guillaume IV.
Enfin on trouvera des renseignements fort utiles dans les préfaces
dont Franz Mehring a fait précéder les écrits de Karl Marx et ceux
de Friedrich Engels parus sous le titre ~lus dem jL:era/sc/!en
A'ac/i/ass von Karl Ma~r, Friedrich Engels und .Ferc~G.'id
Lassalle; t. I, Gesammelte Schriften von Karl Marx und Friedrich
Engels, von Marz 1841 bis Marz 1844, t. II von Juli 1844 bis
November 1847, Stuttgart 1902; ainsi que dans la biographie de
Karl Marx (Franz Mehring; Karl Mary, Geschichte seines Lebens,
3'' éd. Leipzig, 1920), et aussi dans certaines monographies que
nous citerons au cours de notre article, sans oublier les introduc-
tions et les commentaires que M. Charles Andler a ajoutés à son
édition du Ma/u/~e Communiste.
En abordant l'étude du mouvement Jeune-Hégélien, on se
demandera d'abord comment il a pu se faire que la philosophie
de Hegel, qui lui-même s'était toujours montré fort sévère pour les
esprits remuants portés à s'attaquer à l'ordre des choses établi, ait
pu servir de fondement aux idées et aux théories de toute une
génération de jeunes philosophes dont les écrits devaient donner
tant à faire à la censure prussienne; ou plutôt puisqu'à côté des
Jeunes-Hégéliens il y a eu des conservateurs qui eux aussi se récla*
maient de Hegel, on commencera par rechercher comment la phi-
losophie de Hegel a pu donner naissance à deux tendances diamé-
tralement opposées. On connaît la réponse que donne Friedrich
Engels dans l'écrit intitulé Luc/M:<yFeuerbach und der Ausgang der
klassischen dgu/sc/im Philosophie '.<Ceux qui s'attachaient parti-
culièrement au système de Hegel pouvaient se croire autorisés à
rester tant dans le domaine de la religion que dans celui de la phi-
losophie, des conservateurs; ceux par contre qui voyaient l'essentiel
de la philosophie de Hegel dans la méthode dialectique pouvaient,
tant en fait de religion qu'en fait de philosophie, incliner vers
l'opposition la plus extrême. ;) Il y aurait encore d'autres passages à
extraire de l'écrit de Friedrich Engels, comme celui par exemple
où il nous montre que selon la vraie philosophie de Hegel, il ne
peut jamais rien y avoir de définitif et d'absolu, mais je préfère
citer dans cet ordre d'idées les paroles d'un auteur de la même
époque bien moins connu que ne l'est aujourd'hui EngetsrMosesHess'
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La renommée de Moses Hess a beaucoup souffert du jugement


sévère que porte sur lui, sans d'ailleurs le nommer, KartMarx dans
le Manifeste Communiste.. Ce fut, parait-il, un des personnages,
fort nombreux d'ailleurs à l'époque de l'élaboration du socialisme
moderne, dont les facultés de cœur étaient plus développées que celles
de l'intelligence. Il manquait de précision dans les idées et n'aimait
guère les oppositions trop tranchées. Mais c'est aussi la raison pour
laquelle ses écrits sont souvent fort intéressants pour l'historien de
l'époque, en tant qu'ils reflètent les différents mouvements qui
dans ces temps de fermentation ont agité les esprits. Il prend tout à
son compte, pourrait-on dire, agence tant bien que mal les idées et
les sentiments et devient par là même un témoin précieux pour
qui veut connaître toute l'étendue du mouvement; Aussi faut-il
savoir gré à M. Zlocisti de nous avoir donné une biographie de
Moses Hess (Moses Hess. Der VorAamp/er des ~os:a~smHS und
Sionismus, 1812 à 1875. Eine Biographie. Zweite vollkommen nu
bearbeitete Auflage. Berlin, 1921), et d'avoir en même temps
rassemblé certains de ses articles de revues et de journaux, (Moses
Hess. Sozialistische ~H/sabe, 1841 à 1847,
Neuherausgegeben von
Theodor Zlocisti, Berlin 1921).
Voici donc comment en 1841 Moses Hess, dans un article inti-
tulé Ge~nHM/~e Krisis der deutschen Philosophie, s'exprime sur
les rapports des Jeunes-Hégéliens et de leur maître « S'il est vrai
que tout ce que disent les philosophes modernes ne se trouve pas
chez Hegel, et que même parfois ils le contredisent, la philosophie
hégélienne reste toujours le fondement des idées qu'ils développent.
Se plaçant au centre même de la philosophie de Hegel, ils en tirent
les vraies conséquences que Hegel lui-même n'osait
développer.
C'est la conscience humaine qui engendre tout ce que. l'on considère
comme des vérités, et tandis que les vérités se
développent, se
combattent, s'unissent, la conscience reste le seul vrai principe.
Toutes les vérités ne sont que des formes de l'esprit absolu; elles
n'ont rien de définitif; l'esprit en engendre toujours de nouvelles; le
devenir est le seul principe de toute philosophie. Ainsi il n'y a rien
de durable que l'action de l'esprit lui-même, qui se manifestera
sous des formes toujours nouvelles. » En s'inspirant de ce principe,
on pourra aisément tirer des conséquences révolutionnaires de la
philosophie de Hegel. L'esprit devra détruire les formes existantes,
B. GROETHUYSEN. OR)G)i\ES DU SOCIALtSME EN ALLEMAGNE 383

sociales, politiques et autres, qui tendent à l'enchaîner en voulant


le fixer dans ses propres créations; il devra toujours reprendre son
activité, détruisant les idées anciennes et en créant de nouvelles.
Resterait à savoir pourquoi Hegel lui-même n'a pas appuyé
davantage sur le côté critique et négatif de sa philosophie. C'est
qu'il lui importait avant tout démontrer comment les phénomènes
historiques naissent de la raison, tandis que les philosophes modernes
insisteraient plutôt sur ce que ces phénomènes ont de périssable
pour nous montrer que leur durée ne peut toujours être que limitée.
D'autre part, nous dira encore Moses Hess, Hegel n'avait affaire qu'à
la philosophie; il évitait les conflits qui pouvaient le mettre en
opposition avec les réalités, et du moment où sa philosophie tou-
chait à la vie même, il n'osait poursuivre sa pensée jusqu'au bout.
Les philosophes modernes, au contraire, poursuit Hess, recherchent
la vie, l'action. Ils critiquent le passé, et travaillent pour l'avenir.
En effet, Hegel paraît s'être soucié très peu de ce qu'apporteraient
de neuf les siècles à venir. « Pour Hegel, le point culminant et final
du processus universel coïnciderait avec sa propre existence à
Berlin dit Nietzsche, qui se moque un peu du philosophe. Et pour-
tant y eut-il jamais une époque surtout si on l'envisage au
point de vue politique et social qui présentât moins les carac-
tères de quelque chose de définitif que celle pendant laquelle Hegel
achevait son système? Aussi les successeurs de Hegel durent-ils
bientôt se rendre à l'évidence, et porter leurs vues sur les pro-
blèmes de l'avenir. Notons à ce sujet que Hess lui-même s'inspire
des idées de Saint-Simon. Tandis que Hegel ne veut connaître que
ce qui a été et ce qui est, l'attention de Saint-Simon, dit-il, se porte
sur ce qui sera; c'est pourquoi, dans la pensée de Hess, l'un com-
plète l'autre.
Pour les Jeunes-Hégéliens, pourrait-on donc dire, l'histoire con-
tinue, fait que le maître bien entendu n'eût jamais nié, mais dont
il s'était fort peu soucié. Or, en appliquant la méthode dialec-
tique pour deviner l'avenir, ou plutôt en mettant cette méthode en
pratique pour préparer le stade suivant, on en arriva à des conclu-
sions très peu favorables à ceux qui voulaient que les choses restas-
sent en état. Le gouvernement prussien, qui avait d'abord dans une
certaine mesure laissé faire les disciples de Hegel, et leur avait même
prodigué ses faveurs, s'aperçut trop tard que la « dialectique dés
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384 REVUE PHILOSOPHIQUE

qu'on l'appliquait aux réalités du présent, pouvait devenir un art


très dangereux. Notons aussi qu'il ne s'agissait plus des idées
de quelques philosophes isolés, mais d'un mouvement qui semblait
devoir entraîner l'opinion publique. En effet, la dialectique fut
bientôt en quelque sorte à l'ordre du jour, et les termes abstraits de
Hegel entrèrent dans le langage courant. Ce phénomène à première
vue semble assez bizarre, la philosophie de Hegel se présentant sous
des dehors qui pour toujours semblaient devoir rebuter les esprits
profanes; et en effet il est difficile de croire que ces littérateurs et
politiciens qui en toute occasion parlaient de l'absolu, de la raison
universelle, de la dialectique, etc., soient tous allés jusqu'au fond
des idées du philosophe. Aussi voudrait-on connaître les raisons de
leur enthousiasme pour Hegel. La monographie que M. Gustav Mayer
vient de consacrer au jeune Friedrich Engels (Friedrich Engels. Eine
Biographie, t. I. Friedrich Engels in seiner jFruTzze~1820 à 1851,
Berlin 1920), et les écrits du jeune Engels que M. Gustav Mayer
a rassemblés dans un volume séparé (Friedrich Engels. Schriften
der Frühzeit, Gesamme~ und herausgegeben von Gustav Mayer,
Berlin, 1920) nous fournissent des renseignements précieux à ce sujet.
M. Gustav Mayer nous décrit comment Friedrich Engels, venu à
Berlin, assista aux cours de l'Université et fit en même temps partie
de ce groupe libre des « Freien » qui réunissait à cette époque les
esprits les plus avancés. L'ouvrage de M. Mayer n'est pas seulement
du plus haut intérêt pour ceux qui veulent étudier l'évolution poli-
tique et sociale en Prusse avant 1850, mais aussi pour l'historien
de la philosophie moderne. Friedrich Engels, à vrai dire, ne fut
jamais ce qu'on est convenu d'appeler un philosophe; il n'a certai-
nement jamais autant «travaillé » son Hegel que ne le fit son grand
ami, Karl Marx, et il a suivi les cours de l'Université de Berlin plutôt en
amateur. Mais sans peut-être pénétrer jusque dans les derniers secrets
de la doctrine de Hegel, il comprit bien vite ce que l'on pouvait en
tirer de vivant et de révolutionnaire.
Le roi Frédéric-Guillaume IV, pour contrecarrrer l'influence
qu'exerçaient les Hégéliens sur la jeunesse intellectuelle, avait fait
appel au vieux Schelling qui fut nomméprofesseur à l'Université de
Berlin. L'ouverture de son cours fit sensation. Les étudiants ainsi
que les notabilités de Berlin, s'étaient rassemblés pour écouter l'adver-
saire de Hegel. Engels bien entendu prend le parti de ce dernier.
B. GROETHUYSEN. OH)Gt~ES DU SOOAUSME E?) ALLEMAGNE 385

« Ce sera à nous, écrit-il à cette occasion, de continuer ses idées et


de protéger le tombeau du grand maître contre ceux qui oseraient
le profaner. » Nous connaissons, par le témoignage de Engels lui-
même, les idées que Schelling a professées à sa leçon d'ouverture;
elles nous paraissent aujourd'hui bien abstraites, et peu faites pour
agiter un public nombreux. Mais pour Engels, ainsi que pour la
plupart des auditeurs qui assistaient à ce cours, Hegel représente
contre Schelling l'idée du progrès et de la liberté.
Engels fut donc hégélien, et sa manière de concevoir Hegel
représente, je crois, assez bien la mentalité de la jeunesse intellec-
tuelle d'alors. « La confiance enthousiaste et inébranlable en l'idée)):
voilà comment dans un Essai sur Arndt qu'il avait écrit peu de
temps avant son arrivée à Berlin, Engels caractérise le Jeune-
Hégélianisme. « En vérité, seule la pensée dans son développement
est quelque chose d'éternel et de positif, tandis que ce qui n'appar-
tient qu'au domaine des faits, les apparences extérieures du devenir,
ne reflétant que le côté négatif, sont ce qui disparaît et ce qui est
sujet à la critique ». Mais c'est surtout dans l'écrit qu'il publia en
18t2, Schelling und seine 0//en&arun~. Kritik des neuesten Reak-
/ersuc/:es gegen die jreie Philosophie, que Engels manifeste
ses sentiments hégéliens. « La foi en la toute puissance de l'idée, la
croyance que la vérité éternelle doit remporter la victoire, la ferme
confiance qu'elle ne pourra jamais être ébranlée et abdiquer, alors
même que le monde entier se révolterait contre elle, voilà la religion
de tout vrai philosophe, voilà le fondement de la vraie philosophie
positive, de la philosophie de l'histoire universelle. »
Les paroles du jeune Engels qui forment à certains égards un
contraste assez marqué avec ce qu'il dira plus tard, reflètent bien
l'enthousiasme que la jeunesse d'alors éprouvait pour les idées
de Hegel. Certes elles sont loin de résumer la doctrine du maître.
Mais ce qui importait à la génération d'Engels, c'était beaucoup
moins d'embrasser l'ensemble d'une théorie que de trouver des
formules et des conceptions qui pussent servir de fondement et
de point de départ aux idées qu'elle allait développer. Le fonde-
ment métaphysique et logique du système de Hegel, elle l'accep-
tait elle était sûre d'être dans la bonne voie, et cette sécurité pré-
cisément, elle la puisait dans les principes que Hegel avait déve-
loppés.
~j~ Aussi ~uct.tu
~M< les jcmn;)
quand t~a jeunes peuicuctu. de ittla toute
parlaient ue njm.e puissance
p).usacnn:c de
ue

TOME XCV. 1923. 13


386 REVUE PHILOSOPHIQUE

l'idée, ce n'était pas là une simple figure de rhétorique, mais l'ex-


pression d'une foi qui, pour eux, faisait partie de tout un ensemble
de conceptions métaphysiques, dont elle trouvait les preuves et
les développements précisément dans la philosophie hégélienne.
Mais enfin Hegel ayant parlé, ce n'était pas à eux, ses disciples,
de refaire ce qu'il avait fait. Leur tâche se bornâit à appliquer la
méthode qu'il leur avait enseignée, et à s'inspirer des vues univer-
selles qu'il avait développées.
Ainsi ce n'est pas à tel développement, à telle idée en parti-
culier de la philosophie de Hegel, que les Jeunes-Hégéliens -se sont
arrêtés. S'inspirant d'un ensemble de conceptions et de sentiments
plus ou moins bien dénnis, ils pouvaient développer leurs propres idées,
tout en 'leur conservant la forme hégélienne, et même critiquer cer-
taines théories de leur maître, en leur appliquant sa propre méthode.
Cela ne les empêchera pas toutefois de s'en tenir à certaines concep-
tions de Hegel, sans leur faire subir l'épreuve de la critique dialec-
tique. C'est avant tout à l'idée de l'Ëtat telle que l'avait développée
Hegel, qu'ils resteront fermement attachés. L'État leur semble
le seul moyen de mettre en pratique les idées qu'ils allaient déve-
lopper, et l'État en lequel ils mettaient ainsi tout leur espoir, n'était
autre que l'État prussien. C'est ce qu'a très bien montré M. Gustav
Mayer, dans l'article que nous avons déjà eu l'occasion de citer
sur les Jeunes-Hégéliens et l'État prussien. L'État prussien pour
eux représentait, ou tout au moins devait représenter les principes
libéraux. Ils y voyaient l'État du protestantisme, et croyaient
qu'ayant été formé par Frédéric le Grand il avait par là-même reçu
pour mission de développer les idées de progrès, telles que les
avaient conçues les philosophes du xvm~ siècle. Dans cet ordre
d'idées, il faut mentionner avant tout l'écrit de Friedrich Kôppen
intitulé Friedrich der Grosse und seine Widersacher, qu'il avait
dédié à Karl Marx. Les autres Jeunes-Hégéliens partagèrent pen-
dant longtemps cette foi en l'État prussien. Même Engels, qui à
l'égard de la monarchie prussienne s'était montré plus sceptique
que ses amis, croyait que c'était la Prusse qui était destinée à
mettre en pratique les idées de la philosophie nouvelle. La Prusse,
nous explique-t-il dans un écrit que M. Mayer a publié dans sa
collection des écrits du jeune Engels (loc. c~ p. 182 et suiv.),
n'ayant pas à proprement parler de tradition nationale qui l'en-
B. GROETHUYSEN. ORtG~ES DU SOCtAUSME EN ALLEMAGNE 387

'1 *u 1~'I_L 1- 1--i -Il-


chaîne, pourra s'inspirer librement de ce que la raison lui dicte.
Ainsi les Jeunes-Hégéliens, esprits hardis, s'inspirant de l'histoire
universelle et d'une méthode qui ramenait tout à un mouvement
éternel, ne manquaient cependant pas de faire de l'État l'objet d'un
culte fervent, et d'assigner en particulier à l'État prussien un rôle
décisif dans le développement des idées. Mais bientôt survinrent des
événements qui devaient leur causer une profonde déception. Le
nouveau roi, Frédéric-Guillaume IV, en lequel précisément ils
avaient mis tout leur espoir, se montra résolument hostile aux ten-
dances libérales, et fit subir toutes sortes de persécutions aux
Jeunes-Hégéliens. Ils durent se rendre à l'évidence, et cet événe-
ment, tout politique qu'il était, fut la raison d'une crise profonde qui
se produisit dans le mouvement philosophique.
Les Jeunes-Hégéliens avaient cru le moment venu où leurs idées
philosophiques allaient devenir des réalités. Sans trop pouvoir
encore préciser la portée politique de ces idées, et surtout la manière
dont elles pouvaient être mises en pratique, ils avaient cru à une sorte
de mission philosophique de l'État prussien. Or, le nouveau roi se
montrant nette ment hostile à toutes les idées modernes, ils ne
voyaient plus aucun moyen pour arriver à leurs fins. Les Jeunes-
Hégéliens avaient cru pouvoir faire de l'histoire; c'est par là qu'ils
allaient continuer l'œuvre de leur maître qui, lui, s'était borné à
interpréter l'histoire du passé. Ils croyaient que, pour y parvenir,
il suffirait d'émettre des idées, les idées étant selon eux la vraie force
qui gouverne le monde, l'État, et particulièrement l'État prussien
se chargeant du reste. Le gouvernement prussien, leur ayant infligé
un démenti brutal, ils durent maintenant avouer leur impuissance.
Mais alors quelle était encore leur raison d'être? Les espoirs qu'ils
avaient eus jusqu'ici de voir leurs idées un jour mises en pratique,
leur avaient caché ce que celles-ci avaient de trop abstrait et de
stérile. Ayant adopté la méthode que leur avait enseignée Hegel, la
dialectique les avait menés d'abstraction en abstraction. Ils avaient
opposé idée à idée, catégorie à catégorie, et appliquant la dialec-
tique à leur propre pensée, ils créaient pour détruire et pour
recommencer ensuite à inventer d'autres catégories qui devaient
avoir le même sort.
Mais ce jeu ne pouvait durer toujours, et leur effort dialectique
un jour ou l'autre devait s'épuiser. Ce furent les idées de Feuerbach
388 REVUE PHtLOSOPHtQUE

»_ .J.1.1.. s
qui contribuèrent à précipiter une crise que tout annonçait depuis
longtemps. Feuerbach déclarait qu'il fallait en revenir aux réalités, et
que la seule vraie réalité était l'homme. Il est inutile de répéter ici
ce que Engels a dit sur l'influence décisive que Feuerbach
exerça à
un moment donné sur toute la génération des jeunes
philosophes.
(Cf. Engels, Lud~ Feuerbach, p. 13 et pa~:m.). Il suffira de dire
que les jeunes, après avoir longtemps erré dans le monde des idées,
crurent enfin apercevoir la terre ferme. Toutefois l'influence de
Feuerbach, à elle seule, n'eût pas été suffisante pour ramener nos
dialecticiens aux réalités. « L'homme » de Feuerbach n'était lui-
même qu'une abstraction, comme le montrera plus tard Friedrich
Engels (loc. cit., p. 35 et suiv., 40 et suiv.). Aufond, Feuerbach ne
faisait que concevoir la réalité de loin, sous forme d'une idée, alors
qu'il eut fallu résolument s'en approcher et l'étudier sous ses diffé-
rentes formes. Cependant pour ces esprits habitués à des abstrac-
tions, le fait même d'avoir opposé « la réalité » aux idées, ne fut-ce
que sous forme de principe, devait avoir son importance. Aussi
s'empressèrent-ils, dans leurs écrits, de faire sa part à l' « homme )>,
au vrai « homme », à l'homme tel qu'il est; jusqu'à Stirner, qui
opposant l'homme de chair et d'os, le moi particulier et empirique
à toute idée logique, luttera contre toutes les idéologies qui ont
détourné les hommes de la réalité de leur moi.
La crise du jeune hégélianisme a donc été produite ou du moins
accélérée par deux facteurs dont l'un était d'ordre politique, tandis
que l'autre avait un caractère purement philosophique la réaction
prussienne et le « réalisme » de Feuerbach. L'influence de Feuerbach
n'aurait peut-être pas été aussi grande qu'elle le fut réellement, si
le gouvernement prussien ne s'était pas chargé de montrer aux
Jeunes-Hégéliens qu'il n'y avait guère d'espoir pour eux de voir
leurs idées mises en pratique. En effet, tant qu'ils avaient pu
espérer qu'un jour certaines de leurs conceptions théoriques sans
d'ailleurs trop pouvoir préciser lesquelles auraient une influence
décisive dans le domaine des faits, il leur avait paru que, tout en
restant dans le monde des idées, leurs efforts aboutiraient à des
résultats palpables et ne resteraient pas confinés dans la spéculation
pure. Leurs espoirs ayant été déçus, ils s'aperçurent qu'ils s'étaient
agités dans le vide.
Mais aux deux facteurs que nous venons d'énumérer, il faut en
B. GROETHUYSEN. ORIGINES DU SOCIALISME EN ALLEMAGNE 389

ajouter un troisième, qui par la suite devait être d'une importance


décisive, dépassant de beaucoup les cadres du mouvement Jeune-
Hégélien l'impression que firent sur les disciples de Hegel les théo-
ries des socialistes français, dont ils eurent connaissance au moment
même où, en Prusse, toute activité politique leur
paraissait interdite.
On sait le rôle important qu'il faut attribuer dans cet ordre d'idées
à la publication du livre de Lorenz von Stein Der Sozialismus und
Kommunismus des heutigen Frankreichs qui parut en 1842. Moins
bien connue est l'influence qu'exerça Moses Hess en tant
qu'intermé-
diaire entre les Jeunes-Hégéliens et les socialistes français
(Cf. à ce
sujet G. Maycr Engels, loc. c~ p. 108 et suiv.). Les idées dont
s'inspiraient les Jeunes-Hégéliens devaient d'abord les disposer à
accepter les théories socialistes. Que l'ordre existant n'avait rien
de définitif, que cet ordre allait et devait faire
place à un ordre
nouveau, cela ne pouvait faire aucun doute pour des penseurs qui
n'admettaient comme éternelle et absolue que la pensée même dans
son évolution. Cherchant à deviner l'avenir, ils avaient été à
l'affût de tout ce qui pouvait faire entrevoir une nouvelle
phase du
développement humain. Se considérant comme formant le « parti du
mouvement », tout ce qui sortait des cadres du présent devait donc
les attirer, et ils auraient eu mauvaise grâce à s'effrayer des « nou-
veautés ». Le communisme ne leur donnait-il pas ce que jusqu'ici
ils avaient cherché, sans trop pouvoir le trouver la vision d'un état
de choses qui représenterait un stade nouveau de la pensée humaine?
Ainsi rien d'étonnant à ce que le socialisme ait d'abord rencontré
dans le milieu Jeune-Hégélien un accueil favorable.
Mais bientôt certains d'entre eux tout au moins émirent des
doutes, et finirent par devenir résolument hostiles aux théories
nouvelles. Tel Arnold Ruge, le directeur des « Hallesche Jahr-
bücher qui, mis en contact à Paris avec les milieux socialistes,
préféra s'en tenir aux idées qu'il avait défendues jusqu'alors; tels
aussi les frères Bauer, Bruno et Edgar, qui découvrirent qu'entre
« la masse et l'esprit » il y avait une opposition irréductible. Tel
encore Buht, qui déclara que les temps pour le socialisme n'étaient
pas encore mûrs, tel enfin Eduard Meyer, qui tout en considérant
comme but de l'histoire la liberté, s'éleva contre toute idée
d'égalité (Cf. Mayer, Engels, loc. ct' p. 109 et suiv.).
Moses Hess, dans un article sur le mouvement socialiste en Alle-
390 HEVUEPmLOSOPHIQUË

magne, qu'on pourra lire dans le recueil de Zlocisti (~oe. cil. p. 103 et
suiv.), se-demande comment il se fait que tant de Jeunes-Hégé-
liens, après avoir d'abord montré de la. sympathie pour les théories
socialistes, s'en soient bientôt détournés. Il nous fait voir comment
ces. philosophes ayant toutes les audaces dans le domaine de la
pensée pure, « sautant au-dessus de tous les abîmes » et passant par
maintes «révolutions en philosophie, devenaient timides du moment
qu'il s'agissait d'envisager des faits.
Mais si certains Jeunes-Hégéliens se montrèrent hostiles aux
idées du socialisme français, un groupe important auquel appar-
tenaient Karl Marx, Friedrich Engels et Moses Hess essaya par
contre de démontrer que socialistes français et philosophes allemands
devaient désormais travailler en commun, pour régénérer le monde.
Ce fut surtout Moses Hess qui s'enorça de prouver que cette alliance
était nécessaire et que les deux mouvements se complétaient l'un
l'autre. « Le communisme français, dira-t-il, est né d'un besoin sen-
timental et non de nécessités logiques; la philosophie allemande
en s'unissant à lui, lui donnera le fondement scientifique qui
jusqu'ici lui avait fait défaut. » (Cf. Le recueil de Zlocisti, loc.
cil., 325). «D'autre part, dira-t-il encore, ce qui jusqu'ici a manqué
aux Allemands, c'est la pratique » qu'ils devront apprendre des
Français. Ainsi, dans son idée, Français et Allemands se complètent,
et à eux deux ils prépareront la nouvelle phase de l'humanité. Cette
opinion, Moses Hess ne cessera de la propager sous difîérentesformes.
Le « sentiment ? français et l'inteHectualité allemande devront se
pénétrer mutuellement, pour le bien de l'humanité. Les Français,
dira-t-il, ont un sens politique, qui manque aux Allemands; ce sera
aux: Allemands,-par contre, de donner un fondement théorique à
des vues qui en France sont restées affaire de sentiment et de pra-
tique. Ou bien les Français pensent faux, mais agissent juste;
tandis que pour les Allemands, c'est l'inverse (Zlocisti, loc. cit.,
156).
La philosophie hégélienne, alliée naturelle du socialisme français,
aurait donc un rôle fort important à jouer dans l'élaboration des
idées nouvelles. Telle devait d'ailleurs être d'après les Jeunes-
Hégéliens, sympathiques au mouvement socialiste, sa vraie des-
tinée, l'aboutissement du mouvement philosophique ne pouvant
être que le communisme. « Ou bien tout l'effort philosophique
B. GROETHUYSEN. OK[G)NES DU SOCtAUSME EN ALLEMAGNE 391

du peuple allemand de Kant à Hegel a été pire qu'inutile, ou il


doit culminer dans le communisme; ou les Allemands désavoueront
leurs grands penseurs, ou ils adopteront le communisme »,
écrit Engels (Mayer, Engels, loc. cit., p. 153). Le communisme
serait donc le véritable héritier de la philosophie allemande, il
en serait la conclusion nécessaire. C'est l'opinion qu'exprime Karl
Marx dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel. C'est
dans le socialisme seul qu'un peuple philosophe, tel que le peuple
allemand, pourra, selon lui, trouver une forme d'action qui cor-
responde à son esprit. Les Allemands ont pensé, tandis que les
autres peuples ont agi; il y eut toujours chez eux contradiction entre
l'idée et la réalité; seul le socialisme pourra lever la contradiction.
Il ne s'agit pas de renoncer à la philosophie allemande, il faut la
réaliser. Telles étaient les idées de Karl Marx, et dans ce qu'il disait
alors, il se trouvait être en complet accord avec ceux des Jeunes-
Hégéliens qui défendaient la cause du socialisme, tels qu'Engels,
Moses Hess et Karl Grün.
Les Jeunes-Hégéliens s'étaient divisés sur la question du commu-
nisme, et cette division pouvait sembler devoir encore aggraver la
crise que traversait le mouvement. Mais si on se plaçait au
point
de vue de ceux des Jeunes-Hégéliens qui avaient adopté les idées
socialistes il en était tout autrement. Le communisme devait alors
non seulement arrêter le développement d'une crise qui menaçait
d'être mortelle, mais encore mener à un renouveau de la philo-
sophie allemande, qui aurait enfin trouvé ce qu'elle avait cherché
en vain depuis longtemps une idée dont pourrait naître un ordre
nouveau. En effet les Jeunes-Hégéliens avaient perdu leur foi
en l'État prussien, et par là même avaient dû renoncer à tout
espoir qu'un jour leurs idées pourraient régir le monde, mais le
mouvement communiste dont on eut alors connaissance en Alle-
magne semblait leur permettre de reprendre confiance en eux-
mêmes. Ils en avaient appelé de la théorie à l'action, sans trop
pouvoir en préciser l'objet. Or, le communisme semblait présenter
le champ d'action qui leur avait manqué jusque-là. La dialectique,
qui pour eux résumait la philosophie hégélienne, n'avait fait que
les mener d'abstraction en abstraction et à une critique qui ne
pouvait être que stérile. Mais voici que cette même méthode ayant
trouvé des réalités auxquelles elle pouvait s'appliquer, allait cesser
392 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'être un jeu tout verbal, un effort dans le vide. Il pou-


vait donc paraître que c'était le socialisme qui avait
sauvé la philosophie de Hegel, laquelle se mourait dans les
abstractions.
Mais bientôt on dut reconnaître la part d'illusion qu'il y avait
dans le projet d'une union de la philosophie et du socialisme. Ce
qu'on avait emprunté en fait d'idées communistes aux Français ne
représentait en somme rien de bien précis. Le socialisme dont parlait
à tout propos Moses Hess était plutôt l'expression d'un sentiment,
d'un ensemble de sentiments, que d'une idée précise, et quant à ce
que pourrait y ajouter la philosophie allemande, au fond on ne le
savait pas trop. Les combinaisons qu'on envisagea ne firent d'ailleurs
qu'augmenter la confusion. C'est à quoi aboutirent les efforts des
« vrais » socialistes, qui au fond se bornaient à traduire certaines
maximes qu'ils avaient trouvées chez les socialistes français dans
les termes d'une idéologie empruntée à la philosophie allemande. « Ce
que les Français et les Anglais ont dit, il y a dix, vingt ou même
quarante ans, et ce qu'ils ont dit d'une manière appropriée et
claire et dans un fort beau langage, les Allemands l'ont appris depuis
un an et l'ont hégélianisé », dit Engels (Mehring, Litierarischer
Nachlass, loc. c: t. II, p. 408). Les Allemands, dira encore Engels,
pour cacher le rôle misérable qu'ils ont joué dans l'histoire humaine,
se sont empressés de substituer aux réalités des autres peuples
les illusions dont depuis longtemps ils ont été particulièrement
riches. En les suivant, on risque de tout changer en théorie, et d'en-
lever la vie à ce qui était issu d'un effort réel. C'est aussi pourquoi
ce qu'on appelle le « vrai socialisme n'est qu'une idéologie abstraite
et sentimentale, c'est de la littérature qui finira par détourner le
mouvement prolétarien des réalités, pour substituer à celles-ci des
idées vagues et philanthropiques (Cf. Gustav Mayer, Engels,
loc. cit, p. 249 et suiv.).
Les passages que nous venons de citer prouvent que le
communisme, après avoir fait d'abord cause commune avec la
philosophie allemande, cherche maintenant sa propre voie. Ce qui
autrefois avait paru aux nouveaux communistes être des réalités,
n'est plus que fantômes. Dans l'écrit intitulé Die Heilige Familie,
oder ~7'f~A' der kritischen Kritik gegen Bruno Bauer und Konsorten
von Friedrich Engels und Karl Marx, et plus tard dans la Deutsche
B. GROETHUYSEN. OMGtNËS DU SOCtALISMEEN ALLEMAGNE 393

Ideologie 1 Karl Marx et Friedrich Engels ont fait la


rupture avec
leurs anciens amis et aussi avec leur
propre passé. A quoi sert,
disent-ils, de changer les questions telles que les posent les
réalités,
en problèmes spéculatifs? Ils raillent ces
esprits abstraits tels que
Edgard Bauer, qui pour désigner l'opposition des classes
parlent
de la catégorie de l'avoir et du non
avoir, et qui n'apercevant
dans ce monde que des catégories, et ne
voyant les êtres vivants
que d'une infinie distance, n'envisagent la misère réelle des
pro-
létaires que comme un objet sur lequel
pourra s'exercer leur dia-
lectique. Il faut, diront-ils, descendre du monde des idées dans
celui des réalités, ce qui signifie
pour eux quitter la région des
« mots » pour en revenir à la vie. Ils ne veulent
plus entendre
parler de cette mythologie des idées indépendantes en
elles-mêmes,
de ce « défilé de spectres » que la
philosophie a substitué à l'his-
toire humaine. La philosophie hégélienne, lit-on dans la
Heilige
Familie, a fait de tout des idées, des entités sacro-saintes, une
vaste fantasmagorie; il ne reste plus
que l'esprit, les esprits, des
fantômes (Cf. Marx und Engels, Die
Heilige Familie, etc., dans
Mehring, loc. cit., t. II, et Gustav Mayer, loc. cil., p. 242 et suiv.).
La Heilige Familie et la Deulsche
Ideologie sont une véritable
déclaration de guerre à la philosophie. Déja Feuerbach, comme nous
l'avons vu plus haut, avait reproché aux
philosophes de l'école
hégélienne d'avoir méconnu l'unique réalité, qui pour lui n'était
autre que l'être humain. Mais la philosophie de
Feuerbach, comme
le reconnaissent maintenant Marx et
Engels, en était restée à ses
débuts; en poursuivant la voie qu'elle avait tracée, on en arrivait
à une critique plus approfondie de toute
métaphysique. Feuerbach,
lui, avait encore envisagé les choses trop en
philosophe, et si on
s'en tenait aux idées qu'il avait développées, on
risquait de faire
du communisme une simple catégorie. Ce n'est
pas l'homme abstrait
qui peut former le point de départ, c'est l'homme tel qu'il est créé
par les circonstances, c'est à dire tel que nous le voyons vivre

1. La DeutscheIdeologien'a été publiée, après la mort de Kart


Marx, que par
fragments. Eduard Bernstein nous en a donné une partie dans Dokumente
.So:;a~mtM1903et 1904.C'est la partie où Marx fait la critique de Max des
et de son système, intitulée Der heiligeMax. Une autre partie a été Stirner
M. Gustav Mayer(Das Leipziger /<ofMi7von Friedrich publiée par
Engels
mit Einfuhrung von Gustav Mayer. Archiv für .Soz;ahu/Mensc/M/< und~-a~faM
und Sozial-
politik.t. XXXXVII, p. 775 et suiv. 1921.Cettepartie concerneBruno Bauer.
gQj. REVUE PHILOSOPHIQUE

et agir aux différents stades de l'évolution humaine. Or, pour


avec une situa-
connaître les hommes dans leurs différents rapports
n'est besoin d'avoir
tion économique et politique donnée, point
faudra
recours à la spéculation; ce sera aux sciences positives qu'il
s'adresser.
de Marx
Ainsi un revirement complet s'est fait dans l'attitude.
et de Engels, qui désormais ne chercheront plus leurs inspirations
l'étude
dans telles conceptions a priori, mais aborderont résolument
des faits. Le livre que M. Gustav Mayer-a a consacréà Friedrich Engels
manière dont cette
nous fournit de précieux renseignements sur la
évolution s'était faite chez l'ami'de Karl Marx. Lorsque Engels, après
des Jeunes-Hégéliens
avoir assidûment fréquenté à Berlin le milieu
se rendit en Angleterre, il y fut tout d'abord quelque peu dépaysé.
« les soi-
Il trouvait que les Anglais avaient tort de considérer
disants intérêts matériels comme des buts, qui en eux-mêmes
d'autres facteurs devaient déterminer le cours
indépendamment
rien
de l'histoire. Aussi regrettait-il que les Anglais ne comprissent
bonne
à la philosophie allemande. Toutefois il se rendit compte de
l'his-
heure du rôle important que l'Angleterre devait jouer dans
toire du socialisme. Déjà, avant lui, Moses Hess, dans une cons-
truction hardie, avait cherché à déterminer la mission du peuple
société nouvelle. Les Allemands,
anglais dans l'avènement de la
avait-il dit en substance, ont fait la Réforme, les Français la Révo-
en fai-
lution de 1789; aux Anglais d'accomplir la synthèse des deux
sant la révolution sociale. C'est de ces idées que le jeune Engels
fait une révolu-
s'inspire, lorsqu'il prédit que les Allemands ayant
sont
tion philosophique et les Français une révolution politique, ce
les Anglais qui feront une nouvelle révolution, destinée à changer
Die
l'ordre social (Cf. dans le recueil de Gustav Mayer Engels.
Lage Englands,. p. 266).
C'est pendant son séjour en Angleterre qu'Engels se rendit compte
la « spé-
de l'importance des faits d'ordre économique que jusqu'ici
culation » lui avait cachés. En même temps il commença à éprouver
de plus en plus de sympathie pour les Anglais, auxquels il reconnut
des qualités qui manquaient à ses compatriotes. Ce sont des hommes
dira-t-il. Partout, on se trouve ici
qui savent affronter les réalités,
de l'action, tout se mani-
placé sur un terrain solide; tout devient
feste sous des formes concrètes et palpables, écrit-il d'Angleterre,
B. GROETHUYSEN. ORIGINES DU SOCiAUS)!E E'< ALLEMAGNE 395

non sans regretter en même temps le manque d'énergie des habi-


tants de son pays. Le séjour en Angleterre a été pour Engels une
école de réalisme, et ce sont les impressions de Manchester, plus
que toute considération théorique, qui l'ont détourné de la philo-
sophie allemande.
Ainsi, après avoir cru d'abord que pour développer des doctrines
nouvelles, il suffisait d'unir entre elles deux idéologies, l'idéologie
allemande et l'idéologie française, force fut aux socialistes de recon-
naître qu'il y avait tout un ensemble de faits d'ordre écono-
mique qu'ils avaient négligé jusqu'ici, et que pour les étudier, il
fallait s'en tenir aux sciences positives. Cela signifiait qu'ils avaient
renoncé à faire de la philosophie et que le temps de la <'Hegelei »
pour eux était bien passé.
Ainsi le renouveau du Jeune-Hégélianisme, que son alliance avec
les idées communistes devait produire, ne fut qu'éphémère et ne
put que reculer l'échéance finale. Nous avons essayé ici d'exposer
quelques-unes des raisons de la décadence d'un mouvement, qui à
un certain moment de l'histoire avait paru destiné à jouer un rôle
important dans le développement des idées politiques et sociales.
Pleins d'audace, tant qu'ils se mouvaient dans le domaine des
idées pures, les Jeunes-Hégéliens devenaient timides, du moment
qu'il s'agissait d'affronter les réalités. L'orthodoxie protestante
avait trouvé en eux des adversaires dangereux; mais en poli-
tique, ils étaient restés eux-mêmes des « orthodoxes », des « ortho-
doxes prussiens », ainsi que s'exprime Arnold Ruge. Il fallut que le
gouvernement prussien, par une répression brutale, leur eût enlevé
toute illusion, pour qu'ils fissent preuve d'audace. C'est alors que
Ruge se mit à parler de république et de révolution, et que les
frères Bauer déclarèrent que même la monarchie constitutionnelle
ne saurait les satisfaire. Mais bientôt ils renoncèrent à leurs
ambitions politiques et crurent qu'il était plus digne d'un philo-
sophe de s'abstenir de toute action. S'ils faisaient encore de
l'opposition, ils dirigèrent, à partir de ce moment, leurs attaques
de préférence contre les libéraux et les radicaux, auxquels ils
reprochaient de ne rien comprendre à la vraie liberté de l'esprit.
(Cf. Gustav Mayer, Die Jung-Hegelianer und der preussische S~aa~,
~oc. € 432 et suiv.). Ainsi les Jeunes-Hégéliens, pour autant qu'ils
n'avaient pas évolué vers le socialisme, s'abandonnèrent de plus
396 REVUE PHILOSOPHIQUE

en plus au jeu de la dialectique pure, et ayant


perdu tout contact
avec les réalités, leur effort s'épuisa.
Le Jeune-Hégélianisme semble donc n'avoir été, somme
toute,
qu'un mouvement assez éphémère. On aurait tort cependant de négli-
ger son histoire, qui est pleine d'enseignements. Les Jeunes-Hégéliens
aimaient à citer les philosophes du xvme siècle, et
parfois même
semblaient vouloir se comparer aux révolutionnaires du
temps de
la convention. Ces prétentions évidemment étaient excessives.
Ruge et Bruno Bauer ne ressemblaient pas plus à Marat ou à Robes-
pierre que la révolution de 1848 en Prusse, ne ressemble à la révolu-
tion de 1789. Mais, on peut bien dire
que dans la Prusse d'alors, à
un certain moment, ce sont eux qui représentent le
progrès et l'esprit
d'opposition. Ils forment un groupe d'intellectuels indépendants,
qui tout en admirant l'État prussien, tel qu'ils le comprennent
ou plutôt tel qu'ils auraient voulu qu'il fut, ne recherchent
pas les
faveurs du gouvernement, et plaident pour la liberté de la
critique.
Ils se croient les représentants de l'idée, et
prenant très au sérieux
la mission qu'ils s'étaient octroyée, ils ont fait
preuve en maintes
occasions de courage et d'un désintéressement tout
philosophique.
C'est par ce côté-là qu'ils peuvent se comparer aux
encyclopédistes,
et c'est aussi pourquoi les socialistes purent croire d'abord
qu'il y
avait en Allemagne une sorte « d'aristocratie
spirituelle et que ce
seraient les intellectuels qui feraient la révolution.
Que cet espoir ait
été fort exagéré, Marx et Engels l'ont reconnu plus tard. Mais enfin
il reste vrai que dans la Prusse d'avant 1848, il s'est trouvé un
groupe d'intellectuels qui, disant tirer leurs titres exclusivement
des idées qu'ils représentaient, croyaient que celles-ci leur confé-
raient une autorité suuisante pour pouvoir s'élever contre ceux
qui en fait étaient leurs maîtres. L'Allemagne après 1848, dans les
milieux intellectuels, n'a connu que bien rarement des
esprits qui
eussent pensé de la sorte, et il est certainement intéressant
pour la
génération qui grandit aujourd'hui en Allemagne, d'évoquer le
souvenir de ces philosophes, tant pour apprendre de leurs errements
que pour se rendre compte des répercussions qu'eut leur défaite
sur le développement politique et social de
l'Allemagne. II y aurait
là à dégager certains enseignements utiles
pour l'avenir.
Ce que nous venons de dire ne représente toutefois
qu'un aspect
de la question. Marx et Engels, dira-t-on
peut-être, n'ont-ils pas
B. GROETHUYSEN. ORIGINES DU SOCIALISME EN ALLEMAGKH 397

été des Jeunes-Hégéliens, et n'y a-t-il


pas à la base même du
socialisme moderne certaines conceptions qui autrefois avaient
été communes au groupe dont ils faisaient partie?
Ruge, Bauer et
leurs amis n'auraient été que les compagnons malheureux de Marx
et de Engels. Ils sont restés en route
n'ayant pas trouvé au
moment critique la voie qu'il fallait suivre et que d'autres ont
suivie. Mais si Karl Marx et Friedrich Engels ont subi les influences
des intellectuels qui avaient formé le
groupe des Freien, et si
rien ne nous empêche de les considérer à cette
époque de leur vie
comme de vrais Jeunes-Hégéliens, il n'en est pas moins vrai, nous
l'avons vu, que ce n'est qu'après avoir désavoué leur
passé et
abandonné leurs anciens amis, qu'ils surent achever leur œuvre.
Les années si importantes pour le développement du socialisme
moderne qui ont précédé la publication du Man!e~e Commu-
niste, sont consacrées à un travail de critique qui équivaut à
une révision totale des anciennes croyances. 11 paraîtrait donc
que
Marx et Engels, à partir de 1845 environ, avaient cessé d'être des
Jeunes-Hégéliens ou mieux encore qu'à partir de cette date ils
avaient rompu avec toute métaphysique, au point
que l'influence
de Hegel, dont autrefois ils s'étaient déclarés les
disciples, aurait
disparu pour ne plus être qu'un souvenir de jeunesse, une erreur du
passé.
Nous abordons ici un problème qui a été discuté maintes fois, et
qui
ne touche pas seulement aux rapports de Karl Marx avec les Jeunes
Hégéliens, mais d'une façon plus générale au rôle qu'il faut attribuer
à la philosophie hégélienne dans la formation du système de Marx.
Il paraîtrait d'abord, comme nous venons de l'exposer,
que le grand
effort de Marx avant d'en arriver au développement de se?
propres
idées ait tendu avant tout à se libérer des influences de la
philo-
sophie allemande pour se rapprocher des réalités, et pour apprendre
à les envisager sans l'intermédiaire d'idées philosophiques. N'em-
pêche, répondront certains auteurs, que Marx est resté hégélien toute
sa vie, sans le savoir. C'est le point de vue que développe M. Sven
Helander dans un ouvrage qu'on vient de traduire du suédois en
allemand (Sven Helander Marx und Hegel. Eine kritische Sludie
u~cr ~:aMemo/fra~c/:e Wp~anschauun~, lena 1922), et que d'ailleurs
on trouve déjà exposée d'une manière plus complète et
plus appro-
fondie chez Johann Plenge (Marx und Hegel, Tübingen,
1911).
398 REVUE THIL&SOEHIQUE

Marx ne s'est jamais libéré de l'influence de Hegel qu'en paroles,


ditiM. Plenge, qui voit dans l'auteur du CaptM' un « crypto-hégélien
Seulement pour bien saisir ce que M. Plenge entend par influence
de Hegel, il faut savoir que, pourlui, les constructions dela métaphy-
sique hégélienne ne seraient en quelque sorte qu'un vernis recou-
vrant le grand et beau tableau-dés idées que développe le philosophe.
On pourrait donc dire, en poursuivant l'idée de M. Plenge, que Marx
ne fut jamais plus hégélien que le jour où il renonça à se servir d'une
terminologie plus faite pour nous -cacher la vraie pensée de Hegel
que p'our nous la révéler.
Il est clair, qu'en adoptant ce point de vue, il sera difficile de con-
clure de telles critiques formulées par Marx, qu'il ait jamais rompu
avec l'hégélianisme, puisque le contraire pourrait toujours être vrai.
Mais est-ce bien ainsi qu'il faut poser le problème? Onpourra certai-
nement dégager de la.philosophie de Hegel, commed'ailleurs de toute
philosophie, un ensemble d'idées sans devoir en les exposant
recourir aux termes abstraits; en d'autres termes, on pourra essayer
de rechercher le vrai esprit de Hegel dans ce qui ne serait que de la
scolastique périmée. C'est précisément ce qu'ont fait MM. Plenge
et Sven Helander, et ce qui leur facilite les rapprochements
entre la pensée de Hegel et celle de Karl Marx. Ainsi, M. Plenge,
en résumant la pensée de Hegel, nous dira que l'homme n'est pas
un être isolé, mais .qu'il est déterminé par les rapports sociaux,
et il lui sera facile d'établir que Karl Marx ne pensait guère autre-
ment. Ou bien, pour citer un autre exemple, après nous avoir dit
que selon Hegel l'individu ne peut jamais trouver en lui-même,
en tant qu'être isolé, les solutions morales qu'il cherche pour se
conduire dans cette vie, il n'aura pas de dimculté à nous montrer
que Karl Marx était du même -avis. Resterait à savoir si, au lieu
d'attribuer de telles conceptions à Hegel, en particulier, il ne serait
pas plus juste d'en rechercher les origines dans certains grands mou-
vements intellectuels auxquels se rattacheraient également la pensée
de Hegel et celle de Karl Marx. Ge n'est pas que nous voulions
prétendre que toutes les analogies établies par M. Plenge aient
un caractère aussi vague, mais il nous semble qu'il se pose ici une
question de méthode.
En voulant faire abstraction de la, façon dont une idée a été
exprimée par tel philosophe, on risque de ne plus retenir que cer-
B. GROETHUYSEN. ORJGt~ES DU SCOAUSME EN ALLEMAGNE 399

taines conceptions d'un caractère général, qui reflètent plutôt un


état d'esprit caractéristique de certaines tendances se manifestant à
une époque de l'histoire humaine, que ce que tel penseur a apporté
de nouveau. Il faudra alors élargir le problème, et au lieu de s'en
tenir à tel penseur en particulier, relever certains courants d'idées
et certaines manières de penser qui ne se retrouvent pas uniquement
chez le penseur que l'on veut étudier. Resterait ensuite à déterminer
quelles idées on peut attribuer à tel philosophe en particulier, et l'in-
fluence qu'il aura exercée de ce fait sur ceux qui ont lu ses œuvres.
Pour Marx, qui à un degré éminent a eu le don de voir l'unité d'une
idée sous ses différentes expressions, il me parait d'ailleurs néces-
saire avant tout de ne pas trop limiter le nombre des ouvrages dans
lesquels il aurait puisé ses conceptions. D'autre part, n'est-ce pas pré-
cisément s'inspirer du véritable esprit de Hegel, que de savoir dégager
les idées d'un ensemble de mouvements, sans les rattacher en parti-
culier à telle personnalité? Hegel renvoie ses disciples à l'étude de
l'histoire. Un hégélien devra étudier tous les faits et toutes les idées
de l'histoire universelle, et si en l'occurence il s'agit d'un penseur
qui. loin de se borner à répéter ce que le maître avait dit, développe
des conceptions entièrement nouvelles, il nous semble particuliè-
rement difficile de relever les différents facteurs qui peuvent y avoir
contribué.
Mais le problème des origines du socialisme se complique encore
singulièrement lorsqu'on veut faire du marxisme un système philo-
sophique. En somme, ce qu'on appelle la philosophie du marxisme
ne représente qu'un ensemble de conceptions générales telles que le
critique aura cru les retrouver dans les différents écrits de l'auteur
du Capital, et qu'il aura développées ensuite, de manière à pouvoir
en faire un tout lié. Si pareille méthode bien appliquée peut mener
à des résultats intéressants, il ne faut pas oublier que Marx lui-même
dans ce sens n'a pas fait de philosophie. Le critique refait en quelque
sorte, en sens inverse, le chemin qu'a suivi Karl Marx, qui, nous
l'avons vu, avait abandonné le terrain de la spéculation pour s'en
tenir aux faits concrets. Nous ne lui en contesterons pas le droit,
à condition qu'il ne néglige pas de nous dire que Marx, à partir
d'une certaine époque, changea de méthode et rompit avec son
passé philosophique. Car c'est là, il me semble, un fait d'importance
capitale, et qu'on risque de ne pas mettre suffisamment en lumière
400 REVUE PHILOSOPHIQUE

lorsque, dégageant de l'ensemble de 1 œuvre de Marx certains


principes, on les rapproche de ceux de Hegel, ou de tout autre philo-
sophe. En effet, la rupture de Karl Marx avec les philosophes de son
temps pourrait alors sembler n'avoir eu, somme toute, qu'une impor-
tance secondaire; ou plutôt, en fait, il n'y aurait pas eu de rupture
du tout. Marx aurait continué à faire de la philosophie après comme
avant, il aurait changé de philosophie sans cesser d'être philosophe,
et même, ajoutons-le, philosophe à la, façon de Hegel. Or les écrits
que Marx publia à partir de 1845 nous avons cité la Heilige
Familie et la Deutsche Ideologie qui sont particulièrement intéres-
santes pour son évolution ne nous semblent guère confirmer le
point de vue que nous venons d'esquisser. La rupture avec les
philosophes forme un des événements décisifs dans le développement
intellectuel et moral de Karl Marx. Ce ne fut qu'après avoir renoncé
à prendre pour point de départ des généralisations d'ordre philoso-
phique qu'il devint le fondateur du socialisme moderne.
Les quelques remarques qui précèdent nous permettront de mieux
situer la pensée de Karl Marx par rapport au développement intel-
lectuel de l'Allemagne au xixe siècle. Lorsque Marx, au début de
sa carrière, fit partie du groupe Jeune-Hégélien, subissant ainsi les
influences de l'hégélianisme, le règne de la métaphysique en Alle-
magne approchait de sa fin, et ce sera Marx lui-même, qui plus tard
aura contribué à hâter son agonie. Ensuite, quand les esprits se sont
tournés de plus en plus vers l'étude des sciences positives, Marx et
Engels non seulement ont participé à cette évolution, mais encore

1. Nous croyons que ce que nous disons de Karl Marx, s'applique aussi à
Friedrich Engels, contrairement à l'avis de M. Sven Helander qui dans ce
qui concernel'attitude des deux amis à l'égard de l'hégélianismeet de la philo-
sophie en général, croit pouvoir constater des divergencesprofondes.Remar-
quons à ce sujet qu'il serait tout à fait erroné de ne voir en Friedrich Engels
qu'un esprit réaliste », hostile par nature à toute spéculation. Engels, nous
l'avons vu, s'il n'a pas poussé ses études philosophiquesaussi loin que son ami,
a passélui aussi par une phase métaphysique. Quand plus tard il s'est agi de
faire la critique des conceptions Jeunes-Hégéliennes,les deux amis ont pensé
et agi en complet accordl'un avec l'autre, commele prouvent les ouvragesqui
sont sortis de leur collaboration.Il est curieuxde voircertains auteurs modernes
s'efforcernon seulementde faire dire à Karl Marxle contraire de ce qu'il a dit,
sous prétexte de nous découvrir sa pensée cachée,mais encore de le mettre en
opposition avec son ami. Il serait étrange que les divergencesde vues qu'on
croit pouvoir constater entre les deux amis n'eussent laissé aucune trace, étant
donné surtout que Karl Marx était loin d'avoir un esprit conciliant, et qu'il
tendait plutôt à accentuerles diSérencesqu'à les passer soussilence.
(HUGUES DU SOOAUSME EN ALLEMAGNE 40t
B. GROETHUYSEN.

ont tenu dans


y ont joué un rôle important. Ainsi Marx et Engels
cette évolution une place considérable.
Ainsi Marx et Engels ont commencé à développer leurs idées à
un moment qui marque un des grands tournants de l'histoire intel-
lectuelle en Allemagne, et selon leurs origines ils appartiennent bien
à la fois aux deux époques à celle du règne de la métaphysique et
à celle qui vit se préparer la domination des sciences positives.
Aussi peut-on se demander quelle part il faut faire dans leur
et de l'autre à celles
développement, d'un côté aux idées nouvelles,
où 'Is furent Hégéliens. Mais en
qu'ils ont pu conserver du temps
même temps il ne faudra pas négliger un des facteurs qui me parais-
sent avoir été d'une importance capitale pour le développement
du socialisme moderne en Allemagne. Entre l'esprit ancien repré-
senté surtout par la métaphysique hégélienne, et le nouvel esprit
scientifique, il y a eu une lutte acharnée. Karl Marx et Friedrich
en ont conservé pendant le
Engels qui ont participé à cette lutte,
reste de leur vie une aversion marquée contre toute « Hegelei »
Peur comprendre leurs sentiments en face d'une métaphysique
les différents ouvrages des
agonisante, il suffit d'étudier de plus près
Jeunes-Hégéliens qui avaient fait de la dialectique de leur maître
un simple jeu d'esprit. L'ancienne philosophie avait mené à une
se sont mis à la recherche
impasse; résolument Marx et Engels
de voies nouvelles. Les ouvrages qu'ils ont écrit à cette époque
contre un état d'esprit
témoignent de leur réaction violente

1. Pour montrer combien Marx plus tard fut sévère pour tous ceux qui vou-
laient continuer et même renouveler les traditions hégéliennes.il suffit de lire
sesjugementssur LassaIIe,auquel il reproche d'en être resté à l'idée spéculative.
Lassalle,eneffet, demeuratoute sa vie hégélien,et il mieux
seraitintéressant de comparer
ses idées à celles de Karl Marx,précisémentpour nous faire voir ce qui
Hegel. I) peut sembler curieux que Lassalle de
sépare l'auteur du Capital, de ait
sept ans plus jeune que Marx continué les traditions hégéliennes,ou même
ait voulu ies renouveler, à un moment où tant d'entre les jeunes les abandon-
naient. On devra cependant tenir compte du fait que Lassalle fit son adhésion
à l'hégélianismepour ainsi dire à titre individuel, et non par l'intermédiaire
d'un groupe. S'il est juste de dire que Marx commençapar être un Jeune-
Hégélien, Lassalle fut hégélien tout court, et il n'abandonna jemais les idées
de son maître qu'il appliqua à tous les phénomènesde la vie collective,et même
à des événements d'un caractère purement personnel. Il est intéressant de lire
-i ce "ujet les lettres du jeune Lassalle que M. GustavMayer vient de publier
(Ferdinand Lassalle, NachgelasseneBriefe und Sc/u-en. Br/e/e von und an
Lassalle bi) 1848, herausgegeben von Gustav Mayer, Deutsche V~a<y.sans<a/<,
Stuttgart, Berlin, 192l): ainsiundque sa correspondance avec Karl Marx (Der
zwischenLassalle
.Br/f/tucc/tSf; Marx herausgegebenvon Gustav Mayer).
11 ~02 REVUE PHILOSOPHIQUE

suranné, réaction intellectuelle autant que morale, réaction contre


une méthode qui paraissait ne plus devoir mener
qu'à des abstrac-
tions sans vie et sans forme, et réaction contre un faux idéalisme
qui se joue des réalités. La critique de ce qui était leur propre passé
philosophique est à l'origine même des idées qu'ils devaient déve-
lopper dans la suite. Elle restera un des facteurs qui ont déterminé
le caractère du socialisme moderne, tel
qu'il se développera plus
tard en Allemagne.
B. GROETHUYSEN.

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