Sunteți pe pagina 1din 13
Les XII" et XII’ siacles sont par excellence ceux de la rupture du silence monas- ~ tique et de Vexplosion d'une « parole now velle », qui, sous sa forme individuelle, s‘approfondit et s'intériorise en priére ; et, sous sa forme collective, devient prédication — un genre appelé a une longue carrigre. En méme, temps se développent la parole régionale et laique avec Vessor des langues vulgaires et la parole théatrale. Mais des Ia fin du XII’ sidcle ta parole préchée se pétrifie et se referme sur elleméme. Elle devient routine et controle tandis que U'Inquisition fonctionne de plus en plus comme répression de la parole fotklorique, popu- laire et sauvage. 9 Au XII’ siécle ' Une parole nouvelle Pour deux raisons au moins, la parole joue un réle essentiel dans Te christianisme, et particulizrement dans le christianisme médié- val. Diabord le christianisme est, des 'origine, une religion de la parole, Ensuite le christianisme se dévcloppe dans des sociétés et des cultures de Yoralité La place de la parole dans le christianisme jusqu’aa XIII" sidcle Sans doute le christianisme est-il une des religions du Livre, et les Ecritures sont sa pierre angulaire, Mais Ie livre renferme 258 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN {a parole et le livre est fait pour étre dit par la parole, Das Vorigine il y a A Ia fois équilibre et tension entre le livre ct la parole. Dieu erée le monde par la parole. Au début du livre de la Genése Dieu dit et son verbe crée ce qu'il dit. Et le début de "Evangile de Jean dit la toute puissance du Verbe, Parole de Au commencement était Je Verbe Et le Verbe était avec Diew Et le Verbe était Dicu. Le christianisme annoncé par la parole des Prophetes s'établit par la parole de Jean le Baptiste, puis celle de Jésus qui dés le début de son apostolat répond & Satan: «Il est éerit: Co rest Pas de pain seul que vit l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu» (Matthieu, 4,4, rappelant Deutéronome, 8,3) — et enfin des apétres & qui Jésus ressuscité confie Ia mission de diffuser la parole: «Allez dans le monde entier, proclamer V'Evangile & toute la création » (Mare, 16, 15) et « ceux qui auront cnt... parleront en langues nouvelles » (Marc, 16, 17), et les apdtres «s‘en allévent précher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole par les ‘signes qui Yaccompagnaient » (Mare, 16,20), ou encore Luc (9,2): « Et il les envoya précher le royaume de Dieu», La prédication pour I’Evangile et I'Eglise primitive, cest «la Proclamation publique du christianisme au monde non chrétien » (Ch. H. Dodd). C'est un Kérygme selon le mot grec qui signifie Prédicatior. et dont le sens premier est publication. Mais la Prédication chrétienne associe trés tét au Kérygme, proclamation de caractére eschatologique, la didaché, Y'enseignement moral Désormais la parole — sous la forme de Ia prédication — s/impose & tous les clercs et particulitrement & ceux qui sont les succes: seurs des apétres, les évéques et, au-dessous d'eux, les prétres Mais quand le monachisme, venu d’Ozient, se répand, il est aussi porteur de parole. Les apophtegmes des Péres du déscrt, « paroles des anciens », composés en Egypte aux v" et vi" siécles, véhiculent lune «pédagogie de Ia parole », parole charismatique dont l'auto: es UNE PAROLE NOUVELLE 259 rite, selon Jean-Claude Guy, « repose totalement sur la puissance de Esprit qui inspire celui qui la profere ». Statuts synodaux, régles et coutumes monastiques vont répéter cite obligation, pour les séculiers et les réguliers, de Ja prédi- tation. Au ix’ siécle il est demandé aux clercs de précher on langue vulgaire pour etre entendus de leurs auditeires laioe Repétitions qui prouvent que Je plus souvent la parole set facralisée et que, dans le grand clivage qui sépare les cleres des {aics, la parole est passée tout entiére du coté des clercs qui on communication. Au seuil du x1" siécle: «L'évéque est le maitre dle Ja parole. Dune certaine parole. Il use d'un tres vieux langage, que la plupart des hommes autour de lui ne comprennent plus. Georges Duby). Il réunit autour de lui, dans I'école episcopate, une équipe dhommes qui «travaillent’ cette mati¢re premiere Hes Précieuse, ce trésor, les mots des homélies, des incantations, Jes mots de Dieu». La parole de Dieu tombe sur les hommes len haut, comme la foudre. Quand certains évéques, vers An Mil, Glstinguent trois classes d’hommes : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui peinent, les premiers sont définis comme des oratores, et orare signifie 4 la fois prier et précher. D'silleurs Préchet c'est encore combattre. Des 833 Pévéque de Lyon Agobard avait dit que, face aux troubles du temps, les uns devaient . Quelque vingt ans plus tard un Francois d’Assise, préchant a Bologne, au témoignage de Thomas de Spalato, parle simplement et cependant « les dévcloppements de cet illettré plongerent dans 262 HISTOIRE DU PEUPLE CHRIETIEN une admiration sans borne méme les savants de son auditoire ; ses dicours, pourtant, ne relevaient pas du grand genre de I'élo- quence sacrée: c’étaient plutét des harangues ». Définissant la « prédication nouvelle » inaugurée de son cOté par Dominique, MAH. Vicaire lui donne comme premitre caractéristique d’étre «un témoignage dans "humilité », Méme un séculier comme Jacques de Vitry conseille aux prédi- cateurs: «Laissonsla les mots rares et raffinés; parce que nous ne devons penser qu’a l'éducation des gens rudes et & Vinstruction des esprits rustiques, il nous faut leur proposer le plus souvent des choses concrétes et palpables qu’ils connaissent d’expérience ». Parole horizontale qui s'adresse aux «états du monde», aux Status rassemblés devant le prédicateur, faite de raisonnement et d'anecdotes (les exempla) et qui se substitue & la parole des seules « autorités» (la Bible, les Peres) qui, venue d’en haut, descendait majestueusement échelle des . Parole qui devient plus individuelle aussi, se chuchote dans le dialogue et s'intériorise dans la priére. Dans le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris dit la joie que procurent les « Doux parlers » & ceux et celles qui ont un ami & qui se confier (v. 2657 sqq). Saint Louis, roi de la parole, qui parle par exempla, qui est friand de sermons et qui fut tenté d’entrer dans les ordres sans doute aussi pour y précher, a été un homme de dialogue. Avec Joinville, avec Robert de Sorbon, il ne cesse de converser familiérement : « Le saint roi s'efforga de tout son pouvoir par ses paroles de me faire croire fermement en la loi chrétienne », dit Joinville. Et quand le roi, au retour de la Croisade, débarque non & Aigues- Mortes mais aux Salins d’Hyéres, on peut se demander si ce nest pas pour aller discuter avec Ie franciseain joachimite Hugues e qui réside au couvent des mincurs d'Hyéres. A son fils il recommande : « Aie volontiers des entretiens avec les bons, et écoute volontiers parler de Notre-Seigneur en sermons et en . Ses Enseignements son fils et a sa fille ont été écrits en langue vulgaire et sous la forme d’un échange oral. Cinquante ans plus tét, vers 1220, le cistercien allemand Césaire de Heister- bach avait composé sous forme de dialogue entre un maitre (un UNE PAROLE NOUVELLE 263 moine) et un novice son céldbre recueil de miracles et d'exempla, Te Dialogus miraculorum. La voix, support de la parole, est d’ailleurs de plus en plus percue comme une révélation de I'individu, de la personne. Un célébre ouvrage médical de la premitre moitié du xin" sitcle, le Secret des Secrets, révele : « Qui a la voix grosse et distincte est cheva- lereux, plaisant et éloquent. Qui parle vite, s'il a la voix gréle. est «engrés » (malhonnéte), fol et enmuyeux, menteur; ct si sa voix est grosse, colérique et hatif, la voix douce est celle de Venvie, elle est suspecte. Trés grande douceur de voix signifie stolidité (stupidité) et nonsachance (ignorance)... » Parole interpersonnelle, parole chuchotée, c'est celle de la confes sion individuelle, auriculaire, de bouche & oreille, qu'impose & tout chrétien au moins une fois I'an le IV’ Concile de Latran de 1215 Grande date de l'histoire de la Chrétienté, qui pousse hommes et femmes, une fois fait leur examen de conscience, a se décharger de leurs péchés dans une relation privilégiée et confiante avec le confesseur dont le devoir est moins de punir une faute que de juger des intentions. Pour permettre @ cetie nouvelle parole pénitentielle de s‘exprimer pleinement, un nouveau type de livre apparait, remplacant les views pénitentiels répressifs du haut Mofen Age, le manuet de confesseur Parole intériorisée de la pritre enfin. Certes la pritre reste souvent formule magique, méme si elle s’accompagne des larmes de la componction et s‘adapte aux conditions sociales. Le domi- nicain Etienne de Bourbon raconte la maladresse d'un évéque éclairé qui, ayant vu dans un angle de Ia cathédrale une vieille femme réciter avec acharnement le Pater Noster, I'Ave Maria et le Credo, puis fondre en larmes qu'une colombe descendue du ciel vint sécher, veut intensifier sa prigre et lui apprend & réciter le Psautier. La vieille perdit le don des larmes ct ne vint plus. Mais & c6té de Ia pritre orale, la prire intéricure se développe. Saint Louis la rappelle sa fille Isabelle : « Chére fille, dites en paix vos oraisons, ou par bouche ou par pensée » Mais nouvelle parole collective aussi. Le xm" sitcle est Ie grand sicle de Ja prédication ct du sermon. Ici encore Latran IV prescrit cfficacement la généralisation de cet apostolat nouveau de la parole qui ¢st'en train de'se igpandre, Contre les hérétiques du Midi les cisterctens ont échoué. Le pape Innocent IIL, par la dulle du 19 stovembre 1206, approuve la nouvelle prédication de Dominique et de'ses compagnons, Tl faut des professionnel de la parole, « des hommes éprouvés pour précher », Et, @ la place de la croisade par la violence — ou A cété d’elle — il faut Ia croisade «par le verbe et Vexemple ». Cette nouvelle prédication, ce sont les Ordres Mendiants qui vont en donner l'exemple et en étre les diffuseurs par excellence. Les fréres de Dominique prennent le nom significatif de fréres précheurs, mais les mineurs de Francois n'accordent pas moins importance & Vapostolat de la parole. Francois va jusqu’en Palestine en éprouver le pouvoir et les limites auprés du sultan. «Le sultan, dit Jacques de Vitry, qui fut évéque d’Acre, cette béte cruelle, devint toute douceur, le garda quelques jours avec lui et Vécouta avec beaucoup d’attention précher & Iutméme et aux siens la foi du Christ >. Dans Ja grande querelle qui s'éléve entre séculiers et nouveaux réguliers, Ia parole est un enjeu de la concurrence. Pour les enne- mis des Mendiants la prédication fait partie de l'officium sacer- dotate, de la cura animarum, le ministére sacerdotal, la cure paroissiale des Ames. Ils appellent & la rescousse le Pseudo-Denys, le théoricien de la higrarchie, et rangent les Mendiants parmi les perficiendi, les imparfaits qui appartiennent & Vordre de la soumission (ordo subjectionis) et nfont pas droit au ministére de la parole. Celui-ci appartient aux perficientes, qui rendent les au- tres parfaits, et constituent l'ordre du commandement (ordo praela- tionis) composé de « ceux qui gouvernent », c'estadire les évéques cet les prétres. A quoi les Mendiants, Thomas d'Aquin en téte, répli quent que le droit & la prédication de la parole a deux sources, Yofficium et la commissio, la fonction et la délégation. On se dis- pute autour du sens d’une phrase de l’épitre de Paul aux Romains (10, 15) ou l'apétre demande qui pourra précher s'il n’a été envoyé (quomodo praedicabunt nisi mittantur 2). Or les successeurs des douze et des soixante-douze choisis par Jésus luiméme sont les «prélats », évéques et curés, disent les séculiers. Mais une exégése de la premitre épitre aux Corinthiens (12, 28) sur le mot opitula: UNE PAROLE NOUVELLE 265 tiones qui signifie « aides » justifie lexercice de la prédication par des «coadjuteurs » ayant recu «commission » de I'Eglise, c'est- acdire du pape. C'est ce qu’a fait Innocent III en Languedoc, d’abord pour les cisterciens, puis pour Dominique et ses fréres. C'est ce qu’a généralisé le canon 10 de Latran IV en créant auprés des évéques «des hommes compétents» qui doivent et de «men- teur ». I est vrai que Dominique, tandis que le peuple mécontent de voir la prédication troublée murmure en lui disant < Tais-toi, taistoi », chasse d’elle les sept démons qui ’habitent. Parole qui, aux citations des «autorités » qui constituaient le fonds de la parole traditionnelle, substitue la trilogie des trois arguments du sermon: les autorités (auctoritates), les raisonne ments (rationes), les historiettes exemplaires (exempla). A Alain de Lille qui ne connaissait que les deux premiers, les Arts de précher (Artes praedicantis), qui se multiplient au xm’ sigcle pour l'instruction des nouveaux prédicateurs, ajoutent en y insis- tant les exempla que l'on retient mieux, qui «passent » micux que les legons et qui réveillent les auditoires assoupis. Césaire de Heisterbach raconte qu’un abbé cistercien, Gérard, préchait @ des convers qui somnolaient. Il s'arréte puis commence : « I) était une fois un roi qui s‘appelait Arthur... . Tous se réveillent. Et Gérard de remarquer : « Quand je parlais de Dieu vous dormiez et pour entendre des fables vous vous éveillez ». Cette parole nouvelle est aussi de plus en plus une parole en 266 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN langue vulgaire. Michel Zink, tout en déplorant qu’un aussi petit nombre de sermons soient parvenus jusqu’a nous, a parfaitement analysé la montée de la prédication en langue romane avant 1300. ‘A coté de la prédication en vulgaire, parole de clercs, de religieux, la parole laique se fait de plus en plus entendre: «A partir du xu’ siécle, le latin apparait dans une position défensive », a noté Philippe Wolff. Dans les exempla, quand le prédicateur donne la parole & un personnage laique, bien souvent cest la phrase ou Te ‘mot en langue vernaculaire qui affleure, que le latin est impuis- sant a rendre. L’'Italien saint Bonaventure préchant a Paris s'ex- cuse auprés de ses auditoires de mal parler francais, Cette parole professionnelle qui se heurte aux traditionalistes, mais triomphe de leurs résistances, choque encore plus dans des métiers nouveaux ott les professionnels deviennent des « mar- chands de nots » comme les appellent leurs adversaires. C'est vrai de la parcle universitaire qui s‘organise en scolastique, fondée sur la «question» et la «dispute» et qui crée une nouvelle oralité savante dont Je maitre tire profit financier, vendant sa parole aux étudiants. C'est vrai pour Jes nombreux métiers nés du développement du droit et de Ja justice et dont Voutil ici ‘aussi est Ia parole. Un nouveau personnage de Ta société est Favocat. Dans les Coutumes du Beauvaisis, Philippe de Beaumanoit présente ce nouveau venu sur la scéne sociale : « Comme beaucoup de gens ne savent comment se servir des coutumes, ni comment plaider leurs causes, ils cherchent des personnes qui « parolent » pour eux; et ceux qui «parolent » pour autrui sont appelés. avocats ». En 1274 une ordonnance royale autorise les avocats a percevor un. «salaire» proportionnel a importance de Ia cause jugée, a I’étendue du savoir de I'avocat, a son état, & la distance qu'il doit parcourir pour venir assister son client. Mais les sermors, les exempla, restent pleins d’avocats malhonnétes ou du moins suspects. La parole devient méme Vacte essentiel de professionnels aupar: vant habitués & d'autres formes de labeur. Ainsi de I'architecte, Déja Villard de Honnecourt le montrait en train de « disputer » comme un maitre universitaire. Un prédicateur parisien, Nicolas de Biard, décrit vers 1261 Tactivité des « maitres cimentiers »: « Une UNE PAROLE NOUVELLE 261 baguettes et Jes gants & la main, ils disent aux autres : « par ci me Ie taille! »; euxmémes ne travaillent pas et pourtant ils recor vent un meilleur salaire... » Rien d’étonnant si, en littérature, le x11’ sidcle est le grand siécle du renouvea de la rhétorique, de ce que Paul Zumthor appelic cle triomphe de Ia parole ». Une parole qui semble avec prédi ection étre celle du récit, de la narration, et plus particuli¢rement ides formes narratives bréves, Uexemplum, le fabliau, le « dit >. Une parole aussi qui semble parfois devenir folle, cultive l'ésote risme et le non-sens. Ainsi dans ja seconde moitié du siécle, cn Picardie surtout, la fatrasie, d’ot naftra vers 1300 le fatras, Leespace de la parole [A cette parole nouvelle il faut un espace nouveau. L’espace de la prédication reste en partie lié & Veglise. La cloche appelle au errmon, L’ambon, lew d’émission de la parole traditionnelle, cede fa place A la chaire, Le jubé apparait. Mais Ia prédication peut sortir de Véglise et une estrade est alors dressée & Yextérieur. Les,ordres mendiants s‘adaptent peut-tre & la nécessité de faire porfer Ieurs voix jusqu’aux laces en faisant construire des egies peGouble nef, Pune pour les fréres, Vautre pour les laies. Now Yeauté du xin’ sidele: les auditeurs, de plus en plus, s’assoient. Plus généralement Yarchitecture gotbique, si elle est faite pour Ia captation de la lumiére, est aussi erin et le portewolx de Ia parole. La parole chantée, comme la parole parlée, s‘éloigne de la Titurgic ct prend son indépendance. C'est ce que font successivement Yorganum, le motet et le conduit en ce x11" sivcle que Claude Chailley a appelé «le grand sidcle » de la musique médiévale : « Les trois grands genres polyphoniques du grand siecle obéissent fh Ta regle commune : ils naissent de Voffice, et peu a peu ils écartent les murs qui les enserrent jusqu’au jour of tout liew disparait et oi ils voguent d'une vie jindépendante ». Mais lespace essentiel de la nouvelle parole, c'est la ville. Déja In cloche de la prédication est pergue sur le modéle de la cloche 268 ‘HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN communale. Dans un recueil de sermons du xm" sicle on lit: «Tous les-gens de la commune doivent venir quand la cloche de la commune sonne, de méme quand la cloche de I’église sonne doivent venir au. sermon tous ceux qui sont de la commune de sainte mére I'Eglise ». Le lieu de la prédication, ce peut étre 1a grande place, un espace monumental, un lieu de sociabilité de la ville. Témoignage de Thomas de Spalato sur la prédication de Frangois d’Assise : « Cette annéela (1222) je résidais au studium de Bologne ; le jour de I'Assomption, j'ai vu saint Francois précher sur la place, devant le palais public. Presque toute Ia ville s'y était rassemblée », Les grands prédicateurs du xm" siécle, le franciscain Antoine de Padoue, le bienheureux Philippe Berruyer, archevéque de Bourges, le franciscain joachimite Hugues de Digne doivent précher hors de Véglise, tant les foules qui les écoutent sont nombreuses. Antoine de Padoue préche & Limoges dans les artnes antiques. Saint Dominique, « aprés avoir dit la messe, vint un jour & lexté- rieur de Ja grille et dit aux sceurs de se réunir pres des canaux ou il y avait des moulins pour qu'il leur préchat en ce liew la parole de Dieu... Or, elles s’étonnaient qu'il voulat leur précher dans ce lieu inaccoutumé... » Dans le cycle de sept sermons prononcés, cing en allemand, deux en latin, & Augsbourg, & l'occasion de la féte de saint Augustin (28 aofit), soit en 1257, soit en 1263, le célébre dominicain Albert Je Grand propose une véritable théologie de la ville. La ville pacifique ot J'on entend la cythare et la flate, comme & Paris, c'est le lieu ot s’éléve la voix de la féte — vox solemnitatis. La ville du xm" siécle c’est aussi celle oi s'éleve une autre parole, celle du théatre. Dans le Jeu de la Feuillée, d/Adam de la Halle, c'est la ville d’Arras elleméme qui est le personage principal de la pitce. Le pouvoir de la parole Dans une société ott le grand modéle c'est le Christ, tout phéno- mine lui est d'abord rapporté. Or, comme I'a bien analysé Benoit UNE PAROLE NOUVELLE 269 Lacroix, dans un texte remarquable, Thomas d’Aquin s'est de- mandé pourquoi Jésus n'a pas écrit (Summa theologiae, III, a. 32, art. 4, éd, Léonine, 1903, t. IX, p. 414). C'est patce qu'il plagait la parole plus haut que écrit, répondiil. Jésus s'adresse au coeur. Or la parole va droit au cur, elle est pouvoir direct, 1a ot l'écrit n'a qu'un effet indirect. Jésus n'a pas plus écrit que Pythagore ou Socrate. « Le fait oral divin» fonde le pouvoir de Ja parole. Au xi’ sitcle la parole est instrument du pouvoir terrestre su- préme, du pouvoir monarchique. En ce sens aussi et surtout, saint Louis est un roi de la parole, ct le gouvernement royal se consolide sur la base de la parole. A partir de 1260 la curia regis s‘organise en Cour de « Parlement » pour les affaires judiciaires. Elle se fixe & Paris, tient quatre sessions annuelles & dates fixes. Les maitres de la Cour y constituent un personnel stable sous Yautorité d'un président. A ce parlement est déléguée la parole judiciaire du roi. La parole s'institutionnalise. De méme la parole urbaine tend a s’organiser. Bourgeois et citoyens assurent leur domination sur Ja ville par un serment. Le pouvoir urbain plus que jamais repose sur une conjuratio. Le serment des citoyens de Volterra, par exemple, fixé par les siatuts de 1224, stipule que dés l'audition de la grande cloche appelant a V'assemblee, tout citoyen doit accourir et rester jusqu’a la fin de la réunion, A Paris, comme I'a bien montré Anne LombardJourdan, les réunions de la communauté des habitants se tenaicnt d’abord en plein air sur la place de Greve, au coeur du bourg commergant de la rive droite. En cas de mauvais temps, Vassemblée s’abritait sous une galerie couverte qui bordait la place, a I’est, prés de la « Maison aux Piliers » qui devint, au milieu du xiv" sigcle, l'Hétel de Ville. La couche dominante de cette population, les bourgeois, se réunissait sur la rive gauche dans un local qui prit au xiv" sidcle le nom significatif de « Parloir aux Bourgeois » (Parlementum seu Parlatorium burgensium). Que parole et pouvoir soient liés, I'anecdote que raconte le fameux franciscain Salimbene de Parme le prouve bien. Les habitants de Reggio chassérent leur podestat pour trois raisons: parce que, manquant d’expérience, il s’était montré injuste; parce qu’il opposait les habitants les uns aux autres; et « parce qu'il avait 210 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN la langue entravée au point de faire rire les auditeurs; quand au conseil il voulait dire: «Vous entendez ce qui est proposé » (audistis quod propositum est) il disait : audivistis propottam ». Tout le monde riait car en fait il était begue. Le pouvoir religieux de la parole est encore plus évident. Les parfaits cathares étaient d’abord des porteurs de « bonne parole ». Les hérétiques étaient trés sensibles & leur éloquence. Emmanuel Le Roy Ladurie rapporte ces propos de cathares de Montaillou : «Entendre précher les seigneurs Pierre et Jacques Authié, ca clétait une gloire! Mais le seigneur de Morella, lui, ne sait pas précher », Chez les orthodoxes la parole fait le triomphe des fréres Men- diants, Thomas de Celano raconte ainsi la fagon dont saint Fran- cois, & peine «converti», se met A précher: «Et Ie voila qui d'une ame brilante de ferveur et rayonnante d’allégresse, préche A tous la pénitence, édifiant son auditoire en un langage simple mais avec une telle noblesse de cur! Sa parole était comme un feu ardent qui atteignait le fond des ours... » (pl. VI). Et le séculier Jacques de Vitry ne trouve qu’un verset d’Tsaie (58, 1) pour parler de la prédication des mineurs: «Leur voix s‘éltve avec force comme une sonnerie de trompette » La parole des prédicateurs peut méme produire des miracles. Le franciscain allemand Berthold, famosus et gratiosus predicator selon Salimbene de Parme, provogue un jour un triple mirscle par sa parole: un bouvier que son maitre a empéché de venir au préche malgré son vif désir d'y assister, entend toutes les paroles de frére Berthold bien qu'il soit éloigné de trente milles, il les retient toutes en sa mémoire, et parvient méme a labourer autant que Ies autres jours en dépit de l'interruption de son travail. Si un simple prédicateur, si talentueux soit-il, peut ainsi accomplit des miracles par sa parole, que dire des saints ? Saint Yves est coutumier de ce type de miracles ct d'ailleurs, par le moyen des proces de canonisation qui s'institutionnalisent au ximt" siécle, les saints ne sontils pas faits par une autre parole, celle des témoins, savants ou simples, qui viennent déposer en leur faveur ? Méme un abbé cistercien peut par sa seule parole sinon accomplir ‘UNE PAROLE NOUVELLE m des miracles du moins avoir autant d’efficacité que les priéres, messes, aumdnes qui arrachent les morts au Purgatoire, ce nouvel audela du xii sitcle, En effet, sept jours aprés sa mort, selon Césaire de Heisterbach, un cistercien fut tiré de son bref purga- toire par son abbé qui s’était contenté de dire: requiescat in pace. Et Césaire de souligner « le pouvoir des mots » (virtus verbortm). Cet usage quasi magique de la parole illustre aussi le fait que la parole institutionnalisée est parfois entrainée dans un processus ambigu de pouvoir. Rien ne le montre mieux que I’évolution de la parole juridique et judiciaire, telle gu’on Ja voit & Vauvre dans instruction des proces, et surtout dans Ja procédure de ces procés par excellence que sont les proces d’inquisition. Certes on recherche minutieusement la vérité et on veut l'entendre de la bouche de I'accusé. Mais cette quéte aboutit a la recherche par tous les moyens (torture comprise) de I'aver, Comme la bien pressenti Michel Foucault, le xi11* siécle est le sitcle de la décou- verte ambigué de Vaveu. Méme le lieu oi la nouvelle parole semblait s’étre déployée dans la libre discussion, I'école, voit naitre une confirmation du pouvoir de la parole. La disputatio scolastique s‘achtve par la décision ‘sans appel du maitre, la determinatio: évolution générale des univarsitaires emportés vers des situations de domination. Le pouvoir universitaire aboutit & une nouvelle parole autoritaire, la parole magistrale. De méme en droit canon une étude des miniatures des manuscrits du Décret de Gratien montre l’émer- gence au xinr’ si¢cle d'un personage qui confisque fa parole juri- dique : Ie canoniste. Lu parole folklorique, populaire et sauvage ‘Avant d’en venir la, le xin’ sidcle a été aussi le temps ol a pu se faire entendre une parole longtemps réduite au silence, celle de tous les « mineurs » de la société : femmes, enfants, paysans, « ma- neuvriers ». Clest le cas de la parole festive et magique, surtout émise a la campagne. Les exempla, ceux du dominicain Etienne de Bourbon notamment, m2 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN font entendre de nombreuses « sorcitres », les vetulae, petites vieilles manieuses de sorts, praticiennes de magie, dont la parole accompagne T'acte. En voici une parmi beaucoup d’autres, une vetula sortilega qui, parce qu'elle avait entendu le premier mai Je coucou chanter cing fois, croyait qu'il lui restait cing années a vivre. Elle tombe gravement malade et sa fille veut lamener a la pénitence et la confession. Mais l'autre, confiante en la voix du coucou, refuse, Moribonde, alors qu'elle peut a peine parler, elle parvient encore & dire cing fois «coucou» (le mot est en vulgaire dans le texte latin) et meurt dans 'impénitence en levant cing doigts alors qu'elle ne peut plus parler. Les enfants ménent la danse et la chanson, Claude Gaignebet a montré que dés le xttt' siécle on rencontre des rois ou des géné- raux de Yenfance q certaines fétes, parlent souverainement, par exemple au Jeudi Gras, le Jeudi-Jeudiot. Dans les exempla encore, les enfants prennent la parole et tyrannisent les adultes, par exemple dans ce récit ou un enfant qui pleure et empéche Jes grands de dormir, s'arréte un instant et fait semblant de dormir, mais entendant les adultes se réjouir de son assoupis. sement, rouvre I'eil et leur dit: «Je ne dors pas et je ne vous laisserai pas dormir de la nuit » Méme les illiterati parlent. Dans un texte étudié par Giuseppe Gatto, I’écrivain anonyme qui a couché par écrit une légende relative au pays ou I'on ne vieillit pas, raconte qu'il tient d'un cillettré » (illiteratus), doué de sa seule parole, cette histoire, et jette une lumitre éclairante sur le processus complexe des relations qui se jouent entre culture savante et culture populaire, culture écrite et culture orale. Le x1” siécle est aussi le temps des cris populaires. On y entend la parole tumultueuse de la taverne ott parfois (des textes nous le racontent) les hommes vont bavarder, désertant l'église et la parole du prédicateur au moment du sermon: les scenes de ta- verne se multiplient dans la littérature et le théatre, et toute la fin du Jeu de la Feuillée se passe dans une taverne arrageoise. Si Dominique allait précher prés des moulins, c'est sans doute que, comme la forge (que Lucien Febvre a appelé « le parlement du village »), le moulin est un lieu de conversations. Le dit artésien PELERINAGE Dans ce méme livre d’Heures, la page consacrée a la premiére quinzaine dlavril représente des ptlerins cheminant pied ou a cheval vers T'eglise, d'ow sort un autre pélerinage Musée Condé, Chaniilly Photo Giraudon UNE PAROLE NOUVELLE 223 du moulin fait du moulin a vent le symbole de la parole fourbe et rusée. Les femmes ont leur parlement qui est le lavoir. Plus généralemeht elles prennent tellement la parole dans la littérature du xn" sitcle que le bavardage féminin devient un des principaux thémes sati- riques. Bien mieux, le pouvoir de leurs paroles est tel qu'elles parviennent & faire croire n'importe quoi aux hommes. C’est ce que dit entre autres le podme des Lamentations de Mathieu ott Von prétend les femmes capables de faire croire « par paroles » que la lune est une peau de veau. Diautres cris s‘élévent, liés aux métiers et a la ville, c'est le eri de Ia parole marchande: on en entend I'écho dans les Crieries de Paris de Guillaume de Villeneuve o& sont réunis les slogans de marchands de poisons, de fromages, de miel, de vins, de tous ces produits dont la mélodie pendant des sitcles retentira dans Jes rues de Paris jusqu’aux oreilles sensibles de Marcel Proust : «J'ai bon fromage de Champaingne Or ia frommage de Brie A burre res n/oublie mie...» « Liautre crie la busche bone, 2 oboles le vous done. Haile de nois, or ou cerniaus Vinaigre qui est bons ct biaus, Vinaigre de moustarde i a.» Cris auxquels répondent ceux des mendiants et des religieux, cris stéréotypés, distinctifs, qui accompagnent le remuement des escar~ celles tendues. Cris aussi des charlatans qui débitent leur boniment que reproduit Rutebeuf dans le Dit de 'Herberie, Paroles qui peuvent étre plus inquistantes. La parole vient du corps et le corps peut aisément étre la proie du diable. La parole magique cest celle aussi des possédés ou simplement des infirmes ambigus. Le diable peut se loger dans la gorge. Cest saint Louis luiméme gui le dit, parlant de la justice et de la restitution des biens volés. Faisant une digression sur Ia manitre dont se pro- once le «Fr» et sa signification, il déclare : « L'acte de rendre est si pénible qu'il écorche Ia gorge, comme on entend par les r qui sont ladedans, lesqucls signifient les rateaux du diable qui tirent 24 HISTOIRE DU PBUPLE CHRETIEN toujours en arritre vers lui ceux qui veulent rendre le bien d’autrui... Les bégues ne sont pas toujours ridicules comme le podestat de Reggio. Salimbene parle d'un autre personage dont les difficultés d’élocution font au contraire le succés. C'est un devin, maitre Beneventus, surnommé Asdenti parce qu'il avait de grandes dents plantées en décordre qui entravaient sa parole. On peut penser que sa faculté de prédire avenir n'était pas sans rapport avec son infirmité et que le bafouillage incertain out il se complaisait n’était pas étranger A sa réputation de sagesse. L’oracle a toujours une parole obscure. On retrouve ici Ia parole folklorique qui, au contraire de la parole savante orientée vers le clair et le rationnel, niaffirme rien, demeure dans ’ambigu. Tl est enfin une parole de I’au-dela, nouvelle aussi au xm" sitcle. Celle des revenants sortis cu Purgatoire, nouveau royaume de Vau-dela, intermédiaire entre Enfer et Paradis, d’oi les morts reviennent pour inciter leurs proches vivants a agir spirituelle- ment cn leur faveur pour abréger ou diminuer leurs tourments et manifester la solidarité entre les cris de audela et les pritres de T'ici-bas, la parole des vivants et la parole des mort Tl reste que jamais avec autant d’intensité qu’au xtr’ siécle Ja parole vraiment « populaire», c'est-d-dire folklorique, dominée, refoulée, n’a pu se faire entendre. C'est aussi bien J. de Ghellinck que Michel Zink qui l'affirment au terme d'enquétes approfondies, Tun sur la littérature latine, autre sur Ja prédication en langue romane. Le premier écrit: «La fondation des Ordres Mendiants et leur séjour dans les villes marque une phase nouvelle dans Yévolution de la prédication populaire. Elle se dramatise alors pour intensifier son action... ce qui la situe dans un jour tout nouveau au milicu de la littérature populaire ambiante », Et le second dit des prédicateurs du xm" siécle: « Par une sorte de mimétisme pédagogique, ils assimilent parfois certaines formes de pensée de I'auditoire auquel ils s'adressent... Il arrive en effet quiun examen minutieux décdle en eux une trace qui peut étre celle du folklore, 11 arrive un peu plus souvent qu’ils condamnent explicitement un folklore oit ils devinent des survivances paiennes. ‘Surtout, sans le savoir, ils vdhiculent, ils transplantent, ils ravivent UNE PAROLE NOUVELLE 205 un folklore importé. Ils recoivent, en effet, comme science biblique ou antique et diffusent comme telle des éléments empruntés dans . tun passé lointain au folklore méditerranéen, qui retournent ainsi grace A cux, au folklore et y reprennent vie. Mais en définitive il ne s'agit jamais que d'indices dispersés et rares » Cette difficulté & retrouver une inaccessible parole populaire qui désespérait Michelet, les cleres du xitt" sitcle euxsmémes en ont eu conscience. L’auteur d'une des toutes premigres sommes de confes- seurs, vers 1215, ‘Anglais Thomas de Chobham, écrivait @ propos des devins qui utilisent [Ecriture pour prédire Vavenir: «Hs disent que la force de la nature réside essentiellement en. trois choses : les mots, les herbes et les pierres. De la vertu des herbes ct des pierres nous savons quelle chose, de la vertu des mots si peu que rien >. Tl reste enfin une parole du peuple urbanisé qui s’éléve a la fin du xi1r siecle. Ce sont les cris de révolte des travailleurs exploités, des maneuvriers dépourvus de la protection des corporations dont Ja voix sauvage se fait entendre dans les gréves, les émeutes, Tes «takehans » qui, & partir de 1260, agitent une Chrétienté entrée dans une crise économique et sociale qui est aussi une crise de Ia parole. ’ La parole solidifiée, réprimée et close Commencé dans Ja liberté et le foisonnement, le xtit” sidcle se termine dans l'institutionnalisation, la cléture et Vexclusion La parole littéraire se solidifie. Les exempla, pour prendre un cas, sialimentaicnt jusqu‘alors largement au oui-dire et renouvelaient ears sources, Le nombre de ceux qui commencaient par audivi «jai entendu dire », était supérieur au nombre de ceux qui dé butaient par legi ou legitur, «jai lu», «on lit». Apres 1300, audivi disparait presque complétement, et les recueils reprennent les mémes corpus constitués au XIII” sitcle, De méme Jes manuels de confesseurs se répétent et s‘arrétent : la parole de Ia confession ne se renouvelle plus. Le sermon se pétrifie: il se transmmet par Vécrit, tradait en latin. 216 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN On assiste & un grand renfermement de la parole. Le discrédit est jeté de plus en plus sur la parole de la femme, cet étre « versatile», et celle de Venfant, ce préadulte « divers », C'esta-dire instable. Certes on préche aux femmes, aux femmes en particulier, mais si l'on s'intéresse aux béguines, comme le prouve la belle série de sermons aux béguines de Paris de 1272- 1273, étudiée par Nicole Bériou, c'est parce qu’on les assimile alors plus ou moins & des religieuses, & des femmes sur la voie du salut, & qui on peut parler. Ou, comme I'a bien montré Carla Casagrande, dans sa belle anthologie sur la prédication aux femmes, c'est pour tout leur interdire : sortir de la maison, parler avec des étrangers, vouloir ére instruites, dominer. Leur corps étant le siége du démon, de leur bouche ne peut sortir qu'une parole diabolique, comme Je démon qui s’échappe des lévres d'une femme sur la Pala de saint Frangois et les six miracles, dans l'église San Fran- cesco de Pise. Si les inférieurs, les dominés avaient cru pouvoir élever la voix, ‘on sait les faire taire quand il Je faut. A la fin du xin" siécl un riche marchand-drapier de Douai, sire Jehan Boinebroke, & qui Georges Espinas a consacré un ouvrage, écrase sous sa parole méprisante ses employés, ses locataires, tout le petit monde qu'il exploite et opprime. Si bien qu’aprés sa mort, alors que les exécuteurs testamentaires du défunt se déclarent préts & réparer ses erreurs et ses fautes, ils n'osent ouvrir la bouche et se taisent, La parole se retire des espaces extéricurs pour s'enfermer dans Téglise, la cour, le tribunal, la halle, 'hote! de ville. La justice du roi de France ne se dit plus sous le chéne de Vincennes, mais dans les salles du Parlement. Le droit se dit de moins en moins, s‘écrit de plus en plus. Les coutumes se rédigent et se lisent. La parole considérée comme pervertie est de plus en plus répri- mée ou récupérée. Un saint, comme I'a noté André Vauchez, donne comme signe de sainteté d’étre un reprekensor maliloguortum — un «correcteur de maldisants ». Saint Louis, a Ia fin de son réwne, obsédé par un idéal de pureté collective eschatolozique, fait r Yordre moral dans son royaume, réprime le mensonge, le parjure, les malédictions, le blasphéme. Un esprit aussi supérieur et libre ‘UNE PAROLE NOUVELLE. a7 que Roger Bacon refuse la parole magique et n’accepte que la parole rationnelle. La voix, ditil, a une vertu (virus) mais en tant qu'expression (dictum) et non parce qu'elle aurait, comme le prétendent les magiciens, le pouvoir (potesias) de faire ou de transformer. La langue, on le sait depuis les fabulistes de I’Antiquité, peut étre Ja pire ou la meilleure chose. On a de plus en plus tendance A penser qu'elle est surtout encline au pire. Un péché prend de plus en plus d'importance, le péché de bouche ou de langue, le peccatum linguae dont Carla Casagrande et Silvana Vecchio mon- treront, par leurs beaux travaux, ce qu'un théologien et moralis aussi influent que Te dominicain Guillaume Peyraut en a dit, ou plutot écrit. Etienne de Bourbon écrit Ia langue des avecats affectés, a Vins: tant de leur mort, de mouvements fébrites et d’enflures mons trucuses: «L'un vit sa langue s'agiter plus vite qu'un roseau un autre vit sa levre inféricure se mouvoir plus rapidement que celle d'un crocodile ; 1a langue d'un autre lui sortit de Ia bouch et & propos d'un autre, j'ai lu que sa langue grandit et se tendit tellement aprés sa mort qu'elle sembla perforer le suaire » Aussi beaucoup préferent se taire et les proverbes qui vont surtout revehir & partir du xiv’ siecle semblent proner et louer ce silence «Trop parler nuit », «micux vaut bon taie que mal parler », «micux vaut se taire que folie dire», «toute vérié n'est pas bonne a dire », « parole une fois volée ne peut plus étre rappelée » etc. Mais méme ce silence est suspect aux dominants et aux ce seers. Ne serail pas houderie, muette contestation, fronde silen cieuse ? Au « péché de langue » correspond le « péché de silence » 1 les deux font la paire. Ce quill faut, c'est la parole mesurée contrélée, urdonnée 2 tout un comportement discipliné oit mots pestes, corps sont domptés. Tandis que, face a I'Tnquisition, les hérétiques se murent dans le ince, fe reste de Ja société se voit non pas retirer mais Timer Ih parole Les Ordres Mendiants, dans lcur vaste entreprise de récupé éeupérent aussi la parole. Des le début, inquiets d'un possible délerfement du grossier, de Fordurier, du comique dévastateur & ration cd HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN travers la libération de la parole (tous les théoriciens du sermon recommandent la prudence, la méfiance — cautela — face & cette Parole sauvage), ils rejettent définitivement la parole « populaire » et la culture dont elle est porteuse. Un Salimbene par exemple exclut toute sainteté & caractére « populaire », Le prédicateur d'ailleurs qui, des nuages d’Alain de Lille, était descendu, sur terre, remonte au ciel dans une apothéose flam: boyante. Dans son De mada componendi sermones, écrit entie 1336 et 1350, Thomas Waleys édicte que le prédicateur doit se pré Senter « comme une lumiére venue d’en haut » et « sioffrir a la vue du peuple comme un ange et un messager tombé du ciel ». I! doit dailleurs, écrit un autre théoricien de la prédication en 1322, Robert de Basevorn, user de la plus grande subtilité et présenter Je theme et les divisions de son sermon en latin pour Oter aux literati et aux idiotae la tentation de V'imiter et de précher. A Ia parole « vilaine» on oppose la parole «courtoise » et le manuels de courtoisie, manuels de bonnes maniéres, qu’étudie Raphaél Valery, redressent Ie parole. A cété des maniéres de table, de vétement, d'amour, ils accordent de plus en plus d'im- Portance aux manitres de parler. Aprés le x111” sigcle commence la domination du livre et de écrit. Le xin" sigcle avait vu l'explosion de la parole, une parole nou. velle de plus en plus libre et dialoguée, aprés la parole autoritaire, higrarchisée et sacralisée du haut Moyen Age, Mais, alors que Jamais sans doute la parole savante et Ia parole « populaire » niont été plus proches Tune de l'autre, n'ont été aussi souvent «communes » qu’en ce temps-la, & la fin du siécle elles se séparent A nouveau et la parole officielle se solidifie dans une routine et un contréle auxquels n’échapperont, au x1v" siécle, que la parole sublimée des mystiques ou la parole déchainée des révoltés : sor- citres ou insurgés, ongles bleus, jacques et ciompi, Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt. UNE PAROLE NOUVELLE 279 ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Paonée Uturgique 1272 Pein oS Pap z 1273, Etudes Augustiniennes, XIII, 1978, p. 105-229, Si traduit de Tanai, Par, Eaitons Universitaires, 6s, ° Geert‘ Literare de afoser ase, 330.6, ps

S-ar putea să vă placă și