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Quand le décor est le film Notes sur l’expressionnisme allemand cinématographique Barthélemy Amengual «Un fait significatif échappait aux philistins dans leur triomphe : méme si Caligari appelait folie les cheminées obliques, cela ne voulait pas dire pour autant que les’ cheminées droites étaient normales. » Siegfried Kracauer Ul sera peut-étre bon, pour commencer, de rappeler quel- ques points de vue désormais acquis. D'abord, que ce sont les peintres expressionnistes devenus décorateurs (ou déja décorateurs au théétre) qui ont fait le cinéma expression- nistc allemand. Certes, sans la science et la magie de la Iu- miére, leur talent n'y aurait pas suffi, mais de grands opéra- teurs ~ et quelques grands imagiers’ les attendaient dans les studios. Quant aux scénaristes (Carl Mayer le premier), quil n’est pas question doublier, il faut voir qu’ils ont congu leurs histoires et leurs drames en fonction des postu- lats, des ambitions, des structures psychiques et spirituelles, voire des techniques, de Pexpressionnisme. A quels traits communs reconnaitre, par-dela ses diver- gences, Tunité du mouvement ? Nous retiendrons les sui vants : = une exaspération du moi, un « fanatisme de Pauto- expression » qui s’oppose au monde ~ monde-piége, monde homophage -, qui condamne la réalité et, en art, les réalis- mes 5 ~ un subjectivisme démesuré dont Kasimir Eschmid a fourni la formule devenue célébre : « L’expressionnisme ne Woit pas, il a des visions. II ne décrit pas, il vit. Il ne repro- uit pas, il fagonne. Il ne prend pas, il cherche » ; ~ une « métaphysique de la volonté », démiurgique ou démonique, qui prétend défaire, refaire le rél, le tenir agres- sivement & distance, dans une confusion, une proximité ef- frayante de Porganique et de l'inorganique, de l'inanimé et du vivant ~ animation de linorganique valant négation du vivant ; ~ une organisation paroxystique, torturée, des formes qui tendent au crf ou au silence, cette « métamorphose para- doxale du hurlement » ; ~ une quéte de abstraction comme conjuration et exor- isme, par oi intériorité et extériorité se rejoignent, s'éq) Gicontre:« Tenir agressivement lerdal & distance v:le décor de Hans Palzig pour Le Golem ce Paul Wegener et Carl Boese. valent : «On plonge jusqu’aux processus élémentaires de ame » (Rudolf Kurtz), dans ce chiasme contradictoire qui fait que « Phomme n’apparait pas tel qu'il est et pourtant ill est tel qu'il apparait » (Krassner) ; = une réduction de la totalité de Vexistant & un systéme de forces, de pulsions, latentes ou déclarées, dont la géomé- trie angulaire est généralement la traduction-manifestation. La forme disloquée, « libérée », devient énergie ; ~ une personnalité le plus souvent immature, que la so- cidté horrifie, que le réel angoisse, que le transitoire et le temps traumatisent, pour qui wrien n’est sir que avant naissance » et qui trouve refuge dans le primitif, la magie, le mysticisme, la régression sexuelle, le désespoir, la révolte ou la mort Ce « programme » du courant expressionniste, on pourra voir qu'il a informé aussi bien Vexpressionnisme cinémato- graphique, tant au plan littéraire (Ie scénario) qu’au plan pictural (le décor) Du fameux décret d’Hermann Warm, peintre et archi- tecte, l'un des trois décorateurs du Cabinet du docteur Calt- ari, il existe plusieurs versions. « Il faut que image ciné- ‘matographique devienne une gravure », «Limage doit deve- nir euvre graphique », « Les films doivent étre des peintures éveillées a la vie » (1). Qu’est-ce a dire ? Tout simplement (2) et trés révolutionnairement que la peinture, pour devenir film, doit absorber, dévorer la seéne cinématographique ; le décor devenir le tout du plan (espace, lumiére, mouvement, Jeu). Quand le film dans son entier ne sera qu'un unique et fascinant tableau, le spectateur pourra s'y introduire, y ha- biter, y voyager, mentalement bien sii et sans nécessaire- iment ie secours de la diggése. Experience, aventure inouie, que Bazin avait su reconnaitre dans le Van Gogh (1948) Alain Resnais : « Le réalisateur a pu traiter ensemble de Peeuvre du peintre comme un seul et immense tableau oi la caméra est aussi libre de ses déplacements que dans n’im- porte quel documentaire. De « a rue d’Arles », nous « péné- trons » par la fenétre «dans » la maison de Van Gogh et ‘nous approchons du lit a ’édredon rouge. De méme, Res- nais ose-til réaliser le « contre-champ » d'une vieille pay- sanne entrant dans sa maison.» Aux deux dimensions du tableau, le ingma semble en (1) Cet cil faut» devrait suc &tibécer ls films expressionnistes ~ et CCatigart pour commences ~ de V'absurde restriction vehicule par Cal gari: les formations ne relévent pas d'un ste elles sont dictés par Ia folie. (Cétait encore expliquer la‘peinture diy Greco par Pastigmatisme supposé du pent!) 39 Dossier vss ‘4 Limage doit devenir euvre graphique » : le décor d’Hermann Warm, Walter Rabwig et Welter Reiman pour Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, ajouter une troisiéme — la profondeur -, qui n'est en fait que ‘du mouvement (de la caméra chez Resnais, des personages et du montage dans Caligari). Au vrai, le cinéma ne fait quouvrir un étrange et fécond conflit entre la toile du peintre et Vobjectif du cingaste. Car il est clair que espace de Caligari, de Genuine, du Golem, n'est pas » éel » ~ ni celui de la scéne théatrale, ni celui « représenté » de la pho- tographie. Il reste celui de la peinture, « il appartient au seul esprit » (Elie Faure), L’imaginaire, alors, se saisit du film, de ses décors, de leurs espaces, des acteurs, au niveau déja du matériau et des corps et non plus seulement a celui de la fiction — narrative ou dramatique. Le cinéma change de sta- tut; Pexpressionnisme introduit sur Pécran un étre esthé- tique nouveau, propose une nouvelle dimension de la cons- Giulio Carlo Argan a écrit li-dessus des lignes définiti- ves. « Ce rest plus une photo qui bouge, mais un stimulus émotif direct qui engage le spectateur dans un processus de perception esthétique active. » Le vieux rapport d'analogie je condense ses développements), entre la peinture figura- tive du XIX® siécle et la photographie et/ou le décor du théatre bourgeois, tombe. A sa place surgit un rapport dia- lectique et structurel dont on vérifiera I'influence sur Pex- pressionnisme pictural abstrait des années cinquante. Les « tableaux » changent mais ce qui demeure constant est le mur du fond, blanc ou noir (toile du peintre, écran de la salle), sur lequel se construit Pimage, le plan. L’évidence 40 s’en impose dans Genuine, davantage dans De laube d mi-. ‘uit, oii le « mur du fond » est un tableau noir appelant les balafres de la craie, celles de Véponge a effacer. Plus aigu encore, Argan note que, avec 'expressionnisme, la caméra ccesse d'tre un ceil ~ un ciné-crl, Elle ne regarde pas ce qui est devant elle, elle ne Pinterpréte pas, elle n’a pas a y choi- sir (ce que lui reprocheront les adversaires du film expres- sionniste, & commencer par Béla Balazs). N’étant plus cl photographique, la frontiére, la coupure regardant/rezardé, sujet/objet s'abolit. Il n'y a plus que de image ; non pas le yu mais la vision, Vintériorité devenue visible : « Toute image extérieure est expression d'une réalité intérieure » (Kurt Egge). Pour faire du film une ceuvre plastique, deux voies s'ou- vraient & lexpressionnisme : celle de la peinture, oi le plan Pemporte sur le volume, celle de la sculpture-architecture ii le volume Pemporte sur le plan. Mais qu’ils soient issus de la premiére (Caligari, De Paube d minuit, Genuine) ou de la seconde (Le Golem, Le Cabinet des figures de cire), les films expressionnistes (2) se rejoignent dans le méme effort aplatissement, de destruction de la profondeur. Minimale, abstraite, celle-ci n’aspire, essentiellement, qu’a lidée de profondeur, ‘On connait argument traditionnellement opposé au ci- néma expressionniste : Vimpossible cohabitation, l'impos- sible harmonisation du peint (ou du sculpté) et du vivant, du décor et des protagonistes, du plan des uns et du volume des s. On en apergoit aussi Vorigine : le refus de renoncer & autres optique naturaliste de la photographie. Essayons de passer utre et de repérer un terrain d’entente od ces éléments, ré- putés antagonistes, pourront se rencontrer. Considérons @abord que le décor ne s’ajoute pas au came; il est aussi le drame, sa face externe, son « expres- sion directe ». Il est le dispositf sur lequel et par lequel s'ac- tualise 'épiphanie dynamique et plastique des énergies, des pulsions, des affects en jeu dans les personnages et dans Faction. Tl est Vextase et le liew de Pextase. Il effectue une synthése ~ par déplacement, condensations, projections — qui est celle méme de Ponirisme. Ce n’est pas le décor d’un reve, c'est le réve lui-méme dans sa polysémie Fantastique. La formule du Thédtre d'art: 1a parole doit créer le décor comme le reste, le film expressionniste la retourne : le décor tent a créer la parole comme il erée tout le reste, comme il commande a Vacteur et & son personnage. AV’encontre du Kammerspiel, le décot expressionniste ne se veut ni miroir ni reflet des personnages. 1! est leur psy- chisme mis a plat. Il n'est pas ce qui les enveloppe mais ce quis vivent, haissent, désirent ou redoutent. Dans Le Cri, de Muneh, le paysage est moins le cadre de l’épouvante, du désespoir, que Pexpansion corporelle et cosmique d'un hur- lement. Ainsi, comme le voulait Balazs, la bouche devient- elle plus large que le cri, Et la ue de Toléde, du Greco, a beau étre dépourvue d'une figure centrale, elle n'en demeure pas moins la vision, le tourment et la tourmente de quel- qu'un qui la porte en soi. Notre lecture, notre réception du film expressionniste reléve de 'écoute musicale, poétique ; nous le déchiffrons comme nous suivons sur un visage ses changements de physionomie Dans Caligari, écrit Béla Ba- lazs, «la physionomie et la mimique des objets ont la méme vitalité diabolique que les hommes. C’est au point que tous les objets du lieu ont des visages humains et ils regardent les, hommes ». Les choses voient parce qu’elles ne sont plus récllement des choses. Aussi bien, dans Raskolntkoff « dé- cors et personnages semblent agir les uns sur les autres par une sorte d'hallucination réciproque » (Lotte Eisner) «Notre art», avait déja dit Kafka, «est une fagon d’étre seuction de Ia profondeurs: Le Cabinet du docteur Caligari de bert Wine, aveuglé par la vérit8. Seule la grimace qui se dessine sur le visage est vraie, et Cest tout » On aura compris que pour expressionnisme, le décor n'est pas davantage personage en soi - le Vent, le Désert, Océan, la Ville - comme il arrive en tant de grandes ceu- vres, Il n’est pas un acteur. Il n’est pas non plus un conte- nant mais un contenant/contenu, Pexpansion du contenu. Malraux fait observer que le style du Greco, comme tout grand style, est une réduction du cosmos 4 "homme et que ses personniages « connaissent I'espace et n’en sont pas en- veloppés ». Il en va de méme dans Genuine oi le décor ~ plan, surchargé, proliférant - tire tout a lu, s*incorpore es- pace, meubles, mouvements, personages ; dans Le Golem et Le Cabinet des figures de cire, ois les personnages habi- tent la substance du tableau, de Ia peinture, comme les abeilles habitent les rayons mobiles de leur ruche. Le décor 'y fait seconde peau et, mieux que la carapace pour la tor- tue, le ghetto du Golem mime pour ses occupants les écail- les du reptile, 1a cuirasse du crustacé. ‘Transfigurant la fonction du décor, expressionnisme change la nature de espace. Celui-ci cesse d'étre peru comme un réceptacle naturel constant pour s'identifier une dimension de existence humaine. C’est le grand mérite que G.C. Argan attribue aux expressionnistes : « avoir concu l'espace comme quelque chose qui se construit avec la forme et non pas quelque chose dans quoi on construit la forme ». L’espace n’est plus trouvé, il est inventé, dans un ‘corps a corps homme/monde ott la perception se lie insépa- rablement a 'action, comme dans Vexpérience existentielle selon’ Ia phénoménologie. ‘Nous pouvons a présent revenir & la question : par quel- les stratégies le film expressionniste intégre-til V'acteur vi- vant et le décor, l'espace réel et Pespace imaginaire, le vo- lume et le plan? Et y répondre : en les déréalisant l'un et Vautre, l'un par lauire sous le signe de Pabstraction. La danseuse n'est pas une femme mais une métaphore, disait Claudel. Les héros de V’expressionnisme, qui n'appellent guére a Videntification, sont aussi des métaphores, et quoi de plus « irréel » qu'une métaphore ? De ces héros, qui tien- nent de Ia super-marionnette selon Craig et devancent la distanciation brechtienne (Denis Bablet), qui représentent, désignent mais n’incarnent pas, il est facile de faire plus que des figures de contes ~ des silhouettes de tableaux. Géomé- trisés, caricaturaux dans leurs gestes, leurs attitudes, leurs costumes, leurs maquillages, ils rejoignent dans la carica~ ture et la déformation stylisante les structures arbitraires du décor. Le procédé qui consiste & couvrir de taches, virgules et zébrures les personages, les meubles et les murs (De l'aube a minuit, Torgus, Caligari) afin que le tout se retrouve uni- fig, rassemblé sur un méme plan, est assurément simpliste ; il a néanmoins le mérite d'imposer une convention d'ordre pictural. Dans un esprit voisin, les murs de Caligari ~ ruel- les, escaliers, bureau de la mairie, commissariat - sont ‘constellés de signes (celui du paragraphe, §, notamment), de lettres et de chiffres qui dépouillent le décor de ce qui lui reste de naturalisme illusoire et le renvoient au plan support (2) On sait quvls sont peu nombreux et qu'on dispute pour décider des vrais» Au lecteur de choise les siens. 41 Dossiers Aécriture, Support de signes, lui aussi vire au Signe. Ail leurs, des branches toujours nues et noires,rigides ou élast ‘ques, tantot peintes et tant6t matérielles, agrippent ceux qui assent. Qui griffe ? le dessin ou la chose ? On pense ict & ces tableaux de Matisse dans lesquels le motif ornemental évolue du tapis a la robe, de la robe au dessus de table, de la table au papier du mur, obéissant la seule logique, la seule vérité de la toile. [Les ombres projetées, si chéres lexpressionnisme, sont tun autre subtil trait d’union entre les personnages et le dé- ‘cor. Si le décor est plus abstrait, plus spirituel, plus fanto- matique que le personnage, Pombre qui appartient a l'un et autre, qui est attachée & chacun d'eux, participe des deux — réelle (comme on le dit en optique de certaines images) et impalpable, plane, « peinte ». Les auteurs du Cabinet du docteur Caligari picturalisent si bien leur film qu‘ils vont jusqu’a y peindre des lumiéres et des ombres, les condam- rnant & la fixité (tout au plus le lever du jour, l'allumage d'un réverbére augmentera leur force) Ils font aussi en sorte que les personages mobiles ne projettent pas d’ombres quand la composition du plan n’en exige pas. Il arrive toutefois que les ombres peintes entrent en conflit avec les ombres réelles. Dans ces moments de dramatisme dément la fusion | centre peinture et cinéma ne touche-t-elle pas a son apogée ? Réactions contre la sensibilité « atmosphérique » des im- pressionnistes, rejet de T'instant, du fugitif, négation du temps : « Le transfert tout & fait élaboré en un monde défini- tif, ibéré de tout hasard, a-temporel » (K.H. Martin). Mais aussi violence démiurgique : quand une lumiére rapportée, ‘ajoutée, fait surgir du tableau la lumiére peinte, jaillir du monde spirituel une lumiére qu'il contenait depuis toujours, Rudolf Kurtz sera fondé & avancer que «la force dyna- mique des choses hurle leur exigence d’étre eréées ». «Un embryon de scéne 9: De faubs & minuit (Von Morgens bis Mitter- hnacht) de. Kari Heinz Martin. Que devient cette picturalisation du cinéma par l'expres- sionnisme quand la symbiose oniro-poétique du naturel et de Vartificiel, de organique et de linorganique, n’aboutit {qu’a demi? Elle est loin de subir la débacle que d’aucuns ont dit. Car méme dans la non-congruence grimacante, dis- crépante, du décor et de acteur, quelque chose passe trés fort de ce qui a fait la fortune partout du collage, eubiste, dadaiste ou surréaliste. Dans De 'aube d minuit, les décors, grossiérement badigeonnés a la chaux ou Ia craie sur des feuilles de carton noir, placés en fond ou de guingois sur un embryon de scéne pareil & une vitrine de boutique, jouent moins de la déformation que de la simplification outran- ciére. Cet irréalisme provocant n'est pas loin de jeter le corps des acteurs dans une sorte d’antithéatre, paradoxale- ment hyper-réaliste et abstrait, Pareil choc ne peut étre que productif, qui annonce dailleurs les entreprises de Straub, Duras ou Syberberg. Et méme si les « architectures » les plus fantastiques de Caligari, du Golem, du Cabinet des fi- ‘gures de cire, de Faust, finissent par nous sembler « réel- Tes », spatiales, habitables, c'est d'un « réalisme entre guille- mets» (Kurtz) et sans cesser d'étre peinture, dans un trompe-lcil inversé absolulent inédit. Rien n'est plus proche du cinéma expressionniste que Vaeuvre graphique des peintres expressionnistes. Renforcées par leur caractére éminemment illustratif, par la brutalité es oppositions des noirs et des blancs (le film y ajoute ‘Stimmung et sfumato mais pas toujours ni partout), par leur refus dun espace ouvert et une méme intensité dramatique, Teurs remarquables affinités sont confondantes. La xylogra- phie est un art de tradition allemande, depuis les rigides gravures sur bois gothiques, et Vexpressionnisme s'en est nourri. Au cinéma, chaque plan ou presque est un bois gravé géant, L’héritage gothique s’étend d’ailleurs au-dela de la technique et du style : pignons, toits pentus, aiguilles, entrelacs, griffes, ogives, vitraux, géométrie du gothique perpendiculaire, exubérance du gothique flambloyant, dé- Tmonisme des gergouilles et des tympans, entrent dans le vo- cabulaire des films. Le décor dans Caligari, plus encore dans De l'aube d mi- nuit, exhibe les balaftes, les emportements du pinceau ‘comme la gravure sur bois exhibe les violences de la gouge. Le geste qui a suscité la forme, transcrivant en lignes rom- pues le drame spirituel de Partiste et/ou du personage, y feste lisible. Giulio Argan voit s'annoncer li Vaetion pai ting. Comme la gravure, le plan évoque Ia profondeur bou- chée, refusée, dans Pa-plat. Tantat il a recours a des lignes de eréte, des pans de murs tordus en Z, en éclairs (le faite des toits par lesquels Cesare emporte Jane évanouie, dans Caligar!), en S, homologues des griffures du bois ; tantot a indication d'un gouffre (rien que son indication) ; tantot & a duplication de Pornement (guitlandes de feuillages en fes- tons, tentures de Ia chambre de Francis, de Jane) qui, cou- rant juste devant et juste derriére le personnage, V'aplatit, emprisonne dans un mouvement de pince. Quand un esca- lier, déja ramené au plan par la lumiére, se couvre de spec- tres en surimpression, le décor fonctionne doublement ‘comme toile - peinture sur peinture (Raskolnikof). Le relévement de Ia ligne d’horizon, Maddition en hauteur des éléments du relief, expriment aussi la distance tout en Voblitérant, démarche que Malraux définit chez Giotto en disant que « cette relative profondeur n’est pas obtenue en creusant Ia toile mais en la bosselant ». L'bauche d’espace j engendré se voit aussitét remplie jusqu’a la gueule par les bourgeonnements du décor, des triangles de lumiéres, et fermée comme par une muraille de lames, de faux meurtrié- res, d'éclats de vitres tranchants d’ombres matérialisées (le cachot de Caligari, les rues du Cabinet des figures de cire). Monde sans ouverture : la ville de Caligari n’a pas de de- hors (ia place de foire est un tableau claironné). Elle se dé- veloppe en labyrinthe dont nous ne voyons que de demi- carrefours et les issues mensongéres. Boyaux sortis de rien, aux parois, au sol tapissés de tentacules noirs ou gris : lia- nes rigides, crosses végétales, pinces d'arthropodes ~ l'ani- mation de Vinorganique. Ces ruelles tortueuses, en escaliers abréchés, en corridors vite aveugles, viennent 4 notre ren- contre (« Vexpressionnisme avance vers le regard », Franz Roh), de quel horizon ? de quel fond inconcevable ? Tout Vunivers d'un Sternberg en restera marqué. L’expressionnisme plastique, cependant, n’a pas été que peinture ; le cinéma expressionniste non plus. Le Golem, Le Trésor, le premier épisode du Cabinet des figures de cire (Le Boulanger de Bagdad), procédent eux de architecture autant que de la sculpture. Giulio Carlo Argan (toujours lui) nous fournit fort astucieusement le lien d’un passage entre ces deux versants. La gravure sur bois, dit-il, est en- core plus proche de la sculpture et de la plastique que de la peinture et du dessin. Ses traits sont des sillons et, une fois pressée, la gravure présente une espéce de relief Y Nombre de scénes de Raskolnikoff, du Boulanger de Bagdad, ba- lancent entre gravure et architecture ~ architecture expres- sionniste qui « nait comme masse modelée » au lieu de tradi- tionnellement s'édifier et s'ordonner & partir d’un plan. {De architecture autant que la sculpture »: Le Cabinet des figures de Sie (Das Wachsfigurenkabinett) de Paul Leni Le refus de tout fonctionnalisme, la volonté de faire de curs édifices « imaginaires », expressifs, poétiques, la maté- ialisation d'une image, condamnaient pratiquement les ar- chitectes expressionnistes Putopie et au projet destiné a demeurer projet — sauf au cinéma (Gaudi, le facteur Cheval sont exception). Pour Le Golem, Hans Pélzig déclarait vouloir batir «des maisons gothiques qui parlaient yid- dish » ; il y est admirablement parvenu Entiérement recréé, halluciné jusque dans ses fidélités, ses reminiscences « véristes », son ghetto moyendgeux, de ‘guingois, hors du temps, a demi croulant, désordonné, inex- tricable, termitiére et citadelle, est « psychologique » sur le moindre de ses platras. Il semble se modeler autour de la silhouette massive, pesante, embarrassée, du golem lui- méme, en dehors de quelques rares passages faits au moule mince et souple, « florentin », de Ia fille du grand rabbin Loew et de son séducteur. « Ce n'est pas Prague, c'est une paraphrase architectonique du théme du golem » (Hans Pél- zig). Monde-refuge, archaique, rassurant pour les siens, in- quiétant pour les goys : « Ses maisons se raidissent avec de sournois visages pleins d’une indicible méchanceté. Les por- tes deviennent des gueules béantes et des gorges capables de lancer des appels stridents » (Lotte Eisner). «Il n’a rien une cité médiévale et tout d'un réve gothique » (R. Kurtz), réve gothique qu’on rapprochera des dessins 4 encre de Victor Hugo. La répartition des masses, le jeu des forces et des contraintes, les murs penchés, les piliers obliques, les es- caliers nichés dans des alvéoles, les voiites a-symétriques et déjetées, protongent Venseignement de Gaudi et, comme chez Parchitecte catalan, donnent une vie organique, un rythme quasi biologique aux matériaux. Architecture de terre, sculptée, non batie ; monde pri- ‘mordial, proche encore du limon des origines, de l'argile dont Loew tire le golem. L’hirsutisme des chevelures, des barbes, se noue a celui des fagades renflées, écaillées (oi se t les traces des mains qui les édifigrent), des pignons et des tours ; au moutonnement comme cardé des haillons, des toits de chaume, des plaques de soleil. Cette cité des profon- deurs exprime du dehors, sensoriellement, un peuple, ses té- nébres, ses lumiéres, son destin — ou du moins ceux qu'on lui prétait alors. A la faveur de cet immobilisme d'un ghetto sans Age, 'expressionnisme pense apaiser Pune de ses hanti- ses fondamentales, le retour-refuge dans la grande matrice originelle. La réussite des auteurs est stupéfiante. La ville manifeste cette dimension abyssale et son érotisme. Toutes les formes ‘ont une plénitude blonde et charnelle. Toutes les ouvertures, 4 grand-peine franchies par les personnages qu’elles enser- rent, les fenétres dans lesquelles ils s’entassent (Ecriture go- thique : les hommes plus grands que leurs maisons), sont autant de vulves dilatées par la parturition. Les portes ac- couchent de leurs habitants. Remisé dans un placard votité, Te golem semble un bébé replacé dans son berceau, Dans les intérieurs, architecture est, a la lettre, organi- que, viscérale. Qu’on se rappelle Pescalier en colimagon, ouvert, qui unit les différents niveaux de la demeure de Loew. On croirait une coupe anatomique — un de ces orga- nes en carton bouilli qui trénent dans les amphithé&tres. Des ogives, des piles, des arcs en demi-ltipse y évoquent les fibres, les tissu, les cavernes, les ventricules, ies alvéoles un corps vivant. Si univers de Jéréme Bosch n’avait pour couleur principale le rose violacé — monde gagné par les 43 at DOSSICT wes landes, les viscéres mi-végétaux mi-charnels ~ cest & lui que physiquement, tactilement, nous renverrait ce paysage mental. La Bagdad du Cabinet des figures de cire (premier épi- sode) n'est pas moins remarquable ~ sur le registre de la co- médie ~ que la Prague du Golem. Ici les rondeurs volup- ‘tueuses de larchitecture orientale se modélent sur celles du calife Haroun-er-Rachid, de ses sujets et de leurs costumes. Le réalisateur, Paul Leni, lui-méme peintre expressionniste, a révé et reeréé une ville tout entiére régie par la boulange- rie. Univers de miches géantes, la mie pleine de trous, la croite toute en courbes légéres et douces, Bagdad est aussi une pate en travail, qui léve, gonfle, s'arrondit ; et comme une chair en émoi, soulevé de turgescences males et femelles, que Vérotique des Mille et Une Nuits nous a rendues fami- liéres. Le décor, Vacteur et le jeu s'étreignent étroitement. Les coupoles sont vastes seins sur lesquels, parfois, le boulanger rampe ; lorsqu’il pétrit son pain, il pelote, caresse, tapote, tripote amoureusement les boules ~ fesses et mamelles ~ de pate de sa huche, et cette belle sensualité se transfére sur Pépouse avant de retourner aux rotondités du décor d’oi elle était partie, Plus fantastiquement que le ghetto du Go- Tem, le palais du calife se creuse de conduits « physiologi ques », de galeries organiques, dont nous ne voyons guére que les orifices. Lui aussi évoque, en coupe, un viscére de- venu cavernes, univers de spéléologues, oii les escaliers, les rampes sont fibres de tissu, anneaux de cartilage, alvéoles pulmonaires oi les anfractuosités sont d’étranges yeux : yeux du pain bien siir, mais de quoi d'autre encore ? « Four a pain ou chambre de l’épouse, c'est le méme liew, la méme matrice, la méme « ame » (comme on dit en parlant un canon), au centre de laquelle individu est aussi une «me » (comme on dit de celle du violon) » (Freddy Bua- che). Entendons matrice au sens littéral. Un plan du boulan- ger pris dans une corolle d’ogives charnelle, explicite plus haut que tous les autres cette obsession du retour au sein maternel, d'une régression, jusque dans amour, au stade prénatal. On sait quelle lecture politique pouvait en faire Siegfried Kracauer : une dérobade devant le réel, un refuge dans T'irrationnel, Vattente d'un leader, espérance du chef charismatique. Une belle étude de Gillo Dorfles (oi il n’est pas question de cinéma) présume que architecture serait féminine, la sculpture masculine, la plupart des systémes symboliques associant le cercle, la courbe, le carré, le creux, le dedans, au féminin ; Pangle, la droite, le triangle, le dehors, au mas- culin, Bt si le refoulé est assimilable au dedans, alors « P’es- pace interne s'oppose a lespace externe comme Vincons- cient au conscient » (une opposition manifeste dans Nosfé- ratu et Caligar®. I n’est pas indifferent de constater qu’avec le cinéma expressionniste ce départage se modifie : la pein- ture prend en charge ce qui devrait incomber & la sculpture. Dans le film-peinture (Caligari, De 'aube d minuit), la dominante est phallique méme si elle n’exclut pas, loin de 1a, le cercle et la courbe ; elle est essentiellement féminine dans le film-architecture (Le Golem, Faust, Le Trésor, Le Cabinet des figures de cire). Soulignons que la géométrie agressive, masculine, du film-peinture, se dresse toute vers 44 Vextérieur, contre un monde refusé ou redouté. Dans le ci- néma expressionniste allemand nous pourrions donc lire une rupture de l’équilibre bi-sexuel, une expansion de la {8 minité, une fuite du dehors vers le dedans, une reddition de la conscience aux forces et aux prestiges de I'inconscient, «Est-ce que Phomme se réfugie dans (le dedans) pour échapper & la conscience ou pour quel regressus ad uterum dont il a_un constant besoin ? » L’homme expressionniste échappe & Vinterrogation de Dorfles ; il a remplacé ou par et. Le fait est admis: au cinéma, le style expressionniste s'est presque toujours et trés vite dégradé en style ornemen- tal, Cependant quand Lotte Eisner fait grief aux Trois Lu- mires, au Cabinet des figures de cire, a Genuine, au Tré sor, de leur chute dans le décorativisme, le reproche est & la fois trop précis et pas assez. C'est plutdt de sincérité, din- vestissement personnel qu’il conviendrait parler. Les ac- cents tragiques, le drame existentiel qui se lisent sur une toile, qui s’entendent sur un poéme, une piéce expressionnis. tes, comment pourraient ils figurer, avec une égale authentt- cité, au sein d’un film, entreprise collective oi, dans le meil- leur des cas, le décorateur aura introduit de la révolte, de la spiritualité, de la souffrance, pour les autres ~ & la fagon un écrivain public? Méme en écartant le soupgon une exécution « & la maniére de », les trois peintres de Caligari, pour ne citer qu’eux, auraient-ils pu peindre les décors de leur film comme ils eussent peint leurs propres tableaux ? Je whésite pas répondre non. m Reéférences Giulio Carlo Argan, in Coll Blancio del espressoniomo, Flea 19656 Col, Carl Mayer Fespresiontamo, Rome, Biancot ‘André Bazin, Qu'es-ce que le cinéma ? (tome TI, « Le cinéma et les autres arts»), Pars, Cerf, 1959. reddy Buache, Paul Len, « Anthologie du cinéma », 0? 33, mars 1968. Collectif, Protocole au 3° Congrés international du cinéma indépendont, Lausanne, SIDOC, 1964, Collectif, L'Expressionnisme dans le thédtre européen, Paris, CNRS, itt. Gillo Dorfes, « Innen» et « Aussen» en architecture et psychanalyse » in ‘Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 9, printemps 1974 Lotte Eisner, L'Ecran démoniague, Pats, Losfeld, 1965. Siegfried Kracauer, De Caligari @ Hitler, Lausanne, L’Age d'homms, 973, Rudolf Kurtz, Bxpressionnisme et cinéma, Grenoble, res, 1986. ‘André Malraux, Les Voix du silence, Pari, Gallimard, 1951. esses univer Films cités Le Cabinet du docteur Caligart, 1919, de Robert Wiene. Déc.: Waite Rohrig, Walter Reiman, Hermann Warm. ‘De Fatibe d minut, 1920, de Karl Heina Martin, Déc. : Robert Neppach. Genuine, 1920, de Robert Wiene. Dée. : Cesar Klein. Le Golem, 1920, de Paul Wegener et Cari Boese. Dée.: Hans Pilzit- Torgus, 1920, de Hans Kobe. Dée.: Robert Neppach. Lex Trois Lumiires, 1921, de Fritz Lang. Dée. Robert Herith, Walle ‘Rohrig et Hermann Warm, Raskolnikoff, 1923, de Robert Wiene. Déc.: Andret Andeiov ‘Le Trétor, 1923, de G.W. Pabst. Dée. : Walter RBhrig et Robert Heclth Le Cabinet des figures de cie, 1924, de Paul Leni. Dée.: Paul Leni, Frit Maurischat et Aled Junge. Faust, 1926, de PWV, Murnau, Déc.: Welter Rahrig et Robert Herth

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