Les XII" et XII’
siacles sont par excellence
ceux de la rupture du silence monas- ~
tique et de Vexplosion d'une « parole now
velle », qui, sous sa forme individuelle, s‘approfondit
et s'intériorise en priére ; et, sous sa forme collective, devient
prédication — un genre appelé a une longue carrigre. En
méme, temps se développent la parole régionale et laique
avec Vessor des langues vulgaires et la parole théatrale. Mais
des Ia fin du XII’ sidcle ta parole préchée se pétrifie et se
referme sur elleméme. Elle devient routine et
controle tandis que U'Inquisition fonctionne
de plus en plus comme répression de
la parole fotklorique, popu-
laire et sauvage.
9
Au XII’ siécle
' Une parole nouvelle
Pour deux raisons au moins, la parole joue un réle essentiel dans
Te christianisme, et particulizrement dans le christianisme médié-
val. Diabord le christianisme est, des 'origine, une religion de la
parole, Ensuite le christianisme se dévcloppe dans des sociétés
et des cultures de Yoralité
La place de la parole dans le christianisme
jusqu’aa XIII" sidcle
Sans doute le christianisme est-il une des religions du Livre, et
les Ecritures sont sa pierre angulaire, Mais Ie livre renferme258 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
{a parole et le livre est fait pour étre dit par la parole, Das
Vorigine il y a A Ia fois équilibre et tension entre le livre ct la
parole.
Dieu erée le monde par la parole. Au début du livre de la
Genése Dieu dit et son verbe crée ce qu'il dit. Et le début de
"Evangile de Jean dit la toute puissance du Verbe, Parole de
Au commencement était Je Verbe
Et le Verbe était avec Diew
Et le Verbe était Dicu.
Le christianisme annoncé par la parole des Prophetes s'établit
par la parole de Jean le Baptiste, puis celle de Jésus qui dés le
début de son apostolat répond & Satan: «Il est éerit: Co rest
Pas de pain seul que vit l'homme, mais de toute parole qui sort
de la bouche de Dieu» (Matthieu, 4,4, rappelant Deutéronome,
8,3) — et enfin des apétres & qui Jésus ressuscité confie Ia mission
de diffuser la parole: «Allez dans le monde entier, proclamer
V'Evangile & toute la création » (Mare, 16, 15) et « ceux qui auront
cnt... parleront en langues nouvelles » (Marc, 16, 17), et les apdtres
«s‘en allévent précher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux
et confirmant la Parole par les ‘signes qui Yaccompagnaient »
(Mare, 16,20), ou encore Luc (9,2): « Et il les envoya précher le
royaume de Dieu»,
La prédication pour I’Evangile et I'Eglise primitive, cest «la
Proclamation publique du christianisme au monde non chrétien »
(Ch. H. Dodd). C'est un Kérygme selon le mot grec qui signifie
Prédicatior. et dont le sens premier est publication. Mais la
Prédication chrétienne associe trés tét au Kérygme, proclamation
de caractére eschatologique, la didaché, Y'enseignement moral
Désormais la parole — sous la forme de Ia prédication — s/impose
& tous les clercs et particulitrement & ceux qui sont les succes:
seurs des apétres, les évéques et, au-dessous d'eux, les prétres
Mais quand le monachisme, venu d’Ozient, se répand, il est aussi
porteur de parole. Les apophtegmes des Péres du déscrt, « paroles
des anciens », composés en Egypte aux v" et vi" siécles, véhiculent
lune «pédagogie de Ia parole », parole charismatique dont l'auto:
es
UNE PAROLE NOUVELLE 259
rite, selon Jean-Claude Guy, « repose totalement sur la puissance
de Esprit qui inspire celui qui la profere ».
Statuts synodaux, régles et coutumes monastiques vont répéter
cite obligation, pour les séculiers et les réguliers, de Ja prédi-
tation. Au ix’ siécle il est demandé aux clercs de précher on
langue vulgaire pour etre entendus de leurs auditeires laioe
Repétitions qui prouvent que Je plus souvent la parole set
facralisée et que, dans le grand clivage qui sépare les cleres des
{aics, la parole est passée tout entiére du coté des clercs qui on
communication. Au seuil du x1" siécle: «L'évéque est le maitre
dle Ja parole. Dune certaine parole. Il use d'un tres vieux langage,
que la plupart des hommes autour de lui ne comprennent plus.
Georges Duby). Il réunit autour de lui, dans I'école episcopate,
une équipe dhommes qui «travaillent’ cette mati¢re premiere
Hes Précieuse, ce trésor, les mots des homélies, des incantations,
Jes mots de Dieu». La parole de Dieu tombe sur les hommes
len haut, comme la foudre. Quand certains évéques, vers An Mil,
Glstinguent trois classes d’hommes : ceux qui prient, ceux qui
combattent, ceux qui peinent, les premiers sont définis comme
des oratores, et orare signifie 4 la fois prier et précher. D'silleurs
Préchet c'est encore combattre. Des 833 Pévéque de Lyon Agobard
avait dit que, face aux troubles du temps, les uns devaient
.
Quelque vingt ans plus tard un Francois d’Assise, préchant a
Bologne, au témoignage de Thomas de Spalato, parle simplement
et cependant « les dévcloppements de cet illettré plongerent dans262 HISTOIRE DU PEUPLE CHRIETIEN
une admiration sans borne méme les savants de son auditoire ;
ses dicours, pourtant, ne relevaient pas du grand genre de I'élo-
quence sacrée: c’étaient plutét des harangues ». Définissant la
« prédication nouvelle » inaugurée de son cOté par Dominique,
MAH. Vicaire lui donne comme premitre caractéristique d’étre
«un témoignage dans "humilité »,
Méme un séculier comme Jacques de Vitry conseille aux prédi-
cateurs: «Laissonsla les mots rares et raffinés; parce que nous
ne devons penser qu’a l'éducation des gens rudes et & Vinstruction
des esprits rustiques, il nous faut leur proposer le plus souvent
des choses concrétes et palpables qu’ils connaissent d’expérience ».
Parole horizontale qui s'adresse aux «états du monde», aux
Status rassemblés devant le prédicateur, faite de raisonnement et
d'anecdotes (les exempla) et qui se substitue & la parole des
seules « autorités» (la Bible, les Peres) qui, venue d’en haut,
descendait majestueusement échelle des .
Parole qui devient plus individuelle aussi, se chuchote dans le
dialogue et s'intériorise dans la priére.
Dans le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris dit la joie que
procurent les « Doux parlers » & ceux et celles qui ont un ami
& qui se confier (v. 2657 sqq).
Saint Louis, roi de la parole, qui parle par exempla, qui est friand
de sermons et qui fut tenté d’entrer dans les ordres sans doute
aussi pour y précher, a été un homme de dialogue. Avec Joinville,
avec Robert de Sorbon, il ne cesse de converser familiérement :
« Le saint roi s'efforga de tout son pouvoir par ses paroles de me
faire croire fermement en la loi chrétienne », dit Joinville. Et
quand le roi, au retour de la Croisade, débarque non & Aigues-
Mortes mais aux Salins d’Hyéres, on peut se demander si ce
nest pas pour aller discuter avec Ie franciseain joachimite Hugues
e qui réside au couvent des mincurs d'Hyéres. A son
fils il recommande : « Aie volontiers des entretiens avec les bons,
et écoute volontiers parler de Notre-Seigneur en sermons et en
. Ses Enseignements son fils et a sa fille ont été écrits
en langue vulgaire et sous la forme d’un échange oral. Cinquante
ans plus tét, vers 1220, le cistercien allemand Césaire de Heister-
bach avait composé sous forme de dialogue entre un maitre (un
UNE PAROLE NOUVELLE 263
moine) et un novice son céldbre recueil de miracles et d'exempla,
Te Dialogus miraculorum.
La voix, support de la parole, est d’ailleurs de plus en plus percue
comme une révélation de I'individu, de la personne. Un célébre
ouvrage médical de la premitre moitié du xin" sitcle, le Secret
des Secrets, révele : « Qui a la voix grosse et distincte est cheva-
lereux, plaisant et éloquent. Qui parle vite, s'il a la voix gréle.
est «engrés » (malhonnéte), fol et enmuyeux, menteur; ct si sa
voix est grosse, colérique et hatif, la voix douce est celle de
Venvie, elle est suspecte. Trés grande douceur de voix signifie
stolidité (stupidité) et nonsachance (ignorance)... »
Parole interpersonnelle, parole chuchotée, c'est celle de la confes
sion individuelle, auriculaire, de bouche & oreille, qu'impose & tout
chrétien au moins une fois I'an le IV’ Concile de Latran de 1215
Grande date de l'histoire de la Chrétienté, qui pousse hommes
et femmes, une fois fait leur examen de conscience, a se décharger
de leurs péchés dans une relation privilégiée et confiante avec
le confesseur dont le devoir est moins de punir une faute que
de juger des intentions. Pour permettre @ cetie nouvelle parole
pénitentielle de s‘exprimer pleinement, un nouveau type de livre
apparait, remplacant les views pénitentiels répressifs du haut
Mofen Age, le manuet de confesseur
Parole intériorisée de la pritre enfin. Certes la pritre reste
souvent formule magique, méme si elle s’accompagne des larmes
de la componction et s‘adapte aux conditions sociales. Le domi-
nicain Etienne de Bourbon raconte la maladresse d'un évéque
éclairé qui, ayant vu dans un angle de Ia cathédrale une vieille
femme réciter avec acharnement le Pater Noster, I'Ave Maria et
le Credo, puis fondre en larmes qu'une colombe descendue du
ciel vint sécher, veut intensifier sa prigre et lui apprend & réciter
le Psautier. La vieille perdit le don des larmes ct ne vint plus.
Mais & c6té de Ia pritre orale, la prire intéricure se développe.
Saint Louis la rappelle sa fille Isabelle : « Chére fille, dites en
paix vos oraisons, ou par bouche ou par pensée »
Mais nouvelle parole collective aussi. Le xm" sitcle est Ie grand
sicle de Ja prédication ct du sermon. Ici encore Latran IV prescrit
cfficacement la généralisation de cet apostolat nouveau de laparole qui ¢st'en train de'se igpandre, Contre les hérétiques du
Midi les cisterctens ont échoué. Le pape Innocent IIL, par la
dulle du 19 stovembre 1206, approuve la nouvelle prédication de
Dominique et de'ses compagnons, Tl faut des professionnel de la
parole, « des hommes éprouvés pour précher », Et, @ la place de
la croisade par la violence — ou A cété d’elle — il faut Ia croisade
«par le verbe et Vexemple ».
Cette nouvelle prédication, ce sont les Ordres Mendiants qui
vont en donner l'exemple et en étre les diffuseurs par excellence.
Les fréres de Dominique prennent le nom significatif de fréres
précheurs, mais les mineurs de Francois n'accordent pas moins
importance & Vapostolat de la parole. Francois va jusqu’en
Palestine en éprouver le pouvoir et les limites auprés du sultan.
«Le sultan, dit Jacques de Vitry, qui fut évéque d’Acre, cette béte
cruelle, devint toute douceur, le garda quelques jours avec lui
et Vécouta avec beaucoup d’attention précher & Iutméme et aux
siens la foi du Christ >.
Dans Ja grande querelle qui s'éléve entre séculiers et nouveaux
réguliers, Ia parole est un enjeu de la concurrence. Pour les enne-
mis des Mendiants la prédication fait partie de l'officium sacer-
dotate, de la cura animarum, le ministére sacerdotal, la cure
paroissiale des Ames. Ils appellent & la rescousse le Pseudo-Denys,
le théoricien de la higrarchie, et rangent les Mendiants parmi
les perficiendi, les imparfaits qui appartiennent & Vordre de la
soumission (ordo subjectionis) et nfont pas droit au ministére
de la parole. Celui-ci appartient aux perficientes, qui rendent les au-
tres parfaits, et constituent l'ordre du commandement (ordo praela-
tionis) composé de « ceux qui gouvernent », c'estadire les évéques
cet les prétres. A quoi les Mendiants, Thomas d'Aquin en téte, répli
quent que le droit & la prédication de la parole a deux sources,
Yofficium et la commissio, la fonction et la délégation. On se dis-
pute autour du sens d’une phrase de l’épitre de Paul aux Romains
(10, 15) ou l'apétre demande qui pourra précher s'il n’a été envoyé
(quomodo praedicabunt nisi mittantur 2). Or les successeurs des
douze et des soixante-douze choisis par Jésus luiméme sont les
«prélats », évéques et curés, disent les séculiers. Mais une exégése
de la premitre épitre aux Corinthiens (12, 28) sur le mot opitula:
UNE PAROLE NOUVELLE 265
tiones qui signifie « aides » justifie lexercice de la prédication par
des «coadjuteurs » ayant recu «commission » de I'Eglise, c'est-
acdire du pape. C'est ce qu’a fait Innocent III en Languedoc, d’abord
pour les cisterciens, puis pour Dominique et ses fréres. C'est ce
qu’a généralisé le canon 10 de Latran IV en créant auprés des
évéques «des hommes compétents» qui doivent et de «men-
teur ». I est vrai que Dominique, tandis que le peuple mécontent
de voir la prédication troublée murmure en lui disant < Tais-toi,
taistoi », chasse d’elle les sept démons qui ’habitent.
Parole qui, aux citations des «autorités » qui constituaient le
fonds de la parole traditionnelle, substitue la trilogie des trois
arguments du sermon: les autorités (auctoritates), les raisonne
ments (rationes), les historiettes exemplaires (exempla). A Alain
de Lille qui ne connaissait que les deux premiers, les Arts de
précher (Artes praedicantis), qui se multiplient au xm’ sigcle
pour l'instruction des nouveaux prédicateurs, ajoutent en y insis-
tant les exempla que l'on retient mieux, qui «passent » micux
que les legons et qui réveillent les auditoires assoupis. Césaire de
Heisterbach raconte qu’un abbé cistercien, Gérard, préchait @ des
convers qui somnolaient. Il s'arréte puis commence : « I) était une
fois un roi qui s‘appelait Arthur... . Tous se réveillent. Et Gérard
de remarquer : « Quand je parlais de Dieu vous dormiez et pour
entendre des fables vous vous éveillez ».
Cette parole nouvelle est aussi de plus en plus une parole en266 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
langue vulgaire. Michel Zink, tout en déplorant qu’un aussi petit
nombre de sermons soient parvenus jusqu’a nous, a parfaitement
analysé la montée de la prédication en langue romane avant 1300.
‘A coté de la prédication en vulgaire, parole de clercs, de religieux,
la parole laique se fait de plus en plus entendre: «A partir du
xu’ siécle, le latin apparait dans une position défensive », a noté
Philippe Wolff. Dans les exempla, quand le prédicateur donne la
parole & un personnage laique, bien souvent cest la phrase ou Te
‘mot en langue vernaculaire qui affleure, que le latin est impuis-
sant a rendre. L’'Italien saint Bonaventure préchant a Paris s'ex-
cuse auprés de ses auditoires de mal parler francais,
Cette parole professionnelle qui se heurte aux traditionalistes,
mais triomphe de leurs résistances, choque encore plus dans des
métiers nouveaux ott les professionnels deviennent des « mar-
chands de nots » comme les appellent leurs adversaires. C'est vrai
de la parcle universitaire qui s‘organise en scolastique, fondée
sur la «question» et la «dispute» et qui crée une nouvelle
oralité savante dont Je maitre tire profit financier, vendant sa
parole aux étudiants. C'est vrai pour Jes nombreux métiers nés
du développement du droit et de Ja justice et dont Voutil ici
‘aussi est Ia parole. Un nouveau personnage de Ta société est
Favocat. Dans les Coutumes du Beauvaisis, Philippe de Beaumanoit
présente ce nouveau venu sur la scéne sociale : « Comme beaucoup
de gens ne savent comment se servir des coutumes, ni comment
plaider leurs causes, ils cherchent des personnes qui « parolent »
pour eux; et ceux qui «parolent » pour autrui sont appelés.
avocats ». En 1274 une ordonnance royale autorise les avocats
a percevor un. «salaire» proportionnel a importance de Ia
cause jugée, a I’étendue du savoir de I'avocat, a son état, & la
distance qu'il doit parcourir pour venir assister son client. Mais
les sermors, les exempla, restent pleins d’avocats malhonnétes ou
du moins suspects.
La parole devient méme Vacte essentiel de professionnels aupar:
vant habitués & d'autres formes de labeur. Ainsi de I'architecte, Déja
Villard de Honnecourt le montrait en train de « disputer » comme
un maitre universitaire. Un prédicateur parisien, Nicolas de Biard,
décrit vers 1261 Tactivité des « maitres cimentiers »: « Une
UNE PAROLE NOUVELLE 261
baguettes et Jes gants & la main, ils disent aux autres : « par ci me
Ie taille! »; euxmémes ne travaillent pas et pourtant ils recor
vent un meilleur salaire... »
Rien d’étonnant si, en littérature, le x11’ sidcle est le grand siécle
du renouvea de la rhétorique, de ce que Paul Zumthor appelic
cle triomphe de Ia parole ». Une parole qui semble avec prédi
ection étre celle du récit, de la narration, et plus particuli¢rement
ides formes narratives bréves, Uexemplum, le fabliau, le « dit >.
Une parole aussi qui semble parfois devenir folle, cultive l'ésote
risme et le non-sens. Ainsi dans ja seconde moitié du siécle, cn
Picardie surtout, la fatrasie, d’ot naftra vers 1300 le fatras,
Leespace de la parole
[A cette parole nouvelle il faut un espace nouveau. L’espace de la
prédication reste en partie lié & Veglise. La cloche appelle au
errmon, L’ambon, lew d’émission de la parole traditionnelle, cede
fa place A la chaire, Le jubé apparait. Mais Ia prédication peut
sortir de Véglise et une estrade est alors dressée & Yextérieur.
Les,ordres mendiants s‘adaptent peut-tre & la nécessité de faire
porfer Ieurs voix jusqu’aux laces en faisant construire des egies
peGouble nef, Pune pour les fréres, Vautre pour les laies. Now
Yeauté du xin’ sidele: les auditeurs, de plus en plus, s’assoient.
Plus généralement Yarchitecture gotbique, si elle est faite pour
Ia captation de la lumiére, est aussi erin et le portewolx de Ia
parole.
La parole chantée, comme la parole parlée, s‘éloigne de la Titurgic
ct prend son indépendance. C'est ce que font successivement
Yorganum, le motet et le conduit en ce x11" sivcle que Claude
Chailley a appelé «le grand sidcle » de la musique médiévale :
« Les trois grands genres polyphoniques du grand siecle obéissent
fh Ta regle commune : ils naissent de Voffice, et peu a peu ils
écartent les murs qui les enserrent jusqu’au jour of tout liew
disparait et oi ils voguent d'une vie jindépendante ».
Mais lespace essentiel de la nouvelle parole, c'est la ville. Déja
In cloche de la prédication est pergue sur le modéle de la cloche268 ‘HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
communale. Dans un recueil de sermons du xm" sicle on lit:
«Tous les-gens de la commune doivent venir quand la cloche
de la commune sonne, de méme quand la cloche de I’église sonne
doivent venir au. sermon tous ceux qui sont de la commune de
sainte mére I'Eglise ». Le lieu de la prédication, ce peut étre 1a
grande place, un espace monumental, un lieu de sociabilité de la
ville. Témoignage de Thomas de Spalato sur la prédication de
Frangois d’Assise : « Cette annéela (1222) je résidais au studium
de Bologne ; le jour de I'Assomption, j'ai vu saint Francois précher
sur la place, devant le palais public. Presque toute Ia ville s'y était
rassemblée »,
Les grands prédicateurs du xm" siécle, le franciscain Antoine de
Padoue, le bienheureux Philippe Berruyer, archevéque de Bourges,
le franciscain joachimite Hugues de Digne doivent précher hors
de Véglise, tant les foules qui les écoutent sont nombreuses.
Antoine de Padoue préche & Limoges dans les artnes antiques.
Saint Dominique, « aprés avoir dit la messe, vint un jour & lexté-
rieur de Ja grille et dit aux sceurs de se réunir pres des canaux
ou il y avait des moulins pour qu'il leur préchat en ce liew la
parole de Dieu... Or, elles s’étonnaient qu'il voulat leur précher
dans ce lieu inaccoutumé... »
Dans le cycle de sept sermons prononcés, cing en allemand, deux
en latin, & Augsbourg, & l'occasion de la féte de saint Augustin
(28 aofit), soit en 1257, soit en 1263, le célébre dominicain Albert
Je Grand propose une véritable théologie de la ville. La ville
pacifique ot J'on entend la cythare et la flate, comme & Paris,
c'est le lieu ot s’éléve la voix de la féte — vox solemnitatis.
La ville du xm" siécle c’est aussi celle oi s'éleve une autre parole,
celle du théatre. Dans le Jeu de la Feuillée, d/Adam de la Halle,
c'est la ville d’Arras elleméme qui est le personage principal de
la pitce.
Le pouvoir de la parole
Dans une société ott le grand modéle c'est le Christ, tout phéno-
mine lui est d'abord rapporté. Or, comme I'a bien analysé Benoit
UNE PAROLE NOUVELLE 269
Lacroix, dans un texte remarquable, Thomas d’Aquin s'est de-
mandé pourquoi Jésus n'a pas écrit (Summa theologiae, III, a. 32,
art. 4, éd, Léonine, 1903, t. IX, p. 414). C'est patce qu'il plagait
la parole plus haut que écrit, répondiil. Jésus s'adresse au coeur.
Or la parole va droit au cur, elle est pouvoir direct, 1a ot l'écrit
n'a qu'un effet indirect. Jésus n'a pas plus écrit que Pythagore ou
Socrate. « Le fait oral divin» fonde le pouvoir de Ja parole.
Au xi’ sitcle la parole est instrument du pouvoir terrestre su-
préme, du pouvoir monarchique. En ce sens aussi et surtout,
saint Louis est un roi de la parole, ct le gouvernement royal se
consolide sur la base de la parole. A partir de 1260 la curia regis
s‘organise en Cour de « Parlement » pour les affaires judiciaires.
Elle se fixe & Paris, tient quatre sessions annuelles & dates fixes.
Les maitres de la Cour y constituent un personnel stable sous
Yautorité d'un président. A ce parlement est déléguée la parole
judiciaire du roi. La parole s'institutionnalise.
De méme la parole urbaine tend a s’organiser. Bourgeois et
citoyens assurent leur domination sur Ja ville par un serment.
Le pouvoir urbain plus que jamais repose sur une conjuratio.
Le serment des citoyens de Volterra, par exemple, fixé par les
siatuts de 1224, stipule que dés l'audition de la grande cloche
appelant a V'assemblee, tout citoyen doit accourir et rester jusqu’a
la fin de la réunion, A Paris, comme I'a bien montré Anne
LombardJourdan, les réunions de la communauté des habitants
se tenaicnt d’abord en plein air sur la place de Greve, au coeur
du bourg commergant de la rive droite. En cas de mauvais temps,
Vassemblée s’abritait sous une galerie couverte qui bordait la
place, a I’est, prés de la « Maison aux Piliers » qui devint, au
milieu du xiv" sigcle, l'Hétel de Ville. La couche dominante de
cette population, les bourgeois, se réunissait sur la rive gauche
dans un local qui prit au xiv" sidcle le nom significatif de « Parloir
aux Bourgeois » (Parlementum seu Parlatorium burgensium).
Que parole et pouvoir soient liés, I'anecdote que raconte le fameux
franciscain Salimbene de Parme le prouve bien. Les habitants de
Reggio chassérent leur podestat pour trois raisons: parce que,
manquant d’expérience, il s’était montré injuste; parce qu’il
opposait les habitants les uns aux autres; et « parce qu'il avait210 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
la langue entravée au point de faire rire les auditeurs; quand
au conseil il voulait dire: «Vous entendez ce qui est proposé »
(audistis quod propositum est) il disait : audivistis propottam ».
Tout le monde riait car en fait il était begue.
Le pouvoir religieux de la parole est encore plus évident. Les
parfaits cathares étaient d’abord des porteurs de « bonne parole ».
Les hérétiques étaient trés sensibles & leur éloquence. Emmanuel
Le Roy Ladurie rapporte ces propos de cathares de Montaillou :
«Entendre précher les seigneurs Pierre et Jacques Authié, ca
clétait une gloire! Mais le seigneur de Morella, lui, ne sait pas
précher »,
Chez les orthodoxes la parole fait le triomphe des fréres Men-
diants, Thomas de Celano raconte ainsi la fagon dont saint Fran-
cois, & peine «converti», se met A précher: «Et Ie voila qui
d'une ame brilante de ferveur et rayonnante d’allégresse, préche
A tous la pénitence, édifiant son auditoire en un langage simple
mais avec une telle noblesse de cur! Sa parole était comme un
feu ardent qui atteignait le fond des ours... » (pl. VI). Et le séculier
Jacques de Vitry ne trouve qu’un verset d’Tsaie (58, 1) pour parler
de la prédication des mineurs: «Leur voix s‘éltve avec force
comme une sonnerie de trompette »
La parole des prédicateurs peut méme produire des miracles.
Le franciscain allemand Berthold, famosus et gratiosus predicator
selon Salimbene de Parme, provogue un jour un triple mirscle
par sa parole: un bouvier que son maitre a empéché de venir
au préche malgré son vif désir d'y assister, entend toutes les
paroles de frére Berthold bien qu'il soit éloigné de trente milles,
il les retient toutes en sa mémoire, et parvient méme a labourer
autant que Ies autres jours en dépit de l'interruption de son
travail.
Si un simple prédicateur, si talentueux soit-il, peut ainsi accomplit
des miracles par sa parole, que dire des saints ? Saint Yves est
coutumier de ce type de miracles ct d'ailleurs, par le moyen des
proces de canonisation qui s'institutionnalisent au ximt" siécle, les
saints ne sontils pas faits par une autre parole, celle des témoins,
savants ou simples, qui viennent déposer en leur faveur ?
Méme un abbé cistercien peut par sa seule parole sinon accomplir
‘UNE PAROLE NOUVELLE m
des miracles du moins avoir autant d’efficacité que les priéres,
messes, aumdnes qui arrachent les morts au Purgatoire, ce nouvel
audela du xii sitcle, En effet, sept jours aprés sa mort, selon
Césaire de Heisterbach, un cistercien fut tiré de son bref purga-
toire par son abbé qui s’était contenté de dire: requiescat in pace.
Et Césaire de souligner « le pouvoir des mots » (virtus verbortm).
Cet usage quasi magique de la parole illustre aussi le fait que
la parole institutionnalisée est parfois entrainée dans un processus
ambigu de pouvoir. Rien ne le montre mieux que I’évolution de
la parole juridique et judiciaire, telle gu’on Ja voit & Vauvre dans
instruction des proces, et surtout dans Ja procédure de ces
procés par excellence que sont les proces d’inquisition. Certes on
recherche minutieusement la vérité et on veut l'entendre de la
bouche de I'accusé. Mais cette quéte aboutit a la recherche par
tous les moyens (torture comprise) de I'aver, Comme la bien
pressenti Michel Foucault, le xi11* siécle est le sitcle de la décou-
verte ambigué de Vaveu.
Méme le lieu oi la nouvelle parole semblait s’étre déployée dans
la libre discussion, I'école, voit naitre une confirmation du pouvoir
de la parole. La disputatio scolastique s‘achtve par la décision
‘sans appel du maitre, la determinatio: évolution générale des
univarsitaires emportés vers des situations de domination. Le
pouvoir universitaire aboutit & une nouvelle parole autoritaire,
la parole magistrale. De méme en droit canon une étude des
miniatures des manuscrits du Décret de Gratien montre l’émer-
gence au xinr’ si¢cle d'un personage qui confisque fa parole juri-
dique : Ie canoniste.
Lu parole folklorique, populaire et sauvage
‘Avant d’en venir la, le xin’ sidcle a été aussi le temps ol a pu se
faire entendre une parole longtemps réduite au silence, celle de
tous les « mineurs » de la société : femmes, enfants, paysans, « ma-
neuvriers ». Clest le cas de la parole festive et magique, surtout
émise a la campagne.
Les exempla, ceux du dominicain Etienne de Bourbon notamment,m2 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
font entendre de nombreuses « sorcitres », les vetulae, petites
vieilles manieuses de sorts, praticiennes de magie, dont la parole
accompagne T'acte. En voici une parmi beaucoup d’autres, une
vetula sortilega qui, parce qu'elle avait entendu le premier mai
Je coucou chanter cing fois, croyait qu'il lui restait cing années
a vivre. Elle tombe gravement malade et sa fille veut lamener
a la pénitence et la confession. Mais l'autre, confiante en la voix
du coucou, refuse, Moribonde, alors qu'elle peut a peine parler,
elle parvient encore & dire cing fois «coucou» (le mot est en
vulgaire dans le texte latin) et meurt dans 'impénitence en levant
cing doigts alors qu'elle ne peut plus parler.
Les enfants ménent la danse et la chanson, Claude Gaignebet a
montré que dés le xttt' siécle on rencontre des rois ou des géné-
raux de Yenfance q certaines fétes, parlent souverainement,
par exemple au Jeudi Gras, le Jeudi-Jeudiot. Dans les exempla
encore, les enfants prennent la parole et tyrannisent les adultes,
par exemple dans ce récit ou un enfant qui pleure et empéche
Jes grands de dormir, s'arréte un instant et fait semblant de
dormir, mais entendant les adultes se réjouir de son assoupis.
sement, rouvre I'eil et leur dit: «Je ne dors pas et je ne vous
laisserai pas dormir de la nuit »
Méme les illiterati parlent. Dans un texte étudié par Giuseppe
Gatto, I’écrivain anonyme qui a couché par écrit une légende
relative au pays ou I'on ne vieillit pas, raconte qu'il tient d'un
cillettré » (illiteratus), doué de sa seule parole, cette histoire, et
jette une lumitre éclairante sur le processus complexe des
relations qui se jouent entre culture savante et culture populaire,
culture écrite et culture orale.
Le x1” siécle est aussi le temps des cris populaires. On y entend
la parole tumultueuse de la taverne ott parfois (des textes nous
le racontent) les hommes vont bavarder, désertant l'église et la
parole du prédicateur au moment du sermon: les scenes de ta-
verne se multiplient dans la littérature et le théatre, et toute la fin
du Jeu de la Feuillée se passe dans une taverne arrageoise.
Si Dominique allait précher prés des moulins, c'est sans doute
que, comme la forge (que Lucien Febvre a appelé « le parlement
du village »), le moulin est un lieu de conversations. Le dit artésienPELERINAGE
Dans ce méme livre d’Heures, la page consacrée a la premiére quinzaine
dlavril représente des ptlerins cheminant pied ou a cheval vers T'eglise,
d'ow sort un autre pélerinage
Musée Condé, Chaniilly Photo Giraudon
UNE PAROLE NOUVELLE 223
du moulin fait du moulin a vent le symbole de la parole fourbe et
rusée.
Les femmes ont leur parlement qui est le lavoir. Plus généralemeht
elles prennent tellement la parole dans la littérature du xn" sitcle
que le bavardage féminin devient un des principaux thémes sati-
riques. Bien mieux, le pouvoir de leurs paroles est tel qu'elles
parviennent & faire croire n'importe quoi aux hommes. C’est ce
que dit entre autres le podme des Lamentations de Mathieu ott Von
prétend les femmes capables de faire croire « par paroles » que la
lune est une peau de veau.
Diautres cris s‘élévent, liés aux métiers et a la ville, c'est le eri
de Ia parole marchande: on en entend I'écho dans les Crieries
de Paris de Guillaume de Villeneuve o& sont réunis les slogans
de marchands de poisons, de fromages, de miel, de vins, de tous
ces produits dont la mélodie pendant des sitcles retentira dans
Jes rues de Paris jusqu’aux oreilles sensibles de Marcel Proust :
«J'ai bon fromage de Champaingne
Or ia frommage de Brie
A burre res n/oublie mie...»
« Liautre crie la busche bone,
2 oboles le vous done.
Haile de nois, or ou cerniaus
Vinaigre qui est bons ct biaus,
Vinaigre de moustarde i a.»
Cris auxquels répondent ceux des mendiants et des religieux, cris
stéréotypés, distinctifs, qui accompagnent le remuement des escar~
celles tendues. Cris aussi des charlatans qui débitent leur boniment
que reproduit Rutebeuf dans le Dit de 'Herberie,
Paroles qui peuvent étre plus inquistantes. La parole vient du
corps et le corps peut aisément étre la proie du diable. La parole
magique cest celle aussi des possédés ou simplement des infirmes
ambigus. Le diable peut se loger dans la gorge. Cest saint Louis
luiméme gui le dit, parlant de la justice et de la restitution des
biens volés. Faisant une digression sur Ia manitre dont se pro-
once le «Fr» et sa signification, il déclare : « L'acte de rendre est
si pénible qu'il écorche Ia gorge, comme on entend par les r qui
sont ladedans, lesqucls signifient les rateaux du diable qui tirent24 HISTOIRE DU PBUPLE CHRETIEN
toujours en arritre vers lui ceux qui veulent rendre le bien
d’autrui...
Les bégues ne sont pas toujours ridicules comme le podestat de
Reggio. Salimbene parle d'un autre personage dont les difficultés
d’élocution font au contraire le succés. C'est un devin, maitre
Beneventus, surnommé Asdenti parce qu'il avait de grandes dents
plantées en décordre qui entravaient sa parole. On peut penser
que sa faculté de prédire avenir n'était pas sans rapport avec son
infirmité et que le bafouillage incertain out il se complaisait n’était
pas étranger A sa réputation de sagesse. L’oracle a toujours une
parole obscure. On retrouve ici Ia parole folklorique qui, au
contraire de la parole savante orientée vers le clair et le rationnel,
niaffirme rien, demeure dans ’ambigu.
Tl est enfin une parole de I’au-dela, nouvelle aussi au xm" sitcle.
Celle des revenants sortis cu Purgatoire, nouveau royaume de
Vau-dela, intermédiaire entre Enfer et Paradis, d’oi les morts
reviennent pour inciter leurs proches vivants a agir spirituelle-
ment cn leur faveur pour abréger ou diminuer leurs tourments et
manifester la solidarité entre les cris de audela et les pritres
de T'ici-bas, la parole des vivants et la parole des mort
Tl reste que jamais avec autant d’intensité qu’au xtr’ siécle Ja
parole vraiment « populaire», c'est-d-dire folklorique, dominée,
refoulée, n’a pu se faire entendre. C'est aussi bien J. de Ghellinck
que Michel Zink qui l'affirment au terme d'enquétes approfondies,
Tun sur la littérature latine, autre sur Ja prédication en langue
romane. Le premier écrit: «La fondation des Ordres Mendiants
et leur séjour dans les villes marque une phase nouvelle dans
Yévolution de la prédication populaire. Elle se dramatise alors
pour intensifier son action... ce qui la situe dans un jour tout
nouveau au milicu de la littérature populaire ambiante », Et le
second dit des prédicateurs du xm" siécle: « Par une sorte de
mimétisme pédagogique, ils assimilent parfois certaines formes
de pensée de I'auditoire auquel ils s'adressent... Il arrive en effet
quiun examen minutieux décdle en eux une trace qui peut étre
celle du folklore, 11 arrive un peu plus souvent qu’ils condamnent
explicitement un folklore oit ils devinent des survivances paiennes.
‘Surtout, sans le savoir, ils vdhiculent, ils transplantent, ils ravivent
UNE PAROLE NOUVELLE 205
un folklore importé. Ils recoivent, en effet, comme science biblique
ou antique et diffusent comme telle des éléments empruntés dans .
tun passé lointain au folklore méditerranéen, qui retournent ainsi
grace A cux, au folklore et y reprennent vie. Mais en définitive
il ne s'agit jamais que d'indices dispersés et rares »
Cette difficulté & retrouver une inaccessible parole populaire qui
désespérait Michelet, les cleres du xitt" sitcle euxsmémes en ont eu
conscience. L’auteur d'une des toutes premigres sommes de confes-
seurs, vers 1215, ‘Anglais Thomas de Chobham, écrivait @ propos
des devins qui utilisent [Ecriture pour prédire Vavenir: «Hs
disent que la force de la nature réside essentiellement en. trois
choses : les mots, les herbes et les pierres. De la vertu des herbes
ct des pierres nous savons quelle chose, de la vertu des mots si
peu que rien >.
Tl reste enfin une parole du peuple urbanisé qui s’éléve a la fin
du xi1r siecle. Ce sont les cris de révolte des travailleurs exploités,
des maneuvriers dépourvus de la protection des corporations dont
Ja voix sauvage se fait entendre dans les gréves, les émeutes, Tes
«takehans » qui, & partir de 1260, agitent une Chrétienté entrée
dans une crise économique et sociale qui est aussi une crise de Ia
parole.
’
La parole solidifiée, réprimée et close
Commencé dans Ja liberté et le foisonnement, le xtit” sidcle se
termine dans l'institutionnalisation, la cléture et Vexclusion
La parole littéraire se solidifie. Les exempla, pour prendre un cas,
sialimentaicnt jusqu‘alors largement au oui-dire et renouvelaient
ears sources, Le nombre de ceux qui commencaient par audivi
«jai entendu dire », était supérieur au nombre de ceux qui dé
butaient par legi ou legitur, «jai lu», «on lit». Apres 1300,
audivi disparait presque complétement, et les recueils reprennent
les mémes corpus constitués au XIII” sitcle, De méme Jes manuels
de confesseurs se répétent et s‘arrétent : la parole de Ia confession
ne se renouvelle plus. Le sermon se pétrifie: il se transmmet par
Vécrit, tradait en latin.216 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
On assiste & un grand renfermement de la parole.
Le discrédit est jeté de plus en plus sur la parole de la femme,
cet étre « versatile», et celle de Venfant, ce préadulte « divers »,
C'esta-dire instable. Certes on préche aux femmes, aux femmes
en particulier, mais si l'on s'intéresse aux béguines, comme le
prouve la belle série de sermons aux béguines de Paris de 1272-
1273, étudiée par Nicole Bériou, c'est parce qu’on les assimile alors
plus ou moins & des religieuses, & des femmes sur la voie du salut,
& qui on peut parler. Ou, comme I'a bien montré Carla Casagrande,
dans sa belle anthologie sur la prédication aux femmes, c'est pour
tout leur interdire : sortir de la maison, parler avec des étrangers,
vouloir ére instruites, dominer. Leur corps étant le siége du
démon, de leur bouche ne peut sortir qu'une parole diabolique,
comme Je démon qui s’échappe des lévres d'une femme sur la
Pala de saint Frangois et les six miracles, dans l'église San Fran-
cesco de Pise.
Si les inférieurs, les dominés avaient cru pouvoir élever la voix,
‘on sait les faire taire quand il Je faut. A la fin du xin" siécl
un riche marchand-drapier de Douai, sire Jehan Boinebroke, & qui
Georges Espinas a consacré un ouvrage, écrase sous sa parole
méprisante ses employés, ses locataires, tout le petit monde qu'il
exploite et opprime. Si bien qu’aprés sa mort, alors que les
exécuteurs testamentaires du défunt se déclarent préts & réparer
ses erreurs et ses fautes, ils n'osent ouvrir la bouche et se
taisent,
La parole se retire des espaces extéricurs pour s'enfermer dans
Téglise, la cour, le tribunal, la halle, 'hote! de ville. La justice
du roi de France ne se dit plus sous le chéne de Vincennes, mais
dans les salles du Parlement. Le droit se dit de moins en moins,
s‘écrit de plus en plus. Les coutumes se rédigent et se lisent.
La parole considérée comme pervertie est de plus en plus répri-
mée ou récupérée. Un saint, comme I'a noté André Vauchez, donne
comme signe de sainteté d’étre un reprekensor maliloguortum —
un «correcteur de maldisants ». Saint Louis, a Ia fin de son réwne,
obsédé par un idéal de pureté collective eschatolozique, fait r
Yordre moral dans son royaume, réprime le mensonge, le parjure,
les malédictions, le blasphéme. Un esprit aussi supérieur et libre
‘UNE PAROLE NOUVELLE. a7
que Roger Bacon refuse la parole magique et n’accepte que la
parole rationnelle. La voix, ditil, a une vertu (virus) mais en tant
qu'expression (dictum) et non parce qu'elle aurait, comme le
prétendent les magiciens, le pouvoir (potesias) de faire ou de
transformer.
La langue, on le sait depuis les fabulistes de I’Antiquité, peut étre
Ja pire ou la meilleure chose. On a de plus en plus tendance
A penser qu'elle est surtout encline au pire. Un péché prend de
plus en plus d'importance, le péché de bouche ou de langue, le
peccatum linguae dont Carla Casagrande et Silvana Vecchio mon-
treront, par leurs beaux travaux, ce qu'un théologien et moralis
aussi influent que Te dominicain Guillaume Peyraut en a dit, ou
plutot écrit.
Etienne de Bourbon écrit Ia langue des avecats affectés, a Vins:
tant de leur mort, de mouvements fébrites et d’enflures mons
trucuses: «L'un vit sa langue s'agiter plus vite qu'un roseau
un autre vit sa levre inféricure se mouvoir plus rapidement que
celle d'un crocodile ; 1a langue d'un autre lui sortit de Ia bouch
et & propos d'un autre, j'ai lu que sa langue grandit et se tendit
tellement aprés sa mort qu'elle sembla perforer le suaire »
Aussi beaucoup préferent se taire et les proverbes qui vont surtout
revehir & partir du xiv’ siecle semblent proner et louer ce silence
«Trop parler nuit », «micux vaut bon taie que mal parler »,
«micux vaut se taire que folie dire», «toute vérié n'est pas
bonne a dire », « parole une fois volée ne peut plus étre rappelée »
etc. Mais méme ce silence est suspect aux dominants et aux ce
seers. Ne serail pas houderie, muette contestation, fronde silen
cieuse ? Au « péché de langue » correspond le « péché de silence »
1 les deux font la paire. Ce quill faut, c'est la parole mesurée
contrélée, urdonnée 2 tout un comportement discipliné oit mots
pestes, corps sont domptés.
Tandis que, face a I'Tnquisition, les hérétiques se murent dans le
ince, fe reste de Ja société se voit non pas retirer mais Timer
Ih parole
Les Ordres Mendiants, dans lcur vaste entreprise de récupé
éeupérent aussi la parole. Des le début, inquiets d'un possible
délerfement du grossier, de Fordurier, du comique dévastateur &
rationcd HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
travers la libération de la parole (tous les théoriciens du sermon
recommandent la prudence, la méfiance — cautela — face & cette
Parole sauvage), ils rejettent définitivement la parole « populaire »
et la culture dont elle est porteuse. Un Salimbene par exemple
exclut toute sainteté & caractére « populaire »,
Le prédicateur d'ailleurs qui, des nuages d’Alain de Lille, était
descendu, sur terre, remonte au ciel dans une apothéose flam:
boyante. Dans son De mada componendi sermones, écrit entie
1336 et 1350, Thomas Waleys édicte que le prédicateur doit se pré
Senter « comme une lumiére venue d’en haut » et « sioffrir a la vue
du peuple comme un ange et un messager tombé du ciel ». I! doit
dailleurs, écrit un autre théoricien de la prédication en 1322,
Robert de Basevorn, user de la plus grande subtilité et présenter
Je theme et les divisions de son sermon en latin pour Oter aux
literati et aux idiotae la tentation de V'imiter et de précher.
A Ia parole « vilaine» on oppose la parole «courtoise » et le
manuels de courtoisie, manuels de bonnes maniéres, qu’étudie
Raphaél Valery, redressent Ie parole. A cété des maniéres de
table, de vétement, d'amour, ils accordent de plus en plus d'im-
Portance aux manitres de parler.
Aprés le x111” sigcle commence la domination du livre et de écrit.
Le xin" sigcle avait vu l'explosion de la parole, une parole nou.
velle de plus en plus libre et dialoguée, aprés la parole autoritaire,
higrarchisée et sacralisée du haut Moyen Age, Mais, alors que
Jamais sans doute la parole savante et Ia parole « populaire »
niont été plus proches Tune de l'autre, n'ont été aussi souvent
«communes » qu’en ce temps-la, & la fin du siécle elles se séparent
A nouveau et la parole officielle se solidifie dans une routine et un
contréle auxquels n’échapperont, au x1v" siécle, que la parole
sublimée des mystiques ou la parole déchainée des révoltés : sor-
citres ou insurgés, ongles bleus, jacques et ciompi,
Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt.
UNE PAROLE NOUVELLE 279
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
Paonée Uturgique 1272
Pein oS Pap
z 1273, Etudes Augustiniennes, XIII, 1978, p. 105-229,
Si
traduit de Tanai, Par, Eaitons Universitaires, 6s,
° Geert‘ Literare de afoser ase, 330.6, ps