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Trends and developments

LUC BOLTANSKI • PASCALE MALDIDIER

Carriere scientifique, morale scientifique et vulgarisation*


&dquo;It semble que, daprs les idies refuesdans
le monde et la dcence sociale, it faut quun
prgire, un curi croie un peu pour neire pas
. hypocrite, ne soit pas s4r de son fait pour ngtre
pas intolrant. Le grand vicaire peut sourire d
un propos contre la religion, Ijvjque rire tout

d fait, le cardinal y joindre son mot.&dquo;


Chamfort, Maximes et pensœs.

1. Pratique de la wtgarisation et autoriti scientifique

A la condition de se donner, par decision de m6thode, une definition stricte-


ment relationnelle de Iactivit6 vulgarisatrice des scientifiques dont les produits
seraient d6finis par cela et par cela seulement quils sont soumis a un large
public contrairement aux produits de 1activite scientifique qui sadressent
ce public s6lectionn6 et limitd que constitue le groupe des pairs (ce qui

implique que lon exclue de la definition les caract6ristiques intrinsaques des

Ce travail repose sur une enquete par questionnaires et par entretiens (rdalis~e dans le
cadre du Centre de Sociologic Europenne a la demande de la DGRST) visant a ressaisir
les attitudes des scientifiques h 1egard de la vulgarisation. Cettc enquete qui sest d6roul6c
aux mois de janvier et fdvrier 1967 a portd sur un dchantillon de 200 scientifiques, 103 physi-
ciens et 97 biologistes appartenant a la recherche et A 1enseignement sup6ricur a Paris et
dans la region parisienne; il sagissait essentiellement de scientifiques attach6s A des labora-
toires du secteur public dependant des Facult6s des Sciences de Paris et dOrsay ou des orga-
nismes suivants : Centre National de la Recherche Scientifique, Coll~ge de France, Ecole
Normale Supdrieure, cole Polytechnique, Institut Pasteur, Museum National dHistoire
Naturelle, etc. Cet echantillon a dt6 obtenu par tirage au hasard a partir de la liste des ilec-
teurs du Comitd National de la Recherche Scientifique (publie dans le Bulletin officiel de
1Education Nationale de novembre 1966) qui regroupe tous les enseignants de facult6s et
tous les chercheurs du secteur public (repartis en 34 sections en fonction de la discipline).
11 dtait repr6sentatif de la population-mere sous le rapport de 1activite dominante (ensei-
gnement ou recherche), de la position dans la hi6rarchie professionnelle (attach6 de recherche

charge de recherche, etc.) et du sexe.


.

1. Ainsi rien ne sopposerait, en principe, à ce quun même écrit soit attribué à ces deux
catégories à la fois sil a été publié conjointement, par exemple, dans une revue spécialisée
et dans un hebdomadaire à grand tirage.

PP.

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contenus vulgarises), on voit que Iactivit6 vulgarisatrice des membres de


la communaut6 scientifique fournit un objet privil6gi6 pour une analyse des
m6canismes au moyen desquels un champ particulier ici le champ intellectuel, -

ou, plus pr6cis6ment, la fraction universitaire et scientifique de ce champ -


sauvegarde lint6grit6 de son ordre interne et impose ses lois propres sans
interdire 16tablissement de relations r6gl6es avec les champs sociaux qui
1englobent ou lui sont contigus 3. On sait, en effet, que la constitution progres-
sive de la science en tant que telle est &dquo;corr6lative de la constitution dun
champ intellectuel relativement autonome&dquo;, cest-a-dire dune institution
scientifique ayant autorit6 pour r6gler Ie recrutement et la carri~re dun corps
de sp6cialistes permanents et stipendi6s et pour discerner celles de leurs pro-
ductions qui appartiennent A la science 4; il sensuit que 1autonomisation pro-
gressive du champ intellectuel et la constitution de la vulgarisation action -

de diffusion visant a ouvrir Ie champ sur 1ext6rieur a mesure quil se renferme


sur lui-m8me -
comme pratique explicitement reconnue comme telle (le
terme apparait vers le milieu du 1 9e sic1e) 5 sont n6cessairement concomitantes.
On voit quon est en droit de poser que Iactivit6 vulgarisatrice ou exot6rique
des scientifiques ne peut etre dfinie que par rfrence leur activite proprement
scientifique ou 6sot6rique, ou, si lon pr6f~re, que seule 1existence dune insti-
tution scientifique poss6dant Ie monopole des jugements scientifiques rend
possible le partage, parmi les multiples produits de Iactivit6 des scientifiques,
entre ceux qui rcldvent de la vulgarisation et ceux qui relvent de la science.
Telle est bien, dailleurs, la d6finition de la vulgarisation quutilisent les
scientifiques. Tout se passe en effet comme si, interrog6s sur leur activit vulga-
risatrice, les scientifiques qui, pour un tiers environ (36 % de 1ensemble),
declarent avoir fait de la vulgarisation, faisaient appel, dans la grande majorite
des cas, h des crit6res sociaux pour la distinguer de leur activit6 proprement
scientifique; ainsi par exemple, lorsquils op8rent lattribution de leurs travaux
a lune ou Iautre classe, les scientifiques ou bien se laissent imposer une d6fi-
nition sociale de la vulgarisation en quelque sorte de 1ext6ricur et nomment
&dquo;vulgarisation&dquo; ceux de leurs icrits qui ont 6t6 publi6s dans des pdriodiques

2. Toute autre démarche et particulièrement la démarche inverse qui consisterait à ne consi-
dérer la vulgarisation que dans ses caractéristiques substantielles ne ferait sans doute appa-
raitre que les aspects les plus contingents et les plus arbitraires de la vulgarisation, et laisse-
rait échapper Ie principe unificateur qui gouverne des activités présentées habituellement
(particulièrement par ceux qui les exercent) dans leur diversité irréductible.
3. Ce travail sappuie sur la théorie du champ intellectuel développée par P. Bourdieu
notamment dans "Champ intellectuel et projet créateur", Les temps modernes, novembre
1966, pp. 866-906, et (en collaboration avec J.-C. Passeron) dans La reproduction, Paris,
Éd. de Minuit, 1970 (Coll. "Le sens commun").
4. Cf. P. Bourdieu et J.C. Passeron, La reproduction, 1 re partie, "Fondements dune
théorie de la violence symbolique", proposition 4, scolie 2.
5. Cf. G. Canguilhem, "Nécessité de la diffusion scientifique", Revue de lenseignement
supérieur 3, 1961, pp. 5-16.

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ou des collections qui se d6clarentexplicitement&dquo;de vulgarisation scientifique&dquo;


ou bien, dans les cas litigieux, rdinventent la d6finition sociale de la vulgari-
sation par le simple recours a Iopposition entre lint6rieur et 1exterieur et
pr6sentent comme relevant de la vulgarisation tous ceux de leurs travaux
qui nont pas dt6 produits dans le cadre ou A la demande de linstitution scien-
tifique : cela se voit tout particuli8rement dans les definitions quils donnent
de la vulgarisation orale, souvent plus difficile ~ caract6riser que la vulgari-
sation 6crite puisquelle ne soppose cette activit6 universitaire quest 1ensei-
gnement que par les conditions institutionnelles de son accomplissement et
le public extra-universitaire auquel elle sadresse.
Sachant que pour les scientifiques la vulgarisation ne peut avoir de definition
que negative comme si elle constituait une activite marginale et n6gligeable
ne poss6dant pas de statut nettement d6fini pour la communaut6 scientifique,
on peut se demander par quel paradoxe la pratique de la vulgarisation est la

plus forte chez les scientifiques situds au centre du champ intellectual, cest-
a-dire ceux dont la production 6sot6rique est 6galement la plus forte, qui
bnficient dun haut niveau de formation universitaire et occupent les grades
les plus 6lev6s de la hierarchic universitaire: ainsi, chez les enseignants, la
part des vulgarisateurs passe de 4,5 % pour les assistants A 33,5 % pour les
maltres-assistants, A 50 % pour les maitres de conf6rences, 4 85 % pour les
professeurs et, chez les chercheurs, de 22 % pour les attaches de recherche et
les charges de recherche, A 50 % pour les maitres de recherche, h 69 % pour
les directeurs de recherche. On ne peut attribuer ces variations a un simple
accroissement des chances de pratiquer la vulgarisation ~ mesure que saccrolt
la duree de la vie professionnelle si lon sait quh age equivalent la part des
vulgarisateurs est toujours plus forte parmi les scientifiques appartenant au
college A que parmi ceux qui appartiennent au college B 6. Ainsi, par exemple,
36 % des scientifiques ayant entre 35 et 40 ans qui appartiennent au college A
pratiquent la vulgarisation contre seulement 25 % de ceux qui, aux m8mes ages,
appartiennent au col]6ge B. L6cart saccroit encore aprds 40 ans, ceux des
scientifiques qui, pass6 cet age, appartiennent toujours au college B ne vulga-
risant que dans 33 % des cas contre 70 % pour ceux qui appartiennent au

6. Le collège A comprend les directeurs et les maîtres de recherche pour Ie CNRS, les
professeurs et les maîtres de conférences pour les Facultés des Sciences; de la meme façon,
le collège B est constitué par les attachés et les chargés de recherche dunc part, les assistants
et les maîtres-assistants dautre part. Pour certains grands établissements de recherche et
denseignement supérieur qui disposent de leur hiérarchie propre, différente de celle du
CNRS ou des facultés, on a respecté lors du codage des données le système déquivalences
retenu par ladministration du CNRS pour constituer la liste des électeurs du Comité National
de la Recherche Scientinque : par exemple, les directeurs, sous-directeurs, maîtres-assistants
et assistants au Museum ont été codés respectivement cn directeurs de recherche, maitres
de recherche, chargés de recherche, attachés de recherche. La distinction entre les deux collèges
est une distinction administrative mais elle correspond, semble-t-il, à des clivages réels à
lintérieur de la population des scientifiques, de sorte quil na pas paru inutile de la reprendre
pour simplifier lexposé des résultats.

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college A 7. En outre, a position 6quivalente dans la hi6rarchie professionnelle,


la part des vulgarisateurs est toujours plus forte chez les scientifiques dont la
formation universitaire est la plus haute: ainsi, les membres du college B dont
la formation universitaire est la plus haute (cest-A-dire qui sont titulaires de
Iagr6gation ou anciens eleves dune grande 6cole scientifique) 8 vulgarisent
deux fois plus que les autres (34 % contre 14 %). De m8me, 70 % des membres
du college A qui ont la formation la plus haute ont fait de la vulgarisation
contre 59,5 ~~ de ceux qui, au terme de leurs dtudes sup6rieures, ne possedaient
que la licence. Plus pr6cis6ment, alors que 23,5 % des attaches de recherche
agr6g6s ont eu une activite de vulgarisateur, 8,5 % seulement des attaches
de recherche licenci6s, dont 1age modal est pourtant plus 6lev6, ont pratiqu6
la vulgarisation. De m6me, alors que les charges de recherche agr6gds, qui
pour 89 % sont ages de moins de 35 ans, pratiquent la vulgarisation dans la
proportion de 33,5 %, les charges de recherche licenci6s, qui sont ages en
majorit6 de 35 ans ou plus (65 %), sont environ deux fois moins nombreux
h vulgariser.
Sil est vrai que les scientifiques vulgarisent dans une large mesure parce
quils sont sollicit6s pour le faire, et sont dautant plus souvent sollicit6s quils
occupent un grade plus eleve 9, it nen reste pas moins que, h statut equivalent,
les scientifiques sont dautant plus nombreux a refuser de vulgariser lorsquils
sont sollicit6s quils ont un niveau de formation moins eleve, cest-h-dire
quils sont investis dune autorit6 scientifique moins forte: alors que les mem-
bres du college A agr6g6s ou anciens 616ves dune grande 6cole et licenci6s
ont ete a peu pr~s dgalement sollicit6s pour pratiquer la vulgarisation (81 % et
78 %), la part de ceux qui ont refus6 passe de 13 % pour les membres du

7. Un dépouillement actuellement en cours de réalisation de différentes revues de vulga-


risation et qui, pour le moment, na porté que sur la revue Atomes vient confirmer par ailleurs
les résultats de cette enquête. En effet lanalyse systématique des articles publiés sur une
période de deux ans montre que les scientifiques (qui représentent eux-mêmes 71% des col-
laborateurs dAtomes) appartiennent pour 63,5% au collège A et pour 36,5% au collège B.
8. On na pris en compte dans la formation universitaire ni la thèse de 3e cycle ni la thèse
de doctorat dÉtat qui, acquises au cours de la carrière scientifique, sont des diplômes liés
à la vie professionnelle. Toutefois des réserves pourraient etre faites pour la thèse de 3° cycle
qui, de création récente, semble devoir se généraliser et concurrenccr peu à peu lagrégation.
Il nen reste pas moins quinclure la thèse de 3 e cycle dans la formation universitaire gêne-
rait la comparaison entre les diverses catégories de scientifiques en favorisant, sous le rapport
du niveau des diplômes acquis, les jeunes scientifiques au détriment des plus âgés qui, nayant
pu acquérir, au moment de leurs études supérieures, un diplôme qui nexistait pas encore,
sembleraient alors avoir une formation universitaire moins poussée que les premiers.
9. La part des scientifiques qui ont été sollicités pour participer à des entreprises de vulga-
risation passe de 13 % pour les assistants de faculté à 27 % pour les attachés et les chargés
de recherche au C N R S, à 78 % pour les maitres et directeurs de recherche au C N R S,
enfin à 90,5 % pour les professeurs de faculté. 60 % des scientifiques qui ont vulgarisé lont
fait à la demande dun organisme de vulgarisation, 10 % à la demande dun ami dans cet
organisme, la part de ceux qui ont été amenés à la vulgarisation par lintermédiaire dun
collègue ou de leur patron de recherche nexcédant pas 30 %.

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college A agr6g6s ou anciens 61~ves dune grande 6cole A 24 % pour ceux qui,
h leur entr6c dans 1enseignement superieur, navaient pas d6pass6 Ie niveau
de la licence; 1ecart est plus fort encore a lint6rieur du college B puisque 12%
des membres du college B d6tenteurs des diplmes les plus 6lev6s d6clarent
quils ont refus6 de vulgariser contre 29,5 % des licenci6s. De la meme fagon,
les membres du college A licenci6s expriment moins souvent lintention de
vulgariser que ceux dont le cursus universitaire a 6t6 plus prestigieux, 59,5 %
des premiers d6clarant, par exemple, quils accepteraient de participer a une
emission de radio ou de t6l6vision contre 66,5 % des seconds.
Si la pratique de la vulgarisation est dautant plus fr6quente quon s616ve
dans la hi6rarchie professionnelle, cest peut-etre que la vulgarisation constitue
une activit6 d6pourvue de lgitimit 10 parce quelle oblige celui qui 1exerce
a soumettre sa production aux jugements du public externe. En effet, tout
scientifique qui publie sa production proprement scientifique, sil la rend
publique en apparence, ne fait que la soumettre aux jugements de ses pairs
et b~n6ficie toujours, lors meme quil occupe, par son age et par ses titres,
une position excentrique dans le champ intellectuel, du soutien de 1institution
dans laquelle il est ins6r6 et dont il nest que le porte-parole (a la condition
toutefois que sa pratique scientifique soit, conformement aux normes en
vigueur dans la cite savante, accord6e a son rang) 11; bref, il jouit lorsquil
exerce son activit6 proprement scientifique de I ... autorit6 pr6alable et perma-
nente&dquo; qui lui est d6l6gu6c par linstitution scientifique 12 du seul fait de son
appartenance 16galement reconnue au corps des professionnels de la science.
A linverse, le scientifique qui vulgarise doit operer en son nom propre ou,
si lon pr6fdre, a ses risques et p6rits, puisquil nest, pour ce faire, ni delegue
ni mandat6 par Iinstitution scientifique; ainsi la vulgarisation 6chappant
au contrble direct de linstitution scientifique ne regoit sa signification que
de ceux qui la pratiquent et ne tire sa 16gitimit6 que de leur legitimite. Mais
les scientifiques qui vulgarisent engagent.neanmoins par leur acte linstitution
scientifique tout enti6re aux yeux du public ext6rieur. Il sensuit premirement
que seuls les scientifiques les plus consacrds, d6tenteurs dune sorte &dquo;dautorit6
pedagogique permanente&dquo; 13 saccordent le droit et le privilege de vulgariser
et acceptent dassumer les risques inhdrcnts ~ toute entreprise de vulgarisation
et, deuxi8mement, que linstitution universitaire d6l6gue objectivement pour
la representer a 1ext6ricur les plus consacres, les plus prestigieux et les mieux
int6grds de ses membres, ceux sur lesquels elle fait peser Ie plus fortement son
10. Sur lutilisation qui est faite ici du concept de légitimité, cf. P. Bourdieu, Un art moyen,
Paris, Éd. de Minuit, 1965, pp. 134-138 (Coll. "Le sens commun").
11. On pourrait sans doute montrer, sans trop de difficultés, que dans la cité savante
comme ailleurs, chaque âge a ses plaisirs, et quil est un temps pour les micro-études empi-
riques sur un sujet étroitement défini et un autre pour les grandes synthèses théoriques.
12. Cf. Bourdieu et Passeron, op. cit., 1 re partie, "Fondements dune théorie de la violence
symbolique", propositions 2 sq.
13. Ibid.

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contr6le, qui incarnent Ie plus fortement ses valeurs et qui sont le plus fortement
assujettis h ses normes. Ainsi, si la pratique de la vulgarisation est nettement
plus forte chez les scientifiques d6tenteurs du doctorat detat (52 % dentre
eux ayant vulgarise contre 24 % de ceux qui nont pas soutenu leur th6se)
cest, notamment, que la these marque une 6tape decisive de la carri~re scienti-
fique celle of le scientifique regoit la cons6cration du groupe tout entier -
-

dans la mesureof elle constitue une sorte de rite de passage grace h quoi le
scientifique, faisant reconnaitre de ses pairs, acquiert une existence offi-
en se
cielle au sein de la communautd scientifique qui lui donne le droit, cest-h-dire
la possibilite, a la fois objective et subjective, de vulgariser !~.
Cest dans la m8mc logique quil faut interprdter la demande s6lective des
organismes de vulgarisation qui, incapables par eux-memes de conf6rer une
autorit6 et une legitimite quelconques aux savoirs quils diffusent et divulguent,
cherchent h sassurer la collaboration des &dquo;scientifiques confirmes&dquo; par6s des
titres universitaires les plus prestigieux et pourvus dune autorit6 personnelle
incontestable. En effet, la &dquo;valeur&dquo; du scientifique dont on sest assure la
collaboration (mesur6e a sa position dans la carri~re) garantit aupras du public
la qualite de linformation transmise et, par Ih meme, le serieux de lorga-
nisme qui la transmet et de ceux qui en sont responsables; coinme le declare
le r6dacteur dune importante revue de vulgarisation: &dquo;Les articles de fond
sont toujours commands des collaborateurs ext6ricurs qui sont toujours
des spdcialistes confirm6s, des gens qui ont une connaissance de premi6re
main de ce dont ils traitent. Les articles de fond sont faits par des patrons, par
exemple des maitres de recherche ou des directeurs de recherche au CNRS...
Je me suis rendu compte quil fallait des scientifiques confirmds dans la carri6re
scientifique pour plaire au public que je voulais toucher&dquo;.
La nature extra-professionnelle de la vulgarisation et son caract6re ill6gitime
napparaissent jamais aussi bien aux yeux des scientifiques que lorsquune
r6mun6ration leur est propos6e. Sil en est ainsi, cest peut-Etre que le salariat
ou, mieux, le fonctionnariat constituent les signes ext6rieurs les plus dvidents
du lien qui attache lindividu a linstitution qui lui ddl~gue son autorite :
la perception r6guliare dun salaire dont limportance ne depend ni de la quan-
tit6 ni de la qualit6 du travail fourni (il est perqu, par exemple, durant les
pdriodes dinactivit6 ou de vacances) et qui augmente rdguli6rement au cours
de la vie sans que le travail fourni saccroisse pour autant, conduit en effet
les scientifiques (et plus g6n6ralement les universitaires) a scotomiser la rela-
tion entre leur activite intellectuelle et leurs gains si bien que leur salaire est
souvent perqu comme une sorte de rente ou de pension que leur conc6derait

14. Un jeune scientifique déclare ainsi : "Je publierais dans Atomes et Sciences et avenir
si javais la qualification nécessaire. Ceux qui y publient ont une qualification bien supé-
rieure à la mienne. Si javais le doctorat je serais moins hésitant" (physicien, assistant.
35 ans).

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linstitution pour leur permettre de se consacrer a leur activit intellectueIle Is.


Aussi la perception dune r6mun6ration offerte par un organisme ext6rieur en
6change dun produit de leur activite intellectuelle rappelle-t-elle a des scienti-
fiques que tout dans leur formation et leur condition incite h ne mesurer la
-

valeur de leur production quh Idtalon de la valeur intellectuelle (tenue pour


la valeur universelle), autrement dit a la juger &dquo;sans prix&dquo; la destination -

exot6rique de ce produit qui, simple valeur d6change, doit Etre offert sur un
march6 et consomme par un public 16. Pour ces differentes raisons, lintention
de faire de la vulgarisation b6n6vole, de pr6f6rence A lusage dun public popu-
laire, est dautant plus forte quon descend dans la hi6rarchie scientifique
ou, si lon prefere, quon s61oigne du centre du champ intellectuel 117, comme si
lexercice dune vulgarisation b6n6vole et altruiste att6nuait aux yeux des scien-
tifiques les moins 16gitim6s A vulgariser le caract6re ill6gitime de la vulgari-
sation : on declare ainsi ne pas etre &dquo;tellement habitu6 h travailler pour de
1argent, mais a travailler gratuitement dans les neuf dixi6mes des cas&dquo; ou
encore que &dquo;cela ne vaut pas la peine de faire de la vulgarisation pour de 1ar-

gent&dquo;..

2. Pratique de la vulgarisation et carriire scientifique

Si la communaut6 scientifique contrble strictement Iactivit6 exot6rique de


ces membres, cest sans les soumettre pour autant a des r6gles impos6es de
1ext6rieur parce quelle agit,sur eux par lintermdiaire de leurs int6r8ts parti-
culiers de sorte que la contrainte quelle leur impose prend pour chacun dentre
eux la forme dune discipline librement consentie visant a maximiser les profits
individuels, la r6gulation g6n6rale ne se rdalisant jamais autrement que par le

15. Tout se passe comme si la communauté scientifique (et peut-être plus généralement
la communauté intellectuelle) évacuait, au moins symboliquement, la question de la valeur
économique des produits de lactivité intellectuelle dont la divulgation, ou la distribution,
nest jamais assimilée à la simple mise en vente dun produit sur un marché. Aussi nest-il
peut-être pas exagéré de voir dans le type de relation que les intellectuels entrctiennent
avec la monnaie — soit, pour aller vite, dans lensemble des comportements et des attitudes
qui se réclament de léthique du désintéressement —
un indicateur privilégié de ce qui
constitue la spécificité du champ intellectuel et de ce par quoi il se distingue des champs
économiques. administratifs ou politiques.
16. Parce que la vulgarisation se définit essentiellement par la relation entre ceux qui la
produisent et ceux qui-la consomment, lanalyse de la production de vulgarisation ne pourra
être menée à terme que lorsquelle sera prolongée par une étude (actuellement en cours de
réalisation) du marché de la vulgarisation.
17. Lintention de faire de la vulgarisation bénévole passe de 12,5 % pour les membres du
collège A qui ont une formation dagrégés ou de diplômés de grandes écoles à 25 % pour les
membres du collège A licenciés, à 31 % pour les membres du collège B qui ont une forma-
tion supérieure à la licence, enfin, à 43,5 % pour les membres du collège B licenciés.

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jeu dune multitude dauto-r6gulations et, plus pr6cis6ment, dauto-r6gula-


tions des carri6res 18. On peut interpr6ter, en effet, les diff6rentes &dquo;strategies&dquo;
que les scientifiques mettent objectivement en ceuvre dans le d6roulement de
leur carri6re comme autant defforts pour accroitre leur raret6 (cest-h-dire,
mutatis mutandis, leur valeur) relativement aux autres membres de leur groupe
dorigine ou dappartenance. Cet accroissement de raret6 procade de 1acqui-
sition de marqueurs sociaux grades universitaires et travaux scientifiques
- -

dont les titulaires sont de moins en moins nombreux a mesure quon seleve
dans la hi6rarchie professionnelle, si bien quil peut etre represente sous la
forme dune ascension sur une double 6chelle 6chelle continue (si lon
-

excepte cette rupture que constitue la these) de la production scientifique,


6chelle discontinue des grades universitaires dont les barreaux se r6tr6ci-
-

raient a mesure que Ion passe des 6chelons infdrieurs aux echelons sup6rieurs.
Cette ascension, corr6lative dun mouvement de translation dans le champ
intellectuel des marges vers le centre (lo sommet de 1echelle des grades uni-
versitaires coincidant avec le centre du champ), exige que Ion conqui8re des
groupes dont les membres sont dautant plus fortement s6lectionn6s quon
seIeve dans la hi6rarchie professionnelle (A linversc de I&dquo;acteur, par exemple,
dont la r6ussite procede de la conquete dun public de plus en plus 6tendu).
Elle doit, en outre, se faire &dquo;dans les temps&dquo;, la duree de chacun des parcours
6tant r6gie par des normes strictes comme si les scientifiques r6glaient le d6rou-
lement de leur carriere en cherchant soit a Iacc6l6rer soit a la freiner et ajus-
taient la perception quils ont des cursus professionnels de leurs collegues par
reference implicite a une sorte de d6finition sociales fortement int6rioris6c de la
&dquo;bonne carriere&dquo; 19 ou, si lon pr6f6re, de la carri6re normale cest--dire
modale; aussi chaque individu se doit-il de parcourir les 6tapes de la carri6re
scientifique a une allure dfinie qui depend essentiellement de 1acceleration

18. Pour toute cette partie et, particulièrement, pour ce qui conceme les mécanismes de
la carrière universitaire, cf. P. Bourdieu, L. Boltanski, Y. Delsaut et M. de Saint Martin,
Facteurs de changement et forces dinertie dans le systeme scolaire, Paris, Centre de Socio-
logic Européenne, 1970 (cahier ronéotypé).
19. Comme lont montré H.S. Becker et A.L. Strauss, dans la plupart des organisations,
la carrière la plus rapide nest pas nécessairement la plus désirable. Il existe, en effet, le plus
souvent, des normes concernant le rythme auquel les étapes de la carrière doivent etre par-
courues et des moments particuliers auxquels il est préférable dabandonner une position
pour une autre : "limportance accordée à la mobilité ascendante dans le système de valeurs
américain
—
écrivent Becker et Strauss
—

ne doit pas faire oublier que nimporte qui ne


souhaite pas atteindre le plus haut niveau ni sélever le plus rapidement possible dans la
hiérarchíe. Linfluence de mécanismes formels et informels attache à certaines positions
ceux qui les occupent [...] Lorsque la carrière est fortement institutionnalisée, les étapes
doivent en être parcourues à une allure définie. Une des fonctions les plus cachées du respon-
sable est de fournir à ses favoris des informations sur les étapes de la carrière et lallure à
laquelle elles doivent être parcourues" (cf. H.S. Becker et A.L. Strauss, "Careers, person-
ality and adult socialization", American journal of sociology 62 (3), 1956, pp. 253-263).

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que lui ont fournie a 1entr6e dans la vie professionnelle son type de formation
et le niveau dinstruction quil a atteint 20.
On comprend, dans ces conditions, que 1exercice dactivit6s exot6riques et,
plus pr6cis6ment, la production dœuvres intellectuelles a usage externe cest-h-
dire soumises au jugement dun large public etranger a la cite savante ne serve
en rien les int6r8ts professionnels dun jeune scientifique parce quelle naccroit

pas sa raret6 relative a I&dquo;int6rieur du champ intellectuel et ne concourt done pas


a augmenter sa valeur relativement aux autres membres de son groupe dapparte-
nance ou dorigine 21. En outre, la manifestation dun int6r8t trop 6vident pour
la vulgarisation quand elle est le fait dun scientifique non consacre, risque
detre tenue pour suspecte zz par la communaut6 scientifique qui sera tent6e
dy voir une tentative d6lib6r6e pour obtenir la reconnaissance du public
cultiv6 avant celle des pairs et pour modifier ainsi, de fa~on ill6gitime cest--
dire en se soustrayant au pouvoir de 1institution scientifique, la pente de la
trajectoire qui conduit des 6chelons les plus.bas aux echelons les plus 6lev6s
de la carriere scientifique ou si lon pr6f6re, pour accroitre la vitesse de la trans-
lation dans Ie champ intellectuel: &dquo;Certains de nos jeunes coll6gues essaient
de se faire mousser par la radio, la t6I6vision, pour avoir de Iavancement, et je

20. Les scientifiques qui ont le niveau de formation le plus élevé sont favorisés dans leur
carrière dans Ia mesure meme où ils bénéficient dune promotion professionnelle plus rapide :
ils sont, à statut professionnel équivalent, beaucoup plus jeunes que ceux qui ont un niveau
de formation égal à la licence. Ainsi, dans le collège A, 21 % des licenciés ont un âge infé-
rieur à 41 ans pour 43,5 % des agrégés et diplômés des grandes écoles. De même, dans le
collège B, 43,5 % des premiers ont moins de 30 ans pour 65 % des seconds. La formation
universitaire détermine donc des types de carrières qui ne sont pas identiques pour tous
les scientifiques et qui sont définis par des trajectoires différant tant par leur durée propre
que par les étapes quelles empruntent. Ainsi, plus précisément, alors que 82,5 % des attachés
de recherche agrégés ou anciens élèves dune grande école sont âgés de moins de 30 ans,
ce nest Ie cas que de 58,5 % des attachés de recherche titulaires de la licence au moment de
leur entrée dans la recherche. De la même façon, alors que 6 % seulement des attachés de
recherche qui ont un niveau de formation supérieur à la licence ont plus de 35 ans, cest le
cas de 22 % des attachés de recherche licenciés.
21. "Le fait décrire des articles ou des ouvrages de vulgarisation scientifique na aucune
influence sur le cours de la carrière universitaire dun scientifique; car la vulgarisation nest
pas considérée sérieusement par ses collègues; quil fasse de la vulgarisation ou quil joue
au bridge, cest la même chose pour eux; de toutes façons Ie jugement universitaire porte
sur les recherches effectives, non sur les ouvrages de vulgarisation" (physicien, professeur,
ancien élève de lÉcole Polytechnique, doctorat, 41 ans).
22. Étudiant les comportements professionnels des chimistes et, plus particulièrement,
leurs attitudes à légard de la carrière, A.L. Strauss et L. Rainwater ont montré que les
promotions professionnelles sont fortement valorisées et apportent à ceux qui en bénéficient
dimportantes gratifications lorsquelles apparaissent aux yeux de la communauté scienti-
fique comme la consécration des qualités scientifiques et de la réussite professionnelle
mesurée, par exemple, au nombre et à limportance des publications. Au contraire, la promo-
tion professionnelle apporte peu de gratifications à celui qui en bénéficie lorsque le groupe
des pairs la tient pour le resultat direct de lintrigue et de la manipulation ou, plus générale-
ment, dun effort délibéré et systématique (cf. A.L. Strauss et L. Rainwater, The professional
scientist, a study of American chemists, Chicago, Ill., Aldine, 1962, pp. 116-123).

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trouve cela abominable. Ainsi jh6site vulgariser dans ces conditions&dquo; (biolo-
giste, maitre de recherche, 53 ans) 23. II sensuit que la part de son temps
(n6cessairement limit6) et de ses efforts quun scientifique peut consacrer A
son activite exot6rique est une fonction de sa raretd (ou, ce qui revient au

m8mc, de sa position dans Ie champ intellectuel), Iacquisition pr6alable de


raret6 6tant, en quelque sorte, la condition permissive de Iactivit6 vulgarisa-
trice ; cest pour cette raison, notamment, que, a niveau hidrarchique identique,
les scientifiques dont la formation de depart est la plus 6lev6e (qui sont issus
dunc grande 6cole, par exemple) cest-h-dire dont la raret6 est la plus forte ou,
si lon prefere, dont la probabilite dapparition, particuli6rement aux niveaux
inf6rieurs de la hierarchic, est la plus faible, vulgarisent plus souvent que leurs
coll~gues moins diplbm6s; ou encore que les scientifiques les plus dipl6m6s
.
sont ceux qui ont commence a vulgariser le plus tOt 24 comme si la possession
dun diplme de haut niveau et Iassurance dune carri6re prestigieuse et
rapide les autorisaient h anticiper sur le statut qui sera plus tard le leur et qui
est en quelque sorte virtuellement inscrit dans leur statut actuel.
Mais a mesure quun scientifique op6re un mouvement de translation des
marges vers le centre du champ intellectuel, sa raret6 relative se mesure par
rdfdrence a des groupes composes dindividus eux-memes de plus en plus rares
sous le rapport du grade universitaire ou sous celui de la quantit6 et de la

qualite de leur production dsotdrique si bien que 1exercice dactivitds exot6-


riques peut avoir pour fonction objective daccroitre sa raret6 relativement
aux autres membres du nouveau groupe dappartenance. Cela vaut, tout
particuli6rement, pour les scientifiques qui sont proches du centre du champ
intellectuel et qui abandonnent derriere eux une œuvre scientifique quil nest
plus temps dachever ou de prolonger, bref qui ont atteint ce qui, selonlun
des scientifiques touch6s par 1enquete, forme la &dquo;piriode acaddmique de la
carri6re&dquo;. Autrement dit, la translation dun scientifique des marges vers le
centre du champ intellectuel, qui a pour consequence de modifier les caract6-
ristiques du groupe par reference auquel il apprdcie sa propre raret6, 1invite
a souvrir, comme on dit, au monde ext6ricur, cest--dire porter ses regards
vers les autres fractions des classes dominantes (dont sa translation vers le
centre du champ intellectuel Ia rapproch6) et vers les individus qui les compo-
sent, d6tenteurs des pouvoirs administratifs, 6conomiques ct politiques; ce
mouvement de translation le conduit corr6lativement a pr8ter attention A
la position p6riph6rique du champ intellectuel A lint6rieur des classes domi-
nantes, position quil sinterdisait de percevoir alors que tous ses regards

23. Les scientifiques du collège B, lorsquils vulgarisent, reçoivent moins souvent lappro-
bation de leurs pairs que les membres du collège A : alors que Ie jugement des collègues
est favorable dans 46 % des cas pour les scientifiques du collège A, il ne lest que dans 33,5 %
des cas pour les membres du collège B.
24. Ainsi, 38 % des membres du collège A agrégés ou diplômés dune grande école ont
vulgarisé pour la prcmière fois entre 25 et 29 ans contre 17,5 % seulement des membres du
collège A licenciés.

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6taient focalis6s vers le centre de ce champ 25. Aussi 1accroissement de la


pratique de la vulgarisation a mesure quon s61~ve dans la hi6rarchic profes-
sionnelle, loin de constituer un comportement isol6, nest-il peut-Etre quun
indicateur parmi dautres du degr6 dexot6risme atteint par un scientifique
qui peut sexprimer A travers une constellation dactivit6s h6t6roclites en
apparence,, dordre administratif, politique, 6conomique, journalistique ou
simplement mondain. Ainsi, les membres du college A ont beaucoup plus de
relations extra-professionnelles que les membres du college B (27% des mem-
bres du college A, par exemple, ont une connaissance personnelle de journa-
listes scientifiques contre 18% des membres du coll6ge B). De la memo fagon,
its occupent 1ext6rieur du champ scientifique des fonctions leur assurant un
certain pouvoir administratif ou 6conomique et par la une insertion dans
dautres champs beaucoup plus frdquemment que les membres du college B
(21,5% dentre eux sont par exemple conseillers techniques dans le secteur
prive contre 4,5% des membres du college B). On pourrait sans doute v6rifier
6galement quiI en va des comportements politiques comme de la pratique de
la vulgarisation, cest-a-dire quils sont r6serv6s 4 ceux qui b6n6ficient dun
statut scientifique 6lev6, et montrer que les chances pour un universitaire de
prendre position de fa~on officielle sur les problemes du temps, par exemple
en signant des p6titions, croissent avec son rang dans la hi6rarchie de sorte

que le type id6al du scientifique de haut rang h forte activite exotdrique sin-
carnerait dans le personnage du &dquo;prix Nobel&dquo; dont 1excellence scientifique
est incontest6e et dont les travaux sont aussi les plus largement divulgu6S 26.
Ces activit6s externes visent toujours, en derni6re analyse, pour un scienti-
fique de haut rang, a accroitre sa raret6 relative en 6tendant sa renommde au-
del des limites du champ intellectuel, bref a faire la conquete de nouvtaux
publics. Ces nouveaux publics peuvent 8tre compos6s dindividus de plus
en plus rares mais par rEfErence dautres champs: tel est le cas, par exemple,

lorsquun scientifique consacr6 accepte des responsabilit6s administratives,


dconomiques, voirc politiques ; il peut sagir au contraire de publics de plus
en plus dtendus, depuis ce que lon a coutume dappeler le &dquo;public cultiv6&dquo;

5. Sur les relations, à lintérieur des classes dominantes, entre les professions proprement
2
intellectuelles et les professions entraînant la détention dune part du pouvoir économique,
administratif ou politique, cf. P. Bourdieu, Y. Delsaut et M. de Saint Martin, Les fonctions
du système denseignement, classes préparatoires et facultés, Paris, Centre de Sociologie
Européenne. 1970, pp. 7-29 (cahier ronéotypé).
26. Une enquête américaine auprès des scientifiques lauréats du prix Nobel met ainsi
en évidence les conséquences quimplique la notoriété pour les lauréats de ce prix dont
lactivité scientifique décroît au profit dactivités purement sociales qui peuvent être aussi
bien la participation à des cérémonies à caractère mondain — telles que diners, signatures
dautographes les interviews pour les journaux, la radio, la télévision, la rédaction dar-
—

ticles de vulgarisation ou même de récits autobiographiques que la participation à des activités
et des décisions politiques importantes (cf. sur ce point, H. Zuckerman, "Nobel laureates
in science : Patterns of productivity, collaboration and authorship", American socio-
logical review 32 (3), juin 1967, pp. 391-403).

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(cest--dire les membres marginaux du champ intellectuel ou les membres des


autres fractions des classes dominantes) jusquau &dquo;grand public&dquo; attir6 par
la vulgarisation (dont on sait, par ailleurs, quil se recrute essentiellement dans
les classes moyennes) 17. Tel est le cas lorsquun scientifique consacre une part
non n6gligeable de son temps ~ des entreprises de vulgarisation, journalisme,
interviews, confdrences, etc. Sil est vrai que ces deux &dquo;strategies&dquo; (qui ne
sont dailleurs pas absolument incompatibles puisque la conquete dun public
rare dans un champ particulier exige souvent 4 titre de pr6alable 1accession
a. une sorte de renomm6e diffuse qui passe par la reconnaissance du public
cultiv) 28 sont de force in6gale et conduisent plus ou moins loin dans la voie
de la r6ussite sociale, il nen reste pas moins quelles participent, profond6ment,
de la meme logique. ,

On comprend, dans ces conditions, que le type de vulgarisation que pra-


tiquent habituellement les scientifiques confirm6s fasse moins de place a la
diffusion des principes fondamentaux ou encore de 1histoire dune disci-
pline ce qui aurait pourtant une fonction proprement p6dagogique quh
- -

la diffusion ou, si lon pr6f~re, la divulgation des travaux qui ont fait leur
reputation. Un scientifique declare ainsi : &dquo;Jai toujours fait de la vulgari-
sation sur des sujets sur lesquels javais, au moins en partie, travaiII6, qui
avaient toujours un rapport direct avec mon travail de recherche; je nai
jamais fait de la vulgarisation pour faire de la vulgarisation&dquo; (biologiste,

27. Une étude actuellement en cours de réalisation sur les publics de différents organes
de vulgarisation scientifique et notamment sur le public de la revue Science et vie montre
que ce sont principalement les membres des classes moyennes et en particulier les techniciens
qui manifestent Ie plus dintérêt pour la vulgarisation scientifique.
28. "Si je publie dans Sciences, cest pour ma publicité personnelle, ce nest pas pour faire
une communication scientifique originale, mais cest parce que je pense quil est utile de le
faire pour obtenir des crédits de recherche [...] Jaccepterais de participer à une emission de
vulgarisation scientifique à la radio comme à la télévision, à condition que ce soit mon
domaine et que je dispose de suffisamment de temps pour me faire de la publicité et obtenir
ainsi des crédits. Cela ne viserait pas le pauvre téléspectateur, mais linspecteur des Finances
[...]Ce nest pas de linformation, cest de la politique" (physicien, professeur, ancien élève
de lÉcole Normale Superieure, 34 ans).
Invités à choisir sur une liste les quotidiens et les hebdomadaires auxquels ils accepteraient
daccorder une interview, les scientifiques touchés par lenquête mentionnent le Monde
dans 92 % des cas, le Nouvel Observateur dans 69 % des cas, lExpress dans 50 % des cas,
Paris-Match dans 30 % des cas, et enfin France-Soir et le Parisien Libéré dans respectivement
18 % et 6,5 % des cas. Sans prétendre établir un lien direct de cause à effet, on notera que ces
différents journaux se hiérarchisent de façon identique si lon considère la part relative des
membres des classes supérieures dans leur public. Ainsi, une enquête réalisée en 1968 par
le Centre dÉtude des Supports de Publicité montre que la part des lecteurs originaires des
classes supérieures passe de 36,9 % pour Ie Monde à 33,1 % pour le Nouvel Observateur, à
30,5 % pour lExpress, à 15,1 % pour à 13,8 % pour France-Soir, enfin à 5,1 %
Paris-Match,
pour le Parisien Libéré. Tout se passe comme si les scientifiques, lors même quils invoquent
en priorité, pour justifier leurs choix, Ie niveau, la qualité et le souci dexactitude des diffé-
rents organes de presse, mettaient en œuvre une sorte de connaissance intuitive des publics
quils ont intérêt à toucher et à conquérir.

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professeur, 55 ans). Vulgarisation au moindre cout, puisquelle sexerce dans .

un domaine parfaitement familier, la divulgation des travaux personnels


apporte en .outre a un scientifique des gratifications tr6s fortes dans la mesure
oii elle lui permet, sous apparence de servir la science en la faisant connaitre
et reconnaitre par la masse des profanes, de se faire connaitre, reconnaitre
et honorer. Lexploitation maximale des privileges dus au statut peut m8me
parfois consister a ne pas vulgariser soi-meme directement ses propres travaux,
mais a sen remettre au vulgarisateur professionnel ou au jeune collaborateur ~:
&dquo;Pour certains scientifiques declare ainsi un journaliste
-
si vous citez -

Ie professeur X et ses collaborateurs, il vous dit de barrer et ses collabo-


rateurs. Dautres vous rendent le texte quils ont relu en ajoutant la liste de
leurs publications et en truffant votre texte de references a leurs travaux. Ce
sont en general les plus connus qui font ga. Mais ce nest pas un trait dominant
du milieu&dquo; (journaliste de Sciences et avenir). Cest dans cette logique quon .

doit interpreter 1accroissement important de la part des scientifiques qui se


sont fait interviewer quand on passe du college B au college A (16% des
membres du college B declarant avoir requ des journalistes pour 42% des
membres du College A), car linterview constitue peut-etre la technique la
plus subtile dauto-divulgation dans la mesure ou elle permet de se faire con-
naitre a 1ext6rieur sans donner limpression que lon recherche deliberement
et syst6matiquement la notoriete et poss6de donc tous les avantages de la
vulgarisation sans en avoir les inconv6nients ~.
En effet, les activit6s exot6riques des scientifiques doivent, pour les servir,
etre toujours exercees avec mesure, cest-a-dire conformdment aux normes
de linstitution scientifique et etre ajust6es a la position occupe dans le champ
intellectuel, cest-h-dire proportionn6es a la force avec laquelle le d6tenteur

29. "Jai refusé pour des questions dencombrement. Jai essayé de me décharger sur les
plus jeunes, sans beaucoup de succès. Par exemple, jai refusé de ré-écrire un Que sais-je
sur [...]; jai quand même trouvé quelquun pour Ie faire à ma place" (biologiste, professeur,
61 ans). Les patrons ont tendance à confier un travail de vulgarisation de préférence aux
jeunes scientifiques qui sont passés par la même école queux. De même certaines "piges"
passent de main en main selon Ie meme principe des affiliations scolaires : ainsi, il semble
que les Normaliens soient particulièrement nombreux à avoir publié dans la revue Nucléus
ou à avoir été sollicités pour Ie faire.
30. Il existe sans doute toute une série de procédés subtils, dont lutilisation est dautant
plus fréquente quon occupe un rang plus élevé dans la hiérarchie scientifique, qui visent à
attirer Iattention des journalistes sur sa personne sans transgresser en apparence les normes
de la cité savante ni manquer aux règles de la bienséance universitaire : "Il marrive souvent
déclare un journaliste scientifique
— —
davoir des appels du pied dun centre scientifique
ou dun hôpital. Il faut beaucoup de discernement pour juger si cest ou non valable. La
publicité peut se faire de façon subtile. Par exemple il y a un congrès international de cher-
cheurs qui a lieu tous les trois ans. Cette année, il est à Paris; les scientifiques français ont
intrigué pour que ça se passe chez eux; ça leur fait de la publicité. On invite alors toute la
presse. Si cest très spécialisé, on invite seulement les journalistes scientifiques sérieux : une
demi-douzaine, ou deux, ou trois. Les gens invités sont flattés, doù préjugé favorable à
légard de celui qui invite" (Ingénieur faisant du journalisme).

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de cette position subit 1attraction de ce champ, faute de quoi ils risquent


d6chapper a 1attraction du champ intellectuel ou, dans un autre langage,
detre exclus, au moins symboliquement de Ia communaut6 scientifique.
Cette exclusion sexprime par une multiplicit6 dindice3 parcellaires allant de
la raillerie discrete au m6pris affich6 de sorte que la crainte de se voir tourn6
en ridicule ou, m6me, de voir Ie discr6dit jete sur leurs travaux proprement

scientifiques conduit les scientifiques hL pratiquer une sorte dauto-censure


dautant plus rigoureuse quils sont situ6s plus bas dans la hierarchic profes-
sionnelle. 11 sensuit quun scientifique, quelle que soit sa position dans le
champ intellectuel, ne peut ecrire nimporte quoi, nimporte quand et dans
nimporte quel organe de vulgarisation; tout se passe comme sil devait
maintenir sa production exot6rique a son niveau optimum (qui varie lui-meme
.

selon la position du scientifique dans le champ intellectuel), cest-a-dire au


point d6quilibre of elle accroit sa valeur par reference aux membres de son
groupe dappartenance sans pour autant mettre en danger sa position dans
la cite savante en portant atteinte?t son prestige ou, pire, sans risquer de Iarracher
a Iattraction du champ intellectuel: &dquo;Si Ie type en fait trop, on se dit: celui-
IN, il ne fait plus que ga, ce nest pas un scientifique&dquo; (physicien, maitre de
conf6rences, 33 ans) 31. Le souci d tablir des relations exotriques li6 la crainte
de se voir d6consid6rer par la communaut6 scientifique peut conduire certains
jeunes scientifiques a pratiquer la vulgarisation avec le moins de publicite
possible, 44,5% des membres du coll6ge B qui ont vulgarise nen ayant pas
parl6 dans leur laboratoire pour 33,5% des membres du College A; de la
m8me fagon, la vulgarisation sous une forme purement orale qui, selon 1aveu
meme de lun dentre eux, &dquo;ne laisse pas de traces, a la diffdrence des articles
ou de tout autre 6crit&dquo; ou, mieux, la production darticles de vulgarisation ou
de chroniques de la vie scientifique qui, pratiqu6e dans lanonymat, leur permet
de se constituer sans trop de risques des relations A 1ext6ricur-du champ scien-
tifique, et entre autres, de se prdsenter comme les repr6sentants de la jeune
science, ont nettement leurs pr6f6rences: cest ainsi que 1analyse, sur une
p6riode de deux ans, des articles publits par les scientifiques dans la revue
Atomes montre que, A la diffrence des membres du colli3ge A qui dans ]a
quasi-totalit6 des cas signent leurs articles, plus de la moiti6 des scientifiques
du coll8ge B (53%) qui ont 6crit dans cette revue ont utilise un ou meme,

31. Ce thème revient très fréquemment dans le discours des scientifiques qui ne peuvent,
semble-t-il, évoquer la vulgarisation sans réactiver du même coup les normes sociales qui
règlent et limitent son exercice : "Écrire un ou deux articles de vulgarisation, cest très bon.
En écrire tous les mois, cest négatif, en écrire beaucoup est négatif. Si jen écris un dans la
revue de la Faculté des Sciences, on se dit : Ce pauvre X sest laissé taper dun article.
Si jen écris régulièrement, on dit : Ce pauvre type ne fait que ça (physicien, professeur,
34 ans). "Si le type qui écrit na pas de situation très assise, il y aura des gens pour le couvrir
de sarcasmes. Sil est bien installé, les sarcasmes seront muets ou ce seront les clins dœil :
Ah! il se fait de la pubticite !Si cest un jeune chargé de recherche qui se fait interviewer
à la télévision, on fera des réflexions; si cest un patron, on les gardera pour soi" (biologiste,
directeur de recherche, 45 ans).

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parfois, plusieurs pseudonymes. Cest aussi dans la meme logique que les
membres du coll8ge B ddarent quils pr6f6reraient, sils devaient vulgariser,
le faire sans que soient divulgu6s leur nom ou celui de leur laboratoire (34%
dentre eux contre 26% des membres du college A). Lexclusion hors
du champ intellectuel est redout6c car elle ne peut, dans la grande majorite
des cas, quentrainer une perte brutale de raret6 ccst-h-dire de valeur. En
effet, la valeur acquise par reference au champ intellectuel nest pas automa-
tiquement ni n6cessairemcnt transposable dans un autre champ parce que le
champ intellectuel occupe lui-meme une position p6ripb6rique a lint6ricur
des classes dominantes, la rentabilit6 sociale des activit6s exot6riques 6tant
dautant plus forte que lon poss6de une valeur pr6alable dans un champ
autre que le champ intellectuel, pour le moins un capital de relations sociales:
on comprend, dans ces conditions que, parmi les scientifiques confirm6s, lag

part de ceux qui ont vulgarise soit dautant plus forte que leur origine sociale
est plus forte puisquelle passe (dans le coll6ge A) dc 50% pour ceux qui sont
originaires des classes populaires a 60% pour ceux qui sont originaires des
classes moyennes, a 70% pour ceux qui sont issus des classes sup6ricures.
La situation des scientifiques que des activit6s exot6riques d6placdes, 6tant
donn6 leur rang, ont relegues aux marges du champ intellectuel, porte temoi-
gnage de la perte de valeur quengendre de tels manquements aux normes de Ia
communaut6 scientifique. Les scientifiques touch6s par 1enquete chez qui
on observe une activit6 de vulgarisation intense, sinon reguli8re, tendant m8me
parfois a 6galer celle des vulgarisateurs professionnels sont, pour la plupart,
d6savou6s par la communaut6 scientifique sans avoir acquis pour autant une
grande notoridt6 ou un grand prestige externe. II sagit habituellement de scien-
tifiques qui ne b6n6ficient pas dun niveau de formation lev qui, quoique
relativement ages, appartiennent encore au college B et nont que de faibles
chances dacceder un jour au college A, mais aussi parfois de scientifiques
appartenant au college A (ils sont par exemple maitres de recherche au CNRS)
qui, ayant atteint la position la plus 6lev6c a laquelle ils pouvaient pr6tendre
apr6s une carri6re lente, ont abandonn6 la recherche scientifique pour devenir
des sortes dadministrateurs ou meme de semi-vulgarisateurs 32. On peut se
32. On citera, par exemple, Ie cas dun biologiste, maitre de recherche, âgé de 47 ans,
dont lactivité de vulgarisation est à peine différente de celle des professionnels tant par sa
fréquence et sa régularité que dans ses modalités et ses fins explicites : invité à indiquer
lensemble de sa production en matière de vulgarisation scientifique, il fait état également
de sa production ésotérique sans chercher à la distinguer de sa production exotérique ("187
publications dont 66 pour le CNRS") et précise quil écrit pour Ie grand public (France-
Soir, La vie des bêtes, Points de vue - images du monde, Naturalia, Science et nature), publiant
même régulièrement dans plusieurs de ces revues. Il déclare en outre faire des reportages
comparables, par la qualité, à ceux dun reporter photographe professionnel et se vante
dêtre apte à traiter de sujets variés, de la zoologie à lastronomie en passant par les techniques
photographiques et cinématographiques. Contrairement encore aux autres scientifiques,
il a proposé sa collaboration la première fois quil a fait de la vulgarisation (à lâge de 28 ans)
et il insiste sur limportance de la rémunération : "Je refuse quand cest mal payé; je ne
marche pas pour un texte payé 3 000 francs ".

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demander cependant si, dans le cas de scientifiques dont la r6ussite a 6t6


mediocre et dont les chances dascension sont tres faibles, un accroissement
excessif des activit6s exotdriques na pas pour fonction objective de rendre
possible une reconversion de la carri~rc en leur permettant de rentabiliser
socialement leur passe scientifique tout en r6ajustant leurs aspirations aux
chances objectives quils ont de les r6aliser.

3. Pratique de la vulgarisation et morale scientifique


Si cest bien, en derni6re analyse, en agissant sur les m6canismes de la carriere
que la communaut6 scientifique maintient son contrblc sur les activit6s exote-
.

riques de ses membres, il nen reste pas moins que son action ne seierce
jamais directement et explicitement de fagon institutionnelle et sous forme
de sanctions professionnelles positives ou n6gatives mais tire au contraire
1essentiel de sa force de ce quelle se realise par linterm6diaire des repr6sen-
tations et des jugements sur la vulgarisation et des opinions que les scientifiques
ont deux-m6mes et de. leurs coll6gues. En effet, les prises de position les plus
libres en apparence sur Ies vulgarisateurs et la vulgarisation scientifique,
meme et surtout lorsquelles sexpriment a travers un discours dinspiration
6thique et .prtendant luniversaIit, sont strictement dtermines par la posi-
tion de ceux qui les expriment dans Ie champ intellectuel et retraduisent, en
les transf6rmant au -niveau de lid6ologie, leurs int6r8ts professionnels 33.
On voit ainsi que le rapport des scientifiques a la vulgarisation (qui nest peut-
Etre quune dimension parmi dautres du rapport quils entretiennent avec leur
role professionnel) tend a sinverser lorsque lon passe de la p6riph6ric au
centre du champ intellectuel et que saccroissent corr6lativement la frequence
et lintensit6 des pratiques exotdriques. Les scientifiques qui occupent les
6chelons inferieurs de la hi6rarchic (et dautant plus que leur niveau de forma-
tion est plus bas) sen tiennent a une d6finition austere de la vulgarisation et
adh6rent avec le z~le du n6ophyte aux repr6sentations les plus rigoristes de la
morale scientifique comme sils cherchaient toujours dans leur discours sur
la vulgarisation se disculper des vis6es 6goistes que les autres scientifiques
pourraient leur pr8ter; au contraire les scientifiques qui occupent une position
6lov6e semblent vouloir prendre leurs distances avec les repr6sentations les
plus traditionnelles de la science et de la communaut6 scientifique, font
montre dun rapport affranchi et d6gag6 a la vulgarisation et se plaisent, par
exemple, a justifier leurs activit6s de vulgarisation en invoquant les raisons qui
sont les plus d6savou6es par la communaut6 scientifique comme 1appat du
gain ou la recherche brutale de la publicite. Plus pr6cis6ment 1616vation dans la

33. Sur les relations entre intérêts objectifs et idéologies dans linstitution universitaire,
cf. Bourdieu, Boltanski, Delsaut et Saint Martin, op. cit.

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hi6rarchic professionnelle saccompagne dun fl6chissement du rigorisme


scientifique: invit6s a d6finir les normes auxquelles doit se conformer la vulga-
risation, les membres du college B privil6gient ainsi 1exactitude de 1expos6,
sont favorables a lutilisation des m6thodes p6dagogiques traditionnelles
(questions et rdsum6s, par exemple) et a la divulgation des connaissances
scientifiques classiques, alors que les membres du college A privil6gient
lintelligibilit6 de 1expos6 et tolerent les techniques de presentation journa-
listique tout en 6tant favorables a la diffusion des recherches de pointe;
elle entraine 6galement un fl6chissement du d6sint6ressement ou de la modestie
scientifique: 41,5% des membres du college B d6clarent que la vulgarisation
doit presenter la recherche de fagon impersonnelle contre 28% des membres
du college A pour qui les revues de vulgarisation doivent presenter les cher-
cheurs en meme temps que les travaux quils ont r6alis6s. On comprend,
dans ces conditions, que les scientifiques soient dautant moins enclins a
condamner la vulgarisation telle quelle est pratiquee actuellement quils
occupent une position plus haute dans la hi6rarchie scientifique, les membres
du college B jugeant plus souvent, par exemple (pour 64%) que ceux du college A
(pour 50%) que la vulgarisation ne donne pas une image fiddle de la science
ou, pour respectivement 46% et 26,5%, quelle est incapable de susciter de
&dquo;veritables vocations scientifiques&dquo;. Linversion du rapport que les scienti-
fiques entretiennent avec la vulgarisation a mesure quon s616ve dans la
hi6rarchic profcssionnelle est corrdlative a son tour dune inversion du type
de relation quils enfretiennent avec les vulgarisateurs de m6tier et les journa-
listes scientifiques : de distante, voire m6prisante chez les scientifiques les
moins avanc6s dans la carri6re, elle se fait toldrante, voire bienveillante chez les
scientifiques consacres, intoldrance m6prisante et toldrance bienveillante qui
sont dailleurs tout aussi aristocratiques 1une que Iautre puisque la premi6re
exprime la volont6 de sarroger le monopole et Ie privilege de la production
et de la diffusion scientifique alors que la seconde nest que la manifestation
ostentatoire du privilege acquis et des franchises qui lui sont li6es. Ainsi, ces
deux attitudes ne sont que la transformation dun m8me habitus dont les
regles de transformation ne sont autres que les regles dorganisation du champ
intellectuel. Les membres du coll6ge B jugent plus durement que ceux du
college A les journalistes scientifiques dans leur ensemble et ont a leur 6gard
un niveau dexigences sup6rieur aux membres du college A: 57% dentre eux
declarent quun journaliste scientifique doit acqu6rir une formation scienti-
fique solide contre 44,5% des membres du coll6ge A qui, au contraire, insis-
tent davantage (18,5% contre 2%) sur les qualit6s personnelles du journaIiste
(talent d6crivain, rapidit6 desprit, etc.) qui sont les qualit6s traditionnelles
dont se reclament les journalistes et par lesquelles ils se justifient. Ils se mon-
trent dgalement plus favorables queux premi6rement a 1organisation dun
apprentissage m6thodique du m6tier de vulgarisateur (9% seulement des
membres du college B se declarent hostiles a une cole de journalistes contre
21,5% des membres du coll8ge A) et, deuxi6mement, a un contrble de la for-

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mation et du recrutement des journalistes scientifiques par 1universite (67%


des membres du college B sy declarent favorables contre 50,5% des membres
du college A). Bref, tout se passe comme si loccupation dune position 6loi-
gnee du centre du champ intellectuel ou, plus pr6cis6ment, Iamorce dun
mouvement de translation vers le centre du champ engendrait des compor-
tements dhyper-identification h la science et aux scientifiques confirm6s
ou, si Ion prefere, 1adoption dune attitude de &dquo;bonne volont6 scientifique&dquo;
qui a peut-etre dabord pour fonction daider les scientifiques d6butants
surmonter les difficultes dc 1ascension. Selon que la vitesse de translation dans
Ie champ intellectuel sera plus ou moins rapide (et donc que Ie point darriv6e
.
sera plus ou moins pr6s du centre du champ), cette attitude pourra se durcir

usquau ressentiment moralisateur ou se transformer au contraire en une


attitude de tol6rance distante. Ainsi, des scientifiques qui, a un age relative-
ment eleve appartiennent toujours au college B ou encore certains jeunes scien-
tifiques qui, n6tant pas pass6s par les filieres consacr6es, se savent destin6s
a une carriere incertaine, ou meme des scientifiques appartenant au college A
mais dont la promotion a ete tardive et qui 6valuent toujours leur situation
professionnelle par r6f6rence A celle de leurs collegues plus heureux, peuvent
aspirer a jouir des memes privil6ges et a subir les memes contraintes queux,
et souhaiter donc profon3ement (mais secrtement) se divulguer et se deployer
hors du monde savant comme le font les scientifiques consacres. Mais comme
sils pressentaient quune telle conduite leur vaudrait 1exclusion de la commu-
naut6 scientifique sans leur apporter de gratifications externes, ils peuvent se
refuser volontairement ce que la communaut6 scientifique leur refuse et, faisant
de necessite vertu, stigmatiser la pratique exotdrique de lemurs patrons et la
prdsenter comme une recherche immodeste et vaine de la publicit6 a laquelle
ils opposent le m6rite scientifique fond6 sur un travail acharn6, solitaire,
souterrain et asc6tique, seul garant dune competence scientifique qui ne doive
rien aux titres ou au grade 31. Au contraire, Iacc6s a une position centrale
dans le champ intellectuel conduit souvent, semble-t-il, les scientifiques
prendre leurs distances avec la d6finition traditionnelle du role professionnel
et a percevoir le monde intellectuel de mani6re relativiste comme sils lobser-
vaient en quelque sorte de 1ext6rieur ~, &dquo;distance au role&dquo; qui est peut-8tre

34. On transpose ici les descriptions des attitudes de "bonne volonté culturelle" et de
"ressentiment moraliste" telles quon peut les observer, par exemple, chez les membres des
classes moyennes en situation de mobilité sociale, attitudes qui, selon toutes apparences,
réapparaissent dans tous les groupes qui opèrent une ascension sociale. Cf. sur ce point,
P. Bourdieu, "Condition de classe et position de classe", Archives européennes de sociologie 7,
1966, pp. 207-209.
35. Sur le concept de distance au rôle, voir, par exemple, J. Ford, D. Young et S. Box,
"Functional autonomy, role distance and social class", British journal of sociology 18 (4).
décembrc 1967.

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requise, A son tour, pour transformer une r6ussite intcllectuellc en rdussite


sociale 36.
Les attitudes r6ciproques des scientifiques, quclles relavent de Iadhesion
sur-d6termin6c aux valeurs scientifiques et du ressentiment moralisateur ou
de la distance aristocratique qui est ostentation des privil6ges statutaires, et les
interactions entre scientifiques, op8rent comme autant de r6gulateurs (ou si
Ion pr6f6re de &dquo;r6presseurs&dquo; ~) et sont les signaux au moyen desquels les
scientifiques d6terminent et rectifient leur position, bref &dquo;mnent leur barque&dquo;,
cest-i~.-dire leur carri6re. Ainsi, par exemple, le rigorisme ou &dquo;Iextr6misme&dquo;
scientifique des scientifiques marginaux rappelle aux scientifiques consacr6s
que leurs pratiques exot6riques ne pourraient sans risque sexercer en dehors
de toute limite et, inversement, le discours affranchi des scientifiques consaer6s,
qui prend sens aussi bien par ce quil tait que par ce quil affirme, indique
toujours par un jeu subtil dallusions et de clins dceil entendus quil ne saurait
avoir cours dans un autre contexte cest-A-dire dans la bouche dun jeune
scientifique non consacre parce quil ne peut 8tre que le privilege ou la rdcom-
pense de ceux qui, incarnant la science, servent la science en se servant eux-
memes.
Les opinions et les positions sur la vulgarisation que formulent les membres
des diff6rents groupes de scientifiques enferment, on le voit, la v6rit6 objective
de la condition et des int6r8ts de ceux qui les 6noncent mais nexpriment cette
v6rit6 quindirectement ct dans le langage de la morale scientifique. Ainsi la
morale scientifique, plus g6n6ralement la morale universitaire, quelle saffirme
dans 16thique du d6sint6ressement et de la probit6 intellectuelle ou encore
dans le respect du m6rite et de Iautorit6 scientifique (qui nest autre, en derni8re
analyse, que Ie respect des. hi6rarchics que produit et impose la structure
du champ intellectuel), est loin detre la loi librement consentie que se seraient
donn6c comme par le moyen dune sorte de contrat social les membres 6gaux,
uniformes et substituables dune &dquo;cit6 savante&dquo; intdgr6e et homog6ne: elle

36. Cette "distance au rôle" constitue, par exemple, la condition de possibilité du livre
de J.D. Watson, La double hélice (Paris, R. Laffont, 1968), très révélateur des règles de la
communauté scientifique et qui peut être tenu pour le substitut dun document cthnologique.
Il nen rcste pas moins que la mise à distance de lobjet, parce quelle nest ici que le résultat
des règles qui gouvernent lorganisation de lobjet, plus précisément, de la place quoccupe
lauteur dans la hiérarchie scientifique et non celui dune entreprise délibérée et contrôlée
de rupture avec la sociologie spontanée de la science nest ni systématique ni dénuée de fonc-
tions idéologiques si bien que le style même de louvrage peut être tenu pour aussi riche
denseignements que son contenu.
37. Parce que la communauté scientifique est, comme la cellule, un "système dordre, de
"
structures et de fonctions qui ne peut se garder en vie qua la condition de maintenir et
de protéger son organisation interne tout en régularisant ses relations avec le milieu externe
(ici les champs qui circonscrivent le champ intellectuel), son étude appelle en quelque sorte
delle-même lanalogie organiciste. Cf. A. Lwoff, Lordre biologique, Paris, R. Laffont
1970, pp. 82-99 et p. 178.

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net se r6alise peut-8tre que par la m6diation des conflits entre les diffrents
groupes de scientifiques qui composent ce que lon a coutume dappeler la
&dquo;communaute&dquo; scientifique et qui sont porteurs - dint6r8ts diffrents parce
que leurs membres sont differemment situ6s dans Ie champ intellectuel ou,
si lon prdf~re, occupent des positions dinerentes dans la hi6rarchie scienti-
fique. Mais tout se passe comme si la pression que chacun des groupes de
scientifiques faisait peser sur tous les autres, op6rait comme un syst~me de
contr6les crois6s dont la fonction serait de .proteger 1autonomie du monde
savant, cest-h-dire de conserver a. 1institution scientifique son pouvoir de
juridiction sur les individus qui nest autre que le pouvoir de d6terminer
leur rarctd ou encore celui de fixer leur valeur.

Luc Boltanski, Maitre Assistant à lÉcole Pratique des Hautes Études, VI e Section, et
Pascale Maldidier sont chercheurs au Centre de Sociologie de lÉducation et de la Culture.
Ils procèdent à une série détudes sur la diffusion des connaissances scientifiques et médicales.
Luc Boltanski a publié sur ce sujet : Prime éducation et morale de classe (1969).

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