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Un profond
bonheur
Roman
Elle avait posé les mains sur moi, et quelque chose d’incompréhensible s’était
produit. Une étrange torpeur m’avait comprimé les yeux, et un sommeil lourd
n’avait pas mis longtemps à m’engloutir. En quelques secondes seulement, le fil de
veille qui me reliait à mon environnement s’était rompu… pour se reconstituer
plusieurs heures plus tard. Ma mère n’était plus là, et dans le vide de ma chambre
sourdait un début d’obscurité. La nuit s’appropriait le monde, comme chaque jour
à cette heure-là. Un peu de nourriture m’attendait sur la petite table de chevet, et
mon premier mouvement m’informa que mon corps n’était plus aussi brisé qu’à
ma première prise de conscience après l’accident. Ma mère m’avait fait quelque
chose, et je n’avais pas besoin de savoir ce que c’était pour me rendre compte que
j’allais beaucoup mieux.
La nuit se déroula paisiblement, et le lendemain le médecin se montra presque
désemparé. Il découvrit, en m’examinant, que quelque chose d’inattendu s’était
produit, à moins qu’il ne se soit trompé lors de son premier diagnostic. Les radios
confirmèrent ses nouvelles impressions, et mon père me parut très excité, à sa
manière, lorsqu’il se pointa au chevet de mon lit, car le médecin l’avait prévenu
dès qu’il avait eu sous les yeux les résultats des radios. Mon père et le médecin
discutèrent pendant quelques minutes, et je pouvais tout entendre puisque la
conversation se déroulait sous mes yeux. Selon le médecin, je serai complètement
sur pied dans deux ou trois jours, aussi frais que s’il ne m’était jamais rien arrivé.
C’était une bonne nouvelle, mais l’homme de santé se montrait bouleversé car ma
guérison n’était pas à espérer avant plusieurs mois. S’était-il trompé dans sa
première évaluation ? Il aurait pourtant juré que j’avais les os brisés… Mon père
semblait encore plus retourné que le médecin, et c’est une voix craintive qui
s’enquit de mon état de santé.
- Fiston, sais-tu pourquoi tu guéris aussi vite ?
Je ne sais pas ce qui m’intriguait le plus : la guérison que ma mère avait opérée
sur moi, ou l’ascendant mental que mon père avait exercé sur le prêtre ? Un
souvenir intéressant me revint en mémoire. Alors que mon père n’était pas là,
quelques-uns de ses amis s’étaient rassemblés à côté de notre maison pour
l’attendre afin de faire un petit tournoi de jeu de dames. Mon père était sorti pour
s’occuper de quelques affaires urgentes, et ses amis ne semblaient pas pressés de le
voir revenir. Au contraire ils discutaient vivement entre eux d’une histoire
concernant mon père, et ils étaient tout heureux de pouvoir ergoter entre eux en
l’absence du maître des lieux. Je jouais à côté avec quelques autres enfants de mon
âge, mais un ou deux mots attirèrent mon attention et je me rapprochai pour mieux
entendre ce qui se disait. Ils parlaient d’un homme important qui envisageait de se
construire une immense villa en bordure de mer, et d’après ce que je compris, cet
homme n’appréciait pas du tout mon père et affirmait à qui voulait l’entendre qu’il
ne confierait jamais la construction de sa villa à l’entreprise de mon père, c’est-à-
dire à l’entreprise la plus importante de la capitale et qui s’occupait de la plupart
des contrats de taille. Dans l’univers des affaires, ce genre d’attitude était tout de
suite remarquée, et les tensions entre hommes importants faisaient la joie des
discussions de bistrots, et une discussion de bistrots était une discussion de
bistrots, même en l’absence du cadre matériel d’un bistrot. Il me sembla que la
cause de cette animosité reposait sur une histoire ancienne : mon père avait fait cet
homme cocu, mais cela s’était passé bien avant ma naissance. Les amis de mon
père s’étonnaient que celui-ci ait pu décrocher le contrat, et ils cherchaient à
comprendre comment mon père s’y était pris. Chacun y allait de son hypothèse,
mais une chose était certaine : mon père devait avoir un secret, car ce n’était pas la
première fois qu’il décrochait un contrat qui semblait d’avance devoir lui
échapper. L’un des plus anciens amis de mon père fit remarquer qu’il y avait
Mon père était rentré assez tard, et ma mère aussi. Mes petites sœurs et moi
regardions la télévision, et les grands s’amusaient à je ne savais quoi dans une
autre pièce. Ma mère s’était enfermée dans sa mystérieuse pièce après avoir
embrassé chacun de ses enfants, y compris mes grands frères qui étaient plutôt mes
demi-frères, sans être la moitié de jeunes adolescents, voire de jeunes adultes ; et
mon père lisait paisiblement non loin de la salle abritant le poste de télévision.
Notre maison était plutôt grande, et sa configuration était difficile à décrire, tant
s’emmêlait un enchevêtrement de pièces, de salles et de chambres organisées
comme un labyrinthe mélangeant des droites et des courbes. L’homme n’avait pas
quitté son costume bleu foncé, et de fines lunettes de correction filtraient la
lumière qui lui permettait de distinguer les lettres et les mots de son livre. Dans
son grand fauteuil de cuir noir, et sous la lampe à l’éclat blanc-orange qui brillait
par-dessus son épaule, il ressemblait à un chef d’état qui s’efforçait de se détendre
au terme d’une rude journée durant laquelle sa main de fer avait une fois de plus
apposé son sceau aux destinées de la nation. Il m’avait fait appeler, et je me tenais,
impressionné, dans l’embrasure de la porte.
- Viens t’asseoir fiston.
Je pris le fauteuil d’en face, et je me courbai pour essayer de déchiffrer le titre
du livre qu’il était en train de lire. C’était « Ainsi parlait Zarathoustra », œuvre
d’un philosophe fougueux du nom de Nietzsche qui avait tendu toute sa volonté
dans le désir de se surpasser et d’atteindre l’état de surhomme, mais que la folie
avait emporté car son effort avait brisé le fragile équilibre de ses neurones. Je ne
connaissais ce livre que depuis quelques jours, et pourtant l’immense bibliothèque
de mon père était ouverte à tous les curieux qui vivaient ou qui passaient à la
maison. Bien entendu, je n’avais rien compris aux quelques pages qui vrillèrent
mes yeux, contrairement au « Traité sur le développement de la force mentale »,
Mes camarades habituels de jeux refusaient de jouer avec moi, car leurs parents
leur avaient dit que j’étais fou, et que m’éviter était une question de vie ou de
mort. Il se disait toutes sortes de chose à mon égard, et aucune d’elles n’était
gentille. Je ne me reconnaissais pas dans le portrait hideux que les gens faisaient
de moi. Quand mes parents revinrent enfin de leur mystérieux voyage, je me sentis
comme les derniers prisonniers des camps nazis au moment de la grande
libération : bénéficiaire d’une sécurité toute nouvelle à laquelle j’avais du mal à
croire. Mon père avait changé, et je compris la nature de ce changement lorsque je
le vis s’enfermer dans la salle de prière de ma mère, chose qu’il n’avait jamais
faite depuis que je le connaissais. Il me fit un clin d’œil complice qui signifiait que
ma quête de l’Eveil était aussi désormais la sienne. L’image d’un surhomme en
train de cheminer vers l’Eveil m’enthousiasmait et me racontait les mystères de la
divinité, chose devant laquelle les sommets de la puissance mentale n’étaient pas
plus que de simples ombres sans poids. Quant à ma mère, elle m’entretint
brièvement de ce qui s’était passé, pas pour eux, pour moi.
- Tu as affirmé aux gens l’existence de la divinité intérieure, la possibilité de
l’éveiller, et la signification de cette réalisation intérieure. Comme tu n’as pas
encore réalisé l’Eveil toi-même, tes paroles ne peuvent pas susciter autre chose
qu’une réaction incrédule ou irritée de la part des gens dont l’ombre intérieure est
encore une masse imposante. Tu ne connaissais rien de ces paroles des Evangiles :
« Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les
porcs, de peur qu’ils ne les piétinent avec leurs pieds et que, se retournant, ils ne
vous déchirent ». Un aspirant spirituel doit se consacrer seulement à sa quête de
l’Eveil, et ne pas se mêler d’enseigner ou de transmettre la science qu’il pratique.
Il faut laisser aux soins des Eveillés d’enseigner et de transmettre cette science, car
eux seuls peuvent transpercer l’ombre et toucher le cœur, et eux seuls peuvent
Si vous avez déjà pris le temps d’y réfléchir sérieusement, vous devez donc le
savoir comme moi : il est possible d’être heureux. Je veux dire : d’être
profondément heureux, d’être habité par un bonheur profond et permanent. Mais
savoir qu’un tel bonheur est possible, c’est une chose ; et savoir comment le
réaliser, c’est autre chose.
Gardez la foi en la possibilité d’un authentique bonheur capable de dissiper le
spectre de la mort, et capable de remplir la vie d’une énergie inépuisable ; et ayez
conscience que la vie peut être bien plus qu’une succession de labeurs et de
divertissements en attendant la mort…
Ce roman raconte l’histoire d’un jeune garçon, candide mais intelligent, qui
entendit parler d’un extraordinaire trésor qui lui était spécialement destiné, et qui
avait le pouvoir de le rendre profondément heureux pour l’éternité. Et lorsqu’il
voulut savoir comment entrer en possession de ce trésor, on lui expliqua qu’il
devait d’abord trouver Dieu, car seul Dieu pouvait lui indiquer où se trouvait ce
trésor. Mais cela n’avait rien d’une abstraction métaphysique : Dieu habitait
quelque part en ville, et il fallait que le jeune garçon découvre à quelle adresse,
afin de pouvoir obtenir une rencontre en face à face.
Peut-être que le voyage de ce jeune garçon, à la recherche de Dieu, nous
enseignera-t-il quelque chose ?