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Jean-Paul Jouary,
Philosophe, écrivain
Je crois qu’il est urgent d’élever les débats et les actions de tous les intéressés –
donc de tous les citoyens – au plus haut niveau, mais aussi d’en faire un enjeu de
grande portée politique au sens le plus noble du terme. Sans quoi les réactions
en resteront à des revendications éclatées qu’il est toujours facile de dévoyer et
noyer dans l’absence de réel espoir.
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Extraits de l’intervention de clôture du « Printemps de l’éducation » de Créteil, le 29 mai 2010.
Il est temps de rappeler à tous que si nous, les humains, avons besoin d’école,
alors que n’importe quel chien porte dans ses gènes tout ce qu’il lui faut pour
vivre et se reproduire, c’est pour des raisons liées à ce qu’est un être humain.
Jean-Jacques Rousseau remarquait qu’un animal est à la naissance ce qu’il sera
toute sa vie et son espèce au bout de mille ans.
C’est bien pourquoi on arrose une plante, on dresse un animal, mais on éduque
un humain. Il ne s’agit pas de former en lui une capacité à répéter, reproduire ce
qu’on lui enseigne. Il s’agit certes de lui faire acquérir et intérioriser beaucoup
de choses qui existent déjà, mais de le faire en développant en lui la capacité et
le plaisir de chercher et inventer des choses nouvelles. Toute société moderne a
besoin d’une telle créativité, laquelle ne peut se former toute seule. La vie
familiale, les drames mêmes, contribuent depuis toujours à la formation d’une
passion de créer. Mais à l’échelle d’une société, c’est bien le système éducatif
qui peut y contribuer de façon décisive, et pour tous.
S’il ne s’agissait que de répéter, alors des logiciels, des ordinateurs et Internet y
suffiraient. Certes, si les comportements animaux sont pour l’essentiel transmis
génétiquement, les conduites humaines sont façonnées par l’intériorisation d’un
patrimoine culturel. « Chaque génération éduque l’autre », écrivait Emmanuel
Kant, mais il ajoutait aussitôt : « Il faut procéder socratiquement dans
l'éducation ». Socratiquement, cela signifie qu’il ne suffit pas de montrer à
l'autre quel chemin il doit prendre, mais il faut aussi former en lui la capacité à
trouver le bon chemin, à tracer lui-même le bon chemin, à force de
contradictions, d'étonnement, de prise de conscience de l'erreur, de désir d'en
sortir. C'est en marchant, donc en tombant, que l'on apprend à marcher. Le
patrimoine culturel n'est assimilé vraiment que par des pensées personnelles, des
volontés de penser, des désirs et des plaisirs de connaître et de créer.
Ainsi, tout véritable enseignement est d’abord contradiction avec l’autre, avec
soi-même, et remise-en-question. Sans tout cela il n’y a que mémorisation
passive, ennui et, s’il n’y a pas de véritable espérance sociale, grève de
l’apprentissage et rejet de l’école. C’est pourquoi, moins le milieu familial rend
familiers les savoirs découverts à l’école, plus il est nécessaire de créer les
conditions d’une telle intériorisation. Si l’école n’assure pas la réussite sociale et
qu’elle demande des efforts non accompagnés de plaisir, alors à quoi bon ? C’est
là un enjeu essentiel du combat contre les inégalités scolaires, parce que cela
entre de façon essentielle dans la formation de l’activité intellectuelle, de
l’initiative, de l’autonomie.
Or tout cela ne tombe pas du ciel : il y faut des effectifs compatibles avec cette
ambition, des enseignants formés au plus haut niveau à leur discipline mais aussi
formés à former les élèves et les étudiants. Sans la conscience de ce qu’éduquer
veut dire et suppose, on ne peut comprendre pourquoi nous avons besoin
d’enseignants : ils ont pour finalité de réussir ce qu’aucun logiciel, aucun
manuel de prêt à penser, aucun site internet, aucun QCM, aucun logiciel ne
peuvent obtenir. Je dis bien enseignants, et pas une simple présence humaine
face à des élèves, pas de simples étudiants aussi volontaires soient-ils. On ne
construit pas n’importe comment un véritable désir de savoir.